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Tartarin de Tarascon

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II


Aux armes! Aux armes!

On ne sombrait pas, on arrivait.

Le Zouave venait d'entrer dans la rade, une belle rade aux
eaux noires et profondes, mais silencieuse, morne, presque
déserte. En face, sur une colline, Alger la blanche avec ses
[20]petites maisons d'un blanc mat qui descendent vers la mer,
serrées les unes contre les autres. Un étalage de blanchisseuse
sur le coteau de Meudon. Par là-dessus un grand ciel de satin
bleu, oh! mais si bleu!...

L'illustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur, regardait le
[25]paysage, en écoutant avec respect le prince monténégrin, qui,
debout à ses côtes, lui nommait les différents quartiers de la ville,
la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun. Très bien élevé, ce
prince monténégrin, de plus connaissant à fond l'Algérie et
parlant l'arabe couramment. Aussi Tartarin se proposait-il de

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cultiver sa connaissance.... Tout à coup, le long du bastingage
contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnais aperçoit
une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaient par
dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépue apparaît
[5]devant lui, et, avant qu'il ait eu le temps d'ouvrir la bouche,
le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine de forbans,
noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.

Ces forbans-là, Tartarin les connaissait.... C'étaient eux,
c'est-à-dire ILS, ces fameux ILS qu'il avait si souvent cherchés la
[10]nuit dans les rues de Tarascon. Enfin ILS se décidaient donc
à venir!

... D'abord la surprise le cloua sur place. Mais quand il
vit les forbans se précipiter sur les bagages, arracher la bâche
qui les recouvrait, commencer enfin le pillage du navire, alors
[15]le héros se réveilla, et dégainant son couteau de chasse: «Aux
armes! aux armes!» cria-t-il aux voyageurs, et le premier de
tous, il fondit sur les pirates.

«Qués aco? qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que vous avez?»
fit le capitaine Barbassou, qui sortait de l'entrepont.
[20]«Ah! vous voilà, capitaine!... vite, vite, armez vos hommes.

--Hé! pourquoi faire, boun Diou?

--Mais vous ne voyez donc pas...?

--Quoi donc?...

--Là ... devant vous ... les pirates....»

[25]Le capitaine Barbassou le regardait tout ahuri. A ce moment,
un grand diable de nègre passait devant eux, en courant, avec
la pharmacie du héros sur son dos:

«Misérable!... attends-moi!...» hurla le Tarasconnais;
et il s'élança, la dague en avant.
[30]Barbassou le rattrapa au vol, et, le retenant par sa ceinture:

«Mais restez donc tranquille, tron de ler!... Ce ne sont
pas des pirates.... Il y a longtemps qu'il n'y en a plus de
Pirates.... Ce sont des portefaix.

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--Des portefaix!...

--Hé! oui, des portefaix, qui viennent chercher les bagages
pour les porter à terre.... Rengainez donc votre coutelas,
donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, un brave
[5]garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu'à l'hôtel si
vous le désirez!...»

Un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se mettant à
la suite du nègre, descendit par le tire-vieille dans une grosse
barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages y
[10]étaient déjà, ses malles, caisses d'armes, conserves alimentaires;
comme ils tenaient toute la barque, on n'eut pas besoin d'attendre
d'autres voyageurs. Le nègre grimpa sur les malles et
s'y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains. Un
autre nègre prit les rames.... Tous deux regardaient Tartarin
[15]en riant et montrant leurs dents blanches.

Debout à l'arrière, avec cette terrible moue qui faisait la terreur
de ses compatriotes, le grand Tarasconnais tourmentait fiévreusement
le manche de son coutelas; car, malgré ce qu'avait
pu lui dire Barbassou, il n'était qu'à moitié rassuré sur les intentions
[20]de ces portefaix à peau d'ébène, qui ressemblaient si peu
aux braves portefaix de Tarascon....

Cinq minutes après, la barque arrivait à terre, et Tartarin
posait le pied sur ce petit quai barbaresque, où trois cents ans
auparavant, un galérien espagnol nommé Michel Cervantes préparait
[25]--sous le bâton de la chiourme algérienne--un sublime
roman qui devait s'appeler Don Quichotte!

III


Invocation à Cervantes. Débarquement.
Où sont les Teurs? Pas de Teurs.
Désillusion.

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O Michel Cervantes Saavedra, si ce qu'on dit est vrai, qu'aux
lieux où les grands hommes ont habité quelque chose d'eux-mêmes
erre et flotte dans l'air jusqu'à la fin des âges, ce qui
restait de toi sur la plage barbaresque dut tressaillir de joie en
[5]voyant débarquer Tartarin de Tarascon, ce type merveilleux
du Français du Midi en qui s'étaient incarnés les deux héros de
ton livre, Don Quichotte et Sancho Pança....

L'air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant de soleil,
cinq ou six douaniers, des Algériens attendant des nouvelles de
[10]France, quelques Maures accroupis qui fumaient leurs longues
pipes, des matelots maltais ramenant de grands filets où des
milliers de sardines luisaient entre les mailles comme de petites
pièces d'argent.

Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s'anima,
[15]changea d'aspect. Une bande de sauvages, encore plus hideux
que les forbans du bateau, se dressa d'entre les cailloux de la
berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabes tout nus sous
des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres,
Tunisiens, Mahonnais, M'zabites, garçons d'hôtel en tablier
[20]blanc, tous criant, hurlant, s'accrochant à ses habits, se disputant
ses bagages, l'un emportant ses conserves, l'autre sa pharmacie,
et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la tête des
noms d'hôtel invraisemblables....

Étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait,
[25]pestait, jurait, se démenait, courait après ses bagages, et, ne
sachant comment se faire comprendre de ces barbares, les
haranguait en français, en provençal, et même en latin, du
latin de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona, bonum, tout

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ce qu'il savait.... Peine perdue. On ne l'écoutait pas....
Heureusement qu'un petit homme, vêtu d'une tunique à collet
jaune, et armé d'une longue canne de compagnon, intervint
comme un dieu d'Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette
[5]racaille à coups de bâton. C'était un sergent de ville algérien.
Très poliment, il engagea Tartarin à descendre à l'hôtel de
l'Europe, et le confia à des garçons de l'endroit qui l'emmenèrent,
lui et ses bagages, en plusieurs brouettes.

Aux premiers pas qu'il fit dans Alger, Tartarin de Tarascon
[10]ouvrit de grands yeux. D'avance il s'était figuré une
ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le
milieu entre Constantinople et Zanzibar.... Il tombait en
plein Tarascon.... Des cafés, des restaurants, de larges
rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée
[15]où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d'Offenbach,
des messieurs sur des chaises buvant de la bière avec
des échaudés, des dames, quelques lorettes, et puis des militaires,
encore des militaires, toujours des militaires ... et pas
un Teur!... Il n'y avait que lui.... Aussi, pour traverser
[20]la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait.
Les musiciens de la ligne s'arrêtèrent, et la polka d'Offenbach
resta un pied en l'air.

Les deux fusils sur l'épaule, le revolver sur la hanche, farouche
et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarin passa
[25]gravement au milieu de tous les groupes; mais en arrivant à
l'hôtel ses forces l'abandonnèrent. Le départ de Tarascon, le
port de Marseille, la traversée, le prince monténégrin, les pirates,
tout se brouillait et roulait dans sa tête.... Il fallut le monter
à sa chambre, le désarmer, le déshabiller.... Déjà même on
[30]parlait d'envoyer chercher un médecin; mais, à peine sur l'oreiller,
le héros se mit à ronfler si haut et de si bon coeur, que l'hôtelier
jugea les secours de la science inutiles, et tout le monde se retira
discrètement.

IV


Le premier affût.

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Trois heures sonnaient à l'horloge du Gouvernement, quand
Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la soirée, toute la nuit,
toute la matinée, et même un bon morceau de l'après-midi; il
faut dire aussi que depuis trois jours la chechia en avait vu de
[5]rudes!...

La première pensée du héros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci:
«Je suis dans le pays du lion!» pourquoi ne pas le dire? à
cette idée que les lions étaient là tout près, à deux pas, et
presque sous la main, et qu'il allait falloir en découdre, brr! ... un
[10]froid mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous
sa couverture.

Mais, au bout d'un moment, la gaieté du dehors, le ciel si
bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit
déjeuner qu'il se fit servir au lit, sa fenêtre grande ouverte sur
[15]la mer, le tout arrosé d'un excellent flacon de vin de Crescia,
lui rendit bien vite son ancien héroïsme. «Au lion! au lion!»
cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s'habilla prestement.

Voici quel était son plan: sortir de la ville sans rien dire à
personne, se jeter en plein désert, attendre la nuit, s'embusquer,
[20]et, au premier lion qui passerait, pan! pan!... Puis revenir
le lendemain déjeuner à l'hôtel de l'Europe, recevoir les félicitations
des Algériens et fréter une charrette pour aller chercher
l'animal.

Il s'arma donc à la hâte, roula sur son dos la tente-abri dont
[25]le gros manche montait d'un bon pied au-dessus de sa tête, et
raide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, ne voulant
demander sa route à personne de peur de donner l'éveil sur
ses projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu'an bout
les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques
[30]des nuées de juifs algériens le regardaient passer, embusqués

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dans un coin comme des araignées; traversa la place du Théâtre,
prit le faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.

Il y avait sur cette route un encombrement fantastique. Omnibus,
fiacres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrettes
[5]de foin traînées par des boeufs, des escadrons de chasseurs
d'Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques, des
négresses qui vendaient des galettes, des voitures d'Alsaciens
émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout cela défilant
dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris, des chants,
[10]des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques où
l'on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs
portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers,
D'équarrisseurs....

«Qu'est-ce qu'ils me chantent donc avec leur Orient?» pensait
[15]le grand Tartarin; «il n'y a pas même tant de Teurs qu'à
Marseille.»

Tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant ses grandes
jambes et rengorgé comme un dindon, un superbe chameau.
Cela lui fit battre le coeur.

[20]Des chameaux déjà! Les lions ne devaient pas être loin; et,
en effet, au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil
sur l'épaule, toute une troupe de chasseurs de lions.

«Les lâches!» se dit notre héros en passant à côté d'eux,
«les lâches! Aller au lion par bandes, et avec des chiens!...»
[25]Car il ne se serait jamais imaginé qu'en Algérie on pût chasser
autre chose que des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de
si bonnes figures de commerçants retirés, et puis cette façon
de chasser le lion avec des chiens et des carnassières était si
patriarcale, que le Tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir
[30]aborder un de ces messieurs.

«Et autrement, camarade, bonne chasse?

--Pas mauvaise,» répondit l'autre en regardant d'un oeil
effaré l'armement considérable du guerrier de Tarascon.

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«Vous avez tué?

