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Spiridion

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The Project Gutenberg eBook of Spiridion

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Title: Spiridion

Author: George Sand

Release date: March 2, 2005 [eBook #15239]
Most recently updated: March 21, 2008

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque, Chuck Greif,
and the Online Distributed

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SPIRIDION ***

George Sand

SPIRIDION


NOTICE

Spiridion a été écrit en grande partie, et terminé dans la Chartreuse de Valdemosa, aux gémissements de la bise dans les cloîtres en ruines. Certes, ce lieu romantique eût mieux inspiré un plus grand poète. Heureusement le plaisir d'écrire ne se mesure pas au mérite de l'œuvre, mais à l'émotion de l'artiste; sans des préoccupations souvent douloureuses, j'aurais été bien satisfaite de cette cellule de moine dans un site sublime, où le hasard, ou plutôt la nécessité résultant de l'absence de tout autre asile, m'avait conduite et mise précisément dans le milieu qui convenait au sujet de ce livre commencé à Nohant.

GEORGE SAND.

Nohant, 25 août 1855.


À M. PIERRE LEROUX.

Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digue de vous être dédié, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.

George Sand.


Lorsque j'entrai comme novice au couvent des Bénédictins, j'étais à peine âgé de seize ans. Mon caractère doux et timide sembla inspirer d'abord la confiance et l'affection; mais je ne tardai pas à voir la bienveillance des frères se changer en froideur; et le père trésorier, qui seul me conserva un peu d'intérêt, me prit plusieurs fois à part pour me dire tout bas que, si je ne faisais attention à moi-même, je tomberais dans la disgrâce du Prieur.

Je le pressais en vain de s'expliquer; il mettait un doigt sur ses lèvres, et, s'éloignant d'un air mystérieux, il ajoutait pour toute réponse:

«Vous savez bien, mon cher fils, ce que je veux dire.»

Je cherchais vainement mon crime. Il m'était impossible, après le plus scrupuleux examen, de découvrir en moi des torts assez graves pour mériter une réprimande. Des semaines, des mois s'écoulèrent, et l'espèce de réprobation tacite qui pesait sur moi ne s'adoucit point. En vain je redoublais de ferveur et de zèle; en vain je veillais à toutes mes paroles, à toutes mes pensées; en vain j'étais le plus assidu aux offices et le plus ardent au travail; je voyais chaque jour la solitude élargir un cercle autour de moi. Tous mes amis m'avaient quitté. Personne ne m'adressait plus la parole. Les novices les moins réguliers et les moins méritants semblaient s'arroger le droit de me mépriser. Quelques-uns même, lorsqu'ils passaient près de moi, serraient contre leur corps les plis de leur robe, comme s'ils eussent craint de toucher un lépreux. Quoique je récitasse mes leçons sans faire une seule faute, et que je fisse dans le chant de très-grands progrès, un profond silence régnait dans les salles d'étude quand ma timide voix avait cessé de résonner sous la voûte. Les docteurs et les maîtres n'avaient pas pour moi un seul regard d'encouragement, tandis que des novices nonchalants ou incapables étaient comblés d'éloges et de récompenses. Lorsque je passais devant l'abbé, il détournait la tête, comme s'il eût eu horreur de mon salut.

J'examinais tous les mouvements de mon cœur, et je m'interrogeais sévèrement pour savoir si l'orgueil blessé n'avait pas une grande part dans ma souffrance. Je pouvais du moins me rendre ce témoignage que je n'avais rien épargné pour combattre toute révolte de la vanité, et je sentais bien que mon cœur était réduit à une tristesse profonde par l'isolement où on le refoulait, par le manque d'affection, et non par le manque d'amusements et de flatteries.

Je résolus de prendre pour appui le seul religieux qui ne pût fuir mes confidences, mon confesseur. J'allai me jeter à ses pieds, je lui exposai mes douleurs, mes efforts pour mériter un sort moins rigoureux, mes combats contre l'esprit de reproche et d'amertume qui commençait à s'élever en moi. Mais quelle fut ma consternation lorsqu'il me répondit d'un ton glacial:

«Tant que vous ne m'ouvrirez pas votre cœur avec une entière sincérité et une parfaite soumission, je ne pourrai rien faire pour vous.

—Ô père Hégésippe! lui répondis-je, vous pouvez lire la vérité au fond de mes entrailles; car je ne vous ai jamais rien caché.»

Alors il se leva et me dit avec un accent terrible:

«Misérable pécheur! âme basse et perverse! vous savez bien que vous me cachez un secret formidable, et que votre conscience est un abîme d'iniquité. Mais vous ne tromperez pas l'œil de Dieu, vous n'échapperez point à sa justice. Allez, retirez-vous de moi; je ne veux plus entendre vos plaintes hypocrites. Jusqu'à ce que la contrition ait touché votre cœur, et que vous ayez lavé par une pénitence sincère les souillures de votre esprit, je vous défends d'approcher du tribunal de la pénitence.

—Ô mon père! mon père! m'écriai-je, ne me repoussez pas ainsi, ne me réduisez pas au désespoir, ne me faites pas douter de la bonté de Dieu et de la sagesse de vos jugements. Je suis innocent devant le Seigneur; ayez pitié de mes souffrances....

—Reptile audacieux! s'écria-t-il d'une voix tonnante, glorifie-toi de ton parjure et invoque le nom du Seigneur pour appuyer tes faux serments; mais laisse-moi, ôte-toi de devant mes yeux, ton endurcissement me fait horreur!»

En parlant ainsi, il dégagea sa robe que je tenais dans mes mains suppliantes. Je m'y attachai avec une sorte d'égarement; alors il me repoussa de toute sa force, et je tombai la face contre terre. Il s'éloigna, poussant violemment derrière lui la porte de la sacristie où cette scène se passait. Je demeurai dans les ténèbres. Soit par la violence de ma chute, soit par l'excès de mon chagrin, une veine se rompit dans ma gorge, et j'eus une hémorragie. Je ne pus me relever, je me sentis défaillir rapidement, et bientôt je fus étendu sans connaissance sur le pavé baigné de mon sang.

Je ne sais combien de temps je passai ainsi. Quand je commençai à revenir à moi, je sentis une fraîcheur agréable; une brise harmonieuse semblait se jouer autour de moi, séchait la sueur de mon front et courait dans ma chevelure, puis semblait s'éloigner avec un son vague, imperceptible, murmurer je ne sais quelles notes faibles dans les coins de la salle, et revenir sur moi comme pour me rendre des forces et m'engager à me relever.

Cependant je ne pouvais m'y décider encore, car j'éprouvais un bien-être inouï, et j'écoutais dans une sorte d'aberration paisible les bruits de ce souffle d'été qui se glissait furtivement par la fente d'une persienne. Alors il me sembla entendre une voix qui partait du fond de la sacristie, et qui parlait si bas que je ne distinguais pas les paroles. Je restai immobile et prêtai toute mon attention. La voix paraissait faire une de ces prières entrecoupées que nous appelons oraisons jaculatoires. Enfin je saisis distinctement ces mots: Esprit de vérité, relève les victimes de l'ignorance et de l'imposture. «Père Hégésippe! dis-je d'un ton faible, est-ce vous qui revenez vers moi?» Mais personne ne me répondit. Je me soulevai sur mes mains et sur mes genoux, j'écoutai encore, je n'entendis plus rien. Je me relevai tout a fait, je regardai autour de moi; j'étais tombé si près de la porte unique de cette petite salle, que personne après le départ de mon confesseur n'eût pu rentrer sans marcher sur mon corps; d'ailleurs, cette porte ne s'ouvrait qu'en dedans par un loquet de forme ancienne. J'y touchai, et je m'assurai qu'il était fermé. Je fus pris de terreur, et je restai quelques instants sans oser faire un pas. Adossé contre la porte, je cherchais à percer de mon regard l'obscurité dans laquelle les angles de la salle étaient plongés. Une lueur blafarde, tombant d'une lucarne à volet de plein chêne, tremblait vers le milieu de cette pièce. Un faible vent, tourmentant le volet, agrandissait et diminuait tour à tour la fente qui laissait pénétrer cette rare lumière. Les objets qui se trouvaient dans cette région à demi éclairée, le prie-Dieu surmonté d'une tête de mort, quelques livres épars sur le plancher, une aube suspendue à la muraille, semblaient se mouvoir avec l'ombre du feuillage que l'air agitait derrière la croisée. Quand je crus voir que j'étais seul, j'eus honte de ma timidité: je fis un signe de croix, et je m'apprêtai à aller ouvrir tout à fait le volet; mais un profond soupir qui partait du prie-Dieu me retint cloué à ma place. Cependant je voyais assez distinctement ce prie-Dieu pour être bien sur qu'il n'y avait personne. Une idée que j'aurais dû concevoir plus tôt vint me rassurer: quelqu'un pouvait être appuyé dehors contre la fenêtre, et faire sa prière sans songer à moi. Mais qui donc pouvait être assez hardi pour émettre des vœux et prononcer des paroles comme celles que j'avais entendues?

La curiosité, seule passion et seule distraction permise dans le cloître, s'empara de moi. Je m'avançai vers la fenêtre; mais à peine eus-je fait un pas, qu'une ombre noire, se détachant, à ce qu'il me parut, du prie-Dieu, traversa la salle en se dirigeant vers la fenêtre, et passa devant moi comme un éclair. Ce mouvement fut si rapide que je n'eus pas le temps d'éviter ce que je prenais pour un corps, et ma frayeur fut si grande que je faillis m'évanouir une seconde fois. Mais je ne sentis rien, et, comme si j'eusse été traversé par cette ombre, je la vis disparaître à ma gauche.

Je m'élançai vers la fenêtre, je poussai le volet avec précipitation; je jetai les yeux dans la sacristie, j'y étais absolument seul; je les promenai sur tout le jardin, il était désert, et le vent du midi courait sur les fleurs. Je pris courage: j'explorai tous les coins de la salle, je regardai derrière le prie-Dieu, qui était fort grand; je secouai tous les vêtements sacerdotaux suspendus aux murailles; je trouvai toutes choses dans leur état naturel, et rien ne put m'expliquer ce qui s'était passé. La vue de tout le sang que j'avais perdu me porta à croire que mon cerveau, affaibli par cette hémorragie, avait été en proie à une hallucination. Je me retirai dans ma cellule, et j'y demeurai enfermé jusqu'au lendemain.

Je passai ce jour et cette nuit dans les larmes. L'inanition, la perte de sang, les vaines terreurs de la sacristie, avaient brisé tout mon être. Nul ne vint me secourir ou me consoler; nul ne s'enquit de ce que j'étais devenu. Je vis de ma fenêtre la troupe des novices se répandre dans le jardin. Les grands chiens qui gardaient la maison vinrent gaiement à leur rencontre, et reçurent d'eux mille caresses. Mon cœur sa serra et se brisa à la vue de ces animaux, mieux traités cent fois, et cent fois plus heureux que moi.

J'avais trop de foi en ma vocation pour concevoir aucune idée de révolte ou de fuite. J'acceptai en somme ces humiliations, ces injustices et ce délaissement, comme une épreuve envoyée par le ciel et comme une occasion de mériter. Je priai, je m'humiliai, je frappai ma poitrine, je recommandai ma cause à la justice de Dieu, à la protection de tous les saints, et vers le matin je finis par goûter un doux repos. Je fus éveillé en sursaut par un rêve. Le père Alexis m'était apparu, et, me secouant rudement, il m'avait répété à peu près les paroles qu'un être mystérieux m'avait dites de la sacristie:

«Relève-toi, victime de l'ignorance et de l'imposture.»

Quel rapport le père Alexis pouvait-il avoir avec cette réminiscence? Je n'en trouvai aucun, sinon que la vision de la sacristie m'avait beaucoup occupé au moment où je m'étais endormi, et qu'à ce moment même j'avais vu de mon grabat le père Alexis rentrer du jardin dans le couvent, vers le coucher de la lune, une heure environ avant le jour.

Cette matinale promenade du père Alexis ne m'avait pourtant pas frappé comme un fait extraordinaire. Le père Alexis était le plus savant de nos moines: il était grand astronome, et il avait la garde des instruments de physique et de géométrie, dont l'observatoire du couvent était assez bien fourni. Il passait une partie des nuits à faire ses expériences et à contempler les astres; il allait et vouait à toute heure, sans être astreint à celles des offices, et il était dispensé de descendre à l'église pour matines et laudes. Mais mon rêve le ramenant à ma pensée, je me mis à songer que c'était un homme bizarre, toujours préoccupé, souvent inintelligible dans ses paroles, errant sans cesse dans le couvent comme une âme en peine; qu'en un mot ce pouvait bien être lui qui, la veille, appuyé contre la fenêtre de la sacristie, avait murmuré une formule d'invocation, et fait passer son ombre sur le mur, par hasard, sans se douter de mes terreurs. Je résolus de le lui demander, et eu réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes questions, je m'enhardis à saisir ce prétexte pour faire connaissance avec lui. Je me rappelai que ce sombre vieillard était le seul dont je n'eusse reçu aucune insulte muette ou verbale, qu'il ne s'était jamais détourné de moi avec horreur, et qu'il paraissait absolument étranger à toutes les résolutions qui se prenaient dans la communauté. Il est vrai qu'il ne m'avait jamais dit une parole amie, que son regard n'avait jamais rencontré le mien, et qu'il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon nom; mais il n'accordait pas plus d'attention aux autres novices. Il vivait dans un monde à part, absorbé dans ses spéculations scientifiques. On ne savait s'il était pieux ou indifférent à la religion; il ne parlait jamais que du monde extérieur et visible, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de l'autre. Personne n'en disait de mal, personne n'en disait de bien; et quand les novices se permettaient quelque remarque ou quelque question sur lui, les moines leur imposaient silence d'un ton sévère.

Peut-être, pensai-je, si j'allais lui confier mes tourments, il me donnerait un bon conseil; peut-être lui qui passe sa vie tout seul, si tristement, serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi; peut-être sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l'aller trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain; je lui en demandai, et il m'en jeta un morceau comme il eût fait à un animal importun. J'eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale pitié. On me trouvait indigne d'entendre le son de la voix humaine, et on me jetait ma nourriture par terre, comme si, dans mon abjection, j'eusse été réduit à ramper avec les bêtes.

Quand j'eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres, dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique. On y arrivait par un étroit balcon, suspendu à l'extérieur du dôme. Je frappai, on ne me répondit pas; j'entrai. Je trouvai le père Alexis endormi sur son fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et pensive jusque dans le sommeil, faillit m'ôter ma résolution. C'était un vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l'étude plus que par les années. Son crâne chauve était encore garni par derrière de cheveux noirs crépus. Ses traits énergiques ne manquaient cependant pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai derrière son fauteuil sans faire aucun bruit, dans la crainte de le mal disposer en l'éveillant brusquement; mais, malgré mes précautions extrêmes, il s'aperçut de ma présence; et, sans soulever sa tête appesantie, sans ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni surprise, il me dit:

«Je t'entends.

—Père Alexis... lui dis-je d'une voix timide.

—Pourquoi m'appelles-tu père? reprit-il sans changer de ton ni d'attitude; tu n'as pas coutume de m'appeler ainsi. Je ne suis pas ton père, mais bien plutôt ton fils, quoique je sois flétri par l'âge, tandis que toi, tu restes éternellement jeune, éternellement beau!»

Ce discours étrange troublait toutes mes idées. Je gardai le silence. Le moine reprit:

«Eh bien! parle, je t'écoute. Tu sais bien que je t'aime comme l'enfant de mes entrailles, comme le père qui m'a engendré, comme le soleil qui m'éclaire, comme l'air que je respire, et plus que tout cela encore.

—Ô père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d'entendre des paroles si douces sortir de cette bouche rigide, ce n'est pas à moi, misérable enfant, que s'adressent des sentiments si tendres. Je ne suis pas digne d'une telle affection, et je n'ai le bonheur de l'inspirer à personne; mais, puisque je vous surprends au milieu d'un heureux songe, puisque le souvenir d'un ami égaie votre cœur, bon père Alexis, que votre réveil me soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans colère, et que votre main ne repousse pas ma tête humiliée, couverte des cendres de la douleur et de l'expiation.»

En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et j'attendis qu'il jetât les yeux sur moi. Mais à peine m'eut-il vu qu'il se leva comme saisi de fureur et d'épouvante en même temps. L'éclair de la colère brillait dans ses yeux, une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées.

«Qui êtes-vous? s'écria-t-il. Que me voulez-vous? Que venez-vous faire ici? Je ne vous connais pas!»

J'essayai vainement de le rassurer par mon humble posture, par mes regards suppliants.

—Vous êtes un novice, me dit-il, je n'ai point affaire avec les novices. Je ne suis pas un directeur de consciences, ni un dispensateur de grâces et de faveurs. Pourquoi venez-vous m'espionner pendant mon sommeil? Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées. Retournez vers ceux qui vous envoient, dites-leur que je n'ai pas longtemps à vivre, et que je demande qu'on me laisse tranquille. Sortez, sortez; j'ai à travailler. Pourquoi violez-vous la consigne qui défend d'approcher de mon laboratoire? Vous exposez votre vie et la mienne: allez-vous en!»

J'obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé, brisé de douleur, le long de la galerie extérieure par laquelle j'étais venu. Il m'avait suivi jusqu'en dehors, comme pour s'assurer que je m'éloignais. Lorsque j'eus atteint l'escalier, je me retournai, et je le vis debout, l'œil toujours enflammé de colère, les lèvres contractées par la méfiance. D'un geste impérieux il m'ordonna de m'éloigner. J'essayai d'obéir: je n'avais plus la force de marcher, je n'avais plus celle de vivre. Je perdis l'équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma chute par-dessus la rampe, et du haut de la tour me briser sur le pavé. Le père Alexis s'élança vers moi avec la force et l'agilité d'un chat. Il me saisit, et me soutenant dans ses bras:

«Qu'avez-vous donc? me dit-il d'un ton brusque, mais plein de sollicitude. Êtes-vous malade, êtes-vous désespéré, êtes-vous fou?»

Je balbutiai quelques paroles, et, cachant ma tête dans sa poitrine, je fondis en larmes. Il m'emporta alors comme si j'eusse été un enfant au berceau, et, entrant dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta mes tempes d'une liqueur spiritueuse et en humecta mes narines et mes lèvres froides. Puis, voyant que je reprenais mes esprits, il m'interrogea avec douceur. Alors je lui ouvris mon âme tout entière: je lui racontai les angoisses auxquelles on m'abandonnait, jusqu'à me refuser le secours de la confession. Je protestai de mon innocence, de mes bonnes intentions, de ma patience, et je me plaignis amèrement de n'avoir pas un seul ami pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve au-dessus de mes forces.

Il m'écouta d'abord avec un reste de crainte et de méfiance; puis son front austère s'éclaircit peu à peu; et, comme j'achevais le récit de mes peines, je vis de grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.

—Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu'ils m'ont fait souffrir, victime de l'ignorance et de l'imposture!»

À ces paroles, je crus reconnaître la voix que j'avais entendue dans la sacristie; et, cessant de m'en inquiéter, je ne songeai point à lui demander l'explication de cette aventure; seulement je fus frappé du sens de cette exclamation; et, voyant qu'il demeurait comme plongé en lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore sa voix amie, si douce à mon oreille, si chère à mon cœur au milieu de ma détresse.

«Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que vous faisiez quand vous êtes entré dans un cloître? Vous êtes-vous bien dit que c'était enfermer votre jeunesse dans la nuit du tombeau et vous résoudre à vivre dans les bras de la mort?

—Ô mon père, lui dis-je, je l'ai compris, je l'ai résolu, je l'ai voulu, et je le veux encore; mais c'était à la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie de la chair que je consentais à mourir.

—Ah! tu as cru, enfant, qu'on te laisserait celle de l'âme! tu t'es livré à des moines, et tu as pu le croire!

—J'ai voulu donner la vie à mon âme, j'ai voulu élever et purifier mon esprit, afin de vivre de Dieu, dans l'esprit de Dieu; mais voilà que, au lieu de m'accueillir et de m'aider, on m'arrache violemment du sein de mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du désespoir...

«Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior!» dit le moine d'un air sombre en s'asseyant sur son grabat; et, croisant ses bras maigres sur sa poitrine, il tomba dans la méditation.

Puis se levant et marchant dans sa cellule avec activité:

«Comment vous nomme-t-on? me dit-il.

—Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer», répondis-je. Mais il n'écouta pas ma réponse, et après un instant de silence:

«Vous vous êtes trompé, me dit-il; si vous voulez être moine, si vous voulez habiter le cloître, il faut changer toutes vos idées; autrement vous mourrez!

—Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le miel de la grâce, pour avoir cru, pour avoir espéré, pour avoir dit: «Seigneur, aimez-moi!»

—Oui, pour cela tu mourras! répondit-il d'une voix forte en promenant autour de lui des regards farouches; puis il retomba encore dans sa rêverie, et ne fit plus attention à moi. Je commençais à me trouver mal à l'aise auprès de lui; ses paroles entrecoupées, son aspect rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité suivis aussitôt d'une profonde indifférence, tout en lui avait un caractère d'aliénation. Tout d'un coup il renouvela sa question, et me dit d'un ton presque impérieux:

«—Votre nom?

«—Angel, répondis-je avec douceur.

«—Angel! s'écria-t-il en me regardant d'un air inspiré. Il m'a été dit: «Vers la fin de tes jours un ange te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à la flèche qui lui traversera le cœur. Il viendra te trouver, et il te dira: Retire-moi cette flèche qui me donne la mort... Et si tu lui retires cette flèche, aussitôt celle qui te traverse tombera, ta plaie sera fermée, et tu vivras».

«—Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte, je ne l'ai rencontré nulle part.

«—C'est que tu connais peu de choses, me répondit-il en posant amicalement sa main sur ma tête; c'est que tu n'as point encore rencontré la main qui doit guérir ta blessure; moi je comprends la parole de l'Esprit, et je te connais. Tu es celui qui devait venir vers moi; je te reconnais à cette heure, et ta chevelure est blonde comme la chevelure de celui qui t'envoie. Mon fils, sois béni, et que le pouvoir de l'Esprit s'accomplisse en toi... Tu es mon fils bien-aimé, et c'est en toi que je mettrai toute mon affection.»

Il me pressa sur son sein, et levant les yeux au ciel, il me parut sublime. Son visage prit une expression que je n'avais vue que dans ces têtes de saints et d'apôtres, chefs-d'œuvre de peinture qui ornaient l'église du couvent. Ce que j'avais pris pour de l'égarement eut à mes yeux le caractère de l'inspiration. Je crus voir un archange, et, pliant les deux genoux, je me prosternai devant lui.

Il m'imposa les mains, en disant:

«Cesse de souffrir! que la flèche acérée de la douleur cesse de déchirer ton sein; que le dard empoisonné de l'injustice et de la persécution cesse de percer ta poitrine; que le sang de ton cœur cesse d'arroser des marbres insensible. Sois consolé, sois guéri, sois fort, sois béni. Lève-toi!

Je me relevai et sentis mon âme inondée d'une telle consolation, mon esprit raffermi par une espérance si vive, que je m'écriai:

«Oui, un miracle s'est accompli en moi, et je reconnais maintenant que vous êtes un saint devant le Seigneur.

—Ne parle pas ainsi, mon enfant, d'un homme faible et malheureux, me dit-il avec tristesse; je suis un être ignorant et borné, dont l'Esprit a eu pitié quelquefois. Qu'il soit loué à cette heure, puisque j'ai eu la puissance de te guérir. Va en paix; sois prudent, ne me parle en présence de personne, et ne viens me voir qu'en secret.

—Ne me renvoyez pas encore, mon père, lui dis-je; car qui sait quand je pourrai revenir? Il y a des peines si sévères contre ceux qui approchent de votre laboratoire, que je serai peut-être bien longtemps avant de pouvoir goûter de nouveau la douceur de votre entretien.

—Il faut que je te quitte et que je consulte, répondit le père Alexis. Il est possible qu'on te persécute pour la tendresse que tu vas m'accorder; mais l'Esprit te donnera la force de vaincre tous les obstacles, car il m'a prédit ta venue, et ce qui doit s'accomplir est dit.

Il se rassit sur son fauteuil, et tomba dans un profond sommeil. Je contemplai longtemps sa tête, empreinte d'une sérénité et d'une beauté surnaturelle, bien différente en ce moment de ce qu'elle m'était apparue d'abord; puis, baisant avec amour le bord de sa robe grise, je me retirai sans bruit.

Quand je ne fus plus sous le charme de sa présence, ce qui s'était passé entre lui et moi me fit l'effet d'un songe. Moi, si croyant, si orthodoxe dans mes études et dans mes intentions; moi, que le seul mot d'hérésie faisait frémir de crainte et d'horreur, par quelles paroles avais-je donc été fasciné, et par quelle formule avais-je laissé unir clandestinement ma destinée à cette destinée inconnue? Alexis m'avait soufflé l'esprit de révolte contre mes supérieurs, contre ces hommes que je devais croire et que j'avais toujours crus infaillibles. Il m'avait parlé d'eux avec un profond mépris, avec une haine concentrée, et je m'étais laissé surprendre par les figures et l'obscurité de son langage. Maintenant ma mémoire me retraçait tout ce qui eût dû me faire douter de sa foi, et je me souvenais avec terreur de lui avoir entendu citer et invoquer à chaque instant l'Esprit, sans qu'il y joignît jamais l'épithète consacrée par laquelle nous désignons la troisième personne de la Trinité divine. C'était peut-être au nom du malin esprit qu'il m'avait imposé les mains. Peut-être avais-je fait alliance avec les esprits de ténèbres en recevant les caresses et les consolations de ce moine suspect. Je fus troublé, agité; je ne pus fermer l'œil de la nuit. Comme la veille, je fus oublié et abandonné. De même que la nuit précédente, je m'endormis au jour et me réveillai tard. J'eus honte alors d'avoir manqué depuis tant d'heures à mes exercices de piété: je me rendis à l'église, et je priai ardemment l'Esprit saint de m'éclairer et de me préserver des embûches du tentateur.

Je me sentis si triste et si peu fortifié au sortir de l'église, que je me crus dans une voie de perdition, et je résolus d'aller me confesser. J'écrivis un mot au père Hégésippe pour le supplier de m'entendre; mais il me fit faire verbalement, par un des convers les plus grossiers, une réponse méprisante et un refus positif. En même temps ce convers m'intima, de la part du Prieur, l'ordre de sortir de l'église et de n'y jamais mettre les pieds avant la fin des offices du soir. Encore, si un religieux prolongeait sa prière dans le chœur, ou y rentrait pour s'y livrer à quelque acte de dévotion particulière, je devais à l'instant même purger la maison de Dieu de mon souffle impur, et céder ma place à un serviteur de Dieu.

Cet arrêt inique me blessa tellement que j'entrai dans une colère insensée. Je sortis de l'église en frappant du poing sur les murs comme un furieux. Le convers me chassait dehors en me traitant de blasphémateur et de sacrilège.

