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Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes

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The Project Gutenberg eBook of Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes

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Title: Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes

Author: Henri de La Chaume

Release date: April 6, 2007 [eBook #21001]

Language: French

Credits: Produced by Riikka Talonpoika, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TERRE-NEUVE ET LES TERRE-NEUVIENNES ***

HENRI DE LA CHAUME

TERRE-NEUVE

ET

LES TERRE-NEUVIENNES

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1886.

PARIS.

TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

LABOR NIA VINCIT IMPROBVS

1886

Tous droits réservés



PREMIÈRE PARTIE


TERRA-NOVA.

Le «1er mars 1883»!

Voilà trois ans que cette date est passée, et la lettre commencée ce jour-là pour un ami est encore entre mes mains, inachevée.

Elle est là, sous mes yeux, tracée avec de l'encre anglaise sur du papier anglais, et, brusquement, elle me ramène à l'autrefois, qui ne reviendra jamais!

Quoi donc! depuis ce jour, dix-huit mois déjà, dix-huit mois de jeunesse envolés?

Dix-huit mois, et ma lettre n'est pas encore terminée!

C'est donc si court, la vie!

Moi qui espérais, moi qui avais de l'ambition, moi qui, dédaigneux des succès vulgaires et obligés, aspirais à la gloire conquise par de grandes oeuvres, que faire, si les belles années n'ont pas de retour?

Qui me donnera le temps?

Comment oser entreprendre une longue tâche, si dix-huit mois ne suffisent pas à une lettre?

Le «1er mars 1883»! Voilà presque trois ans que cette date est passée!... N'importe, je transcris ici ces quelques pages abandonnées! Elles serviront de première partie à mon travail en même temps que de preuve pour mon ami que, réellement, j'avais la bonne intention de le mettre au fait de mon existence lointaine.

Du reste, je savais bien dès lors à quoi m'en tenir sur mon humeur inconstante, puisque je débutais ainsi:


CHAPITRE PREMIER

Saint-Jean de Terre-Neuve, 1er mars 1883.

Je vous écris, mon cher ami, avec le désir de vous envoyer un journal plutôt qu'une lettre, dans l'espoir de mieux satisfaire votre curiosité. Si j'arrive jusqu'au bout de ma tâche, soyez sûr que ce ne sera pas sans d'héroïques efforts; aussi je vous demande en retour toute votre indulgence pour ce que vous pourrez trouver d'insuffisant à ces quelques pages.

Vous, l'explorateur infatigable, qui a suivi tous les chemins, sur toutes les cartes de géographie éditées jusqu'à ce jour, vous n'avez sans doute pas remonté le littoral d'Amérique jusqu'au Labrador, sans apercevoir, enchâssée dans un golfe formé par un fleuve, une île aux contours prodigieusement ciselés? Votre atlas vous dira plus exactement que je ne saurais le faire la latitude et la longitude qui servent à déterminer la position de ce petit pays, mais peut-être aurai-je à rectifier l'idée que vous vous faites de son étendue.

Terre-Neuve, rocher battu par les flots, à l'entrée du Saint-Laurent, c'est là un phénomène visible seulement sur les cartes. Pour nous, nous n'éprouvons pas plus l'impression désolante de la mer partout que les fashionables baigneurs des côtes normandes.

Trois cent dix-sept milles du sud-ouest au nord; trois cent seize de l'ouest à l'est; et un réseau de chemins de fer en construction: que diable faut-il de plus pour que ce soit un continent?

Je n'insiste pas, d'aucuns pourraient n'être pas de mon avis, et, m'adressant à des Français, il est de mon devoir de dorloter leurs préjugés.

C'est donc un grand pays que j'habite, et il y a toute une intéressante description à en faire.

D'abord les côtes: découpées, fignolées à l'infini. Partout la mer se brise contre de hautes falaises qui tombent à pic dans les flots. Ce sont des roches schisteuses, calcaires ou granitiques, et sur lesquelles la longue patience de l'Océan semble s'être épuisée en vain. Nulle part aucun témoignage de son instinct démolisseur: ni plages, ni galets roulés par les vagues. Les ports sont formés de bassins mis en communication par une brèche avec l'extérieur. Presque jamais une forme arrondie s'évanouissant sous les flots. Aussi le flux et le reflux sont-ils imperceptibles.

Je vous ai dit que de nombreuses baies et quantité de havres dentelaient les côtes de l'île sur toute leur étendue. Le pays n'est guère connu que dans une zone avoisinante du rivage. Peu de gens ont traversé Terre-Neuve: trois ou quatre. D'après ce que j'ai ouï dire, et d'après mes propres observations aux environs de Saint-Jean, le sol est en grande partie occupé par des tourbières, des lacs innombrables, des forêts et des montagnes rocheuses. Sur la côte ouest, il y a, assure-t-on, de riches mines de charbon, de cuivre, d'argent et d'autres minerais, et des carrières de marbre.

Il n'existe pas de route traversant l'île. Mais il est à croire que, dans un avenir prochain, des lignes de chemins de fer, aboutissant à différents points des côtes, permettront aux habitants de Terre-Neuve de se faire une idée mieux définie du pays qu'ils habitent.

On prétend que les régions du centre sont composées de larges étendues de terre cultivable, et que les beaux arbres, pins ou sapins, fourniraient un vaste champ à l'exploitation.

De tout cela, nous n'avons ici qu'un bien médiocre échantillon. Tant pis pour l'amour-propre et le patriotisme des Terre-Neuviens, mais je dois déclarer qu'aussi loin que s'étendent les environs de Saint-Jean, la nature végétale est d'une pauvreté lamentable.

Les bois sont formés de pins aux proportions mesquines, excepté dans le creux de quelques vallées. Quant aux autres essences d'arbres, elles ne sont représentées que par des bouleaux, et du reste elles ne gardent leurs feuilles que pendant trois mois environ.

En revanche, les petites gens de la végétation sont ici tout à fait chez elles. Elles couvrent la terre de leur menu peuple gracieux et délicat, jetant sous vos pieds un tapis de fleurs, comme si le chemin qu'elles encombrent conduisait à la demeure de quelque bonne fée. Et il y mène, réellement: chaque vallon, chaque clairière a la sienne qui est une source d'eau limpide et abondante. À la fin de juin, par un beau jour de soleil, tout s'épanouit à la fois: la couronne blanche du fraisier, la pourpre timide de la violette, les clochettes nuancées du myrtil, le lotus embaumé et mélancolique pareil à un coquillage de nacre, les buissons chargés de grappes roses ou blanches, et mille autres fleurs couleur d'aurore ou de midi, et qui ne disent pas leur nom.

Mais, hélas! il s'en faut de beaucoup qu'il y ait un papillon pour chaque fleur, un oiseau pour chaque buisson.

Ici, la faune est en contradiction avec la flore. Les insectes y sont représentés d'une façon malheureuse par les moustiques. Les merles noirs au ventre rouge y tiennent fonctions de moineaux.

Les hirondelles n'y viennent pas!

Par contre, le gibier à plume et à poil occupe la place en maître, bien qu'il soit rare aux alentours de Saint-Jean. Les bécassines pullulent dans ce pays à moitié submergé. La perdrix, avec ses pattes emplumées, devient blanche en hiver, et les canards de toutes sortes sont, comme partout, l'escorte obligée de la saison froide.

Dans les taillis, les lapins poudrés à frimas broutent les mousses sous la neige. Le lièvre arctique, le caribou, le renard argenté, l'ours, la loutre, et autres animaux à fourrures, habitent les bois de l'intérieur.

Vous voyez donc qu'au contraire de la végétation, ce sont les petites espèces qui sont en minorité.

Quant au chien de Terre-Neuve, j'aime mieux ne pas vous en parler, doutant fort jusqu'ici de son existence. Nous en avons un tout jeune prétendant: nous verrons bien ce que cela deviendra. Toujours est-il que, depuis neuf mois que je suis ici, je n'en ai point encore découvert qui répondissent à l'idée que je m'en étais faite.

Neuf mois?... Eh! oui! neuf mois, presque un an, que j'ai, pour la première fois, débarqué de l'autre côté de l'Océan!

Au mois de mai, je vous disais adieu sous les ombrages du parc, et j'arrivais le 1er juin dans une contrée où l'hiver, après avoir dévoré le printemps, commençait à peine à battre en retraite devant les menaces de l'été.

Durant les derniers jours de la traversée, il ventait en mer une bise glaciale. De longues et moites traînées de brume rampaient d'un horizon à l'autre. Et il se produisait alors un étrange phénomène de réfraction qui faisait paraître les vagues hautes comme des montagnes. C'était vraiment l'image de l'infini.

Enfin, le matin de notre arrivée, le ciel était pur. Bientôt nous rencontrâmes des icebergs que le courant entraînait vers le sud, et, tout au loin, surgissant devant nous, les falaises bleuâtres de Terre-Neuve. J'étais sur la passerelle, auprès du capitaine. On eût dit que le vaisseau attendait là, et que c'était l'île qui venait à notre rencontre. Les contours nuageux s'accentuaient de plus en plus; les flots, la terre et les cieux cessaient de se confondre dans la même teinte bleutée. Bientôt, les rochers de la côte se détachèrent en arêtes vives et toujours plus sombres sur la pâleur de l'air. L'Océan, presque noir, entourait d'éclats métalliques les montagnes de glace coupées çà et là de fissures de la plus belle émeraude. Un des plus énormes de ces icebergs flottait devant l'étroit goulet qui donne accès dans le port de Saint-Jean. À notre passage, un pan de glace se détacha de ses flancs, et le fracas de sa chute eut un retentissement bien plus formidable que la voix de nos canons lorsqu'ils annoncèrent notre entrée dans le port.

À ce moment, la brèche étroite que nous avions aperçue entre deux hautes murailles de rochers s'élargit soudain, et nous pénétrâmes dans un havre dont la nappe assoupie semblait l'arène d'un immense amphithéâtre.

À gauche et à droite, des montagnes escarpées, sans apparence de verdure. Elles se rejoignaient devant nous à la distance de quelques milles pour étrangler le cours pittoresque d'une petite rivière perdant ses eaux dans le fond de la rade. Mais nous ne pouvions la voir. Nous distinguions seulement les plaques sombres des bois de sapins descendant dans la vallée. Une forêt de mâts, navires de guerre et bateaux pêcheurs, nous dérobait le premier plan.

Aussi bien, n'était-ce point par là que nos regards se sentaient d'abord attirés, mais vers le charmant tableau de cette ville dont les maisons prochaines trempaient leurs pieds dans les flots, tandis que les autres, de gradin en gradin, s'élevant jusqu'au faîte de la colline, semblaient se presser autour de la cathédrale catholique qui édifiait dans le ciel ses tours puissantes.

Heureux ceux qui ont passé là, et qui, sans quitter le pont du navire, ont conservé l'impression d'un si riant spectacle! Pour moi, qui ai vu de trop près le décor, je ne retrouverai sans doute plus mon admiration première que le jour où, laissant ce rivage, le vaisseau qui m'emportera me permettra de le contempler une suprême fois en lui disant adieu.

 

C'était donc le 1er juin. Cette date éveille en vous, à coup sûr, des sensations toutes différentes de celles qu'on éprouve ici à la même époque. Un mot alors, si vous le permettez, sur le climat et les saisons.

Tandis que les glaces s'échouaient sur le rivage, la neige elle-même, sur la terre, avait oublié de fondre en plusieurs endroits. La nature ne paraissait nullement songer au réveil. Cependant, le soleil commençait à réchauffer le sol humide de la fonte des neiges. Une sorte de vapeur tiède semblait comme flotter invisible dans l'atmosphère.

Et le lendemain, plus de soleil: le froid, le pardessus d'hiver, et les bourgeons restaient blottis sous leurs couvertures. Vers le 15 juin, les mieux abrités se hasardèrent tout de même à montrer le nez. Puis, encouragés par quelques jours de soleil, tout d'un coup, ils s'épanouirent en masse, et le 30 juin, tout était en fleur, tout était en feuilles.

C'était l'été succédant brusquement à l'hiver.

Mais un été perfide, avec des rayons brûlants ou des nuages glacials. Dès que le soleil était caché et que le vent soufflait, il fallait se couvrir.

«Patience! nous disait-on, patience: nous aurons bientôt l'été indien. Vous verrez comme il fait beau alors.»

Octobre arriva. Les pluies avaient cessé; le soleil, chaque matin, sortait des flots en secouant sa crinière d'or, éblouissante.

C'était l'automne: c'était l'été indien.

Cela dura environ deux mois, de la mi-septembre à la mi-novembre.

Puis le froid arriva peu à peu, bien que ce ne fût réellement qu'avec la nouvelle année que l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le vent, qui garde ici un empire éternel, nous l'apporta un jour, brusquement, tout enveloppé de neige.

Il faut vous dire que Terre-Neuve est la patrie du vent. Pour sûr le vieil Éole devait avoir, jadis, par là, quelque château. Il souffle toujours de quelque part et produit des amoncellements de neige prodigieux.

Mais où il devient dangereux, c'est lorsqu'il soulève en épais tourbillons cette neige si fine et cristallisée qui, à la lumière de la lune, semble une poussière de diamant. En un instant on est aveuglé et poudré de la tête aux pieds. Bien heureux lorsqu'en même temps on n'est pas obligé de lutter contre la tempête pour rester debout.

Pareille aventure m'est arrivée, pour la première fois, un soir de la semaine dernière. Grâce à Dieu, nous étions trois pour nous tirer d'affaire.

Un fait assez curieux, c'est qu'ici la neige ne tombe pour ainsi dire jamais en gros flocons. Il en est de même, m'a-t-on dit, dans les régions arctiques.

De temps en temps, l'aquilon se fait zéphyr. Les nuages laissent le champ libre au soleil, et alors c'est comme un mirage de printemps avec le ciel bleu pâle, l'Océan argenté de glace et les hautes falaises endormies sous leur blanche fourrure. Mais, tout à coup, le vent se déchaîne brutalement et passe, tout frissonnant des froides caresses de la neige.

On s'aperçoit alors que le thermomètre marque 20° Fahrenheit au-dessous de zéro, et que le port et la mer sont gelés. Puis on entend un coup de canon: c'est le steamer apportant le courrier d'Europe. Comment fera-t-il pour arriver jusqu'au quai, à travers cette croûte de glace épaisse d'un pied et demi?

Le spectacle vaut la peine d'être vu, et même d'être raconté.

Il faut faire la brèche. Pour cela, le navire comme un bélier battant une tour s'élance à toute vapeur contre l'obstacle. Il le pénètre environ de toute sa longueur, et puis la résistance devient trop forte, et il faut prendre un nouvel élan. Il se recule alors pour se précipiter de nouveau de toute sa force et de toute sa vitesse. Et l'attaque dure plus ou moins longtemps suivant l'éloignement du quai où doit accoster le bateau. Mettons, si vous voulez, qu'il faille une heure pour parcourir une étendue d'un demi-mille.

Vous vous imaginez sans peine que ce genre de navigation, qui rappelle le combat de don Quichotte contre les moulins à vent, exige des steamers d'une construction spéciale et d'une solidité à toute épreuve. Aussi les parois qui forment l'avant sont-elles de véritables murailles.

Lorsqu'un vapeur entre en rade dans de pareilles conditions, le côté pittoresque ne fait pas défaut. Une foule de curieux entoure le steamer ou fuit devant lui à mesure qu'il pénètre dans la glace. Le pauvre saint Pierre doit être bien honteux de sa frayeur, s'il voit tous les gamins qui courent ici sur les flots.

Je vous ai dit, tout à l'heure, que le thermomètre Fahrenheit était descendu jusqu'à 20° au-dessous de zéro, ce qui en fait 29 centigrades. Cela n'est arrivé qu'une fois, vers la fin de janvier; et encore faut-il ajouter que les habitants n'en parlaient qu'avec consternation, comme d'un fait qui ne s'était presque jamais produit antérieurement. En effet, l'hiver terre-neuvien est bien plus redoutable par sa durée que par sa rigueur. Il faut compter qu'on restera sept mois sous la neige, d'octobre à mai. Et quelle neige! Elle s'amoncelle en maints endroits jusqu'à la hauteur de plusieurs mètres. De sorte que les routes deviennent impraticables même aux traîneaux. Et comme le temps est très-souvent clair pendant la saison froide, il arrive fréquemment que dans la journée le soleil fait fondre la neige à la surface. Aussitôt que le jour commence à baisser, la glace se reforme, et, comme toutes les rues de la ville sont plus ou moins en pente, il devient impossible de se tenir debout sur ce glacier si l'on n'est ferré à glace.