--Mais oui ... pas mal ... voyez plutôt.» Et le chasseur algérien
montrait sa carnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.

«Comment ça! votre carnassière?... vous les mettez dans
[5]votre carnassière?

--Où voulez-vous donc que je les mette?

--Mais alors, c'est ... c'est des tout petits....

--Des petits et puis des gros,» fit le chasseur. Et comme
il était pressé de rentrer chez lui, il rejoignit ses camarades à
[10]grandes enjambées.

L'intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au milieu de
la route.... Puis, après un moment de réflexion: «Bah!»
se dit-il, «ce sont des blagueurs.... Ils n'ont rien tué du
Tout....» et il continua son chemin.

[15]Déjà les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi.
La nuit tombait, les objets devenaient confus... Tartarin de
Tarascon marcha encore une demi-heure. A la fin il s'arrêta....
C'était tout à fait la nuit. Nuit sans lune, criblée d'étoiles.
Personne sur la route.... Malgré tout, le héros pensa que
[20]les lions n'étaient pas des diligences et ne devaient pas volontiers
suivre le grand chemin. Il se jeta à travers champs....
A chaque pas des fossés, des ronces, des broussailles. N'importe!
il marchait toujours.... Puis tout à coup, halte! «Il
y a du lion dans l'air par ici,» se dit notre homme, et il renifla
[25]fortement de droite et de gauche.

V


Pan! Pan!

C'était un grand désert sauvage, tout hérissé de plantes
bizarres, de ces plantes d'Orient qui ont l'air de bêtes méchantes.
Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandie s'étirait par
terre en tous sens. A droite, la masse confuse et lourde d'une

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montagne, l'Atlas peut-être!... A gauche, la mer invisible,
qui roulait sourdement.... Un vrai gîte à tenter les fauves....

Un fusil devant lui, un autre dans les mains, Tartarin de
Tarascon mit un genou en terre et attendit.... Il attendit une
[5]heure, deux heures.... Rien!... Alors il se souvint que, dans
ses livres, les grands tueurs de lions n'allaient jamais à la chasse
sans emmener un petit chevreau qu'ils attachaient à quelques
pas devant eux et qu'ils faisaient crier en lui tirant la patte
avec une ficelle. N'ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut
[10]l'idée d'essayer des imitations, et se mit à bêler d'une voix
chevrotante: «Mê! Mê!...»

D'abord très doucement, parce qu'au fond de l'âme il avait
tout de même un peu peur que le lion l'entendît ... puis, voyant
que rien ne venait, il bêla plus fort: «Mê!... Mê!...»
[15]Rien encore!... Impatienté, il reprit de plus belle et plusieurs
fois de suite: «Mê!... Mê!... Mê!...» avec tant de
puissance que ce chevreau finissait par avoir l'air d'un boeuf....

Tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose de
noir et de gigantesque s'abattit. Il se tut.... Cela se baissait, flairait
[20]la terre, bondissait, se roulait, partait au galop, puis revenait
et s'arrêtait net ... c'était le lion, à n'en pas douter!...
Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes courtes, sa
formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui luisaient dans
l'ombre.... En joue! feu! pan! pan!... C'était
[25]fait. Puis tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas
de chasse au poing.

Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement terrible
répondit.

«Il en a!» cria le bon Tartarin, et, ramassé sur ses fortes
[30]jambes, il se préparait à recevoir la bête; mais elle en avait plus
que son compte et s'enfuit au triple galop en hurlant.... Lui
pourtant ne bougea pas. Il attendait la femelle ... toujours
comme dans ses livres!

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Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux ou
trois heures d'attente, le Tarasconnais se lassa. La terre était
humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.

«Si je faisais un somme en attendant le jour?» se dit-il, et,
[5]pour éviter les rhumatismes, il eut recours à la tente-abri....
Mais voilà le diable! cette tente-abri était d'un système si ingénieux,
si ingénieux, qu'il ne put jamais venir à bout de l'ouvrir.

Il eut beau s'escrimer et suer pendant une heure, la damnée
tente ne s'ouvrit pas.... Il y a des parapluies qui, par des
[10]pluies torrentielles, s'amusent à vous jouer de ces tours-là....
De guerre lasse, le Tarasconnais jeta l'ustensile par terre, et se
coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu'il était.

«Ta, ta, ra, ta, Tarata!....

--Qués aco?...» fit Tartarin, s'éveillant en sursaut.
[15]C'étaient les clairons des chasseurs d'Afrique qui sonnaient
la diane, dans les casernes de Mustapha.... Le tueur de
lions, stupéfait, se frotta les yeux.... Lui qui se croyait en
plein désert!... Savez-vous où il était...? Dans un carré
d'artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant de
[20]betteraves.

Son Sahara avait des légumes.... Tout près de lui, sur la
jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villas algériennes,
toutes blanches, luisaient dans la rosée du jour levant: on se
serait cru aux environs de Marseille, au milieu des bastides et
[25]des bastidons.

La physionomie bourgeoise et potagère de ce paysage endormi
étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fort méchante
humeur.

«Ces gens-là sont fous,» se disait-il, «de planter leurs artichauts dans
[30]le voisinage du lion.... car enfin, je n'ai pas rêvé....
Les lions viennent jusqu'ici.... En voilà la preuve....»

La preuve, c'étaient des taches de sang que la bête en fuyant
avait laissées derrière elle. Penché sur cette piste sanglante, l'oeil

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aux aguets, le revolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva,
d'artichaut en artichaut, jusqu'à un petit champ d'avoine....
De l'herbe foulée, une mare de sang, et, au milieu de la mare,
couché sur le flanc avec une large plaie à la tête, un....
[5]Devinez quoi!...

«Un lion, parbleu!...»


Non! un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si communs
en Algérie et qu'on désigne là-bas sous le nom de bourriquots.

VI


Arrivée de la femelle. Terrible combat.
Le Rendez-vous des Lapins.

Le premier mouvement de Tartarin à l'aspect de sa malheureuse
[10]victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin en effet
d'un lion à un bourriquot!.... Son second mouvement fut tout
à la pitié. Le pauvre bourriquot était si joli; il avait l'air si bon!
La peau de ses flancs, encore chaude, allait et venait comme une
vague. Tartarin s'agenouilla, et du bout de sa ceinture algérienne
[15]essaya d'étancher le sang de la malheureuse bête; et ce
grand homme soignant ce petit âne, c'était tout ce que vous
pouvez imaginer de plus touchant.

Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait
encore pour deux liards de vie, ouvrit son grand oeil gris, remua
[20]deux ou trois fois ses longues oreilles comme pour dire:
«Merci!... merci!...» Puis une dernière convulsion l'agita
de tête en queue et il ne bougea plus.

«Noiraud! Noiraud!» cria tout à coup une voix étranglée
par l'angoisse. En même temps dans un taillis voisin les branches
[25]remuèrent.... Tartarin n'eut que le temps de se relever et
de se mettre en garde.... C'était la femelle!

Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d'une vieille
Alsacienne en marmotte, armée d'un grand parapluie rouge et

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réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il aurait
mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie
qu'à cette méchante vieille.... Vainement le malheureux essaya
de lui faire entendre comment la chose s'était passée; qu'il avait
[5]pris Noiraud pour un lion.... La vieille crut qu'on voulait se
moquer d'elle, et poussant d'énergiques «tarteifle!» tomba sur
le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se
défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine,
suait, soufflait, bondissait, criait:--«Mais Madame ... mais
[10]Madame....»

Va te promener! Madame était sourde, et sa vigueur le
prouvait bien.

Heureusement un troisième personnage arriva sur le champ
de bataille. C'était le mari de l'Alsacienne, Alsacien lui-même
[15]et cabaretier; de plus, fort bon comptable. Quand il vit à qui il
avait affaire, et que l'assassin ne demandait qu'à payer le prix
de la victime, il désarma son épouse et l'on s'entendit.

Tartarin donna deux cents francs: l'âne en valait bien dix.
C'est le prix courant des bourriquots sur les marchés arabes.
[20]Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied d'un figuier, et
l'Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des douros
tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à son
cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord de la
grande route.

[25]Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les dimanches
car la plaine était giboyeuse et à deux lieues autour
de la ville il n'y avait pas de meilleur endroit pour les lapins.

«Et les lions?» demanda Tartarin.

L'Alsacien le regarda, très étonné: «Les lions?

[30]--Oui ... les lions ... en voyez-vous quelquefois?» reprit le pauvre
homme avec un peu moins d'assurance. Le cabaretier éclata de rire:

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«Ah! ben! merci.... Des lions ... pourquoi faire?...

--Il n'y en a donc pas en Algérie?...

--Ma foi! je n'en ai jamais vu.... Et pourtant voilà vingt
ans que j'habite la province. Cependant je crois bien avoir
[5]entendu dire.... Il me semble que les journaux.... Mais
c'est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud....»

A ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue,
comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un rameau
tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard peintes
[10]sur les murs et cette enseigne inoffensive:

AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS

Le Rendez-vous des Lapins!... O Bravida, quel souvenir!

VII


Histoire d'un omnibus, d'une Mauresque
et d'un chapelet de fleurs de jasmin.

Cette première aventure aurait eu de quoi décourager bien
des gens; mais les hommes trempés comme Tartarin ne se
[15]laissent pas facilement abattre.

«Les lions sont dans le Sud,» pensa le héros; «eh bien!
j'irai dans le Sud.»

Et dès qu'il eut avalé son dernier morceau, il se leva, remercia
son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versa une dernière
[20]larme sur l'infortuné Noiraud, et retourna bien vite à Alger avec
la ferme intention de boucler ses malles et de partir le jour
même pour le Sud.

Malheureusement la grande route de Mustapha semblait s'être
allongée depuis la veille: il faisait un soleil, une poussière! La
[25]tente-abri était d'un lourd!... Tartarin ne se sentit pas le

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courage d'aller à pied jusqu'à la ville, et le premier omnibus qui
passa, il fit signe et monta dedans....

Ah! pauvre Tartarin de Tarascon! Combien il aurait mieux
fait pour son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cette
[5]fatale guimbarde et de continuer pédestrement sa route, au risque
de tomber asphyxié sous le poids de l'atmosphère, de la tente-abri
et de ses lourds fusils rayés à doubles canons....

Tartarin étant monté, L'omnibus fut complet. Il y avait au
fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire d'Alger à grande
[10]barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui fumait de
grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatre ou cinq
Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvait
voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions
an cimetière d'Abd-el-Kader; mais cette visite funèbre ne semblait
[15]pas les avoir attristées. On les entendait rire et jacasser
entre elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries.

