← Retour

Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes

16px
100%

de sir charles hamilton, gouverneur et commandant en
chef de l'ile de terre-neuve et de ses dépendances.

Nous, Gouverneur, considérant qu'il est stipulé par l'article 13 du traité définitif de paix, conclu entre Sa Majesté et le Roi de France, et signé à Paris le 31 mai 1814, que les droits de pêche des Français au grand banc de Terre-Neuve, sur les côtes de l'île de ce nom et les îles adjacentes, situées dans le golfe de Saint-Laurent, seraient remis sur le pied où ils se trouvaient en 1792; lequel article 13 a été confirmé de nouveau par l'article 11 du traité définitif entre la Grande-Bretagne et la France, conclu à Paris le 20 novembre 1815; considérant que le droit de pêche réservé aux sujets de Sa Majesté Très-Chrétienne par ledit traité s'étend depuis le cap Saint-Jean, par la côte est de Terre-Neuve, jusqu'au cap Rouge, contournant l'île en remontant par le nord et descendant par la côte occidentale; considérant, enfin, qu'il nous a été représenté que des déprédations avaient été commises par des sujets anglais, au préjudice de Français établis dans lesdites limites: faisons connaître, par la présente proclamation, que les sujets de Sa Majesté Très-Chrétienne doivent avoir pleine et entière jouissance de la pêche dans les limites et bornes ci-dessus énoncées, pour en faire usage suivant qu'ils y sont autorisés par le traité d'Utrecht.

À cette fin, il est expressément enjoint à tous les officiers, magistrats et autres fonctionnaires de notre gouvernement de donner des ordres dans leurs diverses stations et dépendances respectives pour qu'aucun trouble ou empêchement ne soit apporté, sous quelque prétexte que ce puisse être, à l'exploitation de ladite pêche par les Français, à qui les dits officiers et magistrats devront assistance en cas de besoin.

En conséquence, il a été notifié à tous les sujets de Sa Majesté dépendant de la partie de Terre-Neuve ci-dessus désignée, de n'interrompre en aucune manière la pêche des sujets de Sa Majesté Très-Chrétienne dans les limites qui viennent d'être mentionnées.

Si aucun des sujets de Sa Majesté refusait de quitter cette partie de la côte dans un délai convenable après notification, les officiers sous nos ordres devront prendre des mesures pour que les échafauds et autres établissements créés par les récalcitrants pour l'exploitation desdites pêcheries soient enlevés, ainsi que les navires et bateaux en dépendant et qui se trouveraient dans les limites susdites. Lesdits officiers sont, en conséquence, autorisés à user des moyens qu'ils jugeront nécessaires pour contraindre les sujets de Sa Majesté à quitter cette partie de la côte de l'île, et ils devront les prévenir qu'ils seront traduits devant les tribunaux à raison de leur refus, conformément à l'acte du Parlement.

Donné par nous, à Port Towers-hend, Saint-Jean, Terre-Neuve, le 12 août 1822.

Signé: C. Hamilton.

Par ordre de Son Excellence,

Signé: P. C. Le Geyt.

 

Moi, triomphant.—Eh bien! monsieur Shea, que dites-vous de cela? C'est clair et net; c'est loyal. Je suis certain que pas un des membres de votre assemblée n'a connaissance de ce document: il a bien sûr été dévoré par les rats, oublié intentionnellement dans les tiroirs de votre chancellerie.

Mon ami.—Cette proclamation a-t-elle jamais cessé d'être rendue exécutoire?

Moi.—Je demanderai plutôt si jamais elle a été obéie. Aujourd'hui, si un gouverneur osait tenir un pareil langage, la révolte éclaterait aussitôt en dedans et en dehors du Parlement colonial. Voilà jusqu'où les Terre-Neuviens pratiquent l'esprit de justice et de loyauté.

M. Shea, humilié, mais sincère.—Vous avez raison!

Moi.—Allons! je n'ai plus que le dernier paragraphe à vous lire. Monsieur Shea, n'êtes-vous pas trop accablé?

M. Shea, souriant.—Non! que la lumière soit.

Moi.—Oui, il serait bien temps que l'on débarrassât votre île de ses brouillards.—Je continue:

 

«La proclamation du gouverneur Hamilton ne découragea pas les colons de Terre-Neuve. Ils s'adressèrent à Londres, pétitionnèrent auprès du bureau colonial et firent retentir le Parlement de leurs doléances. Un député, nommé M. Robinson, épousa leur cause avec beaucoup de chaleur et vint, pendant plusieurs années, dénoncer à la tribune la négligence que le gouverneur montrait pour cette colonie: «Il est étrange, disait-il en 1835, qu'après vingt et un ans de paix, les habitants de Terre-Neuve ne sachent pas encore s'ils ont le droit de faire concurrence aux Français et de pêcher sur leur propre côte. Je proteste contre tout ajournement d'une question si grave. Les seuls droits des Français sont ceux qui leur viennent du traité d'Utrecht

«Le cabinet anglais refusa de répondre, sachant très-bien qu'aucun débat utile ne pouvait être engagé sur ce point, et M. Robinson en fut pour ses frais d'éloquence et ses affirmations erronées.

«Ces attaques se renouvelèrent pendant les années suivantes sans affecter les rapports des deux grandes puissances. Elles eurent cependant un effet, ce fut de montrer à la France que son droit, pour couper court à toutes ces chicanes, avait besoin d'une confirmation. Des démarches furent donc faites par la diplomatie française pour amener le cabinet de Londres à reconnaître, par une déclaration formelle, le droit exclusif. Mais le ministère anglais craignait de fournir des armes à l'opposition et de provoquer un orage dans la colonie de Terre-Neuve: il fut longtemps sourd à ces ouvertures. Enfin, ses hésitations cessèrent sous l'influence des relations amicales créées entre les deux pays par une fraternité d'armes et par les victoires de Crimée. Les plénipotentiaires des deux gouvernements tombèrent d'accord, en 1857, sur un projet de convention qui reconnaissait aux Français le droit exclusif de pêcher et d'user du rivage:

«1° À l'est, du cap Saint-Jean aux îles de Kirpont;

«2° Au nord, des îles de Kirpont au cap Normand;

«3° À l'ouest, du cap Normand à la pointe Roch dans la baie des îles, ainsi que dans cinq havres désignés spécialement.

«On se rappelle les événements qui suivirent: à la nouvelle de cette convention, une sédition véritable éclata dans la capitale de Terre-Neuve. Une multitude furieuse parcourut les rues en poussant des clameurs contre le gouvernement royal et traînant les armes de la Reine attachées à la queue d'un cheval.»

Mon ami, indigné.—Oh!!!

M. Shea se croise les jambes dans un autre sens, et sentant qu'il est de sa dignité de protester.—Vraiment, une pareille chose est inconcevable.

Moi, impitoyable.—C'est un acte de félonie dont tout le sang versé des phoques et des morues ne parviendra jamais à laver la tache!

Je termine:

 

«C'est sous ces auspices d'un loyalisme assez douteux que le traité anglo-français fut soumis à l'approbation de la législature coloniale. Il va sans dire qu'elle le repoussa tout d'une voix. Le traité resta non ratifié.

«...La convention de 1857, malgré son avortement, n'en reste pas moins pour la question des pêcheries un document précieux; car elle témoigne que l'Angleterre, par l'organe de son gouvernement et de ses négociateurs officiels, a reconnu comme fondées les prétentions de la France. Cet épisode a mis la diplomatie britannique dans une situation fort embarrassante; car l'absence de la signature royale n'annule pas les procès-verbaux des séances où les plénipotentiaires anglais ont admis le titre et ratifié le régime créé depuis soixante-quinze ans par la France. Contra renuntiatum non est regressus. Il leur est impossible aujourd'hui de citer le traité d'Utrecht et le premier traité de Versailles[3]...»

M. Shea.—C'est très-bien fait, cette brochure. Je suis étonné de ne pas l'avoir connue plus tôt. Pouvez-vous me la laisser?

Moi.—Comment donc! Mais je voudrais qu'elle fût méditée consciencieusement par tous les honnêtes gens de Terre-Neuve. De cette façon, on n'oserait peut-être pas enseigner dans les écoles de Terre-Neuve «qu'à l'heure actuelle une partie des côtes est virtuellement soustraite au contrôle du gouvernement colonial, à cause des prétentions mal fondées affirmées et soutenues par les Français; en vertu de quoi, cette partie des côtes est généralement, mais très à tort, appelée le «French shore[4]

Du reste... On frappe!

M. Shea.—Entrez!

Moi, à mon ami.—Le premier ministre! How do you do, sir?

Sir W. Whiteway, voulant paraître gracieux.—Ao! how do you do!

M. Shea, présentant mon ami.—Sir William, M...

(Sir William s'excuse et prend M. Shea à part pendant quelques instants. Puis il sort en s'inclinant.)

Moi.—Il m'a coupé la parole juste au moment où j'allais parler de lui.

Mon ami.—Sa figure ne m'est pas sympathique. Quel homme est-ce?

Moi.—Tout, excepté un gentleman. N'as-tu pas remarqué son pouce de singe?

M. Shea.—Oh! vous allez donner à monsieur une bien triste opinion de nous.

Moi.—Il est quelquefois bon d'arracher le masque aux gens qui s'en servent pour se conduire malhonnêtement. Du reste, on n'a qu'à ouvrir le premier numéro venu de l'Evening Telegram, on est sûr d'y rencontrer le nom de Whiteway encadré des épithètes les plus flétrissantes. Moi, sans passion, je me contente de le juger ce qu'il est. Peu m'importe la voie où il cherche à entraîner son pays. Ce que je lui reproche, c'est d'avoir, par sa déloyauté, rendu peut-être impossible tout arrangement définitif au sujet de nos pêcheries.

M. Shea.—Comment cela?

Moi.—Vous le savez aussi bien que moi; mais je vais l'expliquer à mon ami.

Il y a quelques années, une conférence s'était réunie à Londres, toujours au sujet de nos droits de pêche à Terre-Neuve. M. Whiteway y fut convoqué comme représentant de la colonie. Naturellement, il s'acharna à rendre toute entente impossible, mais il en revint avec tout ce qu'il convoitait: la croix de Saint-Michel et Saint-Georges, un ordre créé pour les colonies et qui lui donnait le titre de sir. Quand il put écrire sir W. Whiteway K. C. M. G., il se crut un grand homme et son ambition ne connut plus de bornes. Sorti de rien, il n'avait aucun scrupule de race ni d'éducation. De plus, il était Écossais. Tous les moyens lui semblèrent bons, et le meilleur, pour commencer, lui parut le mensonge. «Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose.» Sir William prit cette sentence pour règle de conduite. Issu du peuple, il avait d'abord visé aux grandeurs. Maintenant que le chemin lui en était ouvert, pauvre, il convoitait la fortune.

Il fut avocat général et membre de l'Assemblée. À force de parler, il finit par se faire écouter; à force de mentir, par se faire croire.

Il persuada à ses électeurs qu'il avait arrangé leurs affaires à Londres; que grâce à lui on avait donné satisfaction à leurs revendications légitimes. Désormais, ils pouvaient pêcher où bon leur semblait et faire des établissements en quelque point des côtes qu'il leur plairait. Il prétendait encore avoir obtenu l'autorisation de nommer des magistrats au French shore.

Il poussa l'impudence jusqu'à faire imprimer tous ces mensonges et à les faire afficher, sous forme de proclamation, dans tous les villages de son district électoral.

On le crut sans contrôle. Les braves gens de Terre-Neuve étaient trop heureux pour chercher à approfondir.

Cet homme!

Il avait donc réussi là où tant de diplomates de génie avaient échoué depuis un siècle. Le lion une fois encore était vaincu par le moucheron: Terre-Neuve avait humilié la France!

Sir William fut réélu et devint premier ministre.

«Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose.»

Mais, hélas! il arrive parfois que la vérité s'ennuie au fond de son puits et qu'on la surprend toute nue assise sur la margelle. Comme elle est d'une beauté ravissante, tous ceux qui l'ont découverte ainsi, soit nos marins français, soit les ennemis politiques de M. Whiteway, se sont empressés d'appeler la foule autour d'elle pour la contempler.

Bien des aveugles ont été par elle rendus à la lumière. Les élections l'ont bien prouvé, qui viennent d'avoir lieu à la dernière session. Sans l'influence, bien justifiée, celle-là, de votre frère, monsieur Shea, croyez-vous que sir William eût été de nouveau nommé?

M. Shea.—Peut-être. Je sais bien qu'il s'est donné beaucoup de mal.

Moi.—Et qu'il a jeté tant qu'il a pu de votre argent. Croyez-moi, on commence à s'apercevoir que ce n'est pas un grand ministre, mais un grand humbog, qui dirige la politique de Terre-Neuve. Ce n'est que par amour propre que quelques-uns semblent encore lui rester fidèles. Et encore ceux-là ne se rencontrent-ils que parmi les gens en place.

Or, M. Whiteway est arrivé par le peuple; il tombera par le peuple. Vous comprenez l'étonnement indigné d'un pauvre pêcheur terre-neuvien qui, sur la foi des déclarations Whiteway, est venu tranquillement exercer son industrie dans nos eaux, lorsque nos navires de guerre accourent lui enjoindre de quitter ces lieux. On lui déclare qu'il est en contravention. «Mais, répond-il, on a affiché chez nous une circulaire de sir W. Whiteway, dans laquelle il dit», etc. On lui réplique que c'est faux, et qu'on le trompe.—Comment cela se peut-il? on ne lui montre rien d'écrit, et ce qu'il a vu était imprimé? Cependant, on l'oblige à partir. Sa pêche, qui fait seule vivre toute sa famille, est compromise parce qu'il va perdre du temps en changeant de place, et alors il se fait ce raisonnement infaillible: Ou les Français me chassent sans en avoir le droit, et je me vengerai; ou M. Whiteway me trompe, et alors c'est un misérable que je hais parce qu'il m'exploite au risque de me faire crever de faim.

Mon ami.—Mais crois-tu que ces pauvres gens ne pensent pas plus généralement que le tort est de notre côté?

Moi.—Sans doute, ils ont commencé par se faire cette opinion. Mais à force de voir la France entretenir à grands frais sur leurs côtes des navires de guerre, uniquement destinés à leur dresser des procès-verbaux, tu comprends qu'ils ne sont pas plus bêtes que d'autres, ils se sont dit: Pas possible qu'une grande nation comme ça vienne nous chercher chicane jusqu'ici et en présence des navires de guerre anglais, si ce n'est pas son droit qu'elle réclame. Alors, c'est le Whiteway qui nous blague.

Ah! si on l'enveloppait dans la peau d'un phoque, le grand homme, que de pauvres gens qui seraient enchantés d'avoir cette excuse pour l'écorcher tout vif!

M. Shea.—Vraiment vous êtes terrible. Laissons M. Whiteway pour le moment. C'est mon tour de vous accabler. Car tout en étant impartial, nous avons bien de justes griefs à énoncer.

Moi.—Je vous l'accorde, cher monsieur, et nous vous écoutons.

Mon ami, moqueur.—C'est cela, repose-toi. Tu dois être épuisé. Tu as fait un véritable discours de tribune. Tu devrais poser ta candidature contre M. Whiteway. Sauf la grande naturalisation, qu'il faudrait obtenir, tu réalises déjà toutes les conditions d'éligibilité.

Moi.—J'aurais vite tranché la question du French shore.

M. Shea.—Peut-être! Savez-vous bien tout ce que nous demandons?

D'abord vous aurez beau faire et beau dire, vous serez toujours considérés chez nous comme des intrus. Je sais bien que cette épithète vous choque et que vous nous la reprochez amèrement. Mais imaginez que les côtes de Normandie ne puissent être pêchées que par les Américains. De quel oeil verriez-vous ces gens-là venir chaque année vous chasser de chez vous pour s'y installer à votre place? Ils auraient beau avoir des papiers en règle, vous ne les en regarderiez pas moins comme des...

Moi.—Mais, cher monsieur, nous nous appartenons depuis plus de quinze siècles. Et Terre-Neuve n'est à vous que d'hier; c'est nous qui avons inventé ses pêcheries; c'est nous qui l'avons faite un pays; elle nous a longtemps appartenu, et il ne tient qu'à M. de Vergennes que nous ne la possédions plus. Si vous avez une propriété, ne vous est-il pas loisible de la vendre en vous en réservant une portion! Nous pouvions tout prendre au traité de Versailles, et nous nous sommes contentés de droits de pêche.

Vous devriez au moins nous bien recevoir et même nous être infiniment reconnaissants de n'avoir pas tout gardé. Car si vous étiez sous le régime français vous n'auriez pas la chère liberté dont vous jouissez. Si vous aviez traîné notre drapeau dans la boue, au lieu d'une constitution ce sont des coups de canon que nous vous eussions envoyés.

M. Shea.—Enfin vous direz tout ce que vous voudrez, il n'en est pas moins fort vexant pour les Terre-Neuviens de n'être pas chez eux à Terre-Neuve.

Ainsi, conçoit-on qu'on nous empêche d'exploiter nos mines? Nous en avons de fort riches et qui seraient la source d'un immense revenu pour la colonie. Mais parce qu'elles sont sur le French shore, nous ne pouvons en tirer aucun parti.

Mon ami.—Qu'entendez-vous par French shore?

M. Shea.—C'est cette partie des côtes sur laquelle les Français exercent certains droits de pêche en vertu des traités.

Moi.—Oui, et cette éloquente périphrase est celle que l'on emploie officiellement pour désigner le French shore, car cette dénomination qui signifie rivage français, sonne désagréablement, comme une ironie, à l'oreille des Terre-Neuviens.

Mon ami.—Soit. Mais je ne saisis pas bien pourquoi nous vous empêchons d'exploiter vos mines. Elles ne sont pas toutes absolument sur le rivage?

M. Shea.—Non, mais nous n'avons de débouché que par mer, de sorte que nous nous trouvons dans l'impossibilité de faire sortir notre minerai de chez nous, puisqu'on ne nous permet pas d'aborder sur cette portion de l'île, ni d'y faire les établissements indispensables à l'exercice de cette industrie. C'est une des principales raisons qui nous a fait entreprendre la ligne de chemins de fer qui est en voie d'exécution.

Moi.—Oui, mais ne comptez pas que nous vous laissions tranquillement achever son parcours jusque chez nous.

M. Shea, souriant.—Oh! je suis bien convaincu que vous protesterez, comme vous le faites toutes les fois que nous nommons des magistrats pour le French shore. Mais vous savez mieux que moi que cela ne nous gêne pas beaucoup: le gouverneur envoie un simple accusé de réception au consul, et tout finit par là.

Moi.—Oui, mais nous en avons assez de nous montrer débonnaires. Avec des gens comme vous les procédés délicats ne servent à rien. Vous êtes rusés: vous avancez quand même, et si parfois on vous force à reculer, vous ne revenez jamais jusqu'à l'endroit d'où vous êtes partis.

Il vous est interdit par les traités d'avoir aucun établissement sédentaire sur les côtes qui nous sont réservées. Vous êtes arrivés à y élever de petites villes ou des villages. Aujourd'hui, vous poussez l'impudence jusqu'à y placer des magistrats, ce qui est reconnaître officiellement l'existence de ces villages, qui se trouvent pourtant là en contravention. Et puis, comme nous avons eu l'air de fermer les yeux au lieu de protester, voilà que c'est vous maintenant qui osez vous plaindre sous prétexte que nos marins font la contrebande dans ces villes. Mais du tout, ils ne la font pas, la contrebande, puisque ces villes ne sont pas censées exister.

M. Shea.—Vous ne pouvez toujours pas nier qu'ils la font en mer quand nos pêcheurs vont leur vendre la boette[5].

Moi.—Cela, c'est une autre affaire. Je conviens qu'ils la font, mais tant pis pour vous. Vous comprenez bien...

Mon ami.—Qu'est-ce que la boette?

Moi.—Ah! c'est juste. On appelle boette les appâts dont on se sert pour pêcher la morue. Elle consiste en poissons qu'on trouve ici sur les côtes. De telle sorte que les pêcheurs de Terre-Neuve en sont déjà pourvus quand les nôtres arrivent. Alors ils vont à leur rencontre au large, leur vendent la boette et remportent du rhum et autres denrées soumises à des droits d'entrée très-élevés.

Naturellement la douane en pâtit; mais il faut avouer que nos marins seraient bien niais d'avoir des scrupules à cet égard, vu que cet approvisionnement immédiat les met en mesure de commencer leur pêche plus tôt.

Ainsi donc, cher monsieur, voilà tous vos griefs: n'être pas entièrement libres chez vous; ne pouvoir exploiter vos mines, ni faire aboutir votre railway sur nos côtes; être tracassés au sujet de vos magistrats et enfin trompés par la contrebande.

Y a-t-il encore quelque chose?

M. Shea.—Non, c'est tout!

Moi.—Eh bien! tenez, je suis sûr qu'à nous deux nous pourrions nous entendre.

M. Shea, souriant.—Voyons, Excellence, que proposez-vous?

Moi.—D'abord, que disent les traités? À nous Français, ils accordent le droit exclusif de pêche sur cette partie du littoral comprise entre le cap Saint-Jean, sur la côte est, et le cap Rouge, à l'ouest, en passant par le nord. La jouissance de ce droit nous est donnée à partir du 5 avril jusqu'au 5 octobre. De plus, nous pouvons couper sur la côte tout le bois nécessaire aux échafauds pour faire sécher la morue. Enfin nos pêcheurs n'ont à payer aucun droit de douane sur le French shore.

À vous, Anglais, il est interdit de pêcher sur la partie des côtes qui nous est réservée. Vous avez encore moins le droit d'y élever des établissements sédentaires. Par cela même qu'il ne doit pas y avoir de ville, il ne peut exister ni magistrats ni fonctionnaires d'aucune sorte. Cette défense absolue pour vous de faire aucun établissement sur le French shore vous empêche à la fois d'exploiter vos mines et d'achever votre chemin de fer.