Avril amène le dégel, qui dure jusqu'à la fin de mai. Quelquefois, pendant la nuit, il se produit une baisse soudaine dans la température. Alors le lendemain matin tout est enveloppé de glace comme d'un émail. Et chaque objet, jusque dans ses plus petits détails, semble être enfermé dans un écrin de cristal. Rien de joli comme un rayon de soleil éclaboussant de lumière un bouquet d'arbres ainsi transformés.

On passe donc à patauger dans l'eau froide et sale les deux mois les plus charmants: avril et mai. Aucun symptôme de végétation ne se produit avant la soudaine et définitive apparition de l'été.

Quelquefois, en mars, on est tenté de croire que l'hiver fait ses préparatifs de départ. Mais pour m'ôter toute illusion à cet égard, quelqu'un me citait l'autre jour ce proverbe: «Lorsque mars vient en colombe, il s'en va en lion.»

Triste pays, n'est-il pas vrai? dont on peut dire que l'année y a perdu son printemps!

Et l'été lui-même vaut-il beaucoup mieux? Juin et juillet sont presque toujours brumeux. Quelquefois, pendant ces deux mois, on reste quinze jours sans voir ni la mer ni le port, qu'un brouillard épais dissimule entièrement. Fait assez singulier, ce brouillard s'arrête toujours le long des quais, sans jamais pénétrer dans la ville. De sorte qu'au lieu du havre, de ses navires et de ses falaises, on voit se dresser devant soi une haute muraille blanche, opaque, impénétrable. D'autres fois ces bandes de nuages se reposent à l'entrée de la passe, sans envahir l'intérieur de la rade. C'est alors qu'il est curieux de voir entrer un navire. Au moment où l'on s'y attend le moins, on l'aperçoit, tout à coup, émerger dans la lumière comme une apparition.

Bref, on finit par se sentir comme dans une prison. On a des accès de mélancolie. Cette muraille blanche vous pèse sur le coeur et vous énerve. On regrette l'hiver avec ses ciels limpides, et surtout on appelle de tous ses voeux l'été indien.


CHAPITRE II

Je viens de vous faire passer une année entière avec moi. C'est beaucoup abuser de votre temps et de votre amitié, n'est-ce pas? Mais voyez la petite trahison: je vous sais fort curieux; aussi ai-je réservé pour la fin le plus intéressant. Il faut donc bien que vous m'écoutiez jusqu'au bout pour être satisfait. Jusqu'au bout?... Cher ami, vous avez beaucoup de chance pour que je reste en route!

Parlons un peu de Saint-Jean. Figurez-vous que j'habite une ville toute bâtie de bois.—Et pourtant c'est la capitale de l'île de Terre-Neuve, celle qui s'intitule, avec un orgueil tout britannique, «la plus ancienne des colonies anglaises».

 

C'était le 24 juin 1497. Les brouillards sont presque constants à cette époque de l'année autour de Terre-Neuve. Mais parfois un rayon de soleil y ouvre une brusque et profonde blessure, et c'est ainsi que ce jour-là, au lever de l'aurore, l'île vierge, dépouillée de son voile de gaze, fut surprise pour la première fois par des regards européens.

D'une voix triomphante, la vigie qui veillait dans le mât de misaine du Mathieu, petite barque de Bristol, poussa ce cri: «Terre! terre!»

Le capitaine était John Cabot, et son fils, Sébastien, avait rang de premier officier. Des cris d'enthousiasme s'élevèrent du pont, et dans les rochers de la côte, l'écho étonné répétait sans comprendre les sons qu'il n'avait encore jamais entendus.

L'histoire dit pourtant que les morues ne s'en émurent point, ne pouvant s'imaginer de quels malheurs pour leur race la venue de ces hommes était le signal.

Elles partageaient alors avec les phoques la souveraineté absolue de l'île et de ses dépendances, mais l'Angleterre ne tardera pas à les en déposséder à son profit, sous prétexte que Sébastien Cabot qui commandait le Mathieu était né à Bristol.

Au mois de février de l'année suivante, le roi Henri VII accorda à John Cabot une nouvelle patente l'autorisant à renouveler son expédition à la tête de six navires. Mais, cette fois, le vieil Italien n'y alla pas et confia sa mission à son fils Sébastien, alors âgé de vingt-trois ans.

Néanmoins, malgré sa perfide joie à harponner toute proie nouvelle, ce ne fut que quatre-vingt-six ans plus tard qu'Albion songea à établir officiellement sa domination sur Newfoundland. En effet, nulle tentative de colonisation n'avait été faite durant ce laps de temps, presque un siècle.

Les phoques, déjà renommés pour leur habileté diplomatique, s'étaient constitués en congrès avec les marins. Des plénipotentiaires avaient été nommés, et une conférence s'était réunie sur les bancs, qui avait décidé qu'il fallait employer la plus extrême prudence à ne pas éveiller la dévorante ambition des Anglais; que pour cela il était nécessaire d'observer le plus grand silence et de ne point former d'attroupements sur la voie publique.

Mais, quatre-vingt-six ans plus tard, le congrès s'étant assemblé de nouveau pour voter des félicitations à ses peuples, les Anglais le surprirent pendant qu'il délibérait, et une extermination générale fut résolue.

Ce jour-là, quatre vaisseaux de guerre anglais et trente-six navires de pêche de toutes nationalités se trouvaient réunis dans le port de Saint-Jean.

Sir Humphrey Gilbert descendit à terre. Des otages pris parmi les phoques et les morues furent traînés devant lui chargés de chaînes. Tout autour, des officiers et un assez grand nombre d'autres personnes formèrent le cercle. Sir Humphrey donna alors lecture d'une patente royale l'autorisant à prendre possession de Terre-Neuve au nom de la reine Élisabeth, et à exercer sa juridiction sur l'île et sur tous les autres domaines de la couronne dans la même région.

Puis, se tournant vers les otages, il leur déclara que leur autopsie allait être ordonnée. Deux chirurgiens de la marine royale s'avancèrent alors, scalpel en main, et ce fut à cette occasion que la vivisection fut pratiquée pour la première fois. De l'économie anatomique de la morue il fut déduit que sa chair fournirait un aliment à la fois substantiel et délicat. Quant au phoque, sa peau rembourrée de graisse fit penser qu'il serait un produit précieux pour l'industrie nécessaire au développement du pays.

En conséquence, guerre ouverte fut déclarée aux peuples sous-marins, et tous moyens proclamés bons et loyaux pour les mettre en conserves.

La juridiction de sir Humphrey Gilbert, selon qu'elle était délimitée par la patente, s'étendait à deux cents lieues à la ronde. Aussi comprenait-elle, avec Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, une partie du Labrador, le Cap-Breton et l'île du Prince Édouard.

C'était presque un royaume, et sir H. Gilbert avait amené avec lui du Devonshire environ deux cent cinquante colons, pour commencer à le peupler. Il fut soutenu dans son entreprise par son célèbre demi-frère, sir Walter Raleigh. Celui-ci avait d'abord fait partie de l'expédition dirigée par sir Humphrey. Mais une maladie contagieuse éclata à son bord, et il dut regagner l'Angleterre.

C'est ainsi que furent jetés les premiers fondements de l'empire colonial que l'Angleterre s'est conservé dans l'Amérique du Nord.

Mais Terre-Neuve seule nous occupe, pour l'instant, et comme son histoire est peu intéressante, je ne ferai que vous l'esquisser à grands traits.

Il n'est cependant peut-être pas inutile de rappeler que les Français furent les véritables colonisateurs de Terre-Neuve.

Après la découverte des Cabot, ce sont des navigateurs français, Cartier, puis Champlain, qui viennent débarquer sur ses côtes. En 1525, François Ier envoie Verazini déployer la Salamandre sur la «terre nouvellement trouvée» et déclarer aux phoques et aux morues qu'ils passent sous sa royale domination. En 1604, le premier établissement français est fondé, et Terre-Neuve et l'Acadie, aujourd'hui Nouvelle-Écosse, sont à nous pendant tout le cours du dix-septième siècle et jusqu'au traité d'Utrecht.

Une coalition nous les enlève pour les donner alors à l'Angleterre. Durant cette période, toutes les places fortes de Terre-Neuve, et surtout Saint-Jean, changent vingt fois d'occupants.

Enfin 1713 nous chasse définitivement de nos anciennes possessions, ne nous laissant que les îles Saint-Pierre et Miquelon, et des droits de pêche sur une partie des côtes de Terre-Neuve. Ces droits, qui nous seront renouvelés dans la suite par plusieurs traités, méritent une étude toute particulière, et que je renvoie à plus tard.

 

Quels traits me reste-t-il donc encore à marquer pour achever ce rapide crayon de l'histoire terre-neuvienne?

Depuis cette époque troublée de guerres, rien n'a été plus paisible que l'établissement et le développement des colons anglais. En 1855, Terre-Neuve devint colonie indépendante. Il n'y eut plus de garnison dans l'île, et à Saint-Jean (Saint-John's), la capitale, les seuls agents à la disposition du pouvoir exécutif sont cinquante «policemen» tant à pied qu'à cheval.

Tel est l'état actuel du pays dans lequel je vous ai conduit et dont je m'efforce de vous bien faire les honneurs.

 

Quant à la résistance que les Indiens ont pu opposer à l'invasion de leur île, on n'en a jamais entendu parler.

Tout ce qui reste aujourd'hui des premiers maîtres de Terre-Neuve se réduit à une dizaine de familles d'aborigènes de la tribu des Micmacs. Elles se sont groupées et forment un village sur un certain point de la côte nord.

Du reste, fort inoffensifs et de caractère paisible, ils pêchent pendant l'été et poursuivent en hiver les animaux à fourrures qui habitent le long des rivières et l'intérieur des forêts si peu connues de l'île.

N'est-il pas étonnant que la «race née du sol» ait si rapidement disparu dans un pays presque inexploré et sur lequel on en est encore réduit à se faire une opinion basée sur l'hypothèse?

Car, ainsi que je vous l'ai dit, les côtes seules sont parfaitement connues, et tous les établissements des Européens ont été fondés sur le bord de la mer. Du reste, quoi de moins surprenant? Quelle est l'«attraction» qui a amené et fixé ici ceux qui constituent désormais le peuple de Terre-Neuve? La pêche, uniquement la pêche. C'est au phoque et à la morue que ce pays doit sa colonisation. Sans la présence de ces mines de richesses à exploiter pour l'industrie, ce serait encore un désert que cette pauvre île au sol déshérité.

Toutes les villes, tous les villages ont la même origine, sinon les mêmes fondateurs. Des marins sont venus, français d'abord et plus tard anglais, qui ont cherché sur les côtes une baie, un havre offrant à la fois un abri sûr à leurs navires et du bois pour la construction de leurs cabanes et des échafauds nécessaires au séchage de la morue. Les côtes devinrent mieux connues; on sut quels endroits le poisson avait coutume de fréquenter le plus. Il se fit alors sur ces divers points des agglomérations de pêcheurs. Quelques-uns hivernèrent et se mirent à faire le commerce pour leur propre compte. Mais ils consommaient, et le pays ne produisant rien, l'importation dut faire croisière avec l'exportation entre Terre-Neuve et l'Europe. À côté des établissements de pêche s'en élevèrent d'autres plus considérables, des habitations, des magasins: le fondement d'une nouvelle nation était jeté.

 

À l'heure qu'il est, la population de toute l'île s'élève à environ cent quatre-vingt mille habitants, la plupart Irlandais et Écossais d'origine. Sur ce nombre, trente mille sont agglomérés à Saint-Jean. On en compte de six à sept mille au Havre de Grâce et à Twilingate, qui sont, après la capitale, les deux centres commerciaux les plus importants.

Je me bornerai à vous parler de Saint-Jean. Aussi bien est-ce la ville la plus intéressante, et puis, c'est la seule que je connaisse.


CHAPITRE III

Durant la possession française, c'est Plaisance (Placentia), sur la côte sud de l'île, qui était la capitale de Terre-Neuve. Et c'est sans doute à sa situation privilégiée que Saint-Jean doit d'avoir détrôné son ancêtre. En effet, la ville s'élève sur la côte sud-est, dans la presqu'île d'Avalon, au point le plus rapproché de l'Europe.

Je vous en ai déjà décrit l'aspect, et vous savez aussi qu'elle a un port naturel profond et abrité de tous les vents, le point le plus étroit du goulet (the Narrows) ne mesurant pas plus de six cents pieds en largeur. Le havre s'étend en longueur sur un mille et un quart et presque sur un demi-mille en largeur. Au centre, la sonde descend jusqu'à quatre-vingt-dix pieds. Tout autour des collines de cent quatre-vingts à deux cents mètres d'altitude lui permettent de dormir sans inquiétude, tandis que l'ouragan se déchaîne au large. Les navires de tout tonnage peuvent à toute heure venir s'amarrer le long de ses quais hospitaliers.

Débarquons donc, si vous y êtes disposé, et montons faire un tour en ville.

Ces débris de murailles et de fortifications que vous apercevez à l'entrée du port sont de construction française. Ce sont en effet nos compatriotes qui ont commencé cette ville aujourd'hui tout à fait anglaise, ou, pour mieux dire, terre-neuvienne. Et s'il ne reste point de traces plus nombreuses de leur possession, la cause en est le fameux incendie qui, il y a environ quarante ans, dévora Saint-Jean tout entier.

Ce terrible événement ne s'est point effacé de la mémoire de ceux qui l'ont vu, ni de celle de leurs descendants.

Il y a quelque quatre ou cinq mois, des missionnaires lazaristes étaient venus prêcher une retraite à la cathédrale. À cette occasion, un pauvre homme s'étant approché du confessionnal:—Depuis combien de temps, interrogea le Père, ne vous êtes-vous pas confessé?—Depuis le feu.—Depuis le feu?—Oui: depuis le grand feu.—Combien de temps cela fait-il à peu près?—Ah bien! trente-cinq ou quarante ans!

Parmi le peuple de Saint-Jean, le «grand feu» est comme le commencement de l'ère terre-neuvienne.

À la suite de cette catastrophe, une loi fut votée par les Chambres coloniales ordonnant que les rues principales auraient cinquante pieds de largeur, et que les maisons seraient construites en briques. La voie la plus commerçante de la ville, celle qui longe le port, fut en effet rétablie dans ces conditions. Néanmoins, dans les autres quartiers, la très-grande majorité des habitations est en bois.

Du reste, cela ne nuirait en rien à l'aspect ni à l'agrément de la ville si, par ailleurs, elle ne donnait une si large part à la critique. En été, la moindre pluie transforme les rues en marécages, et le moindre vent voltigeant dans un rayon de soleil soulève en un instant des trombes de poussière. Le pavage est chose absolument inconnue. Encore si l'on pouvait chercher refuge sur les trottoirs!

Gardez-vous-en bien. Ils sont faits de planches couchées les unes auprès des autres et pour les trois quarts pourries. Aussi, rien de plus dangereux pour un étranger que de s'y aventurer la nuit. En l'absence de la lune, la ville est à peine éclairée, et l'on ne sait si l'on ne posera le pied dans un trou ou si l'on ne buttera contre quelque obstacle imprévu.

En hiver, les rues ne sont jamais déblayées, et, suivant le caprice du temps, il faut se résigner, pour sortir, à enfoncer dans la neige ou à se tenir en équilibre sur le sol cuirassé de glace. Connaissez-vous les Alpes? Imaginez-vous une ville bâtie sur un glacier.

Tout cela vient de l'absence d'une municipalité. Et l'absence d'une municipalité vient du manque d'argent, et le manque d'argent de ce que MM. les habitants ne veulent pas payer d'impôts: et MM. les habitants ne payent pas d'impôts. Il n'y a que sur l'eau que le gouvernement a réussi à prélever une taxe. Mais sur ce point il faut convenir que rien ne laisse à désirer: l'eau coulant jour et nuit dans les maisons et sous la ville, et devenant ainsi une haute garantie de salubrité.

 

Que vous dire encore de la physionomie extérieure de la ville? Ses quelques monuments sont peu remarquables. Jusqu'ici, le plus vénérable, aussi bien par sa position que par ses proportions et sa richesse, est la cathédrale catholique, qui n'est d'aucun style bien défini, quoique toutes ses ouvertures soient à pleins cintres. La cathédrale protestante-anglicane, dont une partie est encore en voie de construction, ne sera pas moins vaste que la précédente; mais, malgré ses fenêtres à ogives, elle sera toujours écrasée par sa rivale dont les tours s'élèvent, imposantes, sur le point culminant de la colline.

Le palais du Parlement est une grande construction en pierres de taille avec un fronton grec. Quant au palais du gouvernement, résidence du gouverneur, ce n'est ni plus ni moins qu'une vaste bâtisse, composée d'un corps de logis flanqué à droite et à gauche d'un pavillon sans aucune prétention à aucun style.