Tartarin crut s'apercevoir qu'elles le regardaient beaucoup.
Une surtout, celle qui était assise en face de lui, avait planté
son regard dans le sien, et ne le retira pas de toute la route.
[20]Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce grand oeil noir
allongé par le k'hol, un poignet délicieux et fin chargé de bracelets
d'or qu'on entrevoyait de temps en temps entre les voiles,
tout, le son de la voix, les mouvements gracieux, presque enfantins
de la tête, disait qu'il y avait là-dessous quelque chose de
[25]jeune, de joli, d'adorable ... Le malheureux Tartarin ne
savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeux
d'Orient le troublait, l'agitait, le faisait mourir; il avait chaud,
il avait froid....

Pour l'achever, la pantoufle de la dame s'en mêla: sur ses
[30]grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cette mignonne
pantoufle courir et frétiller comme une petite souris rouge....
Que faire? Répondre à ce regard, à cette pression! Oui, mais
les conséquences.... Une intrigue d'amour en Orient, c'est

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quelque chose de terrible!... Et avec son imagination romanesque
et méridionale, le brave Tarasconnais se voyait déjà
tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que cela
peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulant sur la mer, sa
[5]tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu.... En attendant,
la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux
d'en face s'ouvraient tout grands vers lui comme deux fleurs
de velours noir, en ayant l'air de dire:

--Cueille-nous!...

[10]L'omnibus s'arrêta. On était sur la place du Théâtre, à
l'entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dans leurs
grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec une
grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de
Tartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa si
[15]près de celui du héros qu'il l'effleura de son haleine, un vrai
bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie.

Le Tarasconnais n'y résista pas. Ivre d'amour et prêt à tout,
il s'élança derrière la Mauresque.... Au bruit de ses buffleteries
elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme pour
[20]dire «chut!» et vivement, de l'autre main, elle lui jeta un petit
chapelet parfumé, fait avec des fleurs de jasmin. Tartarin de
Tarascon se baissa pour le ramasser; mais, comme notre héros
était un peu lourd et très chargé d'armures, I'opération fut assez
longue....

[25]Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son coeur,--la
Mauresque avait disparu.

VIII


Lions de l'Atlas, dormez!

Lions de I'Atlas, dormez! Dormez tranquilles au fond de
vos retraites, dans les aloès et les cactus sauvages.... De
quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vous massacrera
[30]point. Pour le moment, tout son attirail de guerre,

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--caisses d'armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires,
--repose paisiblement emballé, à l'hôtel d'Europe, dans un coin
de la chambre 36.

Dormez sans peur, grands lions roux! Le Tarasconnais
[5]cherche sa Mauresque. Depuis l'histoire de l'omnibus, le
malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur son vaste
pied de trappeur, les frétillements de la petite souris rouge; et
la brise de mer, en effleurant ses lèvres, se parfume toujours
--quoi qu'il fasse--d'une amoureuse odeur de pâtisserie et d'anis.

[10]Il lui faut sa Maugrabine!

Mais ce n'est pas une mince affaire! Retrouver dans une
ville de cent mille âmes une personne dont on ne connaît que
l'haleine, les pantoufles et la couleur des yeux; il n'y a qu'un
Tarasconnais, féru d'amour, capable de tenter une pareille
[15]aventure.

Le terrible c'est que, sous leurs grands masques blancs, toutes
les Mauresques se ressemblent; puis ces dames ne sortent guère,
et, quand on veut en voir, il faut monter dans la ville haute, la
ville arabe, la ville des Teurs.

[20]Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De petites ruelles
noires très étroites, grimpant à pic entre deux rangées de maisons
mystérieuses dont les toitures se rejoignent et font tunnel.
Des portes basses, des fenêtres toutes petites, muettes, tristes,
grillagées. Et puis, de droite et de gauche, un tas d'échoppes
[25]très sombres où les Teurs farouches à têtes de forbans
--yeux blancs et dents brillantes--fument de longues pipes,
et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvais
coups....

Dire que notre Tartarin traversait sans émotion cette cité
[30]formidable, ce serait mentir. Il était au contraire très ému,
et dans ces ruelles obscures dont son gros ventre tenait toute la
largeur, le brave homme n'avançait qu'avec la plus grande précaution,
l'oeil aux aguets, le doigt sur la détente d'un revolver.

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Tout à fait comme à Tarascon, en allant au cercle. A chaque
instant il s'attendait à recevoir sur le dos toute une dégringolade
d'eunuques et de janissaires, mais le désir de revoir sa dame lui
donnait une audace et une force de géant.

[5]Huit jours durant, l'intrépide Tartarin ne quitta pas la ville
haute. Tantôt on le voyait faire le pied de grue devant les bains
maures, attendant l'heure où ces dames sortent par bandes, frissonnantes
et sentant le bain; tantôt il apparaissait accroupi à
la porte des mosquées, suant et soufflant pour quitter ses grosses
[10]bottes avant d'entrer dans le sanctuaire....

Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s'en revenait navré
de n'avoir rien découvert, pas plus au bain qu'à la mosquée, le
Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques, entendait des
chants monotones, des sons étouffés de guitare, des
[15]roulements de tambours de basque, et des petits rires de femme
qui lui faisaient battre le coeur.

«Elle est peut-être là!» se disait-il.

Alors, si la rue était déserte, il s'approchait d'une de ces
maisons, levait le lourd marteau de la poterne basse, et frappait
[20]timidement.... Aussitôt les chants, les rires cessaient. On
n'entendait plus derrière la muraille que de petits chuchotements
vagues, comme dans une volière endormie.

«Tenons-nous bien!» pensait le héros.... «Il va m'arriver
quelque chose!»

[25]Ce qui lui arrivait le plus souvent, c'était une grande potée
d'eau froide sur la tête, ou bien des peaux d'oranges et de figues
de Barbarie.... Jamais rien de plus grave....

Lions de l'Atlas, dormez!

IX


Le prince Grégory du Monténégro.

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Il y avait deux grandes semaines que l'infortuné Tartarin
cherchait sa dame algérienne, et très vraisemblablement il la
chercherait encore, si la Providence des amants n'était venue à
son aide sous les traits d'un gentilhomme monténégrin. Voici:
[5]En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d'Alger
donne son bal masqué, ni plus ni moins que l'Opéra. C'est
l'éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde
dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges
folles suivant l'armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et
[10]cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent,
mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d'ail et
de sauces safranées.... Le vrai coup d'oeil n'est pas là. Il
est au foyer, transformé pour la circonstance en salon de jeu....
Une foule fiévreuse et bariolée s'y bouscule, autour des
[15]longs tapis verts: des turcos en permission misant les gros sous
du prêt, des Maures marchands de la ville haute, des nègres,
des Maltais, des colons de l'intérieur qui ont fait quarante lieues
pour venir hasarder sur un as l'argent d'une charrue ou d'un
couple de boeufs.... tous frémissants, pâles, les dents serrées,
[20]avec ce regard singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu
louche à force de fixer toujours la même carte.

Plus loin, ce sont des tribus de juifs algériens, jouant en famille.
Les hommes out le costume oriental hideusement agrémenté
de bas bleus et de casquettes de velours. Les femmes,
[25]bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leurs
étroits plastrons d'or.... Groupée autour des tables, toute la tribu
piaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De
temps en temps seulement, après de longs conciliabules, un
vieux patriarche à barbe de Père éternel se détache, et va risquer
[30]le douro familial.... C'est alors, tant que la partie dure,

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un scintillement d'yeux hébraïques tournés vers la table, terribles
yeux d'aimant noir qui font frétiller les pièces d'or sur
le tapis et finissent par les attirer tout doucement comme par
un fil....

[5]Puis des querelles, des batailles, des jurons de tous les pays,
des cris fous dans toutes les langues, des couteaux qu'on dégaîne,
la garde qui monte, de l'argent qui manque!...

C'est au milieu de ces saturnales que le grand Tartarin était
venu s'égarer un soir, pour chercher l'oubli et la paix de coeur.

[10]Le héros s'en allait seul, dans la foule, pensant à sa Mauresque,
quand tout à coup, à une table de jeu, par-dessus les
cris, le bruit de l'or, deux voix irritées s'élevèrent:

«Je vous dis qu'il me manque vingt francs, M'sieu!...

--M'sieu!...

[15]--Après?... M'sieu!...

--Apprenez à qui vous parlez, M'sieu!

--Je ne demande pas mieux, M'sieu!

--Je suis le prince Grégory du Monténégro, M'sieu!...»

A ce nom Tartarin, tout ému, fendit la foule et vint se placer
[20]an premier rang, joyeux et fier de retrouver son prince, ce prince
monténégrin si poli dont il avait ébauché la connaissance à bord
du paquebot....

Malheureusement, ce titre d'altesse, qui avait tant ébloui le
bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindre impression sur
[25]l'officier de chasseurs avec qui le prince avait son algarade.

«Me voilà bien avancé....» fit le militaire en ricanant; puis
se tournant vers la galerie: «Grégory du Monténégro ... qui
connaît ça?... Personne!»

Tartarin indigné fit un pas en avant.

[30]«Pardon ... je connais le préince!» dit-il d'une voix très
ferme, et de son plus bel accent tarasconnais.

L'officier de chasseurs le regarda un moment bien en face,
puis, levant les épaules:

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«Allons! c'est bon.... Partagez-vous les vingt francs qui
manquent et qu'il n'en soit plus question.»

Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans la foule.

Le fougueux Tartarin voulait s'élancer derrière lui, mais le
[5]prince l'en empêcha:

«Laissez ... j'en fais mon affaire.»

Et, prenant le Tarasconnais par le bras, il l'entraîna dehors
rapidement.

Dès qu'ils furent sur la place, le prince Grégory du Monténégro
[10]se découvrit, tendit la main à notre héros, et, se rappelant
vaguement son nom, commença d'une voix vibrante:

«Monsieur Barbarin....

--Tartarin!» souffla l'autre timidement.

--Tartarin, Barbarin, n'importe!... Entre nous, maintenant,
[15]c'est à la vie, à la mort!»

Et le noble Monténégrin lui secoua la main avec une farouche
énergie.... Vous pensez si le Tarasconnais était fier.

«Préince!... Préince!...» répétait-il avec ivresse.

Un quart d'heure après, ces deux messieurs étaient installés
[20]au restaurant des Platanes, agréable maison de nuit dont
les terrasses plongent sur la mer, et là, devant une forte
salade russe arrosée d'un joli vin de Crescia, on renoua
connaissance.

Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ce prince
[25]monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petit fer,
rasé à la pierre ponce, constellé d'ordres bizarres, il avait l'oeil
futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui lui donnait un
faux air de Mazarin sans moustaches; très ferré d'ailleurs
sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite,
[30]Horace et les Commentaires.

