Spiridion
«C'est alors que je sentis profondément le vide et le vague de cette philosophie, de mode à cette époque-là, qu'on appelait le théisme; car, il faut bien l'avouer, j'avais déjà cherché le résumé de mes études et de mes réflexions dans les écrits des philosophes mes contemporains. J'eusse du m'en abstenir sans doute, car rien n'était plus contraire à la disposition d'esprit où j'étais alors. Mais comment l'eussé-je prévu? Ne devais-je pas penser que les esprits les plus avancés de mon siècle sauraient mieux que moi la conclusion à tirer de toute la science et de toute l'expérience du passé? Ce passé, tout nouveau pour moi, était un aliment mal digéré dont les médecins seuls pouvaient connaître l'effet; et les hommes studieux et naïfs qui vivent dans l'ombre ont la simplicité de croire que les écrits contemporains qu'un grand éclat accompagne sont la lumière et l'hygiène du siècle. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, malgré toutes mes préventions en faveur de ces illustres écrivains français dont les fureurs du Vatican nous apprenaient la gloire et les triomphes, je tins dans mes mains avides une de ces éditions à bas prix que la France semait jusque sur le terrain papal, et qui pénétraient dans le secret des cloîtres, même sans beaucoup de mystère! Je crus rêver en voyant une critique si grossière, un acharnement si aveugle, tant d'ignorance ou de légèreté: je craignis d'avoir porté dans cette lecture un reste de prévention en faveur du christianisme; je voulus connaître tout ce qui s'écrivait chaque jour. Je ne changeai pas d'avis sur le fond; mais j'arrivai à apprécier beaucoup l'importance et l'utilité sociale de cet esprit d'examen et de révolte, qui préparait la ruine de l'inquisition et la chute de tous les despotismes sanctifiés. Peu à peu j'arrivai à me faire une manière d'être, de voir et de sentir, qui, sans être celle de Voltaire et de Diderot, était celle de leur école. Quel homme a jamais pu s'affranchir, même au fond des cloîtres, même au sein des thébaïdes, de l'esprit de son siècle? J'avais d'autres habitudes, d'autres sympathies, d'autres besoins que les frivoles écrivains de mon époque; mais tous les vœux et tous les désirs que je conservais étaient stériles; car je sentais l'imminence providentielle d'une grande révolution philosophique, sociale et religieuse; et ni moi ni mon siècle n'étions assez forts pour ouvrir à l'humanité le nouveau temple où elle pourrait s'abriter contre l'athéisme, contre le froid et la mort.
«Insensiblement je me refroidis à mon tour jusqu'à douter de moi-même. Il y avait longtemps que je doutais de la bonté et de la tendresse paternelle de Dieu. J'en vins à douter de l'amour filial que je sentais pour lui. Je pensai que ce pouvait être une habitude d'esprit que l'éducation m'avait donnée, et qui n'avait pas plus son principe dans la nature de mon être que mille autres erreurs suggérées chaque jour aux hommes par la coutume et le préjugé. Je travaillai à détruire en moi l'esprit de charité avec autant de soin que j'en avais mis jadis à développer le feu divin dans mon cœur. Alors je tombai dans un ennui profond, et, comme un ami qui ne peut vivre privé de l'objet de son affection, je me sentis dépérir et je traînai ma vie comme un fardeau.
«Au sein de ces anxiétés, de ces fatigues, six années étaient déjà consumées. Six années, les plus belles et les plus viriles de ma vie, étaient tombées dans le gouffre du passé sans que j'eusse fait un pas vers le bonheur ou la vertu. Ma jeunesse s'était écoulée comme un rêve. L'amour de l'étude semblait dominer toutes mes autres facultés. Mon cœur sommeillait; et, si je n'eusse senti quelquefois, à la vue des injustices commises contre mes frères et à la pensée de toutes celles qui se commettent sans cesse à la face du ciel, de brûlantes colères et de profonds déchirements, j'eusse pu croire que la tête seule vivait en moi et que mes entrailles étaient insensibles. À vrai dire, je n'eus point de jeunesse, tant les enivrements contre lesquels j'ai vu les autres religieux lutter si péniblement passèrent loin de moi. Chrétien, j'avais mis tout mon amour dans la Divinité; philosophe, je ne pus reporter mon amour sur les créatures, ni mon attention sur les choses humaines.
«Tu te demandes peut-être, Angel, ce que le souvenir de Fulgence et la pensée de Spiridion étaient devenus parmi tant de préoccupations nouvelles. Hélas! j'étais bien honteux d'avoir pris à la lettre les visions de ce vieillard et de m'être laissé frapper l'imagination au point d'avoir eu moi-même la vision de cet Hébronius. La philosophie moderne accablait d'un tel mépris les visionnaires que je ne savais où me réfugier contre le mortifiant souvenir de ma superstition. Tel est l'orgueil humain, que même lorsque la vie intérieure s'accomplit dans un profond mystère, et sans que les erreurs et les changements de l'homme aient d'autre témoin que sa conscience, il rougit de ses faiblesses et voudrait pouvoir se tromper lui-même. Je m'efforçais d'oublier ce qui s'était passé en moi à cette époque de trouble où une révolution avait été imminente dans tout mon être, et où la sève trop comprimée de mon esprit avait fait irruption avec une sorte de délire. C'est ainsi que je m'expliquais l'influence de Fulgence et d'Hébronius sur mon abandon du christianisme. Je me persuadais (et peut-être ne me trompais-je pas) que ce changement était inévitable; qu'il était pour ainsi dire fatal, parce qu'il était dans la nature de mon esprit de progresser en dépit de tout et à propos de tout. Je me disais que soit une cause, soit une autre, soit la fable d'Hébronius, soit tout autre hasard, je devais sortir du christianisme, parce que j'avais été condamné, en naissant, à chercher la vérité sans relâche et peut-être sans espoir. Brisé de fatigue, atteint d'un profond découragement, je me demandais si le repos que j'avais perdu valait la peine d'être reconquis. Ma foi naïve était déjà si loin, il me semblait que j'avais commencé si jeune à douter que je ne me souvenais presque plus du bonheur que j'avais pu goûter dans mon ignorance. Peut-être même n'avais-je jamais été heureux par elle. Il est des intelligences inquiètes auxquelles l'inaction est un supplice et le repos un opprobre. Je ne pouvais donc me défendre d'un certain mépris de moi-même en me contemplant dans le passé. Depuis que j'avais entrepris mon rude labeur je n'avais pas été plus heureux, mais du moins je m'étais senti vivre; et je n'avais pas rougi de voir la lumière, car j'avais labouré de toutes mes forces le champ de l'espérance. Si la moisson était maigre, si le sol était aride, ce n'était pas la faute de mon courage, et je pouvais être une victime respectable de l'humaine impuissance.
«Je n'avais pourtant pas oublié l'existence du manuscrit précieux peut-être, et, à coup sûr, fort curieux, que renfermait le cercueil de l'abbé Spiridion. Je me promettais bien de le tirer de là et de me l'approprier; mais il fallait, pour opérer cette extraction en secret, du temps, des précautions, et sans doute un confident. Je ne me pressai donc pas d'y pourvoir, car j'étais occupé au delà de mes forces et des heures dont j'avais à disposer chaque jour. Le vœu que j'avais fait de déterrer ce manuscrit le jour où j'aurais atteint l'âge de trente ans n'avait sans doute pu sortir de ma mémoire; mais je rougissais tellement d'avoir pu faire un vœu si puéril que j'en écartais la pensée, bien résolu à ne l'accomplir en aucune façon, et ne me regardant pas comme lié par un serment qui n'avait plus pour moi ni sens ni valeur.
«Soit que j'évitasse de me retracer ce que j'appelais les misérables circonstances de ce vœu, soit qu'un redoublement de préoccupations scientifiques m'eût entièrement absorbé, il est certain que l'époque fixée par moi pour l'accomplissement du vœu arriva sans que j'y lisse la moindre attention; et sans doute elle aurait passé inaperçue sans un l'ait extraordinaire et qui faillit de nouveau transformer toutes mes idées.»
«Je m'étais toujours procuré des livres en pénétrant, à l'insu de tous, dans la bibliothèque située au bout de répugnance à m'emparer furtivement de ce fruit défendu; mais bientôt l'amour de l'élude, avait été plus fort que tous les scrupules de la franchise et du la licite. J'étais descendu à toutes les ruses nécessaires; j'avais fabriqué moi-même une fausse clef, la serrure que j'avais brisée avant été réparée sans qu'on sût à qui en imputer l'effraction. Je me glissais la nuit jusqu'au sanctuaire de la science, et chaque semaine je renouvelais ma provision de livres, sans éveiller ni l'attention ni les soupçons, du moins à ce qu'il me semblait. J'avais soin de cacher mes richesses dans la paille de ma couche, et je lisais toute la nuit. Je m'étais habitué à dormir à genoux dans l'église; et, pendant les offices du matin, prosterné dans ma stalle, enveloppé de mon capuchon, je réparais les fatigues de la veille par un sommeil léger et fréquemment interrompu. Cependant, comme ma santé s'affaiblissait visiblement par ce régime, je trouvai le moyen de lire à l'église même durant les offices. Je me procurai une grande couverture de missel que j'adaptais à mes livres profanes, et, tandis que je semblais absorbé par le bréviaire, je me livrais avec sécurité à mes études favorites.»
«Malgré toutes ces précautions, je fus soupçonné, surveillé, et enfin découvert. Une nuit que j'avais pénétré dans la bibliothèque, j'entendis marcher dans la grande salle du chapitre. Aussitôt j'éteignis ma lampe, et je me tins immobile, espérant qu'on n'était point sur ma trace, et que j'échapperais à l'attention du surveillant qui faisait cette ronde inusitée. Les pas se rapprochèrent, et j'entendis une main se poser sur ma clef que j'avais imprudemment laissée en dehors. On retira cette clef après avoir fermé la porte sur moi à double tour; on replaça les grosses barres de fer que j'avais enlevées; et, quand on m'eut ôté tout moyen d'évasion, on s'éloigna lentement. Je me trouvai seul dans les ténèbres, captif, et à la merci de mes ennemis.»
«La nuit me sembla insupportablement longue; car l'inquiétude, la contrariété et le froid qui était alors très-vif m'empêchèrent de goûter un instant de repos. J'eus un grand dépit d'avoir éteint ma lampe, et de ne pouvoir du moins utiliser par la lecture cette nuit malencontreuse. Les craintes qu'un tel événement devait m'inspirer n'étaient pourtant pas très-vives. Je me flattais de n'avoir pas été vu par celui qui m'avait enfermé. Je me disais qu'il l'avait fait sans mauvaise intention, et sans se douter qu'il y eût quelqu'un dans la bibliothèque; que c'était peut-être le convers de semaine pour le service de la salle, qui avait retiré cette clef et fermé cette porte pour mettre les choses en ordre. Je me trouvai, moi, bien lâche de ne pas lui avoir parlé et de n'avoir pas fait, pour sortir tout de suite, une tentative qui, le lendemain au jour, aurait certes beaucoup plus d'inconvénients. Néanmoins je me promis de ne pas manquer l'occasion dés qu'il reviendrait, le matin, selon l'habitude, pour ranger et nettoyer la salle. Dans cette attente je me tins éveillé, et je supportai le froid avec le plus de philosophie qu'il me fut possible.»
«Mais les heures s'écoulèrent, le jour parut, et le pâle soleil de janvier monta sur l'horizon sans que le moindre bruit se fit entendre dans la chambre du chapitre. La journée entière se passa sans m'apporter aucun moyen d'évasion. J'usai mes forces à vouloir enfoncer la porte. On l'avait si bien assurée contre une nouvelle effraction, qu'il était impossible de l'ébranler, et la serrure résista également à tous mes efforts.»
«Une seconde nuit et une seconde journée se passèrent sans apporter aucun changement à cette étrange position. La porte du chapitre avait été sans doute condamnée. Il ne vint absolument personne dans cette salle, qui d'ordinaire était assez fréquentée à certaines heures, et je ne pus me persuader plus longtemps que ma captivité fût un événement fortuit. Outre que la salle ne pouvait avoir été fermée sans dessein, on devait s'apercevoir de mon absence; et, si l'on était inquiet de moi, ce n'était pas le moment de fermer les portes, mais de les ouvrir toutes pour me chercher. Il était donc certain qu'on voulait m'infliger une correction pour ma faute; mais, le troisième jour, je commençai à trouver la correction trop sévère, et à craindre qu'elle ne ressemblât aux épreuves des cachots de l'inquisition, d'où l'on ne sortait que pour revoir une dernière fois le soleil et mourir d'épuisement. La faim et le froid m'avaient si rudement éprouvé que, malgré mon stoïcisme et la persévérance que j'avais mise à lire tant que le jour me l'avait permis, je commençai à perdre courage la troisième nuit et à sentir que la force physique m'abandonnait. Alors je me résignai à mourir, et à ne plus combattre le froid par le mouvement. Mes jambes ne pouvaient plus me soutenir; je fis une couche avec des livres; car on avait eu la cruauté d'enlever le fauteuil de cuir qui d'ordinaire occupait l'embrasure de la croisée. Je m'enveloppai la tête dans ma robe, je m'étendis en serrant mon vêtement autour de moi, et je m'abandonnai à l'engourdissement d'un sommeil fébrile que je regardais comme le dernier de ma vie. Je m'applaudis d'être arrivé à l'extinction de mes forces physiques sans avoir perdu ma force morale et sans avoir cédé au désir de crier pour appeler du secours. L'unique croisée de cette pièce donnait sur une cour fermée, où les novices allaient rarement. J'avais guetté vainement depuis trois jours; la porte de cette cour ne s'était pas ouverte une seule fois. Sans doute, elle avait été condamnée comme celle du chapitre. Ne pouvant faire signe à aucun être compatissant ou désintéressé, il eût fallu remplir l'air de mes cris pour arriver à me faire entendre. Je savais trop bien que, dans de semblables circonstances, la compassion est lâche et impuissante, tandis que le désir de la vengeance augmente en raison de l'abaissement de la victime. Je savais que mes gémissements causeraient à quelques-uns une terreur stupide et rien de plus. Je savais que les autres se réjouiraient de mes angoisses. Je ne voulais pas donner à ces bourreaux le triomphe de m'avoir arraché une seule plainte. J'avais donc résisté aux tortures de la faim; je commençais à ne plus les sentir, et d'ailleurs je n'aurais plus eu assez du force pour élever la voix. Je m'abandonnai à mon sort en invoquant Épictète et Socrate, et Jésus lui-même, le philosophe immolé par les princes des prêtres et les docteurs de la loi.»
«Depuis quelques heures je reposais dans un profond anéantissement, lorsque je fus éveillé par le bruit de l'horloge du chapitre qui sonnait minuit de l'autre côté de la cloison contre laquelle j'étais étendu. Alors j'entendis marcher doucement dans la salle, et il me sembla qu'on approchait de la porte de ma prison. Ce bruit ne me causa ni joie ni surprise; je n'avais plus conscience d'aucune chose. Cependant la nature des pas que j'entendais sur le plancher de la salle voisine, leur légèreté empressée, jointe à une netteté solennelle, réveillèrent en moi je ne sais quels vagues souvenirs. Il me sembla que je reconnaissais la personne qui marchait ainsi, et que j'éprouvais une joie d'instinct à l'entendre venir vers moi; mais il m'eût été impossible de dire quelle était cette personne et où je l'avais connue.»
«Elle ouvrit la porte de la bibliothèque et m'appela par mon nom d'une voix harmonieuse et douce qui me fit tressaillir. Il me sembla que je sentais la vie faire un effort en moi pour se ranimer; mais j'essayai en vain de me soulever, et je ne pus ni remuer ni parler.
«—Alexis! répéta la voix d'un ton d'autorité bienveillante, ton corps et ton âme sont-ils donc aussi endurcis l'un que l'autre? D'où vient que tu as manqué à ta parole? Voici la nuit, voici l'heure que tu avais fixées... Il y a aujourd'hui trente ans que tu vins dans ce monde, nu et pleurant comme tous les fils d'Ève. C'est aujourd'hui que tu devais te régénérer, en cherchant sous la cendre de ma dépouille terrestre une étincelle qui aurait pu rallumer en toi le feu du ciel. Faut-il donc que les morts quittent leur sépulcre pour trouver les vivants plus froids et plus engourdis que des cadavres?»
«J'essayai encore de lui répondre, mais sans réussir plus que la première fois. Alors il reprit avec un soupir:
«—Reviens donc à la vie des sens, puisque celle de l'esprit est expirée en toi...»
«Il s'approcha et me toucha, mais je ne vis rien; et lorsque, après des efforts inouïs, j'eus réussi à m'éveiller de ma léthargie et à me dresser sur mes genoux, tout était rentré dans le silence, et rien n'annonçait autour de moi la visite d'un être humain.
«Cependant un vent plus froid qui soufflait sur moi semblait venir de la porte. Je me traînai jusque-là. Ô prodige! elle était ouverte.
«J'eus un accès de joie insensée. Je pleurai comme un enfant, et j'embrassai la porte comme si j'eusse voulu baiser la trace des mains qui l'avaient ouverte. Je ne sais pourquoi la vie me semblait si douce à recouvrer, après avoir semblé si facile à perdre. Je me traînai le long de la salle du chapitre en suivant les murs; j'étais si faible que je tombais à chaque pas. Ma tête s'égarait, et je ne pouvais plus me rendre raison de la position de la porte que je voulais gagner. J'étais comme un homme ivre; et plus j'avais hâte de sortir de ce lieu fatal, moins il m'était possible d'en trouver l'issue. J'errais dans les ténèbres, me créant moi-même un labyrinthe inextricable dans un espace libre et régulier. Je crois que je passai là presque une heure, livré à d'inexprimables angoisses. Je n'étais plus armé de philosophie comme lorsque j'étais sous les verrous. Je voyais la liberté, la vie, qui revenaient à moi, et je n'avais pas la force de m'en emparer. Mon sang un instant ranimé se refroidissait de nouveau. Une sorte de rage délirante s'emparait de moi. Mille fantômes passaient devant mes yeux, mes genoux se roidissaient sur le plancher. Épuisé de fatigue et de désespoir, je tombai au pied d'une des froides parois de la salle, et de nouveau j'essayai de retrouver en moi la résolution de mourir en paix. Mais mes idées étaient confuses, et la sagesse, qui m'avait semblé naguère une armure impénétrable, n'était en cet instant qu'un secours impuissant contre l'horreur de la mort.
«Tout à coup je retrouvai le souvenir, déjà effacé, de la voix qui m'avait appelé durant mon sommeil, et, me livrant à cette protection mystérieuse avec la confiance d'un enfant, je murmurai les derniers mots que Fulgence avait prononcés en rendant l'âme: «Sancte Spiridion, ora pro me.»
«Alors il se fit une lueur pâle dans la salle, comme serait celle d'un éclair prolongé. Cette lueur augmenta, et, au bout d'une minute environ, s'éteignit tout à fait. J'avais eu le temps de voir que cette lumière partait du portrait du fondateur, dont les yeux s'étaient allumés comme deux lampes pour éclairer la salle et pour me montrer que j'étais adossé depuis un quart d'heure contre la porte tant cherchée.—Béni sois-tu, esprit bienheureux! m'écriai-je. Et, ranimé soudain, je m'élançai hors de la salle avec impétuosité.
«Un convers, qui vaquait dans les salles basses à des préparatifs extraordinaires pour le lendemain, me vit accourir vers lui comme un spectre. Mes joues creuses, mes yeux enflammés par la fièvre, mon air égaré, lui causèrent une telle frayeur qu'il s'enfuit en laissant tomber une corbeille de riz qu'il portait, et un flambeau que je me hâtai de ramasser avant qu'il fût éteint. Quand j'eus apaisé ma faim, je regagnai ma cellule, et le lendemain, après un sommeil réparateur, je fus en état de me rendre à l'église.
«Un bruit singulier dans le couvent et le branle de toutes les grosses cloches m'avaient annoncé une cérémonie importante. J'avais jeté les yeux sur le calendrier de ma cellule, et je me demandais si j'avais perdu pendant mes jours d'inanition la notion de la marche du temps; car je ne voyais aucune fête religieuse marquée pour le jour où je croyais être. Je me glissai dans le chœur, et je gagnai ma stalle sans être remarqué. Il y avait sur tous les fronts une préoccupation ou un recueillement extraordinaire. L'église était parée comme aux grands jours fériés. On commença les offices. Je fus surpris de ne point voir le Prieur à sa place; je me penchai pour demander à mon voisin s'il était malade. Celui-ci me regarda d'un air stupéfait, et, comme s'il eût pensé avoir mal entendu ma question, il sourit d'un air embarrassé et ne me répondit point. Je cherchai des yeux le père Donatien, celui de tous les religieux que je savais m'être le plus hostile, et que j'accusais intérieurement du traitement odieux que je venais de subir. Je vis ses yeux ardents chercher à pénétrer sous mon capuchon; mais je ne lui laissai point voir mon visage, et je m'assurai que le sien était bouleversé par la surprise et la crainte; car il ne s'attendait point à trouver ma stalle occupée, et il se demandait si c'était moi ou mon spectre qu'il voyait là en face de lui.
«Je ne fus au courant de ce qui se passait qu'à la fin de l'office, lorsque l'officiant récita une prière en commémoration du Prieur, dont l'âme avait paru devant Dieu, le 10 janvier 1766, à minuit, c'est-à-dire une heure avant mon incarcération dans la bibliothèque. Je compris alors pourquoi Donatien, dont l'ambition guettait depuis longtemps la première place parmi nous, avait saisi l'occasion de cette mort subite pour m'éloigner des délibérations. Il savait que je ne l'estimais point, et que, malgré mon peu de goût pour le pouvoir et mon défaut absolu d'intrigue, je ne manquais pas de partisans. J'avais une réputation de science théologique qui m'attirait le respect naïf de quelques-uns; j'avais un esprit de justice et des habitudes d'impartialité qui offraient à tous des garanties. Donatien me craignait: sous-prieur depuis deux ans, et tout-puissant sur ceux qui entouraient le Prieur, il avait enveloppé ses derniers instants d'une sorte de mystère, et, avant de répandre la nouvelle de sa mort, il avait voulu me voir, sans doute pour sonder mes dispositions, pour me séduire ou pour m'effrayer. Ne me trouvant point dans ma cellule, et connaissant fort bien mes habitudes, comme je l'ai su depuis, il s'était glissé sur mes traces jusqu'à la porte de la bibliothèque qu'il avait refermée sur moi comme par mégarde. Puis il avait condamné toutes les issues par lesquelles on pouvait approcher de moi, et il avait sur-le-champ fait entrer tout le monastère en retraite, afin de procéder dignement à l'élection du nouveau chef.
«Grâce à son influence, il avait pu violer tous les usages et toutes les règles de l'abbaye. Au lieu de faire embaumer et exposer le corps du défunt pendant trois jours dans la chapelle, il l'avait fait ensevelir précipitamment, sous prétexte qu'il était mort d'un mal contagieux. Il avait brusqué toutes les cérémonies, abrégé le temps ordinaire de la retraite; et déjà l'on procédait à son élection, lorsque, par un fait surnaturel, je fus rendu à la liberté. Quand l'office fut fini, on chanta le Veni Creator; puis on resta un quart d'heure prosterné chacun dans sa stalle, livré à l'inspiration divine. Lorsque l'horloge sonna midi, la communauté défila lentement et monta à la salle du chapitre pour procéder au vote général. Je me tins dans le plus grand calme et dans la plus complète indifférence tant que dura cette cérémonie. Rien au monde ne me tentait moins que de contre-balancer les suffrages; en eussé-je eu le temps, je n'aurais pas fait la plus simple démarche pour contrarier l'ambition de Donatien. Mais quand j'entendis son nom sortir cinquante fois de l'urne, quand je vis, au dernier tour de scrutin, la joie du triomphe éclater sur son visage, je fus saisi d'un mouvement tout humain d'indignation et de haine.
«Peut-être, s'il eût songé à tourner vers moi un regard humble ou seulement craintif, mon mépris l'eût-il absous; mais il me sembla qu'il me bravait, et j'eus la puérilité de vouloir briser cet orgueil, au niveau duquel je me ravalais en le combattant. Je laissai le secrétaire recompter lentement les votes. Il y en avait deux seulement pour moi. Ce n'était donc pas une espérance personnelle qui pouvait me suggérer ce que je fis. Au moment où l'on proclama le nom de Donatien, et comme il se levait d'un air hypocritement ému pour recevoir les embrassades des anciens, je me levai à mon tour et j'élevai la voix.
«—Je déclare, dis-je avec un calme apparent dont l'effet fut terrible, que l'élection proclamée est nulle, parce que les statuts de l'ordre ont été violés. Une seule voix, oubliée ou détournée, suffit pour frapper de nullité les résolutions de tout un chapitre. J'invoque cet article de la charte de l'abbé Spiridion, et déclare que moi, Alexis, membre de l'ordre et serviteur de Dieu, je n'ai point déposé mon vote aujourd'hui dans l'urne, parce que je n'ai point eu le loisir d'entrer en retraite comme les autres; parce que j'ai été écarté, par hasard ou par malice, des délibérations communes, et qu'il m'eût été impossible, ignorant jusqu'à cet instant la mort de notre vénérable Prieur, de me décider inopinément sur le choix de son successeur.»
«Ayant prononcé ces paroles qui furent un coup de foudre pour Donatien, je me rassis et refusai de répondre aux mille questions que chacun venait m'adresser. Donatien, un instant confondu de mon audace, reprit bientôt courage, et déclara que mon vote était non-seulement inutile mais non recevable, parce qu'étant sous le poids d'une faute grave, et subissant, durant les délibérations, une correction dégradante, d'après les statuts, je n'étais point apte à voter.
«—Et qui donc a qualifié ou apprécié ma faute? demandai-je. Qui donc, s'est permis de m'en infliger le châtiment? Le sous-prieur? il n'en avait pas le droit. Il devait, pour me juger indigne de prendre part à l'élection, faire examiner ma conduite par six des plus anciens du chapitre, et je déclare qu'il ne l'a point fait.
«—Et qu'en savez-vous? me dit un des anciens qui était le chaud partisan de mon antagoniste.