Quoi encore? Le beau collége de Saint-Patrick, dirigé par des prêtres; l'«Athenæum Hall», belles salles de concert et de lecture. Le reste ne vaut pas la peine d'être nommé.

Vous vous attendez sans doute à ce que je vous parle aussi des quais et de la belle promenade le long de la mer? Mais, mon cher ami, n'oubliez donc pas qu'ici tout est fait pour la morue, rien pour les hommes. La rue la plus rapprochée du havre le longe sans l'apercevoir que par quelques échappées. La file des habitations et boutiques des commerçants du lieu l'en sépare. Chaque négociant a ainsi, derrière sa maison, sa calle et son quai, construits en bois sur pilotis, et qui donnent accès dans la rue par un passage sous la maison.

 

Maintenant que je vous ai traîné par tous les chemins de la ville, laissez-moi croire, pauvre ami! que je ne vous ai pas trop ennuyé, et venez que je vous montre l'intérieur des principaux endroits où ils vous mènent, en vous contant ce qui s'y passe..........................

....................................................................

Voilà donc, sauf quelques modifications, la lettre que j'avais commencée le 1er mars 1883. Ainsi que je m'y attendais, elle n'a jamais eu de fin. Aujourd'hui, je la reprends pour l'adresser au grand public. Tiendrai-je mieux mes engagements vis-à-vis de lui? Je l'ignore. Essayons pourtant, et puissent mes efforts, s'ils aboutissent, me mériter de sa part des encouragements pour l'avenir!


DEUXIÈME PARTIE

LE MONDE ET LA VIE.

Pendant les derniers mois de mon séjour à Terre-Neuve, énervé par la monotonie de mon existence, je me suis rendu coupable d'une sorte de journal.

Bien des pages sont écrites avec une plume arrachée à l'aile de l'oiseau bleu de la rêverie. D'autres sont crayonnées de portraits pris sur le vif, entremêlés d'observations et de récits dont le mérite est d'être vrais.

Par le choix que je ferai de toutes celles-ci, j'espère initier, en l'intéressant, mon lecteur au caractère des habitants de Saint-Jean et à leur façon de vivre.

À ceux qui penseraient ouvrir un livre de profondes et solennelles études, il ne serait peut-être pas mal de dire que j'avais vingt ans lorsque j'ai débarqué sur les côtes d'Amérique, et qu'à l'heure où j'écris, je n'ai pas encore une moustache capable d'inspirer un effroi respectueux à quelques jolis bambins qui m'appellent leur oncle.

Ceci est donc, avant tout, une page de la vie à l'étranger d'un Français jeune, artiste et poëte à son heure, comme tout homme bien né doit l'être par le temps qui court.

Et du reste, si je mêle à mon récit quelques grains de poésie, ne sera-ce point le rendre plus semblable et plus conforme à la vérité?—N'y a-t-il pas plus de rêve et d'amour dans la vie que dans un roman?

Et puis, quand je ne le voudrais pas, pourrais-je faire que les femmes ne soient là-bas très-supérieures aux hommes et n'obligent de la sorte à faire la part plus grande à l'étude de leur sexe?


CHAPITRE PREMIER

Deux jours après mon arrivée à Terre-Neuve, j'entrai de plain-pied dans la société de Saint-Jean. Il y avait un bal au palais du gouverneur; je me trouvais faire partie du monde officiel, et je fus invité aussitôt.

Quel pourrait bien être l'aspect de cette réunion?

Je savais déjà, et c'était une des premières nouvelles que j'avais apprises en descendant à terre, qu'il y avait par la ville nombre de jolis minois.

«Les femmes d'ici sont charmantes, me disait-on. Vous êtes sûr d'être fêté et accueilli par elles avec empressement.»

Nous fendions la foule des curieux en station sur la «cale» de la Compagnie Allan. À notre passage, les yeux s'écarquillaient, les oreilles se tendaient sans rien comprendre.

Derrière nous, des émigrants russes, allemands, irlandais, quittaient le pont, chargeant la passerelle de leur troupeau grouillant et misérable. Aussitôt, les poulies crièrent; les câbles agités s'élancèrent dans le ventre du vaisseau, et lentement, avec effort, un à un, ils en remontaient, entraînant après eux de lourds colis qu'ils ne lâchaient que pour se jeter sur une autre proie. Par groupes, ceux du navire et ceux de la ville évacuaient le plancher du quai. Au pied d'un mur, un rassemblement s'était formé.

—Qu'est-ce?

—Rien: deux matelots qui s'accommodent le visage à coups de poing.

Je fus content; c'était couleur locale.

Du reste, le ciel était bleu, le soleil presque chaud, et je vivais enfin, après un malaise de neuf jours, sur une mer froide.

Le soir, de très-loin, on entendait encore le ronflement aigu du treuil qui s'acharnait sur le steamer à son travail de mineur. Il s'élançait, prompt et bruyant comme la foudre, et d'un coup sec s'arrêtait soudain.

La manoeuvre se faisait maintenant à la lueur rouge des fanaux. Je dus y aller, car une malle manquait à mon bagage. Une étroite échelle qui plongeait dans les ténèbres me conduisit à fond de cale. Là je rampai sur la surface houleuse des ballots de toute forme, heurtant de la tête contre la nuit des parois, et souvent obligé de rétrograder à reculons, faute d'espace pour me retourner.

Dieu! que les étoiles me semblèrent éclatantes et l'obscurité lumineuse lorsque, allongé tout droit sur la petite échelle, les coudes au corps, la tête en vigilance, je sentis l'air libre autour de moi!

 

Non moins agréable fut la sensation que j'éprouvai à quelques soirs de là, quand je fis mon entrée dans les salons éblouissants de l'administrateur.

Trouver à Terre-Neuve un monde, ou simplement quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle le monde, voilà ce que j'étais loin d'imaginer en quittant Paris.

—Connaissez-vous Saint-Jean de Terre-Neuve?

—Parbleu! c'est là qu'on fait sécher la morue.

—Ah bah!... Suivez-moi donc!

Il n'y a pas de gouverneur pour le moment, mais un simple administrateur qui en tient lieu et place: Son Honneur sir F. B. T. C... K. C. M. G.

On me présente; mais je ne sais encore que trois mots anglais, qui ne sont pas d'accord ensemble, et lui n'est pas plus fort en français. Heureusement, dans un shake-hand un Anglais peut vous faire comprendre tout ce qu'il pense sans être capable de l'exprimer. Voilà pourquoi, cette fois, notre conversation se borna à cet acte de courtoisie.

À défaut d'un grand homme, l'administrateur est un homme grand. Il s'avance vers vous, toujours affable, la main tendue, ses petits yeux souriant dans sa tête de vieil enfant rasé. Du plus loin qu'il vous voit, il s'empresse, pour vous faire honneur, de déganter sa main droite, afin de vous la donner toute nue à serrer.

Ainsi fait là-bas tout vrai gentleman.

Très-fier de son crachat et de sa cravate rouge, l'administrateur! Ils sont comme cela trois ou quatre à Terre-Neuve, que la Reine a affublés des insignes de ce «chevalier-compagnon de Saint-Michel et Saint-Georges», ce qu'ils expriment toujours avec le plus grand soin à la suite de leur nom par ces initiales: K. C. M. G. Cet ordre créé pour les colonies, et qui ne jouit que là d'une certaine considération, donne à son titulaire droit au titre de sir.

On ne saurait croire à quel point ce tout petit mot remplit la bouche d'un Anglais.

À Terre-Neuve, le moindre politicien qui a la rare fortune de pouvoir s'appeler sir est du même coup consacré grand homme. Ce qu'il y a de plus joli, c'est que lui-même s'imagine l'être. Bien qu'il ne soit sir qu'en vertu de son K. C. M. G., il a tôt fait d'établir sa généalogie jusqu'à Guillaume le Conquérant. Or, comme, en général, personne ne sait d'où il sort, il lui est aisé de faire dire ce qu'il veut.

Plus fier qu'un pair d'Angleterre, il en impose autour de lui, et à l'étranger qui sourit, on insiste: «Il est sir! Ne savez-vous pas? c'est un sir!»

 

Ah! madame, la jolie robe qui vient de faire froufrou dans mes jambes!

On dit autour de moi qu'elle vient de Paris. Cela se peut bien: en soie couleur du temps, miraculeusement relevée de toutes parts avec des rangs de perles. Et pourtant, cette robe,—on dit maintenant qu'elle vient de chez Worth,—elle n'est pas parfaite; quelque chose y manque: le chic n'y est pas.

Attendez donc!... La robe a du chic;—c'est la femme qui en manque.

—Quelle est donc, monsieur le secrétaire, cette ravissante personne qui entre par là?

—Où la voyez-vous?

—Ici: cette brune qui porte comme une Parisienne une robe de moire blanche brodée de perles, avec une touffe de roses pourpre au corsage?

—Aoh! c'est ma fille.

L'heureux père! il en a quatre comme celle-là, toutes plus accomplies les unes que les autres et toutes parlant français.

À peine ai-je eu le temps d'être présenté à cette jeune reine, qu'un danseur l'emporte dans un tourbillon. Mais aussitôt on m'introduit à une yung lady parlant français.

—Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de danser cette valse avec moi?

—Certainement, monsieur, à moins que vous ne préfériez la «causer».

Je m'empressai d'accepter, et aussitôt, prenant mon bras, elle m'entraîne hors des salons, et nous enfilons un large couloir où d'autres groupes se promenaient déjà.

J'étais ébahi de cette liberté d'allures, que je trouvais du reste adorable. De papa et maman point n'était question. Qu'avaient-ils à voir dans nos affaires? On n'avait pas même jugé à propos de me les montrer. Et puis ni l'un ni l'autre ne savaient un mot de français.

Au contraire, miss Esther le parlait correctement et avec une jolie pointe d'accent anglais, à peine de quoi rappeler sa nationalité.

Au bout d'un instant, de nouveaux promeneurs affluèrent par toutes les portes dans le corridor. C'est qu'ici, au lieu de déposer gravement sa danseuse sous l'aile de sa mère dès qu'on a cessé de la faire tourner, on lui offre le bras et, jusqu'à la danse suivante, on se promène, on cause, en un mot, on flirte.

À la première reprise de l'orchestre je pensais,—j'étais alors farci de préjugés,—que les convenances et la discrétion me faisaient un devoir de ramener miss Esther à sa place.

—Vous allez danser? interrogea-t-elle.

—Je n'en ai nullement l'intention.

—Alors continuons à causer, c'est bien plus agréable.

C'était fort mon avis. Je n'avais jamais été à pareille fête. Je trouvais savoureux à l'excès le pain blanc de la flirtation, en vrai Français qui n'a jamais eu sa part de ce mets exotique.

Et la conversation reprit son train, touchant à tout, sans embarras, sans entraves et sans repos.

La dernière valse arriva. Miss Esther l'avait promise, et, en quittant mon bras qu'elle avait gardé plus d'une heure, elle me dit qu'elle comptait sur ma visite dès le lendemain.

 

C'était dimanche aujourd'hui, et la journée a débuté par m'apporter plusieurs nouveaux sujets de stupéfaction.

D'abord, à la messe de onze heures à la cathédrale. Le premier dimanche, le secrétaire colonial m'avait gracieusement ouvert l'accès de sa stalle. Je ne pouvais faire moins, en face d'une telle marque de courtoisie, que de me conformer pour la tenue à la façon d'être de mes voisins. Or, en sortant de l'église, à midi, j'avais tâté avec inquiétude mes malheureux genoux ankylosés par suite de l'abus que j'en avais fait.

Ce matin, grâce à miss Esther, je suis monté à la tribune de l'orgue. J'ai rencontré là une dizaine de jeunes filles de la meilleure société d'ici et qui se réunissent tous les dimanches pour chanter.

Bien entendu, la première convention qui a été établie entre elles a eu pour but de permettre à chacune d'amener avec elle un cavalier.

Me voilà donc introduit parmi ce choeur de vierges, placé auprès de ma protectrice et me faisant à moi-même l'effet d'un loup entré dans la bergerie.

Je m'accoutumai vite à l'entourage, et je crois même que la messe me parut moins longue que la première fois.

Il est vrai que j'eus les oreilles charmées au delà de toute expression.

Soudain, une voix pure, fraîche, délicieusement timbrée et conduite avec un art infini, modula les premières mesures de l'Ave Maria de Mercadante. À la fin du morceau, j'étais au ciel.

Impossible de soupirer ces longues phrases avec une douceur plus harmonieuse; impossible de mettre plus d'âme aux ardeurs de l'invocation. Et comme la voix se perdait haut et loin insensiblement, et comme elle revenait aux notes graves avec une chaude passion!

Bref, j'étais dans l'extase, invoquant tour à tour les noms de Van Zandt et de la Patti, et me disant que si mon âme pouvait souvent se griser de cette voix, je serais heureux à Terre-Neuve.

Dès qu'elle eut achevé, miss Fisher reprit modestement sa place tout contre l'orgue. Aussitôt je me fis présenter pour lui offrir l'hommage de mon enthousiasme.

Quelle fut ma stupéfaction, un instant après, lorsque j'appris qu'elle était actrice et protestante!

Eh bien! elle était là non-seulement avec l'assentiment, mais sur la prière de l'évêque. Au bout de quelque temps, ce dernier la décida même à venir tous les dimanches. Dix-huit mois après, vers l'époque de mon départ, son talent s'était accru à tel point, qu'entendant la Patti à New-York, quelques jours après, je m'écriai à part moi: «Je n'aurais jamais cru que miss Fisher chantât aussi bien!»

Du reste, elle se trouvait à Saint-Jean par hasard, retenue par sa mère très-malade depuis longtemps.

D'autres étonnements m'étaient réservés pour ce jour-là.

Comme nous descendions de la tribune, l'abbé Galveston, un artiste et déjà un ami, nous croisa dans l'escalier et s'arrêta pour parler avec une jeune fille.

Je ne la connaissais pas encore, et, comme je passais, elle se fit présenter à moi par le prêtre. Je serrai la main que me tendait miss Lizzie et continuai à suivre miss Esther. Deux de ses amies, qui semblaient nous guetter, nous arrêtèrent sous le porche pour solliciter également l'honneur de m'être présentées.

J'étais confus, presque offusqué de voir avec quelle audace cavalière les jeunes filles osaient se jeter à la tête des jeunes gens. Ces deux dernières, miss Catherine, qu'on appelait Kitty, et sa soeur, miss Bessy, parlaient français aussi bien que moi.

Mais je m'enfuis avec miss Esther qui demeurait tout près et que j'accompagnai chez elle. C'est alors que je fis la connaissance de ses parents.

Au bout d'un instant, on apporta du sherry et du porto. C'est l'habitude là-bas d'offrir de ces vins au visiteur. Le climat permet l'usage quelque peu abusif des boissons alcooliques. En hiver, il est même nécessaire d'en prendre, et c'est alors que le soir on aime à se réchauffer le sang avec un grand verre de wiskey et d'eau chaude.

Dès qu'il eut avalé son sherry, le père de miss Esther, sachant parfaitement que ce n'était pas lui que je venais voir chez lui, se retira discrètement pour me laisser en tête-à-tête avec sa fille.

Après une conversation des plus nourries et quelques moments employés au piano, je pris congé, et reçus l'invitation de venir souvent passer la soirée.

Chemin faisant, je réfléchissais sur l'étrange liberté laissée à toutes ces jeunes filles; à l'entière faculté qu'on leur accordait, de donner rendez-vous à des jeunes gens, de les recevoir en tête-à-tête, le soir comme le jour, sans que les parents soient préalablement consultés sur le choix de ces jeunes gens attirés chez eux. J'admirais cette confiance absolue de la part du père et de la mère, confiance méritée à coup sûr, puisqu'elle n'était jamais ébranlée dans l'esprit des parents.

Comme j'étais loin de la France! Quelle différence de moeurs, de vie! Et comme ce commerce perpétuel et intime avec les jeunes filles devait mettre au coeur de l'homme un tendre respect et une affectueuse estime pour la femme!

J'en étais là de mes rêveries, lorsqu'une légère charrette anglaise qui venait à ma rencontre s'arrêta tout à coup auprès de moi.

Je n'eus que le temps de reconnaître miss Lizzie et de saluer.

—Montez là auprès de moi, je vous emmène à la maison, me dit-elle dans un joli français de sa façon.

Je pensais d'abord avoir mal compris, ou bien qu'elle-même ne savait pas très-exactement la signification des mots qu'elle venait d'employer.

Je voulus m'excuser, mais elle insista, et, prenant mon parti en brave, je m'installai auprès d'elle. Je me demandais avec terreur quel scandale nous allions causer par les rues, car elle demeurait hors ville, presque à la campagne, et il fallait traverser Saint-Jean tout entier.