De vieille race héréditaire, ses frères l'avaient, paraît-il, exilé
dès l'âge de dix ans, à cause de ses opinions libérales, et depuis
il courait le monde pour son instruction et son plaisir, en Altesse

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philosophe.... Coïncidence singulière! Le prince avait passé
trois ans à Tarascon, et comme Tartarin s'étonnait de ne l'avoir
jamais rencontré au cercle ou sur I'Esplanade: «Je sortais
Peu....» fit l'Altesse d'un ton évasif. Et le Tarasconnais,
[5]par discrétion, n'osa pas en demander davantage. Toutes ces
grandes existences out des côtés si mystérieux!...

En fin de compte, un très bon prince, ce seigneur Grégory.
Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, il écouta patiemment
Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il se fit fort, connaissant
[10]toutes ces dames, de la retrouver promptement.

On but sec et longtemps. On trinqua «aux dames d'Alger!
au Monténégro libre!...»

Dehors sous la terrasse, la mer roulait, et les vagues, dans
l'ombre, battaient la rive avec un bruit de draps mouillés qu'on
[15]secoue. L'air était chaud, le ciel plein d'étoiles.

Dans les platanes, un rossignol chantait....

Ce fut Tartarin qui paya la note.

X


Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai
le nom de cette fleur.

Parlez-moi des princes monténégrins pour lever lestement
la caille.

[20]Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès le petit jour,
le prince Grégory était dans la chambre du Tarasconnais.

«Vite, vite, habillez-vous.... Votre Mauresque est retrouvée....
Elle s'appelle Baïa.... Vingt ans, jolie comme un coeur,
et déjà veuve....

[25]--Veuve!... quelle chance!» fit joyeusement le brave
Tartarin, qui se méfiait des maris d'Orient.

«Oui, mais très surveillée par son frère.

--Ah! diantre!...

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--Un Maure farouche qui vend des pipes au bazar
d'Orléans....»

Ici un silence.

«Bon!» reprit le prince, «vous n'êtes pas homme à vous
[5]effrayer pour si peu; et puis on viendra peut-être à bout de ce
forban en lui achetant quelques pipes.... Allons vite,
habillez-vous ... heureux coquin!»

Pâle, ému, le coeur plein d'amour, le Tarasconnais sauta
de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste caleçon de
[10]flanelle:

«Qu'est-ce qu'il faut que je fasse?

--Écrire à la dame tout simplement, et lui demander un
rendez-vous!

--Elle sait donc le français?...» fit d'un air désappointé
[15]le naïf Tartarin qui rêvait d'Orient sans mélange.

«Elle n'en sait pas un mot,» répondit le prince imperturbablement....
«mais vous allez me dicter la lettre, et je traduirai
à mesure.

--O prince, que de bontés!»

[20]Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands pas dans la
chambre, silencieux et se recueillant.

Vous pensez qu'on n'écrit pas à une Mauresque d'Alger
comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que
notre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui
[25]lui permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens
de Gustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, et
quelques lointaines réminiscences du Cantique des Cantiques, de
composer la lettre la plus orientale qu'il se pût voir. Cela
commençait par:

[30]«Comme l'autruche dans les sables ....»

Et finissait par:

«Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette
fleur
....»

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A cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien voulu joindre
un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode orientale; mais
le prince Grégory pensa qu'il valait mieux acheter quelques pipes
chez le frère, ce qui ne manquerait pas d'adoucir l'humeur
[5]sauvage du monsieur et ferait certainement très grand plaisir à
la dame, qui fumait beaucoup.

«Allons vite acheter des pipes!» fit Tartarin plein d'ardeur.

«Non!... non!... Laissez-moi y aller seul. Je les aurai
à meilleur compte....

[10]--Comment! vous voulez ... O prince ... prince....»
Et le brave homme, tout confus, tendit sa bourse à l'obligeant
Monténégrin, en lui recommandant de ne rien négliger pour
que la dame fût contente.

Malheureusement l'affaire--quoique bien lancée--ne marcha
[15]pas aussi vite qu'on aurait pu l'espérer. Très touchée,
paraît-il, de l'éloquence de Tartarin et du reste aux trois quarts
séduite par avance, la Mauresque n'aurait pas mieux demandé
que de le recevoir; mais le frère avait des scrupules, et, pour
les endormir, il fallut acheter des douzaines, des grosses, des
[20]cargaisons de pipes....

«Qu'est-ce que diable Baïa peut faire de toutes ces pipes?»
se demandait parfois le pauvre Tartarin;--mais il payait quand
même et sans lésiner.

Enfin, après avoir acheté des montagnes de pipes et répandu
[25]des flots de poésie orientale, on obtint un rendez-vous.

Je n'ai pas besoin de vous dire avec quels battements de coeur
le Tarasconnais s'y prépara, avec quel soin ému il tailla, lustra,
parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes, sans oublier
--car il faut tout prévoir--de glisser dans sa poche un casse-tête
[30]à pointes et deux ou trois revolvers.

Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier rendez-vous
en qualité d'interprète. La dame habitait dans le haut de la
ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize à quatorze

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ans fumait des cigarettes. C'était le fameux Ali, le frère en
question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux
coups à la poterne et se retira discrètement.

La porte s'ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire un seul
[5]mot, conduisit ces messieurs à travers l'étroite cour intérieure
dans une petite chambre fraîche où la dame attendait, accoudée
sur un lit bas.... Au premier abord, elle parut au Tarasconnais
plus petite et plus forte que la Mauresque de l'omnibus.

Au fait, était-ce bien la même? Mais ce soupçon ne fit
[10]que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.

La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses doigts
grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et sous son corselet
de drap doré, sous les ramages de sa robe à fleurs laissant deviner
une aimable personne un peu boulotte, friande à point, et
[15]ronde de partout....Le tuyau d'ambre d'un narghilé fumait
à ses lèvres et l'enveloppait toute d'une gloire de fumée blonde.

En entrant, le Tarasconnais posa une main sur son coeur, et
s'inclina le plus mauresquement possible, en roulant de gros
yeux passionnés.... Baïa le regarda un moment sans
[20]dire; puis, lâchant son tuyau d'ambre, se renversa en arrière,
cacha sa tête dans ses mains, et I'on ne vit plus que son cou
blanc qu'un fou rire faisait danser comme un sac rempli de
perles.

XI


Sidi Tart'ri ben Tart'ri.

Si vous entriez, un soir, à la veillée, chez les cafetiers algériens
[25]de la ville haute, vous entendriez encore aujourd'hui les Maures
causer entre eux, avec des clignements d'yeux et de petits rires,
d'un certain Sidi Tart'ri ben Tart'ri, Européen aimable et riche
qui--voici quelques années déjà--vivait dans les hauts quartiers
avec une petite dame du cru appelée Baïa.

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Le Sidi Tart'ri en question qui a laissé de si gais souvenirs
autour de la Casbah n'est autre, on le devine, que notre Tartarin....

Qu'est-ce que vous voulez? Il y a comme cela, dans la vie
[5]des saints et des héros, des heures d'aveuglement, de trouble,
de défaillance. L'illustre Tarasconnais n'en fut pas plus exempt
qu'un autre, et c'est pourquoi--deux mois durant--oublieux
des lions et de la gloire, il se grisa d'amour oriental et s'endormit,
comme Annibal à Capoue, dans les délices d'Alger la Blanche.

[10]Le brave homme avait loué au coeur de la ville arabe une
jolie maisonnette indigène avec cour intérieure, bananiers, galeries
fraîches et fontaines. Il vivait là loin de tout bruit en compagnie
de sa Mauresque, Maure lui-même de la tête aux pieds,
soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant des confitures
[15]au musc.

Étendue sur un divan en face de lui, Baïa, la guitare au poing,
nasillait des airs monotones, ou bien pour distraire son seigneur
elle mimait la danse du ventre, en tenant à la main un petit
miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait
[20]des mines.

Comme la dame ne savait pas un mot de français ni Tartarin
un mot d'arabe, la conversation languissait quelquefois, et le bavard
Tarasconnais avait tout le temps de faire pénitence pour
les intempérances de langage dont il s'était rendu coupable à la
[25]pharmacie Bézuquet ou chez l'armurier Costecalde.

Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme, et
c'était comme un spleen voluptueux qu'il éprouvait à rester là
tout le jour sans parler, en écoutant le glouglou du narghilé, le
frôlement de la guitare et le bruit léger de la fontaine dans les
[30]mosaïques de la cour.

Le narghilé, le bain, l'amour remplissaient toute sa vie. On
sortait peu. Quelquefois Sidi Tart'ri, sa dame en croupe, s'en
allait sur une brave mule manger des grenades à un petit

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jardin qu'il avait acheté aux environs.... Mais jamais, au
grand jamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec
ses zouaves en ribotte, ses alcazars bourrés d'officiers, et son
éternel bruit de sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là
[5]lui semblait insupportable et laid comme un corps de garde
d'Occident.

En somme, le Tarasconnais était très heureux. Tartarin-Sancho surtout,
très friand de pâtisseries turques, se déclarait
on ne peut plus satisfait de sa nouvelle existence....
[10]Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords,
en pensant à Tarascon et aux peaux promises.... Mais cela ne durait
pas, et pour chasser ces tristes idées il suffisait d'un regard de
Baïa ou d'une cuillerée de ses diaboliques confitures odorantes
et troublantes comme les breuvages de Circé.

[15]Le soir, le prince Grégory venait parler un peu du Monténégro
libre.... D'une complaisance infatigable, cet aimable
seigneur remplissait dans la maison les fonctions d'interprète,
au besoin même celles d'intendant, et tout cela pour rien, pour
le plaisir.... A part lui, Tartarin ne recevait que des Teurs.
[20]Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère lui faisaient
tant de peur du fond de leurs noires échoppes, se trouvèrent
être, une fois qu'il les connut, de bons commerçants inoffensifs,
des brodeurs, des marchands d'épices, des tourneurs de tuyaux
de pipes, tous gens bien élevés, humbles, finauds, discrets et de
[25]première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois par semaine,
ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart'ri, lui
gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le
coup de dix heures se retiraient discrètement en remerciant
le Prophète.

[30]Derrière eux, Sidi Tart'ri et sa fidèle épouse finissaient la
soirée sur leur terrasse, une grande terrasse blanche qui faisait
toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, un millier
d'autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous le clair de lune,

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descendaient en s'échelonnant jusqu'à la mer. Des fredons de
guitare arrivaient, portés par la brise.

....Soudain, comme un bouquet d'étoiles, une grande mélodie
claire s'égrenait doucement dans le ciel, et, sur le minaret de la
[5]mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait, découpant son
ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, et chantant
la gloire d'Allah avec une voix merveilleuse qui remplissait
l'horizon.

Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses grands yeux tournés
[10]vers le muezzin semblaient boire la prière avec délices. Tant
que le chant durait, elle restait là, frissonnante, extasiée, comme
une sainte Thérèse d'Orient.... Tartarin, tout ému, la regardait
prier et pensait en lui-même que c'était une forte et belle
religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foi pareilles.