Au moment où je franchissais la porte au fond du chœur qui donnait sur le jardin, le chagrin et l'indignation faillirent me faire perdre encore une fois l'usage de mes sens. Je chancelai; un nuage passa devant mes yeux; mais la fierté vainquit le mal, et je m'élançai vers le jardin, en me jetant un peu de côté pour faire place à une personne que je vis tout à coup sur le seuil face à face avec moi. C'était un jeune homme d'une beauté surprenante, et portant un costume étranger. Bien qu'il fût couvert d'une robe noire, semblable à celle des supérieurs de notre ordre, il avait en dessous une jaquette demi-courte en drap fin, attachée par une ceinture de cuir à boucle d'argent, à la manière des anciens étudiants allemands. Comme eux, il portait, au lieu des sandales de nos moines, des bottines collantes, et sur son col de chemise, rabattu et blanc comme la neige, tombait à grandes ondes dorées la plus belle chevelure blonde que j'aie vue de ma vie. Il était grand, et son attitude élégante semblait révéler l'habitude du commandement. Frappé de respect et rempli d'incertitude, je le saluai à demi. Il ne me rendit point mon salut; mais il me sourit d'un air si bienveillant, et en même temps ses beaux yeux, d'un bleu sévère, s'adoucirent pour me regarder avec une compassion si tendre, que jamais ses traits ne sont sortis de ma mémoire. Je m'arrêtai, espérant qu'il me parlerait, et me persuadant, d'après la majesté de son aspect, qu'il avait le pouvoir de me protéger; mais le convers qui marchait derrière moi, et qui ne semblait faire aucune attention à lui, le força brutalement de se retirer contre le mur, et me poussa presque jusqu'à me faire tomber. Ne voulant point engager une lutte avilissante avec cet homme grossier, je me hâtai de sortir; mais, après avoir fait trois pas dans le jardin, je me retournai, et je vis l'inconnu qui restait debout à la même place et me suivait des yeux avec une affectueuse sollicitude. Le soleil donnait en plein sur lui et faisait rayonner sa chevelure. Il soupira, et, levant ses beaux yeux, vers le ciel, comme pour appeler sur moi le secours de la justice éternelle et la prendre à témoin de mon infortune, il se tourna lentement vers le sanctuaire, entra dans le chœur et se perdit dans l'ombre; car la brillante clarté du jour faisait paraître ténébreux l'intérieur de l'église. J'avais envie de retourner sur mes pas malgré le convers, de suivre ce noble étranger et de lui dire mes peines; mais quel était-il pour les accueillir et les faire cesser? D'ailleurs, s'il attirait vers lui la sympathie de mon âme, il m'inspirait aussi une sorte de crainte; car il y avait dans sa physionomie autant d'austérité que de douceur.

Je montai vers le père Alexis, et lui racontai les nouvelles cruautés exercées envers moi.

«Pourquoi avez-vous douté, ô homme de peu de foi? me dit-il d'un air triste. Vous vous nommez Ange, et, au lieu de reconnaître l'esprit de vie qui tressaille en vous, vous avez voulu aller vous jeter aux pieds d'un homme ignorant, demander la vie à un cadavre! Ce directeur ignare vous repousse et vous humilie. Vous êtes puni par où vous avez péché, et votre souffrance n'a rien de noble, votre martyre rien d'utile pour vous-même, parce que vous sacrifiez les forces de votre entendement à des idées fausses ou étroites. Au reste, j'avais prévu ce qui vous arrive; vous me craignez; vous ne savez pas si je suis le serviteur des anges ou l'esclave des démons. Vous avez passé la nuit dernière à commenter toutes mes paroles, et vous avez résolu ce matin de me vendre à mes ennemis pour une absolution.

—Oh! ne le croyez pas, m'écriai-je; je me serais confessé de tout ce qui m'était personnel sans prononcer votre nom, sans redire une seule de vos paroles. Hélas! serez-vous donc, vous aussi, injuste envers moi? Serai-je repoussé de partout? La maison de Dieu m'est fermée, votre cœur me le sera-t-il de même! Le père Hégésippe m'accuse d'impiété; et vous, mon père, vous m'accusez d'être lâche!

—C'est que vous l'avez été, répondit Alexis. La puissance des moines vous intimide, leur haine vous épouvante. Vous enviez leurs suffrages et leurs cajoleries aux ineptes disciples qu'ils choient tendrement. Vous ne savez pas vivre seul, souffrir seul, aimer seul.

—Eh bien! mon père, il est vrai, je ne sais pas me passer d'affection; j'ai cette faiblesse, cette lâcheté, si vous voulez. Je suis peut-être un caractère faible, mais je sens en moi une âme tendre, et j'ai besoin d'un ami. Dieu est si grand que je me sens terrifié en sa présence. Mon esprit est si timide qu'il ne trouve pas en lui-même la force d'embrasser ce Dieu tout-puissant, et d'arracher de sa main terrible les dons de la grâce. J'ai besoin d'intermédiaire entre le ciel et moi. Il me faut des appuis, des conseils, des médiateurs. Il faut qu'on m'aime, qu'on travaille pour moi et avec moi à mon salut. Il faut qu'on prie avec moi, qu'on me dise d'espérer et qu'on me promette les récompenses éternelles. Autrement je doute, non de la bonté de Dieu, mais de celle de mes intentions. J'ai peur du Seigneur, parce que j'ai peur de moi-même. Je m'attiédis, je me décourage, je me sens mourir, mon cerveau se trouble, et je ne distingue plus la voix du ciel de celle de l'enfer. Je cherche un appui; fût-ce un maître impitoyable qui me châtiât sans cesse, je le préférerais à un père indulgent qui m'oublie.

—Pauvre ange égaré sur la terre! dit le père Alexis avec attendrissement; étincelle d'amour tombée de l'auréole du maître, et condamnée à couver sous la cendre de cette misérable vie! Je reconnais à tes tourments la nature divine qui m'anima dans ma jeunesse, avant qu'on eût épaissi sur mes yeux les ténèbres de l'endurcissement, avant qu'on eût glacé sous le cilice les battements de ce cœur brûlant, avant qu'on eût rendu mes communications avec l'Esprit pénibles, rares, douloureuses et à jamais incomplètes. Ils feront de toi ce qu'ils ont fait de moi. Ils rempliront ton esprit de doutes poignants, de puérils remords et d'imbéciles terreurs. Ils te rendront malade, vieux avant l'âge, infirme d'esprit; et quand tu auras secoué tous les liens de l'ignorance et de l'imposture, quand tu te sentiras assez éclairé pour déchirer tous les voiles de la superstition, tu n'en auras plus la force. Ta fibre sera relâchée, ta vue trouble, ta main débile, ton cerveau paresseux ou fatigué. Tu voudras lever les yeux vers les astres, et ta tête pesante retombera stupidement sur ta poitrine; tu voudras lire, et des fantômes danseront devant tes yeux; tu voudras te rappeler, et mille lueurs incertaines se joueront dans ta mémoire épuisée; tu voudras méditer, et tu t'endormiras sur ta chaise. Et pendant ton sommeil, si l'Esprit te parle, ce sera en des termes si obscurs que tu ne pourras les expliquera ton réveil. Ah! victime! victime! je te plains, et ne puis te sauver.»

En parlant ainsi, il frissonnait comme un homme pris de fièvre: son haleine brûlante semblait raréfier l'air de sa cellule, et on eût dit, à la langueur de son être, qu'il lui restait à peine quelques instants à vivre.

«Bon père Alexis, lui dis-je, votre tendresse pour moi est-elle donc déjà fatiguée? J'ai été faible et craintif, il est vrai; mais vous me sembliez si fort, si vivant, que je comptais retrouver en vous assez de chaleur pour me pardonner ma faute, pour l'effacer et pour me fortifier de nouveau. Mon âme retombe dans la mort avec la vôtre: ne pouvez-vous, comme hier, faire un miracle qui nous ranime tous les deux?

—L'esprit n'est point avec moi aujourd'hui, dit-il. Je suis triste, je doute de tout, et même de toi. Reviens demain, je serai peut-être illuminé.

—Et que deviendrai-je jusque là?

—L'Esprit est fort, l'Esprit est bon; peut-être t'assistera-t-il directement. En attendant, je veux te donner un conseil pour adoucir l'amertume de ta situation. Je sais pourquoi les moines ont adopté envers toi ce système d'inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l'esprit de justice et la droiture naturelle. Ils ont pressenti en toi un homme de cœur, sensible à l'outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les gêne. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l'injuste, émousser par d'inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t'habituer à vivre brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est l'intempérance et l'oisiveté, que pour s'y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l'innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu'ils veulent, mon fils: voilà ce qu'ils ont entrepris, voilà ce qu'ils poursuivent d'un commun accord, les uns par calcul, les autres par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.

—Qu'entends-je? m'écriai-je, et dans quel monde d'iniquité faites-vous entrer mon âme tremblante! Père Alexis! père Alexis! dans quel abîme serais-je tombé, s'il en était ainsi! Ô ciel! ne vous trompez-vous point? N'êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle? Ce monastère n'est-il habité que par des moines prévaricateurs? Dois-je chercher parmi des âmes plus sincères la foi et la charité qu'un impur démon semble avoir chassées de ces murs maudits?

—Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est impuni. Accepte le travail et la douleur; car vivre, c'est travailler et souffrir.

—Je le veux, je le veux! mais je veux semer pour recueillir. Je veux travailler dans la foi et dans l'espérance; je veux souffrir selon la charité. Je fuirai cet abominable réceptacle de crimes; je déchirerai cette robe blanche, emblème menteur d'une vie de pureté. Je retournerai à la vie du monde, ou je me retirerai dans une thébaïde pour pleurer sur les fautes du genre humain et me préserver de la contagion...

—C'est bien, me dit le père Alexis en prenant dans ses mains mes mains que je tordais avec désespoir, j'aime ce mouvement d'indignation et cet éclair du courage. J'ai connu ces angoisses, j'ai formé ces résolutions. Ainsi j'ai voulu fuir, ainsi j'ai désiré de vivre parmi les hommes du siècle, ou de m'enfermer dans des cavernes inaccessibles; mais écoute les conseils que l'Esprit m'a donnés aux temps de mon épreuve, et grave-les dans ta mémoire:

«Ne dis pas: Je vivrai parmi les hommes, et je serai le meilleur d'entre eux; car toute chair est faible, et ton esprit s'éteindra comme le leur dans la vie de la chair.

«Ne dis pas non plus: je me retirerai dans la solitude et j'y vivrai de l'esprit; car l'esprit de l'homme est enclin à l'orgueil, et l'orgueil corrompt l'esprit.

«Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi de leur malice. Cherche ta solitude au milieu d'eux. Détourne les yeux de leur iniquité, regarde en toi-même, et garde-toi de les haïr autant que de les imiter. Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant ni ton cœur ni ta main. Fais-leur du bien dans leur postérité en ouvrant ton esprit à la lumière de l'Esprit.

«La vie du siècle débilite, la vie du désert irrite.

«Quand un instrument est exposé aux intempéries des saisons, les cordes se détendent; quand il est enfermé sans air dans un étui, les cordes se rompent.

«Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras l'Esprit, et tu ne pourras plus le comprendre. Mais si tu ne laisses venir à toi les sons de la voix humaine, tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus les enseigner.»

En récitant ces versets d'une Bible inconnue le père Alexis tenait ouvert le livre que j'avais vu déjà entre ses mains, et il tournait les pages pour les consulter, comme s'il eût aidé sa mémoire d'un texte écrit; mais les pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient pas avoir jamais porté l'empreinte d'aucun caractère.

Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l'observer avec curiosité. Rien dans son aspect n'annonçait en ce moment l'égarement, ou seulement l'exaltation. Il referma doucement son livre, et me parlant avec calme:

«Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au monde; car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j'ai fui le monde, parce que j'étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur. J'aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure; j'aurais succombé sous les tentations de l'ambition et de la haine; j'aurais été dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c'est-à-dire égoïste. Nous sommes faits l'un et l'autre pour le cloître. Quand un homme a entendu l'esprit l'appeler, ne fût-ce qu'une fois et faiblement, il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où il l'a conduit, quelque mal qu'il s'y trouve. Retourner en arrière n'est plus en son pouvoir, et quiconque a méprisé une seule fois la chair pour l'esprit, ne peut plus revenir aux plaisirs de la chair; car la chair révoltée se venge et veut chasser l'esprit à son tour. Alors le cœur de l'homme est le théâtre d'une lutte terrible où la chair et l'esprit se dévorent l'un l'autre; l'homme succombe et meurt sans avoir vécu. La vie de l'esprit est une vie sublime; mais elle est difficile et douloureuse. Ce n'est pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion du siècle et le règne de la chair, des murailles, des remparts de pierre et des grilles d'airain. Ce n'est pas trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est bon de voir autour de soi d'autres hommes voués au culte de l'esprit, ne fût-ce qu'en apparence. Ce fut l'œuvre d'une grande sagesse que d'instituer les communautés religieuses. Où est le temps où les hommes s'y chérissaient comme des frères et y travaillaient de concert, en s'aidant charitablement les uns les autres, à implorer, à poursuivre l'esprit, à vaincre les grossiers conseils de la matière? Toute lumière, tout progrès, toute grandeur, sont sortis du cloître; mais toute lumière, tout progrès, toute grandeur doivent y périr, si quelques-uns d'entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable que l'ignorance et l'imposture livrent désormais à la vérité. Soutenons ce combat avec acharnement; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l'armée de l'enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents; car l'esprit est avec nous. C'est ici qu'il habite; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire! Restons fidèles à son culte, et, si nous sommes d'inutiles martyrs, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.

—Vous avez, raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu'il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d'après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l'œuvre de mon salut au milieu des persécutions qu'on me suscite.

—Les subir toutes avec indifférence, répondit-il; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l'estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu'à la vue d'une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l'indignation brûler tes entrailles; mais ton rôle en ce qui t'est personnel, c'est de sourire, et c'est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu'ils veulent, c'est de te rendre insensible à force de douleur; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers; ils s'y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l'église, ou feins d'y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n'auront plus peur de toi; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgents à ton égard, comme l'est un maître paresseux envers un élevé inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t'annonce que le Prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi.»

Avant de quitter le père Alexis, je lui parlai du personnage que j'avais rencontré au sortir de l'église, et lui demandai qui il pouvait être. D'abord il m'écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu'il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l'ordre; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l'habillement de l'inconnu, son œil s'animait, et bientôt il m'accabla de questions précipitées. Le soin minutieux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.

Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s'écria à plusieurs reprises:

«Est-il possible? est-il possible? as-tu vu cela? Il est donc revenu? Il est donc avec nous? il t'a connu? il t'a appelé? Il ôtera la flèche de ton cœur! C'est donc bien toi, mon enfant, toi qui l'as vu!

—Quel est il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s'est élancé tout d'abord? Faites-le moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m'aimer comme je vous aime et comme vous semblez m'aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n'embrasserais-je pas celui dont la vue remplit votre âme d'une telle joie!

—Il n'est pas en mon pouvoir d'aller vers lui, répondit Alexis. C'est lui qui vient vers moi, et il faut l'attendre. Sans doute, je le verrai aujourd'hui, et je te dirai ce que je dois te dire; jusque-là ne me fais pas de questions; car il m'est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire.»

J'objectai que l'étranger ne m'avait pas semblé agir d'une manière mystérieuse, et que le frère convers avait du le voir. Le père secoua la tête en souriant.

«Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.»

Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis; mais il refusa de m'ouvrir la porte.

«Laisse-moi seul, me dit-il; je suis triste, je ne pourrais te consoler.

—Et votre ami? lui dis-je timidement.

—Tais-toi, répondit-il d'un ton absolu; il n'est pas venu; il est parti sans me voir; il reviendra peut-être. Ne t'en inquiète pas. Il n'aime pas qu'on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l'ai prescrit.»

Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire:

«Angel, a-t-il fait du soleil aujourd'hui?

—Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée.

—Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait?

—Oui, mon père.

—Bon, bon, reprit-il; à demain.»

Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir je descendis au réfectoire à l'heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la Vie des saints qu'on lisait à haute voix, et que j'avais coutume d'écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu'ils m'avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j'entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l'avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du Prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité; j'affectai des manières gauches, un air lourd, une âme appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier avec ces hommes que je commençais à mépriser, mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je pus me convaincre de la justesse de ses paroles en entendant le Prieur m'annoncer que la vérité était enfin connue, que j'avais été injustement accusé d'une faute qu'un novice venait de confesser.

Le Prieur devait, disait-il, à la contrition du coupable et à l'esprit de charité, de me taire son nom et la nature de sa faute; mais il m'exhortait à reprendre ma place à l'église et mes études au noviciat, sans conserver ni chagrin ni rancune contre personne. Il ajouta en me regardant avec attention:

«Vous avez pourtant droit, mon cher fils, à une réparation éclatante ou à un dédommagement agréable pour le tort que vous avez souffert. Choisissez, ou de recevoir en présence de toute la communauté les excuses de ceux des novices qui, par leurs officieux rapports, nous ont induits en erreur, ou bien d'être dispensé pendant un mois des offices de la nuit.»

Jaloux de poursuivre mon expérience, je choisis la dernière offre, et je vis aussitôt le Prieur devenir tout à fait bienveillant et familier avec moi. Il m'embrassa, et le père trésorier étant entré en cet instant:

«Tout est arrangé, lui dit-il; cet enfant ne demande, pour dédommagement du chagrin involontaire que nous lui avons fait, autre chose qu'un peu de repos pendant un mois; car sa santé a souffert dans cette épreuve. Au reste, il accepte humblement les excuses tacites de ses accusateurs; et il prend son parti sur tout ceci avec une grande douceur et une aimable insouciance.

—À la bonne heure! dit le trésorier avec un gros rire et en me frappant la joue avec familiarité; c'est ainsi que nous les aimons; c'est de ce bon et paisible caractère qu'il nous les faut.»

Cependant je voyais assez distinctement le prie-Dieu...
Cependant je voyais assez distinctement le prie-Dieu...

Le père me donna un autre conseil, ce fut de demander la permission de m'adonner aux sciences, et de devenir son élève et le préparateur de ses expériences physiques et chimiques.

«On te verra avec plaisir accepter cet emploi, me dit-il; parce que la chose qu'on craint le plus ici, c'est la ferveur et l'ascétisme. Tout ce qui peut détourner l'intelligence de son véritable but et l'appliquer aux choses matérielles est encouragé par le Prieur. Il m'a proposé cent fois de m'adjoindre un disciple, et, craignant de trouver un espion et un traître dans les sujets qu'on me présentait, j'ai toujours refusé sous divers prétextes. On a voulu une fois me contraindre en ce point; j'ai déclaré que je ne m'occuperais plus de science et que j'abandonnerais l'observatoire si on ne me laissait vivre seul et à ma guise. On a cédé, parce que, d'une part, il n'y avait personne pour me remplacer, et que les moines mettent une vanité immense à paraître savants et à promener les voyageurs dans leurs cabinets et bibliothèques; parce que, de l'autre, on sait que je ne manque pas d'énergie, et qu'on a mieux aimé se débarrasser de cette énergie au profit des spéculations scientifiques, qui ne font point de jaloux ici, que d'engager une lutte dans laquelle mon âme n'eût jamais plié. Va donc; dis que tu as obtenu de moi l'autorisation de faire ta demande. Si on hésite, marque de l'humeur, prends un air sombre; pendant quelques jours reste sans cesse prosterné dans l'église, jeûne, soupire, montre-toi farouche, exalté dans la dévotion, et, de peur que tu ne deviennes un saint, on cherchera à faire de toi un savant.»

Je trouvai le Prieur encore mieux disposé à accueillir ma demande que le père Alexis ne me l'avait fait espérer. Il y eut même dans le regard pénétrant qu'il attacha sur moi, en recevant mes remerciements, quelque chose d'âcre et de satirique, équivalent à l'action d'un homme qui se frotte les mains. Il avait dans l'âme une pensée que ni le père Alexis ni moi n'avions pressentie.

Je fus aussitôt dispensé d'une grande partie de mes exercices religieux, afin de pouvoir consacrer ce temps à l'étude, et on plaça même mon lit dans une petite cellule voisine de celle d'Alexis, afin que je pusse me livrer avec lui, la nuit, à la contemplation des astres.

Au moment où je franchissait la port...
Au moment où je franchissait la port...

C'est à partir de ce moment que je contractai avec le père Alexis une étroite amitié. Chaque jour elle s'accrut par la découverte des inépuisables trésors de son âme. Il n'a jamais existé sur la terre un cœur plus tendre, une sollicitude plus paternelle, une patience plus angélique. Il mit à m'instruire un zèle et une persévérance au-dessus de toute gratitude. Aussi avec quelle anxiété je voyais sa santé se détériorer du plus ou plus! Avec quel amour je le soignais jour et nuit, cherchant à lire ses moindres désirs dans ses regards éteints! Ma présence semblait avoir rendu la vie à son cœur longtemps vide d'affection humaine, et, selon son expression, affamé de tendresse; l'émulation à son intelligence fatiguée de solitude et lasse de se tourmenter sans cesse en face d'elle-même. Mais en même temps que son esprit reprenait de la vigueur et de l'activité, son corps s'affaiblissait de jour en jour. Il ne dormait presque plus, son estomac ne digérant plus que des liquides, et ses membres étaient tour à tour frappés de paralysie durant des jours entiers. Il sentait arriver sa fin avec sérénité, sans terreur et sans impatience. Quant à moi, je le voyais dépérir avec désespoir, car il m'avait ouvert un monde inconnu; mon cœur avide d'amour nageait à l'aise dans cette vie de sentiment, de confiance et d'effusion qu'il venait de me révéler.

Toutes les pensées qui m'étaient venues d'abord sur le dérangement possible de son cerveau s'étaient évanouies. Il me sembla désormais que son exaltation mystérieuse était l'élan du génie; son langage obscur me devenait de plus en plus intelligible, et quand je ne le comprenais pas bien, j'en attribuais la faute à mon ignorance, et je vivais dans l'espoir d'arriver à le pénétrer parfaitement.

Cependant cette félicité n'était pas sans nuages. Il y avait comme un ver rongeur au fond de ma conscience timorée. Le père Alexis ne me semblait pas croire en Dieu selon les lois de l'Église chrétienne. Il y a plus, il me semblait parfois qu'il ne servait pas le même Dieu que moi. Nous n'étions jamais en dissidence ouverte sur aucun point, parce qu'il évitait soigneusement tout rapport entre les sujets de nos études scientifiques et les enseignement du dogme. Mais il semblait que nous nous fissions mutuellement cette concession, lui, de ne pas l'attaquer, moi, de ne pas le défendre. Quand par hasard je lui soumettais un cas de conscience ou une difficulté théologique, il refusait de s'expliquer en disant:

«Ceci n'est pas de mon ressort; vous avez des docteurs versés dans ces matières, allez les consulter; moi, en fait de culte, je ne m'embarrasse pas dans le labyrinthe de la scolastique, je sers mon maître comme je l'entends, et ne demande point à un directeur ce que je dois admettre ou rejeter: ma conscience est en paix avec elle-même, et je suis trop vieux pour aller me remettre sur les bancs.»

Son thème favori était de parler sur la chair et sur l'esprit; mais, quoiqu'il ne se déclarât jamais en dissidence avec la foi, il traitait ces matières bien plus en philosophe métaphysicien qu'en serviteur zélé de l'Église catholique et romaine.

J'avais encore remarqué une chose qui me donnait bien à penser. Il avait souvent l'air préoccupé de mon instruction scientifique, et alors il me faisait entreprendre des expériences chimiques dont j'apercevais moi-même, grâce aux enseignements qu'il m'avait déjà donnés, l'insignifiance et la grossièreté; puis bientôt il m'interrompait au milieu de mes manipulations pour me faire chercher dans des livres inconnus des éclaircissements qu'il disait précieux. Je lisais à voix haute, en commençant à la page qu'il m'indiquait, pendant des heures entières. Lui, pendant ce temps, se promenait de long en large, levant les yeux au ciel avec enthousiasme, passant lentement la main sur son front dépouillé, et s'écriant de temps en temps: «Bon! bon!» Pour moi, j'avais bientôt reconnu que ce n'étaient pas là des articles de science sèche et précise, mais bien des pages pleines d'une philosophie audacieuse et d'une morale inconnue. Je continuais quelque temps par respect pour lui, espérant toujours qu'il m'arrêterait; mais voyant qui'il me laissait aller, je me mettais à craindre pour ma foi, et, posant le livre tout d'un coup, je lui disais:

«Mais, mon père, ne sont-ce pas des hérésies que nous lisons là, et croyez-vous qu'il n'y ait rien dans ces pages, trop belles peut-être, qui soit contraire à notre sainte religion?»

En entendant ces paroles, il s'arrêtait brusquement dans sa marche d'un air découragé, me prenait le livre des mains, et le jetait sur une table en me disant:

«Je ne sais pas! je ne sais pas, mon enfant; je suis une créature malade et bornée; je ne puis juger ces choses; je les lis, mais sans dire qu'elles sont bonnes ni mauvaises. Je ne sais pas! je ne sais pas! Travaillons!»

Et nous nous remettions tous deux en silence à l'ouvrage, sans oser, moi approfondir mes pensées, lui me communiquer les siennes.

Ce qui me fâchait le plus, c'était de l'entendre citer et invoquer sans cesse les révélations d'un Esprit tout-puissant qu'il ne désignait jamais clairement. Il donnait à ce nom d'Esprit l'extension la plus vague. Tantôt il semblait s'en servir pour qualifier Dieu créateur et inspirateur de toutes choses, et tantôt il réduisait les proportions de cette essence universelle jusqu'à personnifier une sorte de génie familier avec lequel il aurait eu, comme Socrate, des communications-cabalistiques. Dans ces instants-là, j'étais saisi d'une telle frayeur que je n'osais dormir; je me recommandais à mon ange gardien, et je murmurais des formules d'exorcisme chaque fois que mes yeux appesantis voyaient passer les visions des rêves. Mon esprit devenait alors si faible que j'étais tenté d'aller encore me confesser au père Hégésippe; si je ne le faisais pas c'est que ma tendresse pour Alexis restant inaltérable, je craignais de le perdre par mes aveux, quelque réserve et quelque prudence que je pusse y mettre. Cependant les deux choses qui m'avaient le plus inquiété n'avaient plus lieu. Lorsque mon maître s'endormait, un livre à la main, la tête penchée dans l'attitude d'un homme qui lit, à son réveil il ne se persuadait plus avoir lu, et il ne me rapportait plus les sentences imaginaires qu'il prétendait avoir trouvées dans ce livre. En outre, je ne voyais plus paraître le cahier sur les pages immaculées duquel il lisait couramment, affectant de se reprendre et de tourner les feuillets comme il eût fait d'un véritable livre. Je pouvais attribuer ces pratiques bizarres à un affaiblissement passager de ses facultés mentales, phase douloureuse de la maladie, dont il était sorti et dont il n'avait plus conscience. Aussi me gardais-je bien de lui en parler, dans la crainte de l'affliger. Si son état physique empirait, du moins son cerveau paraissait très-bien rétabli; il pensait et ne rêvait plus.