«—Je dis, m'écriai-je, que cela ne s'est point fait, parce que j'avais le droit d'en être informé, parce que mon jugement devait être signifié à moi d'abord, puis à toute la communauté rassemblée, et enfin placardé ici, dans ma stalle, et qu'il n'y est point et n'y a jamais été.
«—Votre faute, s'écria Donatien, était d'une telle nature...
«—Ma faute, interrompis-je, il vous plaît de la qualifier de grave; moi, il me plaît de qualifier la punition que vous m'avez infligée, et je dis que c'est pour vous qu'elle est dégradante. Dites quelle fut ma faute! Je vous somme de le dire ici; et moi je dirai quel traitement vous m'avez fait subir, bien que vous n'eussiez pas le droit de le faire.»
«Donatien voyant que j'étais outré, et que l'on commençait à m'écouter avec curiosité, se hâta de terminer ce débat en appelant à son secours la prudence et la ruse. Il s'approcha de moi, et, du ton d'un homme pénétré de componction, il me supplia, au nom du Sauveur des hommes, de cesser une discussion scandaleuse et contraire à l'esprit de charité qui devait régner entre des frères. Il ajouta que je me trompais en l'accusant de machinations si perfides, que sans doute il y avait entre nous un malentendu qui s'éclaircirait dans une explication amicale.
«—Quant à vos droits, ajouta-t-il, il m'a semblé et il me semble encore, mon frère, que vous les avez perdus. Ce serait peut-être pour la communauté une affaire à examiner; mais il suffit que vous m'accusiez d'avoir redouté votre candidature pour que je veuille faire tomber au plus vite un soupçon si pénible pour moi. Et pour cela, je déclare que je désire vous avoir sur-le-champ pour compétiteur. Je supplie la communauté d'écarter de vous toute accusation, et de permettre que vous déposiez votre vote dans l'urne après qu'on aura fait un nouveau tour de scrutin, sans examiner si vos droits sont contestables. Non-seulement je l'en supplie, mais au besoin je le lui commande; car je suis, en attendant le résultat de votre candidature, le chef de cette respectable assemblée.»
«Ce discours adroit fut accueilli avec acclamations; mais je m'opposai à ce qu'on recommençât le vote séance tenante. Je déclarai que je voulais entrer en retraite, et que, comme les autres s'étaient contentés de trois jours, bien que quarante furent prescrits, je m'en contenterais aussi; mais que, sous aucun prétexte, je ne croyais pouvoir me dispenser de cette préparation.
«Donatien s'était engagé trop avant pour reculer. Il feignit de subir ce contre-temps avec calme et humilité. Il supplia la communauté de n'apporter aucun empêchement à mes desseins. Il y avait bien quelques murmures contre mon obstination, mais pas autant peut-être que Donatien l'avait espéré. La curiosité, qui est l'élément vital des moines, était excitée au plus haut point par ce qui restait de mystérieux entre Donatien et moi. Ma disparition avait causé bien de l'étonnement à plusieurs. On voulait, avant de se ranger sous la loi de ce nouveau chef si mielleux et si tendre en apparence, avoir quelques notions de plus sur son vrai caractère. Je semblais l'homme le plus propre à les fournir. Sa modération avec moi en public, au milieu d'une crise si terrible pour son orgueil et son ambition, paraissait sublime à quelques-uns, sensée à plusieurs autres, étrange et de mauvais augure à un plus grand nombre. Trente voix, qui ne s'entendaient pas sur le choix de leur candidat, avaient combattu son élection. Il était déjà évident qu'elles allaient se reporter sur moi. Trois jours de nouvelles réflexions et de plus amples informations pouvaient détacher bien des partisans. Chacun le sentit, et la majorité, qui avait été surprise et comme enivrée par la précipitation des meneurs, se réjouit du retard que je venais apporter au dénoûment.
«Une heure après la clôture de cette séance orageuse, ma cellule était assiégée des meneurs de mon parti; car j'avais déjà un parti malgré moi, et un parti très-ardent. Donatien n'était pas médiocrement haï, et je dois à la vérité de dire que tout ce qu'il y avait de moins avili et de moins corrompu dans l'abbaye était contre lui. Ma colère était déjà tombée, et les offres qu'on me faisait n'éveillaient en moi aucun désir de puissance monacale. J'avais de l'ambition, mais une ambition vaste comme le monde, l'ambition des choses sublimes. J'aurais voulu élever un beau monument de science ou de philosophie, trouver une vérité et la promulguer, enfanter une de ces idées qui soulèvent et remplissent tout un siècle, gouverner enfin toute une génération, mais du fond de ma cellule, et sans salir mes doigts à la fange des affaires sociales; régner par l'intelligence sur les esprits, par le cœur sur les cœurs, vivre en un mot comme Platon ou Spinosa. Il y avait loin de là à la gloriole de commander à cent moines abrutis. La petitesse pompeuse d'un tel rôle soulevait mon âme de dégoût; mais je compris quel parti je pouvais tirer de ma position, et j'accueillis mes partisans avec prudence.
«Avant le soir, les trente voix qui avaient résisté à Donatien s'étaient déjà réunies sur moi. Donatien en fut plus irrité qu'effrayé. Il vint me trouver dans ma cellule, et il essaya de m'intimider en me disant que, si je me retirais de la candidature, il ne me reprocherait point mes hérésies, à lui bien connues; que les choses pouvaient encore se passer honorablement pour moi et tranquillement pour lui, si je me contentais de la petite victoire que j'avais obtenue en retardant son élection; mais que, si je me mettais sur les rangs pour le priorat, il ferait connaître quelles étaient mes occupations, mes lectures, et sans doute mes pensées, depuis plus de cinq ans. Il me menaça de dévoiler la fraude et la désobéissance où j'avais vécu tout ce temps-là, dérobant les livres défendus et me nourrissant durant les saints offices, dans le temple même du Seigneur, des plus infâmes doctrines.
«Le calme avec lequel j'affrontai ces menaces le déconcerta beaucoup. Il voulait sans doute me faire parler sur mes croyances; peut être avait-il placé des témoins derrière la porte pour m'entendre apostasier dans un moment d'emportement. J'étais sur mes gardes, et je vis, dans cette circonstance, combien l'homme le plus simple a de supériorité sur le plus habile, lorsque celui-ci est mû par de mauvaises passions. Je n'étais certes pas rompu à l'intrigue comme ce moine cauteleux et rusé; mais le mépris que j'avais pour l'enjeu me donnait tout l'avantage de la partie. J'étais armé d'un sang-froid à toute épreuve, et mes reparties calmes démontaient de plus en plus mon adversaire. Il se retira fort troublé. Jusque-là il ne m'avait point connu, disait-il d'un ton amèrement enjoué. Il m'avait cru plongé dans les livres, et ne se serait jamais douté que j'apportasse tant de prudence et de calcul dans les affaires temporelles. Il ajouta sournoisement qu'il faisait des vœux pour que mon orthodoxie en matière de religion lui fût bien démontrée; car, dans ce cas, je lui paraissais le plus propre de tous à bien gouverner l'abbaye.
«Le lendemain, mes trente partisans cabalèrent si bien qu'ils détachèrent plus de quinze poltrons, jetés par la frayeur dans le parti de mon rival. Donatien était l'homme le plus redouté et le plus haï de la communauté; mais il avait pour lui tous les anciens, qu'il avait su accaparer, et aux vices desquels son athéisme secret offrait toutes les garanties désirables. Il n'y a pas de plus grand fléau pour une communauté religieuse qu'un chef sincèrement dévot. Avec lui, la règle, qui est ce que le moine hait et redoute le plus, est toujours en vigueur, et vient à chaque instant troubler les douces habitudes de paresse et d'intempérance; son zèle ardent suscite chaque jour de nouvelles tracasseries, en voulant ramener les pratiques austères, la vie de labeur et de privations. Donatien savait, avec le petit nombre des fanatiques, se donner les apparences d'une foi vive; avec le grand nombre des indifférents, il savait, sans compromettre la dignité d'étiquette de la règle, et sans déroger aux apparences de la ferveur, donner à chacun le prétexte le plus convenable à la licence. Par ce moyen son autorité était sans bornes pour le mal; il exploitait les vices d'autrui au profit des siens propres. Cette manière de gouverner les hommes en profitant de leur corruption est infaillible; et, si j'étais le favori d'un roi, je la lui conseillerais.
«Mais ce qui contre-balançait l'autorité naissante de Donatien. C'était ce qu'on savait de son humeur vindicative. Ceux qui l'avaient offensé un jour avaient à s'en repentir longtemps, et l'on craignait avec raison que le Prieur n'oubliât pas, en recevant la crosse, les vieilles querelles du simple frère. C'est pourquoi les faibles s'étaient jetés dans son parti par frayeur, le croyant tout-puissant et ne voulant pas qu'il les punît d'avoir cabalé contre lui.
«Dès que ceux-là virent une puissance se former contre la sienne et offrir quelque garantie, ils se rejetèrent facilement de ce coté, et le troisième jour j'avais une majorité incontestable. Je ne saurais t'exprimer, Angel, combien j'eus à souffrir secrètement de cette banale préférence, basée sur des intérêts d'égoïsme et revêtue des formes menteuses de l'estime et de l'affection. Les sales caresses de ces poltrons me répugnaient; les protestations des autres intrigants, qui se flattaient de régner à ma place tandis que je serais absorbé dans mes spéculations scientifiques, ne me causaient pas moins de dégoût et de mépris.
«—Vous triompherez, me disaient-ils d'un air lâchement fier en sortant de ma cellule.
«—Dieu m'en préserve! répondais-je lorsqu'ils étaient sortis.»
«Le jour de l'élection, Donatien vint me réveiller avant l'aube. Il n'avait pu fermer l'œil de la nuit.
«—Vous dormez comme un triomphateur, me dit-il, Êtes-vous donc si sur de l'emporter sur moi?»
«Il affectait le calme; mais sa voix était tremblante, et le trouble de toute sa contenance révélait les angoisses de son âme.
«—Je dors avec une double sécurité, lui répondis-je en souriant, celle du triomphe et celle de la plus parfaite indifférence pour ce même triomphe.
«—Frère Alexis, reprit-il, vous jouez la comédie avec un art au-dessus de tout éloge.
«—Frère Donatien, lui dis-je, vous ne vous trompez pas, je joue la comédie; car je brigue des suffrages dont je ne veux pas profiter. Combien voulez-vous me les payer?
«—Quelles seraient vos conditions? dit-il en feignant de soutenir une plaisanterie; mais ses lèvres étaient pâles d'émotion et son œil étincelant de curiosité.
«—Ma liberté, répondis-je, rien que cela. J'aime l'étude et je déteste le pouvoir: assurez-moi le calme et l'indépendance la plus absolue au fond de ma cellule. Donnez-moi les clefs de toutes les bibliothèque, le soin de tous les instruments de physique et d'astronomie, et la direction des fonds appliqués à leur entretien par le fondateur; donnez-moi la cellule de l'observatoire, abandonnée depuis la mort du dernier moine astronome, enfin dispensez-moi des offices, et à ce prix vous pourrez me considérer comme mort. Je vivrai dans mon donjon, et vous sur votre chaire abbatiale, sans que nous ayons jamais rien de commun ensemble. À la première affaire temporelle dont je me mêlerai, je vous autorise à me remettre sous la règle; mais aussi à la première tracasserie temporelle que vous me susciterez, je vous promets de vous montrer encore une fois que je ne suis pas sans influence. Tous les trois ans, lorsqu'on renouvellera votre élection, nous passerons marché comme aujourd'hui, si le marché d'aujourd'hui vous convient. Promettez-vous? Voici la cloche qui nous appelle à l'église; dépêchez-vous.»
«Il promit tout ce que je voulus; mais il se retira sans confiance et sans espoir. Il ne pouvait croire qu'on renonçât à la victoire quand on la tenait dans ses mains.
«Il serait impossible de peindre l'angoisse qui contractait son visage lorsque je fus proclamé Prieur à la majorité de dix voix. Il avait l'air d'un homme foudroyé au moment d'atteindre aux astres. M'avoir tenu enfermé trois jours et trois nuits, s'être flatté de me trouver mort de faim et de froid, et tout à coup me voir sortir comme de la tombe pour lui arracher des mains la victoire et m'asseoir à sa place sur la chaire d'honneur!
«Chacun vint m'embrasser, et je subis cette cérémonie, sans détromper le vaincu jusqu'à ce qu'il vint à son tour me donner le baiser de paix. Quand il eut accompli cette dernière humiliation, je le pris par la main; et, me dépouillant des insignes dont on m'avait déjà revêtu, je lui mis au doigt l'anneau, et à la main la crosse abbatiale; puis je le conduisis à la chaire, et, m'agenouillant devant lui, je le priai de me donner sa bénédiction paternelle.
«Il y eut une stupéfaction inconcevable dans le chapitre, et d'abord je trouvait beaucoup d'opposition à accepter cette substitution de personne; mais les poltrons et les faibles emportèrent de nouveau la majorité là où je voulais la constituer. Le scrutin de ce jour ne produisit rien; mais celui du lendemain rendit, par mes soins et par mon influence, le priorat au trop heureux Donatien. Il me fit l'honneur de douter de ma loyauté jusqu'au dernier moment, me soupçonnant toujours de feindre un excès d'humilité afin de m'assurer un pouvoir sans bornes pour toute ma vie. Il y avait peu d'exemples qu'un Prieur n'eût pas été réélu tous les trois ans jusqu'à sa mort; mais le statut n'en restait pas moins en vigueur, et l'existence d'un rival important pouvait troubler la vie du vainqueur. Donatien pensait donc que je voulais amener à moi par un semblant de vertu et de désintéressement romanesque ceux qui lui étaient le plus attachés, afin de ne point avoir à craindre une réaction vers lui au bout de trois ans. Au reste, c'est grâce à ce statut que la tranquillité de ma vie fut à peu près assurée. Les persécutions dont j'avais été accablé jusque-là, et dont j'ai passe le détail sous silence dans ce récit, comme n'étant que les accessoires de souffrances plus réelles et plus profondes, cessèrent à partir de ce jour. Ce n'est que depuis peu que, me voyant prêt à descendre dans la tombe, Donatien a cessé de me craindre et encouragé peut-être les vieilles haines de ses créatures.
«Quand son élection eut été enfin proclamée, et qu'il se fut assuré de ma bonne foi, sa reconnaissance me parut si servile et si exagérée que je me hâtai de m'y soustraire.
«—Payez vos dettes, lui dis-je à l'oreille, et ne me sachez aucun autre gré d'une action qui n'est point, de ma part, un sacrifice.
«Il se hâta de me proclamer directeur de la bibliothèque et du cabinet réservé aux études et aux collections scientifiques. J'eus, à partir de cet instant, la plus grande liberté d'occupations et tous les moyens possibles de m'instruire.
«Au moment où je quittais la salle du chapitre pour aller, plein d'impatience, prendre possession de ma nouvelle étude, je levai les yeux par hasard sur le portrait du fondateur, et alors le souvenir des événements surnaturels qui s'étaient passés dans cette salle quelques jours auparavant me revint si distinct et si frappant que j'en fus effrayé. Jusque-là, les préoccupations qui avaient rempli toutes mes heures ne m'avaient pas laissé le loisir d'y songer, ou plutôt cette partie du cerveau qui conserve les impressions que nous appelons poétiques et merveilleuses (à défaut d'expression juste pour peindre les fonctions du sens divin), s'était engourdie chez moi au point de ne rendre à'ma raison aucun compte des prodiges de mon évasion. Ces prodiges restaient comme enveloppés dans les nuages d'un rêve, comme les vagues réminiscences des faits accomplis durant l'ivresse on durant la fièvre. En regardant le portrait d'Hébronius, je revis distinctement l'animation de ces yeux peints qui, tout d'un coup, étaient devenus vivants et lumineux, et ce souvenir se mêla si étrangement au présent qu'il me sembla voir encore cette toile reprendre vie, et ces yeux me regarder comme des yeux humains. Mais cette fois ce n'était plus avec éclat, c'était avec douleur, avec reproche. Il me sembla voir des larmes humecter les paupières. Je me sentis défaillir. Personne ne faisait attention à moi; mais un jeune enfant de douze ans, neveu et élève en théologie de l'un des frères, se tenait par hasard devant le portrait, et, par hasard aussi, le regardait.
«—Ô mon père Alexis, me dit-il en saisissant ma robe avec effroi, voyez donc! le portrait pleure!»
«Je faillis m'évanouir, mais je fis un grand effort sur moi-même, et lui répondis:
«—Taisez-vous, mon enfant, et ne dites pas de pareilles choses, aujourd'hui surtout; vous feriez tomber votre oncle en disgrâce.»
«L'enfant ne comprit pas ma réponse, mais il en fut comme effrayé, et ne parla à personne, que je sache, de ce qu'il avait vu. Il avait dès lors une maladie dont il mourut l'année suivante chez ses parents. Je n'ai pas bien su les détails de sa mort; mais il m'est revenu qu'il avait vu, à ses derniers instants, une figure vers laquelle il voulait s'élancer en l'appelant pater Spiridion. Cet enfant était plein de foi, de douceur et d'intelligence. Je ne l'ai connu que quelques instants sur la terre; mais je crois que je le retrouverai dans une sphère plus sublime. Il était de ceux qui ne peuvent pas rester ici-bas, et qui ont déjà, dès cette vie, une moitié de leur âme dans un monde meilleur.
«Je fus occupé pendant quelques jours à préparer mon observatoire, à choisir les livres que je préférais, à les ranger dans ma cellule, à tout ordonner dans mon nouvel empire. Pendant que le couvent était en rumeur pour célébrer l'élection de son nouveau chef, que les uns se livraient à leurs rêves d'ambition, tandis que les autres se consolaient de leurs mécomptes en s'abandonnant à l'intempérance, je goûtais une joie d'enfant à m'isoler de cette tourbe insensée, et à chercher, dans l'oubli de tous, mes paisibles plaisirs. Quand j'eus fini de ranger la bibliothèque, les collections d'histoire naturelle et les instruments de physique et d'astronomie, ce que je fis avec tant de zèle que je me couchais chaque soir exténué de fatigue (car toutes ces choses précieuses avaient été négligées et abandonnées au désordre depuis bien des années), je rentrai un soir dans cette cellule avec un bien-être incroyable. J'estimais avoir remporté une bien plus grande victoire que celle de Donatien, et avoir assuré tout l'avenir de ma vie sur les seules bases qui lui convinssent. Je n'avais qu'une seule passion, celle de l'étude: j'allais pouvoir m'y livrer à tout jamais, sans distraction et sans contrainte. Combien je m'applaudissais d'avoir résisté au désir de fuir, qui m'avait tant de fois traversé l'esprit durant les années précédentes! J'avais tant souffert, n'ayant plus aucune foi, aucune sympathie catholique, d'être forcé d'observer les minutieuses pratiques du catholicisme, et d'y voir se consumer un temps précieux! Je m'étais souvent méprisé pour le faux point d'honneur qui me tenait esclave de mes vœux.
«Vœux insensés, serments impies! m'étais-je écrié cent fois, ce n'est point la crainte ou l'amour de Dieu qui vous a reçus, ni qui m'empêche de vous violer. Ce Dieu n'existe plus, il n'a jamais existé. On ne doit point de fidélité à un fantôme, et les engagements pris dans un songe n'ont ni force ni réalité. C'est donc le respect humain qui fait votre puissance sur moi. C'est parce que, dans mes jours de jeunesse intolérante et de dévotion fougueuse, j'ai flétri à haute voix les religieux qui rompaient leur ban; c'est parce que j'ai soutenu autrefois la thèse absurde que le serment de l'homme est indélébile, qu'aujourd'hui je crains, en me rétractant, d'être méprisé par ces hommes que je méprise!
«Je m'étais dit ces choses, je m'étais fait ces reproches; j'avais résolu de partir, de jeter mon froc de moine, aux ronces du chemin, d'aller chercher la liberté de conscience et la liberté d'études dans un pays éclairé, chez une nation tolérante, en France ou en Allemagne; mais je n'avais jamais trouvé le courage de le faire. Mille raisons puériles ou orgueilleuses m'en avalent empêché. Je me couchait en repassant dans mon esprit ces raisons que, par une réaction naturelle, j'aimais à trouver excellentes, puisque désormais l'état de moine et le séjour du monastère étaient pour moi la meilleure condition possible. Au nombre de ces raisons, ma mémoire vint à me retracer le désir de posséder le manuscrit de Spiridion et l'importance que j'avais attachée à exhumer cet écrit précieux. À peine cette réflexion eut elle traversé mon esprit, qu'elle y évoqua mille images fantastiques. La fatigue et le besoin de sommeil commençaient à troubler mes idées. Je me sentis dans une disposition étrange et telle que depuis longtemps je n'en avais connu. Ma raison, toujours superbe, était dans toute sa force, et méprisait profondément les visions qui m'avaient assailli dans le catholicisme; elle m'expliquait les prestiges de la nuit du 10 janvier par des causes toutes naturelles. La faim, la fièvre, l'agonie des forces morales, et aussi le désespoir secret et insurmontable de quitter la vie d'une manière si horrible, avaient dû produire sur mon cerveau un désordre voisin de la folie. Alors j'avais cru entendre une voix de la tombe et des paroles en harmonie avec les souvenirs émouvants de ma précédente existence de catholique. Les fantômes qui jadis s'étaient produits dans mon imagination avaient dû s'y reproduire par une loi physiologique à la première disposition fébrile, et l'anéantissement de mes forces physiques avait dû, en présence de ces apparitions, empêcher les fonctions de la raison et neutraliser les puissances du jugement. Un événement fortuit, peut-être le passage d'un serviteur dans la salle du chapitre, ayant amené ma délivrance au moment où j'étais en proie à ce délire, je n'avais pu manquer d'attribuer mon salut à ces causes surnaturelles; et le reste de la vision s'expliquait assez par la lutte qui s'était établie en moi entre le désir de ressaisir la vie et l'affaissement de tout mon être. Il n'était donc rien dans tout cela dont ma raison ne triomphât par des mots; mais les mots ne remplaceront jamais les idées; et quoiqu'une moitié de mon esprit se tînt pour satisfaite de ces solutions, l'autre moitié restait dans un grand trouble et repoussait le calme de l'orgueil et la sanction du sommeil.
Qu'il s'enfuit laissant tomber la corbeille...
«Alors je fus pris d'un malaise inconcevable. Je sentis que ma raison ne pouvait pas me défendre, quelque puissante et ingénieuse qu'elle fût, contre les vaines terreurs de la maladie. Je me souvins d'avoir été tellement dominé par les apparences que j'avais pris mes hallucinations pour la réalité. Naguère encore, étant plein de calme, de force et de contentement, j'avais cru voir des larmes sortir d'une toile peinte, j'avais cru entendre la parole d'un enfant qui confirmait ce prodige.
«Il est vrai qu'il y avait une légende sur ce portrait. Dans mon âge de crédulité, j'avais entendu dire qu'il pleurait à l'élection des mauvais Prieurs; et l'enfant, nourri à son tour de cette fable, avait été fasciné par la peur, au point de voir ce que je m'étais imaginé voir moi-même. Que de miracles avaient été contemplés et attestés par des milliers de personnes abusées toutes spontanément et contagieusement par le même élan d'enthousiasme fanatique! Il n'était pas surprenant que deux personnes l'eussent été; mais que je fusse l'une des deux, et que je partageasse les rêveries d'un enfant, voilà ce qui m'étonnait et m'humiliait étrangement. Eh quoi! pensai-je, l'imposture du fanatisme chrétien laisse-t-elle donc dans l'esprit de ceux qui l'ont subie des traces si profondes, qu'après des années de désabusement et de victoire, je n'en sois pas encore affranchi? Suis-je condamné à conserver toute ma vie cette infirmité? N'est-il donc aucun moyen de recouvrer entièrement la force morale qui chasse les fantômes et dissipe les ombres avec un mot? Pour avoir été catholique, ne me sera-t-il jamais permis d'être un homme, et dois-je, à la moindre langueur d'estomac, au moindre accès de fièvre, être en butte aux terreurs de l'enfance? Hélas! ceci est peut-être un juste châtiment de la faiblesse avec laquelle l'homme fléchit devant des erreurs grossières. Peut-être la vérité, pour se venger, se refuse-t-elle à éclairer complètement les esprits qui l'ont reniée longtemps; peut-être les misérables qui, comme moi, ont servi les idoles et adoré le mensonge sont-ils marqués d'un sceau indélébile d'ignorance, de folie et de lâcheté; peut-être qu'à l'heure de la mort mon cerveau épuisé sera livré à des épouvantails méprisables; Satan viendra peut-être me tourmenter, et peut-être mourrai-je en invoquant Jésus, comme ont fait plusieurs malheureux philosophes, en qui de semblables maladies d'esprit expliquent et révèlent la misère humaine aux prises avec la lumière céleste?
Je m'élançai
dans le vide en blasphémant...
«Livré à ces pensées douloureuses, je m'endormis fort agité, craignant d'être encore la dupe de quelque songe, et m'en effrayant d'autant plus que ma raison m'en démontrait les causes et les conséquences.
«Je fis alors un rêve étrange. Je m'imaginai être revenu au temps de mon noviciat. Je me voyais vêtu de la robe de laine blanche, un léger duvet paraissait à peine sur mon visage; je me promenais avec mes jeunes compagnons, et Donatien, parmi nous, recueillait nos suffrages pour son élection. Je lui donnai ma voix comme les autres, avec insouciance, pour éviter les persécutions. Alors il se retira, en nous lançant un regard de triomphe méprisant, et nous vîmes approcher de nous un homme jeune et beau, que nous reconnûmes tous pour l'original du portrait de la grande salle.
«Mais, ainsi qu'il arrive dans les rêves, notre surprise fut bientôt oubliée. Nous acceptâmes comme une chose possible et certaine qu'il eût vécu jusqu'à cette heure, et même quelques-uns de nous disaient l'avoir toujours connu. Pour moi, j'en avais un souvenir confus, et, soit habitude, soit sympathie, je m'approchai de lui avec affection. Mais il nous repoussa avec indignation.