Je savais qu'ici il y avait environ quatre femmes pour un homme: que par suite, les jeunes filles trouvaient difficilement à se mettre en ménage et faisaient la chasse aux maris.

Struggle for life. Ici: struggle for vedding.

Je me croyais déjà compromis, obligé de comparaître devant M. le consul, qui, usant à la fois de ses droits hiérarchiques et paternels, m'aurait sans doute fort mal reçu, ne trouvant pas l'union à son goût.

Je ne me sentais moi-même alors aucune inclination pour le mariage—pour celui-là surtout.

Cependant, voyant que l'attention des passants n'était pas soulevée outre mesure, je me rassurai petit à petit.

Miss Lizzie, qui parlait très-peu le français, parlait beaucoup pour faire croire qu'elle parlait bien. Moi, je l'aidais, trouvant le mot qui ne lui venait pas, achevant pour elle la phrase commencée.

À cela, elle déclarait, et la remarque est très-juste:

—Vous autres, Français, êtes très-charitables: vous ne vous moquez jamais des étrangers qui parlent mal votre langue, et vous les aidez à exprimer leur français. Nous, au contraire, nous rions à la moindre faute et ne soufflons jamais le mot qu'on a de la peine à trouver.

Enfin, nous arrivons à la Colline des Fleurs. Toute la famille se met en quatre pour me recevoir; mais Lizzie est la seule que je comprenne à peu près; de sorte que le salon semble transformé en théâtre de marionnettes.

Comme j'ai bu du porto chez Esther, j'opte ici pour le sherry. Pour échapper au second verre que le papa veut à toute force me faire avaler, je salue et me dirige vers la porte.

Miss Lizzie m'accompagne jusqu'à la sortie du jardin, et le long de la route ramasse un bouquet de pensées qu'elle m'offre au départ:

—Attendez, fait-elle avec un sourire, je vais vous le passer à la boutonnière.

En cet instant, je me fis à moi-même le voeu de ne plus m'étonner de rien de la part d'une jeune fille anglo-américaine.

 

Novembre.—Quelle chose étrange que je n'aie pas encore parlé de Benoît, mon unique compatriote! Je l'entends qui entre, et cela m'y fait penser.

Benoît, c'est l'homme de tous les instants; l'homme de toutes les utilités; l'homme de tous les services, de tous les renseignements, de toutes les complaisances.

Quand on le connaît, on ne peut, en le voyant, s'empêcher de songer au mot de M. Choufleuri parlant de son domestique: «Dieu, qu'il est bête!... Mais il est si dévoué!!!»

Un peu simple, ce brave Benoît, tout Normand qu'il est. Il lui arrive plus souvent qu'à son tour de mettre les pieds dans le plat. Mais il est si obligeant; il a si bon caractère et il reçoit les rebuffades avec tant de philosophie!

Toutes ses qualités se lisent sur sa bonne face ronde, un peu haute en couleur, plantée d'un nez charnu dont la base est bien au milieu du visage, mais dont le bout s'écarte avec une invincible horreur de la ligne droite, suivant en cela l'exemple de la moustache aux gros poils rudes d'un brun jaunâtre et qu'un perpétuel coup de vent semble relever d'un côté.

Benoît, Prosper, est le seul Français de Saint-Jean. Faisant mal ses affaires dans notre colonie voisine de Saint-Pierre-Miquelon, il est venu ici tenter la fortune. Il parle anglais, presque aussi mal que le français qu'il enseigne, du reste, dans plusieurs colléges de la ville et à bon nombre de particuliers. C'est son gagne-pain, et le pauvre homme n'a d'autres ressources pour faire vivre sa famille que de suivre ce métier qui, par tous les temps, toutes les glaces et toutes les neiges, le force à courir le cachet du matin au soir.

Il nous a été bien utile depuis notre arrivée ici, alors que je ne pouvais parler anglais. Que de renseignements il nous a fournis; que de courses et de commissions il a faites pour nous; dans combien d'endroits nous a-t-il servi d'interprète! Et tout cela avec le désintéressement le plus complet, par pur esprit de patriotisme.

Brave homme! Il mérite bien que je garde son souvenir dans ces pages, et je m'en serais voulu si j'avais tardé longtemps encore à parler de lui.


CHAPITRE II

26 décembre.—C'était hier Noël par un soleil radieux. J'ai dîné chez l'évêque: c'est-à-dire que j'y ai passé une partie de la journée, et je saisis cette occasion de parler de lui, de ses oeuvres et de son clergé.

Sur quel emplacement merveilleux s'élève la cathédrale catholique! Elle est le point que l'on voit de partout et d'où l'on domine tous les horizons. De là le regard se perd dans un lointain qu'il ne peut saisir jusqu'au bout. Entre deux chutes de montagnes, la mer se découvre, semblant sortir du havre et répandre dans le ciel en s'évasant ses flots d'aigues-marines. Si quelque navire quitte le port et se dirige vers l'Europe, on l'aperçoit pendant des heures filer tout droit, diminuer peu à peu et s'éteindre lentement dans un pli de vapeurs invisibles. Ou bien, s'il remonte les côtes, on ne le voit qu'un instant contourner les falaises. Il passe de profil, et un à un ses mâts disparaissent derrière les rochers, tandis que son pavillon qui s'agite à la corne d'artimon s'évanouit dans un dernier adieu.

Et tout d'un coup le vide se fait sur la mer unie, sinistre comme un tombeau qui se referme. L'immensité passe sur elle, accablante, jusqu'à ce qu'une voile imperceptible ramène la vie sur son aile blanche.

La mer est triste, vue de haut. Elle élargit sa ceinture jusqu'au milieu du ciel, et la plus forte houle y fait à peine frémir une ride.

Devant ce calme inquiétant, la méditation doit être plus facile et plus consolante au prêtre, et s'il en est ainsi, l'évêque de Saint-Jean est bien placé pour faire monter ses prières au firmament.

En effet, le palais archiépiscopal est tout près de la cathédrale.

Charmant homme, jeune, actif, intelligent, que l'évêque actuel!

D'ailleurs, toutes ses qualités trouvent aisément leur emploi; car c'est une grande situation que la sienne. Plus de la moitié des habitants de Saint-Jean, au delà de quinze mille âmes, sont ses sujets fidèles et soumis. Il est bien véritablement prince de l'Église; il règne en père et domine en roi parmi ses sujets.

Loin d'abuser de sa puissance, il ne s'en sert qu'avec la plus scrupuleuse modération et jamais dans son intérêt privé.

Il est vrai qu'il serait peut-être embarrassé pour exprimer un souhait. Car il vous fait les honneurs de chez lui avec un contentement qui illumine son visage. Il vous montrera ses écuries, sa basse-cour, son verger, son potager, non point pour en tirer vanité, mais parce qu'il se trouve heureux de tout cela et qu'il pense vous faire plaisir.

Du reste, accueillant au possible et très-enthousiaste de la «belle France». Il comprend difficilement le français et sait malgré tout s'en servir pour faire des plaisanteries qui l'enchantent.

Sa maladie est une nervosité déplorable. Dès qu'il est avec quelqu'un, le voilà dans tous ses états. Il vous fait asseoir trente-six fois. La crainte, je veux dire la terreur de ne pas vous faire une réception digne de vous le roule dans une agitation fébrile. Il ne cesse de parler et vous pose mille questions sans en attendre la réponse. Bref, il ne sait où donner de la tête pour être aimable, sans se douter que tant de pénibles efforts le rendent fatigant autant qu'ils le fatiguent.

Mais qui oserait lui faire un reproche de ce qu'il est ainsi, alors que c'est le plus naturellement du monde qu'il est si peu naturel?

Aussi la confiance et la vénération qui l'entourent lui sont-elles bien légitimement dues.

À sa table, qui nourrit une partie de ses prêtres, il est le boute-en-train de la réunion, il interpelle chacun et répand une gaieté communicative.

Dans la chaire, sa voix est la plus vibrante, ses gestes sont les plus larges, ses paroles les plus profondes.

Dans le monde, avec toute son exubérance apparente, il sait pourtant se taire et tout sonder chez les autres sans se laisser pénétrer.

Voilà pourquoi on l'aime, on le vénère et l'on a confiance en lui.

Ses fidèles sont ses enfants. Pauvres, pour la plupart, ils ont toujours de l'argent quand il leur en demande pour ses couvents, ses colléges, ses églises.

Facilement il eût pu se faire le chef d'un parti politique. Toute l'Irlande de Terre-Neuve obéirait à un signe de lui. Il a su résister à cette tentation d'orgueil. Il a compris que toute son influence devait être réservée à la cause de la religion, et que ce serait la prostituer que la mettre au service des ambitions de parti.

C'est qu'à Terre-Neuve le rôle de l'évêque catholique est un grand rôle. Il est le suprême directeur des couvents et colléges où la jeune génération de l'île va chercher des idées d'études, jusque-là tout à fait étrangères aux indigènes.

Et surtout il est comme le patron de ces nombreuses confréries d'hommes qui, pour le Français, sont le côté pittoresque de la société de là-bas. Je pourrais aussi bien dire grotesque, n'était la grandeur morale du but.

Je veux parler de ces «sociétés de tempérance» dont l'accroissement a grandi si vite dans tout le nord du continent américain et de ses dépendances.

C'est une véritable ligue contre l'ivrognerie, ou mieux, contre l'alcool.

Voudra-t-on le croire? Le triomphe sur cet ennemi intime se fait si rapide que, dans le Maine, un des États de l'Union, la total abstinence est entrée comme loi dans la constitution politique! En d'autres termes, le débit public de l'alcool ou de toute boisson, bière, vin, etc., en contenant, est légalement interdit sur tout le territoire de l'État. Les rum-shops ou grog-shops, ce que nous pourrions traduire par zinc, n'y existent plus qu'à l'état de souvenirs. On trouve dans les campagnes des jeunes gens qui ignorent à la fois ce qu'est un homme soûl et ce qu'est l'alcool.

Depuis que l'ivrognerie a été expulsée, le nombre des crimes a considérablement diminué, et la fortune publique s'est accrue.

Voilà l'idéal rêvé et poursuivi par tous les pays de cette portion de l'Amérique.

Terre-Neuve, presque tout entière peuplée de marins, considère avec épouvante, comme un monstre surgissant des flots pour la dévorer, cette passion de boire qui brûle le cerveau et abat les muscles. Aussi a-t-elle engagé la lutte avec acharnement, aidée de tout l'empire du clergé catholique et protestant. Les sociétés de tempérance sont déjà imposantes par le nombre de leurs membres et par le zèle de ceux-ci à la diffusion de leurs principes.

Il faut les voir, les jours de grandes fêtes, se rendre en procession à l'église. C'est alors qu'apparaît le côté grotesque. C'est d'abord la band ou fanfare de la société. Jamais concert de chats, aux heures d'inspiration nocturne, n'inventa d'aussi sublimes discordances. Une vingtaine de gaillards déchaînent à pleins poumons, dans leurs cuivres, une tempête de fausses notes. Derrière eux, les membres leaders de la confrérie: par-dessus leur redingote ils portent en sautoir l'écharpe aux couleurs de leur Société; une écharpe large et longue, noblement étalée sur la poitrine, et de ses bouts, battant une cadence sur le mollet. Autour du chapeau haut de forme, un voile blanc noué avec art retombe en une queue longue comme celle d'un cheval arabe et que le vent soulève d'une main légère. Enfin, pour soutenir le poids de tant de grandeurs accumulées, ce pontife solennel, qui porte la redingote comme un chimpanzé qui n'aurait jamais fait cela de sa vie, s'appuie sur une houlette que décore un flot de rubans aux grâces bucoliques.

Puis la foule des membres de la confrérie.

Après c'est une autre band, d'autres houlettes, d'autres adeptes de la tempérance.

Et derrière encore un nouveau cortége, peut-être encore un quatrième, ô Musique!

Mais ce n'est point pour le vain plaisir de parader que se sont fondées les sociétés de tempérance.

Elles se réunissent en assemblées, présidées d'ordinaire par des membres du clergé ou du parlement. On prononce des discours, on prend des résolutions.

Le temps n'est pas loin où l'abstinence totale deviendra à Terre-Neuve une loi constitutionnelle.

Et il ne faut pas croire que tout cela se passe en paroles. Souvent dans un dîner, vous voyez des jeunes gens qui ne boivent que de l'eau. Pour rien au monde ils ne tremperaient leurs lèvres dans un verre de vin ou dans un bock.

Est-ce admirable ou ridicule?

Tout ce que je puis répondre, c'est que l'alcool est la mort de ces populations de pêcheurs irlandais ou écossais, et que c'est un ennemi qui ne peut se combattre avec des demi-mesures.

J'ajouterai que quel que soit l'ascendant du clergé sur les sociétés de tempérance, elles n'appartiennent à aucun parti, pas plus religieux que politique; elles sont essentiellement nationales et indépendantes.

Au surplus, si le clergé est puissant à Terre-Neuve, il ne le doit point à l'intrigue, mais au seul esprit religieux qui anime le peuple.

En aucun lieu du monde les prêtres ne sont plus tolérants. Il ne peut en être autrement pour que la bonne entente se maintienne entre une population mi-partie catholique et protestante.

Du reste, les ministres du culte jouissent d'une liberté d'allure aussi grande, en proportion, que celle qu'ils laissent à leurs ouailles.

L'abbé un tel accepte un cigare sans plus de façon que le capitaine un tel.

Ils font des visites aux jeunes filles et, à l'occasion, montent à côté d'elles dans leur voiture. On bavarde, on débite des cancans.

J'étais suffoqué, la première fois qu'une yung lady m'a dit: N'est-ce pas que le Père un tel est joli garçon? n'est-ce pas qu'il est charmant? Je suis folle de lui!

Ils savent qu'il y a entre eux une barrière infranchissable; ils sont certains de ne la jamais briser. Qu'ont-ils donc à craindre, et pourquoi s'interdire ce flirtage canonique?

Il n'y a que deux endroits où je n'ai pas rencontré le prêtre catholique: au skating-rink et au bal. Mais le théâtre ne lui est pas fermé.

Il y avait des prêtres, et l'évêque lui-même, à la représentation de Patience, donnée par des jeunes gens et jeunes filles de Saint-Jean. Possible n'y seraient-ils pas allés si la pièce eût été jouée par des cabotins: mais qu'est-ce que le nom des acteurs peut changer au principe? D'autant que Patience est une opérette qui a eu un immense succès à Londres et à New-York, et qui n'a rien de commun avec un mystère ou même avec une tragédie comme Polyeucte.

Peut-être le frottement des clergymen conduit-il les prêtres catholiques à ce laisser-aller, que je suis, je me hâte de le dire, loin de blâmer.

Ou peut-être est-ce tout simplement encore, là-bas, l'âge d'or pour les moeurs. Oui, c'est plutôt cela. Quand les fidèles ont la foi du charbonnier, les ministres peuvent, sans inconvénients, se mêler davantage à leur existence. À Terre-Neuve les hommes sont ignorants. Ils n'ont pas l'idée d'employer leur intelligence à penser; elle ne leur est bonne qu'à tenir leurs livres de commerce en partie double. Les femmes, qui lisent beaucoup, ont l'esprit plus cultivé. J'en connais bon nombre qui sont plus familières avec notre littérature que bien des jeunes filles françaises élevées au couvent. Mais les Anglaises sont poétiques entre toutes les femmes, et la plus sublime poésie, c'est la religion.

Aussi faut-il voir l'enthousiasme qui les transporte à l'église lorsqu'il s'agit de suivre une mission. Tant que durent ces pieux exercices, le sermon du Père A... ou celui du Père Z... sont le sujet de toutes les conversations. On a retenu leur discours par coeur; on se le répète les uns aux autres; on l'admire ensemble, autant comme morceau de littérature que comme parole divine.

Il a défendu de valser. Et au prochain bal, vous verrez toutes les jeunes filles catholiques demeurer sur leurs chaises, tandis que leurs amies protestantes tourneront avec d'autant plus d'entrain. Beaucoup resteront liées par leur promesse pendant toute la saison.

Il est vrai que flirter n'est point pécher, et qu'elles y trouvent une compensation.

Aussi les bons missionnaires, qui viennent sans doute à Saint-Jean pour leur propre édification, n'ayant rien d'autre à interdire à des âmes si parfaites, sont contraints de s'en prendre à l'innocent plaisir de valser.

Quant aux jeunes filles protestantes, je suppose qu'il n'y a point d'amusements dont leurs pasteurs les empêchent de jouir, puisqu'eux-mêmes ne se privent de rien.