Comme il ne prenait aucun soin de sa santé, il ne voulait s'astreindre à aucun régime. Je n'avais plus guère d'espérance de le voir se rétablir. Il repoussait toutes mes instances, disant que l'arrêt du destin était inévitable, et parlant avec une résignation toute chrétienne de la fatalité, qu'il semblait concevoir à la manière des musulmans. Enfin, un jour, m'étant jeté à ses pieds, et l'ayant supplié avec larmes de consulter un célèbre médecin qui se trouvait alors dans le pays, je le vis céder à mes vœux avec une complaisance mélancolique.

«Tu le veux, me dit-il; mais à quoi bon? que peut un homme sur un autre homme? relever quelque peu les forces de la matière et y retenir le souffle animal quelques jours de plus! L'esprit n'obéit jamais qu'au souffle de l'Esprit; et l'Esprit qui règne sur moi ne cédera pas à la parole d'un médecin, d'un homme de chair et d'os! Quand l'heure marquée sonnera, il faudra restituer l'étincelle de mon âme au foyer qui me l'a départie. Que feras-tu d'un homme en enfance, d'un vieillard idiot, d'un corps sans âme?»

Il consentit néanmoins à recevoir la visite du médecin. Celui-ci s'étonna, en le voyant, de trouver un homme encore si jeune (le père Alexis n'avait pas plus de soixante ans) et d'une constitution si robuste dans un tel état d'épuisement. Il jugea que les travaux de l'intelligence avaient ruiné ce corps trop négligé, et je me souviens qu'il lui dit ces paroles proverbiales qui frappèrent mon oreille pour la première fois:

«Mon père, la lame a usé le fourreau.

—Qu'est-ce qu'une misérable gaine de plus ou de moins? répondit mon maître en souriant; la lame n'est-elle pas indestructible?

—Oui, répondit le docteur; mais elle peut se rouiller quand la gaine usée ne la protège plus.

—Qu'importé qu'une lame ébréchée se rouille? reprit le père Alexis; elle est déjà hors de service. Il faut que le métal soit remis dans la fournaise pour être travaillé et employé de nouveau.»

Le docteur voyant que j'étais le seul qui portât un sincère intérêt au père Alexis, me prit à part et m'interrogea avec détail sur son genre de vie. Quand il sut de moi l'excès du travail auquel s'abandonnait mon maître, et l'excitation qu'il entretenait dans son cerveau, il dit comme se parlant à lui-même:

«Il est évident que le four a trop chauffé; il y a peu de ressources; la flamme sublime a tout dévoré; il faudra essayer de l'éteindre un peu.»

Il écrivit une ordonnance, et m'engagea à la faire exécuter fidèlement, après quoi il demanda à son malade la permission de l'embrasser, le peu d'instants qu'il avait passés près de lui ayant gagné son cœur. Cette marque de sympathie pour mon maître me toucha et m'attrista profondément; ce baiser ressemblait à un éternel adieu. Le docteur devait repasser dans le pays à la fin de la saison où nous venions d'entrer.

Les remèdes qu'il avait prescrits eurent d'abord un effet merveilleux. Mon bon maître retrouva l'aisance et l'activité de ses membres; son estomac devint plus robuste, et il eut plusieurs nuits d'un excellent sommeil. Mais je n'eus pas longtemps lieu de me réjouir; car, à mesure que son corps se fortifiait, son esprit tombait dans la mélancolie. La mélancolie fut suivie de tristesse, la tristesse d'engourdissement, l'engourdissement de désordre. Puis toutes ces phases se répétèrent alternativement dans la même journée, et toutes ses facultés perdirent leur équilibre. Je vis reparaître ces somnolences durant lesquelles son cerveau travaillait péniblement sur des chimères. Je vis reparaître aussi le maudit livre blanc qui m'avait tant déplu; et non-seulement il y lisait, mais il y traçait chaque jour des caractères imaginaires avec une plume qu'il ne songeait point à imbiber d'encre. Un profond ennui et une inquiétude secrète semblaient miner les ressorts détendus de son âme. Pourtant il continuait à me témoigner la même bonté, la même tendresse; il essaya, malgré moi, de continuer mes leçons; mais il s'assoupissait au bout d'un instant, et, s'éveillant en sursaut, il me saisissait le bras en me disant:

«Tu l'as pourtant vu, n'est-ce pas? Tu l'as bien vu? Ne l'as-tu donc vu qu'une fois?

—Ô mon bon maître! lui disais-je, que ne puis-je ramener près de vous cet ami qui vous est si cher! sa présence adoucirait votre mal et ranimerait votre âme.»

Mais alors il s'éveillait tout à fait, et me disait:

«Tais-toi, imprudent, tais-toi; de quoi parles-tu là, malheureux? Tu veux donc qu'il ne revienne plus, et que je meure sans l'avoir revu?»

Je n'osais ajouter un mot; toute curiosité était morte en moi. Il n'y avait plus de place que pour la douleur, et le sentiment d'une vague épouvante était le seul qui vint parfois s'y mêler.

Une nuit, qu'accablé de fatigue je m'étais endormi plus tôt et plus profondément que de coutume, je fis un songe, je rêvai que je revoyais le bel inconnu dont l'absence affligeait tant mon maître. Il s'approchait de mon lit, et se penchant vers moi, il me parlait à l'oreille:

«Ne dites pas que je suis là, me disait-il; car ce vieillard obstiné s'acharnerait à me voir, et je ne veux le visiter qu'à l'heure de sa mort.»

Je le suppliai d'aller vers mon maître, lui disant qu'il soupirait après sa venue, et que les douleurs de son âme étaient dignes de pitié. Je m'éveillais alors et me mettais sur mon séant; car j'avais l'esprit frappé de ce rêve, et j'avais besoin d'ouvrir les yeux et d'étendre les bras pour me convaincre que c'était un fantôme créé par le sommeil. Par trois fois ce jeune homme m'apparut dans toute sa douceur et dans toute sa beauté. Sa voix résonnait à mon oreille comme les sons éloignés d'une lyre, et sa présence répandait un parfum comme celui des lis au lever de l'aurore. Par trois fois je le suppliai d'aller visiter mon maître, et par trois fois je m'éveillai et me convainquis que c'était un songe; mais à la troisième, j'entendis de la cellule voisine le père Alexis qui m'appelait avec véhémence. Je courus à lui, et, à la lueur d'une veilleuse qui brûlait sur la table, je le vis assis sur son lit, les yeux brillants, la barbe hérissée, et comme hors de lui-même.

«Vous l'avez vu! me dit-il d'une voix forte et rude, qui n'avait rien de son timbre ordinaire. Vous l'avez vu, et vous ne m'avez pas averti! il vous a parlé, et vous ne m'avez pas appelé! il vous a quitté, et vous ne l'avez pas envoyé vers moi! Malheureux! serpent réchauffé dans mon sein! vous m'avez enlevé mon ami, et mon hôte est devenu le vôtre; vipère! vous m'avez trahi, vous m'avez dépouillé, vous me donnez la mort!»

Il se jeta en arrière sur son chevet, et resta privé de sentiment pendant plusieurs minutes. Je crus qu'il venait d'expirer; je frottai ses tempes glacées avec l'essence qu'il avait coutume d'employer lorsqu'il était menacé de défaillance. Je réchauffai ses pieds avec ma robe, et ses mains avec mon haleine. Je ne percevais plus le bruit de la sienne, et ses doigts étaient raidis par un froid mortel. Je commençais à me désespérer, lorsqu'il revint à lui, et, se soulevant doucement, il appuya sa tête sur mon épaule:

«Angel, que fais-tu près de moi à cette heure? me dit-il avec, une douceur ineffable. Suis-je donc plus malade que de coutume! Mon pauvre enfant, je suis cause de tes soucis et de tes fatigues.»

Je ne voulus pas lui dire ce qui s'était passé, et encore moins lui demander compte de l'incroyable coïncidence de sa vision avec la mienne; j'eusse craint de réveiller son délire. Il semblait n'en avoir pas gardé le moindre souvenir, et il exigea que je retournasse à mon lit. J'obéis, mais je restai attentif à tous ses mouvements; il me sembla qu'il dormait, et que sa respiration était gênée; son oppression augmentait et diminuait comme le bruit lointain de la mer. Enfin il me parut soulagé, et je succombai au sommeil; mais, au bout de peu d'instants, je fus réveillé de nouveau par le son d'une voix puissante qui ne ressemblait point à la sienne.

«Non, tu ne m'as jamais connu, jamais compris, disait cette voix sévère; je suis venu vers toi cent fois et tu n'as pas osé m'appartenir une seule; mais que peut-on attendre d'un moine, sinon l'incertitude, la couardise et le sophisme?

«—Mais je t'ai aimé! répondit la voix plaintive et affaiblie du père Alexis. Tu le sais, je t'ai imploré, je t'ai poursuivi; j'ai employé toutes les puissances de mon être à pénétrer le sens de tes paraboles, je t'ai invoqué à genoux; j'ai délaissé le culte des Hébreux; j'ai laissé le dieu des Juifs et des gentils se tordre douloureusement sur son gibet sanglant, sans lui accorder une larme, sans lui adresser une prière.

«—Et qui te l'avait commandé ainsi? reprit la voix. Moine ignorant, philosophe sans entrailles! martyr sans enthousiasme et sans foi! t'ai-je jamais prescrit de mépriser le Nazaréen?

«—Non, tu n'as jamais daigné te prononcer sur aucune chose, et tu n'as pas voulu faire voir la lumière à celui qui pour toi aurait passé par toutes les idolâtries. Tu le sais! tu le sais! si tu l'avais voulu, j'aurais déchiré le froc et ceint le glaive. J'aurais fait retentir ma parole et prêché ton Évangile aux quatre coins de la terre; j'y aurais porté le fer et la flamme; j'aurais bouleversé la face des nations et imposé ton culte aux humains du sud au septentrion, du couchant à l'aurore. J'avais la volonté, j'avais la puissance; tu n'avais qu'à dire: «Marche!» à mettre le flambeau dans ma main et marcher devant moi comme une étoile; j'aurais en ton nom, enchaîné les mers et transporté les montagnes. Que ne l'as-tu voulu! tu aurais des autels, et j'aurais vécu! tu serais un dieu, et je serais ton prophète.

«—Oui, oui, dit la voix inconnue, tu avais l'orgueil et l'ambition en partage; et, si je t'avais encouragé, tu aurais consenti à être dieu toi-même.

«—Ô maître! ne me méprise pas, ne me tourne pas en dérision! J'avais ces instincts et je les ai refoulés. Tu as blâmé mes vœux téméraires, mon audace insensée, et je t'ai sacrifié tous mes rêves. Tu m'as dit que la violence ne gouvernait pas les siècles, et que l'Esprit n'habitait pas dans la vapeur du sang et dans le tumulte des armées. Tu m'as dit qu'il fallait le chercher dans l'ombre, dans la solitude, dans le silence et le recueillement. Tu m'as dit qu'on le trouvait dans l'étude, dans le renoncement, dans une vie humble et cachée, dans les veilles, dans la méditation, dans l'incessante inspiration de l'Âme. Tu m'as dit de le chercher dans les entrailles de la terre, dans la poussière des livres, dans les vers du sépulcre; et je l'ai cherché où tu m'avais dit, et pourtant je ne l'ai pas trouvé, et je vais mourir dans l'horreur du doute et dans l'épouvante du néant!...

«—Tais-toi, lâche blasphémateur! reprit la voix tonnante; c'est ta soif de gloire qui cause tes regrets, c'est ton orgueil qui te pousse au désespoir. Vermisseau superbe, qui ne peux te soumettre à descendre dans la tombe sans avoir pénétré le secret de la toute-puissance! Mais qu'importe à l'inexorable passé, à l'innumérable avenir des êtres, qu'un moine de plus ou de moins ait vécu dans l'imposture et soit mort dans l'ignorance? L'intelligence universelle périra-t-elle parce qu'un bénédictin a ergoté contre elle? La puissance infinie sera-t-elle détrônée parce qu'un moine astronome n'a pu la mesurer avec son compas et ses lunettes?»

Un rire impitoyable fit retentir la cellule du père Alexis, et la voix de mon maître y répondit par un lamentable sanglot. J'avais écouté ce dialogue avec une affreuse angoisse. Debout près de la porte entrouverte, les pieds nus sur le carreau, retenant mon haleine, j'avais essayé de voir l'hôte inconnu de cette veillée sinistre; mais la lampe s'était éteinte, et mes yeux, troublés par la peur, ne pouvaient percer les ténèbres. La douleur de mon maître ranima mon courage; j'entrai dans sa cellule, je rallumai la lampe avec du phosphore, et je m'approchai de son lit. Il n'y avait personne autre que lui et moi dans la chambre; aucun bruit, aucun désordre ne trahissait le départ précipité de son interlocuteur. Je surmontai mon effroi pour m'occuper de mon maître, dont le désespoir me déchirait. Assis sur son traversin, le corps plié en deux comme si une main formidable eut brisé ses reins, il cachait sa face dans ses genoux convulsifs, ses dents claquaient dans sa bouche, et des torrents de larmes ruisselaient sur sa barbe grise. Je me jetai à genoux près de lui, je mêlai mes pleurs aux siens, je lui prodiguai de filiales caresses. Il s'abandonna quelques instants à cette effusion sympathique, et s'écria plusieurs fois en se jetant dans mon sein:

«Mourir! mourir désespéré! mourir sans avoir vécu, et ne pas savoir si l'on meurt pour revivre?

—Mon père, mon maître bien-aimé, lui dis-je, je ne sais quelles désolantes visions troublent votre sommeil et le mien. Je ne sais quel fantôme est entré ici cette nuit pour nous tenter et nous menacer; mais que ce soit un ministre du Dieu vivant qui vient nous inspirer une terreur salutaire, ou que ce soit un esprit de ténèbres qui vient pour nous damner en nous faisant désespérer de la bonté de Dieu, faites cesser ces choses surnaturelles en rentrant dans le giron de la sainte Église. Exorcisez les démons qui vous assiègent, ou rendez-vous favorables les anges qui vous visitent en recevant les sacrements, et en me permettant de vous dire les prières de notre sainte liturgie...

—Laisse-moi, laisse-moi, mon cher Angel, dit-il en me repoussant avec douceur, ne fatigue pas mon cerveau par des discours puérils. Laisse-moi seul, ne trouble plus ton sommeil et le mien par de vaines frayeurs. Tout ceci est un rêve, et je me sens tout à fait bien maintenant; les larmes m'ont soulagé, les larmes sont une pluie bienfaisante après l'orage. Que rien de ce que je puis dire dans mon sommeil ne t'étonne. Aux approches de la mort, l'âme, dans ses efforts pour briser les liens de la matière, tombe dans d'étranges détresses; mais l'Esprit la relève et l'assiste, dit-on, au moment solennel.»

Dans la matinée, je reçus ordre de me rendre auprès du Prieur. Je descendis à sa chambre; on me dit qu'il était occupé et que j'eusse à l'attendre dans la salle du chapitre, qui y était contiguë. J'entrai dans cette salle et j'en fis le tour; c'était la seconde fois, je crois, que j'y pénétrais, et je n'avais jamais eu le loisir d'en contempler l'architecture, qui était grande et sévère. Au reste, je n'y pouvais faire en cet instant même qu'une médiocre attention; j'étais accablé des émotions de la nuit, troublé et épouvanté dans ma conscience, affligé, par-dessus tout, des douleurs physiques et morales de mon cher maître. En outre, l'entretien auquel m'appelait le Prieur ne laissait pas de m'inquiéter; car j'avais singulièrement négligé mes devoirs religieux depuis que j'étais le disciple d'Alexis, et je m'en faisais de sérieux reproches.

Cependant, tout en promenant mes regards mélancoliques autour de moi pour me distraire de ces tristesses et me fortifier contre ces appréhensions, je fus frappé de la belle ordonnance de cette antique salle, cintrée avec une force et une hardiesse inconnues de nos modernes architectes. Des pendentifs accolés à la muraille donnaient naissance aux rinceaux de pierre qui s'entrecroisaient en arceaux à la voûte, et au-dessous de chacun de ces pendentifs était suspendu le portrait d'un dignitaire ou d'un personnage illustre de l'ordre. C'étaient tous de beaux tableaux, richement encadrés, et cette longue galerie de graves personnages vêtus de noir avait quelque chose d'imposant et de funéraire. On était aux derniers beaux jours de l'automne. Le soleil, entrant par les hautes croisées, projetait de grands rayons d'or pâle sur les traits austères de ces morts respectables, et donnait un reste d'éclat aux dorures massives des cadres noircis par le temps. Un silence profond régnait dans les cours et dans les jardins; les voûtes me renvoyaient l'écho de mes pas.

Tout d'un coup il me sembla entendre d'autres pas derrière les miens, et ces pas avaient quelque chose de si ferme et de si solennel que je crus que c'était le Prieur. Je me retournai pour le saluer; mais je ne vis personne et je pensai m'être trompé. Je recommençai à marcher, et j'entendis ces pas une seconde fois, et une troisième, quoique je fusse absolument seul dans la salle. Alors les terreurs qui m'avaient déjà assailli recommencèrent, je songeai à m'enfuir; mais forcé d'attendre le Prieur, j'essayai de surmonter ma faiblesse et d'attribuer ces rêveries à l'accablement de mon corps et de mon esprit. Pour y échapper, je m'assis sur un banc, vis-à-vis du tableau qui occupait le milieu parmi tous les autres. Il représentait notre patron, le grand saint Benoît. J'espérais que la contemplation de cette belle peinture chasserait les visions dont j'étais obsédé, lorsqu'il me sembla reconnaître, dans la tête pâle et douloureusement extatique du saint, les traits de l'inconnu que j'avais rencontré un matin au seuil de l'église. Je me levai, je me rassis, je m'approchai, je me reculai, et plus je regardai, plus je me convainquis que c'étaient les mêmes traits et la même expression; seulement la chevelure du saint était rejetée en désordre derrière sa tête, son front était un peu dégarni, et ses traits annonçaient un âge plus mûr. Le costume ne consistait qu'en une robe noire qui laissait voir ses pieds nus. La découverte de cette ressemblance me causa un transport de joie. J'eus un instant l'orgueil de croire que notre saint patron m'était apparu, et que son esprit veillait sur moi. En même temps je songeai avec bonheur que le père Alexis était dans la bonne voie, et qu'il était un saint lui-même, puisque le bienheureux était en commerce avec lui, et venait l'assister tantôt de salutaires reproches, et tantôt, sans doute, de tendres encouragements.

Je m'avançai pour m'agenouiller devant cette image sacrée; mais il me sembla encore qu'on me suivait pas à pas, et je me retournai encore sans voir personne. En ce moment mes yeux se portèrent sur le tableau qui faisait face à celui de saint Benoît; et quelle fut ma surprise en retrouvant les mêmes traits avec une expression douce et grave, et la belle chevelure ondoyante que j'avais cru voir en réalité! Ce personnage était bien plus identique que l'autre avec ma vision. Il était debout et dans l'attitude où il m'était apparu. Il portait exactement le même costume, le même manteau, la même ceinture, les mêmes bottines. Ses grands yeux bleus, un peu enfoncés sous l'arcade régulière de ses sourcils, s'abaissaient doucement avec une expression méditative et pénétrante. La peinture était si belle qu'elle me sembla être sortie du même pinceau que le saint Benoît, et le personnage était si beau lui-même que toutes mes méfiances à cet égard firent place à une joie extrême de le revoir, ne fût-ce qu'en effigie. Il était représenté un livre à la main, et beaucoup de livres étaient épars à ses pieds. Il paraissait fouler ceux-là avec indifférence et mépris, tandis qu'il élevait l'autre dans la main, et semblait dire ce qui était écrit en effet sur la couverture de ce livre: Hic est veritas!

Comme je le contemplais avec ravissement, me disant que ce ne pouvait être qu'un homme vénérable, puisque son image décorait cette salle, la porte du fond s'ouvrit, et le père trésorier, qui était un bonhomme assez volontiers bavard, vint causer avec moi en attendant l'arrivée du Prieur.

«Vous me paraissez charmé de la vue de ces tableaux, me dit-il. Notre saint Benoît est un superbe morceau, à ce qu'on assure. Quelques auteurs l'ont pris pour un Van Dyck; mais Van Dyck était mort quand cette toile a été peinte. C'est l'ouvrage d'un de ses élèves, qui continuait admirablement sa manière. Il n'y a pas à se tromper sur les dates; car lorsque Pierre Hébronius vint ici, vers l'an 1690, Van Dyck n'était plus; et, comme vous avez dû le remarquer, c'est la tête de Pierre Hébronius, alors âgé d'un peu plus de trente ans, qui a servi de modèle au peintre de saint Benoît.

—Et qui donc était ce Pierre Hébronius? demandai-je.

—Eh! mais, reprit le moine en me montrant le portrait de mon ami inconnu, c'est celui que l'on connaît ici sous le nom de l'abbé Spiridion, le vénérable fondateur de notre communauté. C'était, comme vous voyez, un des plus beaux hommes de son temps, et le peintre ne pouvait pas trouver une plus belle tête de saint.

—Et il est mort? m'écriai-je, sans songer à ce que je disais.

—Vers l'an 1698, répondit le trésorier, il y a près d'un siècle. Vous voyez que le peintre l'a représenté tenant en main un livre et en foulant plusieurs autres sous les pieds. Celui qu'il tient est, dit-on, le quatrième écrit de Bossuet contre les protestants, les autres sont les livres exécrables de Luther et de ses adeptes. Cette action faisait allusion à la conversion récente de Pierre Hébronius, et marquait son passage à la vraie foi, qu'il a servie avec éclat depuis en embrassant la vie religieuse et en consacrant ses biens à l'édification de cette sainte maison.

—J'ai ouï dire en effet, repris-je, que ce fondateur fut un homme de grand mérite, qu'il vécut et mourut en odeur de sainteté.»

Le trésorier secoua la tête en souriant.

«Il est facile de bien vivre, dit-il; plus facile que de bien mourir! Il n'est pas bon de tant cultiver la science dans le cloître. L'esprit s'exalte, l'orgueil s'empare souvent des meilleures têtes, et l'ennui fait aussi qu'on se lasse de croire toujours aux mêmes vérités. On veut en découvrir de nouvelles; on s'égare. Le démon fait son profit de cela et vous suscite parfois, sous les formes d'une belle philosophie et sous les apparences d'une céleste inspiration, de monstrueuses erreurs, bien malaisées à abjurer quand l'heure de rendre compte vous surprend. J'ai ouï dire tout bas, par des gens bien informés, que l'abbé Spiridion, sur la fin de sa carrière, quoique menant une vie austère et sainte, ayant lu beaucoup de mauvais livres, sous prétexte de les réfuter à loisir, s'était laissé infecter peu à peu, et à son insu, par le poison de l'erreur. Il conserva toujours l'extérieur d'un bon religieux; mais il parait que secrètement il était tombé dans des hérésies plus monstrueuses encore que celles de sa jeunesse. Les livres abominables du juif Spinosa et les infernales doctrines des philosophes de cette école l'avaient rendu panthéiste, c'est-à-dire athée. Mon cher fils, oh! que l'amour de la science, et qui n'est qu'une vaine curiosité, ne vous entraîne jamais à de telles chutes! On prétend que, dans ses dernières années, Hébronius avait écrit des abominations sans nombre. Heureusement il se repentit à son lit de mort, et les brûla de sa propre main, afin que le poison n'infectât pas, par la suite, les esprits simples qui les liraient. Il est mort en paix avec le Seigneur, en apparence; mais ceux qui n'avaient vu que sa vie extérieure, et qui le regardaient comme un saint, furent étonnés de ce qu'il ne fît point de miracles pour eux sur son tombeau. Les esprits droits qui avaient appris à le mieux juger, s'abstinrent toujours de dire leurs craintes sur son sort dans l'autre vie. Quelques-uns pensèrent même qu'il avait été jusqu'à se livrer à des pratiques de sorcellerie, et que le diable paru auprès de lui lorsqu'il expira. Mais ce sont des choses dont il est impossible de s'assurer pleinement, et dont il est imprudent, dangereux peut-être, de parler. Paix soit donc à sa mémoire! Son portrait est resté ici pour marquer que Dieu peut bien lui avoir tout pardonné en considération de ses grandes aumônes et de la fondation de ce monastère.»

Nous fûmes interrompus par l'arrivée du Prieur. Le trésorier s'inclina jusque terre, les bras croisés sur la poitrine, et nous laissa ensemble.

Alors le Prieur, me toisant de la tête aux pieds et me parlant avec sécheresse, me demanda compte des longues veilles du père Alexis et du bruit de voix qu'on entendait partir chaque nuit de sa cellule. J'essayai d'expliquer ces faits par l'état de maladie de mon maître; mais le Prieur me dit qu'une personne digne de foi, en allant avant le jour remonter l'horloge de l'église, avait entendu dans nos cellules un grand bruit de voix, des menaces, des cris et des imprécations.

«J'espère, ajouta le Prieur, que vous me répondrez avec sincérité et simplicité; car il y a grâce pour toutes les fautes quand le coupable se confesse et se repent; mais, si vous n'éclaircissez pas mes doutes d'une manière satisfaisante, les plus rudes châtiments vous y contraindront.

—Mon révérend père, répondis-je, je ne sais quels soupçons peuvent peser sur moi en de telles circonstances. Il est vrai que le père Alexis a parlé à voix haute toute la nuit et avec assez de véhémence; car il avait le délire. Quant à moi, j'ai pleuré, tant sa souffrance me faisait de peine; et, dans les instants où il revenait à lui-même, il murmurait à Dieu de ferventes prières. J'unissais ma voix à la sienne et mon cœur au sien.

—Cette explication ne manque pas d'habileté, reprit le Prieur d'un ton méprisant; mais comment expliquerez-vous la grande lueur qui tout d'un coup a éclairé vos cellules et le dôme entier, et la flamme qui est sortie par le faîte et qui s'est répandue dans les airs, accompagnée d'une horrible odeur de soufre?

—Je ne comprendrais pas, mon révérend père, répondis-je, qu'il y eût plus de mal à me servir de phosphore et de soufre pour allumer une lampe qu'il n'y en a, selon moi, à veiller un malade pendant la nuit et à prier auprès de son lit. Il est possible que je me sois servi imprudemment de cette composition, et que, dans mon empressement, j'aie laissé ouvert le flacon, dont l'odeur désagréable a pu se répandre dans la maison; mais j'ose affirmer que cette odeur n'a rien de dangereux, et qu'en aucun cas le phosphore ne pourrait causer un incendie. Je supplie donc Votre Révérence de me pardonner si j'ai manqué de prudence, et de n'en imputer la faute qu'à moi seul.»