«Malheureux enfants! nous dit-il d'une voix pleine de charme et de mélodie jusque dans la colère, est-il possible que vous veniez m'embrasser après la lâcheté que vous venez de commettre? Eh quoi! êtes-vous descendus à ce point d'égoïsme et d'abrutissement que vous choisissez pour chef, non le plus vertueux ni le plus capable, mais celui de tous que vous savez le plus tolérant a l'égard du vice et le plus insensible à l'endroit de la générosité? Est-ce ainsi que vous observez mes statuts? Est-ce là l'esprit que j'ai cherché à laisser parmi vous? Est-ce ainsi que je vous retrouve, après vous avoir quittés quelque temps?»
«Alors il s'adressa à moi en particulier, et me montrant aux autres:
«Voici, dit-il, le plus coupable d'entre vous; car celui-là est déjà un homme par l'esprit, et il connaît le mal qu'il fait. C'est lui dont l'exemple vous entraîne, parce que vous le savez rempli d'instruction et nourri de sagesse. Vous l'estimez tous, mais il s'estime encore plus lui-même. Méfiez-vous de lui, c'est un orgueilleux, et l'orgueil l'a rendu sourd à la voix de sa conscience.
«Et comme j'étais triste et rempli de honte, il me gourmanda fortement, mais en prenant mes mains avec une effusion de courroux paternel; et tout en me reprochant mon égoïsme, tout en me disant que j'avais sacrifié le sentiment de la justice et l'amour de la vérité au vain plaisir de m'instruire dans les sciences, il s'émut, et je vis que des larmes inondaient son visage. Les miennes coulèrent avec abondance, car je sentis les aiguillons du repentir et tous les déchirements d'un cœur brisé. Il me serra alors contre son cœur avec tendresse, mais avec douleur, et il me dit à plusieurs reprises:
«Je pleure sur toi, car c'est à toi-même que tu as fait le plus grand mal, et ta vie tout entière est condamnée à expier cette faute. Avais-tu donc le droit de t'isoler au milieu de tes frères, et de dire: Tout le mal qui se fera désormais ici me sera indifférent, parce que je n'ai pas la même croyance que ceux-ci, parce qu'ils méritent d'être traités comme des chiens, et que je n'estime ici que moi, mon repos, mon plaisir, mes livres, ma liberté? Ô Alexis! malheureux enfant! tu seras un vieillard infortuné; car tu as perdu le sentiment du bien et la haine du mal; parce que tu as souffert en silence le triomphe de l'iniquité; parce que tu as préféré la satisfaction à ton devoir, et que tu as édifié de tes mains le trône de Baal dans ce coin de la société humaine où tu t'étais retiré pour cultiver le bien et servir le vrai Dieu!
«Je m'agitai avec angoisse dans mon lit pour échapper à ces reproches, mais je ne pus réussir à m'éveiller; ils me poursuivaient avec une vraisemblance, une suite et un à-propos si extraordinaires; ils m'arrachaient des larmes si amères, et me couvraient d'une telle confusion, que je ne saurais dire aujourd'hui si c'était un rêve ou une vision. Peu à peu les personnages du rêve reparurent. Donatien s'avança furieux vers Spiridion, dont la voix s'éteignit et dont les traits s'effacèrent. Donatien criait à ses méchants courtisans:
«Détruisez-le! détruisez-le! Que vient-il faire parmi les vivants? Rendez-le à la tombe, rendez-le au néant!
«Alors les moines apportèrent du bois et des torches pour brûler Spiridion; mais au lieu de celui qui m'avait accablé de ses reproches et arrosé de ses larmes, je ne vis plus que le portrait du fondateur, que les partisans de Donatien arrachaient de son cadre et jetaient sur le bûcher. Dès que le feu eut commencé à consumer la toile, il se fit une horrible métamorphose. Spiridion reparut vivant, se tordant au milieu des flammes et criant:
«Alexis, Alexis! c'est toi qui me donnes la mort!
«Je m'élançai au milieu du bûcher, et ne trouvai que le portrait qui tombait en cendres. Plusieurs fois la figure vivante d'Hébronius et la toile inanimée qui la représentait se métamorphosèrent l'une dans l'autre à mes yeux stupéfaits: tantôt je voyais la belle chevelure du maître flamboyer dans l'incendie, et ses yeux pleins de souffrance, de colère et de douleur se tourner vers moi; tantôt je voyais brûler seulement une effigie aux acclamations grossières et aux rires des moines. Enfin je m'éveillai baigné de sueur et brisé de fatigue. Mon oreiller était trempé de mes pleurs. Je me levai, je courus ouvrir ma fenêtre. Le jour naissant dissipa mon sommeil et mes illusions; mais je restai tout le jour accablé de tristesse, et frappé de la force et de la justesse des reproches qui retentissaient encore dans mes oreilles.
«Depuis ce jour le remords me consuma. Je reconnaissais dans ce rêve la voix de ma conscience qui me criait que dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, c'était un crime d'édifier la puissance du fourbe et d'entrer en marché avec le vice. Cette fois la raison confirmait cet arrêt de la conscience; elle me montrait dans le passé Spiridion comme un homme juste, sévère, incorruptible, ennemi mortel du mensonge et de l'égoïsme; elle me disait que là où nous sommes jetés sur la terre, quelque fausse que soit notre position, quelque dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre devoir est de travailler à combattre le mal et à faire triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse et de dignité humaine qui me disait qu'en pareil cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien, il était beau de mourir à la peine en résistant au mal, et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai dans la tristesse. Ces études, dont je m'étais promis tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon âme appesantie s'égara dans de vains sophismes, et chercha inutilement à repousser, par de mauvaises raisons, le mécontentement d'elle-même. Je craignais tellement, dans cette disposition maladive et chagrine, de tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la suite de ces efforts, j'entrai dans une excitation nerveuse pire que l'affaiblissement des facultés. Les fantômes que je craignais de voir dans le sommeil apparurent plus effrayants devant mes yeux ouverts. Il me semblait voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur et d'en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit dans l'église, décidé à voir ce squelette et à toucher ces ossements que mon imagination revêtait, depuis six années, d'une forme céleste, et que ma raison allait restituer à l'éternel néant en les contemplant avec calme.
«J'arrivai à la pierre du Hic est, la levai sans beaucoup de peine, et je commençai à descendre l'escalier; je me souvenais qu'il avait douze marches. Mais je n'en avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée. J'ignore ce qui se passait en moi: si je ne l'avais éprouvé, je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le froid de la fièvre me saisit; la peur fit claquer mes dents; je laissai tomber ma lampe; je sentis que mes jambes pliaient sous moi.
«Un esprit sincère n'eût pas cherché à surmonter cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une épreuve au-dessus de ses forces; il eût remis son entreprise à un moment plus favorable; il eût attendu avec patience et simplicité le rassérénement de ses facultés mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis de moi-même. J'étais indigné de ma faiblesse; ma volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je continuai à descendre dans les ténèbres; mais je perdis l'esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.
«Il me sembla que je descendais toujours et que je m'enfonçais dans les profondeurs de l'Érèbe. Enfin, j'arrivai lentement à un endroit uni, et j'entendis une voix lugubre prononcer ces mots qu'elle semblait confier aux entrailles de la terre:
«Il ne remontera pas l'escalier.
«Aussitôt, j'entendis s'élever vers moi, du fond d'abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient sur un rhythme bizarre:
«Détruisons-le! Qu'il soit détruit! Que vient-il faire parmi les morts? Qu'il soit rendu à la souffrance! Qu'il soit rendu à la vie!
«Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis que j'étais sur la dernière marche d'un escalier aussi vaste que le pied d'une montagne. Derrière moi, il y avait des milliers de degrés de fer rouge; devant moi, rien que le vide, l'abîme de l'éther, le bleu sombre de la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je fus pris de vertige, et, quittant l'escalier, ne songeant plus qu'il me fût possible de le remonter, je m'élançai dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé la formule de malédiction, que le vide se remplit de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me vis de plain-pied avec une immense galerie où je m'avançai en tremblant. L'obscurité régnait encore autour de moi; mais le fond de la voûte s'éclairait d'une lueur rouge et me montrait les formes étranges et affreuses de l'architecture. Tout ce monument semblait, par sa force et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je ne distinguais pas les objets les plus voisins; mais ceux vers lesquels je m'avançais prenaient un aspect de plus en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes d'une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures inouïes: les uns, suspendus par les pieds et serrés par les replis de serpents monstrueux, mordaient le pavé, et leurs dents s'enfonçaient dans le marbre; d'autres, engagés jusqu'à la ceinture dans le sol, étaient tirés d'en haut, ceux-ci par les bras la tête en haut, ceux-là par les pieds la tête en bas, vers les chapiteaux formés d'autres figures humaines penchées sur elles et acharnées à les torturer. D'autres piliers encore représentaient un enlacement de figures occupées à s'entre-dévorer, et chacune d'elles n'était plus qu'un tronçon rouge jusqu'aux genoux ou jusqu'aux épaules, mais dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre et dévorer ce qui était auprès d'elle. Il y en avait qui, écorchés à demi, s'efforçaient, avec la partie supérieure de leur corps, de dégager la peau de l'autre moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle; d'autres encore qui, en se battant, s'étaient arraché des lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus l'un à l'autre avec l'expression d'une haine et d'une souffrance indicibles. Le long de la frise, ou plutôt en guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée d'êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais d'une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se repaître de lambeaux sanglants. De la voûte pendaient, en guise de clefs et de rosaces, des enfants mutilés qui semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant avec terreur les mangeurs de chair humaine, s'élançaient la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé.
«Plus j'avançais, plus toutes ces statues, éclairées par la lumière du fond, prenaient l'aspect de la réalité; elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l'art des hommes n'eût pu atteindre. On eût dit d'une scène d'horreur qu'un cataclysme inconnu aurait surprise au milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée comme l'argile dans le four. L'expression du désespoir, de la rage ou de l'agonie était si frappante sur tous ces visages contractés; le jeu ou la tension des muscles, l'exaspération de la lutte, le frémissement de la chair défaillante étaient reproduits avec tant d'exactitude qu'il était impossible d'en soutenir l'aspect sans dégoût et sans terreur. Le silence et l'immobilité de cette représentation ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi. Je devins si faible que je m'arrêtai et que je voulus retourner sur mes pas.
«Mais alors j'entendis au fond de ces ténèbres que j'avais traversées, des rumeurs confuses comme celles d'une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus distinctes et les clameurs plus bruyantes, et les pas se pressèrent tumultueusement en se rapprochant avec une vitesse incroyable: c'était un bruit de course irrégulière, saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus impétueux, plus menaçant. Je m'imaginai que j'étais poursuivi par cette foule déréglée, et j'essayai de la devancer en me précipitant sous la voûte au milieu des sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures commençaient à s'agiter, à s'humecter de sueur et de sang, et que leurs yeux d'émail roulaient dans leurs orbites. Tout à coup je reconnus qu'elles me regardaient toutes et qu'elles étaient toutes penchées vers moi, les unes avec l'expression d'un rire affreux, les autres avec celle d'une aversion furieuse. Toutes avaient le bras levé sur moi et semblaient prêtes à m'écraser sous les membres palpitants qu'elles s'arrachaient les unes aux autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre tête dans les mains, ou avec des cadavres d'enfants qu'elles avaient arrachés de la voûte.
«Tandis que ma vue était troublée par ces images abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres qui s'approchaient. Il y avait devant moi des objets affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore: des rires, des hurlements, des menaces, des sanglots, des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant lesquels il semblait que la foule, portée par le vent, franchît des distances énormes et gagnât sur moi du terrain au centuple.
«Enfin le bruit se rapprocha tellement que, ne pouvant plus espérer d'échapper, j'essayai de me cacher derrière les piliers de la galerie; mais les figures de marbre s'animèrent tout à coup; et, agitant leurs bras, qu'elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent me saisir pour me dévorer.
«Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie, où leurs bras ne pouvaient m'atteindre, et la foule vint, et l'espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas. Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une rafale sur les flots; ce fut l'éruption de la lave. Il me sembla que l'air s'embrasait et que mes épaules pliaient sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une feuille d'automne dans le tourbillon des spectres.
«Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux ardents brillaient sous leurs sombres capuces comme ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d'autres qui se livraient à une joie insensée ou féroce, d'autres dont le silence farouche me glaçait et m'épouvantait plus encore. À mesure qu'ils avançaient, les figures de bronze et de marbre s'agitaient et se tordaient avec tant d'efforts qu'elles finissaient par se détacher de leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs épaules de la corniche; et les mutilés de la voûte se détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des spectres qui m'entraînaient, et, reprenant les apparences d'une vie complète, se mettaient à courir et à hurler comme les autres: de sorte qu'autour de nous l'espace s'agrandissait, et la foule se répandait dans les ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues; mais la lueur lointaine l'attirait et la guidait toujours. Tout à coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit dans des galeries circulaires, et j'aperçus au-dessous de moi, à une distance incommensurable, l'intérieur d'un monument tel que la main de l'homme n'eût jamais pu le construire. C'était une église gothique dans le goût de celles que les catholiques érigeaient au onzième siècle, dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers. Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux symboliques, les ornements bizarres, tous les caprices d'une architecture orgueilleuse et fantasque étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions telles qu'un million d'hommes eût pu être abrité sous la même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les galeries supérieures où la foule se pressait étaient si rapprochées du faîte que nul ne pouvait s'y tenir debout, et que, la tête courbée et les épaules brisées, j'étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond de l'église, sous mes pieds, à une profondeur qui me donnait des vertiges.
«D'abord je ne discernai rien que les effets de l'architecture, dont les parties basses flottaient dans le vague, tandis que les parties moyennes s'éclairaient de lueurs rouges entrecoupées d'ombres noires, comme si un foyer d'incendie eût éclaté de quelque point insaisissable à ma vue. Peu à peu cette clarté sinistre s'étendit sur toutes les parties de l'édifice, et je distinguai un grand nombre de figures agenouillées dans la nef, tandis qu'une procession de prêtres revêtus de riches habits sacerdotaux défilait lentement au milieu, et se dirigeait vers le chœur en chantant d'une voix monotone:
«Détruisons-le! détruisons-le! que ce gui appartient à la tombe soit rendu à la tombe!»
«Ce chant lugubre réveilla mes terreurs, et je regardai autour de moi; mais je vis que j'étais seul dans une des travées: la foule avait envahi toutes les autres; elle semblait ne pas s'occuper de moi. Alors j'essayai de m'échapper de ce lieu d'épouvante, où un instinct secret m'annonçait l'accomplissement de quelque affreux mystère. Je vis plusieurs portes derrière moi; mais elles étaient gardées par les horribles figures de bronze, qui ricanaient et se parlaient entre elles en disant:
«On va le détruire, et les lambeaux de sa chair nous appartiendront.»
«Glacé par ces paroles, je me rapprochai de la balustrade en me courbant le long de la rampe de pierre pour qu'on ne pût pas me voir. J'eus une telle horreur de ce qui allait s'accomplir que je fermai les yeux et me bouchai les oreilles. La tête enveloppée de mon capuce et courbée sur mes genoux, je vins à bout de me figurer que tout cela était un rêve et que j'étais endormi sur le grabat de ma cellule. Je fis des efforts inouïs pour me réveiller et pour échapper au cauchemar, et je crus m'éveiller en effet; mais en ouvrant les yeux je me retrouvai dans la travée, environné à distance des spectres qui m'y avaient conduit, et je vis au fond de la nef la procession de prêtres qui était arrivée au milieu du chœur, et qui formait un groupe pressé au centre duquel s'accomplissait une scène d'horreur que je n'oublierai jamais. Il y avait un homme couché dans un cercueil, et cet homme était vivant. Il ne se plaignait pas, il ne faisait aucune résistance; mais des sanglots étouffés s'échappaient de son sein, et ses soupirs profonds, accueillis par un morne silence, se perdaient sous la voûte qui les renvoyait à la foule insensible. Auprès de lui plusieurs prêtres armés de clous et de marteaux se tenaient prêts à l'ensevelir aussitôt qu'on aurait réussi à lui arracher le cœur. Mais c'était en vain que, les bras sanglants et enfoncés dans la poitrine entr'ouverte du martyr, chacun venait à son tour fouiller et tordre ses entrailles; nul ne pouvait arracher ce cœur invincible que des liens de diamant semblaient retenir victorieusement à sa place. De temps en temps les bourreaux laissaient échapper un cri de rage, et des imprécations mêlées à des huées leur répondaient du haut des galeries. Pendant ces abominations, la foule prosternée dans l'église se tenait immobile dans l'attitude de la méditation et du recueillement.
«Alors un des bourreaux s'approcha tout sanglant de la balustrade qui sépare le chœur de la nef, et dit à ces hommes agenouillés:
«—Ames chrétiennes, fidèles fervents et purs, ô mes frères bien-aimés, priez! redoublez de supplications et de larmes, afin que le miracle s'accomplisse et que vous puissiez manger la chair et boire le sang du Christ, votre divin Sauveur.»
«Et les fidèles se mirent à prier à voix basse, à se frapper la poitrine et à répandre la cendre sur leurs fronts, tandis que les bourreaux continuaient à torturer leur proie, et que la victime murmurait en pleurant ces mots souvent répétés:
«Ô mon Dieu, relève ces victimes de l'ignorance et de l'imposture!»
«Il me semblait qu'un écho de la voûte, tel qu'une voix mystérieuse, apportait ces plaintes à mon oreille. Mais j'étais tellement glacé par la peur que, au lieu de lui répondre et d'élever ma voix contre les bourreaux, je n'étais occupé qu'à épier les mouvements de ceux qui m'environnaient, dans la crainte qu'ils ne tournassent leur rage contre moi en voyant que je n'étais pas un des leurs.
«Puis j'essayais de me réveiller, et pendant quelques secondes mon imagination me reportait à des scènes riantes. Je me voyais assis dans ma cellule par une belle matinée, entouré de mes livres favoris; mais un nouveau soupir de la victime m'arrachait à cette douce vision, et de nouveau je me retrouvais en face d'une interminable agonie et d'infatigables bourreaux. Je regardais le patient, et il me semblait qu'il se transformait à chaque instant, ce n'était plus le Christ, c'était Abeilard, et puis Jean Huss, et puis Luther... Je m'arrachais encore à ce spectacle d'horreur, et il me semblait que je revoyais la clarté du jour et que je fuyais léger et rapide au milieu d'une riante campagne. Mais un rire féroce, parti d'auprès de moi, me tirait en sursaut de cette douce illusion, et j'apercevais Spiridion dans le cercueil, aux prises avec les infâmes qui broyaient son cœur dans sa poitrine sans pouvoir s'en emparer. Puis ce n'était plus Spiridion, c'était le vieux Fulgence, et il appelait vers moi en disant:
«—Alexis, mon fils Alexis! vas-tu donc me laisser périr?»
«Il n'eut pas plus tôt prononcé mon nom que je vis à sa place dans le cercueil ma propre figure, le sein entr'ouvert, le cœur déchiré par des ongles et des tenailles. Cependant j'étais toujours dans la travée, caché derrière la balustrade, et contemplant un autre moi-même dans les angoisses de l'agonie. Alors je me sentis défaillir, mon sang se glaça dans mes veines, une sueur froide ruissela de tous mes membres, et j'éprouvai dans ma propre chair toutes les tortures que je voyais subir à mon spectre. J'essayai de rassembler le peu de forces qui me restaient et d'invoquer à mon tour Spiridion et Fulgence. Mes yeux se fermèrent, et ma bouche murmura des mots dont mon esprit n'avait plus conscience. Lorsque je rouvris les yeux, je vis auprès de moi une belle figure agenouillée, dans une attitude calme. La sérénité résidait sur son large front, et ses yeux ne daignaient point s'abaisser sur mon supplice. Il avait le regard dirigé vers la voûte de plomb, et je vis qu'au-dessus de sa tête la lumière du ciel pénétrait par une large ouverture. Un vent frais agitait faiblement les boucles d'or de ses beaux cheveux. Il y avait dans ses traits une mélancolie ineffable mêlée d'espoir et de pitié.
«—Ô toi dont je sais le nom, lui dis-je à voix basse, toi qui sembles invisible à ces fantômes effroyables, et qui daignes te manifester à moi seul, à moi seul qui te connais et qui t'aime! sauve-moi de ces terreurs, soustrais-moi à ce supplice!...»
«Il se tourna vers moi, et me regarda avec des yeux clairs et profonds, qui semblaient à la fois plaindre et mépriser ma faiblesse. Puis, avec un sourire angélique, il étendit la main, et toute la vision rentra dans les ténèbres. Alors je n'entendis plus que sa voix amie, et c'est ainsi qu'elle me parla:
«—Tout ce que tu as cru voir ici n'a d'existence que dans ton cerveau. Ton imagination a seule forgé l'horrible rêve contre lequel tu t'es débattu. Que ceci t'enseigne l'humilité, et souviens-toi de la faiblesse de ton esprit avant d'entreprendre ce que tu n'es pas encore capable d'exécuter. Les démons et les larves sont des créations du fanatisme et de la superstition. À quoi t'a servi toute ta philosophie, si tu ne sais pas encore distinguer les pures révélations que le ciel accorde, des grossières visions évoquées par la peur? Remarque que tout ce que tu as cru voir s'est passé en toi-même, et que tes sens abusés n'ont fait autre chose que de donner une forme aux idées qui depuis longtemps te préoccupent. Tu as vu dans cet édifice composé de figures de bronze et de marbre, tour à tour dévorantes et dévorées, un symbole des âmes que le catholicisme a endurcies et mutilées, une image des combats que les générations se sont livrés au sein de l'Église profanée, en se dévorant les unes les autres, en se rendant les unes aux autres le mal qu'elles avaient subi. Ce flot de spectres furieux qui t'a emporté avec lui, c'est l'incrédulité, c'est le désordre, l'athéisme, la paresse, la haine, la cupidité, l'envie, toutes les passions mauvaises qui ont envahi l'Église quand l'Église a perdu la foi; et ces martyrs dont les princes de l'Église disputaient les entrailles, c'étaient les Christs, c'étaient les martyrs de la vérité nouvelle, c'étaient les saints de l'avenir tourmentés et déchirés jusqu'au fond du cœur par les fourbes, les envieux et les traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition, tu t'es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous les yeux d'un clergé infâme et d'un peuple imbécile. Mais tu étais double à tes propres yeux; et, tandis que la moitié la plus belle de ton être subissait la torture avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens, l'autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans l'ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix du vieux Fulgence expirer sans échos. C'est ainsi, ô Alexis! que l'amour de la vérité a su préserver ton âme des viles passions du vulgaire; mais c'est ainsi, ô moine! que l'amour du bien-être et le désir de la liberté t'ont rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche dans la vertu la vérité que tu n'as pu trouver dans la science.»
«À peine eut-il fini de parler, que je m'éveillai; j'étais dans l'église du couvent, étendu sur la pierre du Hic est, à côté du caveau entr'ouvert. Le jour était levé, les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des vitraux; le soleil levant projetait obliquement un rayon d'or et de pourpre sur le fond du chœur. Je vis distinctement celui qui m'avait parlé entrer dans ce rayon, et s'y effacer comme s'il se fût confondu avec la lumière céleste. Je me tâtai avec effroi. J'étais appesanti par un sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par le froid de la tombe. La cloche sonnait matines; je me hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus sortir de l'église avant que le petit nombre des fervents qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût pénétré.
«Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse qu'une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les diverses émotions que j'avais éprouvées se confondaient dans l'accablement de mon cerveau. La vision hideuse et la céleste apparition me paraissaient également fébriles et imaginaires; je répudiais autant l'une que l'autre, et n'attribuais déjà plus la douce impression de la dernière qu'au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur du matin.
«À partir de ce moment, je n'eus plus qu'une pensée et qu'un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme j'avais réussi à refroidir mon cœur. Je pensai que, comme j'avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence une voie plus large, je devais dépouiller tout enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle avait mal combattu en moi l'élément superstitieux; je résolus de me prendre aux racines de cette philosophie; et, rétrogradant d'un siècle, je remontai aux causes des doctrines incomplètes qui m'avaient séduit. J'étudiai Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l'édifice de la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu'en cherchant l'existence de Dieu dans les problèmes de la science et dans les raisonnements de la métaphysique, je saisirais enfin l'idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir, calme, invincible, infinie.
«Alors commença pour moi une nouvelle série de travaux, de fatigues et de souffrances. Je m'étais flatté d'être plus robuste que les spéculateurs auxquels j'allais demander la foi; je savais bien qu'ils l'avaient perdue en voulant la démontrer; j'attribuais cette erreur funeste à l'affaiblissement inévitable des facultés employées à de trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux mes forces, d'éviter les puérilités où de consciencieuses recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec discernement tout ce qui était entré de force dans leurs systèmes; en un mot, de marcher à pas de géant dans cette carrière où ils s'étaient traînés avec peine. Là comme partout, l'orgueil me poussait à ma perte; elle fut bientôt consommée. Loin d'être plus ferme que mes maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des sommets que je voulais atteindre et où je me targuais vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science, que l'intelligence escalade, mais au pied desquelles le sentiment s'arrête, je fus pris du vertige de l'athéisme. Fier d'avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre que j'avais à peine atteint le premier degré de la science de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine logique le mécanisme de l'univers, et que pourtant je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette création. Je me plus à ne voir dans l'univers qu'une machine, et à supprimer la pensée divine comme un élément inutile à la formation et à la durée des mondes. Je m'habituai à rechercher partout l'évidence et à mépriser le sentiment, comme s'il n'était pas une des principales conditions de la certitude. Je me fis donc une manière étroite et grossière de voir, d'analyser et de définir les choses; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le plus borné des savants.