Sauf un peu plus de vénération autour de sa personne, et d'étoffe aux basques de sa redingote, le clergyman n'a rien qui le distingue particulièrement des autres hommes. Il va dans le monde, danse, joue la comédie pour rire et pour de bon; il a une femme qui reçoit et des filles passionnées au lawntenies. Nous n'avons donc rien à dire de plus sur son compte dans ce chapitre.

Il n'y a qu'un évêque anglican pour toute l'île de Terre-Neuve et les Bermudes. Tous les quatre ans, il va séjourner quelques mois dans cette dernière partie de son diocèse.

Au contraire, les diocèses catholiques sont au nombre de trois. Malgré la disproportion du territoire, l'évêque protestant est tout de même un moins important personnage que son collègue.

Cela tient, je pense, à ce que l'Église protestante est très-divisée.


CHAPITRE III

10 janvier.—Hier soir, une troupe de Christian Minstrels a donné une représentation dans la salle de concert à l'Athenæum. Le sujet mérite bien un compte rendu.

Les Christian Minstrels—tout ce qu'il y a de plus américain—ont pour spécialité de chanter de la musique nègre en l'interprétant telle qu'elle doit l'être.

À cet effet, ils se font la tête de l'emploi en se barbouillant de noir de fumée. L'orchestre composé de cuivres et de tambours se groupe sur des gradins, et de chaque côté, au premier plan, se placent les chanteurs.

Tout à coup la musique commence. Un des chanteurs, muni d'un tambour de basque ou d'une guitare, se met, tout en jouant, à pousser des éclats de voix qu'il accompagne des grimaces les plus simiesques et des gestes les plus ridicules.

Son agitation va toujours en croissant; elle devient bientôt frénésie.

Il bondit de dessus sa chaise comme lancé par un ressort, il traverse toute la scène et regagne sa place dans une sarabande endiablée. Toujours chantant, grimaçant et jouant, il saute, tourne, pirouette, renvoyant bras et jambes dans les directions les plus imprévues, puis retombe sur sa chaise, calmé soudain, modulant à mi-voix un air langoureux dont tout son corps agité en cadence marque le rhythme doux.

Au moment où il achève et où l'on s'attend au silence, voilà que du côté opposé un autre chanteur, se tenant le ventre à pleines mains, part d'un formidable éclat de rire, se tord sur sa chaise en proie aux spasmes de la plus bruyante hilarité.

Tout d'abord ahuris, ses camarades le regardent avec stupeur, et brusquement, comme saisis par une contagion subite, les voilà tous qui se roulent sur leurs siéges et traduisent leur gaieté par les hurlements les plus sauvages.

Puis tout se tait comme par enchantement, et de chaque camp on se lance des lazzi, des calembours, des coq-à-l'âne.

Voilà à peu près ce qu'est une représentation donnée par les Minstrels: tout ce qu'il y a de plus absurde et de plus drôle,—drôle au moins la première fois. Ces spectacles grossiers enchantent les Américains, qui, malgré leur civilisation raffinée, portent encore en eux ce Yankee qui est le Cosaque de leur race.

 

C'est dans cette même salle, ou d'autres analogues, qu'ont lieu les fréquents concerts, ventes, lectures, bals donnés dans un but de charité par les nombreuses Sociétés de bienfaisance catholiques et protestantes.

Miss Fisher est l'âme de ces concerts, auxquels prennent part aussi les jeunes gens et jeunes filles de la ville. On va même jusqu'à jouer la comédie.

C'est dans cette salle que Stuart Cumberland, avant d'aller à Paris, est venu nous bouleverser l'esprit par sa science mystérieuse.

Comme le caractère américain s'est encore montré à cette occasion: Cumberland, qui arrivait du Canada, où il avait charmé le marquis de Lorne et la princesse Louise, fut assez adroit pour se faire présenter au public de Saint-Jean par le premier ministre sir W. W... (K. C. M. G.). Cela suffit pour que le parti opposé au gouvernement déclarât la guerre à Cumberland, l'accusant de toutes les supercheries et cherchant à le discréditer dans l'opinion publique. Pendant toute la durée de son séjour, le thought reader fut l'objet de la plus vive polémique entre les deux partis politiques représentés chacun à Saint-Jean par un journal quotidien.

Cela fut au point qu'il jugea nécessaire de prendre sa propre défense au début d'une séance et se révéla un orateur fort habile. Plein de verve caustique et d'énergie, il sut si bien flétrir l'anonyme qu'il contraignit son calomniateur déguisé sous un nom de plume à se dévoiler pour lui répondre.

Bref, comme la représentation menaçait de se transformer en révolution, Cumberland demanda que les membres de son comité de surveillance fussent élus par le public. La salle, dont il avait gagné les sympathies, ne lui envoya que ses ennemis, les accompagnant chacun, à mesure qu'ils sortaient des rangs, par des applaudissements ironiques. Ce fut donc sous le contrôle de gens intéressés contre lui que Cumberland répéta ce soir-là, avec son succès habituel, ces étonnantes expériences que tout le monde lui a vu faire aujourd'hui.

 

Mardi gras.—Le soir du carnaval a été célébré au skating-rink par une fête costumée. L'effroi du ridicule qu'il y aurait à tomber dans les jambes d'une yung lady m'a ôté le courage d'apprendre à patiner. J'ai donc été en simple spectateur voir glisser sur la glace les Sévillanes, les Napolitaines, les Nuits, les pierrots, les dominos de toutes nuances et autres grands personnages qui forment le pétulant cortége du prince Carnaval.

Je trouvai là l'élégante miss Maud qui fait habiller sa fine taille à Paris, et son amie la jolie miss Lilia.

Celle-ci était à peine débarquée de Londres, où elle avait fait ses études, et elle était arrivée par le dernier paquebot sous la seule garde de sa vertu et de ses dix-huit ans.

Maud m'a présenté à son amie et, d'un patin léger, s'est envolée à l'autre bout du ring tandis que je restais en tête-à-tête avec Lilia. Elle parlait peu français, mais avec la grâce simple qu'elle mettait en toutes choses.

J'ai cru d'abord ma situation très-critique en me voyant jeter si brusquement dans l'intimité de ma nouvelle amie. Il n'en a rien été. Il est vrai que j'ai fait le voeu de ne plus m'étonner de rien. Et puis l'air de candeur qui sied délicieusement à ses traits fins et réguliers, le regard intelligent de ses yeux clairs dont le charme est augmenté par la couleur brune des cheveux, tout cela a établi du premier coup un courant sympathique entre nous deux.

Aussi la conversation était-elle très-animée lorsque la désolante musique de bastringue qui passe ici pour une fanfare, attaqua, ou plutôt massacra, le God save the Queen. C'était le signal de la fin. Car il n'y a pas de réunion publique ou privée qui ne se termine ici par l'exécution du chant national. À ce moment, l'usage veut qu'on se tienne debout et la tête découverte.

On ouvrit l'étroite porte du ring, et aussitôt un nuage de neige se précipita dans le hall, comme pour nous avertir de prendre nos précautions contre la tempête avant de quitter notre abri.

Dehors, le vent faisait rage et soulevait de par terre, en épais tourbillons, cette terrible poussière de neige durcie qui aveugle et étouffe à la fois. Telle était la violence de l'ouragan que pour arriver à bon port, nous avons dû tous les trois nous donner le bras et marcher les yeux fermés en nous serrant étroitement l'un contre l'autre.

Arrivés à la demeure de Maud, nous sommes entrés pour attendre une accalmie. Nous avions absolument l'air de bonshommes de neige.

On monte au salon, on se chauffe, on prend du thé. Bien entendu, il n'est pas question des parents. Ils sont sortis ou peut-être couchés, mais dans tous les cas ils ne nous joueront pas le mauvais tour de venir nous déranger.

Seuls les frères et soeurs de Maud se joignent à nous, et aussitôt Lilia de s'écrier:

—Si nous dansions!

Chacun se précipite, poussant une table ou un fauteuil pour faire le champ libre, et la danse commence.

J'ai cru, ce soir-là, avoir appris la valse américaine; mais depuis que je n'ai plus Lilia pour la danser, il m'est impossible de retrouver le pas qu'elle m'avait enseigné.

Vers minuit, le temps était à peu près beau, et j'ai eu la faveur d'accompagner miss Lilia chez elle.

Durant ce trajet, nous nous sommes mutuellement sondés et confessés l'un à l'autre; nous nous sommes découvert une infinité de goûts communs. Arrivés devant la porte, nous nous sommes serré la main avec ce geste franc et naturel de deux vieux amis chez qui la confiance égale l'affection.

Comme je suis loin de la France! Et comme c'est pitié que la France ne soit pas plus près de l'Amérique!

Peut-être s'en rapprochera-t-elle: la vapeur a déjà bien diminué l'espace qui sépare Paris de New-York. Mais les belles Américaines de Paris sont en train de le supprimer tout à fait.

Elles apportent aux Françaises qui ne veulent pas voyager, ce qu'elles trouveraient à l'étranger si la mode les y poussait: plus de largeur dans les idées.

Les voyages élargissent l'esprit, c'est incontestable. J'ai aujourd'hui sur les phoques et les morues des notions qu'aucun de mes amis de France, même les plus bacheliers, ne peuvent se vanter de posséder comme moi.


CHAPITRE IV

3 mars.—L'activité reprend dans le port et dans la ville. Aux misérables, mis à pied par l'hiver, et qui s'étaient abattus sur Saint-Jean pour demander leur subsistance à la charité publique, succèdent les hommes vigoureux, énergiques, au regard clair et décidé, aux rudes favoris rougeâtres et à la haute stature, qui viennent s'enrôler pour la pêche, ou plutôt la chasse du phoque.

De leur côté, les steamers loups-mariniers arrivent d'Écosse. Ils ont eu une longue et dangereuse traversée. Des jours et des nuits, ils ont glissé à travers la brume, à la clameur perpétuelle de leur sifflet d'alarme. Il y en a qui ont rencontré une banquise longue d'une dizaine de lieues et qui leur barrait le chemin. Ils ont dû fuir hors de leur route pour l'éviter. L'un d'eux, surpris dans un brouillard opaque, s'est trouvé prisonnier dans les glaces, étroitement serré et entraîné par elles dans le sud, loin de son but.

D'autres, plus heureux, ont pu suivre jusqu'au bout l'itinéraire tracé d'avance. Ils ont louvoyé pendant des heures d'angoisse au milieu de centaines d'icebergs, les uns larges et plats, qu'on n'apercevait point venir; les autres, hauts comme des montagnes, qu'on avait à peine le temps d'éviter, et qu'on rasait de près avec l'horrible crainte de les voir s'écrouler sur le steamer et l'écraser.

Ils sont tous les ans une vingtaine de braves vapeurs qui viennent d'Écosse s'équiper à Saint-Jean pour la pêche du phoque. Ils y ont leurs engins et leurs approvisionnements dans des magasins, et puis ils y mettent leurs équipages de pêche.

Les Écossais ont bien tenté de former ces équipages avec des hommes de leur pays. Mais ils n'ont pas réussi et ont dû reconnaître que le Terre-Neuvien était le seul pêcheur possible à lancer sur la glace à la poursuite des loups marins.

N'est-ce point dans leur race, comme c'est dans celle de leurs chiens de se jeter à l'eau et de plonger à la façon des canards?

Et il est heureux qu'il en soit ainsi, puisque cette industrie de la pêche du phoque constitue, après celle de la morue, la plus abondante source de revenu pour la colonie.

La pêche du phoque n'a pendant longtemps été faite que par des voiliers. Pour le seul port de Saint-Jean, plus de cent partaient chaque année pour tenter l'entreprise.

Le premier steamer fut inauguré en 1863. Le succès justifia l'innovation, et aujourd'hui, vingt ans plus tard, ils sont plus d'une trentaine de vapeurs qui arment ici contre le phoque, tandis que les voiliers ne nombrent plus que cinq ou six navires.

Ces steamers sont de véritables forteresses pour la construction, l'avant surtout, composé d'une épaisse muraille revêtue de bois de fer et cuirassée d'acier.

L'équipage de pêche se compose de deux à trois cents hommes.

Comme la pêche des steamers est généralement plus rémunératrice, ceux-ci peuvent choisir à leur gré parmi les candidats pêcheurs. Ils prennent donc les plus jeunes et les plus vigoureux; les autres s'enrôlent à bord des voiliers.

En ce moment, les préparatifs d'expédition pour la pêche du phoque occupent tout le monde. On s'empresse autour du dernier steamer arrivé. On observe le temps avec inquiétude. De toutes les directions, les journaux reçoivent des télégrammes qui disent l'aspect favorable ou non des champs de glace autour de l'île. On rappelle les résultats de l'année précédente. On court visiter les vapeurs comme de vieux amis retrouvés après une longue absence. Bref, il se fait dans la ville un tel mouvement de commerce et de curiosité que l'agitation ne serait pas plus grande s'il s'agissait de mobiliser un corps d'armée pour entrer en campagne.

Depuis le 1er mars, il y a déjà plusieurs voiliers de partis. Mais les steamers, de par la loi, ne peuvent quitter le port avant le 10.

Ils arrivent ainsi sur les lieux de pêche vers le 20 mars. C'est le bon moment pour s'emparer du jeune phoque qui a trois semaines environ, qui est très-gras et qui ne peut s'échapper, ne sachant pas encore nager.

 

10 mars.À bord du «French Shore».—Le temps est splendide. Il fait un beau froid ensoleillé; notre machine est sous pression; on hisse le pavillon bleu et blanc du pilote, et je viens de faire déposer ma valise dans la cabine que le capitaine Dickson m'a offert de partager avec lui. Il n'y a pas de place perdue dans un loup-marinier: la cabine du capitaine, un dortoir pour les hommes et tout le reste pour les phoques.

Nous avons deux cent soixante hommes à bord. Hier ils sont venus, chacun avec son matelas et ses couvertures qu'ils ont rangés côte à côte dans le dortoir, comme des harengs dans un baril. Ils n'ont pas besoin de cabinet de toilette, puisqu'il leur est défendu de se déshabiller pendant toute la durée de l'expédition.

Voilà que l'hélice commence à tourner en broyant les glaçons qui l'entourent. Nous sommes au fond du havre, et pour en sortir nous allons suivre le chenal coupé dans la glace et entretenu libre par l'incessant va-et-vient d'un petit vapeur peint en vert.

J'ai lunché avec le capitaine. Il a toujours été favorisé par la chance et espère me rendre témoin d'une belle pêche. Le vent souffle, paraît-il, du bon côté. Nous filons le cap sur le nord, et l'on a largué la grande voile d'artimon et toute la toile des huniers pour soulager la machine. Ce matin, les côtes étaient encravatées de brume, et en quittant le port nous avons entendu la sirène[1] du cap Spear pousser ses longs gémissements lugubres comme un tocsin prolongé. Le vent d'ouest s'est levé depuis et a chassé au large le brouillard et les glaces flottantes.

Nous marchons en toute sécurité, et les hommes en profitent pour faire leurs préparatifs de combat. Les voilà en train de mettre en état leurs bottes en peau de phoque qui leur montent aux genoux et qui sont munies d'une épaisse semelle ferrée. Outre cela, leur équipement se compose d'un bâton garni de fer et de fusils.

 

17 mars.—Quelle a été ma stupéfaction lorsqu'en arrivant ce matin sur le pont, j'ai vu que nous avancions à grand'peine au milieu d'une multitude infinie de glaçons flottant à fleur d'eau!

Pendant la nuit, il y a eu une brusque saute de vent qui a ramené vers les côtes les glaces qui s'en étaient éloignées.

Le capitaine se désespère. Il comptait découvrir un phoque sur chaque glaçon, et il ne s'en montra pas un seul.

Plus il va, et plus notre navigation devient pénible. On a passé tout le jour en vaines observations.

 

18 mars.—Autre changement à vue; on se croirait à une féerie au Châtelet.

Il a fait cette nuit un froid intense qui a transformé la mer en un champ de glace. On a éteint les feux; nous sommes définitivement prisonniers, mais prisonniers comme un voleur qu'on aurait enfermé dans un palais rempli de trésors.

En effet, aussi loin qu'il peut s'étendre, le regard ne distingue qu'une multitude grouillante de jeunes phoques.

Quelle surprise! Ce sont les plus gentilles créatures qu'on puisse imaginer. Ils sont à peine longs d'un mètre, et chaudement enveloppés d'une épaisse fourrure blanche, blanche comme la neige qui vient de tomber. Et quel regard intelligent dans leurs grands yeux noirs pleins de douceur!

Tous nos hommes sont sur la glace. Ils y courent et sautent avec autant d'aisance qu'un conducteur de cotillon sur un parquet ciré.