Le Prieur fixa longtemps sur moi un regard inquisiteur, comme s'il eût voulu voir jusqu'où irait mon impudence; puis, levant les yeux au ciel dans un transport d'indignation, il sortit sans me dire une seule parole.

Resté seul et frappé d'épouvante, non à cause de moi, mais à cause de l'orage que je voyais s'amasser sur la tête d'Alexis, je regardai involontairement le portrait d'Hébronius, et je joignis les mains, emporté par un mouvement irrésistible de confiance et d'espoir. Le soleil frappait en cet instant le visage du fondateur, et il me sembla voir sa tête se détacher du fond, puis sa main et tout son corps quitter le cadre et se pencher en avant. Le mouvement fit ondoyer légèrement la chevelure, les yeux s'animèrent et attachèrent sur moi un regard vivant. Alors je fus pris d'une palpitation si violente que mon sang bourdonna dans mes oreilles, ma vue se troubla; et, sentant défaillir mon courage, je m'éloignai précipitamment.

Je me retirai fort triste et fort inquiet. Soit que la haine et la calomnie eussent envenimé des faits qui restaient pour moi à l'état de problème, soit que je fusse, ainsi que le père Alexis, en butte aux attaques du malin esprit, et qu'il se fût passé aux yeux d'un témoin véridique quelque chose de plus que ce que j'avais aperçu, je prévoyais que mon infortuné maître allait être accablé de persécutions, et que ses derniers instants, déjà si douloureux, seraient abreuvés d'amertume. J'eusse voulu lui cacher ce qui venait de se passer entre le Prieur et moi; mais le seul moyen de détourner les châtiments qu'on lui préparait sans doute, c'était de l'engager à se réconcilier avec l'esprit de l'Église.

Il écouta mon récit et mes supplications avec indifférence, et quand j'eus fini de parler:

«Sois en paix, me dit-il; l'Esprit est avec nous, et rien ne nous arrivera de la part des hommes de chair. L'Esprit est rude, il est sévère, il est irrité; mais il est pour nous. Et quand même nous serions livrés aux châtiments, quand même on plongerait ton corps délicat et mon vieux corps agonisant dans les humides ténèbres d'un cachot, l'Esprit monterait vers nous des entrailles de la terre, comme il descend sur nous à cette heure des rayons d'or du soleil. Ne crains pas, mon fils; là où est l'Esprit, là aussi sont la lumière, la chaleur et la vie.»

Je voulus lui parler encore; il me fit signe avec douceur de ne pas le troubler; et, s'asseyant dans son fauteuil, il tomba dans une contemplation intérieure durant laquelle son front chauve et ses yeux abaissés vers la terre offrirent l'image de la plus auguste sérénité. Il y avait en lui, à coup sur, une vertu inconnue qui subjuguait toutes mes répugnances et dominait toutes mes craintes. Je l'aimais plus qu'un fils n'a jamais aimé son père. Ses maux étaient les miens, et, s'il eût été damné, malgré mon sincère désir de plaire à Dieu, j'eusse voulu partager cette damnation. Jusque-là j'avais été rongé de scrupules; mais désormais le sentiment de son danger donnait tant de force à ma tendresse que je ne connaissais plus l'incertitude. Mon choix était fait entre la voix de ma conscience et le cri de son angoisse; ma sollicitude prenait un caractère tout humain, je l'avoue. S'il ne peut être sauvé dans l'autre vie, me disais-je, qu'il achève du moins paisiblement celle-ci; et, si je dois être à jamais châtié de ce vœu, la volonté de Dieu soit faite!...

Le soir, comme il s'assoupissait doucement et que j'achevais ma prière à côté de son lit, la porte s'ouvrit brusquement, et une figure épouvantable vint se placer en face de moi. Je demeurai terrifié au point de ne pouvoir articuler un son ni faire un mouvement. Mes cheveux se dressaient sur ma tête et mes yeux restaient attachés sur cette horrible apparition comme ceux de l'oiseau fasciné par un serpent. Mon maître ne s'éveillait point, et l'odieuse chose était immobile au pied de son lit. Je fermai les yeux pour ne plus la voir et pour chercher ma raison et ma force au fond de moi-même. Je rouvris les yeux, elle était toujours là. Alors je fis un grand effort pour crier; et, un râlement sourd sortant de ma poitrine, mon maître s'éveilla. Il vit cela devant lui, et, au lieu de témoigner de l'horreur ou de l'effroi, il dit seulement du ton d'un homme un peu étonné:

«Ah! ah!

—Me voici, car tu m'as appelé, dit le fantôme.

—Mon maître haussa les épaules, et se tournant vers moi:

—Tu as peur? me dit-il; tu prends cela pour un esprit, pour le diable, n'est-ce pas? Non, non; les esprits ne revêtent pas cette forme, et, s'il en était d'aussi sottement laids, ils n'auraient pas le pouvoir de se montrer aux hommes. La raison humaine est sous la garde de l'esprit de sagesse. Ceci n'est point une vision, ajouta-t-il en se levant et en s'approchant du fantôme; ceci est un homme de chair et d'os. Allons, ôtez ce masque, dit-il en saisissant le spectre à la gorge, et ne pensez pas que cette crapuleuse mascarade puisse m'épouvanter.»

Alors, secouant ce fantôme avec une main de fer, il le fit tomber sur les genoux; et, Alexis lui arrachant son masque, je reconnus le frère convers qui m'avait chassé de l'église, et qui avait nom Dominique.

«Prends la lampe! me dit Alexis d'une voix forte et l'œil étincelant d'une joie ironique. Marche devant moi; il faut que j'aie raison de cette abomination. Allons, dépêche-toi! obéis! as-tu moins de force et de courage qu'un lièvre!»

J'étais encore si bouleversé que ma main tremblait et ne pouvait soutenir la lampe.

«Ouvre la porte,» me dit mon maître d'un ton impérieux.

J'obéis; mais, en le voyant traîner, comme un haillon sur le pavé, le misérable Dominique, je fus saisi d'horreur; car le père Alexis avait, dans l'indignation, des instants de violence effrénée, et je crus qu'il allait précipiter le prétendu démon par-dessus la rampe du dôme.

«Grâce! grâce! mon père, lui dis-je en me mettant devant lui. Ne souillez pas vos mains de sang.»

Le père Alexis haussa les épaules et dit: «Tu es insensé! Puisque tu ne veux pas marcher devant, suis-moi!»

Et, traînant toujours le convers, qui était pourtant un homme robuste, mais qui semblait terrassé par une force surhumaine, il descendit rapidement l'escalier. Alors je repris courage et le suivis. Au bruit que nous faisions, plusieurs personnes, qui attendaient sans doute au bas de l'escalier le résultat des aveux que le faux démon prétendait arracher à mon maître, se montrèrent; mais, en voyant une scène si différente de ce qu'elles attendaient, elles s'enveloppèrent dans leurs capuchons et s'enfuirent dans les ténèbres. Nous eûmes le temps de remarquer à leurs robes que c'étaient des frères convers et des novices. Aucun des pères ne s'était compromis dans cette farce sacrilège, dirigée cependant, comme nous le sûmes depuis, par des ordres supérieurs.

Alexis marchait toujours à grands pas, traînant son prisonnier. De temps en temps celui-ci faisait des efforts pour se dégager de sa main formidable; mais le père, s'arrêtant, lui imprimait un mouvement de strangulation, et le faisait rouler sur les degrés. Les ongles d'Alexis étaient imprégnés de sang, et les yeux du Dominique sortaient de leurs orbites. Je les suivais toujours, et ainsi nous arrivâmes au bas du grand escalier qui donnait sur le cloître. Là était suspendue la grosse cloche que l'on ne sonnait qu'à l'agonie des religieux, et que l'on appelait l'articulo mortis. Tenant toujours d'une main son démon terrassé, Alexis se mit à sonner de l'autre avec une telle vigueur que tout le monastère en fut ébranlé. Bientôt nous entendîmes ouvrir précipitamment les portes des cellules, et tous les escaliers se remplirent de bruit. Les moines, les novices, les serviteurs, toute la maison accourait, et bientôt le cloître fut plein de monde. Toutes ces figures effarées et en désordre, éclairées seulement par la lueur tremblante de ma lampe, offraient l'aspect des habitants de la vallée de Josaphat s'éveillant du sommeil de la mort au son de la trompette du jugement. Le père sonnait toujours, et en vain on l'accablait de questions, en vain on voulait arracher de ses mains le malheureux Dominique: il était animé d'une force surnaturelle; il faisait face à cette foule, et la dominant du bruit de son tocsin et de sa voix de tonnerre:

«Il me manque quelqu'un, disait-il; quand il sera ici, je parlerai, je me soumettrai, mais je ne cesserai de sonner qu'il ne soit descendu comme les autres.»

Enfin le Prieur parut le dernier, et le père Alexis cessa d'agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet instant, debout, les yeux étincelants, l'air victorieux, et tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu'on l'eût pris pour l'archange Michel terrassant le démon. Tout le monde le regardait immobile; pas un souffle ne s'entendait sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard, élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en s'adressant au Prieur:

«Mon père, voyez ce qui se passe! Pendant que j'agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison, et qui s'appellent mes frères, viennent assiéger mon dernier soupir d'une lâche curiosité et d'une supercherie infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique! (Et en disant cela il élevait assez haut la tête du convers pour que toute l'assemblée fût bien à même de le reconnaître.) Ils l'envoient, affublé d'un déguisement hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille d'une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon sommeil, de mon dernier sommeil peut-être! Qu'espéraient-ils? m'épouvanter, glacer par une apparition terrifiante mon esprit qu'ils supposaient abattu, et arracher à mon délire de honteuses paroles et d'horribles secrets? Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon père, et depuis quand n'est-il plus permis au pêcheur de passer dans le silence et dans ta paix son heure suprême? S'ils eussent eu affaire à un faible d'esprit, et qu'ils m'eussent tué par cette vision infernale sans me laisser le temps de me reconnaître et d'invoquer le Seigneur, sur qui, dites-moi, aurait dû tomber le poids de ma damnation? Ô vous tous, hommes de bonne volonté qui vous trouvez ici, ce n'est pas pour moi que je parle, pour moi qui vais mourir; c'est pour vous qui survivez, c'est pour que vous puissiez boire tranquillement le calice de votre mort, que je vous dis de demander tous avec moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et au besoin à l'autre qui est au-dessus de nous. Justice donc, mon père! j'attends: faites justice!

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent tous ensemble: «Justice! justice!» et les échos émus du cloître répétèrent: «Justice!»

Le Prieur assistait à cette scène avec un visage impassible. Seulement il me sembla plus pâle qu'à l'ordinaire. Il resta quelques instants sans répondre, le sourcil légèrement contracté. Enfin il éleva la voix, et dit:

«Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.

—Oui, je lui pardonne à condition que vous le punirez, mon père, répondit Alexis.

—Mon fils Alexis, reprit le Prieur, sont-ce là les sentiments d'un homme qui se dit prêt à paraître devant le tribunal de Dieu? Je vous prie de pardonner à cet homme, et de retirer votre main de dessus lui.»

Alexis hésita un instant; mais il sentit que, s'il ne réprimait sa colère, ses ennemis allaient triompher. Il fit deux pas en avant, et, poussant sa proie aux pieds du Prieur sans la lâcher:

«Mon révérend, dit-il en s'inclinant, je pardonne, parce que je le dois et parce que vous le voulez; mais comme ce n'est pas moi, comme c'est le ciel qui a été offensé, comme c'est votre vertu, votre sagesse et votre autorité qui ont été outragées, j'amène le coupable à vos genoux, et, m'y prosternant avec lui, je supplie Votre Révérence de lui faire grâce, et de prier pour que la justice éternelle lui pardonne aussi.»

Les ennemis de mon maître avaient espéré que, par son emportement et sa résistance, il allait gâter sa cause; mais cet acte de soumission déjoua tous leurs mauvais desseins, et ceux qui étaient pour lui donnèrent à sa conduite de telles marques d'approbation que le Prieur fut forcé de prendre son parti, du moins en apparence.

«Mon fils Alexis, lui dit-il en le relevant et en l'embrassant, je suis touché de votre humilité et de votre miséricorde; mais je ne puis pardonner à cet homme comme vous lui pardonnez. Votre devoir était d'intercéder pour lui, le mien est de le châtier sévèrement, et il sera fait ainsi que le veulent la justice céleste et les statuts de notre ordre.»

À cet arrêt sévère, un frémissement d'effroi passa de proche en proche; car les peines contre le sacrilége étaient les plus sévères de toutes, et aucun religieux n'en connaissait l'étendue avant de les avoir subies. Il était défendu, en outre, de les révéler, sous peine de les subir une seconde fois. Les condamnés ne sortaient du cachot que dans un état épouvantable de souffrance, et plusieurs avaient succombé peu de temps après avoir reçu leur grâce. Sans doute, mon maître ne fut pas dupe de la sévérité du Prieur, car je vis un sourire étrange errer sur ses lèvres: néanmoins sa fierté était satisfaite, et alors seulement il lâcha sa proie. Sa main était tellement crispée et roidie au collet de son ennemi qu'il fut forcé d'employer son autre main pour l'en détacher. Dominique tomba évanoui aux pieds du Prieur, qui fit un signe, et aussitôt quatre autres convers l'emportèrent aux yeux de l'assemblée consternée. Il ne reparut jamais dans le couvent. Il fut défendu de jamais prononcer ni son nom ni aucune parole qui eût rapport à son étrange faute; l'office des morts fut récité pour lui sans qu'il nous fut permis de demander ce qu'il était devenu; mais par la suite je l'ai revu dehors, gras, dispos et allègre, et riant d'un air sournois quand on lui rappelait cette aventure.

Mon maître s'appuya sur moi, chancela, pâlit, et perdant tout à coup la force miraculeuse qui l'avait soutenu jusque-là, il se traîna à grand'peine à son lit; je lui lis avaler quelques gouttes d'un cordial, et il me dit:

«Angel, je crois bien que je l'aurais tué si le Prieur l'eût protégé.»

Il s'endormit sans ajouter une parole.

Le lendemain le père Alexis s'éveilla assez tard: il était calme, mais très-faible; il eut besoin de s'appuyer sur moi pour gagner son fauteuil, et il y tomba plutôt qu'il ne s'assit, en poussant un soupir. Je ne concevais pas que ce corps si débile eût été, la veille, capable de si puissants efforts.

«Mon père, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, est-ce que vous vous trouvez plus mal, et souffrez-vous davantage?

—Non, me répondit-il, non, je suis bien.

—Mais vous paraissez profondément absorbé.

—Je réfléchis!

—Vous réfléchissez à tout ce qui s'est passé, mon père. Je le conçois; il y a lieu à méditer. Mais vous devriez, ce me semble, être plus serein, car il y a aussi lieu à se réjouir. Nous avons fini par voir clair au fond de cet abîme, et nous savons maintenant que vous n'êtes pas réellement assiégé par les mauvais esprits.»

Alexis se mit à sourire d'un air doucement ironique, en secouant la tête:

«Tu crois donc encore aux mauvais esprits, mon pauvre Angel? me dit-il. Erreur! erreur! Crois-tu aussi, comme les physiciens d'autrefois, que la nature a horreur du vide? Il n'y a pas plus de mauvais esprits que de vide. Que serait donc l'homme, cette créature intelligente, ce fils de l'esprit, si les mauvaises passions, les vils instincts de la chair, pouvaient venir, sous une forme hideuse ou grotesque, assaillir sa veille, ou fatiguer son sommeil? Non: tous ces démons, toutes ces créations infernales, dont parlent tous les jours les ignorants ou les imposteurs, sont de vains fantômes créés par l'imagination des uns pour épouvanter celle des autres. L'homme fort sent sa propre dignité, rit en lui-même des pitoyables inventions avec lesquelles on veut tenter son courage, et, sûr de leur impuissance, il s'endort sans inquiétude et s'éveille sans crainte.

—Pourtant, lui répondis-je étonné, il s'est passé ici même des choses qui doivent me faire penser le contraire. L'autre nuit, vous savez; je vous ai entendu vous entretenir avec une autre voix plus forte que la vôtre qui semblait vous gourmander durement. Vous lui répondiez avec l'accent de la crainte et de la douleur; et, comme j'étais effrayé de cela, je suis venu dans votre chambre pour vous secourir, et je vous ai trouvé seul, accablé et pleurant amèrement. Qu'était-ce donc?

—C'était lui.

—Lui! qui, lui?

—Tu le sais bien, puisqu'il était avec toi, puisqu'il t'avait appelé par trois fois, comme l'esprit du Seigneur appela durant la nuit le jeune Samuel endormi dans le temple.

—Comment le savez-vous, mon père?»

Alexis ne sembla pas entendre ma question. Il resta quelque temps absorbé, la tête baissée sur la poitrine; puis il reprit la parole sans changer de position ni faire aucun mouvement:

«Dis-moi, Angel, quand l'as-tu vu? c'était en plein jour?

—Oui, mon père, à l'heure de midi. Vous m'avez déjà fait cette question.

—Et le soleil brillait?

—Il rayonnait sur sa face.

—Ne l'as-tu vu que cette seule fois?»

J'hésitais à répondre; je craignais d'être dupe d'une illusion et de donner par mes propres aberrations de la consistance à celles d'Alexis.

«Tu l'as vu une autre fois! s'écria-t-il avec impatience, et tu ne me l'as pas dit!

—Mon bon maître, quelle importance voulez-vous donner à des apparitions qui ne sont peut-être que l'effet d'une ressemblance fortuite ou même de simples jeux de la lumière?

—Angel, que voulez-vous dire? Ce que vous voulez me cacher m'est révélé par vos réticences mêmes. Parlez, il le faut, il y va du repos de mes derniers jours!»

Vaincu par sa persistance, je lui racontai, pour le satisfaire, la frayeur que j'avais eue dans la sacristie un jour que, me croyant seul et sortant d'un profond évanouissement, j'avais entendu murmurer des paroles et vu passer une ombre sans pouvoir m'expliquer ensuite ces choses d'une manière naturelle.

Alors le prieur me toisant de la tête aux pieds...
Alors le prieur me toisant de la tête aux pieds...

«Et quelles étaient ces paroles? dit Alexis.

—Un appel à Dieu en faveur des victimes de l'ignorance et de l'imposture.

—Comment appelait-il celui qu'il invoquait? Disait-il: Ô Esprit! ou bien disait-il: Ô Jéhovah!

—Il disait: Ô Esprit de sagesse!

—Et comment était faite cette ombre?

—Je ne le sais point. Elle sortit de l'obscurité, et se perdit dans le rayon qui tombait de la fenêtre, avant que j'eusse eu le temps ou le courage de l'examiner. Mais, écoutez, mon bon maître, j'ai toujours pensé que c'était vous qui, appuyé contre la fenêtre, et vous parlant à vous-même...»

Alexis fit un geste d'incrédulité.

«Pourriez-vous avoir gardé le souvenir du contraire, sans cesse errant, à cette époque, dans les jardins, et fortement préoccupé comme vous l'êtes toujours?

—Mais tu l'as vu d'autres fois encore? interrompit Alexis avec une sorte de violence. Tu ne veux pas me dire tout, tu veux que je meure sans léguer mon secret à un ami! Réponds à cette question, du moins. Quand tu te promenais seul dans les beaux jours, le long des allées écartées du jardin, et qu'en proie à de douloureuses pensées, tu invoquais une providence amie des hommes, n'as-tu pas entendu derrière tes pas d'autres pas qui faisaient crier le sable?»

Je tressaillis, et lui dis que ce bruit de pas m'avait poursuivi dans la salle du chapitre la veille même.

«Et alors rien ne t'est apparu?»

J'avouai l'effet prodigieux du soleil sur le portrait du fondateur. Il serra ses mains l'une dans l'autre avec transport, en répétant à plusieurs reprises:

«C'est lui, c'est lui!... Il t'a choisi, il t'a envoyé, il veut que je te parle. Eh bien! je vais te parler. Recueille tes pensées, et qu'une vaine curiosité n'agite point ton âme. Reçois la confidence que je vais te faire, comme les fleurs au matin reçoivent avec calme la délicieuse rosée du ciel. As-tu jamais entendu parler de Samuel Hébronius?

—Oui, mon père, s'il est en effet le même que l'abbé Spiridion.»

Et je lui rapportai ce que le trésorier m'avait raconté.

Une figure épouvantable...
Une figure épouvantable...

Le père Alexis haussa les épaules avec une expression de mépris, et me parla en ces termes:

«Il est d'autres héritages que ceux de la famille, où l'on se lègue, selon la chair, les richesses matérielles. D'autres parentés plus nobles amènent souvent des héritages plus saints. Quand un homme a passé sa vie à chercher la vérité par tous les moyens et de tout son pouvoir, et qu'à force de soins et d'étude il est arrivé à quelques découvertes dans le vaste monde de l'esprit, jaloux de ne pas laisser s'enfouir dans la terre le trésor qu'il a trouvé, et rentrer dans la nuit le rayon de lumière qu'il a entrevu, dès qu'il sent approcher son terme, il se hâte de choisir parmi des hommes plus jeunes une intelligence sympathique à la sienne, dont il puisse faire, avant de mourir, le dépositaire de ses pensées et de sa science, afin que l'œuvre sacrée, ininterrompue malgré la mort du premier ouvrier, marche, s'agrandisse, et, perpétuée de race en race par des successions pareilles, parvienne à la fin des temps à son entier accomplissement. Et crois bien, mon fils, qu'il est besoin, pour entreprendre et continuer de pareils travaux, pour faire accepter de pareils legs, d'une intelligence généreuse et d'un fort dévoûment, quand on sait d'avance qu'on ne connaîtra pas le mot de la grande énigme à l'intelligence de laquelle on a pourtant consacré sa vie. Pardonne-moi cet orgueil, mon enfant; ce sera peut-être la seule récompense que je retirerai de toute cette vie de labeur; peut-être sera-ce le seul épi que je récolterai dans le rude sillon que j'ai labouré à la sueur de mon front. Je suis l'héritier spirituel du père Fulgence, comme tu seras le mien, Angel. Le père Fulgence était un moine de ce couvent; il avait, dans sa jeunesse, connu le fondateur, notre vénéré maître Hébronius, ou, comme on l'appelle ici, l'abbé Spiridion. Il était alors pour lui ce que tu es pour moi, mon fils; il était jeune et bon, inexpérimenté et timide comme toi; son maître l'aimait comme je t'aime, et il lui apprit, avec une partie de ses secrets, l'histoire de sa vie. C'est donc de l'héritier même du maître que je tiens les choses que je vais te redire.