[15]Tarascon, voile-toi la face! ton Tartarin songeait à se faire
renégat.

XII


On nous écrit de Tarascon.

Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise tiède, Sidi
Tart'ri à califourchon sur sa mule revenait tout seulet de son
petit clos.... Les jambes écartées par de larges coussins en
[20]sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques, bercé au
bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps le
balin-balan de la bête, le brave homme s'en allait ainsi dans un
paysage adorable, les deux mains croisées sur son ventre, aux trois
quarts assoupi par le bien être et la chaleur.

[25]Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel formidable le
réveilla.

«Hé! monstre de sort! on dirait monsieur Tartarin.»

A ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement méridional,
le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de lui la

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brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du
Zouave, qui prenait l'absinthe en fumant sa pipe sur la porte
d'un petit café.

«Hé! adieu, Barbassou,» fit Tartarin en arrêtant sa mule.

[5]Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment
avec de grands yeux; puis, le voilà parti à rire, à rire tellement,
Que Sidi Tart'ri en resta tout interloqué, le derrière sur
ses pastèques.

«Qué turban, mon pauvre monsieur Tartarin!... C'est
[10]donc vrai ce qu'on dit, que vous vous êtes fait Teur?...
Et la petite Baïa, est-ce qu'elle chante toujours Marco la Belle?

--Marco la Belle! » fit Tartarin indigné.... «Apprenez,
capitaine, que la personne dont vous parlez est une honnête
fille maure, et qu'elle ne sait pas un mot de français.

[15]--Baïa, pas un mot de français?... D'où sortez-vous
donc?...»

Et le brave capitaine se remit à rire plus fort.

Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart'ri qui s'allongeait,
il se ravisa.

[20]«Au fait, ce n'est peut-être pas la même.... Mettons que
j'ai confondu. Seulement, voyez-vous, monsieur Tartarin, vous
ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes
et des princes du Monténégro!...»

Tartarin se dressa sur ses étriers, en faisant sa moue.

[25]«Le prince est mon ami, capitaine.

--Bon! bon! ne nous fâchons pas.... Vous ne prenez pas
une absinthe? Non. Rien à faire dire au pays?... Non
plus.... Eh bien! alors, bon voyage.... A propos, collègue,
j'ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter
[30]quelques pipes.... Prenez donc! prenez donc! ça vous
fera du bien.... Ce sont vos sacrés tabacs d'Orient qui vous
barbouillent les idées.»

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Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin,
tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette....
Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de
Barbassou l'avaient attristé, puis ces jurons du cru,
[5]l'accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.

Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain.... La
négresse lui parut laide, la maison triste.... En proie à une
indéfinissable mélancolie, il vint s'asseoir près de la fontaine et
bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était
[10]enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant,
le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.

On nous écrit de Tarascon:

«La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur de lions, parti
pour chasser les grands félins en Afrique, n'a pas donné de ses
[15]nouvelles depuis plusieurs mois.... Qu'est devenu notre héroïque
compatriote?... On ose à peine se le demander, quand on a connu
comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d'aventures..
.. A-t-il été comme tant d'autres englouti dans le sable, ou bien est-il
tombé sous la dent meurtrière d'un de ces monstres de l'Atlas dont
[20]il avait promis les peaux à la municipalité?... Terrible incertitude!
Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire,
prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le
signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou....
Dieu nous garde notre Tartarin!»

[25]Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout
Tarascon lui apparut: le cercle, les chasseurs de casquettes, le
fauteuil vert chez Costecalde, et planant au-dessus comme un
aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant
Bravida.

[30]Alors, de se voir là, comme il était, lâchement accroupi sur
sa natte, tandis qu'on le croyait en train de massacrer des fauves,
Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même et pleura.

Tout à coup le héros bondit:

«Au lion! au lion!»

Page 66

Et s'élançant dans le réduit poudreux où dormaient la tente-abri,
la pharmacie, les conserves, la caisse d'armes, il les traîna
au milieu de la cour.

Tartarin-Sancho venait d'expirer; il ne restait plus que
[5]Tartarin-Quichotte.

Le temps d'inspecter son matériel, de s'armer, de se harnacher,
de rechausser ses grandes bottes, d'écrire deux mots au
prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l'enveloppe
quelques billets bleus mouillés de larmes, et l'intrépide
[10]Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah,
laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le
turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi
Tart'ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs
de la galerie....

TROISIEME ÉPISODE

CHEZ LES LIONS

I

Les diligences déportées.

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C'était une vieille diligence d'autrefois, capitonnée à l'ancienne
mode de drap gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons
de laine rêche qui, après quelques heures de route, finissent par
vous faire des moxas dans le dos.... Tartarin de Tarascon
[5]avait un coin de la rotonde; il s'y installa de son mieux, et en
attendant de respirer les émanations musquées des grands félins
d'Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur
de diligence, bizarrement composée de mille odeurs, hommes,
chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.

[10]Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste,
des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps
--le 3e hussards,--un photographe d'Orléansville.... Mais, si
charmante et variée que fût la compagnie, le Tarasconnais n'était
pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras passé dans
[15]la brassière, avec ses carabines entre ses genoux.... Son
départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu'il
allait entreprendre, tout cela lui troublait la cervelle, sans compter
qu'avec son bon air patriarcal, cette diligence européenne,
retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon
[20]de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits dîners au
bord du Rhône, une foule de souvenirs....

Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses lanternes.... La
diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux

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ressorts; les chevaux trottaient, les grelots tintaient.... De
temps en temps là-haut, sous la bâche de l'impériale, un terrible
bruit de ferraille.... C'était le matériel de guerre.

Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à
[5]regarder les voyageurs comiquement secoués par les
cahots, et dansant devant lui comme des ombres falottes, puis
ses yeux s'obscurcirent, sa pensée se voila, et il n'entendit plus
que très vaguement geindre l'essieu des roues, et les flancs de
la diligence qui se plaignaient....

[10]Subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée,
fêlée, appela le Tarasconnais par son nom: «Monsieur Tartarin!
monsieur Tartarin!

--Qui m'appelle?

--C'est moi, monsieur Tartarin; vous ne me reconnaissez
[15]pas?... Je suis la vieille diligence qui faisait--il y a vingt
ans--le service de Tarascon à Nîmes.... Que de fois je vous
ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasser les casquettes
du côté de Joncquières ou de Bellegarde!... Je ne
vous ai pas remis d'abord, à cause de votre bonnet de Teur et
[20]du corps que vous avez pris; mais sitôt que vous vous êtes mis
à ronfler, coquin de bon sort! je vous ai reconnu tout de suite.

--C'est bon! c'est bon!» fit le Tarasconnais un peu vexé.

Puis, se radoucissant:

--«Mais enfin, ma pauvre vieille, qu'est-ce que vous êtes
[25]venue faire ici?

--Ah! mon bon monsieur Tartarin, je n'y suis pas venue
de mon plein gré, je vous assure.... Une fois que le chemin
de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m'ont plus trouvée bonne
à rien et ils m'ont envoyée en Afrique.... Et je ne suis pas
[30]la seule! presque toutes les diligences de France ont été
déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant
nous voilà toutes ici à mener une vie de galère.... C'est ce qu'en France
vous appelez les chemins de fer algériens.»

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Ici la vieille diligence poussa un long soupir; puis elle reprit:

«Ah! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon!
C'était alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse!
il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et
[5]toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes
qui semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée d'huile!
C'est ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son
fouet sur l'air de: Lagadigadeou, la Tarasque! la Tarasque!
et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette
[10]brodée sur l'oreille, jetant d'un tour de bras son petit chien,
toujours furieux, sur la bâche de l'impériale, s'élançait lui-même
là-haut, en criant: «Allume! allume!» Alors mes quatre chevaux
s'ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares,
les fenêtres s'ouvraient, et tout Tarascon regardait avec
[15]orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.

Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue,
avec ses bornes kilométriques, ses petits tas de pierres régulièrement
espacés, et de droite et de gauche ses jolies plaines
d'oliviers et de vignes.... Puis des auberges tous les dix pas,
[20]des relais toutes les cinq minutes.... Et mes voyageurs,
quelles braves gens! des maires et des curés qui allaient à
Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui
revenaient du mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances,
des paysans en blouse brodée tout frais rasés du matin, et là-haut,
[25]sur l'impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes,
qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien
chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, en revenant!...

Maintenant c'est une autre histoire.... Dieu sait les gens
que je charrie! un tas de mécréants venus je ne sais d'où, qui
[30]me remplissent de vermine, des nègres, des Bédouins, des soudards,
des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles
qui m'empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage
auquel Dieu le père ne comprendrait rien.... Et puis vous

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voyez comme on me traite! Jamais brossée, jamais lavée. On
me plaint le cambouis de mes essieux.... Au lieu de mes
gros bons chevaux tranquilles d'autrefois, de petits chevaux
arabes qui out le diable au corps, se battent, se mordent, dansent
[5]en courant comme des chèvres, et me brisent mes brancards à
coups de pieds.... Aïe!... aïe!... tenez!... Voilà que cela
Commence.... Et les routes! Par ici, c'est encore supportable,
parce que nous sommes près du gouvernement, mais là-bas,
plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut,
[10]à travers monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les
lentisques.... Pas un seul relais fixe. On arrête au caprice du
conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre.

Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux
lieues pour aller chez un ami boire l'absinthe ou le champoreau....
[15]Après quoi, fouette, postillon! il faut rattraper le
temps perdu. Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours!
On accroche, on verse! Fouette plus fort! On passe des rivières
à la nage, on s'enrhume, on se mouille, on se noie.... Fouette!
fouette! fouette!... Puis le soir, toute ruisselante,--c'est
[20]cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes!...--il
me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail
ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes
viennent flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la
rosée se mettent au chaud dans mes compartiments.... Voilà
[25]la vie que je mène, mon pauvre monsieur Tartarin, et je la
mènerai jusqu'an jour où, brûlée par le soleil, pourrie par les
nuits humides, je tomberai--ne pouvant plus faire autrement
--sur un coin de méchante route, où les Arabes feront bouillir
leur kousskouss avec les débris de ma vieille carcasse....

[30]--Blidah! Blidah!» fit le conducteur en ouvrant la portière.


II

Où l'on voit passer un petit monsieur.

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Vaguement, à travers les vitres dépolies par la buée, Tartarin
de Tarascon entrevit une place de jolie sous-préfecture, place
régulière, entourée d'arcades et plantée d'orangers, au milieu de
laquelle de petits soldats de plomb faisaient l'exercice dans la
[5]claire brume rose du matin. Les cafés ôtaient leurs volets. Dans
un coin, une halle avec des légumes.... C'était charmant, mais
cela ne sentait pas encore le lion.