C'est un carnage atroce. Il n'y a pas de champ de bataille qui offre un aspect aussi émouvant. De la dunette, j'observe, à l'aide d'une longue-vue, les péripéties du combat. Du reste, notre navire même, cordages et coque cristallisés par le froid dans leurs moindres détails, notre navire est entouré de cadavres.

Le chasseur, armé d'un bâton, s'élance sur la glace, frappe d'un coup au nez le jeune phoque sans défense et qui expire en poussant les cris les plus plaintifs et les plus désespérés: de vrais cris de petit enfant. Il y a de quoi fendre le coeur, et les quelques novices que nous avons hésitent avant de frapper.

Détail horrible: aussitôt l'innocente bête assommée, d'un coup de couteau savant, le bourreau lui pratique une fente de la gorge à l'extrémité du corps. En un tour de main, le pauvre animal est dévêtu de sa peau et de son épaisse chemise de lard. Et souvent, alléché comme un tigre par le sang de sa victime, l'assassin lui arrache le coeur tout chaud et palpitant et le déchire d'une dent vorace,—horreur!

La carcasse, lambeau informe recouvert de chairs sanglantes, est abandonnée, et tout autour la glace est souillée du sang répandu.

Qu'on s'imagine près de trois cents hommes, tous occupés à ces égorgements. Sur la mer, toute de glace à perte de vue, des milliers de jeunes phoques immobiles et silencieux. Et tout d'un coup le désespoir de ces pauvres bêtes, les lamentations qui s'élèvent de toutes parts; le hideux squelette ensanglanté qui reste sur la glace désormais salie et puante; les hommes animés au carnage, qui dévorent tout vivant le coeur du vaincu, ou en emplissent, comme en cas, la poche de leur tablier.

Tout cela n'est rien: barbarie!

Mais la douleur navrante de cette mère désolée, ses cris de poignant effroi, cette manifestation violente de désespoir lorsque, revenant au trou près duquel elle avait laissé son petit pour aller lui chercher pâture, elle ne retrouve plus qu'un débris immonde! Voilà la scène entre toutes tragique et presque révoltante de ce drame étrange et dont la scène est unique dans le monde.

Si encore le phoque était un animal comme tous les autres. Mais non, il a des gémissements presque humains, et parmi les bêtes, c'est une des espèces chez qui l'intelligence est le plus développée.

N'est-ce pas merveille que l'instinct de cette mère, lorsqu'elle a mis bas son unique petit sur un champ de glace? Elle entretient toujours libre auprès de lui un trou communiquant avec l'eau et qui lui sert à aller chercher sa nourriture et celle de son petit. Comment fait-elle pour empêcher la glace de boucher ce passage? C'est ce qu'on ignore. En revanche, l'observation a permis d'établir d'une façon certaine que la mère ne se trompe jamais de porte; elle revient toujours à celle au bord de laquelle est son petit qu'elle ne saurait confondre avec un autre.

Si le champ de glace était immobile, il n'y aurait là rien de surprenant, malgré le voisinage des trous innombrables; mais au contraire, ces banquises sont toujours en marche, soit sous l'action du vent, soit sous celle des courants.

Le jeune phoque reste six semaines sur la glace. Au bout de ce terme, sa fourrure—qui lui a fait donner le nom d'habit blanc (white coat)—se zèbre de couleurs foncées, et il commence à aller à l'eau.

 

Le capitaine vient de m'apprendre les résultats de la journée; ils sont splendides: dix mille quatre cents et quelques peaux.

Les hommes en ont débarrassé le pont, les ont rangées une à une, puis sont montés tremper leur biscuit dans une tasse de thé noir comme du café. C'est la seule nourriture du bord. On leur donne pourtant du porc trois fois par semaine à dîner. Mais toute autre boisson que le thé est rigoureusement interdite. Il faut donc les excuser de leur goût pour les coeurs de phoque, d'autant plus que leur façon de les manger est, paraît-il, une assurance prise contre le scorbut.

Je m'explique enfin l'ardeur infatigable de ces braves gens à tuer depuis le matin jusqu'au soir: au lieu d'être soldé, l'équipage est intéressé pour un tiers sur le produit brut de la pêche. Le capitaine reçoit un certain nombre de cents par peau.

 

19 mars—Nous sommes toujours prisonniers; seulement la situation est moins belle. Tous les phoques ayant été détruits hier à plus d'un mille à la ronde, il faut courir très-loin les chercher. On a perdu beaucoup de temps en allées et venues pour apporter les peaux. Chacune pèse en moyenne quarante livres. Un homme en enfile cinq ou six avec une corde et les traîne ainsi jusqu'au navire. Quand il faut faire un mille ou deux avec ce poids à tirer sur une surface glissante et couverte d'aspérités, cela devient une rude et fatigante besogne.

Aussi n'avons-nous que trois mille peaux environ aujourd'hui.

 

20 mars.—Nous avons eu cette nuit une violente tempête. C'était effrayant. Le navire, incapable d'obéir aux efforts du vent, a dû se défendre de pied ferme. Tout craquait de la façon la plus sinistre, et l'air agité passait en sifflant à travers les cordages gelés.

Nous en sommes quittes pour de légères avaries dans la mâture.

Hélas! l'ouragan ne nous a sans doute épargnés que parce qu'il a pris ailleurs sa victime.

Le jour commençait à tomber, lorsque douze pêcheurs provenant du steamer Greenland sont venus demander l'hospitalité à notre capitaine.

Les pauvres gens étaient épuisés, et ils n'ont pu satisfaire notre curiosité qu'après s'être un peu restaurés et réchauffés.

Ils avaient marché une partie de la nuit—je veux dire pendant ces heures que le jour vole ici à la nuit—et toute la journée sans savoir où ils allaient et s'ils suivaient le chemin de la bonne ou de la mauvaise fortune.

L'ouragan qui s'était déclaré la veille les avait surpris en train de tuer des phoques à plus de deux milles du Greenland. Ils avaient commencé par ne pas s'en inquiéter, jusqu'à ce que le vent, toujours plus fort, eût amené de l'horizon une brume épaisse qui les enveloppa soudain.

Ils s'élancent aussitôt dans la direction où il leur semble avoir laissé le navire. La tempête grandit toujours, et le soleil menace de s'éteindre aux confins de l'Océan.

Soudain ils émergent du brouillard, l'atmosphère a repris toute sa limpidité, et chaque arête de glace multiplie le dernier rayon que lui renvoie le couchant.

Mais le steamer n'est plus là, et les malheureux s'aperçoivent qu'ils ont fait fausse route dans le brouillard. En effet, au lieu d'avoir l'ouest en face d'eux, ils auraient dû le garder à leur gauche.

Ils cherchent de tous côtés, ne voient rien. Le ruban de brume qui vient de passer sur eux coupe par le milieu le cercle dont ils occupent le centre, et malgré sa marche rapide, la nuit est plus vite encore et souffle brusquement les dernières clartés du jour.

Le vent redouble, balayant la poussière de glace qu'il soulève et roule en tourbillons aveuglants; puis il monte en trombe jusqu'au ciel et chasse devant lui avec des hurlements lamentables de gros nuages noirs et lourds, qui crèvent en fuyant et répandent une pluie fine et serrée de neige durcie.

Éperdus, les naufragés cherchent un asile aux pieds d'un iceberg et s'y blottissent aiguillonnés par le froid, au risque d'être écrasés par la chute du bloc.

Cependant le soleil, à peine éteint, se rallume bientôt, ourlant l'horizon d'un fil d'or pâle.

On dirait que le vent reconnaît en lui un être supérieur et plus fort, car à sa vue il baisse peu à peu la voix et retient le torrent de sa rage.

La neige achève de tomber et ne se soulève plus en poussière qu'à de rares intervalles. Les nuages déchargés de leur poids s'élèvent dans le ciel qu'ils font plus pâle sans le cacher. Une partie de l'horizon, qui était tout de glace, est rendue à la mer libre.

Mais où est le steamer Greenland?

Ils ont beau chercher, les naufragés ne le découvrent nulle part; pas même un peu de fumée qui le fasse deviner derrière un iceberg.

Cette fois ils consultent la boussole, et l'orientation du navire bien définie, ils partent devant eux. Au bout d'un instant ils retrouvent le tas de peaux de phoque qu'ils avaient amoncelées lorsque la tempête les avait forcés de fuir. Il n'y a donc plus à douter, ils sont sur le bon chemin. Mais alors on devrait déjà voir le steamer. À moins que l'ouragan ne l'ait dégagé de la glace et qu'il n'ait été forcé de gagner la mer libre?

Tous les regards fouillèrent l'horizon. Rien!

Le champ de glace s'était disloqué en plusieurs endroits. Sur une largeur d'une centaine de mètres, il fallut sauter d'un glaçon à l'autre.

Il y en eut un, le plus jeune, qui était si épuisé, que son pied manqua, et qu'il fallut le repêcher. Cela parut à tous un mauvais présage. Jusque-là ils n'avaient pas osé se placer en face de leur inquiétude; mais alors une voix traduisit:

—Il y aura quelque malheur. Nous ne pouvons plus être qu'à un quart de mille; nous devrions le voir.

Et tous sentirent l'émotion leur serrer le coeur. Cette parole était bien l'expression de leur intime pensée, mais personne encore n'avait eu le courage de la dire.

Soudain ils s'arrêtent tous d'un même mouvement, incapables de proférer un mot ou de faire un pas.

Le mystère est enfin dévoilé.

À cent pas devant eux, c'est là qu'avait été le Greenland!

Et après le mouvement de stupeur qui les a retenus, un rayon d'espoir les ranime, et ils s'empressent vers le lieu du sinistre.

Du navire il ne restait que quelques planches, des tronçons de mâts, des bouts de cordes, et la façon dont la glace les avait enterrés racontait avec assez d'éloquence que le steamer avait été écrasé et coulé sous la chute d'une montagne de glace.

Et la même voix qui avait déjà parlé prononça:

—S'ils sont au fond, c'est à Dieu de les tirer de là. Pour nous, tâchons de nous sauver nous-mêmes!

C'était alors que leur situation dans toute son horreur s'était dressée en face d'eux, comme un fantôme se levant de la tombe où leur navire était enseveli.

Où aller? que faire? qu'espérer?

—Nous n'avons qu'une chance de salut, dit un vieux: c'est de pouvoir gagner les côtes à travers le champ de glace.

—Le vent soufflait de la terre; la mer doit être libre autour des côtes.

—Peut-être serons-nous aperçus de quelque bateau. Et puis quel autre parti avons-nous à prendre?

On se mit en marche vers l'ouest. Quelques phoques donnèrent leur coeur et leur foie pour composer le menu du déjeuner, et l'on tâcha de se désaltérer avec une poignée de neige.

Après avoir employé plusieurs heures à sauter d'un glaçon à l'autre, au milieu d'une multitude de phoques, on rencontra enfin un immense champ de glace qui s'étendait tout d'une pièce aussi loin que la vue pouvait porter.

À cet aspect, chacun reprit espoir.

Cependant il fallut marcher encore douze heures avant de distinguer la vague fumée du French Shore qui avait rallumé ses fourneaux dans l'espoir d'une débâcle.

Peu après la découverte de cette bienheureuse fumée, ils avaient aperçu quelques-uns de nos pêcheurs les plus éloignés du steamer.

Aussitôt, devant la certitude d'être maintenant sauvés, la fièvre d'énergie qui les poussait en avant, fuyant la mort, les avait abandonnés, et ils étaient tombés, épuisés de fatigue et de joie, persuadés qu'ils ne pourraient pas faire un pas de plus.

Mais le vieux, toujours debout, s'écria: En avant! et un suprême effort les souleva jusqu'à notre steamer, jusqu'à la tasse de thé dont ils avaient si grand besoin.

 

21 mars.—Nous sommes enfin dégagés. Aussitôt que nous avons pu nous frayer un passage, on a fait hélice en avant vers le lieu où a sombré le Greenland. Nous avons retrouvé sous la glace les débris signalés par les naufragés, mais grâce à la marche de la banquise, il arrive maintenant que ces épaves sont loin de marquer l'endroit où le steamer a disparu. La seule question qui nous préoccupe est de savoir si l'équipage a réussi à se sauver.

Aussi notre sirène ne cesse-t-elle de jeter au vent de puissants appels, ne se reposant que pour laisser parler la voix du canon. On prépare des feux de Bengale et des fusées pour la nuit.

Tout cela n'empêche pas nos hommes de se livrer à une chasse des plus actives. Comme nous l'avaient fait espérer les naufragés du Greenland, nous nous trouvons au milieu d'une innombrable armée de phoques.

Mais le spectacle s'offre à moi pourvu d'un intérêt tout nouveau. Il ne s'agit plus de courir sur la surface solidifiée de la mer: ce sont des milliers de glaçons flottant de compagnie. Doucement balancés par les vagues, ils s'en vont à la dérive portant la fortune d'un peuple entier d'habits blancs.

Et, légèrement, avec une adresse presque ridicule sous leur apparence d'ours habillés de cuir, nos pêcheurs sautent d'un bloc à l'autre, tuent la bête et font l'opération avec la tranquillité d'un cuisinier qui coupe un bifteck sur sa table.

Hier, c'était le drame; aujourd'hui, une tragi-comédie. Les acteurs: un phoque de l'espèce appelée hood et trois pêcheurs.

D'abord quelques mots sur ces hoods.

Il sont plus grands et plus rares, quoique moins estimés que les harps. Le mâle porte sur la tête un épais bourrelet de peau très-élastique, et qu'il peut rabattre sur les yeux et le nez comme un capuchon. C'est du reste de là que lui vient son nom (hood, capuchon). Ainsi casqué, il est invulnérable aux coups de bâton, et le seul moyen d'en venir à bout est de lui loger une balle sur le côté, un peu en arrière de la tête.

Le pire est que cet animal se défend quand on l'attaque. Il est même plus méchant que cela, et se fait agresseur pour sauver la vie à sa femelle et à son petit.

Or, ne voilà-t-il pas qu'un homme, se trouvant sur un glaçon de compagnie avec un jeune hood, lui applique, en guise de shake hand, un coup de bâton sur le nez. Au cri de la victime, le père surgit de l'eau, furieux, et s'élance visière baissée contre l'adversaire. Deux pêcheurs volent au secours de leur camarade. Les coups de bâton grêlent sur la tête du phoque. Mais animée de vengeance, la vaillante bête fait face à chacun, se précipite gueule ouverte, et voulant saisir un bras, prend au vol un des bâtons de l'ennemi et le broie d'un coup de dent.

Désarmé, le combattant recule, si vivement poussé que sans avoir le temps de se retourner il tombe à la mer.

C'en est fait de l'homme si la bête se met à l'eau. Aussi les deux autres lui barrent le passage, attirant sur eux la rage du monstre, tandis que leur camarade reprend pied. Alors on exécute une retraite précipitée derrière le bâton qui voltige et s'abat.

Un pêcheur arriva à temps, armé d'un fusil, pour décider du sort de la bataille. Mais il s'en fallut de peu que la tragédie ne plongeât son poignard dans un sang plus pur que celui d'un phoque.

 

22 mars.—L'équipage du Greenland aura-t-il péri tout entier, ou bien aura-t-il été recueilli par quelque autre navire? Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de le rallier. On continue pourtant à faire retentir chaque demi-heure le sifflet d'alarme.

Aujourd'hui la chasse a porté à trente mille le nombre des peaux de phoque rangées à bord. C'est magnifique. À l'exception de notre cabine et du dortoir des hommes, tout est plein comme un oeuf dans le navire, du plancher au plafond.

Nous n'avons plus qu'à profiter du beau temps pour nous hâter vers le port. Cependant le brave capitaine Dickson ne peut se décider à virer de bord sans pousser une pointe plus au large à la recherche de l'équipage du Greenland.

Tous nos pêcheurs sont rentrés à bord, et nous partons à la découverte.

 

23 mars.—Vers cinq heures, ce matin, le French Shore a atteint la limite de la banquise. Après c'était la mer libre jusqu'à la «belle France». Nous sommes retournés sur nos pas, ou plutôt sur notre sillage.

Il n'y a plus rien à faire pour l'équipage du Greenland.

Revenus dans les glaces, nous étions entourés d'une telle quantité de phoques, qu'on n'a pu s'empêcher de faire une nouvelle descente au milieu d'eux.

Au bout de la journée, il y avait sept mille peaux de plus sur le pont. Total: trente-sept mille peaux doublées chacune environ de trois pouces de lard.

Où les mettre? L'hésitation n'a pas été de longue durée. D'une seule voix, l'équipage a galamment offert son dortoir.

Le capitaine est triomphant.

 

27 mars.—Voilà Saint-Jean!