«Pierre Hébronius ne s'appelait pas ainsi d'abord. Son vrai nom était Samuel. Il était juif, et né dans un petit village des environs d'Inspruck. Sa famille, maîtresse d'une assez grande fortune, le laissa, dans sa première jeunesse, complétement libre de suivre ses inclinations. Dès l'enfance il en montra de sérieuses. Il aimait à vivre dans la solitude, et passait ses journées et quelquefois ses nuits à parcourir les âpres montagnes et les étroites vallées de son pays. Souvent il allait s'asseoir sur le bord des torrents ou sur les rives des lacs, et il y restait longtemps à écouter la voix des ondes, cherchant à démêler le sens que la nature cachait dans ces bruits. À mesure qu'il avança en âge, son intelligence devint plus curieuse et plus grave. Il fallut donc songer à lui donner une instruction solide. Ses parents l'envoyèrent étudier aux universités d'Allemagne. Il y avait à peine un siècle que Luther était mort, et son souvenir et sa parole vivaient encore dans l'enthousiasme de ses disciples. La nouvelle loi affermissait les conquêtes qu'elle avait faites, et semblait s'épanouir dans son triomphe. C'était, parmi les réformés, la même ardeur qu'aux premiers jours, seulement plus éclairée et plus mesurée. Le prosélytisme y régnait encore dans toute sa ferveur, et faisait chaque jour de nouveaux adeptes. En entendant prêcher une morale et expliquer des dogmes que le luthéranisme avait pris dans le catholicisme, Samuel fut pénétré d'admiration. Comme c'était un esprit sincère et hardi, il compara tout de suite les doctrines qu'on lui exposait présentement avec celles dans lesquelles on l'avait élevé; et, éclairé par cette comparaison, il reconnut tout d'abord l'infériorité du judaïsme. Il se dit qu'une religion faite pour un seul peuple à l'exclusion de tous les autres, qui ne donnait à l'intelligence ni satisfaction dans le présent, ni certitude dans l'avenir, méconnaissait les nobles besoins d'amour qui sont dans le cœur de l'homme, et n'offrait pour règle de conduite qu'une justice barbare; il se dit que cette religion ne pouvait être celle des belles âmes et des grands esprits, et que celui-là n'était pas le Dieu de vérité qui ne dictait qu'au bruit du tonnerre ses changeantes volontés, et n'appelait à l'exécution de ses étroites pensées que les esclaves d'une terreur grossière. Toujours conséquent avec lui-même, Samuel, qui avait dit selon sa pensée, fit ensuite selon son dire, et, un an après son arrivée en Allemagne, il abjura solennellement le judaïsme pour entrer dans le sein de l'église réformée. Comme il ne savait pas faire les choses à moitié, il voulut, autant qu'il était en lui, dépouiller le vieil homme et se faire une vie toute nouvelle; c'est alors qu'il changea son nom de Samuel pour celui de Pierre. Quelque temps se passa pendant lequel il s'affermit et s'instruisit davantage dans sa nouvelle religion. Bientôt il en arriva au point de chercher pour elle des objections à réfuter et des adversaires à combattre. Comme il était audacieux et entreprenant, il s'adressa d'abord aux plus rudes. Bossuet fut le premier auteur catholique qu'il se mit à lire. Ce fut avec une sorte de dédain qu'il le commença: croyant que dans la foi qu'il venait d'embrasser résidait la vérité pure, il méprisait toutes les attaques que l'on pouvait tenter contre elle, et riait un peu d'avance des arguments irrésistibles de l'Aigle de Meaux. Mais son ironique méfiance fit bientôt place à l'étonnement, et ensuite à l'admiration. Quand il vit avec quelle logique puissante et quelle poésie grandiose le prélat français défendait l'église de Rome, il se dit que la cause plaidée par un pareil avocat en devenait au moins respectable; et, par une transition naturelle, il arriva à penser que les grands esprits ne pouvaient se dévouer qu'à de grandes choses. Alors il étudia le catholicisme avec la même ardeur et la même impartialité qu'il avait fait pour le luthéranisme, se plaçant vis-à-vis de lui, non pas comme font d'ordinaire les sectaires, au point de vue de la controverse et du dénigrement, mais à celui de la recherche et de la comparaison. Il alla en France s'éclairer auprès des docteurs de la religion-mère, comme il avait fait en Allemagne pour la réformée. Il vit le grand Arnauld et le second Grégoire de Nazianze, Fénelon, et ce même Bossuet. Guidé par ces maîtres, dont la vertu lui faisait aimer l'intelligence, il pénétra rapidement au fond des mystères de la morale et du dogme catholiques. Il y retrouva tout ce qui faisait pour lui la grandeur et la beauté du protestantisme, le dogme de l'unité et de l'éternité de Dieu que les deux religions avaient emprunté au judaïsme, et ceux qui semblent en découler naturellement et que pourtant celui-ci n'avait pas reconnus, l'immortalité de l'âme, le libre arbitre dans cette vie, et dans l'autre la récompense pour les bons et la punition pour les méchants. Il y retrouva, plus pure peut-être et plus élevée encore, cette morale sublime qui prêche aux hommes l'égalité entre eux, la fraternité, l'amour, la charité, le dévoûment à autrui, le renoncement à soi-même. Le catholicisme lui paraissait avoir en outre l'avantage d'une formule plus vaste et d'une unité vigoureuse qui manquait au luthéranisme. Celui-ci avait, il est vrai, en retour, conquis la liberté d'examen, qui est aussi un besoin de la nature humaine, et proclamé l'autorité de la raison individuelle; mais il avait, par cela même, renoncé au principe de l'infaillibilité, qui est la base nécessaire et la condition vitale de toute religion révélée, puisqu'on ne peut faire vivre une chose qu'en vertu des lois qui ont présidé à sa naissance, et qu'on ne peut, par conséquent, confirmer et continuer une révélation que par une autre. Or, l'infaillibilité n'est autre chose que la révélation continuée par Dieu même ou le Verbe dans la personne de ses vicaires. Le luthéranisme, qui prétendait partager l'origine du catholicisme et s'appuyer à la même révélation, avait, en brisant la chaîne traditionnelle qui rattachait le christianisme tout entier à cette même révélation, sapé de ses propres mains les fondements de son édifice. En livrant à la libre discussion la continuation de la religion révélée, il avait par là même livré aussi son commencement, et attenté ainsi lui-même à l'inviolabilité de cette origine qu'il partageait avec la secte rivale. Comme l'esprit d'Hébronius se trouvait en ce moment plus porté vers la foi que vers la critique, et qu'il avait bien moins besoin de discussion que de conviction, il se trouva naturellement porté à préférer la certitude et l'autorité du catholicisme à la liberté et à l'incertitude du protestantisme. Ce sentiment se fortifiait encore à l'aspect du caractère sacré d'antiquité que le temps avait imprimé au front de la religion-mère. Puis la pompe et l'éclat dont s'entourait le culte romain semblaient à cet esprit poétique l'expression harmonieuse et nécessaire d'une religion révélée par le Dieu de la gloire et de la toute-puissance. Enfin, après de mûres réflexions, il se reconnut sincèrement et entièrement convaincu, et reçut de nouveau le baptême de mains de Bossuet. Il ajouta sur les fonts le nom de Spiridion à celui de Pierre, en mémoire de ce qu'il avait été deux fois éclairé par l'esprit. Résolu dès lors à consacrer sa vie tout entière à l'adoration du nouveau Dieu qui l'avait appelé à lui et à l'approfondissement de sa doctrine, il passa en Italie, et y fit bâtir, à l'aide de la grande fortune que lui avait laissée un de ses oncles, catholique comme lui, le couvent où nous sommes. Fidèle à l'esprit de la loi qui avait créé les communautés religieuses, il y rassembla autour de lui les moines les mieux famés par leur intelligence et leur vertu, pour se livrer avec eux à la recherche de toutes les vérités, et travailler à l'agrandissement et à la corroboration de la foi par la science. Son entreprise parut d'abord réussir. Stimulés par son exemple, ses compagnons se livrèrent pendant quelques années avec ardeur à l'étude, à la prière et à la méditation. Ils s'étaient placés sous la protection de saint Benoît, et avaient adopté les règles de son ordre. Quand le moment fut venu pour eux de se donner un chef spirituel, ils portèrent unanimement sur Hébronius leur choix, qui fut ratifié par le pape. Le nouveau Prieur, un instant heureux de la confiance des frères qu'il s'était choisis, se remit à ses travaux avec plus d'ardeur et d'espérance que jamais. Mais son illusion ne fut pas de longue durée. Il ne fut pas longtemps à reconnaître qu'il s'était cruellement trompé sur le compte des hommes qu'il avait appelés à partager son entreprise. Comme il les avait pris parmi les plus pauvres religieux de l'Italie, il n'eut pas de peine à en obtenir du zèle et du soin pendant les premières années. Accoutumés qu'ils étaient à une vie dure et active, ils avaient facilement adopté le genre d'existence qu'il leur avait donné, et s'étaient conformés volontiers à ses désirs. Mais, à mesure qu'ils s'habituèrent à l'opulence, ils devinrent moins laborieux, et se laissèrent peu à peu aller aux défauts et aux vices dont ils avaient vu autrefois l'exemple chez leurs confrères plus riches, et dont peut-ètre ils avaient conservé en eux-mêmes le germe. La frugalité fit place à l'intempérance, l'activité à la paresse, la chanté à l'égoïsme; le jour n'eut plus de prières, la nuit plus de veilles; la médisance et la gourmandise trônèrent dans le couvent comme deux reines impures; l'ignorance et la grossièreté y pénétrèrent à leur suite, et firent du temple destiné aux vertus austères et aux nobles travaux un réceptacle de honteux plaisirs et de lâches oisivetés.

«Hébronius, endormi dans sa confiance et perdu dans ses profondes spéculations, ne s'apercevait pas du ravage que faisaient autour de lui les misérables instincts de la matière. Quand il ouvrit les yeux, il était déjà trop tard: n'ayant pas vu la transition par laquelle toutes ces âmes vulgaires étaient allées du bien au mal; trop éloigné d'elles par la grandeur de sa nature pour pouvoir comprendre leurs faiblesses, il se prit pour elles d'un immense dédain; et, au lieu de se baisser vers les pécheurs avec indulgence et de chercher à les ramener à leur vertu première, il s'en détourna avec dégoût, et dressa vers le ciel sa tête désormais solitaire. Mais, comme l'aigle blessé qui monte au soleil avec le venin d'un reptile dans l'aile, il ne put, dans la hauteur de son isolement, se débarrasser des révoltantes images qui avaient surpris ses yeux. L'idée de la corruption et de la bassesse vint se mêler à toutes ses méditations théologiques, et s'attacher, comme une lèpre honteuse, à l'idée de la religion. Il ne put bientôt plus séparer, malgré sa puissance d'abstraction, le catholicisme des catholiques. Cela l'amena, sans qu'il s'en aperçût, à le considérer sous ses côtés les plus faibles, comme il l'avait jadis considéré sous les plus forts, et à en rechercher, malgré lui, les possibilités mauvaises. Avec le génie investigateur et la puissante faculté d'analyse dont il était doué, il ne fut pas longtemps à les trouver; mais, comme ces magiciens téméraires qui évoquaient des spectres et tremblaient à leur apparition, il s'épouvanta lui-même de ses découvertes. Il n'avait plus cette fougue de la première jeunesse qui le poussait toujours en avant; et il se disait que, cette troisième religion une fois détruite, il n'en aurait plus aucune sous laquelle il pût s'abriter. Il s'efforça donc de raffermir sa foi, qui commençait à chanceler, et pour cela il se mit à relire les plus beaux écrits des défenseurs contemporains de l'Église. Il revint naturellement à Bossuet; mais il était déjà à un autre point de vue, et ce qui lui avait autrefois paru concluant et sans réplique lui semblait maintenant controversable ou niable en bien des points. Les arguments du docteur catholique lui rappelèrent les objections des protestants; et la liberté d'examen, qu'il avait autrefois dédaignée, rentra victorieusement dans son intelligence. Obligé de lutter individuellement contre la doctrine infaillible, il cessa de nier l'autorité de la raison individuelle. Bientôt, même, il en fit un usage plus audacieux que tous ceux qui l'avaient proclamée. Il avait hésité au début; mais, une fois son élan pris, il ne s'arrêta plus. Il remonta de conséquence en conséquence jusqu'à la révélation elle-même, l'attaqua avec la même logique que le reste, et força de redescendre sur la terre cette religion qui voulait cacher sa tête dans les cieux. Lorsqu'il eut livré à la foi cette bataille décisive, il continua presque forcément sa marche et poursuivit sa victoire; victoire funeste, qui lui coûta bien des larmes et bien des insomnies. Après avoir dépouillé de sa divinité le père du christianisme, il ne craignit pas de demander compte à lui et à ses successeurs de l'œuvre humaine qu'ils avaient accomplie. Le compte fut sévère. Hébronius alla au fond de toutes les choses. Il trouva beaucoup de mal mêlé à beaucoup de bien, et de grandes erreurs à de grandes vérités. Le grand champ catholique avait porté autant d'ivraie, peut-être, que de pur froment. Dans la nature d'esprit d'Hébronius, l'idée d'un Dieu pur esprit, tirant de lui-même un monde matériel et pouvant le faire rentrer en lui par un anéantissement pareil à sa création, lui semblait être le produit d'une imagination malade, pressée d'enfanter une théologie quelconque; et voici ce qu'il se disait souvent:—Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il concevoir qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette base, quel édifice se trouve bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde matériel que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et formé de la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l'avenir, pour être soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu s'empêcher de commettre.

«Cette pensée des hommes appelés, sans leur consentement, à une vie de périls et d'angoisses, suivie pour la plupart de souffrances éternelles et inévitables, arrachait à l'âme droite d'Hébronius des cris de douleur et d'indignation.—Oui, s'écriait-il, oui, chrétiens, vous êtes bien les descendants de ces Juifs implacables qui, dans les villes conquises, massacraient jusqu'aux enfants des femmes et aux petits des brebis; et votre Dieu est le fils agrandi de ce Jéhovah féroce qui ne parlait jamais à ses adorateurs que de colère et de vengeance!

«Il renonça donc sans retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle à embrasser à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et d'apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu'il avait intérieurement abjuré. Mais ce n'était pas assez d'avoir quitté l'erreur; il aurait encore fallu trouver la vérité. Hébronius avait beau tourner les yeux autour de lui, il ne voyait rien qui y ressemblât. Alors commença pour lui une suite de souffrances inconnues et terribles. Placé face à face avec le doute, cet esprit sincère et religieux s'épouvanta de son isolement, et se prit à suer l'eau et le sang, comme le Christ sur la montagne, à la vue de son calice. Et comme il n'avait d'autre but et d'autre désir que la vérité, que rien hors elle ne l'intéressait ici-bas, il vivait absorbé dans ses douloureuses contemplations; ses regards erraient sans cesse dans le vague qui l'entourait comme un océan sans bornes, et il voyait l'horizon reculer sans cesse devant lui à mesure qu'il voulait le saisir. Perdu dans cette immense incertitude, il se sentait pris peu à peu de vertige, et se mettait à tourbillonner sur lui-même. Puis, fatigué de ses vaines recherches et de ses tentatives sans espérance, il retombait affaissé, morne et désorganisé, ne vivant plus que par la sourde douleur qu'il ressentait sans la comprendre.

«Pourtant il conservait encore assez de force pour ne rien laisser voir au dehors de sa misère intérieure. On soupçonnait bien, à la pâleur de son front, à sa lente et mélancolique démarche, à quelques larmes furtives qui glissaient de temps en temps sur ses joues amaigries, que son âme était fortement travaillée, mais on ne savait par quoi. Le manteau de sa tristesse cachait à tous les yeux le secret de sa blessure. Comme il n'avait confié à personne la cause de son mal, personne n'aurait pu dire s'il venait d'une incrédulité désespérée ou d'une foi trop vive que rien sur la terre ne pouvait assouvir. Le doute, à cet égard, n'était même guère possible. L'abbé Spiridion accomplissait avec une si irréprochable exactitude toutes les pratiques extérieures du culte et tous ses devoirs visibles de parfait catholique, qu'il ne laissait ni prise à ses ennemis ni prétexte à une sensation plausible. Tous les moines, dont sa rigide vertu contenait les vices et dont ses austères labeurs condamnaient la lâche paresse, blessés à la fois dans leur égoïsme et dans leur vanité, nourrissaient contre lui une haine implacable, et cherchaient avidement les moyens de le perdre; mais, ne trouvant pas dans sa conduite l'ombre d'une faute, ils étaient forcés de ronger leur frein en silence, et se contentaient de le voir souffrir par lui-même. Hébronius connaissait le fond de leur pensée, et, tout en méprisant leur impuissance, s'indignait de leur méchanceté. Aussi, quand, par instants, il sortait de ses préoccupations intérieures pour jeter un regard sur la vie réelle, il leur faisait rudement porter le poids de leur malice. Autant il était doux avec les bons, autant il était dur avec les mauvais. Si toutes les faiblesses le trouvaient compatissant, et toutes les souffrances sympathique, tous les vices le trouvaient sévère, et toutes les impostures impitoyable. Il semblait même trouver quelque adoucissement à ses maux dans cet exercice complet de la justice. Sa grande âme s'exaltait encore à l'idée de faire le bien. Il n'avait plus de règle certaine ni de loi absolue; mais une sorte de raison instinctive, que rien ne pouvait anéantir ni détourner, le guidait dans toutes ses actions et le conduisait au juste. Ce fut probablement par ce côté qu'il se rattacha à la vie; en sentant fermenter ces généreux sentiments, il se dit que l'étincelle sacrée n'avait pas cessé de brûler en lui, mais seulement de briller; et que Dieu veillait encore dans son cœur, bien que caché à son intelligence par des voiles impénétrables. Que ce fût cette idée ou une autre qui le ranimât, toujours est-il qu'on vit peu à peu son front s'éclaircir, et ses yeux, ternis par les larmes, reprendre leur ancien éclat. Il se remit avec plus d'ardeur que jamais aux travaux qu'il avait abandonnés, et commença à mener une vie plus retirée encore qu'auparavant. Ses ennemis se réjouirent d'abord, espérant que c'était la maladie qui le retenait dans la solitude; mais leur erreur ne fut pas de longue durée. L'abbé, au lieu de s'affaiblir, reprenait chaque jour de nouvelles forces, et semblait se retremper dans les fatigues toujours plus grandes qu'il s'imposait. À quelque heure de la nuit que l'on regardât à sa fenêtre, on était sûr d'y voir de la lumière; et les curieux qui s'approchaient de sa porte pour tâcher de connaître l'emploi qu'il faisait de son temps, entendaient presque toujours dans sa cellule le bruit de feuillets qui se tournaient rapidement, ou le cri d'une plume sur le papier, souvent des pas mesurés et tranquilles, comme ceux d'un homme qui médite. Quelquefois même des paroles inintelligibles arrivaient aux oreilles des espions, et des cris confus pleins de colère ou d'enthousiasme les clouaient d'étonnement à leur place ou les faisaient fuir d'épouvante. Les moines, qui n'avaient rien compris à l'abattement de l'abbé, ne comprirent rien à son exaltation. Ils se mirent à chercher la cause de son bien-être, le but de ses travaux, et leurs sottes cervelles n'imaginèrent rien de mieux que la magie. La magie! comme si les grands hommes pouvaient rapetisser leur intelligence immortelle au métier de sorcière, et consacrer toute leur vie à souffler dans des fourneaux pour faire apparaître aux enfants effrayés des diables à queue de chien avec des pieds de bouc! Mais la matière ignorante ne comprend rien à la marche de l'esprit, et les hiboux ne connaissent pas les chemins par où les aigles vont au soleil.

«Cependant la monacaille n'osa pas dire tout haut son opinion, et la calomnie erra honteusement dans l'ombre autour du maître, sans oser l'attaquer en face. Il trouva, dans la terreur qu'inspiraient à ses imbéciles ennemis des machinations imaginaires, une sécurité qu'il n'aurait pas trouvée dans la vénération due à son génie et à sa vertu. Du mystère profond qui l'entourait, ils s'attendaient à voir sortir quelque terrible prodige, comme d'un sombre nuage des feux dévorants. C'est ainsi qu'il fut donné à Hébronius d'arriver tranquille à son heure dernière. Quand il la vit approcher, il fit venir Fulgence, pour qui il nourrissait une paternelle affection. Il lui dit qu'il l'avait distingué de tous ses autres compagnons, à cause de la sincérité de son cœur et de son ardent amour du beau et du vrai, qu'il l'avait depuis longtemps choisi pour être son héritier spirituel, et que l'instant était venu de lui révéler sa pensée. Alors il lui raconta l'histoire intime de sa vie. Arrivé à la dernière période, il s'arrêta un instant, comme pour méditer, avant de prononcer les paroles suprêmes et définitives; puis il reprit de la sorte:

«—Mon cher enfant, je t'ai initié à toutes les luttes, à tous les doutes, à toutes les croyances de ma vie. Je t'ai dit tout ce que j'avais trouvé de bon et de mauvais, de vrai et de faux dans toutes les religions que j'ai traversées. Je t'en laisse le juge, et remets à ta conscience le soin de décider. Si tu penses que j'aie tort, et que le catholicisme, où tu as vécu depuis ton enfance, satisfasse à la fois ton esprit et ton cœur, ne te laisse pas entraîner par mon exemple, et garde ta croyance. On doit rester là où l'on est bien. Pour aller d'une foi à une autre il faut traverser des abîmes, et je sais trop combien la route est pénible pour t'y pousser malgré toi. La sagesse mesure aux plantes le terrain et le vent: à la rose elle donne la plaine et la brise, au cèdre la montagne et l'ouragan. Il est des esprits hardis et curieux qui veulent et cherchent avant tout la vérité; il en est d'autres, plus timides et plus modestes, qui ne demandent que du repos. Si tu me ressemblais, si le premier besoin de ta nature était de savoir, je t'ouvrirais sans hésiter ma pensée tout entière. Je te ferais boire à la coupe de vérité que j'ai remplie de mes larmes, au risque de t'enivrer. Mais il n'en est pas ainsi, hélas! Tu es fait pour aimer bien plus que pour savoir, et ton cœur est plus fort que ton esprit. Tu es attaché au catholicisme, je le crois du moins, par des liens de sentiment que tu ne pourrais briser sans douleur; et, si tu le faisais, cette vérité, pour laquelle tu aurais immolé toutes tes sympathies, ne te paierait pas de tes sacrifices. Au lieu de t'exalter, elle t'accablerait peut-être. C'est une nourriture trop forte pour les poitrines délicates, et qui étouffe quand elle ne vivifie pas. Je ne veux donc pas te révéler cette doctrine qui fait le triomphe de ma vie et la consolation de mon heure dernière, parce qu'elle ferait peut-être ton deuil et ton désespoir. Que sait-on des âmes? Pourtant, à cause même de ton amour, il est possible que le culte du beau te mène au besoin du vrai, et l'heure peut sonner où ton esprit sincère aura soif et faim de l'absolu. Je ne veux pas alors que tu cries en vain vers le ciel, et que tu répandes sur une ignorance incurable des larmes inexaucées. Je laisse après moi une essence de moi, la meilleure partie de mon intelligence, quelques pages, fruit de toute ma vie de méditations et de travaux. De toutes les œuvres qu'ont enfantées mes longues veilles, c'est la seule que je n'aie pas livrée aux flammes, parce que c'était la seule complète. Là je suis tout entier; là est la vérité. Or le sage a dit de ne pas enfouir les trésors au fond des puits. Il faut donc que cet écrit échappe à la brutale stupidité de ces moines. Mais comme il ne doit passer qu'en des mains dignes de le toucher et ne s'ouvrir qu'à des yeux capables de le comprendre, j'y veux mettre une condition qui sera en même temps une épreuve. Je veux l'emporter dans la tombe, afin que celui de vous qui voudra un jour le lire ait assez de courage pour braver de vaines terreurs en l'arrachant à la poussière du sépulcre. Ainsi, écoute ma dernière volonté: Dès que j'aurai fermé les yeux, place cet écrit sur ma poitrine. Je l'ai enfermé moi-même dans un étui de parchemin, dont la préparation particulière pourrait le garantir de la corruption durant plusieurs siècles. Ne laisse personne toucher à mon cadavre; c'est là un triste soin qu'on ne se dispute guère et qu'on te laissera volontiers. Roule toi-même le linceul autour de mes membres exténués, et veille sur ma dépouille d'un œil jaloux, jusqu'à ce que je sois descendu dans le sein de la terre avec mon trésor; car le temps n'est pas venu où tu pourrais toi-même en profiter. Tu n'en adopterais l'esprit que sur la foi de ma parole, et cette foi ne suffirait pas à l'épreuve d'une lutte chaque jour renouvelée contre toi par le catholicisme. Comme chaque génération de l'humanité, chaque homme a ses besoins intellectuels, dont la limite marque celle de ses investigations et de ses conquêtes. Pour lire avec fruit ces lignes que je confie au silence de la tombe, il faudra que ton esprit soit arrivé, comme le mien, à la nécessité d'une transformation complète. Alors seulement tu dépouilleras sans crainte et sans regret le vieux vêtement, et tu revêtiras le nouveau avec la certitude d'une bonne conscience. Quand ce jour luira pour toi, brise sans inquiétude la pierre et le métal, ouvre mon cercueil et plonge dans mes entrailles desséchées une main ferme et pieuse. Ah! quand viendra cette heure, il me semble que mon cœur éteint tressaillera comme l'herbe glacée au retour d'un soleil de printemps, et que du sein de ses transformations infinies mon esprit entrera en commerce immédiat avec le tien: car l'Esprit vit à jamais, il est l'éternel producteur et l'éternel aliment de l'esprit; il nourrit ce qu'il engendre, et, comme chaque destruction alimente une production nouvelle dans l'ordre matériel, de même chaque souffle intellectuel entretient, par une invisible communion, le souffle éveillé par lui dans un sanctuaire nouveau de l'intelligence.

«Ce discours n'éveilla pas dans le sein de Fulgence une ardeur plus grande que son maître ne l'avait pressenti; Spiridion l'avait bien jugé en lui disant que l'heure de la connaissance n'était pas sonnée pour lui. Sans doute, des esprits plus hardis et des cerveaux plus vastes que celui de Fulgence eussent pu être institués dépositaires du secret de l'abbé; à cette époque il s'en trouvait encore dans le cloître. Mais, sans doute aussi, ces caractères ne lui offraient point une garantie suffisante de sincérité et de désintéressement; il devait craindre que son trésor ne devint un moyen de puissance temporelle ou de gloire mondaine dans les mains des ambitieux, peut-être une source d'impiété, une cause d'athéisme, sous l'interprétation d'une âme aride et d'une intelligence privée d'amour. Il savait que Fulgence était, comme dit l'Écriture, un or très-pur, et que si, le courage lui manquant, il venait à ne point profiter du legs sacré, du moins il n'en ferait jamais un usage funeste. Quand il vit avec quelle humble résignation ce disciple bien-aimé avait écouté ses confidences, il s'applaudit de l'avoir laissé à son libre arbitre, et lui fit jurer seulement qu'il en mourrait point sans avoir fait passer le legs en des mains dignes de le posséder, Fulgence le jura.

—Mais, ô mon maître! s'écria-t-il, à quoi connaîtrai-je ces mains pures? et si nul ne m'inspire assez de confiance pour que je lui transmette votre héritage, du sein de la tombe votre voix ne montera-t-elle pas vers moi pour tancer mon aveuglement ou ma timidité? Pourrai-je, quand la lumière sera éteinte, me diriger seul dans les ténèbres?

—Aucune lumière ne s'éteint, répondit l'abbé, et les ténèbres de l'entendement sont, pour un esprit généreux et sincère, des voiles faciles à déchirer. Rien ne se perd; la forme elle-même ne meurt pas; et, ma figure restant gravée dans le plus intime sanctuaire de ta mémoire, qui pourra dire que ma figure a disparu de ce monde et que les vers ont détruit mon image? La mort rompra-t-elle les liens de notre amitié, et ce qui est conservé dans le cœur d'un ami a-t-il cessé d'être! L'âme a-t-elle besoin des yeux du corps pour contempler ce qu'elle aime, et n'est-elle pas un miroir d'où rien ne s'efface? Va, la mer cessera de refléter l'azur des cieux avant que l'image d'un être aimé retombe dans le néant; et l'artiste qui fixe une ressemblance sur la toile ou sur le marbre ne donne-t-il pas, lui aussi, une sorte d'immortalité à la matière?

«Tels étaient les derniers entretiens de Spiridion avec son ami. Mais ici commence pour ce dernier une série de faits personnels sur lesquels j'appelle toute ton attention; les voici tels qu'ils m'ont été transmis maintes fois par lui avec la plus scrupuleuse exactitude.

«Fulgence ne pouvait s'habituer à l'idée de voir mourir son ami et son maître. En vain les médecins lui disaient qui l'abbé avait peu de jours à vivre, sa maladie ayant dépassée déjà le terme où cessent les espérances et où s'arrêtent les ressources de l'art; il ne concevait pas que cet homme, encore si vigoureux d'esprit et de caractère, fût à la veille de sa destruction. Jamais il ne l'avait vu plus clair et plus éloquent dans ses paroles, plus subtil dans ses aperçus et plus large dans ses vues.

Au seuil d'une autre vie, il avait encore de l'énergie et de l'activité pour s'occuper des détails de la vie qu'il allait quitter. Plein de sollicitude pour ses frères, il donnait à chacun l'instruction qui lui convenait: aux mauvais, la prédication ardente; aux bons, l'encouragement paternel. Il était plus inquiet et plus touché de la douleur de Fulgence que de ses propres souffrances physiques, et sa tendresse pour ce jeune homme lui faisait oublier ce qu'a de solennel et de terrible le pas qu'il allait franchir.»

Ici le père Alexis s'interrompit en voyant mes yeux se remplir de larmes, et ma tête se pencha sur sa main glacée, à la pensée d'un rapprochement si intime entre la situation qu'il me décrivait et celle où nous nous trouvions l'un et l'autre. Il me comprit, serra ma main avec force et continua.

«Spiridion, voyant que cette âme tendre et passionnée dans ses attachements allait se briser avec le fil de sa vie, essayait de lui adoucir l'horreur dont le catholicisme environne l'idée de la mort; il lui peignait sous des couleurs sereines et consolantes ce passage d'une existence éphémère à une existence sans fin.

—Je ne vous plains pas de mourir, lui répondait Fulgence; je me plains parce que vous me quittez. Je ne suis pas inquiet de votre avenir, je sais que vous allez passer de mes bras dans ceux d'un Dieu qui vous aime; mais moi je vais gémir sur une terre aride et traîner une existence délaissée parmi des êtres qui ne vous remplaceront jamais pour moi!

—Ô mon enfant! ne parle pas ainsi, répondit l'abbé; il y a une providence pour les hommes bons, pour les cœurs aimants. Si elle te retire un ami dont la mission auprès de toi est remplie, elle donnera en récompense à ta vieillesse un ami fidèle, un fils dévoué, un disciple confiant, qui entourera tes derniers jours des consolations que tu me procures aujourd'hui.