«Dix ans de ma vie s'écoulèrent dans ces travaux ignorés, dix ans qui tombèrent dans l'abîme sans faire croître un brin d'herbe sur ses bords. Je me débattis longtemps contre le froid de la raison. À mesure que je m'emparais de cette triste conquête, j'en étais effrayé, et je me demandais ce que je ferais de mon cœur si jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On ne se figure pas ce que l'homme, voué en apparence aux occupations les plus graves, y porte d'inconséquence et de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est si enivrante que les résolutions consciencieuses, les instincts du cœur, la morale de l'âme, sont sacrifiés, en un clin d'œil, aux triomphes frivoles de l'intelligence. Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j'avais rêvé d'abord me paraissait chimérique. J'arrivai enfin à le croire inutile autant qu'impossible; je résolus donc de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la voie desquelles mes études physiques me mettaient de moins en moins. J'avais étudie les mystères de la nature, la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables qui régissent l'univers dans ses splendeurs infinies comme dans ses imperceptibles détails; partout j'avais senti la main de fer d'une puissance incommensurable, profondément insensible aux nobles émotions de l'homme, généreuse jusqu'à la profusion, ingénieuse jusqu'à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions matérielles; mais vouée à un silence inexorable en tout ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs, fallait-il dire à ses immenses besoins? Cette avidité avec laquelle quelques hommes d'exception cherchent à communiquer intimement avec la Divinité, n'était-elle pas une maladie du cerveau, que l'on pouvait classer à côté du dérèglement de certaines croissances anormales dans le règne végétal, et de certains instincts exagérés chez les animaux? N'était-ce pas l'orgueil, cette autre maladie commune au grand nombre des humains, qui parait de couleurs sublimes et rehaussait d'appellations pompeuses cette fièvre de l'esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude bien plus que de force et de santé? Non, m'écriai-je, c'est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir escalader le ciel. Le ciel qui n'existe nulle part pour le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère! le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d'un trône de nuées formé des grossières exhalaisons de la terre, un fétiche taillé sur le modèle de l'homme, assis sur les sphères ainsi qu'un ciron sur l'Atlas! le ciel, l'éther infini parsemé de soleils et de mondes infinis, que l'homme s'imagine devoir traverser après sa mort comme les pigeons voyageurs passent d'un champ à un autre, et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent apparemment une constellation pour domaine et les rayons d'un astre pour vêtement! le ciel et l'homme, c'est-à-dire l'infini et l'atome! quel étrange rapprochement d'idées! quelle ridicule antithèse! Quel est donc le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille démence? Et aujourd'hui un pape, qui s'intitule le roi des âmes, ouvre avec une clef les deux battants de l'éternité à quiconque plie le genou devant sa discipline en disant: «Admettez-moi!»
«C'est ainsi que je parlais, et alors un rire amer s'emparait de moi; et, jetant par terre les sublimes écrits des pères de l'Église et ceux des philosophes spiritualistes de toutes les nations et de tous les temps, je les foulais aux pieds dans une sorte de rage, en répétant ces mots favoris d'Hébronius, où je croyais trouver la solution de tous mes problèmes: «Ô ignorance, ô imposture!»
«Tu pâlis, enfant, dit Alexis en s'interrompant; ta main tremble dans la mienne, et ton œil effaré semble interroger le mien avec anxiété. Calme-toi, et ne crains pas de tomber dans de pareilles angoisses: j'espère que ce récit t'en préservera pour jamais.
«Heureusement pour l'homme, cette pensée de Dieu, qu'il ignore et qu'il nie si souvent, a présidé à la création de son être avec autant de soin et d'amour qu'à celle de l'univers. Elle l'a fait perfectible dans le bien, corrigible dans le mal. Si, dans la société, l'homme peut se considérer souvent comme perdu pour la société, dans la solitude l'homme n'est jamais perdu pour Dieu; car, tant qu'il lui reste un souffle de vie, ce souffle peut faire vibrer une corde inconnue au fond de son âme; et quiconque a aimé la vérité a bien des cordes à briser avant de périr. Souvent les sublimes facultés dont il est doué sommeillent pour se retremper comme le germe des plantes au sein de la terre, et, au sortir d'un long repos, elles éclatent avec plus de puissance. Si j'estime tant la retraite et la solitude, si je persiste à croire qu'il faut garder les vœux monastiques, c'est que j'ai connu plus qu'un autre les dangers et les victoires de ce long tête-à-tête avec la conscience, où ma vie s'est consumée. Si j'avais vécu dans le monde, j'eusse été perdu à jamais. Le souffle des hommes eût éteint ce que le souffle de Dieu a ranimé. L'appât d'une vaine gloire m'eût enivré; et, mon amour pour la science trouvant toujours de nouvelles excitations dans le suffrage d'autrui, j'eusse vécu dans l'ivresse d'une fausse joie et dans l'oubli du vrai bonheur. Mais ici, n'étant compris de personne, vivant de moi-même, et n'ayant pour stimulant que mon orgueil et ma curiosité, je finis par apaiser ma soif et par me lasser de ma propre estime. Je sentis le besoin de faire partager mes plaisirs et mes peines à quelqu'un, à défaut de l'ami céleste que je m'étais aliéné; et je le sentis sans m'en rendre compte, sans vouloir me l'avouer à moi-même. Outre les habitudes superbes que l'orgueil de l'esprit avait données à mon caractère, je n'étais point entouré d'êtres avec lesquels je pusse sympathiser: la grossièreté ou la méchanceté se dressait de toutes parts autour de moi pour repousser les élans de mon cœur. Ce fut encore un bonheur pour moi. Je sentais que la société d'hommes intelligents eût allumé en moi une fièvre de discussion, une soif de controverses; qui m'eussent de plus en plus affermi dans mes négations; au lieu que dans mes longues veillées solitaires, au plus fort de mon athéisme, je sentais encore parfois des aspirations violentes vers ce Dieu que j'appelais la fiction de mes jeunes années; et, quoique dans ces moments-là j'eusse du mépris pour moi-même, il est certain que je redevenais bon, et que mon cœur luttait avec courage contre sa propre destruction.
«Les grandes maladies ont des phases où le mal amène le bien, et c'est après la crise la plus effrayante que la guérison se fait tout à coup comme un miracle. Les temps qui précédèrent mon retour à la foi furent ceux où je crus me sentir le plus robuste adepte de la raison pure. J'avais réussi à étouffer toute révolte du cœur, et je triomphais dans mon mépris de toute croyance, dans mon oubli de toute émotion religieuse. À peine arrivé à cet apogée de ma force philosophique, je fus pris de désespoir. Un jour que j'avais travaillé pendant plusieurs heures à je ne sais quels détails d'observation scientifique avec une lucidité extraordinaire, je me sentis persuadé, plus que je ne l'avais encore été, de la toute-puissance de la matière et de l'impossibilité d'un esprit créateur et vivifiant autre que ce que j'appelais, en langage de naturaliste, les propriétés vitales de la matière. Alors j'éprouvai tout à coup dans mon être physique la sensation d'un froid glacial, et je me mis au lit avec la fièvre.
«Je n'avais jamais pris aucun soin de ma santé. Je fis une maladie longue et douloureuse. Ma vie ne fut point en danger; mais d'intolérables souffrances s'opposèrent pendant longtemps à toute occupation de mon cerveau. Un ennui profond s'empara de moi; l'inaction, l'isolement et la souffrance me jetèrent dans une tristesse mortelle. Je ne voulais recevoir les soins de personne; mais les instances faussement affectueuses du Prieur et celles d'un certain convers infirmier, nommé Christophore, me forcèrent d'accepter une société pendant la nuit. J'avais d'insupportables insomnies, et ce Christophore, sous prétexte de m'en alléger l'ennui, venait dormir chaque nuit d'un lourd et profond sommeil auprès de mon lit. C'était bien la plus excellente et la plus bornée des créatures humaines. Sa stupidité avait trouvé grâce pour sa bonté auprès des autres moines. On le traitait comme une sorte d'animal domestique laborieux, souvent nécessaires et toujours inoffensifs. Sa vie n'était qu'une suite de bienfaits et de dévouements. Comme on en tirait parti, on l'avait habitué à compter sur l'efficacité de ses soins: et cette confiance, que j'étais loin de partager, me le rendait importun à l'excès. Cependant un sentiment de justice, que l'athéisme n'avait pu détruire en moi, me forçait à le supporter avec patience et à le traiter avec douceur. Quelquefois, dans les commencements, je m'étais emporté contre lui, et je l'avais chassé de ma cellule. Au lieu d'en être offensé, il s'affligeait de me laisser seul en proie à mon mal; il nasillait une longue prière à ma porte, et au lever du jour je le trouvais assis sur l'escalier, la tête dans ses mains, dormant à la vérité, mais dormant au froid et sur la dure plutôt que de se résigner à passer dans son lit les heures qu'il avait résolu de mon consacrer. Sa patience et son abnégation me vainquirent. Je supportai sa compagnie pour lui rendre service; car, à mon grand regret, nul autre que moi n'était malade dans le couvent; et, lorsque Christophore n'avait personne à soigner, il était l'homme le plus malheureux du monde. Peu à peu je m'habituai à le voir, lui et son petit chien, qui s'était tellement identifié pour lui qu'il avait tout son caractère, toutes ses habitudes, et que, pour un peu, il eût préparé la tisane et tâté le pouls aux malades. Ces deux êtres remuaient et dormaient de compagnie. Quand le moine allait et venait sur la pointe du pied autour de la chambre, le chien faisait autant de pas que lui; et, dès que le bonhomme s'assoupissait, l'animal paisible en faisait autant. Si Christophore faisait sa prière, Bacco s'asseyait gravement devant lui, et se tenait ainsi fronçant l'oreille et suivant de l'œil les moindres mouvements de bras et de tête dont le moine accompagnait son oraison. Si ce dernier m'encourageait à prendre patience par de niaises consolations et de banales promesses de guérison prochaine, Bacco se dressait sur ses jambes de derrière, et, posant ses petites pattes de devant sur mon lit avec beaucoup de discrétion et de propreté, me léchait la main d'un air affectueux. Je m'accoutumai tellement à eux qu'ils me devinrent nécessaires autant l'un que l'autre. Au fond je crois que j'avais une secrète préférence pour Bacco; car il avait beaucoup plus d'intelligence que son maître, son sommeil était plus léger, et surtout il ne parlait pas.
«Mes souffrances devinrent si intolérables que toutes mes forces furent abattues. Au bout d'une année de ce cruel supplice, j'étais tellement vaincu que je ne désirais plus la mort. Je craignais d'avoir à souffrir encore plus pour quitter la vie, et je me faisais d'une vie sans souffrance l'idéal du bonheur. Mon ennui était si grand que je ne pouvais plus me passer un instant de mon gardien. Je le forçais à manger en ma présence, et le spectacle de son robuste appétit était un amusement pour moi. Tout ce qui m'avait choqué en lui me plaisait, même son pesant sommeil, ses interminables prières et ses contes de bonne femme. J'en étais venu au point de prendre plaisir à être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais ma potion afin de me divertir pendant un quart d'heure de ses importunités infatigables et de ses insinuations naïves, qu'il croyait ingénieuses, pour m'amener à ses fins. C'étaient là mes seules distractions, et j'y trouvais une sorte de gaieté intérieure, que le bonhomme semblait deviner, quoique mes traits flétris et contractés ne puissent pas l'exprimer même par un sourire.
«Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique se déclara dans le couvent. Le mal était subit, terrible, inévitable. On était comme foudroyé. Mon pauvre Christophore en fut atteint un des premiers. J'oubliai ma faiblesse et le danger; je quittai ma cellule et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le quatrième jour il expira dans mes bras. Cette perte me fut si douloureuse que je faillis ne pas y survivre. Alors une crise étrange s'opéra en moi: je fus promptement et complètement guéri; mon être moral se réveilla comme à la suite d'un long sommeil; et, pour la première fois depuis bien des années, je compris par le cœur les douleurs de l'humanité. Christophore était le seul homme que j'eusse aimé depuis la mort de Fulgence. Une si prompte et si amère séparation me remit en mémoire mon premier ami, ma jeunesse, ma piété, ma sensibilité, tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans ma solitude avec désespoir. Bacco m'y suivit; j'étais le dernier malade que son maître eût soigné: il s'était habitué à vivre dans ma cellule, et il semblait vouloir reporter son affection sur moi; mais il ne put y réussir, le chagrin le consuma. Il ne dormait plus, il flairait sans cesse le fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et que je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet pour me représenter quelque chose de la présence de mon pauvre ami. Bacco n'était point ingrat à mes caresses, mais rien ne pouvait calmer son inquiétude. Au moindre bruit, il se dressait et regardait la porte avec un mélange d'espoir et de découragement. Alors j'éprouvais le besoin de lui parler comme à un être sympathique.
«Il ne viendra plus, lui disais-je, c'est moi seul que tu dois aimer maintenant.
«Il me comprenait, j'en suis certain, car il venait à moi et me léchait la main d'un air triste et résigné. Puis il se couchait et tâchait de s'endormir; mais c'était un assoupissement douloureux, entrecoupé de faibles plaintes qui me déchiraient l'âme. Quand il eut perdu tout espoir de retrouver celui qu'il attendait toujours, il résolut de se laisser mourir. Il refusa de manger, et je le vis expirer sur le fauteuil de son maître, en me regardant d'un air de reproche, comme si j'étais la cause de ses fatigues et de sa mort. Quand je vis ses yeux éteints et ses membres glacés, je ne pus retenir des torrents de larmes; je le pleurai encore plus amèrement que je n'avais pleuré Christophore. Il me sembla que je perdais celui-ci une seconde fois.
«Cet événement, si puéril en apparence, acheva de me précipiter du haut de mon orgueil dans un abîme de douleurs. À quoi m'avait servi cet orgueil? à quoi m'avait servi mon intelligence? La maladie avait frappé l'une d'impuissance; l'humilité d'un homme charitable, l'affection fidèle d'un pauvre animal, m'avaient plus secouru que l'autre. Maintenant que la mort m'enlevait les seuls objets de ma sympathie, la raison dont j'avais fait mon Dieu m'enseignait, pour toute consolation, qu'il ne restait plus rien d'eux, et qu'ils devaient être pour moi comme s'ils n'eussent jamais été. Je ne pouvais me faire à cette idée de destruction absolue, et pourtant ma science me défendait d'en douter. J'essayai de reprendre mes études, espérant chasser l'ennui qui me dévorait; cela ne servit qu'à absorber quelques heures de ma journée. Dès que je rentrais dans ma cellule, dès que je m'étendais sur mon lit pour dormir, l'horreur de l'isolement se faisait sentir chaque jour davantage; je devenais faible comme un enfant, et je baignais mon chevet de mes larmes; je regrettais ces souffrances physiques qui m'avaient semblé insupportables, et qui maintenant m'eussent été douces si elles eussent pu ramener près de moi Christophore et Bacco.
«Je sentis alors profondément que la plus humble amitié est un plus précieux trésor que toutes les conquêtes du génie; que la plus naïve émotion du cœur est plus douce et plus nécessaire que toutes les satisfactions de la vanité. Je compris, par le témoignage de mes entrailles, que l'homme est fait pour aimer, et que la solitude, sans la foi et l'amour divin, est un tombeau, moins le repos de la mort! Je ne pouvais espérer de retrouver la foi, c'était un beau rêve évanoui qui me laissait plein de regrets; ce que j'appelais ma raison et mes lumières l'avaient bannie sans retour de mon âme. Ma vie ne pouvait plus être qu'une veille aride, une réalité desséchante. Mille pensées de désespoir s'agitèrent dans mon cerveau. Je songeai à quitter le cloître, à me lancer dans le tourbillon du monde, à m'abandonner aux passions, aux vices même, pour lâcher d'échapper à moi-même par l'ivresse ou l'abrutissement. Ces désirs s'effacèrent promptement; j'avais étouffé mes passions de trop bonne heure pour qu'il me fût possible de les faire revivre. L'athéisme même n'avait fait qu'affermir, par l'étude et la réflexion, mes habitudes d'austérité. D'ailleurs, à travers toutes mes transformations, j'avais conservé un sentiment du beau, un désir de l'idéal que ne répudient point à leur gré les intelligences tant soit peu élevées. Je ne me berçais plus du rêve de la perfection divine; mais, à voir seulement l'univers matériel, à ne contempler que la splendeur des étoiles et la régularité des lois qui régissent la matière, j'avais pris tant d'amour pour l'ordre, la durée et la beauté extérieure des choses, que je n'eusse jamais pu vaincre mon horreur pour tout ce qui eût troublé ces idées de grandeur et d'harmonie.
«J'essayai de me créer de nouvelles sympathies; je n'en pus trouver dans le cloître. Je rencontrais partout la malice et la fausseté; et, quand j'avais affaire aux simples d'esprit, j'apercevais la lâcheté sous la douceur. Je tâchai de nouer quelques relations avec le monde. Du temps de l'abbé Spiridion, tout ce qu'il y avait d'hommes distingués dans le pays et de voyageurs instruits sur les chemins venaient visiter le couvent, malgré sa position sauvage et la difficulté des routes qui y conduisent. Mais, depuis qu'il était devenu un repaire de paresse, d'ignorance et d'ivrognerie, le hasard seul nous amenait, comme aujourd'hui, à de rares intervalles, quelques passants indifférents ou quelques curieux désœuvrés. Je ne trouvai personne à qui ouvrir mon cœur, et je restai seul, livré à un sombre abattement.
«Pendant des semaines et des mois, je vécus ainsi sans plaisir et presque sans peine, tant mon âme était brisée et accablée sous le poids de l'ennui. L'étude avait perdu tout attrait pour moi; elle me devint peu à peu odieuse: elle ne servait qu'à me remettre sous les yeux ce sinistre problème de la destinée de l'homme abandonné sur la terre à tous les éléments de souffrance et de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense. Je me demandais alors; à quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir; néant pour néant, je laissais le temps couler et mon front se dégarnir sans opposer de résistance à ce dépérissement de l'âme et du corps, qui me conduisait lentement à un repos plus triste encore.
«L'automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit un peu l'amertume de mes idées. J'aimais à marcher sur les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes d'oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique, et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J'enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits, et que la réflexion ne tourmente pas. Dans un sens, je les trouvais bien plus complets que l'homme, car ils ne désirent que ce qu'ils peuvent posséder; et, si le soin de leur conservation est un travail continuel, du moins ils ne connaissent pas l'ennui, qui est la pire des fatigues. J'aimais aussi à voir s'épanouir les dernières fleurs de l'année. Tout me semblait préférable au sort de l'homme, même celui des plantes; et, pourtant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n'avais d'autre plaisir que de cultiver un petit coin du jardin et de l'entourer de palissades pour empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les mains sacrilèges de cueillir mes fleurs. Lorsqu'on en approchait, je repoussais les curieux avec tant d'humeur qu'on me crut fou, et que le Prieur se réjouit de me voir tomber dans un tel abrutissement.
La foule vint et l'espace
fut rempli de voix...
«Les soirées étaient fraîches, mais douces; il m'arrivait souvent, après avoir cherché, dans la fatigue de mon travail manuel, l'espoir d'un peu de repos pour la nuit, de me coucher sur un banc de gazon que j'avais élevé moi-même, et de rester plongé dans une vague rêverie longtemps après le coucher du soleil. Je laissais flotter mes esprits, comme les feuilles que le vent enlevait aux arbres; je m'étudiais à végéter; j'eusse voulu désapprendre l'exercice de la pensée. J'arrivais, ainsi à une sorte d'assoupissement qui n'était ni la veille ni le sommeil, ni la souffrance ni le bien-être, et ce pâle plaisir était encore le plus vif qui me restât. Peu à peu cette langueur devint plus douce, et le travail de ma volonté pour y arriver devint plus facile. Ma béatitude alors consistait surtout à perdre la mémoire du passé et l'appréhension de l'avenir. J'étais tout au présent. Je comprenais la vie de la nature, j'observais tous ses petits phénomènes, je pénétrais dans ses moindres secrets. J'écoutais ses capricieuses harmonies, et le sentiment de toutes ces choses inappréciables aux esprits agités réussissait à me distraire de moi-même. Je soulageais à mon insu, par cette douce admiration, mon cœur rempli d'un amour sans but et d'un enthousiasme sans aliment. Je contemplais la grâce d'une branche mollement bercée par le vent, j'étais attendri par le chant faible et mélancolique d'un insecte. Les parfums de mes fleurs me portaient à la reconnaissance; leur beauté, préservée de toute altération par mes soins, m'inspirait un naïf orgueil. Pour la première fois, depuis bien des années, je redevenais sensible à la poésie du cloître, sanctuaire placé sur les lieux élevés pour que l'homme y vive au-dessus des bruits du monde, recueilli dans la contemplation du ciel. Tu connais cet angle que forme la terrasse du jardin du côté de la mer, au bout du berceau de vigne que supportent des piliers quadrangulaires en marbre blanc. Là s'élèvent quatre palmiers; c'est moi qui les ai plantés, et c'est là que j'avais disposé mon parterre, aujourd'hui effacé et confondu dans le potager, qui a pris la place du beau jardin créé par Hébronius. Ce lieu était encore, à l'époque dont je te parle, un des plus pittoresques de la terre, au dire des rares voyageurs qui le visitaient. Les riches fontaines de marbre, qui ne sont plus consacrées aujourd'hui qu'à de vils usages, y murmuraient alors pour les seules délices des oreilles musicales. L'eau pure de la source tombait dans des conques de marbre rouge qui la déversaient l'une dans l'autre, et fuyait mystérieusement sous l'ombrage des cyprès et des figuiers. Les rameaux des citronniers et des caroubiers se pressaient et s'enlaçaient étroitement autour de ma retraite, et l'isolaient selon mon goût. Mais, du côté du glacis perpendiculaire qui domine le rivage, j'avais ménagé une ouverture dans mes berceaux; et je pouvais admirer à loisir, à travers un cadre de fleurs et de verdure, le spectacle sublime de la mer brisant sur les rochers et se teignant à l'horizon des feux du couchant ou de ceux de l'aurore. Là, perdu dans des rêveries sans fin, il me semblait saisir des harmonies inappréciables aux sens grossiers des autres hommes, quelque chant plaintif, exhalé sur la rive maure, et porté sur les mers par les vents du sud, ou le cantique de quelque derviche, saint ignoré, perdu dans les âpres solitudes de l'Atlas, et plus heureux dans sa misère cénobitique avec la foi que moi au sein de mon opulence monacale avec le doute.
Nous allons le
détruire, et les lambeaux de sa chair...
«Peu à peu j'en vins à découvrir un sens profond dans les moindres faits de la nature. En m'abandonnant au charme de mes impressions avec la naïveté qu'amène le découragement, je reculai insensiblement les bornes étroites du certain jusqu'à celles du possible; et bientôt le possible, vu avec une certaine émotion du cœur, ouvrit autour de moi des horizons plus vastes que ma raison n'eût osé les pressentir. Il me sembla trouver des motifs de mystérieuse prévoyance dans tout ce qui m'avait paru livré à la fatalité aveugle. Je recouvrai le sens du bonheur que j'avais si déplorablement perdu. Je cherchai les jouissances relatives de tous les êtres, comme j'avais cherché leurs souffrances, et je m'étonnai de les trouver si équitablement réparties. Chaque être prit une forme et une voix nouvelle pour me révéler des facultés inconnues à la froide et superficielle observation que j'avais prise pour la science. Des mystères infinis se déroulèrent autour de moi, contredisant toutes les sentences d'un savoir incomplet et d'un jugement précipité. En un mot, la vie prit à mes yeux un caractère sacré et un but immense, que je n'avais entrevu ni dans les religions ni dans les sciences, et que mon cœur enseigna sur nouveaux frais à mon intelligence égarée.
«Un soir j'écoutais avec recueillement le bruit de la mer calme brisant sur le sable; je cherchais le sens de ces trois lames, plus fortes que les autres, qui reviennent toujours ensemble à des intervalles réguliers, comme un rhythme marqué dans l'harmonie éternelle; j'entendis un pêcheur qui chantait aux étoiles, étendu sur le dos dans sa barque. Sans doute, j'avais entendu bien souvent le chant des pêcheurs de la côte, et celui-là peut-être aussi souvent que les autres. Mes oreilles avaient toujours été fermées à la musique, comme mon cerveau à la poésie. Je n'avais vu dans les chants du peuple que l'expression des passions grossières, et j'en avais détourné mon attention avec mépris. Ce soir-là, comme les autres soirs, je fus d'abord blessé d'entendre cette voix qui couvrait celle des flots, et qui troublait mon audition. Mais, au bout de quelques instants, je remarquai que le chant du pêcheur suivait instinctivement le rhythme de la mer, et je pensai que c'était là peut-être un de ces grands et vrais artistes que la nature elle-même prend soin d'instruire, et qui, pour la plupart, meurent ignorés comme ils ont vécu. Cette pensée répondant aux habitudes de suppositions dans lesquelles je me complaisais désormais, j'écoutai sans impatience le chant à demi sauvage de cet homme à demi sauvage aussi, qui célébrait d'une voix lente et mélancolique les mystères de la nuit et la douceur de la brise. Ses vers avaient peu de rime et peu de mesure; ses paroles, encore moins de sens et de poésie; mais le charme de sa voix, l'habileté naïve de son rhythme, et l'étonnante beauté de sa mélodie, triste, large et monotone comme celle des vagues, me frappèrent si vivement, que tout à coup la musique me fut révélée. La musique me sembla devoir être la véritable langue poétique de l'homme, indépendante de toute parole et de toute poésie écrite, soumise à une logique particulière, et pouvant exprimer des idées de l'ordre le plus élevé, des idées trop vastes même pour être bien rendues dans toute autre langue. Je résolus d'étudier la musique, afin de poursuivre cet aperçu; et je l'étudiai en effet avec quelque succès, comme on a pu te le dire. Mais une chose me gêna toujours, c'est d'avoir trop fait usage de la logique appliquée à un autre ordre de facultés. Je ne pus jamais composer, et c'était là pourtant ce que j'eusse ambitionné par-dessus tout en musique. Quand je vis que je ne pouvais rendre ma pensée dans cette langue trop sublime sans doute pour mon organisation, je m'adonnai à la poésie, et je fis des vers. Cela ne me réussit pas beaucoup mieux; mais j'avais un besoin de poésie qui cherchait une issue avant de songer à posséder un aliment, et ma poésie était faible, parce que la poésie veut être alimentée d'un sentiment profond dont je n'avais que le vague pressentiment.
«Mécontent de mes vers, je fis de la prose à laquelle je tâchai de conserver une forme lyrique. Le seul sujet sur lequel je pusse m'exercer avec un peu de facilité, c'était ma tristesse et les maux que j'avais soufferts en cherchant la vérité. Je t'en réciterai un échantillon:
«Ô ma grandeur! ô ma force! vous avez passé comme une nuée d'orage, et vous êtes tombées sur la terre pour ravager comme la foudre. Vous avez frappé de mort et de stérilité tous les fruits et toutes les fleurs de mon champ. Vous en avez fait une arène désolée, et je me suis assis tout seul au milieu de mes ruines. Ô ma grandeur! ô ma force! étiez-vous de bons où de mauvais anges?