On a interrogé le pilote; mais il ne savait rien du désastre du Greenland.

Nous avons eu une très-belle navigation de retour, malgré qu'il fît froid. Les hommes ont passé quatre nuits sur le pont, roulés dans leurs couvertures. Cela ne les empêche pas d'être de la plus belle humeur et de la plus belle santé.

Dès demain matin on commencera à décharger le steamer. On séparera le lard d'avec les peaux. Celles-ci seront salées pour être exportées en Angleterre, où on les emploie à fabriquer des chaussures, harnais, portemanteaux, etc.

Quant au lard, découpé en petits morceaux par une machine à vapeur, on le fait fondre, puis on l'expose au soleil dans des bassins vitrés.

Il sort de là une huile blanche, inodore et des plus fines, également exportée pour servir à la confection des meilleurs savons, et à l'usage des phares, machines et autres objets[2].

 

14 avril.—Sur le rapport du capitaine Dickson, le gouvernement a envoyé un vapeur à la recherche des naufragés du Greenland. Il est revenu ce matin, sans avoir rien découvert.

Ils étaient cent trente hommes!

On ne se rappelle pas de semblable catastrophe.

De tous les loups-mariniers rentrés au port, c'est le French Shore qui a fait la pêche la plus rapide et la plus abondante.

Il y en a deux que les glaces ont retenus dix jours entiers tout près d'ici et qui n'ont rapporté chacun que deux ou trois cents phoques. Ils se préparent du reste à repartir. Le French Shore reprend aussi la mer demain matin, pour tenter de nouveau la fortune.

Cette fois on va avoir affaire à des phoques adultes qui savent nager et n'attendront pas patiemment qu'on vienne les assommer pour les déshabiller. Aussi le bâton est-il suppléé par le fusil.

 

15 avril.—Dieu soit loué! Ils sont soixante-dix, de l'équipage du Greenland, qui sont arrivés ce matin à bord d'un voilier. Quarante-trois autres ont été recueillis par un second navire à voile et sont en route pour Saint-Jean.

D'après leur rapport, les vingt-sept hommes, y compris le capitaine, qui restaient à bord ont péri avec le steamer.

Quant aux survivants, ils avaient été sauvés dès le lendemain, et, tandis que nous les cherchions, ils étaient à bord des voiliers qu'un vent contraire retenait au large.

Il y a eu à Saint-Jean une émeute de joie.


CHAPITRE V

30 mai.—Revenons aux jeunes Américaines ou plutôt Terre-Neuviennes.

Mes anciens étonnements se sont fondus avec la neige de cet hiver. Je trouve toute naturelle cette existence de liberté et de camaraderie avec les jeunes filles.

Il paraît pourtant que si j'ai changé d'habitudes, je n'ai pas changé de caractère.

Combien de fois me suis-je entendu dire: «Oh! vous êtes bien Français!»

On affirme que nous autres Français avons le monopole de la galanterie. Aussi là-bas, le plus médiocre Parisien est-il assuré d'un facile triomphe dans le monde.

C'est bien un peu la faute des jeunes gens de Terre-Neuve. Pourquoi leur instruction est-elle si inférieure à celle des jeunes filles?

Les travaux manuels sont inconnus aux yung ladies. Jamais vous ne les surprendrez une aiguille ou un crochet à la main.

Les promenades, le lawn-tennis, la lecture et le thé sont leurs occupations quotidiennes, tandis que les frères, le chapeau sur la nuque, travaillent à l'office ou président au mouvement des affaires de leur maison.

Car ici, en dehors des fonctionnaires, tous les gens honorables sont commerçants.

Je vais donc souvent causer le soir avec l'une ou l'autre de mes nombreuses amies, et il est bien rare qu'avant onze heures nous cessions de bavarder ou de faire de la musique.

On sait que les Anglais sont fous de musique, tout en y entendant moins que rien. N'importe qui est capable de reconnaître un air anglais à la première mesure.

De même n'importe quel Anglais, homme ou femme, croit savoir chanter et chante, qu'il ait de la voix ou n'en ait pas. Le plus souvent ils n'en ont pas et se bornent à éjaculer des sons qui semblent une suite de soupirs.

Ils le savent bien, aussi suffit-il que vous soyez Français pour qu'on vous fasse un devoir de posséder un bel organe. On vous tourmente, on vous supplie pour une romance, et vous avez beau jurer que vous ne chantez pas, on n'en croit rien, sinon que vous y mettez des façons. Combien de fois ai-je applaudi à la fin d'un morceau pendant l'exécution duquel j'avais souffert le martyre de ne point pouvoir me boucher les oreilles, lorsque je n'avais pas fait de furieux efforts pour ne point éclater de rire!

Naturellement il y a des exceptions. Bien peu, mais pourtant quelques-unes, même en dehors de miss Fisher.

Aussi je fréquente de préférence les maisons où la conversation fait oublier la musique.

 

Hier, j'ai passé la soirée en tête-à-tête avec la belle Kitty, sa soeur Betsy étant partie en voyage. Nous nous sommes séparés vers minuit, après avoir effleuré tous les sujets: l'amour, cela va de soi, la littérature, et jusqu'à la philosophie, s'il vous plaît!

Il ne serait peut-être pas mal à propos de rapporter avec quelques détails cette mémorable conversation. Nous y trouverons rassemblés la plupart des traits nécessaires à former un portrait exact de la jeune fille terre-neuvienne.

Comme je flânais sans pouvoir me décider à choisir une direction quelconque, je tombe sur miss Kitty qui sortait de l'église.

—Venez donc faire un tour au clair de lune, me dit-elle.

—Volontiers: nous sommes à deux pas du lac de Quidividi, allons voir s'y baigner Diane. Comment se porte votre soeur? reviendra-t-elle bientôt?

—Non, elle a remis son retour. Il paraît qu'on s'amuse beaucoup là-bas. Elle m'écrit une longue lettre dans laquelle il y a pour vous un billet que voici. Regardez donc le beau ciel: jamais il n'y a eu tant d'étoiles; jamais la lune n'a été si brillante. Nous ferons tout le tour du lac, si vous voulez.

—Ah! mon Dieu, qu'avez-vous? Cinq kilomètres dans la neige à demi fondue!

—C'est vrai, je n'y pensais plus. Je suis si heureuse, voyez-vous!

—Je vois que si vous êtes allée à l'église pour vous calmer, vous n'avez guère réussi.

—Si vous saviez ce qui se passe, vous ne vous moqueriez pas. Allons, il faut que je vous dise tout: je suis fiancée!

—Tiens! vous avez fait filer une étoile.

—Oh! que vous êtes ennuyeux! vous allez me porter malheur.

—Enfin, depuis quand? avec qui?

—Avec Dick Steven qui est ici depuis huit jours.

—Ah! oui, et qui part demain par le paquebot.

—Eh bien! comment le trouvez-vous?

—Très-heureux! Et vous vous connaissiez depuis...

—Oh! depuis fort longtemps. Seulement il a quitté Terre-Neuve très-jeune, et nous sommes restés dix-sept ans sans nous revoir.

—Dix-sept ans; vous avez vingt ans...

—C'est vrai; je n'avais que trois ans, mais je me souviens qu'à cet âge-là, j'étais déjà folle de lui!

—Et vous avez eu la patience d'attendre jusqu'à ce matin pour lui déclarer cela?

—Voyons, voyons, ne vous moquez pas de moi. Tout ceci est très-sérieux. Nous nous sommes revus...

—Et nous nous sommes aimés! Un coup de foudre. Vous voilà ravie: vous rêviez un roman, et tout s'est passé comme à la scène.

—Dieu! ces Français sont-ils railleurs! Taisez-vous, maintenant; je ne vous permets plus de parler de cela: vous profanez l'amour.

—C'est de votre faute. Il n'y a rien de moins poétique que d'avoir les pieds dans l'eau.

—Eh bien! rentrons; mais si vous avez le malheur de me répondre en prose, je vous mettrai à la porte.

—J'en serai quitte pour prier la Poésie de m'ouvrir la fenêtre.

Au bout d'un instant nous étions chez Kitty. La houille flambait dans la grille du salon désert où aucune lumière n'était allumée, et le manteau de la cheminée bordé d'une bande d'étoffe renvoyait au plafond des ombres qui semblaient en proie à la plus vive agitation.

—J'adore rester dans une pièce éclairée seulement par le feu, dit Kitty en entrant.

—J'ouvrais la bouche pour vous en dire autant.

—Alors n'allumons pas, nous causerons mieux.

Il faisait une chaude soirée de dégel. Le feu servait beaucoup plus à absorber l'humidité qu'à combattre le froid. Nous avons ouvert une fenêtre et nous sommes installés dans l'embrasure.

Rien ne porte à la rêverie comme une fenêtre ouverte le soir sur un beau ciel criblé d'étoiles. Aussi, au bout d'une minute, accoudés l'un auprès de l'autre, nous avions volé vers l'espace, habitant tour à tour les plus lointains soleils et les plus radieuses planètes.

Nous nous disputions sur l'impression qui se dégageait du spectacle de ces splendeurs.

Cela élève l'âme, assurait-elle.

On se sent capable de grandes actions. Comment en face de tant de majesté succomber à de mesquines tentations? Il est vrai qu'on sentait se réveiller en soi la douceur d'aimer, mais de quel amour pur, éthéré, divin!

Je pensais tout autrement. Si vous vous sentez élevée, répondais-je, moi je me sens écrasé. Tout d'abord je me laisse emporter par la poésie de l'admiration. Je vais toujours, éperdu d'enthousiasme, jusqu'à ce que soudain je me sente envahi par le vertige du néant. L'horreur tue la poésie, le mystère étouffe l'admiration; il ne reste plus que l'infini, terrible inconnu qui dévore tout, l'univers comme l'intelligence humaine. Revenu de si haut, comment jeter sans un effroi plein d'angoisse un regard sur soi-même?

—Pour vous, ai-je ajouté, qui avez à la patte un fil qui vous retient à ce monde, je comprends que vous sentiez moins fortement que moi, puisque aussi bien ne vous est-il pas loisible de vous tant élever.

—Allons, puisque vous allez chercher des méchancetés jusque dans les étoiles, fermons la fenêtre.

Aussitôt, pour me venger, je mis le feu à un bec de gaz et pris un livre sur la table. C'était la Dame aux Camélias qu'elle m'avait demandé quelques jours auparavant.

Cela fit tout naturellement tomber la conversation sur la littérature. À tout instant, elle me citait des vers de Musset ou de Hugo, de Musset surtout, le poëte aimé de ceux qui aiment.

Puis elle insistait pour que je lui disse si la vie se passait en France ainsi que nos abominables romans le racontent. Et comme je lui affirmais que tout ce qu'elle lisait n'était qu'un faible crayon de la réalité, son instinct de femme amoureuse se révoltait à l'idée que l'amour même était la cause de tant de crimes et de trahisons.

—Si vous ne me croyez pas, lui dis-je en la quittant, croyez-en au moins votre poëte Tennyson:


Never morning wore
To evening, but some heart did break.

Et ravi d'avoir trouvé à point ces jolis vers pour riposter aux citations françaises de Kitty, je traduisis: «Aucun soir n'a succédé au matin, sans qu'il n'y ait eu quelque part un coeur qui ne se soit brisé.»

Une minute après, une aurore boréale nous tenait tous deux en extase, plantés au milieu de la rue, nageant cette fois en pleine poésie.

C'était l'heure où reviennent sur la terre les âmes des oubliés; l'heure du sabbat; l'heure de l'amour; la sinistre et charmante heure de minuit.

Pas un nuage ne flottait dans l'air; pas un souffle de vent ne passait.

La lune dormait depuis longtemps au fond du lac.

Cependant du sommet de la colline qui surplombe au centre d'un grand cirque, la ville dévalait vers le port silencieux, enveloppée de clartés pâles.

Comme la clef de voûte d'un dôme immense, une lueur argentée rayonnait au milieu du ciel. Elle l'éclaboussait tout autour de flammes nacrées qui mettaient aux fronts noirs des collines, à l'horizon, une auréole féerique.

Le nord se colorait légèrement de rose, et parfois il s'en élançait un rayon vert pâle, peut-être, disions-nous, une âme délivrée de son corps et qui monte à Dieu.

Les étoiles perçant ces nuées diaphanes étincelaient comme des pierreries enchâssées dans une gloire géante.

Un rayon mourait ici; un autre surgissait ailleurs. C'étaient tour à tour de longues traînées de lumière et des évanouissements subits.

Soudain, le mouvement s'accéléra. La grande coupole dépouilla sa majesté architecturale. Les milliers de rayons, tout à l'heure pressés et ordonnés en cercles concentriques, s'éparpillèrent dans l'espace, montant, descendant, voltigeant, se poursuivant et fuyant dans tous les coins de l'espace, comme en un ballet fantastique, des nuées de danseuses légères.

Peut-être aussi, sous les ordres d'Odin, les âmes des vieux guerriers francs célébraient-elles par un tournoi dans leur paradis l'anniversaire oublié de quelque héroïque victoire...

 

Dimanche 24 juin.—En sortant de la messe, j'ai accompagné miss Gertrude à la villa d'une de ses soeurs mariées. Elles sont quatre soeurs, dont trois mariées, toutes plus charmantes les unes que les autres. L'une d'elles est la jolie personne en blanc qui portait une touffe de roses rouges au bal du gouvernement.

Après avoir bu un verre de porto et cueilli les premières pensées, nous rentrions à Saint-Jean, admirant la verdure toute neuve que la campagne avait vivement revêtue en secouant son manteau de neige.

—Savez-vous, dit miss Gertrude, ce que j'ai rêvé cette nuit? que la Clorinde arrivait et que je serrais les deux mains au commandant.

Comme elle achevait, un signal apparut au sémaphore, et après une seconde d'examen, je reconnus qu'il annonçait un vapeur de guerre français.

—Mademoiselle, m'écriai-je, voilà votre rêve réalisé!

Une demi-heure après, la Clorinde était ancrée dans le port, et aussitôt une fine baleinière, toute blanche, s'en élançait, agitant avec orgueil les couleurs françaises parmi la flottille des bateaux de pêche anglais. Tout d'un coup les huit avirons disparaissent ensemble avec le mouvement d'un oiseau qui replie ses ailes, et l'embarcation accoste au quai de la Reine. Deux officiers, envoyés par le capitaine de vaisseau commandant en chef de la station navale française de Terre-Neuve, mettent pied à terre, et nous prenons ensemble le chemin du consulat.

De là nous nous sommes rendus chez le gouverneur. Il est arrivé précédé d'une triste odeur d'éther. Malgré ses cheveux et ses favoris noirs la vieillesse a marqué son front prématurément. Qui se douterait, à le voir aujourd'hui faible et accablé sous le poids de sa haute taille, que cet homme de cinquante et un ans a chargé à Balaclava la charge célèbre?

Voilà deux ans qu'il a été nommé gouverneur de Terre-Neuve, et il n'a pris possession de son poste que ces jours-ci, toujours empêché de partir par la maladie.

Il appartient à une des meilleures familles d'Angleterre, et de sa longue fréquentation des grandes cours de l'Europe il résulte qu'il est à la fois l'ami du prince de Bismarck et de l'amiral Fourichon.

Les officiers de la Clorinde étaient venus lui demander s'il désirait que l'on tirât une salve de vingt et un coups de canon pour saluer la Reine. Mais en l'absence de tout vaisseau de guerre anglais il n'y avait pas de canons pour répondre à ceux de la Clorinde, et l'on remit à plus tard la cérémonie.


CHAPITRE VI

29 juin.—J'ai déjeuné ce matin au carré des officiers,—ce qui m'arrive à peu près tous les jours.—En sortant de table, deux ou trois m'ont accompagné à terre, et, comme la fameuse question des pêcheries faisait l'objet de notre entretien, je proposais à un aspirant de mes amis de venir avec moi faire une visite au secrétaire colonial.

Voici la relation de notre journée:

Arrivés au sommet de la colline, nous nous trouvons en face du Parlement.

Nous franchissons la cour, puis nous avons à monter une dizaine de marches qui aboutissent à un rez-de-chaussée élevé. Cet étage est occupé presque en entier par les deux salles d'assemblée, décorées à fresque. L'une est réservée à la Chambre basse ou Chambre de l'Assemblée;—l'autre à la Chambre haute ou Conseil législatif.

Voilà beaucoup de mes lecteurs que cette nomenclature jette dans l'ahurissement. En effet, nous n'avons pas idée en France d'un tel appareil gouvernemental. Tout chez nous est centralisé à l'excès. La Réunion, la Martinique ne sont que des départements éloignés. Mais une colonie indépendante, se gouvernant par elle-même! Ah bah! quelle étrangeté!