—Nul ne pourra m'aimer comme je vous aime, reprenait Fulgence, car jamais je ne serai digne d'un amour semblable à celui que vous m'inspirez; et quand même cela devrait arriver, je suis si jeune encore! Imaginez ce que j'aurai à souffrir, privé de guide et d'appui, durant les années de ma vie où vos conseils et votre protection m'eussent été le plus nécessaires!

—Ecoute, lui dit un jour l'abbé, je veux te dire une pensée qui a traversé plusieurs fois mon esprit sans s'y arrêter. Nul n'est plus ennemi que moi, tu le sais, des grossières jongleries dont les moines se servent pour terrifier leurs adeptes; je ne suis pas davantage partisan des extases que d'ignorants visionnaires ou de vils imposteurs ont fait servir à leur fortune ou à la satisfaction de leur misérable vanité; mais je crois aux apparitions et aux songes qui ont jeté quelquefois une salutaire terreur ou apporté une vivifiante espérance à des esprits sincères et pieusement enthousiastes. Les miracles ne me paraissent pas inadmissibles à la raison la plus froide et la plus éclairée. Parmi les choses surnaturelles qui, loin de causer de la répugnance à mon esprit, lui sont un doux rêve et une vague croyance, j'accepterais comme possibles les communications directes de nos sens avec ce qui reste en nous et autour de nous des morts que nous avons chéris. Sans croire que les cadavres puissent briser la pierre du sépulcre et reprendre pour quelques instants les fonctions de la vie, je m'imagine quelquefois que les éléments de notre être ne se divisent pas subitement, et qu'avant leur diffusion un reflet de nous-mêmes se projette autour de nous, comme le spectre solaire frappe encore nos regards de tout son éclat plusieurs minutes après que l'astre s'est abaissé derrière notre horizon. S'il faut t'avouer tout ce qui se passe en moi à cet égard, je te confesserai qu'il était une tradition dans ma famille que je n'ai jamais eu la force de rejeter comme une fable. On disait que la vie était dans le sang de mes ancêtres à un tel degré d'intensité que leur âme éprouvait, au moment de quitter le corps, l'effort d'une crise étrange, inconnue. Ils voyaient alors leur propre image se détacher d'eux, et leur apparaître quelquefois double et triple. Ma mère assurait qu'à l'heure suprême où mon père rendit l'esprit, il prétendait voir de chaque côté de son lit un spectre tout semblable à lui, revêtu de l'habit qu'il portait les jours de fête pour aller à la synagogue dont il était rabbin. Il eût été si facile à la raison hautaine de repousser cette légende que je ne m'en suis jamais donné la peine. Elle plaisait à mon imagination, et j'eusse été affligé de la condamner au néant des erreurs jugées. Ces discours te causent quelque surprise, je le vois. Tu m'as vu repousser si durement les tentatives de nos visionnaires et railler d'une manière si impitoyable leurs hallucinations, que tu penses peut-être qu'en cet instant mon cerveau s'affaiblit. Je sens, au contraire, que les voiles se dégagent, et il me semble que jamais je n'ai pénétré avec plus de lucidité dans les perceptions inconnues d'un nouvel ordre d'idées. À l'heure d'abdiquer l'exercice de la raison superbe, l'homme sincère, sentant qu'il n'a plus besoin de se défendre des terreurs de la mort, jette son bouclier et contemple d'un œil calme le champ de bataille qu'il abandonne. Alors il peut voir que, de même que l'ignorance et l'imposture, la raison et la science ont leurs préjugés, leurs aveuglements, leurs négations téméraires, leurs étroites obstinations. Que dis-je? il voit que la raison et la science humaines ne sont que des aperçus provisoires, des horizons nouvellement découverts, au delà desquels s'ouvrent des horizons infinis, inconnus encore, et qu'il juge insaisissables, parce que la courte durée de sa vie et la faible mesure de ses forces ne lui permettent pas de pousser plus loin son voyage. Il voit, à vrai dire, que la raison et la science ne sont que la supériorité d'un siècle relativement à un autre, et il se dit en tremblant que les erreurs qui le font sourire en son temps ont été le dernier mot de la sagesse humaine pour ses devanciers. Il peut se dire que ses descendants riront également de sa science, et que les travaux de toute sa vie, après avoir porté leurs fruits pendant une saison, seront nécessairement rejetés comme le vieux tronc d'un arbre qu'on recèpe. Qu'il s'humilie donc alors, et qu'il contemple avec un calme philosophique cette suite de générations qui l'ont précédé et cette suite de générations qui le suivront; et qu'il sourie en voyant le point intermédiaire où il a végété, atome obscur, imperceptible anneau de la chaîne infinie! Qu'il dise: J'ai été plus loin que mes ancêtres, j'ai grossi ou épuré le trésor qu'ils avaient conquis. Mais qu'il ne dise pas: Ce que je n'ai pas fait est impossible à faire, ce que je n'ai pas compris est un mystère incompréhensible, et jamais l'homme ne surmontera les obstacles qui m'ont arrêté. Car cela serait un blasphème, et ce serait pour de tels arrêts qu'il faudrait rallumer les bûchers où l'inquisition jette les écrits des novateurs.

«Ce jour-là, Spiridion mit sa tête dans ses mains, et ne s'expliqua pas davantage. Le lendemain, il reprit un entretien qui semblait lui plaire et le distraire de ses souffrances.

—Fulgence! dit-il, que peut signifier ce mot, passé? et quelle action veut marquer ce verbe, n'être plus? Ne sont-ce pas là des idées créées par l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a été peut-il cesser d'être, et ce qui est peut-il n'avoir pas été de tout temps?

—Est-ce à dire, maître, lui répliqua le simple Fulgence, que vous ne mourrez point, ou que je vous verrai encore après que vous ne serez plus?

—Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravée dans ton esprit; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu'elle restera dans la mémoire de ton cœur: mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton âme me comprend et me possède. Et peut-être, ajouta-t-il avec une sorte d'enthousiasme et comme frappé d'une idée nouvelle, peut-être te dirai-je, après ma mort, ce que mon ignorance et la tienne nous ont empêchés de découvrir ensemble et de nous communiquer l'un à l'autre. Peut-être la pensée fécondera-t-elle la mienne; peut-être la semence laissée par moi dans ton âme fructifiera-t-elle, échauffée par ton souffle. Prie, prie! et ne pleure pas. Rappelle-toi que le jeune prophète Elisée demanda pour toute grâce au Seigneur qu'il mit sur lui une double part de l'esprit du prophète Elie, son maître. Nous sommes tous prophètes aujourd'hui, mon enfant. Nous cherchons tous la parole de vie et l'esprit de vérité.

«Le dernier jour, l'abbé reçut les sacrements avec tout le calme et toute la dignité d'un homme qui accomplit un acte extérieur et qui l'accepte comme un symbole respectable. Il reçut tous les adieux de ses frères, leur donna sa dernière bénédiction, et, se tournant vers Fulgence, il lui dit tout bas au moment où celui-ci, le voyant si fort et si tranquille, espérait presque qu'une crise favorable s'opérait et que son ami allait lui être rendu:

«Fais-les sortir, Fulgence; je veux être seul avec toi. Hâte-toi, je vais mourir.»

«Fulgence, consterné, obéit; et quand il fut seul avec l'abbé, il lui demanda, en tremblant et on pleurant, d'où lui venait, dans un moment où il semblait si calme, la pensée que sa vie allait finir si vite.

«Je me sens extraordinairement bien, en effet, répondit Spiridion, et, si je m'en rapportais au bien-être que j'éprouve dans mon corps et dans mon âme, je croirais volontiers que je ne fus jamais plus fort et mieux portant. Mais il est certain que je vais mourir; car j'ai vu tout à l'heure mon spectre qui me montrait le sablier, et qui me faisait signe de renvoyer tous ces témoins inutiles ou malveillants. Dis-moi où en est le sable.

—Ô mon maître! plus d'à moitié écoulé dans le réceptacle.

—C'est bien, mon enfant... Donne-moi l'écrit... place-le sur ma poitrine, et mets tout de suite le linceul autour de mes reins.»

Fulgence obéit, le front baigné d'une sueur froide. L'abbé lui prit les mains, et lui dit encore:

«Je ne m'en vais pas... Tous les éléments de mon être retournent à Dieu, et une partie de moi passe en toi.»

Puis il ferma les yeux et se recueillit. Au bout d'une demi-heure, il les ouvrit, et dit:

«Cet instant est ineffable; je ne fus jamais plus heureux... Fulgence, reste-t-il du sable?

«Fulgence tourna ses yeux humides vers le sablier. Il ne restait plus que quelques grains dans le récipient. Emporté par un mouvement de douleur inexprimable, il serra convulsivement les deux mains de son maître, qui étaient enlacées aux siennes, et qu'il sentait se refroidir rapidement. L'abbé lui rendit son étreinte avec force, et sourit en lui disant: «Voici l'heure!»

«En cet instant, Fulgence sentit une main pleine de chaleur se poser sur sa tête. Il se retourna brusquement, et vit debout derrière lui un homme en tout semblable à l'abbé, qui le regardait d'un air grave et paternel. Il reporta ses regards sur le mourant; ses mains s'étaient étendues, ses yeux étaient fermés. Il avait cessé de vivre de la vie des hommes.

«Fulgence n'osa se retourner. Partagé entre la terreur et le désespoir, il colla son visage au bord du lit, et perdit connaissance pendant quelques instants. Mais bientôt, se rappelant le devoir qu'il avait à remplir, il reprit courage, et acheva d'ensevelir son maître bien-aimé dans le linceul. Il arrangea le manuscrit avec le plus grand soin, mit le crucifix dessus, suivant l'usage, et croisa les bras du cadavre sur la poitrine. À peine y furent-ils placés, qu'ils se roidirent comme l'acier, et il sembla à Fulgence que nul pouvoir humain n'eût pu arracher le livre à ce corps privé de vie.

«Il ne le quitta pas une seule minute, et le porta lui-même, avec trois autres novices, dans l'église. Là, il se prosterna auprès de son catafalque, et y resta sans prendre aucun aliment ni goûter aucun sommeil, jusqu'à ce qu'il eût de ses mains soudé le cercueil et qu'il eût vu de ses yeux sceller la pierre du caveau. Quand ce fui fait, il se prosterna sur cette dalle, et l'arrosa de larmes amères. Alors il entendit une voix qui lui dit à l'oreille: «T'ai-je donc quitté?» Il n'osa pas regarder auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne rien voir. Mais la voix qu'il avait entendue était bien celle de son ami. Les chants funèbres résonnaient encore sous la voûte du temple, et le cortège des moines défilait lentement.

«Là, poursuivit Alexis après s'être un peu reposé, cessent pour moi les intimes révélations de Fulgence.» Lorsqu'il me raconta ces choses, il crut devoir ne me rien cacher de la vie et de la mort de son maître; mais, soit scrupule de chrétien, soit une sorte de confusion et de repentir envers la mémoire de Spiridion, il ne voulut point me raconter ce qui s'était passé depuis entre lui et l'ombre assidue à le visiter. J'ai la certitude intime qu'il eut de nombreuses apparitions dans les premiers temps; mais la crainte qu'elles lui causaient et les efforts qu'il faisait pour s'y soustraire les rendirent de plus en plus rares et confuses. Fulgence était un caractère flottant, une conscience timorée. Quand il eut perdu son maître, le charme de sa présence continuelle n'agissant plus sur lui, il fut effrayé de tout ce qu'il avait entendu, et peut-être de ce qu'il avait fait en inhumant le livre. Personne mieux que lui ne savait combien l'accusation de magie était indigne de la haute sagesse et de la puissante raison de l'abbé. Néanmoins, à force d'entendre dire, après la mort de celui-ci, qu'il s'était adonné à cet art détestable et qu'il avait eu commerce avec les démons, Fulgence, épouvanté des choses surnaturelles qu'il avait vues, et de celles qui, sans doute, se passaient encore en lui, chercha dans l'observance scrupuleuse de ses devoirs de chrétien un refuge contre la lumière qui éblouissait sa faible vue. Ce qu'il faut admirer dans cet homme généreux et droit, c'est qu'il trouva dans son cœur la force qui manquait à son esprit, et qu'il ne trahit jamais, même au sein des investigations menaçantes ou perfides du confessionnal, aucun des secrets de son maître. L'existence du manuscrit demeura ignorée, et, à l'heure de sa mort, il exécuta fidèlement la volonté suprême de Spiridion en me confiant ce que je viens de te confier.

«Spiridion avait érigé en statut particulier de notre abbaye, que tout religieux atteint d'une maladie grave, serait en droit de réclamer, outre les soins de l'infirmier ordinaire, ceux d'un novice ou d'un religieux à son choix. L'abbé avait institué ce règlement peu de jours avant sa mort, en reconnaissance des consolations dont Fulgence entourait son agonie, afin que ce même Fulgence et les autres religieux eussent, dans leur dernière épreuve, ces secours et ces consolations de l'amitié, que rien ne peut remplacer. Fulgence étant donc tombé en paralysie, je fus mandé auprès de lui. Le choix qu'il faisait de moi en cette occurrence eut lieu de me surprendre; car je le connaissais à peine, et il n'avait jamais semblé me distinguer, tandis qu'il était sans cesse entouré de fervents disciples et d'amis empressés. Objet des persécutions et des méfiances de l'ordre durant les années qui suivirent la mort de l'abbé, il avait fini par faire sa paix à force de douceur et de bonté. De guerre lasse, on avait cessé de lui demander compte des écrits hérétiques qu'on soupçonnait être sortis de la plume d'Hébronius, et on se persuadait qu'il les avait brûlés. Les conjectures sur le grand œuvre étaient passées de mode depuis que l'esprit du xviiie siècle s'était infiltré dans nos murs. Nous avions au moins dix bons pères philosophes qui lisaient Voltaire et Rousseau en cachette, et qui poussaient l'esprit fort jusqu'à rompre le jeûne et soupirer après le mariage. Il n'y avait plus que le portier du couvent, vieillard de quatre-vingts ans, contemporain du père Fulgence, qui mêlât les superstitions du passé à l'orgueil du présent. Il parlait du vieux temps avec admiration, de l'abbé Spiridion avec un sourire mystérieux, et de Fulgence lui-même avec une sorte de mépris, comme d'un ignorant et d'un paresseux qui eût pu faire part de son secret et enrichir le couvent, mais qui avait peur du diable et faisait niaisement son salut. Cependant il y avait encore de mon temps plusieurs jeunes cerveaux que la vie et la mort d'Hébronius tourmentaient comme un problème. J'étais de ce nombre; mais je dois dire que, si le sort de cette grande âme dans l'autre vie m'inspirait quelque inquiétude, je ne partageais aucune des imbéciles terreurs de ceux qui n'osaient prier pour elle, de peur de la voir apparaître. Une superstition, qui durera tant qu'il y aura des couvents, condamnait son spectre à errer sur la terre jusqu'à ce que les portes du purgatoire tombassent tout à fait devant son repentir ou devant les supplications des hommes. Mais, comme, selon les moines, il est de la nature des spectres de s'acharner après les vivants qui veulent bien s'occuper d'eux, pour en obtenir toujours plus de messes et de prières, chacun se gardait bien de prononcer son nom dans les commémorations particulières.

«Pour moi, j'avais souvent réfléchi aux choses étranges qu'on racontait au noviciat sur les anciennes apparitions de l'abbé Spiridion. Aucun novice de mon temps ne pouvait affirmer avoir vu ou entendu l'Esprit; mais certaines traditions s'étaient perpétuées dans cette école avec les commentaires de l'ignorance et de la peur, éléments ordinaires de l'éducation monacale. Les anciens, qui se piquaient d'être éclairés, riaient de ces traditions, sans avouer qu'ils les avaient accréditées eux-mêmes dans leur jeunesse. Pour moi, je les écoutais avec avidité, mon imagination se plaisant à la poésie de ces récits merveilleux, et ma raison ne cherchant point à les commenter. J'aimais surtout une certaine histoire que je veux te rapporter.

«Pendant les dernières années de l'abbé Spiridion, il avait pris l'habitude de marcher à grands pas dans la longue salle du chapitre depuis midi jusqu'à une heure. C'était là toute la récréation qu'il se permettait, et encore la consacrait-il aux pensées les plus graves et les plus sombres; car, si on venait l'interrompre au milieu de sa promenade, il se livrait à de violents accès de colère. Aussi les novices qui avaient quelque grâce à lui demander se tenaient-ils dans la galerie du cloître contiguë à celle du chapitre, et là ils attendaient, tout tremblants, que le coup d'une heure sonnât; l'abbé, scrupuleusement régulier dans la distribution de sa journée, n'accordait jamais une minute de plus ni de moins à sa promenade. Quelques jours après sa mort, l'abbé Déodatus, son successeur, étant entré un peu après midi dans la salle du chapitre, en sortit, au bout de quelques instants, pâle comme la mort, et tomba évanoui dans les bras de plusieurs frères qui se trouvaient dans la galerie. Jamais il ne voulut dire la cause de sa terreur ni raconter ce qu'il avait vu dans la salle. Aucun religieux n'osa plus y pénétrer à cette heure-là, et la peur s'empara de tous les novices au point qu'on passait la nuit en prières dans les dortoirs, et que plusieurs de ces jeunes gens tombèrent malades. Cependant la curiosité étant plus forte encore que la frayeur, il y en eut quelques-uns d'assez hardis pour se tenir dans la galerie à l'heure fatale. Cette galerie est, tu le sais, plus basse de quelques pieds que le sol de la salle du chapitre, Les cinq grandes fenêtres en ogive de la salle donnent donc sur la galerie, et à cette époque elles étaient, comme aujourd'hui, garnies de grands rideaux de serge rouge constamment baissés sur cette face du bâtiment. Quels furent la surprise et l'effroi de ces novices lorsqu'ils virent passer sur les rideaux la grande ombre de l'abbé Spiridion, bien reconnaissable à la silhouette de sa belle chevelure! En même temps qu'on voyait passer et repasser cette ombre, on entendait le bruit égal et rapide de ses pas. Tout le couvent voulut être témoin de ce prodige, et les esprits forts, car dès ce temps-là il y en avait quelques-uns, prétendaient que c'était Fulgence ou quelque autre des anciens favoris de l'abbé qui se promenait de la sorte. Mais l'étonnement des incrédules fut grand lorsqu'ils purent s'assurer que toute la communauté, sans en excepter un seul religieux, novice ou serviteur, était rassemblée sur la galerie, tandis que l'ombre marchait toujours et que le plancher de la salle craquait sous ses pieds comme à l'ordinaire.

Tenant toujours d'une main son démon terrassé...
Tenant toujours d'une main son démon terrassé...

«Cela dura plus d'un an. À force de messes et de prières, on satisfit, dit-on, cette âme en peine, et le premier anniversaire de la mort d'Hébronius vit cesser le prodige. Cependant une autre année s'écoula encore sans que personne osât entrer dans la salle à l'heure maudite. Comme on donne à chaque chose un nom de convention dans les couvents, on avait nommé cette heure le Miserere, parce que, pendant l'année qu'avait duré la promenade du revenant, plusieurs novices, désignés à tour de rôle par les supérieurs, avaient été tenus d'aller réciter le Miserere dans la galerie. Quand cette apparition eut cessé et qu'on se fut familiarisé de nouveau avec les lieux hantés par l'esprit, on disait qu'à l'heure de midi, au moment où le soleil passait sur la figure du portrait d'Hébronius, on voyait ses yeux s'animer et paraître en tout semblables à des yeux humains.

«Cette légende ne m'avait jamais trouvé railleur et superbe. Je prenais un singulier plaisir à l'entendre raconter; et longtemps avant l'époque où je connus intimement Fulgence, je m'étais intéressé à ce savant abbé, dont l'âme agitée n'avait peut-être pu encore entrer dans le repos céleste, faute d'avoir trouvé des amis assez courageux ou des chrétiens assez fervents pour demander et obtenir sa grâce. Dans toute la naïveté de ma foi, je m'étais posé comme l'avocat de Spiridion auprès du tribunal de Dieu, et tous les soirs, avant de m'endormir, je récitais avec onction un De profondis pour lui. Bien qu'il fût mort une quarantaine d'années avant ma naissance, soit que j'aimasse la grandeur de ce caractère dont on rapportait mille traits remarquables, soit qu'il y eût en moi quelque chose comme une prédestination à devenir son héritier, je me sentais ému d'une vive sympathie et d'une sorte de tendresse pieuse en songeant à lui. J'avais horreur de l'hérésie, et je le plaignais si vivement d'avoir donné dans cette erreur que je ne pouvais souffrir qu'on parlât devant moi de ses dernières années.

Lorsqu'ils virent sur les rideaux la grand Ombre de l'abbé...
Lorsqu'ils virent sur les rideaux la grand Ombre de l'abbé...

«Néanmoins la prudence me défendait d'avouer cette sympathie. L'inquisition exercée sans cesse par les supérieurs eût incriminé la pureté de mes sentiments. Le choix que Fulgence fit de moi pour son ami et son consolateur eut lieu de me surprendre autant qu'il surprit les autres. Quelques-uns en furent blessés, mais personne ne songea à m'en faire un crime; car je ne l'avais pas cherché, et on n'en conçut point de méfiance. J'étais alors aussi fervent catholique qu'il est possible de l'être, et même ma dévotion avait un caractère d'orthodoxie farouche qui m'assurait, sinon la bienveillance, du moins la considération des supérieurs. Il y avait déjà quatre ans que j'avais fait profession, et cette ferveur de novice, qui est devenue un terme proverbial, ne s'était pas encore démentie. J'aimais la religion catholique avec une sorte de transport; elle me semblait une arche sainte à l'abri de laquelle je pourrais dormir toute ma vie en sûreté contre les flots et les orages de mes passions; car je sentais fermenter en moi une force capable de briser comme le verre tous les raisonnements de la sagesse; et les idées que renferme ce mot, mystère, étaient les seuls qui pussent m'enchaîner, parce qu'elles seules pouvaient gouverner ou du moins endormir mon imagination. Je me plaisais à exalter la puissance de cette révélation divine qui coupe court à toutes les controverses et promet, en revanche de la soumission de l'esprit, les éternelles joies de l'âme. Combien je la trouvais préférable à ces philosophies profanes qui cherchent vainement le bonheur dans un monde éphémère, et qui ne peuvent, après avoir lâché la bride aux instincts de la matière, reprendre le moindre empire durable sur eux par le raisonnement! J'étais chargé de presque toutes les instructions scolastiques, et je professais la théologie en apôtre exalté, faisant servir tout l'esprit de discussion et d'examen qui étaient en moi à démontrer l'excellence d'une foi qui proscrivait l'un et l'autre.

«Je semblais donc l'homme le moins propre à recevoir les confidences de l'ami d'Hébronius. Mais un seul acte de ma vie avait révélé naguère au vieux Fulgence quel fonds on pouvait faire sur la fermeté de mon caractère. Un novice m'avait confié une faute que je l'avais engagé à confesser. Il ne l'avait pas fait, et la faute ayant été découverte ainsi que la confidence que j'avais reçue, on taxait presque mon silence de complicité. On voulait pour m'absoudre que je fisse de plus amples révélations, et que je complétasse, par la délation, l'accusation portée contre ce jeune homme. J'aimai mieux me laisser charger que de le charger lui-même. Il confessa toute la vérité, et je fus disculpé. Mais on me fit un grand crime de ma résistance, et le Prieur m'adressa des reproches publics dans les termes les plus blessants pour l'orgueil irritable qui couvait dans mon sein. Il m'imposa une rude pénitence; puis, voyant la surprise et la consternation que cet arrêt sévère répandait sur le visage des novices tremblants autour de moi, il ajouta:

«—Nous avons regret à punir avec la rigueur de la justice un homme aussi régulier dans ses mœurs et aussi attaché à ses devoirs que vous l'avez été jusqu'à ce jour. Nous aimerions à pardonner cette faute, la première de votre vie religieuse qui nous ait offert de la gravité. Nous le ferions avec joie, si vous montriez assez de confiance en nous pour vous humilier devant notre paternelle autorité, et si, tout en reconnaissant vos torts, vous preniez l'engagement solennel de ne jamais retomber dans une telle résistance, en faveur des profanes maximes d'une mondaine loyauté.

«—Mon père, répondis-je, j'ai sans doute commis une grande faute, puisque vous condamnez ma conduite; mais Dieu réprouve les vœux téméraires, et quand nous faisons un ferme propos de ne plus l'offenser, ce n'est point par des serments, mais par d'humbles vœux et d'ardentes prières que nous obtenons son assistance future. Nous ne saurions tromper sa clairvoyance, et il se rirait de notre faiblesse et de notre présomption. Je ne puis donc m'engager à ce que vous me demandez.»

«Ce langage n'était pas celui de l'Église, et, à mon insu, un instant d'indignation venait de tracer en moi une ligne de démarcation entre l'autorité de la foi et l'application de cette autorité entre les mains des hommes. Le Prieur n'était pas de force à s'engager dans une discussion avec moi. Il prit un air d'hypocrite compassion, et me dit d'un ton affligé qui déguisait mal son dépit:

«—Je serai forcé de confirmer ma sentence, puisque vous ne vous sentez pas la force de me rassurer à l'avenir sur une seconde faute de ce genre.

«—Mon père, répondis-je, je ferai double pénitence pour celle-ci.»

«Je la lis en effet; je prolongeai tellement mes macérations qu'on fut forcé de les faire cesser. Sans m'en douter, ou du moins sans l'avoir prévu, j'allumai de profonds ressentiments, et j'excitai de vives alarmes dans l'esprit des supérieurs par l'orgueil d'une expiation qui désormais me déclarait invulnérable aux atteintes des châtiments extérieurs. Fulgence fut vivement frappé du caractère inattendu que cette conduite, de ma part, révélait aux autres et à moi-même. Il lui échappa de dire que, du temps de l'abbé Spiridion, de telle choses ne ne seraient point passées.

«Ces paroles me frappèrent à mon tour, et je lui en demandai l'explication un jour que je me trouvai seul avec lui.

«—Ces paroles signifient deux choses, me répondit-il: d'abord, que jamais l'abbé Spiridion n'eût cherché à arracher de la bouche d'un ami le secret d'un ami; ensuite, que, si quelqu'un l'eût osé tenter, il eût puni la tentative et récompensé la résistance.»