«Ô ma fierté! ô ma science! vous vous êtes levées comme les tourbillons brûlants que le simoun répand sur le désert. Comme le gravier, comme, la poussière, vous avez enseveli les palmiers, vous avez troublé ou tari les fontaines. Et j'ai cherché l'onde où l'on se désaltère, et je ne l'ai plus trouvée; car l'insensé qui veut frayer sa route vers les cimes orgueilleuses de l'Horeb, oublie l'humble sentier qui mène à la source ombragée. Ô ma science! ô ma fierté! étiez-vous les envoyées du Seigneur, étiez-vous des esprits de ténèbres?
«Ô ma vertu! ô mon abstinence! vous vous êtes dressées comme des tours, vous vous êtes étendues comme des remparts de marbre, comme des murailles d'airain. Vous m'avez abrité sous des voûtes glacées, vous m'avez enseveli dans des caves funèbres remplies d'angoisses et de terreurs; et j'ai dormi sur une couche dure et froide, où j'ai rêvé souvent qu'il y avait un ciel propice et des mondes féconds. Et quand j'ai cherché la lumière du soleil, je ne l'ai plus trouvée; car j'avais perdu la vue dans les ténèbres, et mes pieds débiles ne pouvaient plus me porter sur le bord de l'abîme. Ô ma vertu! ô mon abstinence! étiez-vous les suppôts de l'orgueil, ou les conseils de la sagesse?
«Ô ma religion! ô mon espérance! vous m'avez porté comme une barque incertaine et fragile sur des mers sans rivages, au milieu des brumes décevantes, vagues illusions, informes images d'une patrie inconnue. Et quand, lassé de lutter contre le vent et de gémir courbé sous la tempête, je vous ai demandé où vous me conduisiez, vous avez allumé des phares sur des écueils pour me montrer ce qu'il fallait fuir, et non ce qu'il fallait atteindre. Ô ma religion! ô mon espérance! étiez-vous le rêve de la folie, ou la voix mystérieuse du Dieu vivant?»
«Au milieu de ces occupations innocentes, mon âme avait repris du calme et mon corps de la vigueur; je fus tiré de mon repos par l'irruption d'un fléau imprévu. À la contagion qu'avaient éprouvée le monastère et les environs succéda la peste qui désola le pays tout entier. J'avais eu l'occasion de faire quelques observations sur la possibilité de se préserver des maladies épidémiques par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes idées à quelques personnes; et, comme elles eurent à se louer d'y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d'avoir des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant la science qu'on m'attribuait, je me prêtai de grand cœur à communiquer mes humbles découvertes. Alors on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps et mes forces purent à peine suffire au nombre du consultations qu'on venait me demander; il fallut même que le Prieur m'accordât la permission extraordinaire de sortir du monastère à toute heure, et d'aller visiter les malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages, les sentiments de piété et d'humanité, qui d'abord avaient porté les moines à se montrer accessibles et compatissants, s'effacèrent de leurs âmes. Une peur égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient implorer des secours. Je ne pus m'empêcher d'en témoigner mon indignation au Prieur. Dans un autre temps, il m'eût envoyé au cachot; mais les esprits étaient tellement abattus par la crainte de la mort, qu'il m'écouta avec calme. Alors il me proposa un terme moyen: c'était d'aller m'établir à deux lieues d'ici, dans l'ermitage de Saint-Hyacinthe, et d'y demeurer avec l'ermite jusqu'à ce que la fin de la contagion et l'absence de tout danger pour nos frères me permissent de rentrer dans le couvent. Il s'agissait de savoir si l'ermite consentirait à me laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain noir. Je fus autorisé à l'aller voir pour sonder ses intentions, et je m'y rendis à l'instant même. Je n'avais pas grand espoir de le trouver favorable: cet homme, qui venait une fois par mois demander l'aumône à la porte du couvent, m'avait toujours inspiré de l'éloignement. Quoique la piété des âmes simples ne le laissât pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses vœux à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques, plutôt pour faire acte d'abjection que pour assurer son existence. J'avais un grand mépris pour cette pratique; et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les intempéries de l'air, et sa grande main décharnée, qu'il tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de commandement qu'avec l'apparence de l'humilité, était devenu pour moi un type de fanatisme et d'orgueil hypocrite.
«Quand j'eus gravi la montagne, je fus ravi de l'aspect de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses abîmes, elle semblait une immense plaine d'azur fortement inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient; et ses flots réguliers, dont le mouvement n'était plus sensible, présentaient l'apparence de sillons égaux tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait comme une colline et qui semblait compacte et solide comme le saphir, me saisit d'un tel vertige d'enthousiasme, que je me retins aux oliviers de la montagne pour ne pas me précipiter dans l'espace. Il me semblait qu'en face de ce magnifique élément le corps devait prendre les formes de l'esprit et parcourir l'immensité dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant sur les flots, et je me représentai cet homme divin, grand comme les montagnes, resplendissant comme le soleil. «Allégorie de la métaphysique, ou rêve d'une confiance exaltée, m'écriai-je, tu es plus grand et plus poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas et tous nos raisonnements alignés au cordeau!...»
«Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir des entrailles de la montagne, me força de me retourner. Je cherchai quelque temps des yeux et de l'oreille d'où pouvaient partir ces sons étranges; et enfin, étant monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à quelque distance, dans un écartement du rocher, l'ermite, nu jusqu'à la ceinture, occupé à creuser une fosse dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique. Une odeur fétide s'exhalait de la fosse entr'ouverte, à peine refermée la veille sur d'autres cadavres ensevelis à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite croix de bois d'olivier grossièrement taillée, ornement unique du mausolée commun; une jatte de grès avec un rameau d'hysope pour l'ablution lustrale, et un petit bûcher de genièvre fumant pour épurer l'air. Un soleil dévorant tombait d'aplomb sur la tête chauve et sur les maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine les longues mèches de sa barbe couleur d'ambre. Saisi de respect et de pitié, je m'élançai vers lui. Il ne témoigna aucune surprise, et, jetant sa bêche, il me fit signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps qu'il le prenait par les épaules. Quand nous l'eûmes enseveli, il replanta la croix, fit l'immersion d'eau bénite; et, me priant de ranimer le bûcher, il s'agenouilla, murmura une courte prière, et s'éloigna sans s'occuper de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage, il s'aperçut seulement que je marchais près de lui; et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me demanda si j'avais besoin de me reposer. Je lui expliquai en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit que par un serrement de main; puis, ouvrant la porte de l'ermitage, il me montra, dans une salle creusée au sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés agonisants sur des nattes.
«—Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des contrebandiers que leurs parents, saisis de terreur, ont jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles de foi et de charité; et puis je les ensevelis quand ils ont cessé de souffrir. N'entrez pas, mon frère, ajouta-t-il en voyant que je m'avançais sur le seuil; ces gens-là sont sans ressources, et ce lieu est infecté; conservez vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore.
«—Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous donc rien pour vous-même?
«—Rien, répondit-il en souriant; j'ai un préservatif certain.
«—Et quel est-il?
«—C'est, dit-il d'un air inspiré, la tâche que j'ai à remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres; et quand je tomberai, je dirai: «Seigneur, ta volonté soit faite; puisque tu me rappelles, c'est que tu n'as plus rien à me commander.»
«Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent, et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu'ils avaient absorbés. Leur éclat fut tel que j'en détournai les miens et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait à nos pieds.
«—À quoi songez-vous? me dit-il.
«—Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur les eaux.
«—Quoi d'étonnant? reprit le digne homme, qui ne me comprenait pas; la seule chose étonnante, c'est que saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à face.»
«Je revins tout de suite au monastère pour rendre compte à l'abbé de mon message. J'aurais dû m'épargner cette peine, et me souvenir que les moines se soucient fort peu de la règle, surtout quand la peur les gouverne. Je trouvai toutes les portes closes; et quand je présentai ma tête au guichet, on me le referma au visage en me criant que, quel que fût le résultat de ma démarche je ne pouvais plus rentrer au couvent. J'allai donc coucher à l'ermitage.
«J'y passai trois mois dans la société de l'ermite. C'était vraiment un homme des anciens jours, un saint digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de l'exercice des bonnes œuvres, c'était peut-être un esprit vulgaire; mais sa piété était si grande qu'elle lui donnait le génie au besoin. C'était surtout dans ses exhortations aux mourants que je le trouvais admirable. Il était alors vraiment inspiré; l'éloquence débordait en lui comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il combattait les angoisses et les terreurs de la mort, comme George le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient pu remplir l'existence de ces moribonds, et il avait un langage et des promesses appropriés à chacun d'eux. Je remarquais avec satisfaction qu'il était possédé du désir sincère de leur donner un instant de soulagement moral à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé des vaines formalités du dogme. En cela, il s'élevait au-dessus de lui-même; car sa foi avait dans l'application personnelle toutes les minuties du catholicisme le plus étroit et le plus rigide: mais la bonté est un don de Dieu au-dessus des pouvoirs et des menaces de l'Église. Une larme de ses mourants lui paraissait plus importante que les cérémonies de l'extrême-onction, et un jour je l'entendis prononcer une grande parole pour un catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d'un agonisant; celui-ci détourna la tête, et, prenant l'autre main de l'ermite, il la lui baisa en rendant l'esprit.
«—Eh bien! dit l'ermite en lui fermant les yeux, il te sera pardonné, car tu as senti la reconnaissance; et si tu as compris le dévoûment d'un homme en ce monde, tu sentiras la bonté de Dieu dans l'autre.»
«Avec les chaleurs de l'été cessa la contagion. Je passai encore quelque temps avec l'ermite avant que l'on osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien nécessaire à l'un et à l'autre; et je dois dire que ces derniers jours de l'année, pleins de calme, de fraîcheur et de suavité dans un des sites les plus magnifiques qu'il soit possible d'imaginer, loin de toute contrainte, et dans la société d'un homme vraiment respectable, furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette existence rude et frugale me plaisait, et puis je me sentais un autre homme qu'en arrivant à l'ermitage; un travail utile, un dévoûment sincère, m'avaient retrempé. Mon cœur s'épanouissait, comme une fleur aux brises du printemps. Je comprenais l'amour fraternel sur un vaste plan; le dévoûment pour tous les hommes, la charité, l'abnégation, la vie de l'âme en un mot. Je remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque l'enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin jusqu'à un certain point; mais je n'essayai pas de combattre ses scrupules, et j'étais pénétré de respect pour la foi épurée au creuset d'une telle vertu.
«Lorsque l'ordre me vint de retourner au monastère, j'étais un peu malade; la peur de me voir rapporter un germe de contagion fit attendre très-patiemment mon retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester dehors le temps nécessaire à mon rétablissement; temps qu'on ne limitait pas, et dont je résolus de faire le meilleur emploi possible.
«Jusque là une des principales idées qui m'avaient empêché de rompre mon vœu, c'était la crainte du scandale: non que j'eusse aucun souci personnel de l'opinion d'un monde avec lequel je ne désirais établir aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour ces moines que je ne pouvais estimer; mais une rigidité naturelle, un instinct profond de la dignité du serment, et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible pour la mémoire d'Hébronius, m'avaient retenu. Maintenant que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de son enceinte, il me semblait que je pouvais l'abandonner sans faire un éclat de mauvais exemple et sans violer mes résolutions. J'examinai la vie que j'avais menée dans le cloître et celle que j'y pouvais mener encore. Je me demandai si elle pouvait produire ce qu'elle n'avait pas encore produit, quelque chose de grand ou d'utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée et rêvée sans doute pour ses successeurs, était devenue impossible. Les premiers compagnons de la savante retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces voûtes antiques, sanctuaire de l'érudition et de la persévérance; mais Spiridion, contemporain des derniers hommes remarquables que le cloître ait produits, mourut pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu'on assure, et désillusionné sur l'avenir de la vie monastique, quant à moi, qui puis sans orgueil, puisqu'il s'agit de pénibles travaux entrepris, et non de glorieuses œuvres accomplies, dire que j'ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n'était plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit calme; et comment le mien eût-il pu l'être au sein de la tourmente qui grondait sur l'humanité? Je voyais les sociétés prêtes à se dissoudre, les trônes trembler comme des roseaux que la vague va couvrir, les peuples se réveiller d'un long sommeil et menacer tout ce qui les avait enchaînés, le bon et le mauvais confondus dans la même lassitude du joug, dans la même haine du passé. Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas comme à l'heure de la résurrection du crucifié dont ces peuples étaient l'image, et les turpitudes du sanctuaire allaient être mises à nu devant l'œil de la vengeance. Comment mon âme eût-elle pu être indifférente aux approches de ce vaste déchirement qui allait s'opérer? Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement de la grande mer qui montait, impatiente de briser ses digues et de submerger les empires? À la veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt l'effet, les derniers moines peuvent bien achever à la hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de nourriture, s'étendre sur leur couche souillée pour y attendre sans souci la mort au milieu des fumées de l'ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là; je m'inquiète de savoir comment et pourquoi j'ai vécu, pourquoi et comment je dois mourir.
«Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais faire de la liberté que je m'arrogeais, je ne vis, hors des travaux de l'esprit, rien qui me convînt en ce monde. Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme, j'avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions; j'avais fait des projets gigantesques; j'avais médité la réforme de l'Église sur un plan plus vaste que celui de Luther; j'avais rêvé le développement du protestantisme. C'est que, comme Luther, j'étais chrétien; et, conçu dans le sein de l'Église, je ne pouvais imaginer une religion, si émancipée qu'elle se fît, qui ne fût d'abord engendrée par l'Église. Mais, en cessant de croire au Christ, en devenant philosophe comme mon siècle, je ne voyais plus le moyen d'être un novateur; on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j'avais été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification quelconque. J'eusse pu faire quelque chose pour les sciences, et je l'eusse dû peut-être; mais, outre que je n'avais nul souci de me faire un nom dans cette branche des connaissances humaines, je ne me sentais vraiment de désirs et d'énergie que pour les questions philosophiques. Je n'avais étudié les sciences que pour me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et pour arriver à la connaissance de l'Être suprême. Ce but manqué, je n'aimai plus ces études qui ne m'avaient passionné qu'indirectement; et la perte de toute croyance me paraissait une chose si triste à éprouver qu'il m'eût paru également pénible de l'annoncer aux hommes. Qu'eut été, d'ailleurs, une voix de plus dans ce grand concert de malédictions qui s'élevait contre l'Église expirante? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la révolution française qui commençait à éclater, et qui, n'en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement plus fort et plus prochain qu'on ne se plaît ici à le croire. Voilà pourquoi je t'ai conseillé souvent de ne pas déserter le poste où peut-être d'honorables périls viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne suis plus moine par l'esprit, je le suis et le serai toujours par la robe. C'est une condition sociale, je ne dirai pas comme une autre, mais c'en est une; et plus elle est déconsidérée, plus il importe de s'y comporter en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le monde, sois sur que plus d'un regard d'ironie et de mépris viendra scruter la contenance de ces tristes oiseaux de nuit, dont la race habite depuis quinze cents ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux qui se présenteront alors au grand jour avec l'opprobre de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres; car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent en vain sur le crâne: rien ne cache ce stigmate jadis vénéré, aujourd'hui abhorré des peuples. Sans doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que nous n'avons pas commis, et des vices que nous n'avons pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices prennent donc la fuite; que ceux qui auront mérité des soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons tendre la joue aux insultes et les mains à la corde, et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe sublime que tu m'entends rarement nommer, parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir de mes lèvres qu'à propos des choses les plus sérieuses de la vie et des sentiments les plus profonds de l'âme.
«Que pouvais-je donc faire de ma liberté? rien qui me satisfît. Si je n'eusse écouté qu'une vaine avidité de bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement parti pour longtemps, pour toujours peut-être. J'eusse exploré des contrées lointaines, traversé les vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je vainquis plus d'une vive tentation de ce genre. Tantôt j'avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire, et d'aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles, le calme du passé chez des peuples conservateurs religieux des lois et des croyances de l'antiquité. La Chine, l'Inde surtout, m'offraient un vaste champ de recherches et d'observations. Mais j'éprouvai presque aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de la tombe auquel je ne risquais certainement pas d'échapper, et que j'allais, tout vivant, me mettre sous les yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement, attachés comme des animaux stupides au joug façonné par l'intelligence de leurs aïeux, et marchant tout d'une pièce comme des momies dans leur suaire d'hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible, quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame qui se préparait autour de moi, c'était l'histoire, c'était le mouvement éternel des choses, c'était l'action fatale ou providentielle du destin, c'était la vie, en un mot, qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J'aimai mieux être emporté par elle comme un brin d'herbe que d'aller chercher les vestiges d'une végétation pétrifiée sur des cendres à jamais refroidies.
«En même temps que mes idées prirent ce cours, une autre tentation vint m'assaillir: ce fut d'aller précisément me jeter au milieu du mouvement des choses, et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas sentir encore, pour voir l'orage éclater. Oubliant alors que j'étais moine et que j'avais résolu de rester moine, je me sentais homme, et un homme plein d'énergie et de passions; je songeais alors à ce que peut être la vie d'action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté, comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle utile m'attendait peut-être, que les idées philosophiques avaient accompli leur tâche, que le moment d'appliquer ces idées était venu, qu'il s'agissait désormais d'avoir de grands sentiments, que les caractères allaient être mis à l'épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi nécessaires qu'ils seraient rares. Je me trompais. Les grandes époques engendrent les grands hommes; et, réciproquement, les grandes actions naissent les unes des autres. La révolution française, tant calomniée à tes oreilles par tous ces imbéciles qu'elle épouvante et tous ces cafards qu'elle menace, enfante tous les jours, sans que tu l'en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont les noms n'arrivent ici qu'accompagnés de malédictions, mais dont tu chercheras un jour avidement la trace dans l'histoire contemporaine.
«Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire, devant laquelle viennent se briser tant d'orgueils étroits ou d'intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour savoir. J'aurai passé dans cette vie comme sur une ponte rapide conduisant à des abîmes où je serai lancé sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans avoir servi à autre chose qu'à marquer par mes souffrances une heure d'attente au cadran de l'éternité. Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire de plus grands maux encore en vue de l'avenir que nous ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que tout ce mal doit amener de grands biens; car aujourd'hui je crois qu'il y a une action providentielle, et que l'humanité obéit instinctivement et sympathiquement aux grands et profonds desseins de la pensée divine.
«J'étais aux prises avec ce nouvel élan d'ambition, dernier éclair d'une jeunesse de cœur mal étouffée, et prolongée par cela même au delà des temps marqués pour la candeur et l'inexpérience. La révolution américaine m'avait tenté vivement, celle de France me tentait plus encore. Un navire faisant voile pour la France fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques passagers vinrent visiter l'ermitage et s'y reposer, tandis que le navire se préparait à reprendre sa route. C'étaient les personnes distinguées; du moins elles me parurent telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d'entendre parler avec liberté des événements politiques et du mouvement philosophique qui les produisait. Ces hommes étaient pleins de foi dans l'avenir, pleins de confiance en eux-mêmes. Ils ne s'entendaient pas beaucoup entre eux sur les moyens; mais il était aisé de voir que tous les moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette manière d'envisager les questions les plus délicates de l'équité sociale me plaisait et m'effrayait en même temps; tout ce qui était courage et dévoûment éveillait des échos endormis dans mon sein. Pourtant les idées de violence et de destruction aveugle troublaient mes sentiments de justice et mes habitudes de patience.
«Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses yeux clairs et pénétrants, son profil romain, une certaine gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de lui-même prête à se changer en audace emportée au moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme; et, quoiqu'il affectât de mépriser toutes les choses présentes et de n'estimer qu'un certain idéal d'austérité spartiate, je crus deviner qu'il brûlait de s'élancer dans la vie, je crus pressentir qu'il y ferait des choses éclatantes. J'ignore si je me suis trompé. Peut-être n'a-t-il pu percer encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent aujourd'hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé sur un champ de bataille, tranché comme un jeune épi avant le temps de la moisson. S'il vit et s'il prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi le développement de ses principes rigides, et non celui des passions ambitieuses! Il remarqua peu le vieux ermite, et, quoique j'en fusse bien moins digne, il concentra toute son attention sur moi, durant le peu d'heures que nous passâmes à marcher de long en large sur la terrasse de rochers qui entoure l'ermitage. Sa démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant brisée brusquement, comme le mouvement de la mer qu'il s'arrêtait pour écouter avec admiration; car il avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser le ciel et la terre; mais elle était sur la terre plus qu'au ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions protectrices des grandes destinées humaines. Son Dieu était la volonté, la puissance son idéal, la force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement l'élan d'enthousiasme qui le saisit lorsque j'essayai de connaître ses idées religieuses.
«Oh! s'écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah, parce que c'est le Dieu de la force.
«Oh! oui, la force! c'est là le devoir, c'est là la révélation du Sinaï, c'est là le secret des prophètes!
«L'appétition de la force, c'est le besoin de développement que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque chose veut être parce qu'elle doit être. Ce qui n'a pas la force de vouloir est destiné à périr, depuis l'homme sans cœur jusqu'au brin d'herbe privé des sucs nourriciers. Ô mon père! toi qui étudies les secrets de la nature, incline-toi devant la force! Vois dans tout quelle âpreté d'envahissement, quelle opiniâtreté de résistance! comme le lichen cherche à dévorer la pierre! comme le lierre étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce, se roule à l'entour comme un aspic en fureur! Vois le loup gratter la terre et l'ours creuser la neige avant de s'y coucher. Hélas! comment les hommes ne se feraient-ils pas la guerre, nation contre nation, individu contre individu? comment la société ne serait-elle pas un conflit perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque tout est travail dans la nature, lorsque les îlots de la mer se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l'aigle déchire le lièvre et l'hirondelle le vermisseau, lorsque la gelée fend les blocs de marbre, et que la neige résiste au soleil? Lève la tête; vois ces masses granitiques qui se dressent sur nous comme des géants, et qui, depuis des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés! Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l'haleine d'Éole? pourquoi la résistance d'Atlas sous le fardeau de la matière? pourquoi les terribles travaux du cyclope aux entrailles du géant, et les laves qui jaillissent de sa bouche? C'est que chaque chose veut avoir sa place et remplir l'espace autant que sa puissance d'extension le comporte; c'est que, pour détacher une parcelle de ces granités, il faut l'action d'une force extérieure formidable; c'est que chaque être et chaque chose porte en soi les éléments de la production et de la destruction; c'est que la création entière offre le spectacle d'un grand combat, où l'ordre et la durée ne reposent que sur la lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures mortelles, travaillons à notre propre existence!
Ô homme! travaille à refaire ta société, si elle est mauvaise; en cela tu imiteras le castor industrieux qui bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est bonne; en cela tu seras semblable au récif qui se défend contre les flots rongeurs. Si tu l'abandonnes, si tu laisses à la chimère du hasard le soin de ton avenir, si tu subis l'oppression, si tu négliges l'œuvre de la délivrance, tu mourras dans le désert comme la race incrédule d'Israël. Si tu t'endors dans la lâcheté, si tu souffres les maux que l'habitude t'a rendus familiers, afin d'éviter ceux que tu crois éloignés; si tu endures la soif par méfiance de l'eau du rocher et de la verge du prophète, tu mérites que le ciel t'abandonne et que la mer roule sur toi ses flots indifférents. Oui, oui, le plus grand crime que l'homme puisse commettre, la plus grande impiété dont il puisse souiller sa vie, c'est la paresse et l'indifférence. Ceux qui ont appliqué la sainte parole de résignation à cette soumission couarde et nonchalante, ceux qui ont fait un mérite aux hommes de subir l'insolence et le despotisme d'autres hommes; ceux-là, dis-je, ont péché; ce sont de faux prophètes, et ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédictions!»
«C'est ainsi qu'il parlait tandis que la brise de mer soufflait dans ses longs cheveux noirs. Je n'essaie pas ici de te rendre la force et la concision de sa parole, je ne saurais y atteindre; le souvenir de ses idées m'est seul resté, et sa figure a été longtemps devant mes yeux après son départ. Je l'accompagnai sur la barque qui le reconduisait à bord du navire. Il me serra la main avec force en me quittant, et ses dernières paroles furent:
«—Eh bien, vous ne voulez pas nous suivre?»
«Mon cœur tressaillit en cet instant, comme s'il eût voulu s'échapper de ma poitrine; je sentis pour ce jeune homme un élan de sympathie extraordinaire, comme si son énergie avait en moi un reflet ignoré. Mais, en même temps, cette face inconnue de son être qui échappait à ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber sa main blanche et froide comme le marbre. Longtemps je le suivis des yeux, du haut des rochers, d'où je l'apercevais debout sur le tillac, une longue-vue à la main, observant les récifs de la côte: déjà il ne songeait plus à moi. Quand la voile eut disparu à l'horizon, je regrettai de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n'y avais pas songé.
«Quand je me retrouvai seul sur le rivage, il me sembla que la dernière lueur de vie venait de s'éteindre en moi et que je rentrais dans la nuit éternelle. Mon cœur se serra étroitement; et, quoique le soleil fût ardent sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme environné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve me revinrent à la mémoire, et je les prononçai tout haut dans une sorte de désespoir:
«Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe.
«Je passai le reste de cette journée dans une grande agitation. Tant que ces voyageurs m'avaient encouragé à les suivre, je m'étais senti plus fort que leurs suggestions; maintenant qu'il n'était plus temps de me raviser, je n'étais pas sûr que mon refus ne fût pas bien plutôt un trait de lâcheté qu'un acte de sagesse. J'étais abattu, incertain; je jetais des regards sombres autour de moi; ma robe noire me semblait une chape de plomb; j'étais accablé de moi-même. Je me traînai jusqu'à mon lit de joncs, et je m'endormis en formant le souhait de ne plus me réveiller.