«Au sud!... Plus au sud!» murmura le bon Tartarin en
se renfonçant dans son coin.

[10]A ce moment, la portière s'ouvrit. Une bouffée d'air
frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum des orangers
fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette, vieux, sec,
ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, une cravate
en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir, un
[15]parapluie: le parfait notaire de village.

En apercevant le matériel de guerre du Tarasconnais, le petit
monsieur, qui s'était assis en face, parut excessivement surpris
et se mit à regarder Tartarin avec une insistance gênante.

On détela, on attela, la diligence partit.... Le petit monsieur
[20]regardait toujours Tartarin.... A la fin le Tarasconnais
prit la mouche.

«Ça vous étonne?» fit-il en regardant à son tour le petit
monsieur bien en face.

«Non! Ça me gêne,» répondit l'autre fort tranquillement; et
[25]le fait est qu'avec sa tente-abri, son revolver, ses deux fusils dans
dans leur gaine, son couteau de chasse,--sans parler de sa corpulence
naturelle, Tartarin de Tarascon tenait beaucoup de place....

La réponse du petit monsieur le fâcha:

«Vous imaginez-vous par hasard que je vais aller au lion avec
[30]votre parapluie?» dit le grand homme fièrement.

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Le petit monsieur regarda son parapluie, sourit doucement;
puis, toujours avec son même flegme:

«Alors, monsieur, vous êtes...?

--Tartarin de Tarascon, tueur de lions!»

[5]En prononçant ces mots, l'intrépide Tarasconnais secoua
comme une crinière le gland de sa chéchia.

Il y eut dans la diligence un mouvement de stupeur.

Le trappiste se signa, les cocottes poussèrent de petits cris
d'effroi, et le photographe d'Orléansville se rapprocha du tueur
[10]de lions, rêvant déjà l'insigne honneur de faire sa photographie.

Le petit monsieur, lui, ne se déconcerta pas.

«Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de lions, monsieur
Tartarin?» demanda-t-il très tranquillement.

Le Tarasconnais le reçut de la belle manière:

[15]«Si j'en ai beaucoup tué, monsieur!... Je vous souhaiterais
d'avoir seulement autant de cheveux sur la tête.»

Et toute la diligence de rire en regardant les trois cheveux
jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur le crâne du petit
monsieur.

[20]A son tour le photographe d'Orléansville prit la parole:

«Terrible profession que la vôtre, monsieur Tartarin!...
On passe quelquefois de mauvais moments.... Ainsi ce pauvre
M. Bombonnel....

--Ah! oui, le tueur de panthères ...» fit Tartarin assez
[25]dédaigneusement.

«Est-ce que vous le connaissez?» demanda le petit monsieur.

«Té! pardi.... Si je le connais.... Nous avons chassé
plus de vingt fois ensemble.»

Le petit monsieur sourit: «Vous chassez donc la panthère
[30]aussi, monsieur Tartarin?

--Quelquefois, par passe-temps, ...» fit l'enragé Tarasconnais.
Il ajouta, en relevant la tête d'un geste héroïque qui enflamma
le coeur des deux cocottes:

«Ça ne vaut pas le lion!

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--En somme,» hasarda le photographe d'Orléansville, «une
panthère, ce n'est qu'un gros chat....

--Tout juste!» fit Tartarin qui n'était pas fâché de rabaisser
un peu la gloire de Bombonnel, surtout devant des dames.

[5]Ici la diligence s'arrêta, le conducteur vint ouvrir la portière
et s'adressant au petit vieux:

«Vous voilà arrivé, monsieur,» lui dit-il d'un air très
respectueux.

Le petit monsieur se leva, descendit, puis avant de refermer
[10]la portière:

«Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil, monsieur
Tartarin?

--Lequel, monsieur?

--Ma foi! écoutez, vous avez I'air d'un brave homme, j'aime
[15]mieux vous dire ce qu'il en est.... Retournez vite à Tarascon,
monsieur Tartarin.... Vous perdez votre temps ici.... Il
reste bien encore quelques panthères dans la province; mais,
fi donc! c'est un trop petit gibier pour vous.... Quant aux
lions, c'est fini. Il n'en reste plus en Algérie ... mon ami
[20]Chassaing vient de tuer le dernier.»

Sur quoi le petit monsieur salua, ferma la portière, et s'en
alla en riant avec sa serviette et son parapluie.

«Conducteur,» demanda Tartarin en faisant sa moue,
«qu'est-ce que c'est donc que ce bonhomme-là?

--Comment! vous ne le connaissez pas? mais c'est monsieur
[25]Bombonnel.»


III

Un couvent de lions.

A Milianah, Tartarin de Tarascon descendit, laissant la
diligence continuer sa route vers le Sud.

Deux jours de durs cahots, deux nuits passées les yeux ouverts
[30]à regarder par la portière s'il n'apercevrait pas dans les

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champs, au bord de la route, l'ombre formidable du lion, tant
d'insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis,
s'il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le
loyal Tarasconnais se sentait mal à l'aise, malgré ses armes,
[5]sa moue terrible, son bonnet rouge, devant le photographe
d'Orléansville et les deux demoiselles du 3ème hussards.

Il se dirigea donc à travers les larges rues de Milianah, pleines
de beaux arbres et de fontaines, mais, tout en cherchant un
hôtel à sa convenance, le pauvre homme ne pouvait s'empêcher
[10]de songer aux paroles de Bombonnel.... Si c'était vrai pourtant?
S'il n'y avait plus de lions en Algérie?... A quoi bon
alors tant de courses, tant de fatigues?...

Soudain, au détour d'une rue, notre héros se trouva face à
face ... avec qui? Devinez.... Avec un lion superbe, qui
[15]attendait devant la porte d'un café, assis royalement sur son
train de derrière, sa crinière fauve dans le soleil.

«Qu'est ce qu'ils me disaient donc qu'il n'y en avait plus?»
s'écria le Tarasconnais en faisant un saut en arrière.... En
entendant cette exclamation, le lion baissa la tête et, prenant
[20]dans sa gueule une sébile en bois posée devant lui sur le trottoir,
il la tendit humblement du côté de Tartarin immobile de
Stupeur.... Un Arabe qui passait jeta un gros sou dans la
sébile, le lion remua la queue.... Alors Tartarin comprit
tout. Il vit, ce que l'émotion l'avait d'abord empêché de voir, la
[25]foule attroupée autour du pauvre lion aveugle et apprivoisé, et
les deux grands nègres armés de gourdins qui le promenaient à
travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.

Le sang du Tarasconnais ne fit qu'un tour «Misérables,»
cria-t-il d'une voix de tonnerre, «ravaler ainsi ces nobles bêtes!»

[30]Et, s'élançant sur le lion, il lui arracha l'immonde sébile
d'entreses royales mâchoires.... Les deux nègres, croyant avoir
affaire à un voleur, se précipitèrent sur le Tarasconnais, la
matraque haute.... Ce fut une terrible bousculade.... Les

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nègres tapaient, les femmes piaillaient, les enfants riaient. Un
vieux cordonnier juif criait du fond de sa boutique. «Au zouge
de paix! Au zouge de paix!
» Le lion lui-même, dans sa nuit,
essaya d'un rugissement, et le malheureux Tartarin, après une
[5]lutte désespérée, roula par terre au milieu des gros sous et des
balayures.

A ce moment, un homme fendit la foule, écarta les nègres
d'un mot, les femmes et les enfants d'un geste, releva Tartarin,
le brossa, le secoua, et l'assit tout essoufflé sur une borne.

[10]«Comment! préïnce, c'est vous?...» fit le bon Tartarin
en se frottant les côtes.

«Eh! oui, mon vaillant ami, c'est moi.... Sitôt votre lettre
reçue, j'ai confié Baïa à son frère, loué une chaise de poste, fait
cinquante lieues ventre à terre, et me voilà juste à temps pour
[15]vous arracher à la brutalité de ces rustres.... Qu'est-ce que
vous avez donc fait, juste Dieu! pour vous attirer cette méchante
affaire?

--Que voulez vous, préïnce?... De voir ce malheureux
lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu, bafoué, servant de
[20]risée à toute cette pouillerie musulmane....

--Mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce lion est, au
contraire, pour eux un objet de respect et d'adoration. C'est
une bête sacrée, qui fait partie d'un grand couvent de lions,
fondé, il y a trois cents ans, par Mahommed-ben-Aouda, une
[25]espèce de Trappe formidable et farouche, pleine de rugissements
et d'odeurs de fauve, où des moines singuliers élèvent et apprivoisent
des lions par centaines, et les envoient de là dans toute
l'Afrique septentrionale, accompagnés de frères quêteurs....
Les dons que reçoivent les frères servent à l'entretien du couvent
[30]et de sa mosquée, et si les deux nègres ont montré tant d'humeur
tout à l'heure, c'est qu'ils out la conviction que pour un
sou, un seul sou de la quête, volé ou perdu par leur faute, le lion
qu'ils conduisent les dévorerait immédiatement.»

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En écoutant ce récit invraisemblable et pourtant véridique,
Tartarin de Tarascon se délectait et reniflait l'air bruyamment.

«Ce qui me va dans tout ceci,» fit-il en matière de conclusion,
«c'est que, n'en déplaise à mons Bombonnel, il y a encore des
[5]lions en Algérie!...

--S'il y en a!» dit le prince avec enthousiasme.... «Dès
demain, nous allons battre la plaine du Chéliff, et vous verrez!....

--Eh quoi! Prince.... Auriez-vous l'intention de chasser,
vous aussi?

[10]--Parbleu! pensez-vous donc que je vous laisserais vous en
aller seul en pleine Afrique, au milieu de ces tribus féroces dont
vous ignorez la langue et les usages.... Non! non! illustre
Tartarin, je ne vous quitte plus.... Partout où vous serez, je
veux être.

[15]--Oh! préïnce, préïnce....»

Et Tartarin, radieux, pressa sur son coeur le vaillant Grégory,
en songeant avec fierté qu'à l'exemple de Jules Gérard, de
Bombonnel et tous les autres fameux tueurs de lions, il allait
avoir un prince étranger pour l'accompagner dans ses chasses.


IV

La caravane en marche.

[20]Le lendemain, dès la première heure, l'intrépide Tartarin
et le non moins intrépide prince Grégory, suivis d'une demi-douzaine
de portefaix nègres, sortaient de Milianah et descendaient
vers la plaine du Chéliff par un raidillon délicieux tout
ombragé de jasmins, de tuyas, de caroubiers, d'oliviers sauvages,
[25]entre deux haies de petits jardins indigènes et des milliers
de joyeuses sources vives qui dégringolaient de roche en roche
en chantant.... Un paysage du Liban.