Il en est pourtant ainsi, et, en quelques mots, voici l'histoire parlementaire de Terre-Neuve depuis son origine:

En 1832, un gouvernement représentatif et une constitution furent accordés à Terre-Neuve. L'île fut divisée en neuf districts, et chacun, suivant le nombre de ses habitants, nomma un ou plusieurs députés. En tout, il devait y en avoir quinze, pas un de plus. Tout homme pouvait voter, qui, au jour de l'élection, avait depuis un an, comme propriétaire ou locataire, habité une maison dans l'île. En même temps fut créé un «Conseil législatif et exécutif». Il était composé de sept membres. Mais ceux-là recevaient leur mandat de la couronne.

Le système marcha mal. La constitution fut suspendue. On abolit alors le Conseil comme branche distinctive de la «Législature» et des ex-membres furent autorisés à siéger et à voter à l'Assemblée au même titre que les membres élus.

Cette nouvelle forme fut appelée: «the Amalgamated Legislature».

Mais en 1847, le gouvernement impérial fit jeter les fondements du Colonial Building, autrement nommé Parlement House. Cent mille dollars y furent dépensés, et en 1850 la Législature y siégea pour la première fois.

Sans doute l'orgueil de se voir dans un édifice aussi somptueux éblouit les membres de cette noble assemblée. Leurs maisons de bois leur parurent des palais de marbre, et les misérables bourgades de pêcheurs, des ports superbes et puissants. Bref,—sur la demande expresse du peuple,—on sollicita et l'on obtint pour la colonie «un Gouvernement responsable».

C'est en 1855 que s'opéra cette nouvelle et dernière transformation. La garnison anglaise fut retirée de Saint-Jean avec l'artillerie. Les Terre-Neuviens crurent—et ils en sont encore plus que jamais persuadés,—qu'il y avait dans le monde une nouvelle Puissance.

Voici donc quel est le système actuel,—c'est-à-dire celui qui fonctionne depuis 1855. Il y a d'abord deux Chambres: la basse, House of Assembly, élue par le peuple,—et la haute, Legislative Council, nommée par le «Gouverneur en conseil».

Le Gouverneur qui est le seul représentant direct du souverain, est envoyé par la couronne. Son mandat lui est généralement délivré pour six ans.

La Chambre de l'Assemblée se compose de trente-trois membres élus tous les quatre ans par le suffrage du peuple. Comme par le passé, il faut pour être électeur se trouver depuis un an, au jour de l'élection, propriétaire ou locataire d'une maison dans l'île.

Quinze membres nommés à vie par le Gouverneur en conseil forment le Conseil législatif.

Enfin le Conseil exécutif—sept membres choisis par le parti qui a la majorité dans la Législature,—complète ce système de gouvernement.

Jusqu'en 1883, il n'y avait que quinze districts électoraux. Mais cette année-là il en a été créé deux autres dans cette partie de l'île désignée sous le nom de French Shore.

Il faut, pour prétendre à la députation, avoir un revenu de quatre cent quatre-vingts dollars, ou posséder une propriété libre de toute hypothèque et d'une valeur minima de deux mille quatre cents dollars. Il faut, en outre, avoir résidé dans l'île depuis deux ans avant l'élection; avoir au-dessus de vingt et un ans et être sujet anglais, ou avoir la grande naturalisation.

Les membres des deux branches de la législature reçoivent des honoraires.

Les titulaires des grands emplois publics, qui composent le Conseil exécutif, sont: le Colonial Secretary—qui est en même temps secrétaire du Conseil exécutif,—l'Attorney général, le Receveur général, le Solicitor général, le Surveyor général, le Financial Secretary, etc.

 

Maintenant que nous connaissons tous les rouages de cette imposante machine, tâchons d'observer les effets et les résultats qu'elle engendre, et d'abord entrons en relation avec quelques-uns de ces messieurs.


Dans le palais même, à l'étage supérieur, se trouve le cabinet du secrétaire colonial. Après le premier ministre,—The honorable the Premier,—il est le personnage le plus important du gouvernement. Sa charge correspond à celle de ministre des Affaires étrangères.

Depuis longtemps ce poste est très-dignement rempli par l'honorable Edward d'Alton-Shea. Né en Irlande d'une noble et ancienne famille,—dont une branche est devenue française,—il est arrivé il y a quelque trente ans à Terre-Neuve. Grâce à son frère dont l'influence et le prestige se sont très-vite répandus, il a conquis la situation qu'il occupe aujourd'hui.

Nous allons lui faire ensemble une visite, si vous le voulez bien. C'est un homme affable et de bonne société, et personne à Terre-Neuve ne saurait tenir aussi bien que lui un rang qui le met souvent en rapport avec des étrangers de distinction. D'un abord froid et de caractère flegmatique, on devine en lui un jugement impartial, une opinion des choses dépouillée d'esprit de parti, l'honnêteté et la sincérité sous la prudente réserve du discours. Nous trouverons en ce personnage plus de saine raison et de loyauté que dans aucun de ses confrères au pouvoir, et c'est pour cela que je le choisis pour l'interroger en votre présence sur l'antique et solennelle question des pêcheries françaises de Terre-Neuve.


—Permettez-moi de vous présenter mon ami, M...

—M. Shea, secrétaire colonial.

—Mon ami, monsieur, est très-désireux de s'entretenir avec vous au sujet de la question du French Shore, et si vous avez quelques instants dont vous puissiez disposer...

—Certainement, avec plaisir. Mais vous savez, je me tiens tout à fait en dehors de l'officiel. Ce sujet-là regarde exclusivement le Gouverneur.

—Sans doute! et, nous-mêmes, nous ne venons qu'en visiteurs, en touristes curieux, pour avoir avec vous une conversation particulière et instructive.

Si vous le voulez, pour mettre tout de suite mon ami au courant de l'historique de la question, je vais vous lire une petite brochure qui a été publiée à Québec en 1876. Malgré ses huit ans d'âge, je gagerais qu'elle n'est pas dans les archives de votre gouvernement: elle est trop bien faite et démontre trop clairement le bien fondé de nos prétentions. Elle a cependant pour auteur un sujet anglais.

Ensuite nous pourrons causer de l'état actuel des affaires.

Voici:—C'est une réponse à une publication parue à Londres et écrite par un avocat de la Nouvelle-Écosse, M. Whitman.

.........................................................

«L'auteur (M. Whitman) établit que les traités d'Utrecht (1713) et de Versailles (1783), renouvelés par celui de 1815, ne confèrent aux Français aucun droit exclusif de pêche dans les eaux de Terre-Neuve; que, par suite, le contrôle qu'ils prétendent exercer dans ces parages est injustifiable; et qu'enfin, le monopole et la juridiction française à Terre-Neuve ne peuvent être tolérés plus longtemps dans les eaux et sur le territoire britannique, parce que leur existence constitue pour la couronne anglaise une limitation de souveraineté.

«...Au risque de passer pour de tièdes patriotes, nous nous permettrons d'opposer à cette théorie quelques objections puisées dans l'histoire et dans le texte même des traités.

«Tout le monde sait que l'île de Terre-Neuve fut colonisée par les Français... Les traces de cette colonisation sont encore partout visibles dans les noms des localités et dans une partie de la population, puisque l'île contient à l'heure actuelle plus de vingt mille habitants d'origine et de langue françaises. Une coalition européenne força la France à céder Terre-Neuve avec l'Acadie, aujourd'hui Nouvelle-Écosse, à l'Angleterre, en ne réservant pour elle qu'un droit de pêche dans les baies et sur les côtes de Terre-Neuve. À cette époque, toutes les îles à l'embouchure du Saint-Laurent restaient habitées par des colons d'origine française, et cette situation se prolongea jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, puisque les Anglais se crurent obligés en 1755 de déporter en masse la population acadienne au nombre de neuf ou dix mille âmes pour assurer dans ce pays leur établissement.

«...Il n'y eut donc pas, suivant nous, pendant toute cette période, de discussion entre les deux puissances, sur les pêcheries et sur le monopole de la France. Ce monopole était dans la nature et dans la force même des choses. Il ne fut probablement pas discuté jusqu'en 1763. À ce moment seulement, le conflit commence. La France a cédé toutes ses possessions d'Amérique, à l'exception de deux petites îles, Saint-Pierre et Miquelon, et de son droit de pêche, humble épave de son empire colonial. Ce droit était-il du moins exclusif? Était-il accordé par l'Angleterre comme une simple concession ou comme un monopole? Ce point ne peut être éclairci pour nous que par les faits ultérieurs.

«Comme preuve de la négative, le rapporteur de l'Institut colonial cite l'article V du traité de 1783, qui confirme aux Français leur droit de pêche tel qu'ils l'exerçaient en vertu du traité d'Utrecht. Il ajoute que tous les traités subséquents ont reproduit purement et simplement la même clause. Il parcourt toutes ces conventions sans y voir pour les Français la trace d'un droit exclusif. D'où cette conclusion que leur monopole à Terre-Neuve et dans les eaux adjacentes n'a jamais été qu'une prétention sans fondement. Ces citations sont exactes, mais il n'est pas inutile de les compléter par quelques légères additions. Expliquons d'abord les faits historiquement.

«Le traité de 1783 ne fut pas conclu par les deux puissances dans les mêmes conditions que celui de 1763. La France avait pris sur sa rivale une brillante revanche et brisé son empire colonial, en formant une république de ses plus importantes et de ses plus riches colonies. Au lieu d'imposer la paix, l'Angleterre la demandait comme une grâce et s'estimait heureuse de conserver en Amérique un lambeau de ses anciennes possessions. On s'étonna généralement que la France ne profitât pas de ses avantages pour obtenir en Amérique ou dans les Indes des restitutions importantes. À Paris, à Versailles, M. de Vergennes fut accusé de faiblesse. Pour satisfaire dans certaine mesure à ce mouvement d'opinion, la diplomatie française insista auprès du cabinet de Londres, pour que l'article V du traité consacrât expressément pour les Français le droit exclusif de pêche dans la zone qui leur était assignée. Mais le ministère anglais tint à éluder cette reconnaissance par crainte de susciter contre lui-même de trop violentes attaques dans le Parlement. Ce fut alors qu'un moyen terme fut adopté entre les deux puissances, pour tourner la difficulté, tout en donnant à la France ce qu'elle demandait. À cette fin une déclaration et une contre-déclaration furent signées par les plénipotentiaires respectifs, et jointes au corps du traité.

«La première de ces déclarations contient la stipulation suivante qu'aucun acte international n'a, jusqu'à l'heure actuelle, modifiée:

 

«À cette fin et pour que les pêcheurs des deux nations ne fassent point naître de querelles journalières, Sa Majesté Britannique prendra les mesures les plus positives pour que ses sujets ne troublent en aucune manière par leur concurrence la pêche des Français pendant l'exercice temporaire qui leur est accordé, et elle fera retirer à cet effet les établissements sédentaires qui y seront formés

 

«On lit plus loin, même déclaration paragraphe 3:

 

«On n'y contreviendra pas» (au mode de pêche usité) «de part et d'autre; les sujets de Sa Majesté Britannique ne molestant aucunement les pêcheurs français durant leurs pêches, ni ne dérangeant les échafaudages durant leur absence

 

«Ce sont là, pour tous les juges impartiaux, des clauses bien claires, bien explicites, par lesquelles le roi d'Angleterre limitait sa souveraineté sur Terre-Neuve, aussi formellement qu'avait pu le faire Louis XIV en 1713, quand il s'engageait à détruire les fortifications et à combler le port de Dunkerque.

«Un texte si précis, si catégorique, appuyé sur une jouissance incontestée et presque séculaire, laisse peu de place à la discussion.

«...On voit maintenant quel est le point de départ des prétentions françaises et si les organes anglais sont fondés à traiter les descendants des Cartier et des Champlain d'intrus et de pirates dans les parages de Terre-Neuve.

«Voyons maintenant quelle a été l'interprétation du traité de 1783 pendant quatre-vingt-douze ans entre les deux parties contractantes.»

 

Nous voici arrivés au paragraphe deuxième de mon opuscule. Il me reste encore sept ou huit pages à vous lire. Aurez-vous la patience d'écouter jusqu'au bout?

—Mais oui, allez donc! c'est du plus vif intérêt.

—Alors, je continue:

«Après le traité de 1783 le monopole des pêcheurs français s'exerça d'une manière incontestée à Terre-Neuve, pendant une période de neuf ans et demi. Cette prise de possession décennale a, dans le débat, une haute importance et constitue en faveur du système français un grand argument. N'est-il pas clair en effet que tout désaccord entre les négociateurs sur l'esprit de la déclaration annexe eût produit des conséquences immédiates, et laissé des traces, soit dans la correspondance diplomatique, soit dans les archives des deux marines, soit dans les annales de la colonie! L'intention des Français en stipulant la clause était évidente. Ils l'ont interprétée tout de suite dans le sens le plus large, en l'appuyant sur une marine qui venait de lutter victorieusement contre les flottes britanniques. Les Anglais n'ont élevé aucune objection. Aucun acte, aucune restriction de leur part n'a troublé le monopole que s'attribuait la France et les voies d'exécution dont elle se servait. Les Français ont donc eu, dès l'origine, en leur faveur, les deux conditions qui constituent le Plenum Dominium, c'est-à-dire la propriété complète, à savoir:

«1° Un titre régulier;

«2° Une entrée en possession avec une longue jouissance sans contestation.

«L'année 1793 ouvre entre les deux nations une période de guerre, interrompue par la courte paix d'Amiens et terminée après vingt-trois ans, par le traité de 1815. Pendant cette longue lutte, les droits de pêche des Français sur Terre-Neuve furent nécessairement suspendus. Nous voyons cependant qu'à chaque négociation avec l'Angleterre, ils le revendiquèrent avec énergie. Car le traité d'Amiens en 1801, celui de 1814 et celui de 1815 leur rendent invariablement la situation dont ils jouissaient en 1792, c'est-à-dire le bénéfice des clauses stipulées en 1783. On raconte qu'en 1815, l'Angleterre, voulant tirer de Waterloo un avantage matériel, résolut d'enlever à la France une de ses dernières possessions coloniales, et donna le choix au gouvernement de Louis XVIII entre les îles Saint-Pierre et Miquelon avec la pêcherie de Terre-Neuve et l'île de France, actuellement île Maurice. Le duc de Richelieu, fort bien inspiré, suivant nous, opta pour les pêcheries d'Amérique. Par suite, le monopole français fut restauré dans son intégrité primitive, et l'Angleterre mit un scrupule méritoire à le respecter.

«...Mais une difficulté d'un genre tout nouveau attendait les Français dans l'exercice de leur droit: c'était l'opposition même de la colonie. Terre-Neuve s'était beaucoup développée depuis la fin du dix-huitième siècle. Elle ne put voir sans un dépit violent et fort naturel le rétablissement d'un monopole qui l'arrêtait dans son expansion. Il était dur pour ses pêcheurs de s'interdire l'exploitation de baies poissonneuses, et de ne pouvoir même élever de constructions sur de certaines côtes, par suite d'arrangements entre deux puissances éloignées. N'étaient-ils pas, après tout, les propriétaires; or, par conséquent, les maîtres du sol?»

M. Shea, rêveur.—Oui, oui!

«Qu'étaient-ce que les Français, sinon des étrangers et par conséquent des intrus? Telle a été la logique de la presse et de la législature de Terre-Neuve depuis soixante ans. C'est celle de tous les Américains en général qui ont bien permis à l'Europe de consacrer à leur service son argent, ses armées et ses flottes, mais qui trouvent exorbitant qu'elle ose, de loin en loin, limiter leur liberté d'action.»

Mon ami, tout bas.—Attrape!

«À partir de ce moment, Terre-Neuve présente un phénomène singulier, à savoir: une divergence de vues entre la colonie et la métropole sur la valeur et sur l'application des traités. L'Angleterre ayant conscience de ses promesses, respecte les droits de la France et s'efforce d'en assurer l'exercice. Les colons de Terre-Neuve protestent, inventent une théorie limitative du traité de Versailles, et prétendent l'imposer à la diplomatie officielle. Sourds aux avis de l'administration et des autorités maritimes, ils s'obstinent à traiter les Français en usurpateurs, abrogent de leur chef la déclaration annexe, et veulent délier l'Angleterre de ses engagements.

«Cette union s'accentue, pour la première fois, dans un document fort curieux, et que le rapport de l'Institut colonial omet discrètement et pour cause: nous voulons parler d'une proclamation de sir Charles Hamilton, gouverneur et commandant en chef de l'île de Terre-Neuve et de ses dépendances, datée du 12 août 1822.

«...Voici cette proclamation:

PROCLAMATION

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