Cela étant établi, et il faudrait que vous eussiez la bonne foi de reconnaître la vérité de ces principes, je vous dirais:

Exploitez vos mines en toute liberté; nous vous abandonnons pour cet usage le point du French shore que vous nous désignerez comme vous étant le plus commode pour y élever un embarcadère.

Organisez sur nos côtes telle administration qu'il vous plaira; ayez-y des députés, nommez-y des magistrats, installez-y une douane et une police. Seulement, nous réservons pour nos marins l'entrée libre de tous les objets qu'ils feront venir pour servir à l'exercice de leur industrie. Mais nous vous autorisons à les faire surveiller par votre police et, en cas de fraude, à sévir contre eux.

Quant à votre railway, prolongez-le jusqu'où bon vous semblera.

En échange de tant de concessions qui sont pour vous de la plus haute valeur et que nous croyons devoir vous faire par équité et par égard pour la liberté, nous attendons de vous que vous fassiez respecter nos droits avec la plus scrupuleuse exactitude.

Pour vous aider dans cette charge, nous demandons qu'il soit accordé aux officiers de notre station navale les mêmes pouvoirs de répression qu'à ceux de la station anglaise. Et nous attendons de vous que lorsque procès-verbal vous sera adressé d'un délit ayant pour auteur un de vos nationaux, vous ne vous contentiez pas d'un simple et illusoire accusé de réception. Nous voulons que l'affaire soit immédiatement portée devant vos tribunaux et que le coupable reçoive le châtiment qu'il mérite.

Quant à la boette, comme vous ne pouvez en empêcher le trafic, vous n'avez rien de mieux à faire que de permettre à vos pêcheurs de la porter aux nôtres.

M. Shea, sérieux, après un instant de réflexion.—Oui, je crois qu'avec ces conditions nous pourrions nous entendre.

Seulement, c'est ce diable de droit exclusif, qui est choquant pour nous. Il me semble que vous pourriez bien laisser nos pêcheurs aller dans les baies que les vôtres laisseraient inoccupées, avec obligation pour les premiers de se retirer à l'arrivée des seconds.

Moi.—Oui certes! un chat aurait assez de place dans une chambre pour y vivre avec un rat. Cela n'empêche pas qu'il le dévorerait. Ce mélange de vos pêcheurs avec les nôtres serait la cause de querelles constantes. Vous comprenez qu'il y en aurait bien peu d'assez consciencieux pour se retirer, comme vous le dites, sans protester, ou même sans résister. Et c'est précisément pour éviter tant de fâcheuses complications que nous avons tout fait pour obtenir que nos droits de pêche soient rendus exclusifs. Rappelez-vous du reste la tentative qui a été entreprise de la combinaison dont vous parlez. Au bout d'un très-petit nombre d'années, l'Angleterre et la France sont tout de suite tombées d'accord pour reconnaître l'impossibilité et faire cesser l'existence de ce modus vivendi.

Après tout, vous avez une étendue de côtes largement suffisante pour l'emploi de tous vos pêcheurs. Et puis songez qu'en échange de la tranquillité que nous vous demandons d'assurer aux nôtres, nous nous engageons à reconnaître officiellement l'existence politique de Terre-Neuve au French shore. Vous ne pouvez rien acquérir de plus précieux.

M. Shea, gravement.—Tout cela en effet pourrait s'arranger à la satisfaction des deux parties. Mais soyez bien persuadés d'une chose: c'est qu'on n'arrivera jamais à aucun résultat satisfaisant tant que la France cherchera à traiter directement avec l'Angleterre. C'est avec nous qu'il faut qu'elle s'entende d'abord, puisque la sanction de notre Parlement est indispensable au traité qu'elle pourrait conclure avec le gouvernement britannique. Et vous pensez bien que l'Angleterre ne nous forcera pas à coups de canon à accepter un arrangement qu'elle aura fait sous toutes réserves avec la France. Elle ne peut nous déclarer la guerre, et en nous contrariant, elle craindrait trop de nous révolter et de nous voir échapper à sa souveraineté.

Ne vient-on pas de frapper?

Mon ami.—Si, je crois.

M. Shea.—Come in!

Quelqu'un.—Le conseil attend Sa Seigneurie pour se réunir.

M. Shea.—Messieurs, vous m'excusez, n'est-ce pas? Il faut...

Mon ami.—Comment donc, monsieur! mais nous vous sommes très-reconnaissants d'avoir bien voulu nous accorder un si long entretien.

Moi.—Trois heures! Que faisons-nous?—Comment trouves-tu le secrétaire colonial?

Mon ami.—Charmant! et puis c'est un homme qui a l'esprit juste et qu'on sent de bonne foi.

Puisque nous avons vu le Premier chez l'honorable secrétaire colonial, inutile, n'est-ce pas? d'aller de nouveau l'interviewer dans son cabinet.

Nous sortons du palais; nous redescendons dans le bas de la ville. Justement au quai de la Reine, en face de la douane, le canot-major de la Clorinde attend des officiers qui vont rentrer à bord.

Les voilà: embarquons!

La Clorinde est une ancienne frégate d'une hauteur de mâts invraisemblable et à laquelle on a adapté une faible machine à vapeur. Elle est commandée par un capitaine de vaisseau qui est le chef suprême de notre station navale de Terre-Neuve. Il a sous ses ordres trois autres navires: deux goëlettes à voiles, la Canadienne et l'Evangéline, et un transport mixte, l'Indre[6].

De son côté, la station anglaise se compose de trois croiseurs à vapeur de troisième et quatrième rang, et par cela même beaucoup plus propres à faire le service exigé par la surveillance des côtes. Il y a en effet nombre de baies dont l'entrée, trop étroite pour livrer passage à un navire tel que la Clorinde, permet aux Terre-Neuviens de pêcher impunément sous les yeux mêmes des Français. Nos goëlettes seules pourraient pénétrer dans ces passes; mais comme elles ne sont point à vapeur, il n'est pas rare qu'un vent contraire ne les retienne en vue des délinquants, et dans l'impuissance de les atteindre.

Maintes fois le commandant de la station s'est plaint de cet état de choses, et enfin on s'est décidé à donner suite à ses réclamations en remplaçant les deux goëlettes par une canonnière à éperon d'un nouveau modèle et d'une marche rapide.

Aujourd'hui, nous avons trois vapeurs dans les eaux de Terre-Neuve, comme les Anglais. Mais à l'époque où je conduis le lecteur à Saint-Jean, nous ne sommes qu'au commencement de 1883. La Canadienne et l'Evangéline continuent à courir des bordées le long du French shore, tandis que les trois anglais, poussés par leur hélice, vont droit au but. Le plus gros, le Tenedos, est sous les ordres d'un capitaine qui a le titre de commandant supérieur de la station anglaise, mais qui, au lieu de relever directement du ministre de la marine, ainsi que notre commandant en chef, dépend immédiatement du vice-amiral commandant la flotte des Indes occidentales et des provinces britanniques de l'Amérique du Nord, et dont la résidence est Halifax.

À la suite de cet état explicatif des navires de guerre français et anglais en croisière dans les eaux de Terre-Neuve, nous rentrerons dans l'examen de la question française, en disant de quelle mission ces vaisseaux sont chargés et comment ils s'en acquittent.

 

Chaque année, après que l'éloignement des glaces a rendu libre l'accès des côtes terre-neuviennes, les goëlettes de pêches, françaises et indigènes, se hâtent vers les lieux fréquentés par la morue. Les nôtres vont sur le French shore, et celles du pays occupent les baies de l'autre partie de la côte.

Cela se passe-t-il réellement ainsi?—Point du tout. Si chacun restait chez soi, il n'y aurait plus de police nécessaire.

Mais, comme on sait déjà, les uns affirment leur droit exclusif à occuper une certaine portion de territoire, et les autres le nient. De là, invasion des derniers chez les premiers, luttes, batailles, complications de toutes sortes.

Alors, l'Angleterre et la France, d'accord dans leur bon vouloir à maintenir la paix parmi leurs pêcheurs, envoient des navires de guerre chargés d'exercer sur les lieux une surveillance de haute police et d'inspirer en même temps une crainte salutaire aux pauvres bougres d'électeurs de M. Whiteway.

Seulement, tandis que sur chaque navire anglais un des officiers a été investi par le gouvernement colonial des fonctions de justice of the peace et peut donc infliger des peines aux délinquants, les Français n'ont que le droit inoffensif de dresser des procès-verbaux.

Une goëlette terre-neuvienne est-elle surprise par un de nos croiseurs dans les lieux de pêche qui nous sont réservés, l'ordre lui est intimé de partir. Si elle refuse, on la dépouille de ses engins de pêche et l'on dresse contre elle un procès-verbal qui est transmis par le commandant français au commandant anglais. Celui-ci répond par un simple accusé de réception et fait ensuite une enquête qui, par crainte de déplaire au gouvernement colonial, aboutit toujours à innocenter le coupable, ou n'aboutit pas du tout.

Et le pêcheur malin, qui connaît le coup, récidive à la prochaine occasion.

Il en ressort que, pour le résultat final, la surveillance de nos navires est purement illusoire; mais elle sert du moins à affirmer le bien fondé de nos droits.

 

Justement alarmés pour l'avenir de nos pêcheries de la vanité des résultats obtenus, et voulant à tout prix les rendre plus fructueux en donnant aux affaires une suite forcée, le commandant en chef et le consul de France avaient alors mis en commun leur énergie pour aboutir par une action directe sur le gouverneur de la Reine.

Jusque-là le procès-verbal dressé par le commandant français était expédié au commandant anglais. Celui-ci faisait une enquête, puis il rédigeait un rapport de l'affaire au gouverneur. À la fin de la campagne toutes ces pièces formaient un dossier qui était alors transmis au Foreign office, où l'on n'a sans doute jamais eu le temps de les lire.

Absolument, il fallait changer ce système. Nos pêcheurs se dégoûtaient de venir se créer des ennuis sur le French shore. Depuis vingt ans le nombre de nos goëlettes avait diminué sur les lieux de pêche d'une façon effrayante. Et puis, chaque jour plus arrogants parce qu'ils restaient impunis, les Terre-Neuviens ne tenaient aucun compte des traités; ils les niaient.

D'après eux, les traités ne nous accordaient pas le droit exclusif, mais seulement la pêche sans concurrence. Et ce n'était pas faire la concurrence, disaient-ils, que d'occuper nos baies, lorsqu'elles ne l'étaient pas à l'avance par nous. Notre situation déjà si compromise menaçait de se perdre tout à fait.

Il fallait au plus vite affirmer très-haut nos droits, avoir l'air de faire des concessions au lieu de subir une force.

Cette heureuse entente qui existait pour la première fois entre l'agent des affaires étrangères et celui de la marine pouvait faire espérer les meilleurs succès. Elle tomba pourtant à rien par la force d'inertie du gouverneur qui se dérobait par un simple accusé de réception, en ajoutant qu'il saisirait le gouvernement colonial de la question.

Et le train roulait toujours!

 

Je m'arrête, moi, car, peut-être serait-ce trop en dire sur des faits qui n'ont encore reçu aucune publicité.

 

Du reste, à quoi bon recommencer un procès plus que séculaire et qui depuis cinquante ans surtout a provoqué la réunion de conférences aussi vaines que nombreuses?

La dernière, composée de plénipotentiaires anglais et français s'est donné rendez-vous à Paris en février 1884. Naturellement on s'est séparé sans avoir pu s'entendre.

Cependant, les mêmes plénipotentiaires ont été convoqués de nouveau au mois d'avril suivant. La France et l'Angleterre ont fini par tomber d'accord et donner leur adhésion à un traité. Mais celui-ci ne peut avoir de valeur que ratifié par le gouvernement de Terre-Neuve; et la ratification n'est pas encore venue.

Car, immolant toujours à la sainte routine, au lieu de chercher d'abord à traiter avec Terre-Neuve et de s'arranger ensuite avec l'Angleterre,—seule voie capable d'aboutir à de sérieux résultats,—le gouvernement français a préféré garder de son côté toutes les chances d'échouer comme par le passé.

La vanité n'est-elle donc pas extra-humaine, qui tient au ventre les gens de Terre-Neuve, pour qu'il soit si malaise de la comprendre et de chercher à l'exploiter? N'est-il pas très-naturel qu'un petit pays qui peut dire non le dise, quand cela ne serait que pour témoigner qu'il est capable de braver impunément deux grandes nations?

Il fallait donc aller d'abord à lui, le flatter par une démarche directe. Il fallait lui reconnaître tout ce qu'il nous a pris en ayant l'air de le lui accorder par pur esprit de conciliation. Et puis, disons-le, quelques pots-de-vin, comme dernier argument, en considération du voisinage des États-Unis,—et l'on aurait, sans doute, beaucoup obtenu.

Trop heureuse ensuite d'adhérer, la vieille Albion!

Ah bas! il faut suivre les errements traditionnels!

Et la République, par amour de la tradition! court à un nouvel échec diplomatique, bien fait, n'est-ce pas? pour affirmer aux Terre-Neuviens toute leur force et les encourager à se montrer toujours plus exigeants.

Alors on inondera de plus en plus le gouverneur de protestations indignées, auxquelles il sera certainement assez courtois pour répondre par un banal accusé de réception, délicatement noué de faveurs bleues.

 

Mais, sur le pont de la frégate, des coups de sifflet retentissent, une voix crie des ordres, et un peloton vient là se ranger l'arme aux pieds: c'est la baleinière du commandant qui accoste.

Le voici lui-même: on présente les armes.

C'est déjà une vieille connaissance; aussi profitons de son invitation pour le suivre chez lui.

On pénètre sous la dunette où l'on traverse d'abord la salle à manger, puis on débouche dans le salon.

Il est grand, confortable, avec ses divans rouges le long des parois, et ses fenêtres à l'arrière qui ouvrent à deux battants sur le balcon.

«Lisez cela», nous dit-il, en nous tendant un journal. C'est l'Evening Mercury, l'organe officieux du gouvernement colonial.

Quand je lui ai rendu la feuille:

«Vous vous rappelez bien ce qui s'est passé? Vous avez lu les nombreux rapports anglais et français qui ont été rédigés sur l'affaire et qui peuvent tous se résumer ainsi:

 

Dans une baie du French shore déjà occupée par un de nos pêcheurs, trois bateaux de Terre-Neuve sont venus pour prendre la morue. Le Français les a inutilement sommés de se retirer. Les sujets anglais ont commencé leurs préparatifs de pêche. Alors le patron français a résolu de s'y opposer en les dépouillant de leurs engins, et en enlevant leur gréement à leurs embarcations. Son but, en prenant cette dernière mesure, était de mettre les délinquants dans l'impossibilité de s'enfuir, tandis qu'il enverrait à la recherche d'un bâtiment de guerre, anglais ou français, pour faire constater le délit. Il réussit en effet dans son entreprise, mais non sans avoir eu le crâne fendu par un des patrons terre-neuviens, qui, se voyant pris, lui asséna brutalement un coup de gaffe sur le crâne.

Un navire de guerre arriva après quelques jours. Une enquête minutieuse fut menée. Le patron terre-neuvien s'avoua lui-même coupable. En outre, il était en contravention pour monter une goëlette sans aucun nom inscrit à l'arrière.

À son tour, le commandant anglais fit examiner l'affaire, et de nouveau l'indigène avoua ses torts.

Mais tout cela traduit en anglais signifie: que le Terre-Neuvien est innocent comme l'enfant qui vient de naître, et que le Français n'a pas volé le mauvais coup qu'il a attrapé.

—Oui, commandant, pour qui n'a lu que l'article de l'Evening Mercury il n'y a pas d'autre opinion possible.

—Conclusion: aucun espoir d'obtenir justice contre ces maraudeurs et de leur imprimer le respect de nos droits!

L'aventure de la Canadienne n'était pas surprenante!»

 

Un jour, la goëlette de guerre en question était tombée dans une anse sur une flottille de bateaux de pêche terre-neuviens installés chez nous. Vainement elle avait tenté de les expulser au nom des traités. Les délinquants auxquels les proportions de la goëlette n'en imposaient pas, inventaient mille mauvais prétextes pour ne point partir. Si bien que le commandant de la Canadienne à bout d'arguments avait dû céder la parole à ses canons.

Et la morue de décamper, entraînant derrière elle ses frères de la côte.

On peut se faire maintenant une idée de ce qu'il faut à la fois de tact, d'énergie et de modération au capitaine de vaisseau qui reçoit, d'ordinaire pour trois ans, le commandement de la station de Terre-Neuve.

La Clorinde arrive en juin et repart vers la fin de septembre. Tout cet intervalle se passe en surveillance le long des côtes du French shore; elle ne laisse guère rouiller ses ancres dans le port de Saint-Jean.

Cette année-là elle a tout de suite commencé son inspection dans le nord, et elle n'est redescendue dans notre rade qu'en fin juin. De nouveau elle est prête à retourner sur les lieux de pêche français, et, en attendant qu'elle revienne nous dire adieu, je vais de nouveau me remettre à vivre de la vie des Terre-Neuviens et faire en sorte de m'intéresser à leur genre d'existence.


CHAPITRE VII

2 juillet.—C'était hier dimanche, et je dînais chez l'évêque, où j'avais pour voisin de table un juge, charmant homme, plein de verve caustique et de dédain pour les habitants de son île, des sauvages, disait-il.

Comme on parlait des missions et qu'on vantait la foi et la vertu des Terre-Neuviens, je demandai tout bas à mon voisin:

«Tous ces braves gens sont-ils trouvés aussi parfaits devant la justice des hommes que nous pouvons penser qu'ils le seront devant celle de Dieu?»

«—Monsieur, en l'an de grâce 1883, l'autre jour, au discours d'ouverture de la Cour suprême, le chef de la justice prononça ces paroles mémorables:

«Messieurs, je suis heureux et fier de constater qu'aucun délit ou crime relevant de votre juridiction, n'a été commis dans le courant de cette année!»

À l'heure où je reproduis ces paroles, les temps sont bien changés!

L'âge d'or n'a duré beaucoup dans aucun pays; pourquoi vouloir qu'il en soit différemment pour Terra-Nova?

L'aveu est dur, le voici tout de même. La religion qui avait réussi à maintenir dans un haut degré de moralité le peuple grossier de Terre-Neuve est devenue plus tard la cause des premiers crimes.

Vers la fin de septembre de cette même année 1883, Saint-Jean apprit avec une épouvante indignée que, dans une localité voisine, une querelle religieuse entre un orangeman et un catholique avait fini par un dénoûment fatal.

Hélas! la foi non raisonnée engendre le fanatisme. Ce coup de couteau ne fut que le signal de plus grands désordres. L'année suivante apporta de l'occupation à messieurs de la Cour suprême. Ce fut alors la population tout entière d'une ville protestante qui se rua contre sa voisine catholique.

Les policemen ne furent plus en force. L'émeute se faisait guerre de religion. Il fallut implorer l'assistance de la couronne. Le Tenedos, le croiseur commandant la station de Terre-Neuve, fut envoyé d'Halifax pour remettre l'ordre.

Mais les habitants de Saint-Jean furent cruellement atteints dans leur amour-propre. Être obligé de solliciter le secours des soldats anglais lorsqu'on avait jadis demandé et obtenu le renvoi des garnisons de la métropole, quelle humiliation!

Et songer que jusqu'ici on négligeait de fermer sa porte le soir et de s'armer pour voyager la nuit, parce que l'on ne craignait ni les voleurs ni les brigands.

La Cour suprême chômait. Ses juges palpaient de gros appointements pour ne rien faire.

C'était dommage, du reste, qu'une magistrature si bien organisée fût ainsi abandonnée des criminels.

Maintenant ils ont soufflé la vieille poussière de leurs codes, et ils vont enfin user leur première perruque.»

Après s'être arrêté un instant pour sourire et laisser sa phrase produire tout son effet, le juge Carlston reprit:

«Je ne parle, bien entendu, que de la Supreme Court, celle qui fut créée en 1826 par promulgation d'une charte royale. Elle est composée d'un chef de la justice et de deux juges assistants, nommés par la couronne. Le Chief of Justice a rang immédiatement après le gouverneur. C'est lui qui doit remplir la charge d'Administrator of the Government of the Colony, et celle de juge de la Vice-Admiralty Court lorsque ces emplois sont vacants.

«La Supreme Court siége deux fois par an à Saint-Jean. Outre cela, elle fait des tournées dans l'île aux lieux et époques fixés par le gouverneur.

«Le traitement du chef de la justice est de cinq mille dollars. Celui de juge assistant est de quatre mille.

«Il y a encore deux autres cours, celle du Labrador, qui a juridiction civile et criminelle sur toute la partie du Labrador qui dépend du gouvernement de Terre-Neuve, et la Central District Court, qui siége, quand besoin est, dans Saint-Jean, pour l'instruction des causes civiles du district. Ses deux juges sont nommés par le gouverneur en conseil, et touchent chacun deux mille dollars. Enfin, il y a un sheriff pour chaque district judiciaire de l'île.

«Vous voilà maintenant au courant de la situation.

«Ah! cependant, non; pas encore, car le plus beau de l'affaire est que notre traitement est à vie. Quand nous avons pris notre retraite, nos appointements continuent à nous être versés comme si nous étions en activité.»

Ici nous fûmes interrompus par un des convives qui, sur la prière de l'évêque, venait d'entonner une chanson. Plusieurs autres s'exécutèrent de même l'un après l'autre, pour la plus grande joie de Monseigneur. Mais l'un d'eux se distingua gracieusement en modulant d'une voix agréable: Montagnes des Pyrénées...