Aussi chargé d'armes que le grand Tartarin, le prince Grégory
s'était en plus affublé d'un magnifique et singulier képi tout

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galonné d'or, avec une garniture de feuilles de chêne brodées
au fil d'argent, qui donnait à Son Altesse un faux air de général
mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.

Ce diable de képi intriguait beaucoup le Tarasconnais, et
[5]comme il demandait timidement quelques explications:

«Coiffure indispensable pour voyager en Afrique,» répondit
le prince avec gravité, et tout en faisant reluire sa visière d'un
revers de manche, il renseigna son naïf compagnon sur le rôle
important que joue le képi dans nos relations avec les Arabes,
[10]la terreur que cet insigne militaire a, seul, le privilège de leur
inspirer, si bien que l'administration civile a été obligée de coiffer
tout son monde avec des képis, depuis le cantonnier jusqu'au
receveur de l'enregistrement En somme, pour gouverner
l'Algérie--c'est toujours le prince qui parle--pas n'est besoin
[15]d'une forte tête, ni même de tête du tout. Il suffit d'un képi,
d'un beau képi galonné, reluisant au bout d'une trique comme
la toque de Gessler.

Ainsi causant et philosophant, la caravane allait son train.
Les portefaix--pieds nus--sautaient de roche en roche avec
[20]des cris de singes. Les caisses d'armes sonnaient. Les fusils
flambaient. Les indigènes qui passaient s'inclinaient jusqu'à
terre devant le képi magique.... Là haut, sur les remparts
de Milianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon
frais avec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des
[25]armes luire entre les branches, crut à un coup de main, fit
baisser le pont-levis, battre la générale, et mit incontinent la
ville en état de siège.

Beau début pour la caravane!

Malheureusement, avant la fin du jour, les choses se gâtèrent.
[30]Des nègres qui portaient les bagages, l'un fut pris d'atroces
coliques pour avoir mangé le sparadrap de la pharmacie. Un
autre tomba sur le bord de la route ivre mort d'eau-de-vie camphrée.
Le troisième, celui qui portait l'album de voyage, séduit

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par les dorures des fermoirs, et persuadé qu'il enlevait les trésors
de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutes jambes.... Il
fallut aviser.... La caravane fit halte, et tint conseil dans
l'ombre trouée d'un vieux figuier.

[5]Je serais d'avis, dit le prince, en essayant, mais sans succès,
de délayer une tablette de pemmican dans une casserole perfectionnée
à triple fond, je serais d'avis que, dès ce soir, nous
renoncions aux porteurs nègres.... Il y a précisément un
marché arabe tout près d'ici. Le mieux est de nous y arrêter,
[10]et de faire emplette de quelques bourriquots....

--Non!... non!... pas de bourriquots!...» interrompit
vivement le grand Tartarin, que le souvenir de Noiraud
avait fait devenir tout rouge.

Et il ajouta, l'hypocrite:

[15]«Comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent porter
tout notre attirail?»

Le prince sourit.

«C'est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si maigre et
si chétif qu'il vous paraisse, le bourriquot algérien a les reins
[20]solides.... Il le faut bien pour supporter tout ce qu'il
supporte.... Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils
expliquent notre organisation coloniale.... En haut, disent-ils,
il y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur
l'état-major; l'état-major, pour se venger, tape sur le soldat; le
[25]soldat tape sur le colon, le colon tape sur l'Arabe, l'Arabe tape
sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape
sur le bourriquot; et le pauvre petit bourriquot, n'ayant personne
sur qui taper, tend l'échine et porte tout. Vous voyez
bien qu'il peut porter vos caisses.

[30]--C'est égal,» reprit Tartarin de Tarascon, «je trouve que,
pour le coup d'oeil de notre caravane, des ânes ne feraient pas
très bien.... Je voudrais quelque chose de plus oriental....
Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau....

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--Tant que vous en voudrez,» fit l'Altesse, et l'on se mit en
route pour le marché arabe.

Le marché se tenait à quelques kilomètres, sur les bords du
Chéliff.... Il y avait là cinq ou six mille Arabes en guenilles,
[5]grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieu des
jarres d'olives noires, des pots de miel, des sacs d'épices et
des cigares en gros tas, de grands feux où rôtissaient des
moutons entiers, ruisselant de beurre, des boucheries en plein
air, où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras
[10]rouges, dépeçaient, avec de petits couteaux, des chevreaux
pendus à une perche.

Dans un coin, sous une tente rapetassée de mille couleurs,
un greffier maure, avec un grand livre et des lunettes. Ici, un
groupe, des cris de rage: c'est un jeu de roulette, installé sur
[15]une mesure à blé, et des Kabyles, qui s'éventrent autour....
Là-bas, des trépignements, une joie, des rires: c'est un marchand
juif avec sa mule, qu'on regarde se noyer dans le Chéliff....
Puis des scorpions, des chiens, des corbeaux, et des mouches!...
des mouches!...

[20]Par exemple, les chameaux manquaient. On finit pourtant
par en découvrir un, dont des M'zabites cherchaient à se défaire.
C'était le vrai chameau du désert, le chameau classique, chauve,
l'air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bosse qui, devenue
flasque par suite de trop longs jeûnes, pendait mélancoliquement
[25]sur le côté.

Tartarin le trouva si beau, qu'il voulut que la caravane entière
montât dessus.... Toujours la folie orientale!...

La bête s'accroupit. On sangla les malles.

Le prince s'installa sur le cou de l'animal. Tartarin, pour plus
[30]de majesté, se fit hisser tout en haut de la bosse, entre deux
caisses; et là, fier et bien calé, saluant d'un geste noble tout le
marché accouru, il donna le signal du départ.... Tonnerre!
si ceux de Tarascon avaient pu le voir!...

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Le chameau se redressa, allongea ses grandes jambes à noeuds,
et prit son vol....

O stupeur! Au bout de quelques enjambées, voilà Tartarin
qui se sent pâlir, et l'héroïque chechia qui reprend une à une ses
[5]anciennes positions du temps du Zouave. Ce diable de chameau
tanguait comme une frégate.

«Préïnce, préïnce,» murmura Tartarin tout blême, et s'accrochant
à l'étoupe sèche de la bosse, «préïnce, descendons....
Je sens ... je sens ... que je vais faire bafouer la France....»

[10]Va te promener! le chameau était lancé, et rien ne pouvait
plus l'arrêter. Quatre mille Arabes couraient derrière, pieds
nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisant luire au soleil
six cent mille dents blanches....

Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Il s'affaissa
[15]tristement sur la bosse. La chechia prit toutes les positions
qu'elle voulut ... et la France fut bafouée.


V

L'affût du soir dans un bois de lauriers-roses.

Si pittoresque que fût leur nouvelle monture, nos tueurs de
lions durent y renoncer, par égard pour la chechia. On continua
donc la route à pied comme devant, et la caravane s'en alla
[20]tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnais
en tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau
avec les caisses d'armes.

L'expédition dura près d'un mois.

Pendant un mois, cherchant des lions introuvables, le terrible
[25]Tartarin erra de douar en douar dans l'immense plaine du
Chéliff, à travers cette formidable et cocasse Algérie française,
où les parfums du vieil Orient se compliquent d'une forte odeur
d'absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou mêlés, quelque
chose de féerique et de naïvement burlesque, comme une page

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de l'Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée ou
le brigadier Pitou.... Curieux spectacle pour des yeux qui
auraient su voir.... Un peuple sauvage et pourri que nous
civilisons, en lui donnant nos vices.... L'autorité féroce et
[5]sans contrôle de bachagas fantastiques, qui se mouchent gravement
dans leurs grands cordons de la Légion d'honneur, et
pour un oui ou pour un non font bâtonner les gens sur la
plante des pieds. La justice sans conscience de cadis à grosses
lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui rêvent de quinze
[10]août et de promotion sous les palmes, et vendent leurs arrêts,
comme Ésau son droit d'aînesse, pour un plat de lentilles ou de
kousskouss au sucre. Des caïds libertins et ivrognes, anciens
brosseurs d'un général Yusuf quelconque, qui se soûlent de
champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font des
[15]ripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toute
la tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de la
ribote seigneuriale.

Puis, tout autour, des plaines en friche, de l'herbe brûlée,
des buissons chauves, des maquis de cactus et de lentisques, le
[20]grenier de la France!... Grenier vide de grains, hélas! et
riche seulement en chacals et en punaises. Des douars abandonnés,
des tribus effarées qui s'en vont sans savoir où, fuyant
la faim, et semant des cadavres le long de la route. De loin en
loin, un village français, avec des maisons en ruine, des champs
[25]sans culture, des sauterelles enragées, qui mangent jusqu'aux
rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés, en train
de boire de l'absinthe en discutant des projets de réforme et de
constitution.

Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s'il s'en était donné la
[30]peine, mais, tout entier à sa passion léonine, l'homme de Tarascon
allait droit devant lui, sans regarder ni à droite ni à
gauche, I'oeil obstinément fixé sur ces monstres imaginaires,
qui ne paraissaient jamais.

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Comme la tente-abri s'entêtait à ne pas s'ouvrir et les tablettes
de pemmican à ne pas fondre, la caravane était obligée de s'arrêter
matin et soir dans les tribus. Partout, grâce au képi du
prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à bras ouverts. Ils
[5]logeaient chez les agas, dans des palais bizarres, grandes fermes
blanches sans fenêtres, où l'on trouve pêle-mêle des narghilés
et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et des
lampes-modérateur, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, et
des pendules à sujets, style Louis-Philippe.... Partout on donnait
[10]à Tartarin des fêtes splendides, des diffas, des fantasias....
En son honneur, des goums entiers faisaient parler la poudre et
luire leurs burnous au soleil. Puis, quand la poudre avait parlé,
le bon aga venait et présentait sa note.... C'est ce qu'on
appelle l'hospitalité arabe.

[15]Et toujours pas de lions. Pas plus de lions que sur le Pont-Neuf!

Cependant le Tarasconnais ne se décourageait pas. S'enfonçant
bravement dans le Sud, il passait ses journées à battre
le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sa carabine,
[20]et faisant «frrt! frrt!» à chaque buisson. Puis, tous les soirs
avant de se coucher, un petit affût de deux ou trois heures....

Peine perdue! le lion ne se montrait pas.

Un soir pourtant, vers les six heures, comme la caravane traversait
un bois de lentisques tout violet où de grosses cailles
[25]alourdies par la chaleur sautaient ça et là dans l'herbe, Tartarin
de Tarascon crut entendre--mais si loin, mais si vague, mais
si émietté par la brise--ce merveilleux rugissement qu'il avait
entendu tant de fois là-has à Tarascon, derrière la baraque
Mitaine.

[30]D'abord le héros croyait rêver.... Mais au bout d'un instant,
lointains toujours, quoique plus distincts, les rugissements
recommencèrent; et cette fois, tandis qu'à tous les coins de
l'horizon on entendait hurler les chiens des douars,--secouée

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par la terreur et faisant retentir les conserves et les caisses
d'armes, la bosse du chameau frissonna.