«Je revis en rêve l'abbé Spiridion, pour la première fois depuis douze ans. Il me sembla qu'il entrait dans la cellule, qu'il passait auprès de l'ermite sans l'éveiller, et qu'il venait s'asseoir familièrement près de moi. Je ne le voyais pas distinctement, et pourtant je le reconnaissais; j'étais assuré qu'il était là, qu'il me parlait, et je lui retrouvais le même son de voix qu'il avait eu dans mes rêves précédents, malgré le temps qui s'était écoulé depuis le dernier. Il me parla longuement, vivement, et je m'éveillai fort ému; mais il me fut impossible de me rappeler un mot de ce qu'il m'avait dit. Pourtant j'étais sous l'impression de ses remontrances, et tout le jour je me trouvai languissant et rêveur comme un enfant repris d'une faute dont il ne connaît pas la gravité. Je me promenai poursuivi de l'idée de Spiridion, et ne songeant d'ailleurs plus à la chasser; elle ne me causait plus d'effroi, quoiqu'elle se liât toujours dans ma pensée à une pensée d'aliénation mentale; il m'importait assez peu désormais de perdre la raison, pourvu que ma folie fût douce; et, comme je me sentais porté à la mélancolie, je préférais de beaucoup cet état à la lucidité du désespoir.
«La nuit suivante, je reçus la même visite, je fis le même songe, et le surlendemain aussi. Je commençai à ne plus me demander si c'était là une de ces idées fixes qui s'emparent des cerveaux troublés, ou s'il y avait véritablement un commerce possible entre l'âme des vivants et celle des morts. J'avais, sinon l'esprit, du moins le cœur assez tranquille; car, depuis un certain temps, je m'appliquais sérieusement à la pratique du bien. J'avais quitté le désir de me rendre plus éclairé et plus habile, pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je me laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu'il m'eût bien coûté, était consommé: j'avais fait pour le mieux. J'ignorais si cette ombre assidue à me visiter était mécontente de mon regret; mais je n'avais plus peur d'elle, je me sentais assez fort pour ne pas me soucier des morts, moi qui avais pu rompre, à tout jamais, avec les vivants.
«Le quatrième jour, l'ordre formel me vint du haut clergé de retourner à mon couvent. L'évêque de la province avait déjà entendu parler de ma conférence avec des voyageurs dont le rapide passage avait échappé au contrôle de sa police. On craignait que je n'eusse quelques rapports secrets avec des moteurs d'insurrection, ou des étrangers imbus de mauvais principes; on m'enjoignait de rentrer sur l'heure au monastère. Je cédai à cette injonction avec la plus complète indifférence. Le regret du bon ermite me toucha cependant, quoique son respect pour les ordres supérieurs l'eût empêché d'élever aucune objection contre mon départ, ni de laisser voir aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître parmi les arbres, il me rappela, se jeta dans mes bras, et s'en arracha tout en pleurs pour se précipiter dans son oratoire. Alors je courus après lui à mon tour, et, pour la première fois depuis bien des années, m'agenouillant devant un homme et devant un prêtre, je lui demandai sa bénédiction. Ce fut un éternel adieu; il mourut l'hiver suivant, dans sa quatre-vingt-dixième année; c'était un homme trop obscur pour que l'on songeât à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien ne mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la contrée se partagèrent sa robe de bure, et en portent encore de petits morceaux comme des reliques. Les bandits des montagnes, pour lesquels sa porte n'avait jamais été fermée, payèrent un magnifique service funèbre à l'église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.
«Je le quittai vers midi, et prenant le plus long chemin pour retourner au couvent, je suivis les grèves de la mer jusqu'à la plaine, faisant pour la dernière fois de ma vie l'école buissonnière avec des épaules courbées par l'âge et un cœur usé par la tristesse.
«La journée était chaude, car déjà le printemps s'épanouissait au flanc des rochers. Le chemin que je suivais n'était pas tracé; la mer seule l'avait creusé à la base des montagnes. Mille aspérités du roc semblaient encore disputer la rive à l'action envahissante des flots. Au bout de deux heures de marche sur ces grèves ardentes, je m'assis, épuisé de fatigue, sur un bloc de granit noir au milieu de l'écume blanche des vagues. C'était un endroit sauvage, et la mer le remplissait d'harmonies lugubres. Une vieille tour ruinée, asile des pétrels ci des goëlands, semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par l'air salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des rochers voisins, et l'œil ne pouvait plus distinguer en beaucoup d'endroits où finissait le travail de la nature et où commençait celui de l'homme. Je me comparai à cette ruine abandonnée que les orages emportaient pierre à pierre, et je me demandai si l'homme était forcé d'attendre ainsi sa destruction du temps et du hasard; si, après avoir accompli sa tâche ou consommé son sacrifice, il n'avait pas droit de hâter le repos de la tombe; et des pensées de suicide s'agitèrent dans mon cerveau. Alors je me levai, et me mis à marcher sur le bord du rocher, si rapidement et si près de l'abîme, que j'ignore comment je n'y tombai pas. Mais en cet instant j'entendis derrière moi comme le bruit d'un vêtement qui froissait la mousse et les broussailles. Je me retournai sans voir personne et repris ma course. Mais par trois fois des pas se firent entendre derrière les miens, et, à la troisième fois, une main froide comme la glace se posa sur ma tête brûlante. Je reconnus alors l'Esprit, et, saisi de crainte, je m'arrêtai en disant:
«—Manifeste ta volonté, et je suis à toi. Mais que ce soit la volonté paternelle d'un ami et non la fantaisie d'un spectre capricieux; car je puis échapper à tout et à toi-même par la mort.»
«Je ne reçus point de réponse, et je cessai de sentir la main qui m'avait arrêté; mais, en cherchant des yeux, je vis devant moi, à quelque distance, l'abbé Spiridion dans son ancien costume, tel qu'il m'était apparu au lit de mort de Fulgence. Il marchait rapidement sur la mer, en suivant la longue traînée de feu que le soleil y projette, quand il eut atteint l'horizon, il se retourna, et me parut étincelant comme un astre; d'une main il me montrait le ciel, de l'autre le chemin du monastère. Puis tout à coup il disparut, et je repris ma route, transporté de joie, rempli d'enthousiasme. Que m'importait d'être fou? j'avais eu une vision sublime.»
«—Père Alexis, dis-je en interrompant le narrateur, vous eûtes sans doute quelque peine à reprendre les habitudes de la vie monastique?
«—Sans doute, répondit-il, la vie cénobitique était plus conforme à mes goûts que celle du cloître; pourtant j'y songeai peu. Une vaine recherche du bonheur ici-bas n'était pas le but de mes travaux; un puéril besoin de bonheur et de bien-être n'était pas l'objet de mes désirs; je n'avais eu qu'un désir dans ma vie, c'était d'arriver à l'espérance, sinon à la foi religieuse. Pourvu qu'en développant les puissances de mon âme j'eusse pu parvenir à en tirer le meilleur parti possible pour la vérité, la sagesse ou la vertu, je me serais regardé comme heureux, autant qu'il est donné à l'homme de l'être en ce monde; mais hélas! le doute à cet égard vint encore m'assaillir, après le dernier, l'immense sacrifice que j'avais consommé. J'étais, il est vrai, plus près de la vertu que je ne l'avais été en sortant de ma retraite. Fatigué de cultiver le champ stérile de la pure intelligence, ou, pour mieux dire, comprenant mieux l'étendue de ce vaste domaine de l'âme, qu'une fausse philosophie avait voulu restreindre aux froides spéculations de la métaphysique, je sentais la vanité de tout ce qui m'avait séduit, et la nécessité d'une sagesse qui me rendit meilleur. Avec l'exercice du dévouement, j'avais retrouvé le sentiment de la charité; avec l'amitié, j'avais compris la tendresse du cœur; avec la poésie et les arts, je retrouvais l'instinct de la vie éternelle; avec la céleste apparition du bon génie Spiridion, je retrouvais la foi et l'enthousiasme; mais il me restait quelque chose à faire, je le savais bien, c'était d'accomplir un devoir. Ce que j'avais fait pour soulager autour de moi quelques maux physiques n'était qu'une obligation passagère dont je ne pouvais me faire un mérite, et dont la Providence m'avait récompensé au centuple en me donnant deux amis sublimes: l'ermite sur la terre, Hébronius dans le ciel. Mais, rentré dans le couvent, j'avais sans doute une mission quelconque à remplir, et la grande difficulté consistait à savoir laquelle. Il me venait donc encore à l'esprit de me méfier de ce qu'en d'autres temps j'eusse appelé les visions d'un cerveau enclin au merveilleux, et de me demander à quoi un moine pouvait être bon au fond de son monastère dans le siècle où nous vivons, après que les travaux accomplis par les grands érudits monastiques des siècles passés ont porté leurs fruits, et lorsqu'il n'existe plus dans les couvents de trésors enfouis à exhumer pour l'éducation du genre humain; lorsque, surtout, la vie monastique a cessé de prouver et de mériter pour une religion qui, elle-même, ne prouve et ne mérite plus pour les générations contemporaines. Que faire donc pour le présent quand on est lié par le passé? Comment marcher et faire marcher les autres quand on est garrotté à un poteau?
«Ceci est une grande question, ceci est la véritable grande question de ma vie. C'est à la résoudre que j'ai consumé mes dernières années, et il faut bien que je te l'avoue, mon pauvre Angel, je ne l'ai point résolue. Tout ce que j'ai pu faire, c'est de me résigner, après avoir reconnu douloureusement que je ne pouvais plus rien.
«Ô mon enfant! je n'ai rien fait jusqu'ici pour détruire en toi la foi catholique. Je ne suis point partisan des éducations trop rapides. Lorsqu'il s'agit de ruiner des convictions acquises, et qu'on n'a pu formuler l'inconnu d'une idée nouvelle, il ne faut pas trop se hâter de lancer une jeune tête dans les abîmes du doute. Le doute est un mal nécessaire. On peut dire qu'il est un grand bien, et que, subi avec douleur, avec humilité, avec l'impatience et le désir d'arriver à la foi, il est un des plus grands mérites qu'une âme sincère puisse offrir à Dieu. Oui, certes, si l'homme qui s'endort dans l'indifférence de la vérité est vil, si celui qui s'enorgueillit dans une négation cynique est insensé ou pervers, l'homme qui pleure sur son ignorance est respectable, et celui qui travaille ardemment à en sortir est déjà grand, même lorsqu'il n'a encore rien recueilli de son travail. Mais il faut une âme forte ou une raison déjà mûre pour traverser cette mer tumultueuse du doute, sans y être englouti. Bien des jeunes esprits s'y sont risqués, et, privés de boussole, s'y sont perdus à jamais, ou se sont laissé dévorer par les monstres de l'abîme, par les passions que n'enchaînait plus aucun frein. À la veille de te quitter, je te laisse aux mains de la Providence. Elle prépare ta délivrance matérielle et morale. La lumière du siècle, cette grande clarté de désabusement qui se projette si brillante sur le passé, mais qui a si peu de rayons pour l'avenir, viendra te chercher au fond de ces routes ténébreuses. Vois-la sans pâlir, et pourtant garde-toi d'en être trop enivré. Les hommes ne rebâtissent pas du jour au lendemain ce qu'ils ont abattu dans une heure de lassitude ou d'indignation. Sois sur que la demeure qu'ils t'offriront ne sera point faite à ta taille. Fais-toi donc toi-même ta demeure, afin d'être à l'abri au jour de l'orage. Je n'ai pas d'autre enseignement à te donner que celui de ma vie. J'aurais voulu te le donner un peu plus tard; mais le temps presse, les évènements s'accomplissent rapidement. Je vais mourir, et, si j'ai acquis, au prix de trente années de souffrances, quelque notions pures, je veux te les léguer: fais-en l'usage que ta conscience t'enseignera. Je te l'ai dit, et ne sois point étonné du calme avec lequel je te le répète, ma vie a été un long combat entre la foi et le désespoir; elle va s'achever dans la tristesse et la résignation, quant à ce qui concerne cette vie elle-même. Mais mon âme est pleine d'espérance en l'avenir éternel. Si parfois encore tu me vois en proie à de grands combats, loin d'en être scandalisé, sois-en édifié. Vois combien le désespoir est impossible à la raison et à la conscience humaine, puisque ayant épuisé tous les sophismes de l'orgueil, tous les arguments de l'incrédulité, toutes les langueurs du découragement, toutes les angoisses de la crainte, l'espoir triomphe en moi aux approches de la mort. L'espoir, mon fils, c'est la foi de ce siècle.
«Mais reprenons notre récit. J'étais rentré au couvent dans un état d'exaltation. À peine eus-je franchi la grille, qu'il me sembla sentir tomber sur mes épaules le poids énorme de ces voûtes glacées sous lesquelles je venais une seconde fois m'ensevelir. Quand la porte se referma derrière moi avec un bruit formidable, mille échos lugubres, réveillés comme en sursaut, m'accueillirent d'un concert funèbre. Alors je fus épouvanté, et, dans un mouvement d'effroi impossible à décrire, je retournai sur mes pas et j'allai toucher cette porte fatale. Si elle eût été entr'ouverte, je pense que c'en était fait, et que je prenais la fuite pour jamais. Le portier me demanda si j'avais oublié quelque chose.
L'hermite, nu jusqu'à la ceinture...
«—Oui, lui répondis-je avec égarement, j'ai oublié de vivre.»
«J'espérais que la vue de mon jardin me consolerait, et, au lieu d'aller tout de suite faire acte de présence et de soumission chez le Prieur, je courus vers mon parterre. Je n'en trouvai plus la moindre trace: le potager avait tout envahi; mes berceaux avaient disparu, mes belles plantes avaient été arrachées; les palmiers seuls avaient été respectés: ils penchaient leurs fronts altérés dans une attitude morne, comme pour chercher sur le sol fraîchement remué les gazons et les fleurs qu'ils avaient coutume d'abriter. Je retournai à m'a cellule; elle était dans le même état qu'au jour de mon départ; mais elle ne me rappelait que des souvenirs pénibles. J'allai chez le Prieur; mes traits étaient bouleversés: au premier coup d'œil qu'il jeta sur moi, il s'en aperçut et je lus sur son visage la joie d'un triomphe insultant. Alors le mépris me rendit toute mon énergie, et, bien que notre entretien roulât en apparence sur des choses générales, je lui fis sentir en peu de mots que je ne me méprenais pas sur la distance qui séparait un homme comme lui, voué à la règle par de vulgaires intérêts, et un homme comme moi rendu à l'esclavage par un acte héroïque de la volonté. Pendant quelques jours je fus en butte à une lâche et malveillante curiosité. On ne pouvait croire que la peur seule de la discipline ecclésiastique ne m'eût pas ramené au couvent, et on se réjouissait à l'idée de ma souffrance. Je ne leur donnai pas la satisfaction de surprendre un soupir dans ma poitrine ou un murmure sur mes lèvres. Je me montrai impassible; mais il m'en coûta beaucoup.
«L'éclair d'enthousiasme que m'avait apporté ma vision magnifique au bord de la mer, se dissipa promptement, car elle ne se renouvela pas, comme je m'en étais flatté; et, de nouveau rendu à la lutte des tristes réalités, j'eus le loisir de me considérer encore une fois comme un être raisonnable condamné à subir une aberration passagère, et à s'en rendre compte froidement le reste de sa vie. Dans un autre siècle, ces visions eussent pu faire de moi un saint; mais dans celui-ci, réduit à les cacher comme une faiblesse ou une maladie, je n'y voyais qu'un sujet de réflexions humiliantes sur la pauvreté bizarre de l'esprit humain. Cependant, à force de songer à ces choses, j'arrivai à me dire que la nature de l'âme étant un profond mystère, les facultés de l'âme étaient elles-mêmes profondément mystérieuses; car, de deux choses l'une: ou mon esprit avait par moments la puissance de ranimer fictivement ce que la mort avait replongé dans le passé, ou ce que la mort a frappé avait la puissance de se ranimer pour se communiquer à moi. Or, qui pourrait nier cette double puissance dans le domaine des idées? Qui a jamais songé à s'en étonner? Tous les chefs-d'œuvre de la science et de l'art qui nous émeuvent jusqu'à faire palpiter nos cœurs et couler nos larmes, sont-ce des monuments qui couvrent des morts? La trace d'une grande destinée est-elle effacée par la mort? N'est-elle pas plus brillante encore au travers des siècles écoulés? Est-elle dans l'esprit et dans le cœur des générations à l'état d'un simple souvenir? Non, elle est vivante, elle remplit à jamais la postérité de sa chaleur et de sa lumière. Platon et le Christ ne sont-ils pas toujours présents et debout au milieu de nous? Ils pensent, ils sentent par des millions d'âmes; ils parlent, ils agissent par des millions de corps. D'ailleurs, qu'est-ce que le souvenir lui-même? N'est-ce pas une résurrection sublime des hommes et des événements qui ont mérité d'échapper à la mort de l'oubli? Et cette résurrection n'est-elle pas le fait de la puissance du passé qui vient trouver le présent, et de celle du présent qui s'en va chercher le passé? La philosophie matérialiste a pu prononcer que, toute puissance étant brisée à jamais par la mort, les morts n'avaient pas d'autre force parmi nous que celle qu'il nous plaisait de leur restituer par la sympathie ou l'esprit d'imitation. Mais des idées plus avancées doivent restituer aux hommes illustres une immortalité plus complète, et rendre solidaires l'une de l'autre cette puissance des morts et cette puissance des vivants qui forment un invincible lien à travers les générations. Les philosophes ont été trop avides de néant, lorsque, nous fermant l'entrée du ciel, ils nous ont refusé l'immortalité sur la terre.
Quatre ou cinq malheureux pestiférés...
«Là, pourtant, elle existe d'une manière si frappante qu'on est tenté de croire que les morts renaissent dans les vivants; et, pour mon compte, je crois à un engendrement perpétuel des âmes, qui n'obéit pas aux lois de la matière, aux liens du sang, mais à des lois mystérieuses, à des liens invisibles. Quelquefois je me suis demandé si je n'étais pas Hébronius lui-même, modifié dans une existence nouvelle par les différences d'un siècle postérieur au sien. Mais, comme cette pensée était trop orgueilleuse pour être complètement vraie, je me suis dit qu'il pouvait être moi sans avoir cessé d'être lui, de même que, dans l'ordre physique, un homme, en reproduisant la stature, les traits et les penchants de ses ancêtres, les fait revivre dans sa personne, tout en ayant une existence propre à lui-même qui modifie l'existence transmise par eux. Et ceci me conduisit à croire qu'il est pour nous deux immortalités, toutes deux matérielles et immatérielles: l'une, qui est de ce monde et qui transmet nos idées et nos sentiments à l'humanité par nos œuvres et nos travaux; l'autre qui s'enregistre dans un monde meilleur par nos mérites et nos souffrances, et qui conserve une puissance providentielle sur les hommes et les choses de ce monde. C'est ainsi que je pouvais admettre sans présomption que Spiridion vivait en moi par le sentiment du devoir et l'amour de la vérité qui avaient rempli sa vie, et au-dessus de moi par une sorte de divinité qui était la récompense et le dédommagement de ses peines en cette vie.
«Abîmé dans ces pensées, j'oubliai insensiblement ce monde extérieur, dont le bruit, un instant monté jusqu'à moi, m'avait tant agité. Les instincts tumultueux qu'une heure d'entraînement avait éveillés en moi s'apaisèrent; et je me dis que les uns étaient appelés à améliorer la forme sociale par d'éclatantes actions, tandis que les autres étaient réservés à chercher, dans le calme et la méditation, la solution de ces grands problèmes dont l'humanité était indirectement tourmentée; car les hommes cherchaient, le glaive à la main, à se frayer une route sur laquelle la lumière d'un jour nouveau ne s'était pas encore levée. Ils combattaient dans les ténèbres, s'assurant d'abord une liberté nécessaire, en vertu d'un droit sacré. Mais leur droit connu et appliqué, il leur resterait à connaître leur devoir; et c'est de quoi ils ne pouvaient s'occuper durant cette nuit orageuse, au sein de laquelle il leur arrivait souvent de frapper leurs frères au lieu de frapper leurs ennemis. Ce travail gigantesque de la révolution française, ce n'était pas, ce ne pouvait pas être seulement une question de pain et d'abri pour les pauvres; c'était beaucoup plus haut, et malgré tout ce qui s'est accompli, malgré tout ce qui a avorté en France à cet égard, c'est toujours, dans mes prévisions, beaucoup plus haut, que visait et qu'a porté, en effet, cette révolution. Elle devait, non-seulement donner au peuple un bien-être légitime, elle devait, elle doit, quoi qu'il arrive, n'en doute pas, mon fils, achever de donner la liberté de conscience au genre humain tout entier. Mais quel usage fera-t-il de cette liberté? Quelles notions aura-t-il acquises de son devoir, en combattant comme un vaillant soldat durant des siècles, en dormant sous la tente, et en veillant sans cesse, les armes à la main, contre les ennemis de son droit? Hélas! chaque guerrier qui tombe sur le champ de bataille tourne ses yeux vers le ciel, et se demande pourquoi il a combattu, pourquoi il est un martyr, si tout est fini pour lui à cette heure amère de l'agonie. Sans nul doute, il pressent une récompense; car, si son unique devoir, à lui, a été de conquérir son droit et celui de sa postérité, il sent bien que tout devoir accompli mérite récompense; et il voit bien que sa récompense n'a pas été de ce monde, puisqu'il n'a pas joui de son droit. Et quand ce droit sera conquis entièrement par les générations futures, quand tous les devoirs des hommes entre eux seront établis par l'intérêt mutuel, sera-ce donc assez pour le bonheur de l'homme? Cette âme qui me tourmente, cette soif de l'infini qui me dévore, seront-elles satisfaites et apaisées, parce que mon corps sera à l'abri du besoin, et ma liberté préservée d'envahissement? Quelque paisible, quelque douce que vous supposiez la vie de ce monde, suffira-t-elle aux désirs de l'homme, et la terre sera-t-elle assez vaste pour sa pensée? Oh! ce n'est pas à moi qu'il faudrait répondre oui. Je sais trop ce que c'est que la vie réduite à des satisfactions égoïstes; j'ai trop senti ce que c'est que l'avenir privé du sens de l'éternité! Moine, vivant à l'abri de tout danger et de tout besoin, j'ai connu l'ennui, ce fiel répandu sur tous les aliments. Philosophe, vivant à l'empire de la froide raison sur tous les sentiments de l'âme, j'ai connu le désespoir, cet abîme entr'ouvert devant toutes les issues de la pensée. Oh! qu'on ne me dise pas que l'homme sera heureux quand il n'aura plus ni souverains pour l'accabler de corvées, ni prêtres pour le menacer de l'enfer. Sans doute, il ne lui faut ni tyrans ni fanatiques, mais il lui faut une religion; car il a une âme, et il lui faut connaître un Dieu.
«Voilà pourquoi, suivant avec attention le mouvement politique qui s'opérait en Europe, et voyant combien mes rêves d'un jour avaient été chimériques, combien il était impossible de semer et de recueillir dans un si court espace, combien les hommes d'action étaient emportés loin de leur but par la nécessité du moment, et combien il fallait s'égarer à droite et à gauche avant de faire un pas sur cette voie non frayée, je me réconciliai avec mon sort, et reconnus que je n'étais point un homme d'action. Quoique je sentisse en moi la passion du bien, la persévérance et l'énergie, ma vie avait été trop livrée à la réflexion; j'avais embrassé la vie tout entière de l'humanité d'un regard trop vaste pour faire, la hache à la main, le métier de pionnier dans une forêt de têtes humaines. Je plaignais et je respectais ces travailleurs intrépides qui, résolus à ensemencer la terre, semblables aux premiers cultivateurs, renversaient les montagnes, brisaient les rochers, et, tout sanglants, parmi les ronces et les précipices, frappaient sans faiblesse et sans pitié sur le lion redoutable et sur la biche craintive. Il fallait disputer le sol à des races dévorantes. Il fallait fonder une colonie humaine au sein d'un monde livré aux instincts aveugles de la matière. Tout était permis, parce que tout était nécessaire. Pour tuer le vautour, le chasseur des Alpes est obligé de percer aussi l'agneau qu'il tient dans ses serres. Des malheurs privés déchirent l'âme du spectateur; pourtant le salut général rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de la victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la guerre, ni à la volonté des capitaines. Lorsqu'un peintre retrace à nos yeux de grands exploits, il est forcé de remplir les coins de son tableau de certains détails affreux qui nous émeuvent péniblement. Ici, les palais et les temples croulent au milieu des flammes; là, les enfants et les femmes sont broyés sous les pieds des chevaux, ailleurs, un brave expire sur les rochers teints de son sang. Cependant le triomphateur apparaît au centre de la scène, au milieu d'une phalange de héros: le sang versé n'ôte rien à leur gloire; on sent que la main du Dieu des armées s'est levée devant eux, et l'éclat qui brille sur leurs fronts annonce qu'ils ont accompli une mission sainte.
«Tels étaient mes sentiments pour ces hommes au milieu desquels je n'avais pas voulu prendre place. Je les admirais; mais je comprenais que je ne pouvais les imiter; car ils étaient d'une nature différente de la mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas, parce que, moi, je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils avaient la conviction héroïque, mais romanesque, qu'ils touchaient au but, et qu'encore un peu de sang versé les ferait arriver au règne de la justice et de la vertu. Erreur que je ne pouvais partager, parce que, retiré sur la montagne, je voyais ce qu'ils ne pouvaient distinguer à travers les vapeurs de la plaine et la fumée du combat; erreur sainte sans laquelle ils n'eussent pu imprimer au monde le grand mouvement qu'il devait subir pour sortir de ses liens! Il faut, pour que la marche providentielle du genre humain s'accomplisse, deux espèces d'hommes dans chaque génération: les uns, toute espérance, toute confiance, toute illusion, qui travaillent pour produire un œuvre incomplet; et les autres, toute prévoyance, toute patience, toute certitude, qui travaillent pour que cet œuvre incomplet soit accepté, estimé et continué sans découragement, lors même qu'il semble avorté. Les uns sont des matelots, les autres sont des pilotes; ceux-ci voient les écueils et les signalent, ceux-là les évitent ou viennent s'y briser, selon que le vent de la destinée les pousse à leur salut ou à leur perte; et, quoi qu'il arrive des uns et des autres, le navire marche, et l'humanité ne peut ni périr, ni s'arrêter dans sa course éternelle.