«Je fus fort surpris de cet instant d'abandon, le seul peut-être auquel Fulgence se fût livré depuis bien des années. Très peu de temps après il tomba en paralysie, et me fit venir près de lui. Il me parut d'abord très gêné avec moi, et j'attendais vainement qu'il m'expliquât par quel hasard il m'avait choisi. Mais, voyant qu'il ne le faisait pas, je sentis ce qu'il y aurait eu d'indélicat à le lui demander, et je m'efforçai de lui montrer que j'étais reconnaissant et honoré de la préférence qu'il m'accordait. Il me sut gré de lui épargner toute explication, et nos relations s'établirent sur un pied de tendre intimité et de dévoûment filial. Cependant la confiance eut peine à venir, quoique nous parlassions beaucoup ensemble et avec une apparence d'abandon. Le bon vieillard semblait avoir besoin de raconter ses jeunes années, et de faire partager à un autre l'enthousiasme qu'il avait pour son bien-aimé maître Spiridion. Je l'écoutais avec plaisir, éloigné que j'étais de concevoir aucune inquiétude pour ma foi; et bientôt je pris tant d'intérêt à ce sujet que, lorsqu'il s'en écartait, je l'y ramenais de moi-même. J'aurais bien, à cause des travaux inconnus qui avaient rempli les dernières années de l'abbé, gardé contre lui une sorte de méfiance, si les détails de sa vie m'eussent été transmis par un catholique moins régulier que Fulgence; mais de celui-ci rien ne m'était suspect, et, à mesure que par lui je me mis à connaître Spiridion, je me laissai aller à la sympathie étrange et toute-puissante que m'inspirait le caractère de l'homme sans m'alarmer des opinions finales du théologien. Cette sincérité vigoureuse et cette justice rigide qu'il avait apportées dans tous les actes de sa vie faisaient vibrer en moi des cordes jusque là muettes. Enfin j'arrivai à chérir ce mort illustre comme un ami vivant. Fulgence parlait de lui et des choses écoulées depuis soixante ans comme s'ils eussent été d'hier; le charme et la vérité de ses tableaux étaient tels pour moi que je finissais par croire à la présence du maître ou à son retour prochain au milieu de nous. Je restais parfois longtemps sous l'empire de cette illusion; et quand elle s'évanouissait, quand je revenais au sentiment de la réalité, je me sentais saisi d'une véritable tristesse, et je m'affligeais de mon erreur perdue avec une naïveté qui faisait sourire et pleurer à la fois le bon Fulgence.

«Malgré la résignation patiente avec laquelle ce digne religieux supportait son infirmité toujours croissante, malgré l'enjouement et l'expansion que ma présence lui apportait, il était facile de voir qu'un chagrin lent et profond l'avait rongé toute sa vie; et plus ses jours déclinaient vers la tombe, plus ce chagrin mystérieux semblait lui peser. Enfin, sa mort étant proche, il m'ouvrit tout à fait son âme et me dit qu'il m'avait jugé seul capable de recevoir un secret de cette importance, à cause de la fermeté de mes principes et de celle de mon caractère. L'une devait m'empêcher, selon lui, de m'égarer dans les abîmes de l'hérésie, l'autre me préserverait de jamais trahir le secret du livre. Il désirait que je ne prisse point connaissance de ce livre; mais il ajoutait, selon l'esprit du maître, que, si je venais à perdre la foi et à tomber dans l'athéisme, le livre, quoique entaché peut-être d'hérésie, devait certainement me ramener à la croyance de la Divinité et des points fondamentaux de la vraie religion. Sous ce rapport, c'était un trésor qu'il ne fallait pas laisser à jamais enfoui; et Fulgence me fit jurer, au cas où je n'aurais jamais besoin d'y recourir, de ne point emporter se secret dans la tombe et de le confier à quelque ami éprouvé avant de mourir. Il y eut beaucoup d'embarras et de contradictions dans les aveux du bon religieux. Il semblait qu'il y eût en lui deux consciences, l'une tourmentée par les devoirs et les engagements de l'amitié, l'autre par les terreurs de l'enfer. Son trouble excita en moi une tendre compassion, et je ne songeai pas à porter de sévères jugements sur sa conduite, en un moment si solennel et si douloureux. D'autre part, je commençais à me trouver moi-même dans la même situation que lui. Catholique et hérétique à la fois, d'une main j'invoquais l'autorité de l'Église romaine, de l'autre je plongeais dans la tombe de Spiridion pour y chercher ou du moins pour y protéger l'esprit de révolte et d'examen. Je compris bien les souffrances du moribond Fulgence, et je lui cachai celles qui s'emparaient de moi. Il s'était soutenu vigoureux d'esprit tant que l'urgence de ses aveux avait été aux prises avec les scrupules de sa dévotion. À peine eut-il mis fin à ses agitations qu'il commença à baisser: sa mémoire s'affaiblit, et bientôt il sembla avoir complètement oublié jusqu'au nom de son ami. Durant les heures de la fièvre, il était livré aux plus minutieuses pratiques de dévotion, et je n'étais occupé qu'à lui réciter des prières et à lui lire des psaumes. Il s'endormait un rosaire entre les doigts, et s'éveillait en murmurant: Miserere nobis. On eût dit qu'il voulait expier à force de puérilités la coûteuse énergie qu'il avait déployée en exécutant la volonté dernière de son ami. Ce spectacle m'affligea.—À quoi sert toute une vie de soumission et d'aveuglement, pensai-je, s'il faut à quatre-vingts ans mourir dans l'épouvante? Comment mourront les athées et les débauchés si les saints descendent dans la tombe pâles de terreur et manquant de confiance eu la justice de Dieu?

«Une nuit Fulgence, en proie à un redoublement de fièvre, fut agité de rêves pénibles. Il me pria de m'asseoir près de son lit et de rester éveillé afin de réveiller lui-même s'il venait à s'endormir. À chaque instant il croyait voir un spectre approcher de lui; mais il avouait ensuite qu'il ne le voyait point, et que la peur seule de le voir l'aidait passer devant ses yeux des images flottantes et des formes confuses. Il faisait un beau clair de lune, et cette circonstance l'effrayait particulièrement. C'est alors que, dévoré d'une curiosité égoïste, je lui arrachai l'aveu des apparitions qu'il avait eues. Mais cet aveu fut très incomplet; sa tête s'égarait à chaque instant. Tout ce que je pus savoir, c'est que le spectre avait cessé de le visiter pendant plus de cinquante ans. C'était environ un an avant cette maladie, sous laquelle il succombait, que l'apparition était revenue. À l'heure de la nuit où la lune entrait dans son plein, il s'éveillait et voyait l'abbé assis près de lui. Celui-ci ne lui parlait point, mais il le regardait d'un air triste et sévère, comme pour lui reprocher son oubli et lui rappeler ses promesses. Fulgence en avait conclu que son heure était proche; et, cherchant autour de lui à qui il pourrait transmettre le secret, il avait remarqué que j'étais le seul homme sur lequel il put compter. Il n'avait voulu me faire aucune ouverture préalable, afin ne point attirer sur nos relations l'attention des supérieurs et de ne point m'exposer par la suite à des persécutions.

«La nuit se passa sans que le spectre apparût à Fulgence. Quand il vit le matin blanchir l'horizon, il secoua tristement la tête en disant:

«—C'est fini, il ne viendra plus. Il ne venait que pour me tourmenter lorsqu'il était mécontent de moi, et maintenant que j'ai fait sa volonté il m'abandonne! Ô maître, ô maître, j'ai pourtant exposé pour vous mon salut éternel, et peut-être suis-je damné à jamais pour vous avoir aimé plus que moi-même!»

«Ce dernier élan d'une affection plus forte que la peur m'attendrit profondément. Quel était donc cet homme qui soixante ans après sa mort inspirait une telle épouvante, de tels dévouements et de si tendres regrets? Fulgence s'endormit et se réveilla vers midi.

«—C'en est fait, me dit-il, je sens la vie qui de minute en minute se retire de moi. Mon cher frère, je voudrais recevoir les derniers sacrements. Allez vite assembler nos frères et demander qu'on vienne m'administrer. Hélas! ajouta-t-il d'un air préoccupé, je mourrai donc sans savoir si son âme a fait sa paix avec la mienne! J'ai dormi profondément; je n'ai point entendu sa voix pendant mon sommeil. Ah! il aimait son livre mieux que moi! Je le savais bien! je le lui disais quand il était parmi nous:—Maître, toute votre affection réside dans votre intelligence, et votre cœur n'a rien pour nous. C'est l'histoire des hommes forts et des hommes faibles. Quand l'esprit des forts est content de nous, ils condescendent à nous rechercher; mais nous autres, que nous approuvions ou non les spéculations de leur esprit, notre cœur leur reste indissolublement attaché.

«—Pere Fulgence, ne dites pas cela, m'écriai-je en le serrant dans mes bras par un élan involontaire et sans songer à me faire l'application d'un reproche qui ne s'adressait pas à moi. Ce serait la première, la seule hérésie de votre vie. Les hommes vraiment forts aiment passionnément, et c'est parce que vous êtes un de ces hommes que vous avez tant aimé. Prenez courage à cette heure suprême. Si vous avez péché contre la science de l'Église en restant fidèle à l'amitié, Dieu vous absoudra, parce qu'il préfère l'amour à l'intelligence.

«—Ah! tu parles comme parlait mon maître, s'écria Fulgence. Voici la première parole selon mon cœur que j'aie entendue depuis soixante ans. Sois béni, mon fils. Je te répéterai la bénédiction de Spiridion: «Veuille le Tout-Puissant donner à tes vieux jours un ami fidèle et tendre comme tu l'as été pour moi!»

«Il reçut les sacrements avec une grande ferveur. Toute la communauté assistait à son agonie. Ceux des religieux que ne pouvait contenir sa cellule étaient agenouillés sur deux rangs dans la galerie, depuis sa porte jusqu'au grand escalier qu'on apercevait au fond. Tout à coup Fulgence, qui semblait expirer dans une muette béatitude, se ranima, et, m'attirant vers lui, me dit à l'oreille:—Il vient, il monte l'escalier; va au devant de lui. Ne comprenant rien à cet ordre, mais obéissant avec cet aveuglement que les moribonds ont droit d'exiger, je sortis doucement, et, sans troubler le recueillement des religieux, je franchis le seuil et portai mes regards sur cette vaste profondeur de l'escalier voûté, où nageait en cet instant la vapeur embrasée du soleil. Les novices, placés toujours derrière les profès, étaient à genoux de chaque côté des rampes. Je vis alors un homme qui montait les degrés et qui s'approchait vivement. Sa démarche était légère et majestueuse à la fois, comme l'est celle d'un homme actif et revêtu d'autorité. À sa haute taille pleine d'élégance, à sa chevelure blonde et rayonnante, à son costume du temps passé, je le reconnus sur-le-champ. Il était en tout conforme à la description que Fulgence m'en avait faite tant de fois. Il traversa les deux rangées de moines, qui récitaient à voix basse les litanies des Saints, sans que personne s'aperçût de sa présence, quoiqu'elle fût visible pour moi comme la lumière du jour, et que le bruit de ses pas rapides et cadences frappât mon oreille.

«Il entra dans la cellule. Au moment où il passa près de moi, je tombai sur mes genoux. Sans s'arrêter, il tourna la tête vers moi et me regarda fixement. Je continuai à le suivre des yeux. Il s'approcha du lit, prit la main de Fulgence, et s'assit auprès de lui. Fulgence ne bougea pas. Sa main resta immobile et pendante dans celle du maître; sa bouche était entr'ouverte, ses yeux fixes et sans regard. Pendant tout le temps que durèrent les litanies, l'apparition demeura immobile, toujours penchée sur le corps de Fulgence. Au moment où elles furent achevées, celui-ci se dressa sur son séant, et, serrant convulsivement la main qui tenait la sienne, il cria d'une voix forte: «Sancte Spiridion, ora pro nobis,» et retomba mort. Le fantôme disparut en même temps. Je regardai autour de moi pour voir l'effet qu'avait produit cette scène sur les autres assistants: au calme qui régnait sur tous les visages, je reconnus que l'esprit n'avait été visible que pour moi seul.

«Vingt-quatre heures après on descendit le corps de Fulgence au sein de la terre. Je fus un des quatre religieux désignés pour le porter au fond du caveau destiné à son dernier sommeil. Ce caveau est situé au transept de notre église. Tu as vu souvent la pierre longue et étroite qui en marque le centre et qui porte cette étrange inscription: «Hic est veritas

—Cette inscription, dis-je en interrompant le père Alexis, a souvent distrait mes regards et occupé ma pensée pendant la prière. Malgré moi, je cherchais à pénétrer le sens d'une devise qui me paraissait opposée à l'esprit du christianisme. Comment, me disais-je, la vérité pourrait-elle être enfouie dans un sépulcre? Quels enseignements les vivants peuvent-ils demander à la poussière des cadavres? N'est-ce pas vers le ciel que nos regards doivent se tourner dès que l'étincelle de la vie a quitté notre chair mortelle, et que l'âme a brisé ses liens?

—Maintenant, répondit Alexis, tu peux comprendre le sens mystérieux de cette épitaphe. Spiridion, dans son enthousiasme pour Bossuet, l'avait fait inscrire, ainsi que tu l'as vu, au dos du livre que le peintre de son portrait lui plaça dans la main. Plus tard, lorsqu'il eut dans son inaltérable bonne foi, changé une dernière fois d'opinion, voulant, en face des variations de son esprit, témoigner de la constance de son cœur, il résolut de garder sa devise, et, à sa mort, il exigea qu'elle fût gravée sur sa tombe. Noble jalousie d'un vaillant esprit que rien ne peut séparer de sa conquête et qui demande à dormir dans sa tombe avec la vérité qu'il a gagnée, comme le guerrier avec le trophée de sa victoire! Les moines ne comprirent pas que cette protestation du mourant ne se rapportait plus à la doctrine de Bossuet; quelques-uns méditèrent avec méfiance sur la portée de ces trois mots; nul n'osa cependant y porter une main profane, tant était grand le respect mêlé de crainte que l'abbé inspirait jusque dans son tombeau.

«Le jour des obsèques de Fulgence, cette dalle fut levée, et nous descendîmes l'escalier du caveau; car une place avait été conservée pour l'ami de Spiridion à côté de celle même où il reposait. Telle avait été la dernière volonté du maître. Le cercueil de chêne que nous portions était fort lourd; l'escalier roide et glissant; les frères qui m'aidaient, des adolescents débiles, troublés peut-être par la lugubre solennité qu'ils accomplissaient. La torche tremblait dans la main du moine qui marchait en avant. Le pied manqua à un des porteurs; il roula en laissant échapper un cri, auquel les cris de ses compagnons répondirent. La torche tomba des mains du guide, et, à demi éteinte, ne répandit plus sur les objets qu'une lumière incertaine, de plus en plus sinistre. L'horreur de cet instant fut extrême pour des jeunes gens timides, élevés dans les superstitions d'une foi grossière, et prévenus contre la mémoire de l'abbé par les imputations absurdes qui circulaient encore contre lui dans le cloître. Ils croyaient sans doute que le spectre de Spiridion allait se dresser devant eux, ou que l'esprit malin, réveillé par ces saintes ablutions, allait s'exhaler en flammes livides de la fosse ténébreuse.

«Quant à moi, plus robuste de corps ou plus ferme d'esprit, je ressentais une vive émotion, mais nulle terreur ne s'y mêlait, et c'était avec une sorte de vénération joyeuse que j'approchais des reliques d'un grand homme. Lorsque mon compagnon tomba, je retins à moi seul la dépouille respectable de mon maître; mais les deux autres qui marchaient derrière nous s'étant laissé choir aussi, je fus entraîné par la secousse imprimée au fardeau, et j'allai tomber avec le cercueil de Fulgence sur le cercueil de Spiridion. Je me relevai aussitôt; mais en appuyant ma main sur le sarcophage de plomb qui contenait les restes de l'abbé, je fus surpris de sentir, au lieu du froid métallique, une chaleur qui semblait tenir de la vie. Peut être était-ce le sang d'une légère blessure que je venais de me faire à la tête, et dont le sarcophage avait reçu quelques gouttes. Dans le premier moment, je ne m'aperçus point de cette blessure, et, transporté d'une sympathie étrange, inconcevable, j'embrassai ce sépulcre avec le même transport que si j'eusse senti tressaillir contre mon sein palpitant les ossements desséchés de mon père. Je me relevai à la hâte en voyant qu'un autre moine, survenant au milieu de cette scène de terreur, avait ramassé la torche.

«Je ne me rappelle pas sans une sorte de honte les pensées qui m'absorbèrent la nuit qui suivit les obsèques de Fulgence, tandis que je méditais agenouillé sur sa pierre tumulaire. Le souvenir de Spiridion m'était sans cesse présent: ébloui par le prestige de son audace intellectuelle et de cette puissance merveilleuse dont l'influence lui avait survécu si longtemps, je me sentis tout à coup possédé d'un ardent désir de marcher sur ses traces. La jeunesse est orgueilleuse et téméraire, et les enfants croient qu'ils n'ont qu'à ouvrir les mains pour saisir les sceptres qu'ont portés les morts. Je me voyais déjà abbé au couvent, comme Spiridion, maître de son livre, éblouissant le monde entier par ma science et ma sagesse. Je ne savais pas quelle était sa doctrine mais, quelle qu'elle fût, je l'acceptais d'avance, comme émanée de la plus forte tête de son siècle. Enthousiasmé par ses idées, je me relevai instinctivement pour aller m'emparer du livre, et déjà je cherchais les moyens de soulever la pierre; mais, au moment d'y porter les mains je me sentis arrêter tout d'un coup par la pensée d'un sacrilège, et tous mes scrupules religieux, un instant écartés, revinrent m'assaillir en même temps. Je sorti de l'église à la fois charmé, tourmenté, épouvanté. L'orgueil humain et la soumission chrétienne étaient aux prises en moi, je ne savais encore lequel triompherait mais il me sembla que le sentiment qui avait, en une heure, pris autant de force que l'autre en dix ans, aurait bien de la peine à succomber. Cette lutte intérieure dura plusieurs jours. Enfin mon intelligence vint au secours de l'orgueil et décida la victoire. La foi s'enfuit devant la raison, comme l'obéissance fuyait devant l'ambition.

«Ce ne fut point tout d'un coup cependant, et de parti délibéré, que j'abjurai la foi catholique. Lorsque j'acordai à mon esprit le droit d'examiner sa croyance, étais encore tellement attaché à cette croyance affaiblie que je me flattais de la retremper au creuset de l'étude et de la méditation. Si elle devait s'écrouler au premier choc de l'intelligence, me disais-je, elle serait un bien pauvre et bien fragile édifice. La loi qui prescrit d'abaiser l'entendement devant les mystères a dû être promulguée pour les cerveaux faibles. Ces mystères divins ne peuvent être que de sublimes figures dont le sens trop vaste épouvanterait et briserait les cerveaux étroits. Mais Dieu aurait-il donné à l'intelligence sublime de l'homme, émanée de lui-même, les ténèbres pour domaine et la peur pour guide? Non, ce serait outrager Dieu, et la lettre a dû être aux prophètes aussi claire que l'esprit. Pourquoi l'âme qui se sent détachée de la terre et ardente à voler vers les hautes régions de la pensée ne chercherait-elle pas à marcher sur les traces des prophètes? Plus on pénétrera dans les mystères, plus on y trouvera de force et de lumière pour répondre aux arguments de l'athéisme. Celui-là est un enfant qui se craint lui-même quand sa volonté est droite et son but sublime.

«Qui sait, me disais-je encore, si le livre de Spiridion n'est pas un monument élevé à la gloire du catholicisme? Fulgence a manqué de courage; peut-être, s'il eût osé s'emparer de la science de son maître, eut-il vu cesser toutes ses alarmes. Peut-être, après bien des hésitations et bien des recherches, Hébronius, éclairé d'une lumière nouvelle et ranimé par une force imprévue, a-t-il proclamé dans son dernier écrit le triomphe de ces mêmes idées que depuis dix ans il passait à l'alambic. Je me rappelais alors la fable du laboureur qui confie à ses fils l'existence d'un trésor enfoui dans son champ, afin de les engager à travailler cette terre dont la fécondité doit faire leur richesse. La pensée de Spiridion a été celle-ci, me disais-je: Ne croyez pas sur la foi les uns des autres, et ne suivez pas comme des animaux privés de raison, le sentier battu par ceux qui marchent devant vous. Ouvrez vous-mêmes votre voie vers le ciel; tout chemin conduit à la vérité celui qu'une intention pure anime et que l'orgueil n'aveugle pas. La foi n'a d'efficacité véritable qu'autant qu'elle est librement consentie, et de fermeté réelle qu'autant qu'elle satisfait tous les besoins et occupe les puissances de l'âme.

«Je résolus donc de me livrer à des études sérieuses et approfondies sur la nature de Dieu et sur celle de l'homme, et de ne recourir au livre d'Hébronius qu'à la dernière extrémité, c'est-à-dire au cas où, mes forces se trouvant au-dessous d'une tâche si rude, je sentirais en moi le doute se changer en désespoir, et mes facultés épuisées ne plus suffire à fournir le reste de ma carrière.

«Cette résolution conciliait tout, et ma curiosité qui s'éveillait aux mystères de la science, et ma conscience qui restait encore attachée à ceux de la foi. Avant d'en venir à cette conclusion, j'avais été fort agité, j'avais beaucoup souffert. Dans le mouvement de joie enthousiaste qu'elle me causa, je me laissai entraîner à une manifestation toute catholique de ma philosophie nouvelle. Je voulus faire un vœu: je pris avec moi-même l'engagement de ne point recourir au livre d'Hébronius avant l'âge de trente ans, fusse-je assailli jusque-là par les doutes les plus poignants, ou éclairé en apparence par les certitudes les plus vives. C'était à cet âge que l'abbé Spiridion avait été dans toute la ferveur de son catholicisme, et qu'après avoir abjuré déjà deux croyances, il s'était voué à la troisième par une indissoluble consécration. J'avais vingt-quatre ans, et je pensais que six années suffiraient à mes études. Dans ces dispositions, je m'agenouillai de nouveau sur la pierre qu'on appelait dans le couvent le Hic est; là, dans le silence et le recueillement, je prononçai à voix basse un serment terrible, vouant mon âme à l'éternelle damnation et ma vie à l'abandon irrévocable de la Providence, si je portais les mains sur le livre d'Hébronius avant l'hiver de 1766. Je ne voulus point faire ce serment dans l'ombre de la nuit, me menant du trouble que la solennité funèbre de certaines heures répand dans l'esprit de l'homme; ce fut en plein midi, par un jour brûlant et à la clarté du soleil que je voulus m'engager. La chaleur étant accablante, le Prieur avait, comme il arrive quelquefois dans cette saison, accordé à la communauté une heure de sieste à midi. J'étais donc parfaitement seul dans l'église; un profond silence régnait partout; on n'entendait même pas le bruit accoutumé des jardiniers au dehors, et les oiseaux, plongés dans une sorte de recueillement extatique, avaient cessé leurs chants.

«Mon âme se dilatait dans son orgueilleux enthousiasme; les idées les plus riantes et les plus poétiques se pressaient dans mon cerveau en même temps qu'une confiance audacieuse gonflait ma poitrine. Tous les objets sur lesquels errait ma vue semblaient se parer d'une beauté inconnue. Les lames d'or du tabernacle étincelaient comme si une lumière céleste était descendue sur le Saint des saints. Les vitraux coloriés, embrasés par le soleil, se reflétant sur le pavé, formaient entre chaque colonne une large mosaïque de diamants et de pierres précieuses. Les anges de marbre semblaient, amollis par la chaleur, incliner leurs fronts, et, comme de beaux oiseaux, vouloir cacher sous leurs ailes leurs têtes charmantes, fatiguées du poids des corniches. Les battements égaux et mystérieux de l'horloge ressemblaient aux fortes vibrations d'une poitrine embrasée d'amour, et la flamme blanche et mate de la lampe qui brûle incessamment devant l'autel, luttant avec l'éclat du jour, était pour moi l'emblème d'une intelligence enchaînée sur la terre qui aspire sans cesse à se fondre dans l'éternel foyer de l'intelligence divine. Ce fut dans cet instant de béatitude intellectuelle et physique que je prononçai à demi-voix la formule de mon vœu. Mais à peine avais-je commencé que j'entendis la porte placée au fond du chœur s'ouvrir doucement, et des pas que je reconnus, car nuls pas humains ne purent jamais se comparer à ceux-là, retentirent dans le silence du lieu saint avec une indicible harmonie. Ils approchaient de moi, et ne s'arrêtèrent qu'à la place où j'étais agenouillé. Saisi de respect et transporté de joie, j'élevai la voix, et j'achevai distinctement la formule que je n'avais pas interrompue. Quand élle fut finie, je me retournai croyant trouver debout derrière moi celui que j'avais déjà vu au lit de mort de Fulgence; mais je ne vis personne. L'esprit s'était manifesté à un seul de mes sens. Je n'étais pas encore digne apparemment de le revoir. Il reprit sa marche invisible, et, passant devant moi, il se perdit peu à peu dans l'éloignement. Quand il me parut avoir atteint la grille du chœur, tout rentra dans le silence. Je me reprochai alors de ne lui avoir point adressé la parole. Peut-être m'eût-il répondu, peut-être était-il mécontent de mon silence, et n'eût-il attendu qu'un élan plus vif de mon cœur vers lui pour se manifester davantage. Cependant je n'osai marcher sur ses traces ni invoquer son retour; car il se mêlait une grande crainte à l'attrait irrésistible que j'éprouvais pour lui. Ce n'était pas cette terreur puérile que les hommes faibles ressentent à l'aspect d'une perturbation quelconque des faits ordinairement accessibles à leurs perceptions bornées. Ces perturbations rares et exceptionnelles, qu'on appelle à tort faits prodigieux et surnaturels, tout inexplicables qu'elles étaient pour mon ignorance, ne me causaient aucun effroi. Mais le respect que m'inspirait, après sa mort, cet homme supérieur, je l'eusse éprouvé presque au même degré si je l'eusse vu durant sa vie. Je ne pensais pas qu'il fût investi par aucune puissance invisible du droit de me nuire ou de m'effrayer; je savais qu'à l'état de pur esprit il devait lire en moi et comprendre ce qui s'y passait avec plus de force et de pénétration encore qu'il ne l'eût fait lorsque son âme était emprisonnée dans la matière. Au contraire de ces caractères timides qui eussent tremblé de le voir, je ne craignais qu'une chose, c'était de ne jamais lui sembler digne de le voir une seconde fois. Lorsque j'eus perdu l'espérance de le contempler ce jour-là, je demeurai triste et humilié. J'étais arrivé à me persuader qu'il n'était point mort hérétique, et que son âme ne subissait pas les tourments du purgatoire, mais qu'au contraire elle jouissait dans les cieux d'une éternelle béatitude. Ses apparitions étaient une grâce, une bénédiction d'en haut, un miracle qui s'était accompli en faveur de Fulgence et de moi; c'était pour moi un doux et glorieux souvenir; mais je n'osais demander plus qu'il ne m'était accordé.