Plus de doute. C'était le lion.... Vite, vite, à l'affût. Pas
une minute à perdre.

[5]Il y avait tout juste près de là un vieux marabout (tombeau
de saint) à coupole blanche, avec les grandes pantoufles jaunes
du défunt déposées dans une niche au-dessus de la porte, et
un fouillis d'ex-voto bizarres, pans de burnous, fils d'or, cheveux
roux, qui pendaient le long des murailles.... Tartarin
[10]de Tarascon y remisa son prince et son chameau et se mit en
quête d'un affût. Le prince Grégory voulait le suivre, mais le
Tarasconnais s'y refusa; il tenait à affronter le lion seul à seul.
Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pas s'éloigner, et,
par mesure de précaution, il lui confia son portefeuille, un gros
[15]portefeuille plein de papiers précieux et de billets de banque,
qu'il craignait de faire écornifler par la griffe du lion. Ceci fait,
le héros chercha son poste.

Cent pas en avant du marabout, un petit bois de lauriers-rosés
tremblait dans la gaze du crépuscule, au bord d'une rivière
[20]presque à sec. C'est là que Tartarin vint s'embusquer, le genou
en terre, selon la formule, la carabine au poing et son grand
couteau de chasse planté fièrement devant lui dans le sable de
la berge.

La nuit arriva. Le rose de la nature passa au violet, puis
[25]au bleu sombre.... En bas, dans les cailloux de la rivière,
luisait comme un miroir à main une petite flaque d'eau claire.
C'était l'abreuvoir des fauves. Sur la pente de l'autre berge,
on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grosses pattes
avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieuse
[30]donnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des
nuits africaines, branches frôlées, pas de velours d'animaux
rôdeurs, aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel,
à cent, deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui

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passent avec des cris d'enfants qu'on égorge; vous avouerez
qu'il y avait de quoi être ému.

Tartarin l'était. Il l'était même beaucoup. Les dents lui claquaient,
le pauvre homme! Et sur la garde de son couteau de
[5]chasse planté en terre le canon de son fusil rayé sonnait comme
une paire de castagnettes.... Qu'est-ce que vous voulez! Il
y a des soirs où l'on n'est pas en train, et puis où serait le
mérite, si les héros n'avaient jamais peur....

Eh bien! oui, Tartarin eut peur, et tout le temps encore.
[10]Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures, mais l'héroïsme
a ses limites.... Près de lui, dans le lit desséché de la
rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, des
cailloux qui roulent. Cette fois la terreur l'enlève de terre. Il
tire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutes
[15]jambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le
sable comme une croix commémorative de la plus formidable
panique qui ait jamais assailli l'âme d'un dompteur d'hydres.

«A moi, préïnce ... le lion! ...»

Un silence.

[20]«Préïnce, préïnce, êtes-vous là?»

Le prince n'était pas là. Sur le mur blanc du marabout, le
bon chameau projetait seul au clair de lune l'ombre bizarre de
sa bosse.... Le prince Grégory venait de filer en emportant
portefeuille et billets de banque.... Il y avait un mois
[25]que Son Altesse attendait cette occasion....


VI

Enfin!...

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Le lendemain de cette aventureuse et tragique soirée,
lorsqu'au petit jour notre héros se réveilla, et qu'il eut acquis
la certitude que le prince et le magot étaient réellement partis,
partis sans retour, lorsqu'il se vit seul dans cette petite tombe
[5]blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algérie sauvage avec
un chameau à bosse simple et quelque monnaie de poche pour
toute ressource, alors, pour la première fois, le Tarasconnais
douta. Il douta du Monténégro, il douta de l'amitié, il douta
de la gloire, il douta même des lions, et, comme le Christ à
[10]Gethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.

Or, tandis qu'il était là pensivement assis sur la porte du
marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabine entre ses
jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquis d'en
face s'écarte et Tartarin stupéfait voit paraître, à dix pas devant
[15]lui, un lion gigantesque s'avançant la tête haute et poussant des
rugissements formidables qui font trembler les murs du marabout
tout chargés d'oripeaux et jusqu'aux pantoufles du saint
dans leur niche.

Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.

[20]«Enfin!» cria-t-il en bondissant, la crosse à l'épaule....
Pan!... pan! pfft! pfft! C'était fait.... Le lion avait deux
balles explosibles dans la tête.... Pendant une minute, sur le
fond embrasé du ciel africain, ce fut un feu d'artifice épouvantable
de cervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse
[25]éparpillée. Puis tout retomba et Tartarin aperçut ... deux
grands nègres furieux qui couraient sur lui, la matraque en l'air.
Les deux nègres de Milianah!

O misère! c'était le lion apprivoisé, le pauvre aveugle du
couvent de Mohammed que les balles tarasconnaises venaient
[30]d'abattre.

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Cette fois, par Mahom! Tartarin l'échappa belle. Ivres de
fureur fanatique, les deux nègres quêteurs l'auraient sûrement
mis en pièces, si le Dieu des chrétiens n'avait envoyé à son aide
[5]un ange libérateur, le garde champêtre de la commune d'Orléansville
arrivant, son sabre sous le bras, par un petit sentier.

La vue du képi municipal calma subitement la colère des
nègres. Paisible et majestueux,l'homme à la plaque dressa procès-verbal
de l'affaire, fit charger sur le chameau ce qui restait du
lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant de le suivre,
[10]et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé au greffe.

Ce fut une longue et terrible procédure!/p>

Après l'Algérie des tribus, qu'il venait de parcourir, Tartarin
de Tarascon connut alors une autre Algérie non moins cocasse
et formidable, l'Algérie des villes, processive et avocassière. Il
[15]connut la judiciaire louche qui se tripote au fond des cafés, la
bohème des gens de loi, les dossiers qui sentent l'absinthe, les
cravates blanches mouchetées de champoreau; il connut les
huissiers, les agréés, les agents d'affaires, toutes ces sauterelles
du papier timbré affamées et maigres qui mangent le colon
[20]jusqu'aux tiges de ses bottes et le laissent déchiqueté feuille
par feuille comme un plant de maïs....

Avant tout il s'agissait de savoir si le lion avait été tué sur
le territoire civil ou le territoire militaire. Dans le premier cas
l'affaire regardait le tribunal de commerce; dans le second,
[25]Tartarin relevait du conseil de guerre, et, à ce mot de conseil
de guerre, l'impressionnable Tarasconnais se voyait déjà fusillé
au pied des remparts, ou croupissant dans le fond d'un silo....

Le terrible, c'est que la délimitation des deux territoires est
très vague en Algérie.... Enfin, après un mois de courses,
[30]d'intrigues, de stations au soleil dans les cours des bureaux
arabes, il fut établi que si d'une part le lion avait été tué sur
le territoire militaire, d'autre part, Tartarin, lorsqu'il tira, se
trouvait sur le territoire civil. L'affaire se jugea donc au civil,

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et notre héros en fut quitte pour deux mille cinq cents francs
d'indemnité, sans les frais.

Comment faire pour payer tout cela? Les quelques piastres
échappées à la razzia du prince s'en étaient allées depuis longtemps
[5]en papiers légaux et en absinthes judiciaires.

Le malheureux tueur de lions fut donc réduit à vendre la
caisse d'armes au détail, carabine par carabine. Il vendit les
poignards, les kriss malais, les casse-tête.... Un épicier acheta
les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du
[10]sparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent et
suivirent la tente-abri perfectionnée chez un marchand de
bric-à-brac, qui les éleva à la hauteur de curiosités cochinchinoises....
Une fois tout payé, il ne restait plus à Tartarin
que la peau du lion et le chameau. La peau, il l'emballa
[15]soigneusement et la dirigea sur Tarascon, à l'adresse du brave
commandant Bravida. (Nous verrons tout à l'heure ce qu'il
advint de cette fabuleuse dépouille.) Quant au chameau, il
comptait s'en servir pour regagner Alger, non pas en montant
dessus, mais en le vendant pour payer la diligence, ce qui
[20]est encore la meilleure façon de voyager à chameau. Malheureusement
la bête était d'un placement difficile, et personne
n'en offrit un liard./p>

Tartarin cependant voulait regagner Alger à toute force. Il
avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, sa maisonnette, ses
[25]fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancs de son petit
cloître, en attendant de l'argent de France. Aussi notre héros
n'hésita pas: et navré, mais point abattu, il entreprit de faire
la route à pied, sans argent, par petites journées.

En cette occurrence, le chameau ne l'abandonna pas. Cet
[30]étrange animal s'était pris pour son maître d'une tendresse
inexplicable, et, le voyant sortir d'Orléansville, se mit à marcher
religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sien et ne le
quittant pas d'une semelle.

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Au premier moment, Tartarin trouva cela touchant, cette
fidélité, ce dévouement à toute épreuve lui allaient au coeur,
d'autant que la bête était commode et se nourrissait avec rien.
Pourtant, au bout de quelques jours, le Tarasconnais s'ennuya
[5]d'avoir perpétuellement sur les talons ce compagnon mélancolique,
qui lui rappelait toutes ses mésaventures, puis, l'aigreur
s'en mêlant, il lui en voulut de son air triste, de sa bosse, de son
allure d'oie bridée. Pour tout dire, il le prit en grippe et ne
songea plus qu'à s'en débarrasser, mais l'animal tenait bon....
[10]Tartarin essaya de le perdre, le chameau le retrouva; il essaya
de courir, le chameau courut plus vite.... Il lui criait: «Va
t'en!» en lui jetant des pierres. Le chameau s'arrêtait et le regardait
d'un air triste, puis, au bout d'un moment, il se remettait
en route et finissait toujours par le rattraper. Tartarin dut se
[15]résigner.

Pourtant, lorsque après huit grands jours de marche, le Tarasconnais
poudreux, harassé, vit de loin étinceler dans la verdure
les premières terrasses blanches d'Alger, lorsqu'il se trouva
aux portes de la ville, sur l'avenue bruyante de Mustapha, au
[20]milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tous grouillant
autour de lui et le regardant défiler avec son chameau, pour le
coup la patience lui échappa. «Non! non!» dit-il, «ce n'est
pas possible.... je ne peux pas entrer dans Alger avec un
animal pareil!» et, profitant d'un encombrement de voitures, il
[25]fit un crochet dans les champs et se jeta dans un fossé!

Au bout d'un moment, il vit au-dessus de sa tête, sur la
chaussée de la route, le chameau qui filait à grandes enjambées,
allongeant le cou d'un air anxieux.

Alors, soulagé d'un grand poids, le héros sortit de sa cachette,
[30]et rentra dans la ville par un sentier détourné qui longeait le
mur de son petit clos.

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