C'était le P. Galveston, un vieil ami, prêtre de la cathédrale, artiste et parlant le français et l'italien.

Après dîner, je lui portai mes félicitations, et nous prîmes rendez-vous pour faire, le lendemain, une promenade ensemble.

Je viens à peine de le quitter. Nous avons été au village de Quidividi. Rien de plus romantique que ce nid de pêcheurs.

On longe d'abord le lac de Quidividi dans toute sa longueur, et, à son extrémité, on franchit un torrent qui a à peine le temps de murmurer un court refrain avant de disparaître dans l'eau salée. À première vue, il semble que c'est dans un second lac qu'il se jette pour s'en réchapper ailleurs plus turbulent.

Point du tout; c'est la mer, c'est le gouffre, c'est le tombeau.

Mais le joli tombeau! creusé à grandes entailles dans le granit. L'Océan, qui pénètre dans cette anse mignonne par on ne sait quelle invisible porte, s'attarde au sein des rochers, calme et limpide comme le cristal d'une source. À droite, les plates-formes de branches mortes où sèche la morue, se penchent au-dessus de l'eau, montées sur leurs échasses de bois.

Dix à douze maisonnettes de pêcheurs,—tout le village,—élèvent en arrière leurs murailles blanches et propres, coiffées d'ardoises. Elles s'appuient au dos de falaises, d'abord enfouies sous un épais fourré de plantes et d'arbrisseaux fleuris de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, puis découvrant plus loin un front chauve que la nature a marqué de violentes cicatrices.

Au milieu, tout au fond, sur l'eau blanche et bleue, une barque jette une tache noire qui glisse silencieuse vers la rive où elle va déposer le produit de sa pêche. Et toujours on se demande où est cet océan invisible et si vaste d'où arrive ce petit bateau, et qu'un rocher suffit à masquer.

Pour y atteindre il faut contourner la falaise, et l'on n'aperçoit la vague verte et perfide que lorsqu'elle vous emporte.

Quidividi! nom étrange, à la fois poétique et barbare. Le P. Galveston, qui cherchait avec acharnement à établir l'étymologie et l'origine des noms, tous plus ou moins baroques, de son île, répétait avec désespoir ce nom vibrant comme un chant d'oiseau.

J'ai su depuis qu'il avait un sens en bas breton.

Une fine senteur de morue fit changer le thème de notre conversation.

La morue! ce poisson si délicieux, si délicat, si savoureux! j'ai bien envie de dire: le meilleur de tous, et pourtant si calomnié.

Une morue de trois ans, blanche et grasse, et dont la chair se détache par écailles gonflées et savoureuses, éternel regret de ceux qui ont été à Terre-Neuve, et qui, en nul autre lieu, ne sauraient parvenir à retrouver une sensation gastronomique dont ils ne gardent plus que l'exquise souvenance!

Il est vrai que l'odeur qui s'exhalait des rivages de Quidividi venait de la morue séchée au soleil, et j'avoue qu'en cet état, ce noble poisson est beaucoup moins séduisant.

Comme la barque approchait, nous l'attendîmes pour assister au déchargement de la morue et à sa préparation.

Aussitôt que la barque se fut arrêtée, le dory (petit bateau) amarré à son arrière vint se ranger à bâbord. Le produit de la pêche fut mis à terre et transporté à la maison du pêcheur.

Là, sur le plancher, à l'aide d'un couteau étroit et pointu, le poisson est dépecé, vidé, fendu en deux et débarrassé de son arête.

Le foie est d'abord enlevé, égoutté dans un vase et mis de côté pour faire l'huile.

La tête et les entrailles sont placées à part et destinées à être vendues aux cultivateurs pour servir d'engrais.

Enfin la langue, également conservée, constitue un mets délicat, quoique un peu trop gélatineux.

Ainsi amputée, la morue passe aux mains d'un second opérateur chargé de l'ouvrir en la fendant le long de l'épine dorsale et de faire sauter l'arête.

Le saleur entre alors en fonction, enlève par un lavage les dernières traces de sang, saupoudre le poisson d'une couche de gros sel et le dispose en piles sur le plancher.

Au bout d'un certain temps, on défait les tas, on lave la morue et on la transporte sur le chaufaud où on l'étale pour la faire sécher au soleil.

L'échafaud ou chaufaud est cette plate-forme formée de petits madriers recouverts de branches de sapin et élevée sur pilotis, de façon que l'air circule librement par-dessous.

Un homme armé d'une sorte de fourche pique la morue et la fait passer à ceux qui l'attendent sur le chaufaud.

Il faut alors l'entourer des soins les plus attentifs. Pleut-il ou, au contraire, le soleil est-il trop ardent, on la réunit de nouveau en tas. Les conditions atmosphériques les plus favorables sont une température moyenne et un ciel traversé fréquemment par des nuages.

Bien séchée, la morue est transportée sur les calles des commerçants qui en font un triage de quatre qualités diverses.

Il y a environ quarante morues par quintal, et le quintal vaut, en moyenne, quatre dollars, soit vingt et un francs soixante centimes.

La pêche de la morue se pratique en trois endroits différents: sur les bancs de Terre-Neuve, sur les côtes de l'île de ce nom et sur une partie de celles du Labrador.

Le Grand Banc, situé à l'est de l'île, en plein Océan, mesure six cents milles de longueur et trois cents de largeur. C'est la véritable patrie, le home des morues. Là, elles abondent en quantité inépuisable. Et pourtant l'homme en détruit bien peu en comparaison du carnage qu'en font toutes sortes de monstres marins.

Malgré tout, il est impossible d'admettre un instant que le nombre des morues diminue. Depuis presque quatre cents ans qu'on les pourchasse dans ces parages, elles continuent à se montrer en abondance, et déjà la pêche s'annonce, pour cette année, plus rémunératrice que jamais.

La pêche des Bancs est faite presque exclusivement par les Français, un peu aussi par les États-Unis.

C'est un rude métier que celui de ces hommes qui jettent l'ancre en pleine mer, assez hardis pour faire halte entre le ciel et l'eau, hors de vue de tout rivage.

Là, presque toujours, une bise méchante secoue sans pitié le navire, vieux brick ou trois-mâts sur le retour, qui se soulève et retombe en gémissant, incapable de fuir devant l'ennemi.

Chaque matin les embarcations du bord, montées chacune par trois ou quatre hommes, partent à la recherche du poisson.

Mais combien de fois s'en vont-elles pour ne revenir jamais ou tout au moins pour échouer sur quelque rocher désert! En ai-je vu, de ces braves matelots auxquels la brume avait barré la route pour regagner leur navire! Dans leur frêle coquille, ils avaient lutté jusqu'à extinction contre la mer, la fatigue, le froid et la faim, jusqu'à ce que la fortune les ait enfin placés sur le passage de la goëlette ou du steamer qui les avait recueillis.

Puis ils venaient au consulat. La plupart du temps c'étaient des Bretons ou même des Normands qui s'exprimaient dans un français inintelligible. Seulement, hélas! leurs habits en lambeaux et leurs mains déchirées parlaient avec assez d'éloquence. Alors on leur donnait de l'argent pour aller manger, on les habillait et on les logeait, jusqu'à la première occasion venue pour les rapatrier ou les embarquer.

Mais ceux qui ne sont jamais revenus!

Lorsqu'en 1713, abandonnant Terre-Neuve aux Anglais, la France s'était réservé des droits de pêche sur une partie des côtes de l'île et sur les Bancs, elle considérait que ces expéditions, pleines de dangers et de fatigues, à la poursuite de la morue, étaient un merveilleux apprentissage pour les matelots parmi lesquels elle recrutait ensuite sa marine d'État. C'est ce qui fait que dans tous les traités antérieurs à celui d'Utrecht, la France s'est toujours montrée attentive à sauvegarder ces droits pour la conservation desquels elle lutte encore aujourd'hui.

 

Tous les ans, en avril, les navires français arrivent à Saint-Pierre-Miquelon. Là, ils débarquent les marchandises de tous genres qu'ils ont apportées de la métropole pour les commerçants de notre colonie, puis ils font leur provision de «boette» et partent pour la pêche.

La boette, autrement dit l'appât pour prendre la morue, varie selon les saisons.

La première pêche, celle de juin et juillet, qui est ordinairement la plus fructueuse, se fait avec le capelan. C'est un petit poisson blanc, très-semblable à la sardine et qui, au commencement de l'été, pullule sur les côtes de Terre-Neuve en telle abondance, qu'on le ramasse par charretées, et qu'on l'emploie aussi bien comme engrais pour fumer les terres que comme appât pour la morue.

Au bout de six ou sept semaines, le capelan disparaît, après avoir frayé.

La place est aussitôt prise par l'encornet. C'est un animal de la famille et de l'aspect de la sèche. On le pêche de la mi-juillet à la fin d'août, et dès qu'il commence à disparaître, des légions de harengs font le blocus de l'île jusqu'à l'hiver.

Ce dernier poisson constitue un mets très-délicat, et on l'expédie en grande quantité au Canada et aux États-Unis, conservé dans la glace.

Nos navires des Bancs partent donc d'abord approvisionnés de capelan. Puis, quand cette boette est épuisée, ils rentrent à Saint-Pierre déposer le produit de leur pêche chez leurs armateurs. La morue, déjà salée, est mise à sécher à terre. Il faut alors se munir d'encornet et repartir. À la fin d'août on revient encore débarquer cette nouvelle pêche, qui subit le même sort que la précédente.

Enfin, chargés de harengs, les navires mettent à la voile pour une troisième et dernière campagne. Mais, cette fois, au lieu de rapporter à Saint-Pierre leur approvisionnement, ils reprennent, sans détours, le chemin de France, chargés de «morue verte». C'est ainsi qu'on désigne la morue salée, mais pas encore séchée.

Les hasards et les risques courus sur les Bancs sont tels pour les armateurs, que longtemps nos pêcheries étaient tombées en déclin. Une prime de dix francs par quintal de morues fut alors instituée par le gouvernement. Cette mesure nous sauva, si bien qu'en 1845, les Terre-Neuviens renoncèrent à toute concurrence et cédèrent la place aux Français qui en sont, à cette heure, presque les seuls occupants.

Aujourd'hui, la France pêche de quatre à cinq cent mille quintaux de morues par an, tant sur les Bancs que sur les côtes de Terre-Neuve. En 1871, cette industrie rapportait à la métropole dix millions cinq cent mille francs, et en 1874, de quinze à vingt millions.

Quant aux Terre-Neuviens, aux Anglais, ils pêchent dans des goëlettes le long d'une portion de leur île et sur une certaine étendue des côtes du Labrador. Ils ont plus de cinquante mille barques employées à l'exercice de cette industrie.

La morue se prend de diverses façons: à la ligne, à la seine, au filet et à la trappe.

Le moyen le plus simple est la ligne garnie d'une amorce. Mais quand la morue est très-grasse, elle ne mord plus (quoique en temps ordinaire elle soit d'une voracité telle qu'on a souvent trouvé des pierres et des morceaux de fer dans son ventre). On fait alors usage des autres appareils.

La seine, très-employée par nos pêcheurs, «est un filet de cent à cent vingt brasses de longueur, sur une largeur variant de cinquante à cent pieds au centre, mais se rétrécissant aux extrémités. Cette seine est projetée autour d'une troupe de poissons et resserrée. Elle est alors retirée renfermant, très-souvent, de quarante à cinquante tonnes de poisson[7]

On se sert aussi d'une corde munie de plusieurs centaines de lignes amorcées et appelée bultow par les Terre-Neuviens. On la pose sur les bancs ou sur les côtes à l'entrée des baies, et on la laisse toute la nuit, gardée par une ancre et une bouée.

Le produit annuel de la pêche des Français, des Terre-Neuviens et des Américains est estimé en moyenne à trois millions sept cent mille quintaux, représentant environ cent cinquante millions de morues et une valeur de quatre-vingts millions de francs.

La morue se trouve d'ordinaire dans l'Atlantique, entre 77° latitude N. et 30° latitude N. Elle ne peut vivre dans le Gulf-Stream, à cause de la température trop élevée de l'eau. Au contraire, elle abonde dans les courants arctiques qui viennent baigner les côtes de Terre-Neuve. Ceux-ci entraînent avec les icebergs des quantités de mollusques et de zoophytes fixés à la glace, et qui servent de nourriture aux harengs, et les harengs à la morue.

Autrefois on avait établi toute une théorie sur la migration des harengs et des morues vers les régions arctiques. Depuis, l'observation a bouleversé toutes ces idées. On sait d'une façon certaine qu'ils demeurent toujours dans les mêmes régions, mais, au moment de frayer, ils redescendent et disparaissent dans les eaux profondes où ils sont nés.

Voilà donc ce qu'est ce fameux poisson et cette fameuse pêche qui fait vivre un peuple entier[8].


CHAPITRE VIII

16 juillet.—En vérité si je ne m'étonne plus de rien de la part des jeunes filles,—pas même des fleurs que l'une d'elles m'a envoyées hier pour ma fête,—je trouve en dépit de moi-même de nouveaux sujets de stupéfaction.

Je viens de chez le docteur Galveston, le frère de l'abbé, et j'en rapporte sur les affaires de Terre-Neuve mille détails que je m'empresse de consigner ici.

Mais de tout ce que j'ai à dire le plus curieux, le plus ridicule, le plus invraisemblable pour moi, Français, homme d'une civilisation raffinée, c'est l'absence:

D'impôts directs!

De conseil municipal!

D'état civil!

Pas d'impôts directs d'aucune sorte.—Les sauvages! Les caisses du trésor sont remplies uniquement par les produits de la douane augmentés de quelques autres revenus insignifiants. Il est vrai que les importations—et tout est importé—sont taxées à des taux exorbitants.

Si cependant les Terre-Neuviens ont pénétré le secret d'être heureux sans payer d'impôts, je crois qu'ils ne se trouveraient pas plus mal d'être en puissance d'une municipalité, et, certainement, la ville s'en trouverait mieux. Les rues sont des cloaques; les trottoirs, des casse-cou. Il n'y a rien pour le plaisir de la promenade ou pour l'agrément des yeux. Et pourtant un atome de Tourny ou un microbe d'Haussmann n'aurait qu'à aider un peu la nature, et les flâneurs jouiraient des lieux de rendez-vous les plus pittoresques.

Mais on est trop occupé pour songer à cela.

C'est sans doute pour la même raison qu'il n'y a pas de registres de l'état civil.—À quoi bon? point de service militaire; point d'écoles imposant une limite d'âge.

Les actes de baptême suffisent au reste.

Eh bien! il y a cinquante ans, il n'y avait dans l'île de Terre-Neuve qu'une mauvaise carriole appartenant à un médecin.

Aujourd'hui, il y a un téléphone à Saint-Jean!

Voilà de quoi rendre confus bien des maires de la République française.

Confus! quand le serons-nous donc de voir que tant de merveilleuses découvertes faites dans la science par nos savants n'atteignent de résultats pratiques que dans le Nouveau Monde?

Pour nous, nous voulons être sceptiques en tout. Plus la découverte a de prix, plus nous doutons de son avenir. J'ai quelque crainte que ce beau scepticisme ne soit qu'une manière de routine.

Les Américains n'ont pas le temps de penser; du moins savent-ils profiter de ce que nous trouvons pour eux. Quel pays a fait faire plus de progrès à la lumière électrique que la France? Cependant, à peine l'employons-nous, tandis que, en Amérique, elle est devenue, dans bien des cas, l'éclairage indispensable.

Quoique Saint-Jean soit une ville anglaise, elle ressemble beaucoup, sous certains rapports, à ses voisines du continent.

Il est vrai qu'il n'y a ni théâtres, ni promenades publiques, ni musiques dignes de ce nom; il est vrai que les voitures y sont de formes surannées, qu'on n'y trouve que des meubles du mauvais goût le plus parfait; en un mot, qu'il n'y a rien pour les gens du monde et rien pour les artistes.

Seulement, le peuple de Terre-Neuve est composé de pêcheurs, la société de négociants, et tous les perfectionnements relatifs à la pêche et au commerce, vous pouvez les y aller chercher.

Vous trouverez que cette ville, bâtie de bois, possède un dock, à peine achevé d'après un nouveau système, et où les plus grands navires du monde peuvent être reçus.

Avant de quitter le port, jetez un regard sur le gréement des goëlettes. Leurs câbles ont été fabriqués dans une corderie voisine de Saint-Jean, et qui, en 1883, à l'Exposition internationale des pêcheries, a obtenu à Londres une médaille.

Prenez garde, la nuit, en suivant les rues non pavées et à peine éclairées, de vous heurter contre les poteaux des téléphones.

Évitez aussi ceux du télégraphe qui se débandent à travers pays, le long de routes où ils n'ont jamais rencontré de cantonniers.

Si vous êtes en voiture, faites attention aux poteaux indicateurs du chemin de fer. Ils vous avertissent que la voie ferrée coupe la route à cet endroit-là. Ce sont les seuls garde-barrières qu'ait institués la Compagnie.

Du reste, si cela vous convient, vous pouvez à votre aise vous promener le long des rails. Rien n'en défend l'accès, pas plus dans les champs que dans les rues de la ville qu'ils traversent entre deux maisons. En remontant la ligne, vous finirez par aboutir à un hangar en planches. Vous vous demanderez peut-être pourquoi les trains s'arrêtent là? Eh! parbleu! c'est la gare.

N'allez pas croire que c'est un chemin de fer pour rire, au surplus voici son histoire.

Le premier projet date de 1875. Son auteur, ingénieur en chef des chemins de fer du Canada, avait pour objectif la création d'une voie de correspondance plus rapide entre l'Angleterre et l'Amérique. Il proposait une ligne de steamers de grande marche, ne portant que la malle, les passagers et les colis de grande vitesse. Ces paquebots iraient de Valentia (Irlande) à Saint-Jean de Terre-Neuve. Là on débarquerait pour traverser l'île en chemin de fer, jusqu'à la baie Saint-Georges. Une correspondance, par steamers, serait créée entre ce point et Shippegan, dans la baie de Chaleur, d'où un tronçon irait rejoindre les réseaux canadiens et américains. Suivant cet itinéraire, la traversée ne devait point dépasser quatre jours, et le voyage entier de Londres à New-York serait de sept jours.

En 1878, le projet n'ayant pas reçu d'exécution, M. Whiteway,—en mal d'ambition,—résolut de pousser l'affaire et sa fortune, dans la Législature de la colonie.

Battu en brèche par de puissants adversaires, il pensa se rendre populaire en se lançant dans la voie du progrès. Il y avait beaucoup à faire dans ce sens, et entreprendre était déjà réussir. Une fois qu'on eut résolu de faire autre chose de l'île de Terre-Neuve qu'une simple station de pêche, il fallut songer aux moyens propres à attirer des émigrants et à leur donner la faculté d'exister. Les pêcheurs avaient beau gagner de l'argent par leur industrie, ils n'en étaient pas moins misérables pendant une partie de l'année, forcés par l'hiver à rester oisifs.

Plus que toute autre, la création d'un chemin de fer parut bonne à parer à ces inconvénients.

En effet, il traverserait un pays désert où il y aurait des terres à cultiver, des forêts à exploiter. Dans le centre de l'île la température était moins rigoureuse, l'agriculture pouvait obtenir des résultats, tout au moins par l'élève du bétail. Il y avait aussi des terrains miniers dont l'exploitation ne pouvait se faire, faute de débouchés. Les domaines de la couronne seraient distribués en concession à ceux qui voudraient s'y établir et cultiver.

Au lieu d'attendre l'appel d'une population établie, c'est au contraire le railway qui prend les devants pour l'engager à venir et à se grouper autour de lui.

Et l'on devait compter que le sifflet de la locomotive serait entendu par des milliers d'émigrants, et qu'enfin Terre-Neuve deviendrait un véritable pays comme les autres.

Tel est le plan général de la politique qu'on a appelé «politique du progrès» et qui est celle du gouvernement actuel de Terre-Neuve.

À ces séduisants discours le «new-party», ennemi de M. Whiteway, répondait en assurant qu'il n'y avait ni forêts, ni terres cultivables dans l'intérieur pas plus que sur les côtes, et que l'entreprise ne servait qu'à mettre de l'argent dans la poche de Whiteway et compagnie.

L'avenir seul décidera. Il n'en est pas moins vrai que s'il est permis de mettre en doute l'intégrité du Premier, ses ennemis apportent pourtant de jour en jour moins d'acharnement à le condamner sur ce point.

M. Whiteway obtint donc de la Législature un subside annuel de $120,000[9] et des dons libéraux de terrain de la couronne le long de la voie, pour toute Compagnie qui se chargerait de l'entreprise du projet de 1875.

Mais une difficulté s'éleva qu'avec un peu de bonne foi, il était aisé de prévoir: le gouvernement de la métropole refusa sa sanction, parce que la ligne finissant à Saint-Georges se trouverait sur le French shore, et qu'il y avait à ce moment-là des pourparlers entamés avec la France au sujet de nos droits de pêche.

Après deux ans d'attente vaine, sir W. Whiteway, ne pouvant faire cette ligne, proposa d'en construire une autre qui devait mesurer trois cent quarante milles et servir à l'exploitation des mines entre Harbor Grace et Brigus. Il proposait à la colonie d'entreprendre elle-même ses travaux avec ses finances qu'il prétendait suffisantes. Un comité chargé de l'examen du projet fit un rapport favorable qui fut adopté par la Législature.

L'entreprise fut confiée à une Compagnie américaine. En retour d'une subvention annuelle de $180,000 et de la donation de cinq mille acres de terre cultivable par mille de chemin de fer, elle s'engageait à terminer toute la ligne en cinq ans.

À l'heure qu'il est, les trains font le service de Saint-Jean au Havre de Grâce, les deux plus importantes villes de Terre-Neuve.