«Dès ce jour, je m'adonnai au travail avec ardeur, et, en moins de deux années j'avais dévoré tous les volumes de notre bibliothèque qui traitaient des sciences, de l'histoire et de la philosophie. Mais quand j'eus franchi ce premier pas, je m'aperçus que je n'avais rien fait que de tourner dans le cercle restreint où le catholicisme avait enfermé ma vie passée. Je me sentais fatigué, et je voyais bien que je n'avais pas travaillé; mon esprit était attiédi et affaissé sous le poids de ces controverses incroyablement subtiles et patientes du moyen âge, que j'avais abordées courageusement. Ma confiance dans l'infaillibilité de l'Église n'avait pas eu le moindre combat à soutenir, puisque tous ces écrits tendaient à proclamer et à défendre les oracles de Rome; mais précisément cette lutte sans adversaire et cette victoire sans péril me laissaient froid et mécontent. Ma foi avait perdu cette vigueur aventureuse, ce charme de sublime poésie qu'elle avait eus auparavant. Les grands éclairs de génie qui traversaient ce fatras d'écrits scolastiques ne compensaient pas l'inutilité verbeuse de la plupart d'entre eux. D'ailleurs, ces réfutations véhémentes de doctrines qu'il était défendu d'examiner ne pouvaient satisfaire un esprit qui s'était imposé la tâche de connaître et de comprendre par lui-même. Je résolus de lire les écrits des hérétiques. La bibliothèque du couvent n'était pas comme aujourd'hui rassemblée dans plusieurs pièces réunies sous la même clef. La collection des auteurs hérétiques, impies et profanes, que Spiridion avait tant de fois interrogée, était restée enfouie dans une pièce inaccessible aux jeunes religieux, et très-éloignée de la bibliothèque sacrée. Ce cabinet réservé était situé au bout de la grande salle du chapitre, celle même où jadis l'abbé Spiridion, avant et après sa mort, s'était promené si solennellement à certaines heures. Cette précieuse collection était restée pour les uns un objet d'horreur et d'effroi, pour la plupart un objet d'indifférence et de mépris. Un statut du fondateur en interdisait la destruction; l'ignorance et la superstition en gardaient l'entrée. Je fus le premier peut-être, depuis le temps d'Hébronius, qui osa secouer la poussière de ces livres vénérables.

«Je ne pris pas une telle résolution sans une secrète épouvante; mais il faut dire aussi qu'il s'y mêlait une curiosité ardente et pleine de joie. L'émotion solennelle que j'éprouvais en entrant dans ce sanctuaire avait donc plus de charme que d'angoisse, et je franchis le seuil tellement absorbé par mes sensations intimes que je ne songeai même pas à demander la permission aux supérieurs. Cette permission ne s'obtenait pas aisément, comme tu peux le croire, Angel; peut-être même ne s'obtenait-elle pas du tout; car j'ignore si jamais aucun de nous avait eu le courage de la demander ou l'art de se la faire octroyer.

«Pour moi, je n'y pensai seulement pas. La lutte qui s'était livrée au dedans de moi, lorsque ma soif de science s'était trouvée aux prises avec les résistances de ma foi, avait une bien autre importance que tous les combats où j'eusse pu m'engager avec des hommes. Dans cette circonstance comme dans tout le cours de ma vie, j'ai senti que j'étais doué d'une singulière insouciance pour les choses extérieures, et que le seul être qui pût m'effrayer, c'était moi-même.

«J'aurais pu pénétrer la nuit dans cet asile à l'aide de quelque fausse clef, prendre les livres que je voulais étudier, les emporter et les cacher dans ma cellule. Cette prudence et cette dissimulation étaient contraires à mes instincts. J'entrai en plein jour, à l'heure de midi, dans la salle du chapitre; je la parcourus dans sa longueur d'un pas assuré, et sans regarder derrière moi si quelqu'un me suivait. J'allai droit à la porte... porte fatale sur laquelle le destin avait écrit pour moi les paroles de Dante:

Per me si va nell' eterno dolore.

Je la poussai avec une telle résolution et tant de vigueur qu'elle obéit, bien qu'elle fût fermée par une forte serrure. J'entrai; mais aussitôt je m'arrêtai plein de surprise: il y avait quelqu'un dans la bibliothèque, quelqu'un qui ne se dérangea pas, qui ne sembla pas s'apercevoir du fracas de mon entrée, et qui ne leva pas seulement les yeux sur moi; quelqu'un que j'avais déjà vu une fois, et que je ne pouvais jamais confondre avec aucun autre. Il était assis dans l'embrasure d'une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, puis je fis un mouvement pour m'élancer à ses pieds; mais je me trouvai à genoux devant un fauteuil vide: la vision s'était évanouie dans le rayon solaire.

«Je restai si troublé que je ne pus songer, ce jour-là, à ouvrir aucun livre. J'attendis quelques instants, quoique je ne me flattasse point de revoir l'Esprit; mais je n'en étais pas moins enthousiasmé et fortifié par cette rapide manifestation de sa présence. Je demeurai, pensant que, s'il était mécontent de mon audace, j'en serais informé par quelque prodige nouveau; mais il ne se passa rien d'extraordinaire, et tout me parut si calme autour de moi que je doutai un instant de la réalité de l'apparition, et faillis penser que mon imagination seule avait enfanté cette figure. Le lendemain, je revins à la bibliothèque sans m'inquiéter de ce qui avait dû se passer lorsque les gardiens avaient trouvé la porte ouverte et la serrure brisée. Tout était désert et silencieux dans la salle; la porte était fermée au loquet seulement, comme je l'avais laissée, et il ne paraissait pas qu'on se fût encore aperçu de l'effraction. J'entrai donc sans résistance, je refermai la porte sur moi, et je commençai à parcourir de l'œil les titres des livres qui s'offraient en foule à mes regards. Je m'emparai d'abord des écrits d'Abeilard, et j'en lus quelques pages. Mais bientôt la cloche qui nous appelait aux offices sonna, et, malgré la répugnance que j'éprouvais à agir comme en cachette, je me décidai à emporter sous ma robe cet ouvrage précieux; car la salle du chapitre n'était accessible pour moi qu'une heure dans tout le cours de la journée, et mon ardeur n'était pas de nature à se contenter de si peu. Je commençai à réfléchir à la possibilité matérielle d'étudier sans être interrompu, et je résolus d'agir avec prudence. Peut-être la chose eût été facile si j'eusse pu m'humilier jusqu'à implorer la bienveillance des supérieurs. C'est à quoi mon orgueil ne put jamais se plier; il eût fallu mentir et dire que, muni d'une foi inébranlable, je me sentais appelé à réfuter victorieusement l'hérésie. Cela n'était plus vrai. J'éprouvais le besoin de m'instruire pour moi-même, et, la science catholique épuisée pour moi, j'étais poussé vers des études plus complètes, par l'amour de la science, et non plus par l'ardeur de la prédication.

«Je dévorai les écrits d'Abeilard, et ce qui nous reste des opinions d'Arnauld de Brescia, de Pierre Valdo, et des autres hérétiques célèbres des douzième et treizième siècles. La liberté d'examen et l'autorité de la conscience, proclamées jusqu'à un certain point par ces hommes illustres, répondaient tellement alors au besoin de mon âme, que je fus entraîné au delà de ce que j'avais prévu. Mon esprit entra dès lors dans une nouvelle phase, et, malgré ce que j'ai souffert dans les diverses transformations que j'ai subies, malgré l'agonie douloureuse où j'achève mes jours, je dirai que ce fut le premier degré de mon progrès. Oui, Angel, quelque rude supplice que l'âme ait à subir en cherchant la vérité, le devoir est de la chercher sans cesse, et mieux vaut perdre la vue à vouloir contempler le soleil que de rester les yeux volontairement fermés sur les splendeurs de la lumière. Après avoir été un théologien catholique assez instruit, je devins donc un hérétique passionné, et d'autant plus irréconciliable avec l'Église romaine qu'à l'exemple d'Abeilard et de mes autres maîtres, j'avais l'intime et sincère conviction de mon orthodoxie. Je soutenais dans le secret de mes pensées que j'avais le droit, et même que c'était un devoir pour moi, de ne rien adopter pour article de foi que je n'en eusse senti l'utilité et compris le principe. La manière dont ces philosophes envisageaient l'inspiration divine de Platon et la sainteté des grands philosophes païens, précurseurs du Christ, me semblait seule répondre à l'idée que le chrétien doit avoir de la bonté, de l'équité et de la grandeur de Dieu. Je blâmais sérieusement les hommes d'Église contemporains d'Abeilard, et pensais que, lors du concile de Sens, l'esprit de Dieu avait été avec lui et non avec eux. Si je ne détruisais pas encore dans ma pensée tout l'édifice du catholicisme, c'est que, par une transaction de mon esprit qui m'était tout à fait propre, j'admettais qu'en des jours mauvais l'Église avait pu se tromper, et que, si les successeurs de ces prélats égarés ne révisaient pas leurs jugements, c'était par un motif de discipline et de prudence purement humaines et politiques. Je me disais qu'à la place du pape je reconnaîtrais peut-être l'impossibilité de réhabiliter publiquement Abeilard et son école, mais qu'à coup sûr je ne proscrirais plus la lecture de leurs écrits, et je cacherais ma sympathie pour eux sous le voile de la tolérance. Je raisonnais, certes, déplorablement; car je sapais toute l'autorité de l'Église, sans songer à sortir de l'Église. J'attirais sur ma tête les ruines d'un édifice qu'on ne peut attaquer que du dehors. Ces contradictions étranges ne sont pas rares chez les esprits sincères et logiques à tout autre égard. Une malveillance d'habitude pour le corps de l'Église protestante, un attachement d'habitude et d'instinct pour l'Église romaine, leur font désirer de conserver le berceau, tandis que l'irrésistible puissance de la vérité et le besoin d'une juste indépendance ont transformé entièrement et grandi le corps auquel cette couche étroite ne peut plus convenir. Au milieu de ces contradictions, je n'apercevais pas le point principal. Je ne voyais pas que je n'étais plus catholique. En accordant aux hérésiarques des principes d'orthodoxie épurée, je reportais vers eux toute ma ferveur; et mon enthousiasme pour leur grandeur, ma compassion pour leurs infortunes, me conduisirent à les égaler aux Pères de l'Église et à m'en occuper même davantage; car les Pères avaient accaparé toute ma vie précédente, et j'avais besoin de me faire d'autres amis.

«Dire que je passai à Wiclef, à Jean Huss, et puis à Luther, et de là au scepticisme, c'est faire l'histoire de l'esprit humain durant les siècles qui m'avaient précédé, et que ma vie intellectuelle, par un enchaînement de nécessités logiques, résuma assez fidèlement. Mais, après le protestantisme, je ne pouvais plus retourner au point de départ. Ma foi dans la révélation s'ébranla, ma religion prit une forme toute philosophique; je me retournai vers les philosophies anciennes; je voulus comprendre et Pythagore et Zoroastre, Confucius, Épicure, Platon, Épictète, en un mot tous ceux qui s'étaient tourmentés grandement de l'origine et de la destinée humaine avant la venue de Jésus-Christ.

«Dans un cerveau livré à des études calmes et suivies, dans une âme qui ne reçoit de la société vivante aucune impulsion, et qui, dans une suite de jours semblables, puise goutte à goutte sa vie céleste à une source toujours pleine et limpide, les transformations intellectuelles s'opèrent insensiblement et sans qu'il soit possible de marquer la limite exacte de chacune de ses phases. De même que, d'un petit enfant que tu étais, mon cher Angel, tu es devenu par une gradation incessante, mais inappréciable à ton attention journalière, un adolescent, et puis un jeune homme; de même je devins de catholique réformiste, et de réformiste philosophe.

«Jusque-là tout avait bien été; et, tant que ces études furent pour moi purement historiques, j'éprouvai les plus vives et les plus intimes jouissances. C'était un bonheur indicible pour moi que de pénétrer, dégagé des réserves et des restrictions catholiques, dans les sublimes existences de tant de grands hommes jusque-là méconnus, et dans les clartés splendides de tant de chefs-d'œuvre jusqu'alors incompris. Mais plus j'avançais dans cette connaissance, plus je sentais la nécessité l'opter pour un système; car je croyais voir l'impossibilité d'établir un lien entre toutes ces croyances et toutes ces doctrines diverses. Je ne pouvais plus croire à la révélation depuis que tant de philosophes et de sages s'étaient levés autour de moi et m'avaient donné de si grands enseignements sans se targuer d'aucun commerce exclusif avec la Divinité. Saint Paul ne me paraissait pas plus inspiré que Platon, et Socrate ne me semblait pas moins digne de racheter les fautes du genre humain que Jésus de Nazareth. L'Inde ne se montrait certes pas moins éclairée dans l'idée de la Divinité que la Judée. Jupiter, à le suivre dans la pensée que les grands esprits du paganisme avaient eue pour lui, ne me semblait pas un dieu inférieur à Jéhovah. En un mot, tout en conservant lu plus haute vénération et le plus pur enthousiasme pour le Crucifié, je ne voyais guère de raisons pour qu'il fût le fis de Dieu plus que Pythagore, et pour que les disciples de celui-ci ne fussent pas les apôtres de la foi aussi bien que les disciples de Jésus. Bref, en lisant les réformistes, j'avais cessé d'être catholique; en lisant les philosophes, je cessai d'être chrétien.

«Je gardai pour toute religion une croyance pleine de désir et d'espoir en la Divinité, le sentiment inébranlable du juste et de l'injuste, un grand respect pour toutes les religions et pour toutes les philosophies, l'amour du bien et le besoin du vrai. Peut-être aurais-je pu en rester là et vivre assez paisible avec ces grands instincts et beaucoup d'humilité; mais voilà peut-être ce qui est impossible à un catholique, voilà où l'histoire de l'individu diffère essentiellement de l'histoire des générations. Le travail des siècles modifie la nature de l'esprit humain: il arrive avec le temps à la transformer. Les pères se dépouillent lentement de leurs erreurs, et cependant ils transmettent à leurs enfants des notions beaucoup plus nettes que celles qu'ils ont eues, parce qu'eux-mêmes restent jusqu'à la fin de leurs jours empêchés par l'habitude et liés au passé par les besoins d'esprit que le passé leur a créés; tandis que leurs enfants, naissant avec d'autres besoins, se font vite d'autres habitudes, qui, vers le déclin de leur vie, n'empêcheront pas des lueurs nouvelles de se glisser en eux, mais ne seront nettement saisies que par une troisième génération. Ainsi un même homme ne renferme pas en lui-même à des degrés semblables le passé, le présent et l'avenir des générations. Si son présent s'est formé du passé avec quelque labeur et quelque sagesse, l'avenir peut être en lui comme un germe; mais quels que soient son génie et sa vertu, il n'en goûtera point le fruit. Ainsi, dans leur connaissance toujours incomplète et confuse de la vérité éternelle, les hommes ont pu passer à travers les siècles du christianisme de saint Paul à celui de saint Augustin et de celui de saint Bernard à celui de Bossuet, sans cesser d'être ou du moins sans cesser de se croire chrétiens. Ces révolutions se sont accomplies avec le temps qui leur était nécessaire; mais le cerveau d'un seul individu n'eût pu les subir et les accomplir de lui-même sans se briser ou sans se jeter hors de la ligne où la succession des temps et le concours des travaux et des volontés ont su les maintenir.

«Quelle situation terrible était donc la mienne! Au dix-huitième siècle j'avais été élevé dans le catholicisme du moyen âge; à vingt-cinq ans j'étais presque aussi ignorant de l'antiquité qu'un moine mendiant du onzième siècle. C'est du sein de ces ténèbres que j'avais voulu tout à coup embrasser d'un coup d'œil et l'avenir et le passé. Je dis l'avenir; car, étant resté par mon ignorance en arrière de six cents ans, tout ce qui était déjà dans le passé pour les autres hommes se présentait à moi revêtu des clartés éblouissantes de l'inconnu. J'étais dans la position d'un aveugle qui, recouvrant tout à coup la vue un jour, vers midi, voudrait se faire avant le soir et le lendemain une idée du lever et du coucher du soleil. Certes ces spectacles seraient encore pour lui dans l'avenir, bien que le soleil se fût levé et couché déjà bien des fois devant, ses yeux inertes. Ainsi le catholique, dès qu'il ouvre les yeux de son esprit à la lumière de la vérité, est ébloui et se cache le visage dans les mains, ou sort de la voie et tombe dans les abîmes. Le catholique ne se rattache à rien dans l'histoire du genre humain et ne sait rien rattacher au christianisme. Il s'imagine être le commencement et la fin de la race humaine. C'est pour lui seul que la terre a été créée; c'est pour lui que d'innombrables générations ont passé sur la face du globe comme des ombres vaines, et sont retombées dans l'éternelle nuit afin que leur damnation lui servit d'exemple et d'enseignement; c'est pour lui que Dieu est descendu sur la terre sous une forme humaine. C'est pour la gloire et le salut du catholique que les abîmes de l'enfer se remplissent incessamment de victimes, afin que le juge suprême voie et compare, et que le catholique, élevé dans les splendeurs du Très-Haut, jouisse et triomphe dans le ciel du pleur éternel de ceux qu'il n'a pu soumettre et diriger sur la terre: aussi le catholique croit-il n'avoir ni père ni frères dans l'histoire de la race humaine. Il s'isole et se tient dans une haine et dans un mépris superbe de tout ce qui n'est pas avec lui. Hors ceux de la lignée juive, il n'a le respect filial et de sainte gratitude pour aucun des grands hommes qui l'ont précédé. Les siècles où il n'a pas vécu ne comptent pas; ceux qui ont lutté contre lui sont maudits; ceux qui l'extermineront verront aussi la fin du monde, et l'univers se dissoudra le jour apocalyptique où l'Église romaine tombera en ruines sous les coups de ses ennemis.

«Quand un catholique a perdu son aveugle respect pour l'Église catholique, où pourrait-il donc se réfugier? Dans le christianisme, tant qu'il ajoutera foi à la révélation; mais, si la révélation vient à lui manquer, il n'a plus qu'à flotter dans l'océan des siècles, comme un esquif sans gouvernail et sans boussole; car il ne s'est point habitué à regarder le monde comme sa patrie et tous les hommes comme ses semblables. Il a toujours habité une île escarpée, et ne s'est jamais mêlé aux hommes du dehors. Il a considéré le monde comme une conquête réservée à ses missionnaires, les hommes étrangers à sa foi comme des brutes qu'à lui seul il était réservé de civiliser. À quelle terre ira-t-il demander les secrets de l'origine céleste, à quel peuple les enseignements de la sagesse humaine? Il ira tâter tous les rivages, mais il ne comprendra point le sens des traces qu'il y trouvera. La science des peuples est écrite en caractères inintelligibles pour lui: l'histoire de la création est pour lui un mythe inintelligible. Hors de l'Église point de salut, hors de la Genèse point de science. Il n'y a donc pas de milieu pour le catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incrédule. Il faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions soient fausses.

«C'est là que j'en étais venu; c'est là qu'en était venu le siècle où je vivais. Mais, comme il y était venu lentement par les voies du destin, il se trouvait bien dans cette halte qu'il venait de faire: le siècle était incrédule, mais il était indifférent. Dégoûté de la foi de ses pères, il se réjouissait dans sa philosophique insouciance, sans doute parce qu'il sentait en lui ce germe providentiel qui ne permet pas à la semence de vie de périr sous les glaces des rudes hivers. Mais moi, chrétien démoralisé, moi, catholique d'hier, qui, tout d'un coup, avais voulu franchir la distance qui me séparait de mes contemporains, j'étais comme ivre, et la joie de mon triomphe était bien près du desespoir et de la folie.

Je tombai sur mes genoux...
Je tombai sur mes genoux...

«Qui pourrait peindre les souffrances d'une âme habituée à l'exercice minutieusement ponctuel d'une doctrine aussi savamment conçue, aussi patiemment élaborée que l'est celle du catholicisme, lorsque cette âme se trouve flottante au milieu de doctrines contradictoires dont aucune ne peut hériter de sa foi aveugle et de son naïf enthousiasme? Qui pourrait redire ce que j'ai dévoré d'heures d'un accablant ennui, lorsque, à genoux dans ma stalle de chêne noir, j'étais condamné à entendre, après le coucher du soleil, la psalmodie lugubre de mes frères, dont les paroles n'avaient plus de sens pour moi, et la voix plus de sympathie? Ces heures, jadis trop courtes pour ma ferveur, se traînaient maintenant comme des siècles. C'est en vain que j'essayais de répondre machinalement aux offices et d'occuper ma pensée de spéculations d'un ordre plus élevé; l'activité de l'intelligence ne pouvait pas remplacer celle du cœur. La prière a cela de particulier, qu'elle met en jeu les facultés les plus sublimes de l'âme et les fibres les plus humaines du sentiment. La prière du chrétien, entre toutes les autres, fait vibrer toutes les cordes de l'être intellectuel et moral. Dans aucune autre religion l'homme ne se sent aussi près de son Dieu; dans aucune, Dieu n'a été fait si humain, si paternel, si abordable, si patient et si tendre. Le livre ascétique de l'Imitation n'est qu'un adorable traité de l'amitié, amitié étrange, ineffable, sans exemple dans l'histoire des autres religions; amitié intimé, expansive, délicate, fraternelle, entre le Dieu Jésus et le chrétien fervent. Quel sentiment appliqué aux objets terrestres peut jamais remplacer celui-là pour l'homme qui l'a connu? quelle éducation de l'intelligence peut satisfaire en même temps et au même degré à tous les besoins du cœur? La doctrine chrétienne apaise toutes les ardeurs inquiètes de l'esprit en disant à son adepte: Tu n'as pas besoin d'être grand; aime, et sois humble: aime Jésus, parce qu'il est humble et doux. Et lorsque le cœur trop plein d'amour est près de se répandre sur les créatures, elle l'arrête en lui disant: Souviens-toi que tu es grand et que tu ne peux aimer que Jésus, parce qu'il est seul grand et parfait. Elle ne cherche point à endurcir les entrailles de l'homme contre la douleur; elle l'amollit pour le fortifier, et lui fait trouver dans la souffrance une sorte de délices. L'épicuréisme le conduit au calme par la modération, le christianisme le conduit à la joie par les larmes; la raison stoïque subit la torture, l'enthousiasme chrétien vole au martyre. Le grand œuvre du christianisme est donc le développement de la force intellectuelle par celui de la sensibilité morale, et la prière est l'inépuisable aliment où ces deux puissances se combinent et se retrempent sans cesse.

Je retins à moi seul la dépouille respectable...
Je retins à moi seul la dépouille respectable...

«Comme le corps, l'âme a ses besoins journaliers; comme lui, elle se fait certaines habitudes dans la manière de satisfaire à ses besoins. Chrétien et moine, je m'étais accoutumé, durant mes années heureuses, à une expansion fréquente de tout ce que mon cœur renfermait d'amour et d'enthousiasme. C'était particulièrement durant les offices du soir que j'aimais à répandre ainsi toute mon âme aux pieds du Sauveur. À ce moment d'indicible poésie, où le jour n'est plus, et où la nuit n'est pas encore, lorsque la lampe vacillante au fond du sanctuaire se réfléchit seule sur les marbres luisants, et que les premiers astres s'allument dans l'éther encore pâle, je me souviens que j'avais coutume d'interrompre mes oraisons, afin de m'abandonner aux émotions saintes et délicieuses que cet instant m'apportait. Il y avait vis-à-vis de ma stalle une haute fenêtre dont l'architecture délicate se dessinait sur le bleu transparent du ciel. Je voyais s'encadrer là, chaque soir, deux ou trois belles étoiles, qui semblaient me sourire et pénétrer mon sein d'un rayon d'amour et d'espoir. Eh bien, tout sentiment poétique était en moi tellement lié au sentiment religieux, et le sentiment religieux était lui-même tellement lié à la doctrine catholique, qu'avec la soumission aveugle à cette doctrine, je perdis et la poésie et la prière, et les saintes extases et les ardentes aspirations. J'étais devenu plus froid que les marbres que je foulais. J'essayais en vain d'élever mon âme vers le créateur de toutes choses. Je m'étais habitué à le voir sous un certain aspect qu'il n'avait plus; et depuis que j'avais élargi, par la raison, le cercle de sa puissance et de sa perfection, depuis que j'avais agrandi mes pensées et donné à mes aspirations un but plus vaste, j'étais ébloui de l'éclat de ce Dieu nouveau; je me sentais réduit au néant par son immensité et par celle de l'univers. L'ancienne forme, accessible en quelque sorte aux sens par les images et les allégories mystiques, s'effaçait pour faire place à un immense foyer de Divinité où j'étais absorbé comme un atome, sans que mes pensées eussent ni place ni valeur possible, sans qu'aucune parcelle de cette Divinité pût se faire assez menue pour se communiquer à moi autrement que par le fait, pour ainsi dire, fatal, de la vie universelle. Je n'osais donc plus essayer de communiquer avec Dieu. Il me paraissait trop grand pour s'abaisser jusqu'à m'écouter, et je craignais de faire un acte impie, d'insulter sa majesté céleste, en l'invoquant comme un roi de la terre. Pourtant j'avais toujours le même besoin de prier, le même besoin d'aimer, et quelquefois j'essayais d'élever une voix humble et craintive vers ce Dieu terrible. Mais tantôt je retombais involontairement dans les formes et dans les idées catholiques, et tantôt il m'arrivait de formuler une prière assez étrange, et dont la naïveté me ferait sourire aujourd'hui, si elle ne rappelait des souffrances profondes. «Ô toi! disais-je, toi qui n'as pas de nom, et qui réside dans l'inaccessible! toi qui es trop grand pour m'écouter, trop loin pour m'entendre, trop parfait pour m'aimer, trop fort pour me plaindre!... je t'invoque sans espoir d'être exaucé, parce que je sais que je ne dois rien te demander, et que je n'ai qu'une manière de mériter ici bas, qui est de vivre et de mourir inaperçu, sans orgueil, sans révolte et sans colère, de souffrir sans me plaindre, d'attendre sans désirer, d'espérer sans prétendre à rien...»

«Alors je m'interrompais, épouvanté de la triste destinée humaine qui se présentait à moi, et que ma prière, pur reflet de ma pensée, résumait en des termes si décourageants et si douloureux. Je me demandais à quoi bon aimer un Dieu insensible, qui laisse à l'homme le désir céleste, pour lui faire sentir toute l'horreur de sa captivité ou de son impuissance, un Dieu aveugle et sourd, qui ne daigne pas même commander à la foudre, et qui se tient tellement caché dans la pluie d'or de ses soleils et de ses mondes qu'aucun de ces soleils et aucun de ces mondes ne le connaît ni ne l'entend. Oh! j'aimais mieux l'oracle des Juifs, la voix qui parlait à Moïse sur le Sinaï; j'aimais mieux l'esprit de Dieu sous la forme d'une colombe sacrée, ou le fils de Dieu devenu un homme semblable à moi! Ces dieux terrestres m'étaient accessibles. Tendres ou menaçants, ils m'écoutaient et me répondaient. Les colères et les vengeances du sombre Jéhovah m'effrayaient moins que l'impassible silence et la glaciale équité de mon nouveau maître.

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