«J'étais donc trop vieux pour vivre dans le présent, et trop jeune pour vivre dans le passé. Je fis mon choix, je retombai dans la vie d'étude et de méditation philosophique. Je recommençai tous mes travaux, les regardant avec raison comme manqués. Je relus avec une patience austère tout ce que j'avais lu avec une avidité impétueuse. J'osai mesurer de nouveau la terre et les cieux, la créature et le Créateur, sonder les mystères de la vie et de la mort, chercher la foi dans mes doutes, relever tout ce que j'avais abattu, et le reconstruire sur de nouvelles bases. En un mot, je cherchai à revêtir la Divinité de son mystère sublime, avec la même persévérance que j'avais mise à l'en dépouiller. C'est là que je connus, hélas! combien il est plus difficile de bâtir que d'abattre. Il ne faut qu'un jour pour ruiner l'œuvre de plusieurs siècles. Dans le doute et la négation, j'avais marché à pas de géant; pour me refaire un peu de foi, j'employai des années, et quelles années! De combien de fatigues, d'incertitudes et de chagrins elles ont été remplies! Chaque jour a été marqué par des larmes, chaque heure par des combats. Angel, Angel, le plus malheureux des hommes est celui qui s'est imposé une tâche immense, qui en a compris la grandeur et l'importance, qui ne peut trouver hors de ce travail ni satisfaction ni repos, et qui sens ses forces le trahir et sa puissance l'abandonner. Ô infortuné entre tous les fils des hommes, celui qui rêve de posséder la lumière refusée à son intelligence! Ô déplorable entre toutes les générations des hommes, celle qui s'agite et se déchire pour conquérir la science promise à des siècles meilleurs! Placé sur un sol mouvant, j'avais voulu bâtir un sanctuaire indestructible; mais les éléments me manquaient aussi bien que la base. Mon siècle avait des notions fausses, des connaissance incomplètes, des jugements erronés sur le passé aussi bien que sur le présent. Je le savais, quoique j'eusse en main les documents réputés les plus parfaits de mon époque sur l'histoire des hommes et sur celle de la création; je le savais, parce que je sentais en moi une logique toute puissante à laquelle tous ces documents, sur lesquels j'eusse voulu l'appuyer, venaient à chaque instant donner un démenti désespérant. Oh! si j'avais pu me transporter, sur les ailes de ma pensée, à la source de toutes les connaissances humaines, explorer la terre sur toute sa surface et jusqu'au fond de ses entrailles, interroger les monuments du passé, chercher l'âge du monde dans les cendres dont son sein est le vaste sépulcre, et dans les ruines où des générations innombrables ont enseveli le souvenir de leur existence! Mais il fallait me contenter des observations et des conjectures de savants et de voyageurs dont je sentais l'incompétence, la présomption et la légèreté. Il y avait des moments où, échauffé par ma conviction, j'étais résolu à partir comme missionnaire, afin d'aller fouiller tous ces débris illustres qu'on n'avait pas compris, ou déterrer tous ces trésors ignorés qu'on n'avait pas soupçonnés. Mais j'étais vieux; ma santé, un instant raffermie à l'exercice et au grand air des montagnes, s'était de nouveau altérée dans l'humidité du cloître et dans les veilles du travail. Et puis, que de temps il m'eût fallu pour soulever seulement un coin imperceptible de ce voile qui me cachait l'univers! D'ailleurs, je n'étais pas un homme de détail, et ces recherches persévérantes et minutieuses, que j'admirais dans les hommes purement studieux, n'étaient pas mon fait. Je n'étais homme d'action ni dans la politique ni dans la science; je me sentais appelé à des calculs plus larges et plus élevés; j'eusse voulu manier d'immenses matériaux, bâtir, avec le fruit de tous les travaux et de toutes les études, un vaste portique pour servir d'entrée à la science des siècles futurs.
«J'étais un homme de synthèse plus qu'un homme d'analyse. En tout j'étais avide de conclure, consciencieux jusqu'au martyre, ne pouvant rien accepter qui ne satisfît à la fois mon cœur et ma raison, mon sentiment et mon intelligence, et condamné à un éternel supplice; car la soif de la vérité est inextinguible, et quiconque ne peut se payer des jugements de l'orgueil, de la passion ou de l'ignorance, est appelé à souffrir sans relâche. Oh! m'écriais-je souvent, que ne suis-je un chartreux abruti par la peur de l'enfer, et dressé comme une bête de somme à creuser un coin de terre pour faire pousser quelques légumes, en attendant qu'il l'engraisse de sa dépouille! Pourquoi toute mon affaire en ce monde n'est-elle pas de réciter des offices pour arriver au repos, et de manier une bêche pour me conserver en appétit ou pour chasser la réflexion importune, et parvenir dès cette vie à un état de mort intellectuelle?
«Il m'arrivait quelquefois de jeter les yeux sur ceux de nos moines qui, par exception, se sont conservés sincèrement dévots: Ambroise, par exemple, que nous avons vu mourir l'an passé en odeur de sainteté, comme ils disent, et dont le corps était desséché par les jeûnes et les macérations: celui-là, à coup sur, était de bonne foi; souvent il m'a fait envie. Une nuit ma lampe s'éteignit; je n'avais pas achevé mon travail; je cherchai de la lumière dans le cloître, j'en aperçus dans sa cellule; la porte était ouverte, j'y pénétrai sans bruit pour ne pas le déranger, car je le supposais en prières, je le trouvai endormi sur son grabat; sa lampe était posée sur une tablette tout auprès de son visage et donnant dans ses yeux. Il prenait cette précaution toutes les nuits depuis quarante ans au moins, pour ne pas s'endormir trop profondément et ne pas manquer d'une minute l'heure des offices. La lumière, tombant d'aplomb sur ses traits flétris, y creusait des ombres profondes, ravages d'une souffrance volontaire. Il n'était pas couché, mais appuyé seulement sur son lit et tout vêtu, afin de ne pas perdre un instant à des soins inutiles. Je regardai longtemps cette face étroite et longue, ces traits amincis par le jeûne de l'esprit encore plus que par celui du corps, ces joues collées aux os de la face comme une couche de parchemin, ce front mince et haut, jaune et luisant comme de la cire. Ce n'était vraiment pas un homme vivant, mais un squelette séché avec la peau, un cadavre qu'on avait oublié d'ensevelir, et que les vers avaient délaissé parce que sa chair ne leur offrait point de nourriture. Son sommeil ne ressemblait pas au repos de la vie, mais à l'insensibilité de la mort; aucune respiration ne soulevait sa poitrine. Il me fit peur, car ce n'était ni un homme ni un cadavre; c'était la vie dans la mort, quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue humaine, et pas de sens dans l'ordre divin. C'est donc là un saint personnage? pensai-je; certes, les anachorètes de la Thébaïde n'ont ni jeûné, ni prié davantage; et pourtant je ne vois ici qu'un objet d'épouvante, rien qui attire le respect, parce que tout ici repousse la sympathie. Quelle compassion Dieu peut-il avoir pour cette agonie et pour cette mort anticipées sur ses décrets? Quelle admiration puis-je concevoir, moi homme, pour cette vie stérile et ce cœur glacé! Ô vieillard, qui chaque soir allumes ta lampe comme un voyageur pressé de partir avant l'aurore, qui donc as-tu éclairé durant la nuit, qui donc as-tu guidé durant le jour? À qui donc ton long et laborieux pèlerinage sur la terre a-t-il été secourable? Tu n'as rien donné de toi à la terre, ni la substance de la reproduction animale, ni le fruit d'une intelligence productive, ni le service grossier d'un bras robuste, ni la sympathie d'un cœur tendre. Tu crois que Dieu a créé la terre pour te servir de cuve purificatoire, et tu crois avoir assez fait pour elle en lui léguant tes os! Ah! tu as raison de craindre et de trembler à cette heure; tu fais bien de te tenir toujours prêt à paraître devant le juge! Puisses-tu trouver à ton heure dernière, une formule qui t'ouvre la porte du ciel, ou un instant de remords qui t'absolve du pire de tous les crimes, celui de n'avoir rien aimé hors de toi! Et, ainsi disant, je me retirai sans bruit, sans même vouloir allumer ma lampe à celle de l'égoïste, et, depuis ce jour, je préférai ma misère à celle des dévots.
«En proie à toute la fatigue et à toute l'inquiétude d'une âme qui cherche sa voie, il me fallut pourtant bien des jours d'épuisement et d'angoisse pour accepter l'arrêt qui me condamnait à l'impuissance. Je ne puis me le dissimuler aujourd'hui, mon mal était l'orgueil. Oui, je crois que de tout temps, et aujourd'hui encore, j'ai été et je suis un orgueilleux. Ce zèle dévorant de la vérité, c'est un louable sentiment; mais on peut aussi le porter trop loin. Il nous faut faire usage de toutes nos forces pour défricher le champ de l'avenir; mais il faudrait aussi, quand nos forces ne suffisent plus, nous contenter humblement du peu que nous avons fait, et nous asseoir avec la simplicité du laboureur au bord du sillon que nous avons tracé. C'est une leçon que j'ai souvent reçue de l'ami céleste qui me visite, et je ne l'ai jamais su mettre à profit. Il y a en moi une ambition de l'infini qui va jusqu'au délire. Si j'avais été jeté dans la vie du monde et que mon esprit n'eût pas eu le loisir de viser plus haut, j'aurais été avide de gloire et de conquêtes; j'aurais eu sous les yeux l'existence de Charlemagne ou d'Alexandre, comme j'ai eu celle de Pythagore et de Socrate; j'aurais convoité l'empire du monde; j'aurais fait peut-être beaucoup de mal. Grâce à Dieu, j'ai fini de vivre, et tout mon crime est de n'avoir pu faire le bien. J'avais rêvé, en rentrant au couvent, de refaire mes études avec fruit, et d'écrire un grand ouvrage sur les plus hautes questions de la religion et de la philosophie. Mais je n'avais pas assez considéré mon âge et mes forces. J'avais cinquante ans passés, et j'avais souffert, depuis vingt-cinq ans, un siècle par année. Voyant d'ailleurs combien j'étais dépourvu de matériaux qui m'inspirassent toute confiance, je résolus du moins de jeter les bases et de tracer le plan de mon œuvre, afin de léguer ce premier travail, s'il était possible, à quelque homme capable de le continuer ou de le faire continuer; et cette idée me rappela vivement ma jeunesse, le secret légué par Fulgence à moi, comme ce même secret l'avait été par Spiridion à Fulgence, et je me persuadai que le temps était venu d'exhumer le manuscrit. Ce n'était plus une ambition vulgaire, ce n'était plus une froide curiosité qui m'y portaient; ce n'était pas non plus une obéissance superstitieuse: c'était un désir sincère de m'instruire, et d'utiliser pour les autres hommes un document précieux, sans doute, sur les questions importantes dont j'étais occupé. Je regardais la publication immédiate ou future de ce manuscrit comme un devoir; car, de quelque façon que je vinsse à considérer les rapports étranges que mon esprit avait eus avec l'esprit d'Hébronius, il me restait la conviction que, durant sa vie, cet homme avait été animé d'un grand esprit.
«Pour la troisième fois, dans l'espace d'environ vingt-cinq ans, j'entrepris donc, au milieu de la nuit, l'exhumation du manuscrit. Mais ici, un fait bien simple vint s'opposer à mon dessein; et, tout naturel que soit ce fait, il me plongea dans un abîme de réflexions.
«Je m'étais muni des mêmes outils qui m'avaient servi la dernière fois. Cette dernière fois, tu te la rappelles, malgré la longueur de ce récit; tu te souviens que j'avais alors trente ans révolus, et que j'eus un accès de délire et une épouvantable vision. Je me la rappelais bien aussi, cette hallucination terrible; mais je n'en craignais pas le retour. Il est des images que le cerveau ne peut plus se créer quand certaines idées et certains sentiments qui les évoquaient n'habitent plus notre âme. J'étais désormais à jamais dégagé des liens du catholicisme, liens si étroitement serrés et si courts qu'il faut toute une vie pour en sortir, mais, par cela même, impossibles à renouer quand une fois on les a brisés.
«Il faisait une nuit claire et fraîche; j'étais en assez bonne santé: j'avais précisément choisi un tel concours de circonstances, car je prévoyais que le travail matériel serait assez pénible. Mais quoi! Angel, je ne pus pas même ébranler la pierre du Hic est. J'y passai trois grandes heures, l'attaquant dans tous les sens, m'assurant bien qu'elle n'était rivée au pavé que par son propre poids, reconnaissant même les marques que j'y avais faites autrefois avec mon ciseau, lorsque je l'avais enlevée légèrement et sans fatigue. Tout fut inutile; elle résista à mes efforts. Baigné de sueur, épuisé de lassitude, je fus forcé de regagner mon lit et d'y rester accablé et brisé pendant plusieurs jours.
«Ce premier échec ne me rebuta pas. Je me remis à l'ouvrage la semaine suivante, et j'échouai de même. Un troisième essai, entrepris un mois plus tard, ne fut pas plus heureux, et il me fallut dès lors y renoncer; car le peu de forces physiques que j'avais conservées jusque-là m'abandonna sans retour à partir de cette époque. Sans doute, j'en dépensai le reste dans cette lutte inutile contre un tombeau. La tombe fut muette, les cadavres sourds, la mort inexorable; j'allai jeter dans un buisson du jardin mon ciseau et mon levier, et revins, tranquille et triste, m'asseoir sur cette tombe qui ne voulait pas me rendre ses trésors.
«Là, je restai jusqu'au lever du soleil, perdu dans mes pensées. La fraîcheur du matin étant venue glacer sur mon corps la sueur dont j'étais inondé, je fus paralysé; je perdis non-seulement la puissance d'agir, mais encore la volonté; je n'entendis pas les cloches qui sonnaient les offices, je ne fis aucune attention aux religieux qui vinrent les réciter. J'étais seul dans l'univers, il n'y avait entre Dieu et moi que ce tombeau qui ne voulait ni me recevoir ni me laisser partir: image de mon existence tout entière, symbole dont j'étais vivement frappé, et dont la comparaison m'absorbait entièrement! Quand on vint me relever, comme je ne pouvais ni remuer ni parler, on se persuada que mon cerveau était paralysé comme le reste. On se trompa; j'avais toute ma raison; je ne la perdis pas un instant durant toute la maladie qui suivit cet accident. Il est inutile de te dire qu'on l'imputa au hasard, et qu'on ne soupçonna jamais ce que j'avais tenté.
«Une fièvre ardente succéda à ce froid mortel: je souffris beaucoup, mais je ne délirai point; j'eus même la force de cacher assez la gravité de mon mal pour qu'on ne me soignât pas plus que je ne voulais l'être, et pour qu'on me laissât seul. Aux heures où le soleil brillait dans ma cellule, j'étais soulagé; des idées plus douces remplissaient mon esprit; mais la nuit j'étais en proie à une tristesse inexorable. Aux cerveaux actifs l'inaction est odieuse. L'ennui, la pire des souffrances qu'entraînent les maladies, m'accablait de tout son poids. La vue de ma cellule m'était insupportable. Ces murs qui me rappelaient tant d'agitations et de langueurs subies sans arriver à la connaissance du vrai; ce grabat où j'avais supporté si souvent et si longtemps la fièvre et les maladies, sans conquérir la santé pour prix de tant de luttes avec la mort; ces livres que j'avais si vainement interrogés; ces astrolabes et ces télescopes, qui ne savaient que chercher et mesurer la matière; tout cela me jetait dans une fureur sombre. À quoi bon survivre à soi-même? me disais-je, et pourquoi avoir vécu quand on n'a rien fait? Insensé, qui voulais, par un rayon de ton intelligence, éclairer l'humanité dans les siècles futurs, et qui n'as pas seulement la force de soulever une pierre pour voir ce qui est écrit dessous! malheureux, qui, durant l'ardeur de ta jeunesse, n'as su t'occuper qu'à refroidir ton esprit et ton cœur, et dont l'esprit et le cœur s'avisent de se ranimer quand l'heure de mourir est venue! meurs donc, puisque tu n'as plus ni tête, ni bras; car, si ton cœur a la témérité de vivre encore et de brûler pour l'idéal, ce feu divin ne servira plus qu'à consumer tes entrailles, et à éclairer ton impuissance et ta nullité.
«Et en parlant ainsi, je m'agitais sur mon lit de douleur, et des larmes de rage coulaient sur mes joues. Alors une voix pure s'éleva dans le silence de la nuit et me parla ainsi:
«—Crois-tu donc n'avoir rien à expier, toi qui oses te plaindre avec tant d'amertume? Qui accuses-tu de tes maux? N'es-tu pas ton seul, ton implacable ennemi? À qui imputeras-tu la faute de ton orgueil coupable, de cette insatiable estime de toi-même qui t'a aveuglé quand tu pouvais approcher de l'idéal par la science, et qui t'a fait chercher ton idéal en toi seul?
«—Tu mens! m'écriai-je avec force, sans songer même à me demander qui pouvait me parler de la sorte. Tu mens! je me suis toujours haï; j'ai toujours été ennuyeux, accablant, insupportable à moi-même. J'ai cherché l'idéal partout avec l'ardeur du cerf qui cherche la fontaine dans un jour brûlant; j'ai été consumé de la soif de l'idéal, et si je ne l'ai pas trouvé...
«—C'est la faute de l'idéal, n'est-ce pas! interrompit la voix d'un ton de froide pitié. Il faut que Dieu comparaisse au tribunal de l'homme et lui rende compte du mystère dont il a osé s'envelopper, pendant que l'homme daignait se donner la peine de le chercher, et vous n'appelez pas cela de l'orgueil, vous autres!...
«—Vous autres! repris-je frappé d'étonnement, et qui donc es-tu, toi qui regardes en pitié la race humaine, et qui te crois, sans doute, exempt de ses misères?
«—Je suis, répondit la voix, celui que tu ne veux pas connaître, car tu l'as toujours cherché où il n'est pas.»
«À ces mots, je me sentis baigné de sueur de la tête aux pieds; mon cœur tressaillit à rompre ma poitrine, et, me soulevant sur mon lit, je lui dis:
«—Es-tu donc celui qui dort sous la pierre?
«—Tu m'as cherché sous la pierre, répondit-il, et la pierre t'a résisté. Tu devrais savoir que le bras d'un homme est moins fort que le ciment et le marbre. Mais l'intelligence transporte les montagnes, et l'amour peut ressusciter les morts.
«—Ô mon maître! m'écriai-je avec transport, je te reconnais. Ceci est ta voix, ceci est ta parole. Béni sois-tu, toi qui me visites à l'heure de l'affliction. Mais où donc fallait-il te chercher, et où te retrouverai-je sur la terre?
«—Dans ton cœur, répondit la voix. Fais-en une demeure où je puisse descendre. Purifie-le comme une maison qu'on orne et qu'on parfume pour recevoir un hôte chéri. Jusque là que puis-je faire pour toi?»
«La voix se tut, et je parlai en vain: elle ne me répondit plus. J'étais seul dans les ténèbres. Je me sentis tellement ému que je fondis en larmes. Je repassai toute ma vie dans l'amertume de mon cœur. Je vis qu'elle était en effet un long combat et une longue erreur; car j'avais toujours voulu choisir entre ma raison et mon sentiment, et je n'avais pas eu la force de faire accepter l'un par l'autre. Voulant toujours m'appuyer sur des preuves palpables, sur des bases jetées par l'homme, et ne trouvant pas ces bases suffisantes, je n'avais eu ni assez de courage ni assez de génie pour me passer du témoignage humain, et pour le rectifier avec cette puissante certitude que le ciel donne aux grandes âmes. Je n'avais pas osé rejeter la métaphysique et la géométrie là où elles détruisaient le témoignage de ma conscience. Mon cœur avait manqué de feu, partant mon cerveau de puissance pour dire à la science:—C'est toi qui te trompes; nous ne savons rien, nous avons tout à apprendre. Si le chemin que nous suivons ne nous conduit pas à Dieu, c'est que nous nous sommes trompés de chemin; retournons sur nos pas et cherchons Dieu car nous errons loin de lui dans les ténèbres; et les hommes ont beau nous crier que notre habileté nous a faits dieux nous-mêmes, nous sentons le froid de la mort et nous sommes entraînés dans le vide comme des astre; qui s'éteignent et qui dévient de l'ordre éternel.
«À partir de ce jour, je m'abandonnai aux mouvements les plus chaleureux de mon âme, et un grand prodige s'opéra en moi. Au lieu de me refroidir moralement avec la vieillesse, je sentis mon cœur, vivifié et renouvelé, rajeunir à mesure que mon corps penchait vers la destruction. Je sens la vie animale me quitter comme un vêtement usé; mais à mesure que je dépouille cette enveloppe terrestre, ma conscience me donne l'intime certitude de mon immortalité. L'ami céleste est revenu souvent; mais n'attends pas que j'entre dans le détail de ses apparitions. Ceci est toujours un mystère pour moi, un mystère que je n'ai pas cherché à pénétrer, et sur lequel il me serait impossible d'étendre le réseau d'une froide analyse: je sais trop ce qu'on risque à l'examen de certaines impressions; l'esprit se glace à les disséquer, et l'impression s'efface. Quoique j'aie cru de mon devoir d'établir mes dernières croyances religieuses le plus logiquement possible dans quelques écrits dont je te fais le dépositaire, je me suis permis de laisser tomber un voile de poésie sur les heures d'enthousiasme et d'attendrissement qui, dissipant autour de moi les ténèbres du monde physique, m'ont mis en rapport direct avec cet esprit supérieur. Il est des choses intimes qu'il vaut mieux taire que de livrer à la risée des hommes. Dans l'histoire que j'ai écrite simplement de ma vie obscure et douloureuse, je n'ai pas fait mention de Spiridion. Si Socrate lui-même a été accusé de charlatanisme et d'imposture pour avoir révélé ses communications avec celui qu'il appelait son génie familier, combien plus un pauvre moine comme moi ne serait-il pas taxé de fanatisme s'il avouait avoir été visité par un fantôme! Je ne l'ai pas fait, je ne le ferai pas. Et pourtant je m'en expliquerais naïvement avec le savant modeste et consciencieux qui, sans ironie et sans préjugé, voudrait pénétrer dans les merveilles d'un ordre de choses vieux comme le monde, qui attend une explication nouvelle. Mais où trouver un tel savant aujourd'hui? L'œuvre de la science, en ces temps-ci, est de rejeter tout ce qui paraît surnaturel, parce que l'ignorance et l'imposture en ont trop longtemps abusé. De même que les nommes politiques sont forcés de trancher avec le fer les questions sociales, les hommes d'étude sont obligés, pour ouvrir un nouveau champ à l'analyse, de jeter au feu pêle-mêle le grimoire des sorciers et les miracles de la foi. Un temps viendra où, l'œuvre nécessaire de la destruction étant accomplie, on rechercha soigneusement, dans les débris du passé, une vérité qui ne peut se perdre, et qu'on saura démêler de l'erreur et du mensonge, comme jadis Crésus reconnut à des signes certains que tous les oracles étaient menteurs, excepté a Pythie de Delphes, qui lui avait révélé ses actions cachées avec une puissance incompréhensible. Tu verras peut-être l'aurore de cette science nouvelle, sans laquelle l'humanité est inexplicable, et son histoire dépourvue de sens. Tous les miracles, tous les augures, tous les prodiges de l'antiquité ne seront peut-être pas, aux yeux de tes contemporains, des tours de sorciers ou des terreurs imbéciles accréditées par les prêtres. Déjà la science n'a-t-elle pas donné une explication satisfaisante de beaucoup de phénomènes qui semblaient surnaturels à nos aïeux? Certains faits qui semblent impossibles et mensongers en ce siècle auront peut-être une explication non moins naturelle et concluante quand la science aura élargi ses horizons. Quant à moi, bien que le mot prodige n'ait pas de sens pour mon entendement, puisqu'il peut s'appliquer aussi bien au lever du soleil chaque matin qu'à la réapparition d'un mort, je n'ai pas essayé de porter le lumière sur ces questions difficiles: le temps m'eût manqué. J'ai entendu parler de Mesmer; je ne sais si c'est un imposteur ou un prophète; je me méfie de ce que j'ai entendu rapporter, parce que les assertions sont trop hardies et les prétendues preuves trop complètes pour un ordre de découvertes aussi récent. Je ne comprends pas encore ce qu'ils entendent par ce mot magnétisme; je t'engage à examiner ceci en temps et lieu pour moi, je n'ai pas eu le loisir de m'égarer dans ces propositions hardies; j'ai évité même de me laisser séduire par elles. J'avais un devoir plus clair et plus pressé à accomplir, celui d'écrire, sous l'impression de mes entretiens avec l'Esprit, les fragments brisés de ma méditation éternelle.»
Ici Alexis s'interrompit, et posa sa main sur un livre que je connaissais bien pour le lui avoir souvent vu consulter, à mon grand étonnement, bien qu'il ne me parût formé que de feuillets blancs. Comme je le regardais avec surprise, il sourit:
«Je ne suis pas fou, comme tu le penses, reprit-il; ce livre est criblé de caractères très-lisibles pour quiconque connaît la composition chimique dont je me suis servi pour écrire. Cette précaution m'a paru nécessaire pour échapper à l'espionnage de la censure monastique. Je t'enseignerai un procédé bien simple au moyen duquel tu feras reparaître les caractères tracés sur ces pages quand le temps sera venu. Tu cacheras ce manuscrit en attendant qu'il puisse servir à quelque chose, si toutefois il doit jamais servir à quoi que ce soit; cela, je l'ignore. Tel qu'il est, incomplet, sans ordre et sans conclusion, il ne mérite pas de voir le jour. C'est peut-être à toi, c'est peut-être à quelque autre qu'il appartient de le refaire. Il n'a qu'un mérite, c'est d'être le récit fidèle d'une vie d'angoisse, et l'exposé naïf de mon état présent.
—Et cet état, m'est-il permis, mon père, de vous demander de me le faire mieux connaître?