En février 1882, pendant la session de la Législature, une demande fut présentée pour une «Charter of incorporation for the great American and European Short-line Railway Company». Le dessein de cette Compagnie était de mettre à exécution l'ancienne idée d'une grande voie de communication entre l'Amérique et l'Europe, en passant par Terre-Neuve.

Le plan, mieux étudié que le premier, propose d'établir un railway de première classe, de la côte-est de Terre-Neuve à un point dans le voisinage du cap Ray; puis un transport à vapeur pour passer la malle et les passagers jusqu'au cap Nord (Cap-Breton), une distance de cinquante-six milles. De là un chemin de fer rejoindra le détroit de Canso. Cette traversée faite, le réseau des chemins de fer du Canada et des États-Unis est atteint, et l'on peut aller dans toutes les directions.

Une ligne de paquebots rapides serait créée entre un port sur la côte ouest d'Irlande et celui de la côte-est de Terre-Neuve où aboutirait le railway. Par cette voie on mettrait pour aller de Londres à New-York deux jours de moins qu'il ne faut aujourd'hui.

Si réellement il doit en être ainsi, toutes les grandes Compagnies transatlantiques seront forcées d'adopter ce nouvel itinéraire, et il n'y a pas le moindre doute que Terre-Neuve se ressentirait bien vite de l'énorme avantage apporté par sa position sur la route la plus fréquentée de l'Océan.

Aussi la Législature s'empressa-t-elle d'accueillir ce nouveau plan, et la Compagnie qui s'en chargea reçut en retour la promesse de cinq mille acres de terre par mille de chemin de fer, le droit d'usage exclusif pendant quarante ans, et l'importation franche pour tous les matériaux nécessaires à la construction et à l'entretien de la ligne[10].

Voilà, non pas ce que j'ai appris, mais ce que je me suis fait préciser dans ma conversation d'aujourd'hui. Malgré tout, je crois que les politiciens de Terre-Neuve ont plus d'ambition que de capacités, et que leur pays, en dépit de leurs beaux discours en mauvais anglais, ne deviendra jamais autre chose qu'une station de pêche,—à moins qu'un beau jour les Américains ne mettent la main dessus.


CHAPITRE IX

10 août.—Nous voilà de retour à Saint-Jean, après trois jours employés à faire la plus jolie excursion qu'on puisse rêver. Elle avait été organisée par le P. Galveston, et c'est lui qui conduisait la caravane. Nous étions une dizaine, hommes ou femmes. Nous devions aller en chemin fer jusqu'au port d'Holyrood, environ deux heures de route. Là on déjeunerait avec les provisions dont nous étions tous plus ou moins chargés. Puis on traverserait en voiture l'isthme qui réunit la presqu'île d'Avalon au reste de l'île et l'on arriverait ainsi à Salmonier, chez le curé de l'endroit, le P. Saint-Jacques, qui nous attendait.

La cloche sonne pour le départ, le train se met en mouvement, et, après avoir traversé deux ou trois rues, nous découvrons la mer que nous ne perdrons plus de vue jusqu'à notre arrivée, tandis que de l'autre côté le désert s'étend, immobile et muet.

Mais comment peindre avec des mots les merveilleux aspects de ce pays ignoré de tout le monde! la ravissante vue qui se déroule autour du chemin de fer entre Topsail et Holyrood, les vagues qui, pendant une heure de trajet, viennent mourir le long des rails et l'horizon limité par plusieurs îles rocheuses et par la silhouette plus lointaine des côtes aux découpures fantastiques; et le gentil havre d'Holyrood avec le grand rocher en forme de dôme qui le surplombe; le déjeuner improvisé dans la blanche auberge où nous avons dépisté deux jeunes mariés qui avaient choisi ce nid romantique pour garder de leurs premiers baisers une souvenance de suprême poésie; et les quatre heures de route en voiture à travers une forêt vierge, non interrompue, de sapins centenaires en cheveux blancs; les lacs répandus de tous côtés et sur lesquels s'épanouit dans une atmosphère parfumée la fleur blanche au coeur d'or du lotus sacré; le magnifique silence et la désolante solitude du désert troublés seulement au bord des eaux par l'appel inquiet du «grand plongeur du Nord»; ces bois sur la lisière desquels, en hiver, le caribou broute le lichen sous la neige; ces rivières rapides où le saumon bondit de rocher en rocher; ces plateaux, çà et là déboisés, et dont le sol tourbeux engendre des plantes fabuleuses: la sarracenia purpurea ou «tasse des sauvages», dont les feuilles marbrées de rouge sont autant de vases dans lesquels, les jours de chaleur, le rare passant trouve une eau rafraîchissante; et la «pipe indienne» dont la tige, les feuilles et la fleur semblent ciselées dans un morceau d'ivoire; et l' «attrape-mouche» dont les petites feuilles hérissées de barbes rouges et visqueuses retiennent prisonnier l'imprudent insecte qui venait y chercher une place au soleil; et tant d'autres, que, pour cueillir, on ne fait pas arrêter la voiture! Puis la première étape à l'Auberge du Milieu: une maisonnette d'où l'on domine lugubrement un troupeau de montagnes étendues sans vie sous le linceul sombre des forêts de sapins. Ensuite chez Cary, autre auberge où se fait notre dernière halte. Mais là on est au milieu d'une ferme, tout près d'un torrent. Il y a de la vie, du bruit, et dans l'obscurité déjà profonde, le va-et-vient des lanternes allumées aux voitures qui amènent ou emportent les chasseurs de caribous ou les pêcheurs de saumons. Car le lieu est célèbre parmi les sportsmen.

Enfin le reste de la route,—une heure de voiture,—parcouru dans d'épaisses ténèbres, sur un chemin étroit qu'aucun parapet ne protége contre le précipice qui s'écroule sur ses flancs jusque dans le bras de mer de Salmonier; nos chansons renvoyant des échos français à ces solitudes où, d'ordinaire, la seule voix qui tressaille est celle de la brise du large qui vient le soir éveiller les bruits de la forêt; et notre irruption, à minuit, chez le P. Saint-Jacques où un bon souper nous fit oublier toute poésie pour ne songer qu'à satisfaire nos appétits gloutons. Enfin, enfin! les deux chambres réservées au consul de France et à moi dans la plus belle maison du village, et le reste de la nuit passé sans sommeil grâce aux beuglements inhospitaliers d'un enfant volontaire.

Le lendemain, le soleil est de la partie. On monte d'abord en bateau, et quittant le bras de mer, on pénètre dans une rivière encaissée de la façon la plus pittoresque entre de hauts rochers revêtus d'une opulente végétation. À chaque coude, des surprises et des changements à vue inénarrables!

À l'heure du luncheon, on traverse le bras de mer tout entier pour atterrir sur l'autre rive où le P. Saint-Jacques fait bâtir une église qui est presque achevée. Nous y entrons, et avec quelques planches nous y dressons une table sur laquelle les provisions sont étalées.

C'est ainsi qu'en attendant sa consécration, l'église fut inaugurée. Mais au nombre des convives, il y avait trois prêtres très-disposés à nous donner l'absolution.

Voilà un nouveau prétexte à observations de moeurs, et je veux en noter quelques-unes encore avant que l'instant arrive,—instant si désiré!—d'écrire «FIN» à la dernière page de mon journal.

D'abord, on remarquera que c'est le P. Galveston, beau-frère du P. Saint-Jacques, qui, de concert avec celui-ci, avait organisé notre excursion. L'élément féminin, loin de faire défaut, était représenté d'une manière charmante. Pendant trois jours, en voiture, en bateau, à pied, à table, tout le monde s'est réuni ou dispersé avec la plus complète liberté d'allures.

Vous le trouvez extraordinaire? Sans doute vous avez des raisons pour cela. Là-bas, personne n'y voit de mal. Je ne connais pas de clergé plus tolérant ni plus respecté, prenant une si grande part au commerce de la vie matérielle et jouissant d'une si haute réputation de sainteté. Là-dessus je n'insiste pas: j'en ai suffisamment parlé ailleurs.

Mais j'ai trouvé saisissant ce détail d'un plaisir uniquement temporel partagé sans hésitation ni surprise entre le prêtre et le fidèle.

Ce n'est pourtant pas un parti pris chez moi de tout approuver des moeurs anglo-américaines. Loin de là.

J'ai même été fort choqué de l'incident qui eut lieu un soir au bal chez une jeune femme charmante: tout à coup il se fit du vacarme dans l'escalier. J'allai voir: c'était le commandant d'un croiseur anglais qui, sous prétexte que son domestique avait une dispute avec un autre, se battait avec ce dernier.

7 septembre.—J'ai failli m'étonner ce matin en recevant de miss Esther un billet ainsi conçu: «...Voulez-vous être assez aimable pour nous accompagner, ma soeur et moi, à bord du Tenedos? Mon père et mon frère sont obligés de s'absenter...» Il s'agissait d'une sauterie qui devait avoir lieu dans la journée à bord du croiseur commandant la station anglaise.

Je me hâtai d'accepter, très-fier de mon rôle, et quelques heures après nous montions en bateau et débarquions tous les trois sur le pont du Tenedos. Je laissai aussitôt mes deux jeunes filles s'envoler chacune de son côté, et, apercevant miss Lilia, je m'assis avec elle, pour causer, dans l'embrasure d'un sabord. Elle aussi était venue seule avec des amies dont les parents étaient de même restés à la maison.

J'aimais surtout à flirter avec Lilia. J'y trouvais un charme singulier. Ce n'était ni de l'amour ni de l'amitié, mais quelque chose de plus suave que l'amitié et de moins indiscret que l'amour.

Flirter! qui a jamais dit ce que c'était? Où commence le flirtage? où finit-il? Tout porte à croire qu'il est mitoyen avec la galanterie d'un côté et l'amour de l'autre; mais où est la ligne exacte de démarcation? Nous Français, nous ignorons la nature de ce sentiment-là. Nous ne nous doutons pas de ce qu'il procure de sensations à la fois profondes et délicates.

N'est-il pas charmant de pénétrer peu à peu un coeur de jeune fille et d'arriver à s'y faire une place sans tomber dans l'indifférence d'une trop grande camaraderie ou dans les liens trop serrés de l'amour?

Mais la parole du grand Roi reste vraie toujours et partout. Aujourd'hui, ce qui est vérité de ce côté-ci de l'Océan est mensonge de l'autre. Ce commerce intime entre les deux sexes,—ici parfaitement honorable,—serait sans aucun doute fort dangereux en France. Je crois que l'habitude n'a rien à voir là dedans, mais seulement le caractère. Il y a ici deux jeunes gens,—qui commenceront bientôt à ne plus l'être,—qui sont fiancés depuis dix ans, et, depuis dix ans, ils sont toujours des fiancés. Mille empêchements ont retardé leur mariage; ils attendront jusqu'à ce que tout obstacle soit écarté, et alors ils s'épouseront. Presque toujours on reste fiancé un ou deux ans; beaucoup le sont pendant trois ou quatre ans.

Parlez donc de cela à un Français. Vous voyez bien que c'est lui demander l'impossible. Et pour le flirtage, il en est de même.

En effet, le caractère des deux peuples est si différent que l'éducation des Françaises n'est pas un moindre sujet de consternation pour les Américaines que celle des Américaines pour les Françaises.

En revanche, je crois que les femmes mariées se ressemblent dans tous les pays.

L'autre soir, lady S*** a donné une fête en l'honneur du second fils du prince de Galles, le prince George, midship à bord du croiseur le Canada. Son orgueil de maîtresse de maison lui faisait tourner la tête. La veille, comme le goût français fait partout la loi, elle était venue nous consulter pour la décoration de ses salons.

La soirée a été des plus animées. Le prince George, avec lequel j'ai eu l'honneur de causer en français, n'a pas manqué une contredanse. Son vaisseau repartait le lendemain, et lady S*** ne pouvait dissimuler son triomphe d'être la seule à pouvoir se flatter d'avoir reçu Son Altesse Royale.

 

20 septembre.—Ce matin, j'ai assisté à une cérémonie qui est sans doute la dernière que j'honorerai de ma présence. C'était au couvent de la Présentation, qui nous avait invités à la célébration de son cinquantième anniversaire.

Il y a d'abord eu messe pontificale à la chapelle. Pendant ce temps on écorchait indignement la messe de sainte Cécile, et non content de ce premier crime, on a été jusqu'à profaner l'Inflammatus du Sabat Mater.

Après l'office, le Père Galveston a fait un court historique de la fondation des couvents de femmes à Terre-Neuve. Il y a cinquante ans, nous a-t-il dit, les quatre Soeurs qui vinrent fonder ce couvent étaient les premières religieuses de langue anglaise qui eussent encore traversé l'Océan. On leur fit des adieux comme à des personnes qui partaient pour un pays situé dans un autre monde et d'où l'on ne revenait jamais. Quand elles eurent débarqué à Saint-Jean, on mit à leur disposition la voiture d'un médecin, qui était la seule existant dans l'île.

La supérieure du couvent, une des quatre Soeurs arrivées ici il y a cinquante ans, était là courbée sur son prie-Dieu.

La cérémonie s'est terminée par un salut où, enfin, on nous a fait la grâce de nous donner un O salutaris de Cherubini chanté par miss Fisher.

Un déjeuner nous attendait dans une grande salle. L'évêque, avec sa gaieté d'usage, présidait la vaste table en fer à cheval autour de laquelle avaient pris place nombre de jeunes filles et le clergé de la cathédrale. Au dessert, des toasts furent portés.

Cela se passait toujours au couvent, dans le grand salon duquel on alla faire de la musique, en sortant de table.

 

3 octobre.—Nous avons rapporté hier de la chasse plusieurs bécassines et une demi-douzaine de perdrix.

À une dizaine de kilomètres de Saint-Jean, nous avons fait arrêter la voiture et sommes entrés en chasse dans un pays qui nous était absolument inconnu. Aussi, entraînés par notre ardeur guerrière, avons-nous franchi, sans y prendre garde, marais et collines, si bien qu'une fois sur la route, nous ne savions s'il fallait tourner à droite ou à gauche.

Naturellement nous sommes partis dans la mauvaise direction. Nous marchions depuis longtemps, ne retrouvant ni la voiture ni aucun point de repère, lorsque la mer nous apparut entre deux collines.

Comme nous ne l'avions pas vue en venant, il était bien certain que nous faisions fausse route. Nous retournons sur nos pas, avançant toujours sans rien reconnaître. Enfin des femmes passent. Je les interroge. Elles n'ont point vu notre véhicule et ne savent nous donner aucun renseignement.

Cependant la nuit se faisait. L'un de nous remarqua que la lune montait insensiblement la mèche de sa lampe. On exécuta une salve de coups de fusil; on jeta aux échos des appels stridents.

Puis on écoutait.

Toujours rien!

Rien que la ligne blanchâtre et poudreuse du chemin qui disparaît à une courte distance au détour d'un rocher gris; des petits buissons trapus, bas et touffus, où le crépuscule, en passant, laisse, accrochés, des lambeaux de son voile sombre et froid; le silence, toujours le grand silence du désert: il dort, mollement étendu sur les lacs, ou tapis comme un lézard solitaire sur la croupe éternellement immobile des rochers nus. Seulement, de temps en temps, le cri timide d'un oiseau effarouché, le vent d'ouest soulevant des frissons sur toute cette nature endormie et le bruit régulier de nos pas pressés. La lune, dans tout son éclat, semble stupéfaite d'éclairer dans ces solitudes des êtres vivants, et elle nous fait escorter de notre ombre, silencieusement.

Tout à coup, un bruit lointain, sourd, grandissant toujours, puis discordant, tapageur, vient troubler ce grand calme rêveur.

C'est notre voiture! c'est elle! c'est bien elle!

Nous étions simplement allés beaucoup plus loin que l'endroit marqué pour le rendez-vous. Inquiet de ne pas nous voir, le cocher était venu à notre avance.

Il n'avait du reste pas perdu sa journée, car en se promenant le long des lacs et des torrents, sa ligne à la main, il avait récolté cent quatorze truites.

À Terre-Neuve, c'est ainsi. Une heure avant son dîner, on va au ruisseau prochain, d'où l'on rapporte sa douzaine de truites, qu'on jette toutes vivantes dans la poêle à frire.

 

20 octobre.—Tout passe et tout arrive, même ce que l'on avait désiré.

C'est au bas de cette page que je vais l'écrire, ce mot FIN, mot toujours cruel parce que c'est le bonheur à jamais enfui ou la douleur soufferte jusqu'au bout.

Et voici que, malgré mon ardent désir de rentrer en France, je m'aperçois qu'on ne peut, sans quelques regrets, quitter pour toujours un pays où l'on a passé tant d'heures de jeunesse, tristes ou gaies, peu importe.

J'aurai beau faire, quelque chose de moi restera ici à jamais.

Aussi cette page, je n'ose la terminer, et ma plume, en dépit de moi, au lieu du mot fatal, trace ces vers:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
O mon pays, mes souvenirs,
Que j'invoquais, sur cette terre nue,
Je croyais que tous mes soupirs
Jusqu'au dernier seraient pour vous. Démence!
L'heure a sonné de mon départ,
Et le bonheur de te revoir, ma France,
N'empêche pas qu'un seul regard
Ne laisse empreint d'une tristesse amère
Mon pauvre coeur, tout étonné
De sentir que de lui, sur cette terre,
Quelque chose s'était donné!

UNE FUGUE

DANS LE NORD DE L'AMÉRIQUE


CHAPITRE PREMIER

SAINT-JEAN DE TERRE-NEUVE.—HALIFAX.

Il y avait deux jours qu'on attendait à Saint-Jean de Terre-Neuve la Nova Scotia, le meilleur steamer de la ligne Allan, faisant le service entre Liverpool et Baltimore. Elle arriva enfin, après avoir échappé aux assauts d'une mer déjà soulevée par les vents d'équinoxe. Le lendemain était le 20 octobre, et ce fut ce jour-là que, par une belle matinée, je quittai cette colonie, la plus ancienne des possessions anglaises de l'Amérique, et où j'avais passé dix-sept mois en qualité d'attaché temporaire au vice-consulat de France.

On venait enfin de tirer le coup de canon, signal du départ, et une demi-heure après on dénouait les amarres qui nous retenaient le long du quai, puis l'hélice battant l'eau, nous virions de bord lentement. Du rivage, à mesure que nous tournions, on voyait l'énorme vaisseau se raccourcir, l'arrière et l'avant semblant se reculer l'un contre l'autre dos à dos, et les trois-mâts s'alignant sur une file n'en plus former qu'un seul.

Que de fois, là-bas, ce spectacle toujours pareil a été pour moi la meilleure distraction de la semaine!

Rassemblés sur le pont, nous regardions le port qui paraissait s'éloigner, tandis que les montagnes, du côté opposé, avaient l'air de venir à notre rencontre.

Sur la rive, les visages ne se distinguaient plus, mais les mouchoirs qui s'agitaient prolongeaient de part et d'autre l'échange des adieux. À la fin, nous ne les vîmes plus que comme de petits papillons blanchissant parfois sous un coup de lumière.

Étagées du bas en haut de la colline, les maisons de la ville confondaient leurs toits d'ardoises et se serraient de plus en plus l'une contre l'autre. Quand le vent l'étalait, on voyait encore les couleurs du pavillon qui battait au mât du consulat de France.

J'envoyai un adieu dans sa direction, puis je cessai de rien distinguer, à part la cathédrale catholique dont les tours dominatrices nous faisaient l'effet de s'élever de plus en plus vers le ciel.

Nous étions arrivés dans la passe. D'un côté c'était le phare, de l'autre de vieux restes de fortifications françaises, et çà et là, suspendues aux anfractuosités du rocher, de petites maisons de pêcheurs avec leurs échafauds pour faire sécher la morue. À cet endroit il n'y a guère que quatre cents mètres de largeur, et dès qu'on a dépassé cette ligne, de chaque côté, les falaises semblent se rapprocher. Bientôt elles ne sont plus séparées que par une étroite coupure, à travers laquelle on aperçoit encore, dans le lointain, les dernières constructions de Saint-Jean. Puis les deux murailles se réunissent tout à fait, et l'on n'a plus devant les yeux qu'une côte accidentée, sans apparence de havre et poussant en tous sens des contreforts, comme pour se défendre des lames qui l'assaillent.

Cette fois je quittai mon poste d'observation. C'était bien fini, Saint-Jean avait disparu pour toujours. Il me semblait qu'il venait d'être englouti avec ses habitants dans le sein des montagnes qui l'avaient soudain dérobé à ma vue. Une vague tristesse m'envahit tout entier, et je cherchai autour de moi si je ne trouverais pas quelque compagnon avec qui causer d'un passé si soudainement évanoui.

Le ciel m'en avait ménagé un. Arrivé d'Halifax par le paquebot précédent, il n'avait fait que toucher barre à Saint-Jean, où je l'avais justement rencontré chez une charmante jeune fille.

Cette connaissance commune servit de prétexte à notre réunion, et, comme on se lie presque aussi facilement sur le pont d'un navire qu'en cabinet particulier, nous nous mîmes à marcher côte à côte et à deviser, ainsi que deux braves chevaliers du vieux temps se rencontrant sur le chemin de Jérusalem. Cette comparaison est moins déplacée que l'on ne pourrait croire, car de quoi parlions-nous, si ce n'est des «gentilles damoiselles» que nous laissions derrière nous, et du pays vers lequel était orientée la proue de notre nef?

Nous avions deux jours et deux nuits à passer à bord avant de débarquer à Halifax. Il est vrai que la traversée promettait d'être belle. La mer, fatiguée sans doute de s'être tant mise en colère les jours précédents, était tombée dans un calme presque plat. Le vent, qui cependant tenait encore, ne soulevait que de petites vagues roulant paresseusement de l'une à l'autre leur crête d'écume. Et, fier de voir ce même Océan, la veille encore si brutal, devenu rampant à ses pieds, notre vaisseau filait tout droit, inébranlable.

Il n'y avait point de brume, et nous longions les côtes à quelques encablures. De temps en temps, on voyait de petites villes blotties au fond d'une baie, au milieu des sapins et des bouleaux. Ou bien l'on croisait quelque bateau pêcheur, la voile gonflée, et qui fuyait par bonds désordonnés dans le sillage. Ils allaient presque aussi vite que nous, en sens inverse, et disparaissaient rapides, derrière l'horizon. Le soir ils seraient à Saint-Jean et ils y ramenaient pour un instant notre pensée.

Malgré tout cela, le temps est long en mer lorsqu'on n'a pas avec soi quelque intime ami. On se lasse vite de la compagnie des gens qu'on connaît peu. Aussi après le luncheon, où nous nous étions retrouvés à la table du capitaine, mon «ami» et moi restâmes chacun de notre côté.

J'avais donc repris seul ma promenade sur le pont, lorsque je fus accosté par un jeune homme aux traits fins et réguliers, aux grands yeux bruns éclairant un visage intelligent, et qui me salua par mon nom. Surpris, je m'arrêtai en le regardant, et il m'expliqua qu'ayant vu mon nom sur la liste des passagers, il s'était dit que je devais en être le possesseur, car je n'avais pas la tournure d'un Anglais.

Enchanté de trouver quelqu'un pour causer dans ma langue, j'emboîtai le pas avec lui, et grâce à sa société le reste du jour me parut moins long. L'infortuné ne savait pas un mot d'anglais, et personne à bord ne comprenait le français! Il était Polonais, et venait de subir toutes sortes de mésaventures à la suite desquelles il s'était pris d'une haine acharnée contre les fils d'Albion. Il y avait deux mois qu'il s'était embarqué à Liverpool sur un steamer allant à New-York. Ils avaient failli sombrer en plein Océan, lorsque heureusement un vapeur était venu à leur secours et les avait remorqués jusqu'à Saint-Jean. Mais ce qui le mettait en fureur, c'est que là, les passagers avaient signé une adresse de gratitude au capitaine qui les avait mis en danger de faire naufrage.

Enfin, le matin du troisième jour, juste quarante-quatre heures après avoir quitté Saint-Jean, nous arrivions, à la suite d'une belle traversée, en rade d'Halifax, la capitale de la Nouvelle-Écosse.

Désormais nous étions sur le continent américain et dans le Dominion du Canada. Terre-Neuve, en effet, ne fait point partie de cette confédération. C'est une colonie absolument indépendante, qui se gouverne elle-même et dont le chef suprême, le représentant de la Reine, n'a guère plus de pouvoir que la Reine elle-même en Angleterre. Il n'y a, au contraire, qu'un lieutenant-gouverneur, à Halifax, et il relève du gouverneur général résidant à Ottawa.

Mais n'allons pas plus vite que notre vapeur, lequel n'est encore qu'à l'entrée de la rade, et commençons par étudier l'aspect extérieur du pays avant de chercher à en connaître l'organisation.

Bien différentes sont les côtes de celles de Terre-Neuve. Au lieu d'escarpements, ce sont ici des terrains plats se relevant doucement pour encadrer la baie de leurs ondulations boisées. Elles n'offrent point d'abri contre le vent, et le vaste espace qu'elles entourent ne saurait servir de mouillage à aucun navire. Au bout d'une demi-heure nous longeons à tribord un îlot fortifié dont le tapis vert jette une note gaie au milieu de l'eau, grise comme le ciel. Sur la hauteur, à gauche, se dresse la citadelle. Le sémaphore s'y élève et, de ses longs bras, nous signale au port. Nous répondons par deux coups de canon successifs et commençons à défiler devant la ville, située à bâbord. Nous la passons presque tout entière en revue, et ses monuments, qu'elle nous présente tour à tour, nous font bonne impression.

Enfin nous accostons, et le débarquement de nos bagages commence aussitôt. Du quai ils vont directement à la douane qui est en face. Une valise et deux malles, en voilà assez pour exciter les soupçons de l'employé, qui me demande si j'ai une «lady» avec moi. Et, sur ma réponse négative, il me fait ouvrir une de mes caisses dont il se contente, du reste, de me voir soulever le couvercle.

Une vieille calèche attelée de deux chevaux blancs me dépose bientôt à l'Halifax-Hotel. C'est un vaste et bel établissement qu'on m'avait recommandé et que je conseille aussi à ceux de mes lecteurs qui auraient la velléité d'aller faire un tour en Nouvelle-Écosse.

Par bonheur, je connaissais un charmant ménage dans cette ville: un docteur et sa femme, celle-ci d'une des meilleures et des plus agréables familles de Saint-Jean. J'allai les voir entre le déjeuner et le luncheon, et comme c'était dimanche et l'heure de la messe, je les accompagnai à la cathédrale catholique. C'est un assez bel édifice de style gothique. Je ne puis, hélas! faire le même éloge de la musique que j'y ai entendue.

Après la messe, on m'a fort gracieusement retenu pour luncher, et j'ai mangé, pour la première fois, de ces perdrix américaines qui perchent dans les sapins, et dont la chair succulente est blanche comme celle du faisan.

La ville, que j'ai parcourue ensuite, m'a semblé une grande capitale en comparaison de Saint-Jean. Des rues pavées, avec de vrais trottoirs, alignées entre de belles maisons ou édifices publics en pierres de taille; des avenues plantées de vieux beaux arbres, et bordées de jolis hôtels. Et encore, ce jour-là, je ne pouvais pas juger de tout, les boutiques étant fermées et les gens restant chez eux pour sanctifier le dimanche.

Aussi je pris le parti de passer le temps à faire ma correspondance et d'attendre le lendemain pour commencer mes explorations à travers la cité.

La gare eut ma première visite. C'est une construction qui, à l'extérieur, a des allures de palais, et dont l'intérieur n'est qu'un grand hangar où tout le monde pénètre librement. Quant aux bagages, l'enregistrement en est aisé et pas cher: on attache à votre malle un numéro dont on vous donne le double, absolument comme aux vestiaires de nos théâtres. Et cela ne vous coûte que la peine d'emporter avec vous autant de numéros que vous avez de colis.

En quittant la gare, j'aperçus dans le port l'escadre anglaise. Il y avait là le Northampton, portant le pavillon de l'amiral sir J. E. Commerell, V. C. K. C. B., et dont les lourdes murailles cuirassées semblaient bâties sur des assises reposant au fond de la mer. Je l'avais vu quelques semaines auparavant à Terre-Neuve, ainsi que tous les autres vaisseaux de la station et le Canada, à bord duquel le prince George, le fils du prince de Galles, était midship. À Saint-Jean, on avait donné pour lui un bal où j'avais eu l'honneur de lui être présenté et de causer avec lui en français.

Je traverse le jardin public, qui est fort bien entretenu, et j'escalade les fortifications jusqu'aux pieds du sémaphore.

De là, dominant tout le pays, je découvre un des plus beaux panoramas qui se puissent voir.

Le regard se noie d'un côté dans le lointain changeant de la mer. Deux îles, dont la plus éloignée est grande et boisée, surgissent au large de la rade. L'autre est un fortin qui commande l'entrée du port. En face de moi, des collines doucement ondulées et couvertes d'une belle végétation. Niché dans le creux d'un vallon et trempant ses pieds dans les eaux d'un petit havre, un faubourg de la ville avec son clocher blanc.

À gauche, la mer forme un cours d'eau, s'enfonce dans les terres, disparaît et reparaît tour à tour jusqu'à l'horizon, dans les arbres.

Sur la rive où je suis, à mes pieds, la ville s'étend, et, dans ses larges rues, l'activité des grandes cités circule sur un parcours de plusieurs milles, continuellement.

Je restai longtemps à contempler ce spectacle aussi imposant que varié, et, comme je m'en retournais, je croisai des soldats anglais en tunique rouge et casque blanc.

Je revenais vers le bas de la ville où se trouve l'Halifax-Hotel, et je me demandais si, le soir, je me mettrais en route pour New-York ou le Canada, lorsque je rencontrai le commandant d'un navire anglais de ma connaissance. Il m'invitait déjà à l'aller voir, mais je lui dis que je partais dans quelques heures pour Québec, et cela me décida. Je rentrai, bouclai mes malles et allai prendre mon ticket pour l'ancienne capitale du Canada.

C'est une grande commodité, en Amérique, que ces agences où l'on se procure des billets sans avoir besoin de courir à la gare une demi-heure avant le départ de son train. On peut même s'en munir dès la veille pour le lendemain. Et l'on vous en donne qui sont valables pour un certain nombre de jours, voire même pour un temps indéfini, et pour tout le parcours de la ligne. C'est ainsi que le mien pouvait me conduire jusqu'à Montréal, avec la latitude de mettre dix jours à faire le voyage.


CHAPITRE II

D'HALIFAX À QUÉBEC.—QUÉBEC.—MONTRÉAL.—LE SAINT-LAURENT.—MONTRÉAL.

Notre sleeping car était au complet en partant d'Halifax, mais je ne connaissais aucun de mes compagnons de route. Après une assez bonne nuit dans un lit où de plus gros que moi eussent pu s'étendre à leur aise, le froid me réveilla à la pointe du jour. Comme nous ne devions arriver que le soir à dix heures, je n'étais pas pressé de m'habiller. Je soulevai les stores de mes fenêtres, et tandis que de l'autre côté un épais rideau me protégeait contre les regards indiscrets, je contemplai, à demi soulevé sur ma couche, le paysage qui se déroulait le long du train.

Le soleil, énorme et tout rouge, se levait sur une contrée plate et déserte dont les forêts de sapins et de bouleaux, à perte de vue, étaient couvertes d'une épaisse couche de givre. Nous n'étions pourtant qu'au 24 octobre.

Vers sept heures, nous découvrîmes un village pittoresquement disséminé aux alentours d'une large baie; la mer unie avec des reflets pâlissant sous la lumière nouvelle; la terre, les ruisseaux, les marais grelottant sous leur manteau de glace.

Cependant le paysage prenait un autre caractère. Les éternels petits pins entremêlés de petits bouleaux se faisaient plus rares.

Tout à coup, voici de nouveau la mer.—Il est bientôt huit heures. Le couloir qui divise notre wagon dans sa longueur commence à se remplir de l'agitation de ceux qui se lèvent et vont se débarbouiller et se coiffer dans le cabinet de toilette. Je soulève un peu mon rideau, et derrière ceux de mes voisins j'aperçois des jambes qui passent, des mains qui se tendent pour lacer des souliers, et l'étoffe des tentures qui se gonfle et retombe à chaque mouvement du personnage pour enfiler une chemise ou agrafer un corsage. Lorsque je me suis assez initié à la manière de se comporter dans un sleeping car américain, je me retourne sur mon coude pour me remettre à ma lanterne magique.

L'immense nappe d'eau silencieuse et immobile, blanche sur la rive où nous passons, se mélange de toutes les couleurs de l'azur pour aller mourir dans un horizon arrêté par des montagnes aux silhouettes capricieuses, moins bleues que les eaux qui les baignent et moins pâles que le ciel qui les encadre. Elles courent vers le nord, noyant leurs dernières cimes bien loin, où le ciel et la mer se confondent. Là, elles ne semblent plus qu'une légère fumée qui s'évanouit. Au contraire, elles se relèvent vers le sud, enveloppées de tons plus sombres. Et de l'immense amphithéâtre jaillissent plusieurs îles boisées, qui se détachent vigoureusement sur ce fond vaporeux de lumière matinale.

Enfin le premier plan, c'est-à-dire la rive que nous longeons, égayé de maisonnettes rustiques étalant leurs pauvres toits à l'ombre de bosquets aux arbres multicolores, achève la perfection de ce tableau.

Je ne connais point le golfe de Naples, mais certes celui-ci, qu'on appelle «Baie de Chaleur», fait rêver à tout ce que l'imagination peut enfanter de plus riche et de plus poétique, et un pareil site, en Europe, ferait la fortune de l'endroit où il se trouverait.

Dès lors nous n'avons cessé de parcourir une contrée des plus accidentées, le railway longeant perpétuellement des torrents étranglés entre des montagnes, celles-ci enfouies sous les sapins et les bouleaux. Dans les eaux rapides et peu profondes, de la passerelle où je me tenais, on voyait dormir les saumons, tandis que des rochers, au bord du chemin, pendaient de longues aiguilles de glace. Des arbres verts d'essences variées, «spruces», mélèzes, tuyas, etc.; des bouleaux à l'écorce blanche, des fusains aux rameaux pourprés, des sorbiers des oiseaux aux grappes rouges et, sur le sol, une petite plante qui jetait des tapis d'écarlate, tout cela répandu sur des montagnes, des plateaux, des ravins, contournés, parcourus, franchis par les rails du chemin de fer, tel est l'aspect général du pays jusqu'à Rimouski.

Les couleurs d'automne ont une variété et un éclat tout particuliers dans le nord de l'Amérique; aussi est-ce de préférence cette saison que choisissent les touristes pour y voyager.

À Rimouski, on n'entend déjà plus parler que le français sur les trottoirs des stations, et l'on découvre la nappe grandiose du Saint-Laurent, plus semblable à un golfe qu'à un fleuve. D'une rive à l'autre l'horizon est si éloigné qu'on le prendrait pour celui de la mer, si de hautes montagnes n'y soulevaient leurs crêtes cendrées dans le lointain bleu.

Il y avait plus de trente heures que nous avions quitté Halifax, lorsque enfin le train nous déposa à Point-Levi.

 

Point-Levi est un faubourg de Québec, situé sur la rive droite du Saint-Laurent, et il faut traverser le fleuve sur un ferry-boat (bateau de transport) qui vous débarque sur les quais de la ville.

Ces ferry-boats sont des espèces de maisons flottantes à vapeur, où l'on s'embarque à pied ou en voiture, et il y en a beaucoup sur les larges fleuves d'Amérique, là où un pont pourrait gêner la navigation.

Depuis longtemps il faisait nuit et l'on ne voyait de Québec que des lumières qui, çà et là, étoilaient l'eau du fleuve de clartés tremblantes. Ne pouvant regarder le paysage, je causais avec un jeune homme que je connaissais depuis quelques heures.

En route je m'étais peu à peu aperçu que la plupart des voyageurs étaient des Canadiens français, et plusieurs avaient lié conversation avec moi. L'un d'eux me dit qu'il comptait passer la journée du lendemain à Québec et partir le soir pour Montréal. Libre de toute occupation, il me proposait de descendre au même hôtel que lui et de faire ensuite route ensemble jusqu'à Montréal. À Québec il me servirait de cicerone. Ce projet entrait dans mes plans, et j'acceptai.

On m'avait indiqué l'hôtel Saint-Louis, comme le meilleur. Je lui en parlai; mais il était habitué ailleurs et m'entraîna avec lui.

C'était une espèce d'auberge, et je m'en aperçus tout de suite, rien qu'à la tournure et aux façons vulgaires de quelques hommes rassemblés dans la salle commune.

J'en pris vite mon parti, trouvant qu'il ne messeyait pas à un voyageur de chercher parfois des aventures. Je fus nommé, qualifié, et je dois dire qu'on eut dès lors pour moi des égards tout particuliers. N'empêche qu'il a fallu en passer par la chambre à deux lits, et quelle chambre! et quels lits! et quelles cuvettes! Et puis, le lendemain matin, comme je prenais, sur l'oreiller, des notes dans mon journal, pendant que mon camarade ronflait encore, j'ai été subitement interrompu par des connaissances qui sont entrées comme un ouragan pour dire bonjour à leur ami. Ne pouvant plus écrire, à cause du bavardage, je me suis levé. On m'a présenté, on a fait porter du madère et l'on a bu à ma santé!

Après déjeuner, nous sommes sortis. Québec, étant bâtie sur une sorte d'escarpement au milieu du fleuve, offre de loin un coup d'oeil très-pittoresque. Lorsqu'on y est, on ne s'aperçoit que du désagrément de toujours monter ou descendre.

La ville n'est ni jolie, ni curieuse. Je m'attendais à trouver de vieilles maisons intéressantes; mais tout cachet d'antiquité a disparu sous le badigeonnage moderne.

Par exemple, ce qu'il y a de magnifique, de tout à fait imposant, c'est la vaste terrasse qui s'étend au pied de la citadelle, et d'où l'on jouit sur le Saint-Laurent d'un panorama qui passe, sans qu'il y ait, je crois, d'exagération, pour un des plus beaux du monde.

Dans l'après-midi, le «gérant de l'hôtel», un jeune et aimable garçon, m'a conduit à la citadelle. Là, un de ses amis, sergent de cavalerie, comme il faut et instruit, nous a pilotés avec une complaisance et un empressement tout canadiens, ce qui veut beaucoup dire. Il parle le français avec correction et bien plus distinctement que la plupart des autres Canadiens-Français avec lesquels je me suis trouvé, et dont le langage m'est resté souvent impossible à comprendre. Si je n'avais pris la résolution de ne nommer personne ici, je serais heureux d'y pouvoir inscrire son nom, en le remerciant de nouveau de la façon dont il nous a fait les honneurs de la citadelle, y compris un excellent verre de bière.

Des remparts, on découvre de tous côtés des panoramas à faire rêver des décorateurs d'opéra. Ce qu'il faut chercher à Québec, ce sont les points de vue dominants. Il n'y a dans la citadelle que de l'infanterie et de l'artillerie, mais il était alors question d'y mettre aussi de la cavalerie légère, et c'est à cet effet qu'on y avait détaché le jeune sous-officier qui nous accompagnait.

Une garnison un peu forte n'est pas inutile à Québec. Le bas de la ville, en partie occupé par de pauvres maisons entre lesquelles serpentent des rues sales et étroites, est habité par des Irlandais, et, de leur part, on redoute toujours quelque manifestation politique. Deux ou trois jours avant mon arrivée, le marquis de Landsdowne étant venu en Canada, remplacer au gouvernement général le marquis de Lorne, gendre de la Reine, s'était arrêté à Québec. Les Irlandais, dont il n'a pas les sympathies, et de qui son prédécesseur avait su se faire bien venir, comme de tout le monde, s'étaient agités pour protester contre sa nomination. Pourtant ils s'en étaient tenus à des réclamations pacifiques.

C'est du reste dans l'enceinte même de la citadelle qu'est logé le gouverneur général, lorsqu'il vient à Québec. Car il ne faut pas croire, comme beaucoup de gens le pensent, que l'ancienne capitale du Canada est restée celle du Dominion. C'est à Ottawa, ville située dans le nord, sur un tributaire du Saint-Laurent, et déjà peuplée de quarante mille âmes, bien qu'elle soit de construction toute récente, que la Grande-Bretagne a établi le siége du gouvernement de ses provinces d'Amérique.

De là, le gouverneur général étend son autorité sur toutes les autres colonies anglaises de cette région, à part Terre-Neuve, qui, je l'ai dit, est indépendante de toute autre autorité que celle de la Reine.

Néanmoins, chaque province du Canada a sa Capitale, avec son parlement qui s'occupe de toutes les affaires intéressant particulièrement la province. Québec est une de ces capitales, et l'on y achève un superbe édifice, dans lequel doivent siéger les Chambres.

En fait d'autres monuments, il n'y a rien de bien remarquable dans cette cité, qui est pourtant la plus ancienne du Canada. C'est en effet Champlain qui la fonda en 1608. Wolfe s'en empara, en 1759, à la suite de la glorieuse défaite où périt Montcalm. Et, de la citadelle, on vous montre le champ de bataille des plaines d'Abraham où s'élève un monument en l'honneur des deux héros.

On peut cependant faire une visite à l'Université, vaste bâtiment qui renferme les nombreuses salles d'une musée de peinture, histoire naturelle, etc., et surtout une belle bibliothèque de soixante-dix mille volumes.

Tout cela se trouve dans la ville haute, la basse étant entièrement occupée par le commerce.

Avant de redescendre, n'oublions pas de tout voir. La cathédrale ne vaut pas la peine que j'y conduise le lecteur. Je l'inviterai plutôt à m'accompagner sur la place du Marché, chez un grand fabricant de pianos et orgues. Mon compagnon, qui le connaît, me présente à lui, et dès qu'il me sait musicien, il m'ouvre et me fait essayer l'un après l'autre tous ses instruments. Il n'a pourtant pu me convaincre que les facteurs d'outre-mer fussent aussi habiles que les nôtres. Et quelque excellents que soient les pianos de Weber qui a la vogue en ce moment en Amérique, je conserve la palme aux Érard, Pleyel, etc. Pensant peut-être que je goûterais mieux son éloquence, le brave homme nous emmena au bar de l'hôtel Saint-Louis, tout en se lançant dans une interminable discussion politique, qui m'eût certainement beaucoup intéressé si j'avais pu la comprendre. Mais j'avais beau dresser mes oreilles de voyageur curieux, il me fut impossible de saisir une parole de ce français-charabia. De plus le vous savez canadien qu'il plaçait régulièrement entre chaque mot achevait de me dérouter complétement.

Ce personnage est bien certainement ce que j'ai vu de plus curieux dans Québec. Du reste, aimable et accueillant, comme tous ses compatriotes, il eût pu, si je l'avais compris, me fournir nombre de détails pleins d'intérêt. Il était d'abord fort instruit sur l'histoire du pays, de plus, membre du conseil municipal.

Quant à mon compagnon de chambre, je vis avec dépit qu'il était inutile de lui poser aucune question, incapable qu'il était d'y répondre.

Mon dernier coup d'oeil, avant de regagner mon auberge, fut pour le port. On y fait des travaux considérables d'agrandissement, et, la nuit, les ouvriers poursuivent leur tâche à la lumière électrique.

Une journée m'a suffi pour visiter Québec, et mes lecteurs connaîtront comme moi cette ville hospitalière, si j'ajoute qu'elle est le siége de notre consulat général dans l'Amérique du Nord, et que les grands paquebots de la ligne Allan, qui vont de Liverpool à Montréal, y arrivent et en partent tous les huit jours.

Dans la soirée, je m'embarquai pour Montréal sur un de ces steamers de rivière dont les deux cheminées m'avaient toujours paru d'un effet si pittoresque sur les gravures représentant «un fleuve d'Amérique».

 

Le lendemain matin, après douze heures de trajet, nous débarquions à Montréal, et cette fois, au lieu de suivre mon compagnon, je me conformai aux renseignements qu'on m'avait donnés et me fis conduire au Windsor-Hotel.

C'est une sorte de palais, situé en dehors de la ville et établi sur le plan américain. Il y a, en effet, en Amérique, deux genres d'hôtels tout différents: ceux sur le plan américain où, pour une somme variant de trois à cinq dollars, on est logé, nourri et servi; et ceux sur le plan européen où l'on paye chaque chose à part et selon qu'on en use.

À peine arrivé, comme je ressortais pour voir la ville, je rencontrai le consul marchand d'Allemagne, de Terre-Neuve. À ma vue il resta stupéfait, et se constituant aussitôt mon guide, il me présentait à toutes ses connaissances, leur disant que je lui étais apparu comme l'ange Gabriel.

Sa société me rendit plus agréable encore le séjour de Montréal, car il m'avait offert une place à sa table entre deux jeunes et jolies veuves, qu'il accompagnait dans un voyage d'affaires.

Nous sortîmes après déjeuner. De belles rues, de beaux magasins, de beaux monuments et nombre de femmes bien habillées, toutes choses que je n'avais pas vues depuis longtemps, me causèrent la plus agréable surprise.

Montréal est la ville la plus considérable et la plus importante du Canada, en attendant qu'elle devienne le centre le plus populeux et le plus actif du nord de l'Amérique. Elle est située sur une île du Saint-Laurent au confluent de l'Ottawa et renferme une population d'environ trois cent mille âmes.

Son accroissement prodigieux en a bientôt fait une voisine redoutable à Chicago, et il n'est pas difficile de prévoir qu'après l'achèvement du Canadian-Pacific-Railway, Montréal écrasera sa rivale. Les premiers Européens s'y fixèrent au milieu du seizième siècle. Il y avait alors là un village indien appelé Hochelaga. La majorité des habitants est catholique et française. Cependant, en dehors du peuple et des boutiquiers, l'anglais se parle autant que notre langue.

Dès le jour même je fus emmené par le consul d'Allemagne chez plusieurs négociants, et je pus me convaincre tout de suite de l'important commerce qui se fait à Montréal. Les plus grands steamers remontent le Saint-Laurent jusque-là et viennent s'amarrer le long des quais, qui sont superbes. Si l'on réfléchit que Montréal est à plus de huit cents kilomètres de la mer et que, en continuant de le remonter environ sur une longueur de deux cents kilomètres, jusqu'au lac Ontario, le Saint-Laurent conserve toujours une largeur minima d'un kilomètre, on peut se faire une idée de l'immensité de ce fleuve. Quant à l'île où s'élève Montréal, elle a environ trente kilomètres de longueur sur quinze de largeur. La rive droite est reliée à la ville par un pont en fer long de plus de trois kilomètres.

Tout près du Windsor-Hotel se trouve Mount Royal. C'est un beau parc planté de chênes à larges feuilles et qui escalade une haute colline d'où l'on découvre un superbe panorama de la ville et du fleuve. De longues rues composées d'une succession d'élégants hôtels entre cour et jardin, se prolongent très-loin vers l'extrémité ouest de l'île; en face, on voit le bras droit du Saint-Laurent, avec le port rempli de navires. Mais on ne peut apercevoir le bras gauche, de sorte qu'on n'a nullement l'impression d'être dans une île.

J'avais connu, à Terre-Neuve, quelques jeunes gens de Montréal. Dès le soir de mon arrivée je fus invité chez l'un d'eux, appartenant à une famille des plus considérables de l'endroit et qui habite l'un de ces jolis hôtels dont j'ai parlé. Après un très-bon dîner, nous allâmes au théâtre, où l'on donnait un drame finissant en comédie. Me trouver dans un vrai théâtre, quelle jouissance après dix-huit mois de ténèbres loin d'une rampe de gaz!

Du coup, je me décidai à prolonger mon séjour dans cette aimable cité, et, le lendemain, je fis avec deux autres jeunes gens le projet d'une excursion dans un village indien, situé sur le Saint-Laurent, à seize milles au-dessus de Montréal.

 

Nous partîmes dans la journée, et au bout d'une demi-heure le train nous déposa sur la rive gauche du Saint-Laurent.

Là, nous montons dans un canot indien qui nous transporte sur la berge opposée. À cet endroit, le fleuve, très-large, est parsemé d'îles couvertes de hauts taillis. Nous avons deux milles à faire pour aborder au point le plus rapproché de l'autre bord. Mais notre léger esquif, poussé par de courts avirons, glisse rapidement sur l'eau.

Bientôt nous mettons le pied dans le village exclusivement indien de Caughnawaga.

Sans doute, on s'attend à trouver dans les lignes qui suivent des descriptions de huttes, de coiffures à plumes et de flèches empoisonnées. J'aime mieux enlever tout de suite au lecteur ses illusions, de crainte qu'il ne m'accuse ensuite d'avoir voulu capter sournoisement son intérêt.

Il n'y a, à Caughnawaga, que des maisons de bois comme on en voit partout dans le Canada. Elles s'alignent sans ordre des deux côtés d'une rue unique, qui se distingue des terrains environnants par de plus nombreuses et de plus profondes ornières. Si l'on tient à patauger davantage, on n'a qu'à traverser la petite place qui est devant l'église. Celle-ci élève son clocher solitaire auprès de la maison du curé: tout le monde est catholique à Caughnawaga.

Tout le monde aussi est Iroquois, car aucun Blanc n'a le droit de venir se fixer là, de par la volonté du gouvernement canadien. Grâce à cette circonstance, on trouve ici le type indien dans toute sa pureté.

Il y a de beaux hommes aux larges épaules, au nez aquilin, aux dents brillantes, à l'oeil sombre et profond, avec des regards tantôt vifs, tantôt mélancoliques. Ceux qui conservent encore des restes de l'ancienne tradition portent de longs cheveux noirs et lisses, et qui leur tombent jusque sur les épaules.

Les femmes ont le teint moins coloré que les hommes; j'en ai vu de presque blanches et de jolies.

Après le dîner, nous sommes allés chez le grand chef, qui porte, hélas! le nom anglais de Williams.

Il est bon de dire que l'un des deux jeunes gens avec qui j'étais, a là une maison où il habite plusieurs jours, la semaine, en vertu de certaines fonctions dont il est chargé par le gouvernement. Il est respecté et consulté de tous, et il nous recevait là comme un prince au milieu de ses vassaux.

Il m'expliqua que le village est gouverné par un grand chef et quatre chefs inférieurs. Mais, pour tout ce qui regarde les affaires de droit, d'une façon générale, les Indiens sont considérés comme des enfants mineurs et placés sous la tutelle du gouvernement du Dominion.

Dès qu'elle nous vit, la femme du grand chef s'empressa de nous faire entrer.

En dépit de sa haute dignité, Williams tient boutique d'épiceries et autres marchandises. On entre dans le magasin et, de là, on pénètre dans deux vastes pièces, dont la première sert de salle à manger et la seconde de salon.

Dans l'une, je contemple avec admiration une sorte de monument, avec des lions en sautoirs, fait de perles de toutes couleurs. Les Indiens excellent dans ce genre de travail, et j'ai sous les yeux un véritable chef-d'oeuvre, puisque c'est un premier prix d'une exposition que mon ami de Montréal avait organisée dans le village.

Mais dans l'autre, oh! spectacle horrible! contre le mur, au fond—hélas! non, ce ne sont ni chevelures scalpées, ni dépouilles diverses de chrétiens!—un piano, et pour comble un piano carré, étale son ventre affreux, crevant de civilisation!

Heureusement la femme du chef ne sait absolument que l'iroquois, et je la regarde pour me consoler.

Cependant, notre présence étant signalée, la compagnie s'empresse pour nous voir. C'est d'abord la fille du grand chef. Elle n'a que quatorze ans, mais est déjà très-posée, très-sérieuse; une vraie demoiselle. (C'est désolant; mais j'ai beau chercher, je ne puis trouver une autre épithète qui lui convienne!) Celle-là parle anglais mieux que moi et français presque aussi bien! Entrent plusieurs hommes: tous savent ces deux terribles langues.

Enfin, mademoiselle se met au piano et nous joue des valses que je reconnais aussitôt pour les avoir entendues aux Bouffes ou aux Nouveautés.

Je boudais complétement, lorsqu'on me demanda de faire, à mon tour, de la musique. Je les contentai, et, comme on m'accablait de compliments hyperboliques, j'en profitai pour leur demander des chansons iroquoises.

Ils en savaient!

Les uns chantèrent en choeur, les autres seuls; je les accompagnais au hasard, m'évertuant à tirer de mon instrument les accords les plus sauvages,—et j'y réussissais.

Je fermais les yeux, cherchant à oublier toute civilisation, et j'écoutais avec délices la mélodie indienne se déroulant sur des mots doux et harmonieux comme un souffle de brise à travers les lianes.

Quelques-uns ont de belles voix, et ils sont généralement tous musiciens. La fille du chef se tirait même très-bien d'affaire sur son clavier.

Ils voulurent absolument que je chantasse. Et, comme ils m'avaient fait entendre des airs nationaux, j'en cherchai un de mon pays, et j'entonnai Au clair de la lune! qu'ils applaudirent bruyamment. La femme du grand chef cria sêgo! ce qui veut dire bis, et je dus recommencer, tout comme mademoiselle Van Zandt, sa romance de Lakmé!

Avant notre départ, Williams nous montra quelques objets anciens assez curieux. Mais il les conserve comme reliques de ses ancêtres, et je ne pus réussir à rien emporter. Néanmoins, je ne sortis pas de là tout à fait comme j'étais entré, car j'avais appris plusieurs mots iroquois. Par exemple ceux-ci, qui peuvent donner une légère idée du langage: aôna, bonsoir; sêgo, qui signifie à la fois bonjour, et, encore; ouxsa, faites vite, dépêchez-vous; conoronghqoua, chérie, ma chérie.

Le lendemain matin à quatre heures, nous étions debout. Après nous être lestés à l'anglaise, nous jetons le fusil sur l'épaule et quittons Caughnawaga endormi. Dans la nuit calme, la brume qu'argentait la lumière des étoiles, ne faisait que rendre plus confus les objets autour de nous. Soudain, mes deux compagnons s'arrêtèrent. Je distinguai une place noire qui nous barrait le passage. L'un de nous se courba, et je vis qu'il poussait quelque chose qui semblait glisser. C'était une pirogue indienne. Nous y entrâmes tous trois en la faisant basculer terriblement sur l'eau sombre. Puis, d'un aviron silencieux, nous nous mîmes à contourner des massifs épais de joncs et de roseaux.

Bientôt nous entendîmes des frémissements d'ailes, de légers caquets, le bruit d'un plongeon. Alors on se dirigeait par là, buttant quelquefois contre un obstacle invisible, puis on attendait, l'oreille au guet. Mais les canards, car c'était eux que nous cherchions, se faisaient entendre d'un autre côté et nous obligeaient à une navette perpétuelle sur le Saint-Laurent assoupi.

Enfin, le jour commença à poindre. À mesure qu'il s'éclairait davantage, le fleuve se faisait plus vaste autour de nous. L'aube y étalait une lueur grise, qui donnait un reflet douteux à chaque objet. Alors nous commençons la fusillade, tantôt sur un morceau de bois flottant, tantôt sur des feuilles ou des paquets d'herbes entraînés à la dérive et que nous prenons pour des palmipèdes. Cependant, à la suite d'un coup de feu, l'objet visé a disparu. Il se montre bientôt plus près de nous et nageant dans notre direction. Trois détonations successives, et le plomb qui ricoche autour de lui, ne parviennent pas à l'arrêter dans sa marche courageuse contre l'ennemi. J'entends un de mes compagnons qui dit: C'est un rat musqué! Ce nom évoque aussitôt dans mon esprit mille tableaux palpitants des Trappeurs de l'Arkansas. Je mets l'arme à l'épaule comme si j'avais eu devant moi toute une tribu d'Indiens Comanches ou Corbeaux, et je presse successivement les deux détentes.

Quand le nuage de fumée s'est dissipé, nous voyons l'héroïque animal tout près de monter à l'abordage de notre pirogue: mais il n'avançait plus que de la vitesse du courant. Il était tué! et le prenant par sa queue en lame de couteau, mon compagnon l'approcha de moi pour me faire sentir son odeur de musc.

Le jour venait de se faire complétement, comme si, d'abord incertain, il s'était enfin, tout d'un coup, décidé à paraître.

Alors nous poussâmes d'immenses bordées sur le fleuve, tout en restant sur la même rive. Vers dix heures, fatigués de ce manége, nous rentrons déjeuner. Deux heures après, nous repartons, mais dans une autre direction, et cette fois avec un Iroquois aux longs cheveux qui dirige notre piroque.

Pour le coup, c'est plein de pittoresque.

Nous ne quittons plus le fleuve jusqu'au soir; mais ni la ruse, ni la patience ne nous font venir à bout d'approcher les troupes nombreuses de canards. Vers la fin de la journée, désespérant de tout succès, nous nous mîmes à tirer à des portées invraisemblables pour nos simples lefaucheux.

Nous débarquâmes alors dans différentes îles couvertes d'une végétation fort touffue, et d'où mes compagnons rapportèrent quelques oiseaux qui m'étaient inconnus.

Enfin, la nuit nous chassa du fleuve qu'elle envahissait, et je crois que si, à dîner, on nous avait servi mon rat musqué, nous l'eussions trouvé bon.

Malgré notre chasse infructueuse, je me félicitai sincèrement de notre journée.

Quoi de si admirable que ce fleuve, le plus large d'Amérique, et qui, en maint endroit, n'a que le ciel pour horizon?

J'ai été, du reste, particulièrement favorisé. Le jour de notre chasse sous un ciel un peu pâle, le Saint-Laurent déroulait, tout unie, sa nappe moirée de reflets blancs et bleus. Du côté des grands lacs, d'où il sort dans toute sa majesté, on le voyait venir, divisant ses eaux autour d'îles nombreuses, les plus éloignées ne découvrant que les sommets cendrés de leurs arbres estompés sur le ciel. Celles qui étaient tout près de nous et qui formaient le premier plan, contrastaient vivement par l'éclat de leurs feuillages d'automne.

À droite, sur la rive la plus éloignée, on distinguait deux grands couvents de «nonnes», tranquilles, au milieu des futaies. À gauche, le village indien éparpillait ses petites maisons sur la berge nue, semblable au filet d'un pêcheur qui sèche sur le gazon.

Il y avait dans l'atmosphère et dans l'eau des limpidités à donner le vertige; il y avait des lointains clairs que l'oeil ne pouvait saisir; des profondeurs diaphanes toutes remplies d'air; des ombres pleines de couleurs vives et chaudes; il y avait quelque chose de diapré et de rayonnant autour de tous les objets. Et le soir, à mesure que le soleil déclinait, une ombre bleue éteignait un à un chaque rayon de lumière.

Parfois, le grand silence était troublé par une sorte de battement sourd, dont les vibrations tremblaient sur l'eau autour de nous. Et tout à coup on voyait apparaître, bien loin, les deux cheminées noires d'un vapeur. Elles s'allongeaient dans le ciel, et bientôt surgissait sur le fleuve le navire lui-même, avec ses deux grandes roues qui mettaient en fuite des troupes de canards. Il s'arrêtait à un embarcadère, sur la rive opposée à Caughnawaga, et attendait les voyageurs du train qui préféraient descendre en bateau jusqu'à Montréal.

C'est à cet endroit que nous devions le prendre, le lendemain matin, pour franchir les dangereux rapides de Lachine.

Ce jour-là, quand nous quittâmes les toits hospitaliers des Iroquois, le Saint-Laurent était bien différent de ce que je l'avais vu la veille! Un vent de tempête y soufflait, et les eaux claires et vertes comme celles de l'Océan, malgré la pluie torrentielle de la nuit, se jetaient d'une vague à l'autre notre frêle esquif. Nous allions à la voile, en dépit de l'eau qui embarquait de temps en temps et nous avertissait de notre imprudence. Mais nous avions peur de manquer le départ du steamer.

Ce fut au contraire lui qui nous fit attendre, et j'en profitai pour faire connaissance avec le village de Lachine, où nous étions. Il est en grande partie composé d'habitations de plaisance, et de Montréal, on s'y rend pour passer les mois d'été et se baigner dans le Saint-Laurent.

En revenant en bateau, nous nous proposions de franchir les fameux rapides de Lachine, les plus redoutables du fleuve. Nous étions presque seuls à bord, et, de l'étage supérieur du pont, à l'avant, nous voyions, immédiatement au-dessous de nous, les deux pilotes à la barre. Ce sont des Indiens qui remplissent ces fonctions dans la traversée de ces passages difficiles.

Nous partons, et bientôt après nous voyons le fleuve qui descend, rapide, en roulant des flots d'écume. En cet endroit il est coupé, suivant des directions tout à fait opposées, par des bancs de rochers qui font comme d'énormes barrages naturels.

Dans les creux, formant une sorte de chenal tourmenté, les eaux se rencontrent furieusement, venant de toutes les directions, et rejaillissent en gerbes, si haut, que nous en sommes aspergés. C'est là que nos pilotes précipitent notre fragile navire, hardiment.

Parfois, lancés comme une flèche, l'arrière presque tout entier sorti de l'eau, nous voyons soudain devant nous se dresser quelque gigantesque assise de rocher. Le chenal, arrêté tout à coup, tourne brusquement, rempli du vacarme de l'eau qui tourbillonne. Il semble que tout est fini; que rien ne peut plus nous sauver de la catastrophe. Déjà l'eau qui déferle de la muraille nous éclabousse à la figure, lorsque, obéissant soudain à l'impulsion du gouvernail, notre navire bondit sur le flanc et s'engouffre dans le canal débordant d'écume.

À peine est-on sorti de ce chaos, on débouche dans le lac Georges, où le fleuve, écartant ses rives, reprend aussitôt son cours paisible.

Puis on passe sous le pont Victoria, l'orgueil de Montréal. Il a deux milles de longueur; il est en fer; vingt-quatre assises de pierre le supportent. Enfin on débarque dans un canal par où ces mêmes steamers qui font la navigation fluviale remontent le Saint-Laurent; car on ne peut franchir les rapides qu'à la descente.

J'éprouvais à revoir Montréal une véritable joie, et, ce qui est bien rare, je n'eus pas à revenir sur les impressions de mon premier séjour.

Le lendemain, je parcourus tous les quartiers de la ville que je n'avais pas vus. Si je pouvais dire le nombre d'édifices religieux que je rencontrai sur mon chemin, on ne serait pas seulement surpris; pour sûr on ne me croirait pas.

Montréal est bien véritablement la ville des églises. Le culte le plus magnifiquement représenté est le catholique. Entre toutes les autres, Notre-Dame (la «French Cathedral»), l'église des Jésuites et celle de Notre-Dame de Lourdes témoignent par leur intérieur somptueux de la richesse et de la puissance des catholiques canadiens-français. Ce qu'il y a de couvents est incalculable. La moitié de la ville et des alentours appartient à des congrégations. De Caughnawaga, on voit sur la rive opposée deux superbes couvents de «nonnes». Avant de passer le pont Victoria, on en aperçoit un autre, suspendu aux flancs du Mont-Royal, de l'autre côté du Parc, et dont les flèches et les pavillons se détachent dans le ciel, en magnifique silhouette. Après le pont, et pour se rendre au débarcadère, on longe une île couverte de beaux arbres, encore la propriété d'un autre couvent. Enfin, de l'hôtel Windsor, qui est pourtant tout à fait en dehors du centre de la ville, je voyais de ma fenêtre, au second étage seulement, seize clochers. Aussi est-ce un dicton à Montréal qu'on n'y peut jeter un caillou sans briser un vitrail d'église.

Je revins aussi admirer le port, où allait bientôt cesser toute animation. En effet, il fait très-froid au Canada, et l'hiver y commence de bonne heure. Généralement, le commerce est interrompu à partir de novembre. Car malgré son immensité, le Saint-Laurent gèle, et même si fort, que l'on a pu établir sur la glace un chemin de fer le traversant, en dessous du pont Victoria!

Il en résulte que beaucoup d'ouvriers restent sans travail. On les emploie alors à une véritable exploitation sur le fleuve. La glace, épaisse de deux ou trois pieds, est débitée en blocs semblables à des pierres de taille, et dans l'hiver de 1882-1883, on s'en est servi pour bâtir un superbe palais, dont on peut voir des photographies, et où l'on a dansé, sur des patins, un bal magnifique.

J'appris tous ces détails curieux le soir à dîner, chez mes amis de Dorchester street. Le jour suivant je devais partir pour Toronto et le Niagara.


CHAPITRE III

TORONTO.—LE NIAGARA.

Le lendemain je pris le Grand-Trunk Railway, et quelques coups de piston de la machine m'eurent bientôt fait passer de l'ancienne terre française dans le Canada anglais.

Nous étions désormais dans la province d'Ontario, et il nous fallait passer toute la journée en route, avant d'arriver à Toronto. On avait, du reste, attaché un wagon-restaurant (dining-car) à la queue du train. J'y dînai et y soupai. On vous y sert à prix fixe; mais la carte est abondamment variée, et l'on peut demander une quantité de plats pour la somme de 75 cents, qui font 3 fr. 75 centimes de notre monnaie.

Je regardai attentivement le pays que nous traversions. C'est une immense plaine, qui paraît très-fertile et où la culture s'étend chaque jour davantage. On y voit, comme en Normandie, de longs rangs de pommiers dans les champs. Et c'est de ma part un impardonnable oubli de n'avoir point parlé, dans le chapitre précédent, de la «merveilleuse», une petite pomme succulente qu'on m'a fait manger à Montréal. Elle est d'une variété que l'on ne trouve qu'au Canada, parmi vingt-cinq ou trente autres espèces différentes, et dont la plupart ont été acclimatées en France.

De temps en temps, nous nous rapprochions du Saint-Laurent, et on l'apercevait, entre les massifs de tuyas, toujours immense avec ses îles hautes et basses, grandes et petites, semblables aux navires de tous rangs d'une puissante flotte.—Il y a un endroit qu'on appelle les Mille-Îles (Thousand-Islands), et où il y en a bien plus que le nom ne l'indique[11]. Les unes ne sont qu'un simple rocher; les autres sont vastes et couvertes de bois où l'on tire des lapins. C'est un peu avant d'arriver à Kingstone. Dans cette ville, située sur le lac Ontario, à la sortie du fleuve, est concentrée la principale force militaire du Dominion. Bâtie, en 1783, sur l'emplacement du fort français de Frontenac, Kingstone était, avant Ottawa, la capitale du Canada, et c'est encore une place forte.

Il était minuit lorsque j'arrivai à Toronto, au Queen's hotel.

Fondée en 1793, Toronto est la plus grande ville de l'Ontario et renferme 80,000 habitants.

Elle est située au bord du lac, sur la rive nord et vers son extrémité ouest.

Le lendemain matin, je n'eus rien de plus pressé que d'aller prendre un billet pour le Niagara. On me le donna même pour jusqu'à New-York et pour un temps illimité.

Les chemins de fer sont commodes et bon marché, en Amérique; les bagages, jusqu'à 100 kilos, sont transportés gratis. Mais sous le rapport de l'exactitude, il y a terriblement à redire. À Québec, nous étions arrivés deux heures et demie en retard, et l'on m'avait dit: «Oh! vous verrez, quand vous irez à Toronto! Le Grand-Trunk Railway n'est pas comme l'Intercolonial; il part et arrive à la minute dite.» Or hier soir, en me guidant vers l'omnibus du Queen's hotel, la première parole du conducteur est celle-ci: «Deux heures et demie de retard: c'est tous les soirs la même chose!»

Après avoir fait enregistrer mes bagages pour la Cataracte, je commençai mon inspection de la ville, où je ne devais rester que quelques heures.

J'entrai d'abord dans le Zoological Garden. C'est une suite de vieilles baraques malpropres, et dans lesquelles s'avachissent un certain nombre de fauves et d'oiseaux, les mêmes que dans toutes les ménageries. Il y a pourtant un magnifique ours de Russie, qu'on n'a pas oublié de nommer Pierre le Grand.

La ville est bien bâtie; les rues sont droites et larges; il y a beaucoup de très-belles maisons et, tout le long de King's street, de jolies boutiques. J'ai remarqué nombre d'églises ayant grande apparence. Mais elles étaient presque toutes fermées, excepté une seule, la cathédrale catholique, style gothique et toute peinte à l'intérieur. C'est du reste le genre d'églises que l'on retrouve partout en Canada.

Quant au lac Ontario, la ville étant sur un terrain plat, on ne le voit de nulle part, et j'aurais pu ne pas me douter de son voisinage, si je ne l'avais découvert de la fenêtre de ma chambre. Du reste, rien de bien remarquable. Les rives sont plates, et il étend à perte de vue ses eaux incolores qui tracent à l'horizon, comme une mer morte, une longue ligne toute droite et triste.

Dans une habitation que lui a donnée la cité de Toronto, c'est là que vit, sur une île, le célèbre Hanlan. Cet homme si remarquable, ce grand citoyen que la République a récompensé de bien-faits semblables à ceux qu'autrefois des héros recevaient de la patrie sauvée par eux, cet homme, quel est-il? qu'a-t-il fait?

Il y a quelques années à peine, il revenait à Toronto—retour d'Angleterre—et le peuple en délire s'attelait à la voiture du triomphateur pour traîner sa gloire unique. Dans un concours sur la Tamise, Hanlan le Grand avait battu les plus fameux canotiers du monde, même ceux de l'Australie! Et Athènes reconnaissante le consacrait illustre et lui donnait un temple.

Cet individu, qu'il faut entendre détailler par les connaisseurs,—car ils savent la longueur de chacun de ses muscles,—a amassé plus d'un million par des paris gagnés. L'heureuse proportion de ses membres, nous dit-on, lui permet d'imprimer à son bateau des mouvements d'une précision automatique telle, qu'aucun ne peut lutter avec lui.

Et enfin, Toronto a son grand homme!

J'étais trop pressé de contempler le magnifique spectacle de la Cataracte dont je me sentais si près, pour prolonger beaucoup mon séjour à Toronto. Du reste, rien d'intéressant ne m'y retenait plus. En Amérique il n'y a, pour un voyageur, que deux choses à observer: l'aspect de la contrée, et puis les moeurs, les affaires et la politique des peuples. On n'a pas, comme dans les pays où la civilisation est nombre de fois séculaire, les mille souvenirs et les mille restes de l'antiquité à rechercher.

Je partis donc dans la journée.

 

Le soir, j'arrivai à Niagara-Falls, à 6 heures 25,—l'heure portée sur l'indicateur! Il neigeait un peu: c'était la première neige de l'hiver, et le premier jour de novembre. Il faisait nuit noire. Quelques guimbardes attendaient dans l'ombre, leurs cochers jetant tous à la fois au touriste ahuri des noms d'hôtels. Ce n'est pas un mince embarras, lorsqu'on va à la Cataracte, que de décider dans quelle maison l'on descendra et si l'on choisira la rive canadienne ou l'américaine. D'autant plus qu'à cette époque, beaucoup d'hôtels sont fermés, la saison d'été étant finie, et celle d'hiver—pendant laquelle on va admirer les chutes en partie congelées—n'étant pas encore venue.

Fort heureusement, mes amis de Dorchester street avaient pensé à tout, et, suivant leur conseil, je descendis à Rosli's hotel, sur la rive canadienne. À mon tour, je ne saurais recommander trop vivement à qui ira là-bas, de frapper à la même porte. C'est moins un hôtel qu'une maison meublée, où l'on est sûr de l'honnêteté de son hôte et où l'on vous accueille de façon affable et polie.

M. Rosli,—un gros énorme Suisse,—est venu me recevoir fort civilement, m'a conduit dans ma chambre, puis m'a invité à prendre «le thé». Lorsque j'eus inscrit mon nom sur le registre et qu'il vit que j'étais Français, il me parla aussitôt dans ma langue. Il me tint compagnie à table et me servit d'excellents mets. On me l'avait, du reste, recommandé à Montréal en me disant: «He his a splendid cook and he will save your money»; c'est un excellent cuisinier, et qui vous empêchera d'être exploité.

En effet, de lui-même, il se chargea de tout arranger pour ma journée du lendemain et de régler pour moi avec le cocher.

Sur cette assurance, je montai tranquillement me coucher, un peu ému par la pensée que j'allais bientôt me trouver en face d'un des spectacles les plus magnifiques de la terre. J'étais à un demi-mille de la chute, et cependant, à travers les croisées fermées, j'en entendais le bourdonnement, semblable au bruit qu'aurait fait un barrage de rivière élevé au pied de la maison.

Le lendemain matin à 9 heures je montai en voiture pour commencer mon excursion.

—Quelquefois, pendant une de ces nuits où, dans le ciel noir, les étoiles brillent d'un éclat inaccoutumé, il m'est arrivé d'en fixer une, mais en concentrant sur elle toute la plénitude de mon attention. Je réunissais, pour ainsi dire, dans mon regard, tout ce qui vibrait en moi de vivant; je faisais un violent effort pour y faire filtrer toute ma pensée. Alors je ne voyais plus rien que cette étoile, toute seule dans le ciel. Peu à peu, elle perdait ses rayons, et il me semblait que je montais vers elle, à travers les espaces. Tout d'un coup, je me rendais véritablement compte de l'immense vide, infini. Je parcourais, jusqu'au bout, l'incommensurable distance qui me séparait d'elle, et pendant une seconde, je la voyais comme elle était, toute ronde et de toute sa grandeur, roulant son monde fabuleux dans le néant insondable.—Et ce n'était que l'éclair d'une apparition, qu'avec toute la puissance de ma volonté j'étais parvenu à faire jaillir, et qui s'éteignait brusquement, lorsqu'il n'y avait plus assez de force en moi. À première vue, je n'avais trouvé l'étoile que jolie; tandis qu'ensuite elle m'était apparue telle qu'elle était: effrayante.

Je demande pardon au lecteur de cette digression; mais, d'aucune manière, je ne pouvais mieux lui faire comprendre le genre de déception qu'on éprouve à la première apparition des chutes du Niagara. Ce n'est pas ce que l'on avait rêvé, et cela, pour la raison, précisément, que notre esprit est trop étroit pour s'imaginer des merveilles qu'il n'a pas vues, autrement que comme des monstruosités. En arrivant, on est surpris de ce que ce n'est pas plus haut, de ce que ce n'est pas plus large, et surtout de ce qu'on n'est pas saisi par l'immensité. Et pourtant, c'est vraiment haut, c'est vraiment large, et nos yeux le voient tel quel; mais notre esprit ne peut le comprendre parce qu'il n'est pas réglé à la mesure de telles conceptions. Il faut lui donner le temps de se mettre au point, et de voir enfin à cette lumière qui l'éblouit. Pour bien faire, on devrait s'en aller et ne revenir qu'un mois après.—Car ce ne sont pas mes seules impressions que je rapporte ici, mais celles de tous ceux qui ont été au Niagara et qui, déçus une première fois, ont éprouvé l'émerveillement lorsqu'ils l'ont revu. Beaucoup de personnes, du reste, m'avaient averti du désenchantement qui m'attendait; mais j'y croyais peu.

Je ne m'arrêtai donc point stupéfait, lorsque soudain j'aperçus la Cataracte, ni lorsque je descendis de voiture au bord de la Chute Canadienne avec la Chute Américaine en face de moi. Et pourtant, c'était un fleuve immense qui se précipitait là, d'un seul bond, s'écroulant avec fracas d'une hauteur de cent soixante pieds et sur une étendue de plus de deux mille! Et j'avais lu qu'il passait là, chaque seconde, vingt-huit mille tonnes d'eau!

Je continuai ma route. Je voulais tout voir et acheter à tout prix la délicieuse émotion que me procurerait l'intelligence d'un si grand spectacle.

Parti par un temps couvert et maussade, je suis assez heureux pour être bientôt favorisé de la présence du soleil. Je monte dans l'Observatoire, d'où l'on voit le Niagara tomber de la Chute Canadienne, à laquelle sa forme circulaire a valu le nom de Horseshoe Falls (Chutes du fer à cheval), je revêts le costume goudronné des matelots pour descendre dans le précipice, et là, collé aux parois ruisselantes du rocher, je vois passer le déluge sur ma tête et j'entends gronder le tonnerre à mes pieds. Sauvé des éléments, je pénètre dans des boutiques, où je deviens la proie de jolies filles, qui me vident mes poches pour les remplir de bagatelles. Je m'arrête au «Burning spring», où, dans un puits, l'eau brûle avec des flammes d'enfer;—aux Trois Iles Soeurs (Three sisters' Islands), où de grands arbres secouent leurs crinières de lianes au-dessus des rapides qui bouillonnent impétueux, en amont de la cataracte. Je passe dans l'île des Chèvres (Goats' Island), dont les rochers s'amoncellent entre les Horseshoe Falls d'un côté, et de l'autre les chutes américaines, d'où l'eau se précipite d'un seul jet, en ligne droite. Je descends jusqu'aux pieds de l'île, où je suis inondé d'une poussière humide et où il commence à me paraître que l'eau tombe bien fort et de bien haut. Enfin, je quitte les États-Unis pour rentrer en Canada et je traverse le Niagara en aval des Chutes, sur un pont en fil de fer, qui a plus de douze cents pieds de longueur et qui est suspendu à plus de deux cent cinquante au-dessus du fleuve. Celui-ci, à peine a-t-il fait sa chute, coule paisible et limpide dans les profondeurs de son lit bordé d'escarpements.

Il me reste quelque chose de plus à visiter: ce sont ces terribles rapides de Whirpool où l'infortuné capitaine Wabb a trouvé la mort. Ils sont à trois milles en-dessous des chutes. Là, on est tout de suite saisi d'effroi à l'aspect de ce torrent qui brise ses flots de tous les côtés, perpétuellement: le Saint-Laurent tout entier passe par là!

J'avais tout vu et je rentrai pour me recueillir et prendre quelques notes. Le soir à huit heures, je devais partir pour New-York; mais je voulus auparavant revoir la Cataracte, et j'y allais à pied vers la fin du jour. Au lieu de suivre mon premier itinéraire et d'arriver au niveau même du sommet de la chute, je pris un chemin qui descendait jusqu'au fond du ravin où coule le Niagara.

J'arrivai jusqu'au bord de l'eau, attendant d'y être pour regarder. Alors, fermant l'horizon, la cataracte, avec ses deux chutes, m'apparut dans toute sa sublime magnificence. Je me rendis compte de ses proportions colossales; je ne pouvais revenir d'avoir d'abord été déçu. Je compris enfin cette merveille qui n'avait cessé de s'étaler devant moi et que, malgré tout, j'avais eu tant de peine à découvrir.

C'est unique dans le monde et c'est beau, voilà tout!

Mais qui pourra jamais dire cette prodigieuse masse d'eau, écumant sur les rapides et s'effondrant avec fracas dans un gouffre d'où elle se relève en poussière blanche, jusqu'aux cieux, pour couler quelques pas plus loin sans une ride? Qui dira l'aspect féerique de cette cataracte, qui semble, au soleil, une avalanche de neige, en travers de laquelle de fugitifs arcs-en-ciel jettent des écharpes diaprées que le vent emporte ou secoue? Et cette île des Chèvres où, sur des rocs entassés, des arbres séculaires tendent leurs bras moussus sans cesse trempés par le rejaillissement des eaux canadiennes et américaines?

Comme le soleil allait disparaître et que je songeais à rentrer, un rayon, parti du couchant, s'élança jusqu'à la cataracte, embrasant sur son passage les maisons situées sur la rive américaine, et enveloppant d'un reflet rose le nuage de vapeur qui s'élève de la Chute Canadienne. Le ciel, partout ailleurs couvert d'épais nuages, répandait déjà sur la terre les ombres hâtives du crépuscule, et cette traînée de feu semblait un chemin de lumière par où la poésie descendait du ciel et remplissait d'une grave mélancolie les sublimes beautés de ces lieux.

Dans de pareils moments, comme on se sent petit et isolé; comme le coeur se gonfle d'émotion et se remplit de mille souvenirs chéris; comme on aimerait fort si l'on aimait!

 

Je restai ainsi, plongé dans une contemplation triste, jusqu'à ce que toute clarté se fût dissipée. Alors je m'éloignai en hâte de ces lieux d'où il me semblait que le néant s'avançait pour me saisir, et je m'en retournai, l'âme pleine de deuil.

 

Oui, c'est un grand spectacle que celui qui jette l'homme dans de telles extases!


CHAPITRE IV

NEW-YORK[12].—RETOUR EN FRANCE.

Après avoir passé la nuit en sleeping-car et avoir suivi, pendant la matinée, la belle vallée de la Delaware aux forêts tapissées de rhododendrons, je débarquai enfin à New-York. Avant d'arriver, un employé passe dans le train et vous distribue, pour un dollar et demi, des tickets pour le «ferry», le transport de vos bagages et celui de votre personne, dans des sortes de carrosses appelés «transferts».

Des rues encombrées de caisses, de camions, de déballages de tous genres, voilà ce qu'on traverse d'abord péniblement en s'éloignant des quais. Les chemins de fer aériens, dont la double ligne court de chaque côté des avenues, à la hauteur du premier étage, achèvent de donner un aspect plus désespérément mercantile à cette partie de la ville qui fait songer à une vaste gare de marchandises. Et pour compléter le tableau, les fils télégraphiques, téléphoniques et de lumière électrique, se croisent, se serrent, s'enchevêtrent si épais, qu'ils semblent un filet tendu au-dessus des rues de peur que, le soir, des étoiles il ne tombe sur le pavé quelques rayons de poésie.

On débouche bientôt dans Broadway, la grande artère de New-York, qui coupe la ville en deux dans toute sa longueur. C'est la rue des boutiques, des magasins, des restaurants; rue animée, mais trop étroite, où l'on vient se promener, le soir, entre quatre et six heures, sur le trottoir de gauche, comme à Paris sur le côté droit des Champs-Élysées.

Se prolongeant des deux côtés de Madison-Square, où elle coupe Broadway en diagonale, la Fifth Avenue (Ve avenue), avec ses maisons de maîtres, ses vastes hôtels et ses nombreuses églises de toutes religions, est la plus large, la plus belle et la plus aristocratique des voies de l'Empire City. Là, tout commerce a cessé. Quelques très-rares boutiques, parmi lesquelles une succursale Goupil. Ce n'est, du reste, pas la seule maison de Paris qui soit représentée ici et y occupe le premier rang.

Si l'on tentait d'établir une comparaison entre les deux capitales (car New-York est de fait la capitale des États-Unis), on pourrait dire que la Ve Avenue ressemble au haut du boulevard Malesherbes: pas de foule, pas de boutiques, des équipages, de riches habitations. Mais d'abord, au delà de Madison Square, la Fifth Avenue prend un caractère d'originalité dû à une quantité de splendides hôtels (Brunswick, Windsor, etc.) et à cette rangée d'églises de tous les styles, parmi lesquelles la plus belle est la cathédrale catholique, édifice moderne et d'un superbe gothique.

Avant de voir tout cela, j'étais descendu dans Broadway à l'hôtel Saint-Denis. On me l'avait recommandé, mais je me garderai, cette fois, d'en faire autant aux lecteurs pour lesquels j'écris. En montant, je demandai mes bagages, et l'on m'assura qu'ils allaient me suivre dans un instant. Il était de bonne heure, et je comptais avoir le temps de m'habiller, de luncher et de me rendre à l'Opéra italien, où chantaient Capoul et Nilsson. Je voulais ainsi profiter de ma liberté avant d'aller faire visite aux quelques personnes que je connaissais à New-York. Et, par avance, je me réjouissais de l'après-midi de dilettantisme que je me réservais.

Cependant, il était déjà midi, et j'étais sans nouvelles de mes malles. Je sonne. Un jeune domestique vient, sur un ton impertinent, me demander ce que je veux.—Eh! parbleu, mes bagages! C'était la seconde fois que je les réclamais. On me répond qu'on va me les envoyer. Au bout d'une demi-heure, rien encore! J'appuie de nouveau sur le bouton électrique, et une troisième figure de domestique se présente. Même question, même réponse, même attente.

Impatienté, je prends le parti de descendre au bureau et de savoir enfin ce que tout cela signifie. On me déclare que mes bagages ne sont pas encore arrivés de la gare, et l'on ajoute sur un ton ironique qu'ils ne seront peut-être pas là avant la nuit. J'étais furieux. Mais que faire?

Ce qui me révoltait le plus, c'étaient ces trois domestiques qui étaient venus successivement et qui, au lieu de me dire que mes bagages n'étaient pas arrivés, me laissaient dans une vaine attente. Mais, en Amérique, tous les gens d'hôtels, maîtres et valets, sont grossiers et peu serviables, et la seule manière de n'en pas souffrir est d'apprendre à faire comme eux. Avec cela, ces messieurs sont fort choqués lorsqu'on a l'air de les traiter en inférieurs. J'avais déjà fait cette remarque en chemin de fer, où les employés s'asseoient sans gêne à côté de vous et vous parlent comme à un camarade, ce qui ne les empêche pas d'accepter un pourboire pour un renseignement donné.

Bref, il était plus de trois heures quand mes bagages arrivèrent, et j'étais à New-York depuis onze heures du matin!

Encore un grief à noter contre les Compagnies de chemins de fer des États-Unis.

Du reste, c'est une marque du caractère yankee, parmi tout ce qui est employé, d'affecter le mépris pour les gens qu'ils ont à servir. Comme si nous devions leur être humblement reconnaissants de l'honneur qu'ils daignent nous faire d'accepter notre argent.

Une fois dehors, je m'aperçus que j'étais au bon endroit et que j'arrivais au bon moment pour trouver toute la ville sur le trottoir. Je rentrais après avoir flâné deux heures, et si alors on m'avait demandé ce que je pensais de New-York, je n'aurais guère pu donner mon avis que sur les New-Yorkaises. Eh bien! je le dis aux Parisiennes, sans vouloir les flatter, elles peuvent être tranquilles. Beaucoup de jolies toilettes, beaucoup de femmes élégantes; mais de femmes jolies, je n'ai conservé le souvenir d'aucune. Et pour sûr la grâce, sinon la beauté, n'a pas cessé de tenir sa cour au milieu de nous. Il n'y a qu'un Paris dans le monde, et de Parisiennes qu'à Paris.

Du reste, il n'y a rien à voir à New-York, et si l'on n'est pas dans les affaires, la vie y est terriblement monotone. Huit jours sont plus qu'il n'en faut pour se rendre compte des moeurs et coutumes de ses habitants et pour découvrir tout ce qui est marqué d'un cachet original. Quant à la politique et aux affaires, je n'en parle pas. Elles peuvent être par tout pays l'objet de longues et savantes études, mais je les tiens pour choses sacrées auxquelles je me garderai fort de toucher autrement que par hasard. Aussi je ne m'engage à conduire mes lecteurs que dans les théâtres, bars, promenades et autres lieux du même genre.

C'est aux Niblo's Garden que je passai seul ma première soirée. On y donnait Excelsior, le fameux ballet qui avait inauguré à Paris l'Éden-Théâtre. Que pourrais-je en dire aujourd'hui qui puisse intéresser? Tout le monde l'a vu ou l'a entendu critiquer. Tout le monde sait quelle révolution il a causé, par ses effets d'ensemble, dans l'art de la chorégraphie française, et quelle polémique aussi il a soulevée, entre gens de haut mérite, sur l'intéressante question de la mise en scène. Cette dernière remarque me fera dire quelques mots sur les décors qui servaient à la représentation d'Excelsior à New-York.

Les Américains applaudissaient beaucoup le pont de Brooklyn. Cela se comprend: c'est de l'enthousiasme patriotique. Et encore je veux bien faire aux auteurs grâce pour cette toile. Mais quant aux autres, je gage que M. Sarcey lui-même ne s'en fût pas trouvé satisfait. La salle est grande, et j'étais placé loin de la scène. Malgré cela, le badigeonnage des décors n'en paraissait pas moins grossier et primitif. D'abord, manque complet d'air, d'espace et d'illusion; puis, manque de goût, manque d'exécution et manque d'imagination. Ainsi, il y a un moment où une toile se lève, sur laquelle sont peints en buste, dans une apothéose, les portraits des héros qui illustrent le ballet. L'exécution en est si barbare, que je n'ose même pas comparer cette toile à celles qui servent d'enseigne pour les badauds sur la façade de nos baraques de foire. Il y a particulièrement une femme nue qui, au lieu d'être légèrement enveloppée d'une couleur de poésie, ce qui seul pourrait justifier là sa présence, semble découpée dans une feuille de zinc et toute barbouillée de charbon. Le reste est à l'avenant. Les Américains applaudissent cela.

Et notez bien que ce ne sont pas des bastringues que les théâtres de New-York. On y entend chaque hiver les chefs-d'oeuvre de la littérature et de la musique, interprêtées par les plus célèbres artistes du monde entier. C'est pour cela que je voudrais le cadre un peu plus digne des personnages qu'il entoure.

Toutes ces remarques ne me servent qu'à faire cette observation de caractère, que les Américains manquent de goût au point de vue artistique, comme de politesse au point de vue social. À l'appui de mon dire, je citerai ce fait irrécusable: un magnifique vase de Sèvres bleu de roi et monté en bronze doré, avait été envoyé pour une loterie de charité par M. Grévy. La personne qui le gagna n'en fit aucun cas, parce qu'il était d'une seule couleur, et elle le mit en vente chez un marchand. Il resta là très-longtemps. On le dédaignait. Enfin, un ami, chez lequel j'ai été reçu le plus gracieusement du monde, le vit et l'acheta pour un prix bien au-dessous de sa vraie valeur. C'est de lui-même que je tiens l'histoire. Il me l'a contée tandis que j'admirai ce vase qui, posé sur un piédestal, fait à son salon un superbe ornement.

Du reste, ce n'est que sur la masse des Américains que je prétends faire tomber mon appréciation. Comme partout, il y a là aussi des exceptions. Mais elles sont peu nombreuses, et ce qui le prouve, c'est qu'il n'y a guère d'objets d'art en Amérique que ceux importés de l'étranger. On me dira que par cela même qu'on en achète, on fait preuve de bon goût. Je n'en suis pas très-sûr. Et ce qui me laisse dans le doute, c'est le développement énorme et populaire dans ce pays de la chromolithographie, qui est pour moi l'antipode de l'art. Et puis, combien de gens qui, parce qu'ils sont riches ou vaniteux, collectionnent, pour la montre, tableaux de maîtres et éditions rares, tout en étant absolument incapables d'en apprécier les beautés?

 

Voilà donc quelles furent mes premières impressions au pays de Washington. Mais de charmants amis se chargèrent bien vite d'en atténuer l'amertume. Grande fut leur surprise de me voir, et non moins grande la satisfaction que j'éprouvai à me sentir si bien accueilli. Pendant tout mon séjour, ce n'ont été qu'invitations à déjeuner et à dîner, et j'ai trouvé assez de charmes dans cette maison pour en revêtir toute l'Amérique.

Sans eux, qu'aurais-je fait seul à New-York pendant dix jours?—Il y a bien à voir quelques galeries de tableaux?—Oui, mais je ne me serais jamais douté que ce qu'il y a de plus beau en ce genre se trouve dans le bar de l'Hoffmann hotel. Dans cette salle, où l'on boit, sont pendus aux murailles des toiles de Bouguereau et du Corrége; des tapisseries des Gobelins; des objets d'art indiens, japonais, chinois, etc. Les serviettes des garçons traînent sur des Vénus de marbre; la fumée des pipes disparaît dans les plis de tentures orientales, et la lumière électrique tombant des lustres remplit de perles les verres où mousse le champagne.

De tout ce que j'ai vu à New-York, c'est ce qui m'a semblé le plus digne d'une visite: car, dans son genre, cette salle est bien certainement unique au monde. Un tel appareil pourrait sembler étrange en cet endroit, si je n'ajoutais que là-bas, pour les oisifs, l'existence se passe en grande partie dans les halls et bars d'hôtels. Durant le jour, on y entre à chaque instant s'y faire brosser, cirer, réparer les désordres de sa toilette, prendre des billets pour les théâtres, consulter le livre où s'inscrivent les voyageurs à leur arrivée. C'est à la fois la commodité et la distraction de tout le monde.

Comme on voit, c'est peu pour occuper l'existence. Aussi la grande majorité des habitants est-elle dans les affaires. Du reste, ce n'est qu'à cette condition qu'on est considéré, et là, où l'aristocratie du sang n'existe pas, celle de la fortune est toute-puissante. Mes amis, que j'allais souvent voir à leur office de Beaver street, sont agents pour la maison de champagne Piper Heidsieck and Co et plusieurs autres grandes marques de vins français. Avec le mumm et le roederer, le champagne qu'ils représentent est le plus estimé à New-York, et les agents de ces trois maisons font de grandes affaires d'argent. C'est inouï ce qu'il se consomme de cette espèce de vin en Amérique. On en est vite dégoûté, et l'on soupire après un verre de bon bordeaux. Mais même dans les meilleurs endroits, il est très-cher sans être bon.

Il y a quelques restaurants français où l'on vous sert du vin ordinaire qui vaut mieux. Un jour, que j'étais fatigué de déjeuner au café au lait et à l'eau glacée, j'entrai dans un de ces établissements et j'y fis une singulière rencontre. C'était dans la XXVIe rue, car on sait qu'à New-York, excepté dans la vieille ville, toutes les rues se coupent à angles droits et sont numérotées. Le garçon qui me servait s'étant aperçu que j'étais Français me dit qu'il l'était lui-même. J'étais seul alors dans la salle, et il entama la conversation avec moi. Il commence par me déclarer qu'il ne porte pas son vrai nom et ne peut me le dire. Et cela par fierté; car il est «un ancien officier de l'armée française». Il était capitaine d'infanterie. Il n'a que quarante ans et est ici depuis cinq ans. Venu pour spéculer, après avoir donné sa démission, il vit ses espérances trompées et dut se mettre en quête d'une place pour vivre. Il a été au Mexique, en qualité de chef à bord d'un navire de guerre américain, et n'ayant pas la moindre notion d'art culinaire. Cependant, justifiant le proverbe, il s'est tiré d'affaires en sa qualité de Français. À son retour, il s'est placé là où je l'ai rencontré. Il m'a assuré que la situation des garçons de restaurant est bien différente à New-York de ce qu'elle est à Paris. «D'abord, m'a-t-il dit, nous sommes tout à fait indépendants. Puis, nous sommes payés. On nous donne un dollar par jour, et nous nous en faisons encore au moins deux avec les pourboires». Il m'a appris ensuite qu'il n'était pas le seul à New-York dans sa position. Il y connaît plusieurs officiers français pourvoyant à leur existence d'une façon analogue à la sienne; et le maître d'hôtel de son restaurant est un ancien grand négociant de Hambourg.

Des Allemands, il y en a en masse. C'est une invasion. Ils ont leur théâtre où l'on joue en allemand des pièces allemandes; leurs journaux, rédigés dans leur langue; leurs meetings politiques et leurs députés qui forment, dans l'Assemblée, un parti imposant. Ils ont de grandes salles, dans les beaux quartiers, où l'on va boire en choeur en écoutant de la musique allemande. Ils ont des restaurants; ils ont des coiffeurs; enfin, si cela continue, ils auront tout. Et je n'ai pas parlé des cent mille Juifs dont quelques-uns font, suivant leur gré, la hausse et la baisse dans les affaires de finances.

Invasion pour invasion, j'aime mieux celle des Italiens. On est aussi de mon avis à New-York, si bien qu'on leur a bâti deux palais pour les recevoir. L'un s'appelle Académie de musique, et l'autre Opéra italien métropolitain. Pendant mon séjour, Patti régnait dans le premier, tandis que Nilsson trônait dans l'autre. Le Métropolitain, bien que loin d'être achevé à l'extérieur, venait d'être inauguré, et l'on était très-inquiet de savoir lequel des deux l'emporterait en succès sur son rival.

Le soir où j'allai à l'Academy of musique, c'était une première: première, parce que la Gazza ladra qu'on y donnait n'avait pas été représentée à New-York depuis quelque trente ans, et première parce que la Patti, qui venait d'arriver, faisait, ce soir-là, ses débuts de la saison.

J'étais aux fauteuils d'orchestre; et comme, là-bas, ils ne sont pas moins recherchés des femmes que des hommes, je n'aurais su me trouver mieux placé pour voir la salle. Tout autour de moi, les toilettes les plus élégantes: robe bleu pâle, recouverte d'un voile de guipure blanche; robe de faille blanche, brochée d'or; plumes retenues dans les cheveux par des épingles de diamants. Enfin, tout ce que le luxe produit de plus raffiné. Pour rien, on distribue un superbe programme, qui renferme l'indication de toutes les pièces que doivent représenter, pendant la «saison», les acteurs de Her Majesty's opera company. Car cette troupe, où figure Adelina Patti, est celle de la reine d'Angleterre.

À huit heures, l'orchestre entame l'ouverture. Bonne exécution, inférieure malgré tout à ce qu'on entend à Paris à l'Opéra ou à l'Opéra-Comique. Quand Patti entre en scène, tempête d'applaudissements: dix salves au moins. Elle n'en pouvait plus de saluer et riait de la façon la plus gracieuse. Jolie, derrière la rampe, elle a toujours l'air d'avoir vingt ans. Dès qu'on le lui a permis, elle a chanté la cavatine: Di piacer mi balza il cor, qui est, en même temps que le morceau de début, le plus brillant de l'opéra. Dire qu'elle est comédienne aussi excellente qu'admirable cantatrice; qu'elle enlève avec une légèreté prodigieuse cette musique légère; qu'elle chante avec un style, une expression, une délicatesse, une science et une facilité incomparables, cela n'apprend rien à ceux qui la connaissent et rien non plus à ceux qui ne la connaissent pas. Il ne me serait pas moins difficile de calculer le nombre de bouquets, corbeilles, vases remplis de fleurs dont on a accablé plutôt que comblé la diva. Tout ce que je puis dire, c'est qu'après le premier et le dernier acte, les acteurs faisaient la chaîne pour déposer les présents dans les coulisses. Si bien qu'à bout de saluts et de sourires, Patti a envoyé des baisers à l'auditoire enthousiasmé.

J'ai vainement cherché, pendant les entr'actes, à découvrir quelque beauté parmi cette élite du grand monde de New-York. J'ai vu de belles toilettes, de beaux diamants, mais pas de belle figure. Cela m'eût laissé une bien triste impression des Américaines si, heureusement, je n'avais rencontré à la sortie deux ravissantes blondes, deux blondes au teint de blondes et aux yeux bruns! que je me suis donné tout le loisir d'admirer.

Si, d'après cette soirée et celle que j'ai passée plus tard à l'Opéra métropolitain, j'avais eu à porter un jugement en faveur de l'un ou l'autre de ces théâtres, j'eusse à coup sûr accordé la préférence au premier.

Il est vrai que je suis très en retard sur mon siècle, puisque je ne suis pas wagnérien, et c'est justement Lohengrin que j'ai vu jouer au Métropolitain. Et Lohengrin chanté par il signor Campanini, tandis que Nilsson faisait Elsa. En vérité, pour être excellents chanteurs, ces deux artistes n'en sont pas moins de médiocres comédiens. Et puis, on sent que tous les deux ont la voix usée. Du reste, il est bien rare d'en conserver aussi longtemps la fraîcheur que la Patti. Aussi, mon principal grief est-il que, plusieurs fois, le chef d'orchestre a été obligé d'interpeller à haute voix soit les choeurs, soit l'orchestre. Cela m'a horriblement choqué. Ah! par exemple, je ne connais aucun théâtre où l'on soit aussi confortablement assis que dans celui-là. Sans doute qu'il a été spécialement construit pour entendre du Wagner et qu'on a pris ses précautions en conséquence. On peut très-bien dormir dans son fauteuil sans gêner le voisin[13].

Si, aux noms de ces acteurs illustres, j'ajoute ceux de Capoul, qui chantait aussi au Métropolitain, et de Irving, le grand tragédien anglais, que j'ai applaudi dans le Marchand de Venise, on avouera que j'avais raison de dire que les plus célèbres artistes du monde entier se font entendre chaque hiver dans l'Empire City.

Pour peu que je continue sur ce chapitre, on croira qu'il n'y a absolument que les théâtres à voir à New-York. En ce cas, courageux lecteur, il ne serait peut-être pas inopportun de m'accompagner dans la promenade que je fis avec mon ami, possesseur du vase de Sèvres.

Le but de notre course était une visite à Brooklyn, chez ses grands-parents. Nous nous arrêtâmes d'abord à la poste. Suivant la coutume américaine, chacun a sa boîte avec sa clef, de sorte qu'il prend ou fait prendre sa correspondance quand bon lui semble. Il y a aussi des facteurs pour ceux qui n'ont pas de boîtes. Mais on préfère généralement l'autre système, le service postal étant mal fait.

Naturellement, la politique en est la cause. Car, aux États-Unis, plus encore peut-être que dans toute autre République, chaque nouveau député gratifie ses amis des places qu'occupaient auparavant les protégés de son prédécesseur. De telle sorte, il est difficile d'avoir des employés connaissant leur affaire. Quand ils sont en place, ils savent qu'ils tiendront autant que le protecteur, et le reste leur est bien égal.

La politique est encore plus puissante en Amérique qu'en France. Les jours d'élections sont jours de fête: on ferme les boutiques; on suspend les affaires, et, quand on a voté, on passe le reste du temps à s'amuser.

Bien que je n'aie pas envie de me lancer dans une longue dissertation à ce sujet, je ne puis m'empêcher de dire un mot sur les partis aux États-Unis. Il y en a deux principaux: celui des démocrates et celui des républicains. Tandis que ces derniers cherchent à centraliser à outrance et veulent une République dont le siége principal soit à Washington, les autres ont au contraire pour programme d'augmenter l'indépendance des États. Ils demandent aussi qu'on ne se serve plus que de monnaies d'or et d'argent, tandis qu'on ne fait pour ainsi dire usage que de papier. Les bank-notes de un à cinq dollars sont la monnaie courante.

Tout en causant et dépouillant notre courrier, nous arrivons bientôt au fameux pont suspendu de Brooklyn, sur lequel nous allons passer. Quoique très-sceptique à l'égard de la huitième merveille du monde,—il y a tant d'endroits où l'on vous la montre,—je serais tenté de dire que je l'ai trouvée ici, et que c'est le pont de Brooklyn. La description en est impossible. Tout ce que j'en ai lu ou entendu dire ne donne pas la moindre idée de ce que c'est. Un dessin, une photographie ne font pas mieux comprendre. Il faut être dessus; voir en bas les hautes maisons aplaties; les navires qui passent en dessous de vous; les énormes câbles en fer qui soutiennent le pont; les deux routes pour les voitures qui courent de chaque côté, le long du parapet; les deux lignes de chemins de fer longeant intérieurement chacune des routes; et ces deux chemins de fer, séparés à leur tour par un espace de la même largeur, où passent les fils télégraphiques et téléphoniques qui relient New-York à Brooklyn. Enfin, occupant également le centre du pont et suspendu au-dessus de la voie électrique, le chemin pour les piétons. Les trains ne marchent pas à la vapeur, mais par une chaîne, le pont étant en dos d'âne. Le soir, tout est éclairé à la lumière électrique. Bref, c'est un prodige de science et d'art devant lequel on tombe en admiration. Ce n'est pas un pont, c'est un monument, et je n'hésite pas à dire que c'est le plus beau de New-York.

Après un trajet de six minutes en wagon, on débarque de l'autre côté dans une grande ville de province peuplée de 500,000 habitants. Ce n'est plus New-York, la capitale, l' «Empire City». On n'y trouve pas ces vastes hôtels semblables à des villes; ni des foyers de lumière électrique pour éclairer les squares et les rues; ni même d' «elevator railways» transportant les voyageurs d'un bout à l'autre de New-York dans les airs, pour dix cents. Il est vrai qu'il est question d'en établir une ligne.

Mais pour être moins bruyant, ce séjour n'en est que plus agréable. D'abord, la vie y est de vingt-cinq à trente pour cent moins chère que de l'autre côté de l'eau. Puis, il y a un magnifique parc où les écureuils gris sautillent et rongent jusque sur les allées. Il y a un cimetière qu'on mène les touristes visiter pour son aspect pittoresque. Il y a aussi une belle route bordée d'arbres, de jardins et de villas, qu'on appelle Clinton avenue, et qui est comme le Passy de New-York. Beaucoup de gens riches vivent là retirés des affaires.

C'est dans Clinton avenue que demeurent les grands-parents de mon ami. Qu'ils sachent que j'ai été touché, quand on m'a présenté, de voir que je n'étais pas un étranger dans cette maison et que mon nom leur était bien connu.

Vers cinq heures, nous étions de retour chez mon ami, dans Park avenue,—une des plus belles de New-York.—Après dîner, nous allâmes un instant au Casino. La salle de style mauresque est de beaucoup la plus jolie de New-York. Quant au rideau, qui s'ouvre en se séparant par le milieu, il est en velours bleu et en soie chamarrée de broderie: je ne sais rien de plus somptueux en ce genre.

On joue des opérettes dans ce théâtre. Ce soir-là, qui était un dimanche, on donnait un concert. On est devenu moins strict là-bas que dans la vieille Albion. La salle était comble, et ces réunions dominicales, qui n'eussent pas été tolérées il y a quelques années, sont aujourd'hui très en faveur.

C'est ainsi que je passai l'avant-veille de mon départ. Il ne me restait plus rien d'intéressant à voir à New-York; aussi songeai-je à faire mes malles. Du reste, j'avais déjà arrêté ma cabine sur le Labrador, de la Compagnie Transatlantique, et j'avais pris mon billet pour jusqu'à Paris. Je voulais acheter quelques livres pour le voyage. Je m'arrêtai devant une librairie où se trouvaient les derniers romans parus à Paris. Qu'on juge de ma stupéfaction quand je vis qu'on vendait un dollar quarante-cinq cents (7 fr. 25) un volume de 3 fr. 50! Il en est ainsi de toutes les publications étrangères, et cela vient d'une taxation exagérée. Aussi beaucoup d'Américains réclament-ils à ce sujet, faisant observer que cela nuit considérablement au développement de l'instruction.

 

Enfin le 14 novembre arriva.

En quittant New-York, nous pûmes longtemps contempler le merveilleux aspect de la rade. De loin, le pont de Brooklyn est d'un effet magique. Je n'entrerai pas dans des détails de description: tout le monde sait que ce lieu passe pour un des plus beaux du monde, et à cela il est difficile de rien ajouter.

Pendant toute la traversée nous fûmes horriblement secoués par la houle; mais la seconde nuit, surtout, après notre départ, une tempête furieuse assaillit le navire. Grâce à sa solidité à toute épreuve et à la vaillance de notre commandant, nous en réchappâmes. Ce ne fut pas, hélas! sans payer un tribut à la mer. Au moment où l'on s'y attendait le moins, une lame prodigieuse s'éleva de l'avant, si haut qu'elle monta éteindre le feu du mât de misaine, et retombant sur le pont d'une seule masse, défonça la chambre du capitaine et renversa plusieurs marins, dont deux furent écrasés net. C'était la nuit, et le maître d'équipage se trouvait couché, n'étant pas de quart. À ce coup il bondit hors de son cadre, persuadé que le navire était coupé en deux. C'est du commandant lui-même que je tiens tous ces détails véridiques. Du reste, quand j'arrivai à Paris, le bruit de l'événement m'y avait précédé, et ceux qui avaient à bord des amis n'étaient pas très-rassurés sur leur destin.

Depuis dix-huit mois je n'avais pas vu la France, lorsque enfin, après avoir quitté le Havre par le train transatlantique, je débarquai bientôt gare Saint-Lazare. Dans la journée, faisant mon premier tour de boulevard, je rencontrai un des passagers du Labrador, et je m'écriai en lui tendant la main: Adieu, nouveau monde!—Paris est plus beau que tout ce que j'ai vu!

FIN.

PARIS

TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie

Rue Garancière, 8.

Chargement de la publicité...