—Je le ferai en trois mots qui résument pour moi la théologie, répondit-il en ouvrant son livre à la première page: «croire, espérer, aimer. «Si l'Église catholique avait pu conformer tous les points de sa doctrine à cette sublime définition des trois vertus théologales: la foi, l'espérance, la charité, elle serait la vérité sur la terre; elle serait la sagesse, la justice, la perfection. Mais l'Église romaine s'est porté le dernier coup; elle a consommé son suicide le jour où elle a fait Dieu implacable et la damnation éternelle. Ce jour-là tous les grands cœurs se sont détachés d'elle; et l'élément d'amour et de miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie chrétienne n'a plus été qu'un jeu d'esprit, un sophisme où de grandes intelligences se sont débattues en vain contre leur témoignage intérieur, un voile pour couvrir de vastes ambitions, un masque pour cacher d'énormes iniquités...»
Ici le père Alexis s'arrêta de nouveau et me regarda attentivement pour voir quel effet produirait sur moi cet anathème définitif. Je le compris, et, saisissant ses mains dans les miennes, je les pressai fortement en lui disant d'une voix ferme et avec un sourire qui devait lui révéler toute ma confiance:
«Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques?
—Ni chrétiens, répondit-il d'une voix forte; ni protestants, ajouta-t-il en me serrant les mains; ni philosophes comme Voltaire, Helvétius et Diderot; nous ne sommes pas même socialistes comme Jean-Jacques et la Convention française: et cependant nous ne sommes ni païens ni athées!
—Que sommes-nous donc, père Alexis? lui dis-je; car, vous l'avez dit, nous avons une âme, Dieu existe, et il nous faut une religion.
—Nous en avons une, s'écria-t-il en se levant et en étendant vers le ciel ses bras maigres avec un mouvement d'enthousiasme. Nous avons la seule vraie, la seule immense, la seule digne de la Divinité. Nous croyons en la Divinité, c'est dire que nous la connaissons et la voulons; nous espérons en elle, c'est dire que nous la désirons et travaillons pour la posséder; nous l'aimons, c'est dire que nous la sentons et la possédons virtuellement; et Dieu lui-même est une trinité sublime dont notre vie mortelle est le reflet affaibli. Ce qui est foi chez l'homme est science chez Dieu; ce qui est espérance chez l'homme est puissance chez Dieu; ce qui est charité, c'est-à-dire piété, vertu, effort, chez l'homme, est amour, c'est-à-dire production, conservation et progression éternelle chez Dieu. Aussi Dieu nous connaît, nous appelle, et nous aime; c'est lui qui nous révèle cette connaissance que nous avons de lui, c'est lui qui nous commande le besoin que nous avons de lui, c'est lui qui nous inspire cet amour dont nous brûlons pour lui; et une des grandes preuves de Dieu et de ses attributs, c'est l'homme et ses instincts. L'homme conçoit, aspire et tente sans cesse, dans sa sphère finie, ce que Dieu sait, veut et peut dans sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d'être un foyer d'intelligence, de puissance et d'amour, l'homme retomberait au niveau de la brute; et chaque fois qu'une intelligence humaine a nié la Divinité intelligente, elle s'est suicidée.
—Mais, mon père, interrompis-je, ces grands athées du siècle dont on vante les lumières et l'éloquence...
—Il n'y a pas d'athées, reprit le père Alexis avec chaleur; non, il n'y en a pas! Il est des temps de recherche et de travail philosophique, où les hommes, dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une nouvelle route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers inconnus. Les uns, dans leur lassitude, s'asseyent et se livrent au désespoir. Qu'est-ce que ce désespoir, sinon un cri d'amour vers cette Divinité qui se voile à leurs yeux fatigués? D'autres s'avancent sur toutes les cimes avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption naïve, s'écrient qu'ils ont atteint le but et qu'on ne peut aller plus loin. Qu'est-ce que cette présomption, qu'est-ce que cet aveuglement, sinon un désir inquiet et une impatience immodérée d'embrasser la Divinité? Non, ces athées, dont on vante avec raison la grandeur intellectuelle, sont des âmes profondément religieuses, qui se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers le ciel. Si, à leur suite, on voit se traîner des âmes basses et perverses, qui invoquent le néant, le hasard, la nature brutale, pour justifier leurs vices honteux et leurs grossiers penchants, c'est encore là un hommage rendu à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre vers l'idéal, et de soutenir par le travail et la vertu la dignité humaine, la créature est forcée de nier l'idéal. Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l'ignoble repos de sa dégradation, elle ne se donnerait pas tant de peine pour rejeter l'existence d'un juge suprême. Quand les philosophes de ce siècle ont invoqué la Providence, la nature, les lois de la création, ils n'ont pas cessé d'invoquer le vrai Dieu sous ces noms nouveaux. En se réfugiant dans le sein d'une Providence universelle et d'une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté contre les anathèmes que les sectes farouches se lançaient l'une à l'autre, contre les monstruosités de l'inquisition, contre l'intolérance et le despotisme. Lorsque Voltaire, à la vue d'une nuit étoilée, proclamait le grand horloger céleste; lorsque Rousseau conduisait son élève au sommet d'une montagne pour lui révéler la première notion du Créateur au lever du soleil, quoique ce fussent là des preuves incomplètes et des vues étroites, en comparaison de ce que l'avenir réserve aux hommes de preuves éclatantes et d'infaillibles certitudes, c'étaient du moins des cris de l'âme élevés vers ce Dieu que toutes les générations humaines ont proclamé sous des noms divers et adoré sous différents symboles.
—Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude, lui dis-je, où les puiserons-nous, si nous rejetons la révélation, et si le sens intérieur ne nous suffit pas?
—Nous ne rejetons pas la révélation, reprit-il vivement, et le sens intérieur nous suffit jusqu'à un certain point; mais nous y joignons d'autres preuves encore: quant au passé, le témoignage de l'humanité tout entière; quant au présent, l'adhésion de toutes les consciences pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de notre propre cœur.
—Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez de la révélation ce qu'elle a d'éternellement divin, les grandes notions sur la Divinité et l'immortalité, les préceptes de vertu et le devoir qui en découlent.
--- L'homme, répondit-il, arrache au ciel même la connaissance de l'idéal, et la conquête des vérités sublimes qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre l'intelligence humaine qui cherche, aspire et demande, et l'intelligence divine qui, elle aussi, cherche le cœur de l'homme, aspire à s'y répandre, et consent à y régner. Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque nom que l'on ait voulu les appeler. Héros, demi-dieux, philosophes, saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner devant ces pères et ces docteurs de l'humanité. Nous pouvons adorer chez l'homme investi d'une haute science et d'une haute vertu un reflet splendide de la Divinité. Ô Christ! un temps viendra où l'on t'élèvera de nouveaux autels, plus dignes de toi, en te restituant ta véritable grandeur, celle d'avoir été vraiment le fils de la femme et le sauveur, c'est-à-dire l'ami de l'humanité, le prophète de l'idéal.
—Et le successeur de Platon, ajoutai-je.
—Comme Platon fut celui des autres révélateurs que nous vénérons, et dont nous sommes les disciples.
«Oui, poursuivit Alexis après une pause, comme pour me donner le temps de peser ses paroles, nous sommes les disciples de ces révélateurs, mais nous sommes leurs libres disciples. Nous avons le droit de les examiner, de les commenter, de les discuter, de les redresser même; car, s'ils participent par leur génie de l'infaillibilité de Dieu, ils participent par leur nature de l'impuissance de la raison humaine. Il est donc non-seulement dans notre privilège, mais dans notre devoir comme dans notre destinée, de les expliquer et d'aider à la continuation de leurs travaux.
—Nous, mon père! m'écriai-je avec effroi; mais quel est donc notre mandat?
—C'est d'être venus après eux. Dieu veut que nous marchions; et, s'il fait lever des prophètes au milieu du cours des âges, c'est pour pousser les générations devant eux, comme il convient à des hommes, et non pour les enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique, il ne lui dit pas: «Prosterne-toi, et suis-moi.» Il lui dit: «Lève-toi, et marche.»
—Mais où irons-nous, mon père?
—Nous irons vers l'avenir; nous irons, pleins du passé et remplissant nos jours présents par l'étude, la méditation et un continuel effort vers la perfection. Avec du courage et de l'humilité, en puisant dans la contemplation de l'idéal la volonté et la force, en cherchant dans la prière l'enthousiasme et la confiance, nous obtiendrons que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes, chacun de nous selon ses forces... Les miennes sont épuisées, mon enfant. Je n'ai pas fait ce que j'aurais pu faire si je n'eusse pas été élevé dans le catholicisme. Je t'ai raconté ce qu'il m'a fallu de temps et de peines pour arriver à proclamer sur le bord de ma tombe ce seul mot: «Je suis libre!»
—Mais ce mot en dit beaucoup, mon père! m'écriai-je. Dans votre bouche il est tout puissant sur moi, et c'est de votre bouche seule que j'ai pu l'entendre sans méfiance et sans trouble. Peut-être, sans ce mot de vous, toute ma vie eût été livrée à l'erreur. Que j'eusse continué mes jours dans ce cloître, il est probable que j'y eusse vécu courbé et abruti sous le joug du fanatisme. Que j'eusse vécu dans le tumulte du monde, il est possible que je me fusse laissé égarer par les passions humaines et les maximes de l'impiété. Grâce à vous, j'attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je ne peux plus succomber aux dangers de l'athéisme, et je sens que j'ai secoué pour toujours les liens de la superstition.
—Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis, profondément ému, est le seul bien que j'aie pu faire en ce monde, ces mots de la tienne sont une récompense suffisante. Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu, car le but de la vie est de transmettre la vie. J'ai toujours pensé que le célibat était un état sublime, mais tout à fait exceptionnel, parce qu'il entraînait des devoirs immenses. Je pense encore que celui qui se refuse à donner la vie physique à des êtres de son espèce doit donner en revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellectuelle au grand nombre de ses semblables. C'est pour cela que je révère la féconde virginité du Christ. Mais, lorsque, après avoir nourri dans ma jeunesse des espérances orgueilleuses de science et de vertu, je me suis vu courbé sous les années et les mains vides de grandes œuvres, je me suis affligé et repenti d'avoir embrassé un état à la hauteur duquel je n'avais pas su m'élever. Aujourd'hui je vois que je ne tomberai pas de l'arbre comme un fruit stérile. La semence de vie a fécondé ton âme. J'ai un fils, un enfant plus précieux qu'un fruit de mes entrailles; j'ai un fils de mon intelligence.
—Et de ton cœur, lui dis-je en pliant les deux genoux devant lui; car tu as un grand cœur, ô père Alexis! un cœur plus grand encore que ton intelligence! Et quand tu t'écries: «Je suis libre!» cette parole puissante implique celle-ci: «J'aime et je crois.»
—J'aime, je crois et j'espère, tu l'as dit! répondit-il avec attendrissement; s'il en était autrement, je ne serais pas libre. La brute, au fond des forêts, ne connaît point de lois, et pourtant elle est esclave; car elle ne sait ni le prix, ni la dignité, ni l'usage de sa liberté. L'homme privé d'idéal est l'esclave de lui-même, de ses instincts matériels, de ses passions farouches, tyrans plus absolus, maîtres plus fantasques que tous ceux qu'il a renversés avant de tomber sous l'empire de la fatalité.»
Nous causâmes ainsi longtemps encore. Il m'entretint des grands mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne et chrétienne, qu'il disait être un même dogme continué et modifié, et dont l'essence lui semblait le fond de la vérité éternelle; vérité progressive, disait-il, en ce sens qu'elle était enveloppée encore de nuages épais, et qu'il appartenait à l'intelligence humaine de déchirer ces voiles un à un, jusqu'au dernier. Il s'efforça de rassembler tous les éléments sur lesquels il basait sa foi en un Dieu-Perfection: c'est ainsi qu'il l'appelait. Il disait: 1º que la grandeur et la beauté de l'univers accessible aux calculs et aux observations de la science humaine, nous montraient dans le Créateur l'ordre, la sagesse et la science omnipotente; 2º que le besoin qu'éprouvent les hommes de se former en société et d'établir entre eux des rapports de sympathie, de religion commune et de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur universel, l'esprit de souveraine justice; 3º que les élans continuels du cœur de l'homme vers l'idéal prouvaient l'amour infini du père des hommes répandu à grands flots sur la grande famille humaine, et manifesté à chaque âme en particulier dans le sanctuaire de sa conscience. De là il concluait pour l'homme trois sortes de devoirs. Le premier, appliqué à la nature extérieure: devoir de s'instruire dans les sciences, afin de modifier et de perfectionner autour de lui le monde physique. Le second, appliqué à la vie sociale: devoir de respecter ou d'établir des institutions librement acceptées par la famille humaine et favorables à son développement. Le troisième, applicable à la vie intérieure de l'individu: devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfection divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour les autres les voies de la vérité, de la sagesse et de la vertu.
Ces entretiens et ces enseignements furent au moins aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l'un et l'autre que nous prenions à peine le temps de dormir. Mon maître semblait avoir recouvré, pour m'instruire, une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et me les faisait oublier à moi-même; il me lisait son livre et me l'expliquait à mesure. C'était un livre étrange, plein d'une grandeur et d'une simplicité sublimes. Il n'avait pas affecté une forme méthodique; il avouait n'avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d'essais, où il avait exprimé naïvement tantôt les élans religieux, tantôt les accès de tristesse et de découragement sous l'empire desquels il s'était trouvé.
«J'ai senti, me disait-il, que je n'étais plus capable d'écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel que je l'avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle ambition. Alors, conformant ma manière à l'humilité de ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon être, j'ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien compris les désirs et les besoins de l'âme humaine, consacrât son intelligence à chercher le soulagement et la satisfaction de ses désirs et de ses besoins, dont tôt ou tard, après les agitations politiques, tous les hommes sentiront l'importance. Expression plaintive de la triste époque où le sort m'a jeté, je ne puis qu'élever un cri de détresse afin qu'on me rende ce qu'on m'a ôté: une foi, un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne peut me répondre et que je vais mourir hors du temple, plein de trouble et de frayeur, n'emportant pour tout mérite, aux pieds du juge suprême, que le combat opiniâtre de mes sentiments religieux contre l'action dissolvante d'un siècle sans religion. Mais j'espère, et mon désespoir même enfante chez moi des espérances nouvelles; car, plus je souffre de mon ignorance, plus j'ai horreur du néant, et plus je sens que mon âme a des droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l'insatiable Désir...»
C'est ainsi qu'il parlait...
C'était la troisième nuit de cet entretien, et, malgré l'intérêt puissant qui m'y enchaînait, je fus tout à coup saisi d'un tel accablement, que je m'assoupis auprès du lit de mon maître tandis qu'il parlait encore, d'une voix affaiblie, au milieu des ténèbres; car toute l'huile de la lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore. Au bout de quelques instants, je m'éveillai; Alexis faisait entendre encore des sons inarticulés et semblait se parler à lui-même. Je fis d'incroyables efforts pour l'écouter et pour résister au sommeil; ses paroles étaient inintelligibles, et, la fatigue l'emportant, je m'endormis de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors, dans mon sommeil, j'entendis une voix pleine de douceur et d'harmonie qui semblait continuer les discours de mon maître, et je l'écoutais sans m'éveiller et sans la comprendre. Enfin, je sentis comme un souffle rafraîchissant qui courait dans mes cheveux, et la voix me dit: «Angel, Angel, l'heure est venue.» Je m'imaginai que mon maître expirait, et, faisant un grand effort, je m'éveillai et j'étendis les mains vers lui. Ses mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait un paisible repos. Je me levai alors pour rallumer la lampe; mais je crus sentir le frôlement d'un être d'une nature indéfinissable qui se plaçait devant moi et qui s'opposait à mes mouvements. Je n'eus point peur et je lui dis avec assurance:
«Qui es-tu, et que veux-tu? es-tu celui que nous aimons? as-tu quelque-chose à m'ordonner?
—Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre, et le cœur de ton maître sera tourmenté tant qu'il n'aura pas accompli la volonté de celui...»
Il marchait rapidement vers la mer...
Ici la voix se perdit; je n'entendis plus aucun autre bruit dans la chambre que la respiration égale et faible d'Alexis. J'allumai la lampe, je m'assurai qu'il dormait, que nous étions seuls, que toutes les portes étaient fermées; je m'assis, incertain et agité. Puis, au bout de peu d'instants, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans bruit, tenant d'une main ma lampe, de l'autre une barre d'acier que j'enlevai à une des machines de l'observatoire, et je me rendis à l'église.
Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux jusqu'à ce jour, j'eus tout à coup la volonté et le courage d'entreprendre seul une telle chose, c'est ce que je n'expliquerai pas. Je sais seulement que mon esprit était élevé à sa plus haute puissance en cet instant, soit que je fusse sous l'empire d'une exaltation étrange, soit qu'un pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'attaquai sans trembler la pierre du Hic est, et que je l'enlevai sans peine. Je descendis dans le caveau, et je trouvai le cercueil de plomb dans sa niche de marbre noir. M'aidant du levier et de mon couteau, j'en dessoudai sans peine une partie; je trouvai, à l'endroit de la poitrine où j'avais dirigé mes recherches, des lambeaux de vêtement que je soulevai et qui se roulèrent autour de mes doigts comme des toiles d'araignée. Puis, glissant ma main jusqu'à la place où ce noble cœur avait battu, je sentis sans horreur le froid de ses ossements. Le paquet de parchemin n'étant plus retenu par les plis du vêtement, roula dans le fond du cercueil; je l'en retirai, et, refermant le sépulcre à la hâte, je retournai auprès d'Alexis et déposai le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit, et je faillis perdre connaissance; mais ma volonté l'emporta encore: car Alexis dépliait le manuscrit d'une main ferme et empressée.
«Hic est veritas!» s'écria-t-il en jetant les yeux sur la devise favorite de Spiridion, qui servait d'épigraphe à cet écrit. «Angel, que vois-je? en croirai-je mes yeux? Tiens, regarde toi-même, il me semble que je suis en proie à une hallucination.»
Je regardai avec lui; c'était un de ces beaux manuscrits du treizième siècle tracés sur parchemin avec une netteté et une élégance dont l'imprimerie n'approche point; travail manuel, humble et patient, de quelque moine inconnu; et ce manuscrit, quelle fut ma surprise, quelle fut la consternation de mon maître Alexis, en voyant que ce n'était pas autre chose que le livre des Évangiles selon l'apôtre saint Jean?
«Nous sommes trompés! dit Alexis. Il y a eu là une substitution. Fulgence aura laissé déjouer sa vigilance pendant les funérailles de son maître, ou bien Donatien a surpris le secret de nos entretiens; il a enlevé le livre et mis à la place la parole du Christ sans appel et sans commentaire.
—Attendez, mon père, m'écriai-je après avoir examiné attentivement le manuscrit; ceci est un monument bien rare et bien précieux. Il est de la propre main du célèbre abbé Joachim de Flore, moine cistercien de la Calabre... Sa signature l'atteste.
—Oui, dit Alexis en reprenant le manuscrit et en le regardant avec soin, celui qu'on appelait l'homme vêtu de lin, celui qu'on regardait comme un inspiré, comme un prophète, le messie du nouvel Évangile au commencement du treizième siècle! Je ne sais quelle émotion profonde remue mes entrailles à la vue de ces caractères. Ô chercheur de vérité, j'ai souvent aperçu la trace de tes pas sur mon propre chemin! Mais, regarde, Angel, rien ici ne doit échapper à notre attention; car ce n'est certes pas sans dessein que ce précieux exemplaire a servi de linceul au cœur d'Hébronius; vois-tu ces caractères tracés en plus grosses lettres et avec plus d'élégance que le reste du texte?
—Ils sont aussi marqués d'une couleur particulière, et ce ne sont pas les seuls peut-être. Voyons, mon père!»
Nous feuilletâmes l'Évangile de saint Jean, et nous trouvâmes dans ce chef-d'œuvre calligraphique de l'abbé Joachim, trois passages écrits en caractères plus gros, plus ornés, et d'une autre encre que le reste, comme si le copiste eût voulu arrêter la méditation du commentateur sur ces passages décisifs. Le premier, écrit en lettres d'azur, était celui qui ouvre si magnifiquement l'Évangile de saint Jean.
«La parole était au commencement, la parole était avec dieu, et cette parole était Dieu. Toutes choses ont été faites par elle; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. C'est en elle qu'était la vie, et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue. C'était la véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde.»
Le second passage était écrit en lettres de pourpre. C'était celui-ci:
«L'heure vient que vous n'adorerez le père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. L'heure vient que les vrais adorateurs adoreront le père en esprit et en vérité.»
Et le troisième, écrit en lettres d'or, était celui-ci:
«C'est ici la vie éternelle de te connaître, toi le seul vrai dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ.»
Un quatrième passage était encore signalé à l'attention, mais uniquement par la grosseur des caractères; c'était celui-ci du chapitre X:
«Jésus leur répondit: j'ai fait devant vous plusieurs bonnes œuvres de la part de mon père; pour laquelle me lapidez-vous?—les juifs lui répondirent: ce n'est point pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais c'est à cause de ton blasphème, c'est à cause que, étant homme, tu te fais Dieu. Jésus leur répondit: n'est-il pas écrit dans votre loi: «j'ai dit: vous êtes tous des dieux.» si elle a appelé dieux ceux à qui la parole de dieu était adressée, et si l'écriture ne peut être rejetée, dites-vous que je blasphème, moi que le père a sanctifié, et qu'il a envoyé dans le monde, parce que j'ai dit: je suis le fils de dieu?»
«Angel! s'écria Alexis, comment ce passage n'a-t-il pas frappé les chrétiens lorsqu'ils ont conçu l'idée idolâtrique de faire de Jésus-Christ un Dieu Tout-Puissant, un membre de la Trinité divine? Ne s'est-il pas expliqué lui-même sur cette prétendue divinité? n'en a-t-il pas repoussé l'idée comme un blasphème? Oh! oui, il nous l'a dit, cet homme divin! nous sommes tous des dieux, nous sommes tous les enfants de Dieu, dans le sens où saint Jean l'entendait en exposant le dogme au début de son Évangile... «À tous ceux qui ont reçu la parole (le logos divin) il a donné le droit d'être faits enfants de Dieu.» Oui, la parole est Dieu; la révélation, c'est Dieu, c'est la vérité divine manifestée, et l'homme est Dieu aussi, en ce sens qu'il est le fils de Dieu, et une manifestation de la Divinité: mais il est une manifestation finie, et Dieu seul est la Trinité infinie. Dieu était en Jésus, le Verbe parlait par Jésus, mais Jésus n'était pas le Verbe.
«Mais nous avons d'autres trésors à examiner et à commenter, Angel; car voici trois manuscrits au lieu d'un. Modère l'ardeur de ta curiosité, comme je dompte la mienne. Procédons avec ordre, et passons au second ayant de regarder le troisième. L'ordre dans lequel Spiridion a placé ces trois manuscrits sous une même enveloppe doit être sacré pour nous, et signifie incontestablement le progrès, le développement et le complément de sa pensée.»
Nous déroulâmes le second manuscrit. Il n'était ni moins précieux ni moins curieux que le premier. C'était ce livre perdu durant des siècles, inconnu aux générations qui nous séparent de son apparition dans le monde; ce livre poursuivi par l'Université de Paris, toléré d'abord et puis condamné, et livré aux flammes par le saint-siège en 1260: c'était la fameuse Introduction à l'Évangile éternel, écrite de la propre main de l'auteur, le célèbre Jean de Parme, général des Franciscains et disciple de Joachim de Flore. En voyant sous nos yeux ce monument de l'hérésie, nous fûmes saisis, Alexis et moi, d'un frisson involontaire. Cet exemplaire, probablement unique dans le monde, était dans nos mains; et par lui qu'allions-nous apprendre? avec quel étonnement nous en lûmes le sommaire, écrit à la première page:
«La religion a trois époques comme le règne des trois personnes de la Trinité. Le règne du Père a duré pendant la loi mosaïque. Le règne du Fils, c'est-à-dire la religion chrétienne, ne doit pas durer toujours. Les cérémonies et les sacrements dans lesquels cette religion s'enveloppe, ne doivent pas être éternels. Il doit venir un temps où ces mystères cesseront, et alors doit commencer la religion du Saint-Esprit, dans laquelle les hommes n'auront plus besoin de sacrements, et rendront à l'Être suprême un culte purement spirituel. Le règne du Saint-Esprit a été prédit par saint Jean, et c'est ce règne qui va succéder à la religion chrétienne, comme la religion chrétienne a succédé à la loi mosaïque.»
«Quoi! s'écria Alexis, est-ce ainsi qu'il faut entendre le développement des paroles de Jésus à la Samaritaine: L'heure vient que vous n'adorerez plus le Père ni à Jérusalem ni sur cette montagne, mais que vous l'adorerez en Esprit et en Vérité? Oui la doctrine de l'Évangile-éternel! cette doctrine de liberté, d'égalité et de fraternité qui sépare Grégoire VII de Luther, l'a entendu ainsi. Or, cette époque est bien grande: c'est elle qui, après avoir rempli le monde, féconde encore la pensée de tous les grands hérésiarques, de toutes les sectes persécutées jusqu'à nos jours. Condamné, détruit, cet œuvre vit et se développe dans tous les penseurs qui nous ont produits; et des cendres de son bûcher, l'Évangile éternel projette une flamme qui embrase la suite des générations. Wiclef, Jean Huss, Jérôme de Prague, Luther! vous êtes sortis de ce bûcher, vous avez été couvés sous cette cendre glorieuse; et toi-même Bossuet, protestant mal déguisé, le dernier évêque, et toi aussi Spiridion, le dernier apôtre, et nous aussi les derniers moines! Mais quelle était donc la pensée supérieure de Spiridion par rapport à cette révélation du treizième siècle? Le disciple de Luther et de Bossuet s'était-il retourné vers le passé pour embrasser la doctrine d'Amaury, de Joachim de Flore et de Jean de Parme?
—Ouvrez le troisième manuscrit, mon père. Sans doute, il sera la clef des deux autres.»
Le troisième manuscrit était en effet l'œuvre de l'abbé Spiridion, et Alexis, qui avait vu souvent des textes sacrés, copiés de sa main, et restés entre celles de Fulgence, reconnut aussitôt l'authenticité de cet écrit. Il était fort court et se résumait dans ce peu de lignes: