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Terres de soleil et de brouillard

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The Project Gutenberg eBook of Terres de soleil et de brouillard

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Title: Terres de soleil et de brouillard

Author: Brada

Release date: June 8, 2022 [eBook #68264]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Félix Juven, 1903

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TERRES DE SOLEIL ET DE BROUILLARD ***

TERRES DE SOLEIL

ET DE BROUILLARD


DU MÊME AUTEUR

LEURS EXCELLENCES1 vol.
MYLORD ET MILADY1 —
COMPROMISE1 —
MADAME D’ÉPONE (Ouvrage couronné par l’Académie française)1 —
L’IRRÉMÉDIABLE1 —
A LA DÉRIVE1 —
NOTES SUR LONDRES (Ouvrage couronné par l’Académie française)1 —
JEUNES MADAMES1 —
JOUG D’AMOUR1 —
LES ÉPOUSEURS1 —
LETTRES D’UNE AMOUREUSE1 —
L’OMBRE1 —
PETITS ET GRANDS1 —
UNE IMPASSE1 —
COMME LES AUTRES1 —
RETOUR DU FLOT1 —

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande.


BRADA

TERRES DE SOLEIL

ET DE

BROUILLARD




PARIS
Félix JUVEN, Editeur
122, RUE RÉAUMUR, 122

TABLE DES MATIÈRES


TERRE DE SOLEIL


I

PAYSAGES ET MŒURS DE TOSCANE

L’acqua che tocchi dei fiumi è l’ultima di quella che andò e la prima di quella che viene. Così il tempo présente.

LEONARDO DA VINCI.

(L’eau qu’on touche dans un fleuve est la dernière de celle qui s’écoule et la première de celle qui arrive. Ainsi le temps présent.)

Il n’est pas la même heure en Italie qu’en France. Quand de tous les campaniles sonne, à l’instant du coucher du soleil, l’Ave Maria du soir, le jour qui s’achève atteint sa vingt-quatrième heure et un autre jour commence, dont la première heure se lève avec la nuit! Il semble bien, en effet, qu’il est ici à la fois et plus tôt et plus tard. Mais sûrement l’heure est autre.

Massimo d’Azeglio, dans ses Mémoires, raconte qu’au temps de sa jeunesse les Romains avaient pour habitude d’aller dans le monde toujours trois heures après l’Ave Maria, sans s’occuper du changement apporté par les saisons à l’heure réelle: au moment actuel, pour bien des choses, c’est encore l’heure de l’Ave Maria qui fait la règle, et ce n’est point du tout l’heure moderne.

 

Cette terre est vieille, mais de la vieillesse immortelle des dieux qu’elle abrite; le sol est encore fumant, rien n’a rompu la tradition du passé: il existe, présent et militant, même pour le menu du peuple; cette communion continuelle avec le passé imprime à la vie moderne un caractère tout particulier et comme une autre signification. Aussi, il est impossible d’apprécier et de juger sainement l’Italie d’aujourd’hui si on ne connaît l’Italie d’autrefois. Il ne faut pas oublier combien longue et ancienne est ici la tradition humaine: le vieux chroniqueur Villani, qui, au XIVᵉ siècle, écrivait l’histoire d’une façon si délicieuse et si personnelle, a soin de nous apprendre que Fiesole fut le premier lieu d’Europe où s’établirent les petits-fils de Japhet; et il abonde en détails sur le roi Attalante, qui, à la sortie de la tour de Babel, s’en vint, sur les conseils de son astrologue Apollino, fonder une ville sur cette colline, au-dessus de laquelle brillent les constellations les plus propices aux mortels, de sorte que les habitants de cet heureux site naissent avec plus d’allégresse et de force naturelle qu’en aucun lieu du monde. Cette sorte de filiation directe avec Enée fait une race plus claire, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’ayant jamais connu les obscurités des temps primitifs des races du Nord.

La terre toscane est donc de justice la première qu’il faut étudier en Italie. L’homme ici paraît se rapprocher beaucoup plus du type réel et naturel de l’humanité: voluptueux et plutôt cruel; la civilisation semble ne l’avoir pas encore déformé, et on est frappé partout de la joie de vivre qui se lit dans les yeux; le goût de la vie est encore incorrompu, et c’est peut-être pour l’individu le don par excellence.

Il n’est pas question ici de chercher ce qui fait les États puissants et prospères; j’ai idée que la nature, cette grande dévorante, ne s’en soucie pas; elle veut seulement que ses enfants vivent et accomplissent avec joie les actes qu’elle ordonne. Dans les pays du Nord, l’amour devient de plus en plus une chose triste; à mesure que nous atteignons une espèce de lucidité maladive, le fait de s’unir à une autre créature, celui de transmettre la vie, cesse d’être l’impulsion suprême de l’homme, qui lui donne dans la joie le plein sentiment de lui-même et de sa force.

 

Il ne paraît pas ici que la vie ait très sensiblement changé depuis cinq cents ans; l’armature qui soutient l’édifice social est encore intacte; et tout le courant de l’existence en reçoit l’empreinte.

Physiquement, chez l’homme du moins, la race est plutôt contemporaine de celle des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Si, en France, on compare les portraits de cette époque aux hommes qui nous entourent, on constatera aussitôt l’immense modification advenue dans l’apparence extérieure: la race, lourde d’aspect, aux visages ronds, aux corps disposés à l’embonpoint, était modifiée dès le siècle dernier, et ce siècle-ci a vu l’avènement d’un type tout autre. Ici, au contraire, on retrouve continuellement dans les rues les corps et les visages que reproduisent les anciennes fresques et les anciennes statues: la tête ronde, les gros yeux, les barbes luisantes, les ovales courts, les structures lourdes. Le long effort du passé pour maintenir en faisceaux intacts les classes et les castes semble avoir réussi à conserver l’aspect extérieur particulier à chacune d’elles.

 

Un massif chanoine, que je voyais l’autre matin sur les marches du dôme, représente le type même de ce cardinal qu’on voit au Pitti, magnifique et monstrueux dans son embonpoint énorme, avec un visage fin et sensuel: et voici un moine, le visage glabre, la tête en poire, la bouche large, les épaules hautes, le corps châtié, qui a son portrait sur les fresques de Santa-Maria-Nuova, peintes il y a six cents ans. Quand, le vendredi, sur la place de la Signoria, on circule au milieu des métayers venus de tous côtés, il est curieux d’observer combien peu de visages ont la moindre ressemblance avec les animaux: les traits, sans être beaux, sont nets et creusés, les figures ont une certaine noblesse inconsciente; beaucoup de ces hommes de la campagne, surtout parmi les vieux, se rapprochent du type que nous appelons par convention le type sacerdotal, et qui est souvent celui des races simples, par exemple de nos Bretons.

C’est qu’en vérité l’homme intérieur est resté très sensiblement le même, et continue à vivre avec une certaine lenteur. L’ambiance, qui influe si fort sur l’être humain, a retenu ici le caractère du passé, car l’Église a tout imprégné, âmes et mœurs: l’Italien a été fait par elle, et, n’envisageât-on l’Église que comme le système politique le plus achevé, ou comme l’école de philosophie la plus élevée, étudier son influence n’est pas moins d’un intérêt profond. Les églises abondent dans les villes italiennes: dômes vastes et magnifiques, chapelles closes, ardentes d’or et de peintures, et c’est là un fait non pas seulement matériel, mais d’une importance morale capitale. Il n’y a qu’à entrer dans ces églises, y demeurer un peu, pour se rendre compte qu’en Italie, sous quelque régime que ce soit, par le fait de l’action catholique toujours militante, a existé et existe la plus admirable des démocraties, en même temps que la plus puissante des aristocraties. Le pauvre, l’humble, la femme ignorante ont dans l’église la véritable maison commune, celle où ils peuvent venir penser en paix et se reprendre à vivre. Le côté le plus cruel peut-être de notre existence moderne, telle que l’a façonnée la lutte féroce pour la vie, est l’absence de trêve et de pause! Les grands maîtres de la vie spirituelle, qui étaient des sociologues de premier ordre, ont compris l’impérieuse nécessité pour la créature fatiguée de fuir quelquefois ses proches, de se recueillir et de se taire, de s’appartenir dans une solitude qui, en se remplissant de la pensée d’une présence occulte et bienfaisante, devient consolante. Pour moi, j’avoue que je ne sais ce que signifie le mot de «superstition», ni où elle commence, ni où elle finit; le culte le plus dépouillé de formes extérieures me paraît tout aussi entaché de superstition (en ce qu’elle est crainte et respect d’un être invisible) que la plus matérielle et la plus humble des manifestations de piété d’une paysanne italienne; et le culte en esprit et en vérité me semble précisément celui que rendent ici les pauvres et les ignorants.

Ce qui frappe d’abord et avant tout dans les églises italiennes, c’est l’extraordinaire liberté de chacun, non pas liberté dans le sens de licence, mais dans celui qui réserve l’initiative personnelle entière. Chacun prie ou se recueille à sa guise, sans se soucier du voisin; l’intention chez tous, très certainement, est de s’unir par la présence au mystérieux sacrifice qui s’offre à l’autel; mais l’église est aussi un lieu de repos, où, au milieu des suggestions des choses d’art, du noble déploiement des offices, les humbles et les simples viennent chercher une halte. Cet acte seul, ne durât-il qu’un quart d’heure, ne fût-il accompagné d’aucune autre méditation intérieure, distingue déjà sensiblement l’homme de la brute.

On ne peut, je crois, exagérer l’importance sociale qu’il existe un lieu ouvert, et fréquenté par tous, où, sans effort d’un côté, ni condescendance de l’autre (ce qui est l’humiliation suprême), les hommes entre eux se trouvent réunis sur un pied d’une entière égalité: le pauvre se tient au premier rang et son attitude ne marque ni gêne ni respect de son voisin quel qu’il soit,—il est chez lui. Les églises italiennes ne connaissent heureusement pas les arrangements de chaises et de prie-Dieu, ni de barrières bien défendues; les grandes nefs vides sont à tous, et pour moi le spectacle d’une messe dans une église italienne est d’un intérêt puissant. Il y a là des personnes de tous les âges et de toutes les classes, beaucoup de vieux, heureusement extasiés, s’appuyant aux balustres des autels, des femmes à genoux se pressant autour du prêtre et le touchant presque; les gens du peuple sont mêlés à la petite bourgeoisie prospère et bien vêtue. Personne ne se croit appelé à se donner un air spécial, les figures conservent leur expression naturelle, ou bien prennent tout simplement celle d’une méditation tranquille; il y a des attitudes de prière d’une simplicité et d’une sincérité indiscutables, des agenouillements d’une humilité réelle, mais tout cela sans façon, pour ainsi dire; l’extrême bon sens de cette race lui a fait comprendre que le meilleur hommage qu’on puisse rendre au Créateur n’était peut-être pas celui d’une attitude de convention. Les gens se reconnaissent et s’abordent avec un sourire. Il me semble qu’il y a là une entente de la prière extrêmement supérieure à celle qui en fait un acte de contrainte pour soi-même, en même temps que de presque hostilité vis-à-vis du prochain. En présence de ces assemblées de fidèles, il est impossible de se défendre d’une réflexion qui, au premier abord, peut paraître paradoxale: c’est que la liberté de conscience a engendré le formalisme. Les sectes dissidentes protestantes sont arrivées à l’extrême limite de l’intolérance et des contraintes extérieures, tandis que la liberté est au contraire avec ceux qui ont accepté un dogme formulé, l’ont adapté à leur personnalité comme un vêtement toujours porté et auquel on ne pense plus.

 

Plus on voit ce peuple de près et intimement, plus on reste convaincu qu’il est demeuré intangible dans son essence, tout plein des mêmes passions qui agitaient ses ancêtres, et que les modifications apportées par le temps sont surtout superficielles. On sait la prise et la force des factions dans les anciennes républiques, l’ardeur furieuse avec laquelle le peuple s’y jetait, le besoin de lutte sociale qui était sa vie même. Ces instincts se réveillent à la moindre occasion. En voici un exemple. Il y a quelques années on procédait à l’achèvement du dôme à Florence; deux ordres d’ornementation: l’un dénommé Basilicate, l’autre Tricospidale, furent proposés et soumis au choix des citoyens, et, aussitôt, la ville se divisa violemment en partis rivaux, on s’abordait en se demandant auquel on appartenait, c’était le sujet de tous les entretiens, et certes, il aurait fallu peu de chose pour que Basilicati et Triscospidali en vinssent aux mains. Le Florentin du XVᵉ siècle ne revit-il pas là tout entier dans ce simple épisode d’une restauration architecturale?

Avec une race aussi impressionnable que celle-ci, le refuge et le calme de l’Église sont d’une utilité pratique indiscutable; on se figure aisément de quel prix devaient être ces asiles de paix, dans les temps agités où la guerre civile sévissait souvent dans les rues; le jour, c’est le repos et le silence; le soir, à l’heure de l’Ave Maria, tout est douceur et mystère, et de toutes ces choses l’âme a un infini besoin.

On ne connaît vraiment une créature humaine que dans la souffrance et la douleur: alors le véritable visage se découvre; de même, peut-être, pour étudier une race vaut-il mieux commencer par essayer de comprendre ce que sont ses pauvres et ses humbles d’esprit. Pour qui observe sans préventions ce peuple toscan, une des choses qui étonne et qui va peut-être plus à l’encontre des idées préconçues est la totale absence d’obséquiosité qui le distingue. Il faut avoir vu l’Angleterre et le nord de l’Allemagne pour savoir ce qu’est l’obséquiosité des inférieurs, et quelles formes multiples elle peut prendre. Ici, dans ce milieu si singulièrement identique à lui-même, elle n’existe pas; en cela et en tant d’autres choses encore vivantes, l’héritage viril des vieilles communes guelfes a laissé sa marque. Cosme de Médicis, «père de la patrie», dont le souvenir est encore si présent, procédant au dénombrement des siens, compte tant de bocche di casa: maîtres et serviteurs sont confondus; chacun, individuellement, faisait partie d’un ensemble, et cet ensemble laissait une place à chacun. Selon la définition de l’historien anglais Froude, tout homme devait occuper sa place et n’était pas libre de faire autrement. Hier encore, toutes les anciennes institutions sociales étaient debout, et, en les déblayant pour en substituer d’autres, on n’en a pu effacer les traces: les résultats moraux qui en découlaient sont demeurés, et les institutions nouvelles en ont été pénétrées et modifiées.

 

Je ne suis pas tout à fait certain que les lois équitables et justes amènent toujours le meilleur résultat au point de vue du gain et de la prospérité d’un pays; d’autres lois secrètes régissent ces choses. Mais, au moment où la question sociale prime toutes les autres, où la répartition plus équitable des biens de la terre s’impose comme un problème brûlant, il n’est pas indifférent d’étudier de près comment, il y a six cents ans, cette question avait été résolue ici, et comment cette solution s’adapte aujourd’hui à notre vie moderne.

La mezzeria (métayage) toscane est demeurée ce qu’elle était au XIVᵉ siècle, et paraît, dans son ensemble, se rapprocher, autant que l’imperfection humaine le permet, d’une égale justice.

On peut bien penser qu’il n’est pas indifférent d’être né dans un de ces palais magnifiques qui subsistent encore intacts dans les villes italiennes, d’y avoir été élevé, de se sentir relié si directement à la vie des siècles écoulés. Ce serait une grande erreur que de regarder la noblesse en tant que caste comme une chose évanouie; elle existe encore très forte, mais une sorte de sagesse, fruit d’une civilisation avancée, a corrigé dans sa forme les excès qui pouvaient résulter de cette supériorité d’une partie de la nation sur l’autre. Je regardais dernièrement, sur la voûte du vestibule d’une de ces belles villas si nombreuses dans cette Toscane fertile, la représentation de cette même habitation peinte il y a trois cents ans par un élève de Raphaël; l’extérieur est à peine changé, et l’on peut tout autant ajouter que les relations qui existent entre le propriétaire d’aujourd’hui et ses paysans sont exactement les mêmes qu’elles étaient alors.

Dans cette terre féconde, où abondent le blé, l’huile et le vin, la propriété rurale ne revêt jamais cet aspect presque stérile dans un certain sens, qui provient de l’extension immodérée de parcs uniquement disposés pour l’agrément.

La part faite à la culture de luxe est restreinte; le mot italien ameno, dont les anciens écrivains caractérisent souvent les villas, convient admirablement à en rendre l’aspect vraiment plaisant, doux et riant; et pour moi, j’aime infiniment cette familiarité du champ proche de la maison du maître. Car la première condition essentielle pour que la mezzeria donne son maximum d’avantages moraux et matériels est la présence du propriétaire sur sa terre, le lien qui l’unit à ses métayers est vraiment un lien familial: protection d’un côté, respect de l’autre; les intérêts sont identiques, tout en attribuant à chacun, selon sa force et sa capacité, sa part de responsabilité et de risques.

Le baron Ricasoli, qui était un très noble esprit, disait «que lorsqu’il se trouvait parmi ses métayers, il se sentait un homme libre au milieu d’autres hommes libres». En effet, l’association qui unit le propriétaire et le métayer est une société d’égaux: l’un donne la terre, l’autre le labeur, et tout se partage. Jusqu’à ces derniers temps, il n’existait aucun contrat écrit. Tout était verbal, tout était basé sur une bonne foi réciproque, et néanmoins, avec ces contrats libres, il y a certains poderi[A] occupés par les mêmes familles depuis le XIVᵉ siècle, et en général ils se transmettent comme un héritage.

Toutes les charges matérielles incombent au maître; il entretient les poderi, il paie les impôts, il achète les bestiaux, il fournit les instruments de travail et les chariots, il pare à toutes les éventualités; mais sa responsabilité s’étend encore au delà de ces charges déjà lourdes: le droit de vivre est reconnu par une loi non écrite, mais toujours observée comme un droit sacré; la famille du métayer doit, coûte que coûte, être pourvue du nécessaire; si, par suite de mauvaises années, ce nécessaire manque, le maître est tenu à des avances d’argent sans intérêts. Il est vrai que, pendant les années prospères, le métayer laisse presque toujours entre les mains du maître, une somme à lui et n’en reçoit pas non plus d’intérêts; par le fait, la situation du métayer est plus avantageuse que celle du maître, lequel n’a que la moitié de tous les profits et de beaucoup la part la plus hasardeuse et la plus onéreuse à supporter. L’honnêteté et la confiance sont le fond même des rapports entre le propriétaire et ses métayers, et il est de l’intérêt du métayer de ne point trahir cette confiance, car il s’expose à perdre son podere, le contrat qui le lui cède étant révocable chaque année; mais il est également de l’intérêt du maître de bien choisir ses métayers et de les garder; des liens s’établissent qui se continuent de génération en génération, il se forme une sorte d’égalité entre le maître et le serviteur; et on a vu des métayers tutoyant leur maître, représentant d’une des plus illustres maisons toscanes.

Une fois en possession, les métayers ont une position qui ne cède en rien en dignité et en importance à celle de n’importe quel fermier libre, et c’est l’organisation particulière de la famille du métayer qui est le trait saillant de l’institution en Toscane, et la distingue d’autres qui lui ressemblent.

Le métayer en chef s’appelle capoccia et son rôle a toute la grandeur de la paternité antique. Il est le seul maître et commande d’une façon absolue; il est de son avantage de pouvoir se passer de bras salariés qui seraient à sa charge, et, par conséquent, une famille nombreuse est pour lui un profit et un bienfait; mais ses fils, arrivés à l’âge d’homme, et même mariés, ne reçoivent de lui que le logement, la nourriture et les vêtements: toute somme d’argent, quelle qu’elle soit, doit être rapportée au capoccia, dont l’autorité n’est jamais discutée. Le soin de la nourriture appartient à la massaia, qui est pour les femmes ce que le capoccia est pour les hommes; c’est elle qui reçoit le gain des femmes et donne à ses filles et à ses brus ce qu’elle croit bon. Capoccia et massaia sont les pierres angulaires de la mezzeria; néanmoins il n’est pas obligatoire que le père ou la mère de famille soient invariablement capoccia ou massaia, ils sont choisis et nommés par le maître seul, qui désigne ceux qu’il juge le plus aptes à en remplir l’emploi. Il arrive, par exemple, que le père devenant vieux, un fils est nommé capoccia, et souvent ce ne sera pas l’aîné; parfois une belle-fille sera préférée pour massaia ayant plus d’ordre ou d’entente que la femme du capoccia, et tout cela est accepté sans murmure ni difficulté; l’obéissance se transfert à celui qui commande.

Mais avec les responsabilités se développent les meilleures qualités protectrices et familiales; le paysan s’attache passionnément à la terre qu’il cultive et fait tous les sacrifices, pour que le podere demeure dans la famille. Obéissant au même esprit qui vouait autrefois les cadets au célibat (chaque podere ne pouvant nourrir qu’un certain nombre de personnes), il arrive que les frères, sauf un seul renoncent à se marier. Aujourd’hui les propriétaires découragent cette coutume pour des raisons de moralité faciles à apprécier, car le patronage du maître est non seulement matériel, mais moral, et il est de toute importance qu’il l’exerce consciencieusement. Un maître intelligent, en allant au-devant des besoins de ses métayers, en veillant à leur bien-être, en les plaçant dans des conditions d’existence qui leur permettent de donner leur maximum d’effort, voit s’accroître la valeur de ses terres et augmenter ses revenus, sans jamais avoir à penser que sa prospérité est faite de la souffrance de ceux qui fécondent sa terre; car, au contraire, elle témoigne de la leur, et le labeur, garanti contre les risques indépendants de la volonté du travailleur, apparaît ce qu’il est en effet, purement rémunérateur.

Le métayer se rend compte que l’intervention du maître est toujours dans l’intérêt mutuel, et aucun esprit d’hostilité systématique ne peut exister entre eux; au lieu de regimber contre les conseils, le métayer les accueille volontiers, d’autant qu’il n’a pas de risque à courir, et que de plus il est dédommagé pour tout travail extraordinaire, les intérêts de la culture en elle-même sont donc sauvegardés. Un même propriétaire possédera peut-être vingt ou trente poderi formant un magnifique ensemble de propriété rurale, et cependant, par son organisation spéciale, elle conciliera les avantages de la grande propriété avec les bienfaits de la petite culture. Tous ces poderi sont dispersés dans le périmètre de la bandita dont l’étendue est indiquée par, de loin en loin, un poteau, portant le nom du possesseur, dont l’écusson, peint en couleurs claires, s’étale aux façades des poderi.

 

Voici, au flanc de la colline couverte d’oliviers et de châtaigniers, une maison blanche à un étage; c’est un podere, choisi au hasard, et qui répond simplement à une bonne moyenne. Le capoccia, un vieux, très vert, est venu au-devant du maître: celui-ci, jeune encore, avec ce je ne sais quoi d’assuré que donne l’habitude du commandement dès l’adolescence, point familier, point hautain non plus; les hommes l’entourent, le saluent avec respect, mais sans la moindre servilité, et se mettent à s’entretenir avec lui librement, dignement:—nostro conte—il est leur, comme ils sont siens, car aussi longtemps qu’ils veulent demeurer dans son podere, ils ne peuvent ni se marier ni accomplir aucun acte important sans son consentement. La massaia, une grande belle femme qui a dépassé la cinquantaine, le mouchoir de couleur sur ses cheveux épais, qui commencent à grisonner, invite à son tour la padrona à entrer et lui offre une chaise: les femmes se tiennent debout pour causer avec elle. La pièce, où l’on pénètre de plain-pied, est la cuisine; dans la vaste cheminée flambe un grand feu sur lequel bout l’eau dans la crémaillère, car on coule une lessive; le sol est carrelé. Il y a un buffet et beaucoup d’ustensiles de terre rangés en bon ordre, une table dans un coin, mais seulement comme débarras, car ce n’est pas dans cette pièce que l’on mange. Ce détail a une vraie portée, il me semble.

Ces paysans toscans sont des êtres civilisés; chez eux la cupidité du paysan doit exister comme partout, mais se manifeste d’une manière différente. Les hommes ont bonne mine, sans bassesse, et leurs mains n’ont pas l’aspect rapace et féroce de celles du paysan ordinaire. Ils parlent bien, une langue polie, souvent charmante, et, plus on s’éloigne des villes, plus on trouve en eux des façons courtoises et avenantes. Ceux-ci font avec plaisir les honneurs de leur podere. Je passe dans la salle où ils prennent leurs repas; la table s’allonge entre deux bancs de bois; le fond de la pièce, surélevé de la hauteur d’une marche, est occupé par les énormes outres de terre remplies d’huile. Dans une huche fermée se conservent la farine, le pain et la polenta. Comme le sens le plus exact des besoins réels préside à la répartition des profits entre le métayer et le propriétaire, ils échangent en nature ce que l’un a en trop et l’autre en moins; beaucoup de métayers (celui chez qui nous nous trouvons par exemple) renoncent à une part de leur huile, et reçoivent le pain. Ils nous offrent de goûter à la polenta (faite avec la farine de maïs), et tout aussitôt, sans avoir recours à aucune réserve spéciale, mais prenant ce qu’elle trouve sous la main, la bru, une belle créature brune et forte, apporte une assiette d’excellente faïence, une serviette de bonne toile, et place à côté une cuiller et une fourchette qui, à mon sens, disent à eux seuls à quel genre de civilisation, à la fois primitive et avancée, nous avons affaire: cette cuiller, qui est le modèle d’usage courant, est de la plus jolie forme possible, point trop creuse, un peu arrondie du bout; fabriquée d’un métal brillant qui figure le cuivre; la fourchette est légère, le manche carré, les quatre dents écartées comme celles d’une fourche. Ce sont là des objets dont la forme grossière ou triste témoigne d’une certaine abjection morale; et il faut voir dans notre Bourgogne ce que sont ces choses chez des paysans qui possèdent cinquante ou soixante mille francs de terre!

Le métayer toscan se nourrit bien; il a sa récolte de châtaignes, ses olives, sa vigne, sa polenta, ses fruits et ses légumes; il mange de la viande une ou deux fois par semaine; ses lapins sont à lui sans partage. Presque tous élèvent des cochons, et ils ne doivent au maître que l’offrande volontaire d’un jambon; les jeunes ménages ont des pigeons, c’est là leur part particulière.

Malgré la subordination familiale, ou peut-être à cause de cette subordination, les rapports de famille sont bons en général, et on se dispute rarement; la vieille mère surtout est considérée, on aime aussi les enfants, c’est la femme qui est la plus durement traitée, et à qui incombent les besognes les plus fatigantes.

Sur l’ordre de la massaia, la bru nous montre le chemin pour visiter les chambres du podere. En haut du petit escalier, on débouche dans une pièce claire, sorte de centre de l’habitation, où un grand métier à tisser est monté; c’est là que se fait la toile des draps et des vêtements; il n’en manque point apparemment, car il y en a une quantité de fraîchement lavés jetée sur la rampe de l’escalier. Mais la véritable surprise est dans les chambres; la première dans laquelle on me fait entrer est celle du capoccia et de la massaia; les murs en sont blancs et nets, et c’est aux soins du maître qu’on le doit. La fenêtre est ouverte; le lit, un lit de sangle très long et très large, est fourni d’une épaisse paillasse, d’un beau matelas, le tout recouvert d’une toile blanche. Ce lit, sans couvre-lit, laisse voir ses draps et ses oreillers, les plus propres et les plus confortables du monde; bien garni, bien pourvu, c’est là le lit d’êtres humains qui se respectent. Une commode avec de petits accessoires la garnissant, quelques chaises et une toilette en fer avec sa cuvette recouverte d’une longue serviette à franges; et, à terre, rempli d’eau, un petit cruchon à panses arrondies, avec un goulot comme dans les vases antiques, complètent l’ameublement. Au delà est la chambre du jeune ménage, avec un lit tout aussi beau, et, à côté, le berceau qui a la façon d’un énorme panier muni de son anse; tout comme les grands lits, il est bien pourvu de couvertures propres et chaudes. Il y a encore trois chambres occupées par les deux fils célibataires, une vieille femme et une jeune fille qui font partie de la famille. Tous se trouvent logés dans les conditions les plus favorables à leur santé, à leur moralité, et au développement de leur propre dignité. J’insiste beaucoup sur cette netteté et cette propreté des poderi, car ce n’est nullement une exception; j’en visite d’autres, peut-être mieux tenus encore, avec des étables irréprochables, abritant de belles bêtes propres, sur leur litière de feuilles mortes, sans une souillure sur leur robe claire.

 

Il ne faut pas perdre de vue que la mezzeria donne à un propriétaire intelligent la possibilité de discerner les capacités personnelles de ses paysans, et d’en profiter. Ainsi tel métayer réussit mieux l’élevage des bestiaux: le maître fournit les fonds pour en acheter au moment voulu, et bénéficie de la plus-value que des soins éclairés leur fait atteindre; un autre métayer s’entend spécialement à cultiver les fruits: on lui donne un podere où cette culture prédomine.

Il est évident qu’il est impossible, même au propriétaire le plus pénétré de ses responsabilités, de n’avoir que des rapports directs avec ses métayers; l’intermédiaire est le fattore, c’est lui qui est l’équivalent du régisseur, lui qui reçoit les comptes des métayers et les transmet au maître; mais un maître vigilant est en rapports journaliers avec son fattore: l’important pour le bien de tous est que celui-ci demeure un intermédiaire et ne devienne pas autre chose.

D’anciens usages renouvellent et cimentent les liens qui existent entre maître et serviteur. Chaque année, au mois d’octobre, toutes les massaie viennent «reconnaître» la maîtresse, celle qui, de fait, est la massaia en chef; chacune apporte en cadeau deux poules, et reçoit un mouchoir; elles profitent de l’occasion pour causer, raconter leurs griefs, se plaindre de leurs brus, enfin intéresser la signora padrona illustrissima à leurs affaires familiales. Quand une nouvelle épouse arrive dans un podere, elle vient également se présenter à la padrona, à qui elle offre aussi deux poules; en retour, la maîtresse lui fait don d’un écu et de bonbons: mais toujours, il faut le remarquer, c’est un échange et jamais une charité; c’est la hiérarchie, mais non l’infériorité. Quand sur les routes riantes on rencontre ces belles charrettes de forme si noble, peintes en rouge, traînées par des bœufs blancs fiers et tristes, les hommes qui se tiennent debout dans les charrettes ont une manière spéciale de saluer leur maître: restant droits, ils enlèvent leurs chapeaux et étendent le bras dans un geste d’acclamation; et lui, il répond toujours de la voix, leur rendant courtoisie pour courtoisie.

La noblesse toscane d’aujourd’hui est formée principalement de «patriciens», c’est-à-dire descendants de la noblesse de ville, toute différente de l’ancienne noblesse féodale, qui a été détruite en partie par la force des lois hostiles. Ces familles de patriciens ont une origine quasi démocratique: ainsi celle qui a donné des reines à la France; et quelques-unes retiennent encore actuellement comme surnom la dénomination de l’arte (corporation) auquel un membre principal a appartenu dans les siècles passés.

Voici une villa dont les fondations portent la date de l’an 1000: à la voir, grande, carrée, de proportions nobles, conservant encore, pâlies mais non effacées, les traces de fresques délicates qui l’ornaient extérieurement, avec son toit dont les tuiles sont devenues couleur de roseau, sa loggia ouverte qui le surmonte et sert de colombier, sa couronne de chênes verts s’étendant comme de vastes parasols, ses cyprès sombres et flexibles, ses charmilles de lauriers, abritant des bustes antiques sur des colonnes de porphyre, ses perrons de marbre rose, elle paraît uniquement une habitation de luxe et d’agrément, tandis qu’au contraire elle est et a toujours été le centre d’une vie rurale, prospère et forte.

Dans le passé tumultueux, la sûreté des habitants avait été assurée par un souterrain qui, partant des caves, allait aboutir au loin, au delà de la route frayée, à une bourgade voisine; plus tard, les maîtres riches et magnifiques ont orné l’intérieur de la maison de peintures restées intactes; sur celle qui occupe la voûte du salon principal, l’un des anciens possesseurs s’est fait peindre assis au milieu des dieux de l’Olympe, festoyant autour d’une table semée de fleurs. La tête grise et fine, le torse nu, il regarde de là ses descendants, influençant encore sans doute, d’une façon occulte, leurs actes et leurs pensées, puisqu’ils vivent au milieu du cadre qu’il a créé et que leurs yeux s’arrêtent sur les mêmes objets qui s’offraient aux siens.

A proximité immédiate de la villa, la flanquant à droite et à gauche, sont deux pavillons: l’un, la fattoria, l’autre, le bâtiment où se concentrent les récoltes d’olive et se fabrique l’huile; ce voisinage fait que tous les ouvriers et la plus simple journalière passent continuellement devant la porte du maître et ont un accès familier au jardin orné, où chantent les fontaines et croissent les jasmins. Par les soirs d’automne, alors qu’au couchant le soleil s’abaisse magnifiquement dans une ombre violette et répand une lumière chaude sur toutes choses, on voit arriver la file des filles et des femmes qui ont depuis le matin travaillé à ramasser des olives. Gravissant la colline, on les aperçoit groupées aux pieds des arbres, chantant gaiement en chœur. Le soir, elles déferlent vives et actives, portant sur l’épaule gauche la corbeille marquée au chiffre et à la couronne du maître. Il y a là des femmes de tout âge, mais les très jeunes sont en majorité; la plupart sont tête nue, vêtues de couleurs claires, la taille libre et aisée; elles arrivent presque toutes en courant, afin d’entrer parmi les premières, et elles viennent une à une apporter leur récolte. Ces femmes et ces filles n’appartiennent pas aux poderi, mais aux villages environnants et à la classe la plus pauvre des paysans: cela n’enlève rien à leur aisance naturelle. Un mur bas, tout fleuri, entoure le parterre et borde le sentier par lequel elles passent; on les voit sans façon déposer leurs corbeilles sur la crête de ce mur, causer et rire; et elles sont à vingt pas des fenêtres de la villa. Le maître paraît, elles le saluent de la tête, familièrement; quelques vieilles lui parlent et se plaignent, sans que, habitué à ces choses, il y fasse attention. Mais voici que le signal est donné et qu’on procède à la réception: une aire basse et claire; par la porte étroite pénètre une femme à la fois; l’employé de la fattoria regarde d’abord le contenu de la corbeille, la secoue, puis le lui fait verser à terre jusqu’à la dernière olive; alors il en jauge la quantité et paie; il paie avec de la monnaie frappée par le propriétaire lui-même et portant son chiffre: deux pièces, trois ou quatre au plus; il faut en présenter douze à la fattoria pour recevoir en échange un fiasco d’huile qui se revendra trois francs ou trois francs cinquante, et ces femmes ont récolté tout le jour! Elles n’ont point l’air mécontentes de ce mince salaire et sortent silencieusement par une porte opposée; les jeunes repartent lestement, leurs zoccoli de bois frappant sur le sol, et on les voit redescendre vers le village, par groupes, riant et parlant haut.

C’est le moment de remarquer combien, dans cette race, l’épanouissement de la femme est complet de bonne heure, et combien aussi de bonne heure, sans se faner ni se flétrir, elle perd l’air enfantin de la première jeunesse, qui souvent, dans le Nord, se conserve longtemps après la maternité; ici, au contraire, ces femmes prennent très tôt un aspect autre, quelque chose de mûri et de grave, et surtout dans cette partie de la Toscane autour de Pise, où elles sont souvent belles d’une beauté majestueuse.

 

La plupart des patriciens toscans ont plusieurs domaines, et les faire fructifier ne va pas sans beaucoup de soins et de peines. Jusqu’à des temps récents, la propriété s’est conservée presque exclusivement dans la descendance mâle, les filles, selon l’ancienne loi toscane, n’héritant que d’un neuvième; la nouvelle loi italienne, tout en leur faisant une part plus large, réserve néanmoins au chef de famille une liberté assez considérable, puisque l’héritage légal des enfants ne porte que sur la moitié de la fortune; l’autre relève de la seule volonté du testateur qui, généralement, avantagera un fils représentant du nom et de la famille. La législation des vieilles républiques italiennes accentuait en toutes choses la supériorité du mâle; la femme n’avait droit, dans la succession paternelle, qu’à une part qui lui permît de vivre décemment; l’héritage réel devait rester dans les mains des hommes. Ce qui subsiste de ces lois disparues, c’est l’esprit qui les a inspirées, et, à l’heure actuelle, l’état des mœurs en Italie laisse encore à la femme un rôle subordonné, tout au moins dans la jeunesse; mais, par un phénomène réflexe de justice naturelle, c’est dans les pays où la femme est plus entièrement sous le joug, qu’arrivée à la vieillesse ou au veuvage, elle atteint une domination véritable; au contraire, en Angleterre et en Amérique, terres d’émancipation féminine, la femme âgée ne compte pas comme chef de famille.

Si, comme on l’a vu, la famille du métayer est régie par un code de lois transmises, la famille noble, bien plus encore, obéit de son côté à un ensemble de traditions imbues de tout ce que l’esprit de famille a eu d’étroit et d’inflexible, dans un pays où la solidarité familiale a été poussée à ses limites extrêmes, car, dans les siècles passés, le père pouvait être puni pour le fils, le maître pour le serviteur; quant à la responsabilité commerciale, elle remontait jusqu’au bisaïeul. Chaque famille formait donc une petite société dont les membres individuels étaient unis par une communauté toujours active et efficace; sans doute les choses furent souvent poussées à l’excès, mais il convient de ne pas juger un système d’après ses abus, car alors la liberté serait de tous les systèmes le plus irrémédiablement condamné! La famille, telle que l’Église l’avait créée, avec tout ce qu’elle comporte d’entraves et souvent d’oppression personnelle, demeure encore le monument de civilisation le plus complet qui ait réglé les rapports des créatures humaines entre elles. Dans toutes les institutions durables et héréditaires, il paraît bien que la première condition pour conserver leur vitalité est de les mettre pour ainsi dire au-dessus des «individus» et de leur infériorité éventuelle,—c’est ce que faisait l’ancienne éducation qui imprimait à l’individu certaines vérités propres à le rendre égal à la tâche qui lui était échue, et cela uniquement par suite de l’impulsion reçue.—Il est indubitable que tous les chefs de famille ne sont pas ce qu’ils devraient être, mais si, par la force des coutumes, l’ambiance qui les entoure est celle du respect, ils pourront néanmoins exercer l’influence qui leur incombe.

Dès qu’on observe attentivement ces familles d’ancienne noblesse, on découvre combien, sous des dehors de simplicité, se cache de dignité, de juste orgueil et même de véritable grandeur morale. La bonhomie apparente de l’Italien, son dédain du formalisme ont trompé souvent l’étranger sur le véritable état des choses et fait croire à une décadence morale qui n’existe pas. La circonstance qu’il y a très peu de mésalliances, que les unions rapprochent des personnes pénétrées des mêmes idées, l’absence de toute affectation contribuent à restreindre les manifestations extérieures de sentiments pourtant puissants et féconds. Prenons une famille type. Le chef, noble patricien, vit paisiblement sur ses terres, allant de l’une à l’autre, fort occupé de les améliorer, et, vraiment sans ostentation aucune, il jouit par le fait d’une petite souveraineté révélant le cas qui est fait, en réalité, des privilèges aristocratiques. Tout ceux qui l’entourent le respectent, et, par la force des choses, il se sent continuellement le maître et le premier; et cela sans avoir recours à aucun élément artificiel dans ses rapports avec les siens et avec ses dépendants. Les enfants occupent dans ces familles une place particulière; l’idée première, fortement inculquée, qui gouverne leurs relations vis-à-vis de leurs parents, est la grande distance qu’il y a entre eux. Ceci est la conception ancienne de la paternité, et celle qui a réglé pendant des siècles les relations avec les enfants. L’enfant, selon les idées traditionnelles, doit être élevé dans la plus extrême simplicité, de sorte qu’on se soucie médiocrement de son confort, et encore moins de ses amusements. Matin et soir, les enfants s’approchent pour baiser la main de leurs parents, et recevoir leur bénédiction; cela se fait tout naturellement, sans la moindre emphase. Ces enfants ne sont cependant pas relégués dans une nursery ou un school-room, comme en Angleterre, ou établis maîtres et tyrans comme en France; ils sont—au réel et au figuré—simplement placés au bout de la table, et on n’imagine pas quelle ingénuité au milieu d’une magnificence extérieure très grande, les enfants conservent à ce régime. Les petites filles, au lieu d’être changées en jouets délicieux, sont tenues soigneusement éloignées de toute idée de coquetterie, et, dans le but avoué de les enlaidir, il est d’usage, lorsqu’elles atteignent quatre ou cinq ans, de leur couper les cheveux courts. Très indubitablement ce genre d’éducation ne va pas sans une certaine dureté, mais la discipline est aux natures fortes ce que la charrue est à la terre: en les labourant, elle leur fait donner une moisson plus belle. Notre vie moderne s’accommode mal de cette organisation familiale qui maintient résolument la jeunesse au second plan; mais, pour le quart d’heure, dans certains milieux, elle existe encore en Italie.

 

Prenons une des maisons princières les plus illustres; quatre fils sont mariés; deux ont épousé des filles de grande naissance; deux se sont alliés avec des filles de banquiers. La famille est présidée et gouvernée despotiquement par la princesse douairière; à table, ses fils sont placés par rang de primogéniture, c’est-à-dire: près d’elle l’aîné ayant à son côté sa femme, puis leurs enfants; le second dans le même ordre, et ainsi de suite. Le matin, on avertit la princesse-mère du nombre d’invités, car chaque ménage convie librement ses amis, qui prennent place à côté de ceux dont ils sont les convives. Ni disputes, ni heurts, ni querelles; chacun a tellement sa place et son rôle que les choses marchent sans encombre.

 

Évidemment, si le divorce arrive à s’implanter, ces mœurs changeront, car elles dérivent d’un ensemble fondé sur l’indissolubilité du lien conjugal. Jusqu’ici, le mariage religieux seul a un véritable prestige, et après trente ans le mariage civil a peine encore à se faire accepter; il a généralement lieu après le mariage religieux, et très souvent les gens du peuple ne peuvent se décider à passer par le municipe; cet état de choses anciennes, à côté des lois nouvelles, produit parfois d’étranges anomalies. Ainsi une veuve, grande dame du reste, héritière d’un usufruit, à condition de ne pas se remarier, tourne la difficulté en se mariant seulement à l’église; les héritiers du premier mari ne peuvent l’attaquer devant la loi; en même temps, aux yeux du monde, sa situation est parfaitement régulière. Des officiers parfois, faute de la dot réglementaire, épousent religieusement la femme de leur choix, attendant de l’avenir les circonstances qui leur permettront de légaliser une union parfaitement respectée, sinon légitime au sens légal. Ces cas ont été si nombreux que le roi, l’année dernière, au vingt-cinquième anniversaire de l’entrée à Rome, a accordé une amnistie aux officiers qui se trouvaient dans cette situation, et ils ont pu régulariser leur mariage sans l’apport de la dot voulue.

Cet antagonisme presque inconscient entre le passé et le présent est un des traits de l’état actuel de l’Italie; on se l’explique mieux en se rappelant que nombre de ceux qui, par leur tradition de famille, sont les soutiens de l’état moral ancien, ont contribué grandement à l’avènement du nouvel état de choses. Ainsi le père et le grand-père du comte V..., alliés l’un et l’autre aux plus grands noms toscans et vénitiens, ont été des carbonari actifs, membres de la giovane Italia, amis dévoués de Mazzini. Ces hommes qui, par certains côtés, étaient imbus de la tradition d’un passé qui était leur gloire et leur raison d’être, pour avancer la cause d’une Italie libre, affranchie de l’étranger, s’alliaient à leurs ennemis naturels. Ceux auxquels je fais allusion ont aliéné des terres, vendu des joyaux pour servir leur cause. Arrêtés par le gouvernement du grand-duc de Toscane, ils ont vu leurs biens confisqués, ont été emprisonnés et déportés. Mazzini, écrivant au dernier comte pour lui demander encore de l’argent pour la cause, lui dit: «Vends V...» et il nomme la terre principale de la famille. «Non, répond le comte; tout mais pas cette terre, car j’y ai mes morts!» et cela lui paraît définitif. C’est qu’en même temps que de pareils hommes conspiraient avec Mazzini, ils demeuraient eux-mêmes religieux sans être cléricaux, et, aujourd’hui, leurs descendants qui, au point de vue libéral, ont plutôt rétrogradé, sont cependant dans leurs relations avec le clergé tout à fait différents de ce que sont en France les représentants des anciennes familles.

 

Dans ce beau domaine toscan que j’ai pris pour modèle, il y a autour de la villa non seulement la fattoria et ses dépendances, mais aux côtés de la grille d’entrée et la flanquant, s’élèvent d’une part la chapelle, de l’autre les dépendances contenant l’habitation du chapelain: de jolies pièces claires de curé de campagne, avec un petit jardin pour lire le bréviaire. Ce chapelain occupe dans la hiérarchie domestique un rôle à part; il n’est, en vérité, que le serviteur spirituel, respecté, mais tenu à distance, commensal journalier, mais à peu près aux mêmes conditions que le précepteur, et dans une maison où chacun dit son Benedicite, le chapelain n’est jamais appelé à le prononcer, et ne parle que lorsqu’on lui adresse la parole. Ses fonctions consistent non seulement à célébrer la messe dans la chapelle privée, mais à s’occuper du bien spirituel de tous les dépendants de la propriété. Il fait le catéchisme aux enfants, à ceux du maître et à ceux des métayers, visite les malades et les pauvres, etc.; sauf des événements spéciaux, il est là pour la vie. Il reçoit en espèces cinq ou six cents francs par an, beaucoup de tributs en nature et la table quand la famille habite. Chaque propriété a ainsi son chapelain local, car il y en a un également pour la chapelle du palais en ville, et un pour chaque campagne. Les héritages sont presque tous grevés de bénéfices ecclésiastiques, et les familles continuent à remplir les anciennes conventions. Telle famille, par exemple, devra l’entretien à vingt-huit ou trente prêtres, et quoique la loi actuelle ignore ces droits séculaires, les propriétaires de ces terres demeurent en grand nombre fidèles à ces charges volontaires.

La petite chapelle de V... a été construite au XVIᵉ siècle, et, sur le mur extérieur, en vieux caractères, est gravé le nom du fondateur; la porte principale s’ouvre sur la route, et l’intérieur, avec ses bancs tout simples, a l’aspect d’une église de campagne.

La partie réservée à la famille est située derrière l’autel, comme le chœur des religieux; des rideaux l’enclosent de chaque côté, et les maîtres ne peuvent être vus. L’arrangement est demeuré tel qu’il était il y a trois cents ans; adossé au fond arrondi de l’abside, au-dessous d’un tableau noirci représentant saint Pierre, patron du fondateur, se trouve en pourtour un large banc de bois bruni, devant lequel est un agenouilloir circulaire, bas, sans appui, sauf au milieu où il y a une sorte de prie-Dieu double, placé un peu en avant, juste en face de la porte basse qui, partant sous l’autel, mène au caveau mortuaire; cette place est celle des chefs de famille, que deux cierges minces placés sur le rebord du prie-Dieu éclairent, car il n’y a aucune fenêtre. Les enfants et les serviteurs privilégiés, les aînés plus proches des parents, se rangent dans le cercle. Une fois par semaine, à perpétuité, se célèbre une messe dite «messe des pauvres», en l’honneur des membres défunts de la famille. Ils viennent là, les vieux et vieilles, quelquefois de très loin, nombreux, surtout les jours de pluie ou de froid; ils écoutent la messe, puis sortent attendre l’aumône qu’en mémoire des morts on leur distribue.

Mais remarquez que, dans cet arrangement, ce sont eux encore qui ont le rôle généreux, puisque leur présence est censée se transformer en bien pour les âmes de ceux qui ne sont plus, c’est la communion des saints, qui est le principe égalitaire par excellence. Ces pauvres des campagnes toscanes ont conservé le caractère primitif du pauvre, qui n’allait pas sans une certaine gaieté; ils ne sont ni haineux ni grossiers, ils ont toujours en guise de remerciement une bénédiction nouvelle: «Vous trouverez cette aumône inscrite sur la porte du paradis,» dit une vieille à une jeune femme qui lui fait la charité. Une autre: «Dieu vous a vue, cette aumône est fleurie.» Une autre promet à une femme d’âge de dire pour elle le Dies iræ; car ils les connaissent, ces cris magnifiques sortis de l’âme angoissée de l’humanité, penchée sur le gouffre de la mort!... Dans une campagne où, selon la coutume, on fait l’aumône à jour fixe, les pauvres avaient pour habitude de se présenter à une certaine porte; avis leur est donné que la semaine suivante ils devront se réunir ailleurs. Au jour dit, un mendiant, non averti, arrive à la porte accoutumée, veut frapper, mais le marteau avait été arrêté. Le soir on trouve écrit à la craie sur cette porte: Picchiate e vi sarà aperto: ma se inchiodate il martello? (Frappez et il vous sera ouvert: mais si vous arrêtez le marteau?) Ce peuple toscan, dans toutes les classes, est doué d’une finesse charmante, il prend la vie avec une sagesse de philosophe. La povertà è il più leggiero di tutti i mali, la pauvreté est le plus léger de tous les maux, dit un de ses proverbes; et cherchant le côté pratique ajoute: La povertà mantiene la carità, la pauvreté entretient la charité.

Je crois qu’une des erreurs et des tristesses de notre temps est le peu de cas qu’on fait des simples d’esprit. On dirait que l’homme ignorant n’a plus sa place nulle part, et ce privilège (car, à mon avis, dans notre monde troublé c’est un privilège que l’ignorance) n’attire que dédain. Le bon sens toscan dit: Un buon naturale val più di quante lettere sono al mondo. (Un bon naturel vaut mieux que toutes les lettres qui sont au monde.) Pour moi, un des charmes de ce pays est précisément que l’homme simple existe encore. Il y a dans toutes les classes beaucoup plus de spontanéité, une conformité plus grande aux instincts naturels, un dédain de la pose et de tout ce qui embarrasse inutilement la vie; cela prouve, il me semble, non une infériorité, mais un sens plus affiné. Je ne saurais imaginer que le niveau de civilisation d’une race ou d’un peuple puisse s’estimer au degré de confort dont il s’entoure; le plus avancé devenant celui qui est pourvu de plus de commodités. A mon sens cependant il n’y a aucune relation entre ces deux circonstances, la civilisation me paraissant un phénomène d’ordre moral auquel la facilité de faire bouillir de l’eau rapidement ou celle de se passer d’escalier n’a rien à voir.

Nulle part presque, la vie n’a été plus forte, plus ardente, et en même temps plus douce que dans ces vieilles villes ceintes de leurs murs et de leurs tours, et ces villas exquises, oasis de liberté et de repos. Il y avait place et abri et pour le riche et pour le pauvre, que notre organisation moderne tend toujours plus à éliminer comme facteur social. Et de tout ce passé il reste encore quelque chose.

II

LA VIE A FLORENCE

La verità fu sola figliula del tempo.

LEONARDO DA VINCI

(La vérité est la fille unique du temps.)

Cette race toscane est très particulièrement une race de plein air. Qu’on prenne ses œuvres d’art ou sa littérature, toujours on s’aperçoit qu’un instinct dominateur l’appelle dehors. C’est une obsession de ce ciel rayonnant, de ces collines aux nuances tendres, de cette atmosphère enfin, toute de joie et d’amour. Voyez les tableaux des primitifs: il n’est pas une annonciation, pas une adoration, pas une vierge doucement maternelle qui d’une façon quelconque ne soit enveloppée d’un pan de paysages; à travers une de ces arcades exquises qu’ils affectionnent, toujours apparaissent la campagne heureuse, le fleuve paisible, les mûriers verdoyants.

La vie d’intérieur n’est qu’un accessoire; l’action, le rêve sont toujours au dehors. Si, sur la fresque de la chapelle de son palais, Côme le Vieux, avec son visage grave tout plein de concupiscence, est représenté suivi des siens et précédé de son petit-fils Laurent le Magnifique, semblable dans sa bonne grâce juvénile et fière à notre Roi-Soleil, ce sera sur une route fleurie, au milieu d’une campagne vivante et cultivée. Si, comme au Campo Santo de Pise, nous voyons de belles dames et de jeunes seigneurs occupés à jouer de la viole et à deviser d’amour, ils s’ébattront dans un jardin merveilleux. Boccace mènera, sur la colline de Fiesole, l’aimable compagnie d’amies et d’amis qui se sont réunis pour oublier les tristesses humaines et au milieu du parfum des orangers et des jasmins, de la fraîcheur des eaux vives, de l’ombrage des treilles épaisses, ils se croiront en sûreté contre le fléau qui dévaste Florence. C’est dans un jardin aussi, c’est sous des portiques, qu’ont devisé les platoniciens, amis de Laurent le Magnifique; c’est dans des cours de cloîtres, au pied des rosiers grimpants, que les âmes les plus austères ont médité et prié. C’est dans la rue, sur les places, qu’en toute occasion le peuple s’est répandu. C’est là qu’aujourd’hui encore il affectionne vivre. La vie privée, la vie commerciale, la vie religieuse se manifestent toutes, plus ou moins, au dehors.

La communion de cette race avec le sol qui la porte et le ciel qui l’abrite a toujours été intime et réelle. L’être humain goûte ici sans effort, et par le seul fait de l’air qu’il respire, une surabondance de vie; en jouir apparaît encore à beaucoup une occupation pleinement suffisante. Pour se rendre compte de ce qu’a été et de ce qu’est encore ce peuple, il faut avoir éprouvé la griserie subtile qui émane de cette terre, et du contraste singulier d’un ciel bleu, d’un soleil ardent et d’un vent glacial. Puis, il y a l’incomparable et ardente douceur des belles journées si fréquentes, la clarté des nuits rayonnantes d’étoiles, la beauté d’une lumière qui baigne et transforme tout. Et ainsi, non le palais, non la maison, mais la cité, mais la villa ont été la passion de ce peuple.

Les rues ici ont un cachet tout particulier, et participent à un degré inusité à la vie morale. Pour moi, je suis très frappé de l’espèce de dignité des rues. Cette physionomie ne se conservera plus longtemps sans doute, il faut la noter avant qu’elle disparaisse et que la vulgarité moderne ait tout envahi.

Les anciennes communes, dans leur discernement profond des conditions nécessaires à la prospérité et au bien-être d’un peuple, avaient sagement réglé toutes choses, parce que toutes choses sont importantes, et ce caractère si humain et si attirant des vieilles rues est dû en partie à la législation qui demandait compte au citoyen des raisons qu’il avait de changer le lieu de son domicile. Il ne fallait pas qu’une partie de la ville contînt trop de palais pendant qu’une autre en serait privée; de là cette magnifique harmonie: à côté du palais était la bottega, et la bottega veut dire aussi l’atelier de l’artiste.

Quand, dans une de ces rues étroites et commerçantes, entre deux rangées de maisons épaisses et hautes, surplombées de toits qui avancent, on examine les boutiques qui la garnissent, la première chose à remarquer est l’absence complète de fracas, de réclame; rien qui soit de nature à attirer les acheteurs. L’ancienne dignité des Arti a laissé sa trace, et le commerce compris de cette façon fait penser que M. Jourdain avait raison, lorsqu’il comparait ses transactions avec ses clients à un échange de bons procédés.

Il faut bien s’imaginer que la Déclaration des Droits de l’homme, qui est pour nous une nouveauté relative, avait ici trouvé son expression clairement formulée dès le XIIIᵉ siècle. Un des statuts de la république disait expressément que «la liberté est un droit imprescriptible de la nature». Ces gens sont donc majeurs depuis fort longtemps, et ne songent pas à faire le bruit et l’embarras du fils de famille fraîchement émancipé. Je ne saurais dire combien je trouve à ces boutiques florentines quelque chose d’inusité et de séduisant; surtout dans les rues les plus retirées, et aux heures du soir, faiblement et suffisamment éclairées, elles ont un air de paix et de prospérité tranquille très remarquable.

Beaucoup de ces boutiques sont encore sans devanture fermée, occupant un rez-de-chaussée voûté et très élevé; celles des étoffes font penser au temps où l’arte della lana était la richesse et la splendeur de la ville, tant elles ont conservé encore l’aspect sérieux et pratique: des objets de nécessité usuelle sont là pour être vendus; la commodité de les voir est mise à la portée du passant, mais c’est tout. Les marchands sont des personnages très dignes et calmes, et qui paraissent plutôt indifférents à la circonstance de vendre ou de ne pas vendre. J’en regardais un, l’autre jour, appuyé sur une planchette mouvante faisant comptoir et fermeture sur la rue; il examinait là son grand livre: c’est exactement le spectacle que nous voyons reproduit sur les vieilles estampes.

Voici une pharmacie, de fondation très ancienne: elle répond fort bien à l’idée que l’on se peut former de ces Speziali, gros bonnets de l’Arte Maggiore qui faisaient à grands frais venir les drogues et les épices de l’Orient. Rien au dehors que des vitres dépolies; à l’intérieur tout est peint en blanc, relevé de dorures; des faïences de formes diverses, aux nuances charmantes, contiennent les poudres et les herbes; des fiaschi élancés, légers et élégants, sont remplis de liquides et rangés ensemble dans une armoire vitrée. Au mur du fond, un petit tableau de sainteté avec sa lampe votive qui brûle; sur le comptoir, un Hermès en bronze doré, le pétase à ailes éployées sur la tête, préside comme dieu de la médecine; par une porte ouverte on aperçoit le laboratoire, peint en blanc aussi, avec le lavabo de marbre attenant au puits, qu’on trouve également dans toutes les sacristies.

L’air de netteté, de propreté est général. Les boutiques de pain et de pâtes par exemple, sont de l’aspect le plus engageant; dans de larges faïences, sorte de plats creux ovales, sont entassées les pâtes; d’autres s’élèvent en pyramides, délicatement, légèrement, avec une espèce de coquetterie primitive et enfantine, mais charmante. Les fruitiers, dans leurs boutiques ouvertes, réussissent des étalages d’un goût surprenant; tout se ramasse autour de l’embrasure en de gracieux enchevêtrements; les légumes aux couleurs diverses, les fruits accrochés et suspendus en grappes, s’étagent et se nuancent avec un art vraiment savant; à l’intérieur sont rangées, dans un ordre de bonne ménagère, les conserves, les boîtes de raisins et de figues blanches, toutes les semences fines et sèches qui se mangent ici. Ce sont les commerces les plus simples, qui se distinguent par cette sorte d’élégance archaïque d’arrangement; il se fait avec le bois blanc, les balais et les sacs de chanvre pour les olives, des étalages attrayants; tout cela a un air de solidité et de bonne qualité; il est resté quelque chose des traditions d’honnêteté scrupuleuse que les notaires des Arti savaient rendre obligatoires.

Ces anciennes boutiques étaient admirablement ménagées pour, en cas d’alarme, être hermétiquement fermées, et elles ont gardé une apparence de sécurité très grande. Descendant dernièrement, le soir, une de ces rues, qui ne contient que des boutiques vieux genre,—la rue elle-même, garnie d’immenses palais, n’étant éclairée que faiblement,—j’avais néanmoins l’impression que la rue ainsi close et réservée présente autant de sécurité, si ce n’est plus, que nos étourdissantes artères modernes.

C’est un plaisir et un amusement que de voir les artisans paisiblement occupés à leur métier, le cordonnier tirant son alêne, le menuisier rabotant et sciant le bois, le doreur trempant son pinceau. Ils étaient à l’œuvre, lorsque Dante Alighieri parcourait les rues de Florence, et y remarquait le vieux tailleur auquel il fait allusion, enfilant avec peine son aiguille:

E si ver noi aguzzavan le ciglia
Come vecchio sartor fa nella cruna[B].

Il est singulier d’observer que la décadence très réelle et trop visible du goût paraît ne pas avoir atteint le bas peuple. Les petites charrettes ambulantes qui parcourent Florence et stationnent dans certaines rues sont vraiment étonnantes d’agencement gracieux. J’en ai vu une qui ne contenait pour toutes marchandises, étalées sur un fond blanc, que des veilleuses, des bobines, des paquets d’aiguilles et des crayons; avec ces riens on avait fait quelque chose de coquet, qui donnait envie d’achalander le marchand, homme à l’air grave, bien enveloppé dans un vaste manteau. Un autre, avait groupé un assortiment de vieilles ferrailles, de pelles, de bouts de chaîne, avec une habileté et un art tout à fait ingénieux. Dans une charrette voisine, un fonds de revendeur, défroques de toutes sortes, payait de mine. Faute de mieux, une vieille ombrelle renversée servira d’évent. Il paraît vraiment qu’une des caractéristiques de cette race qui fut si laborieuse, est de faire quelque chose de peu.

 

Il est une classe de «boutiques» qui représentent, pour le peuple et pour tous, l’imprévu fortuné, dans lequel plus ou moins chacun espère. Les boutiques du Lotto, c’est-à-dire de la loterie, sont une institution officielle, et les petits coupons de papier portant les numéros se débitent sous la sauvegarde des portraits royaux, qui s’étalent sur les murs de ces officines comme sur ceux de tous les bureaux de l’État. La loterie est entrée profondément dans les mœurs; avec la sobriété naturelle à la race, elle contribue, je crois, à enrayer les efforts qui pourraient amener un état de choses plus prospère. Pour qui se contente de si peu, et qui, chaque semaine, moyennant la mise de quelques centimes, espère un coup de la fortune, le travail soutenu, régulier, n’est plus qu’un pis aller. C’est sur le petit peuple que le Lotto exerce toute son influence débilitante, car on n’imagine pas combien est grand sur lui le prestige de cette rangée de cinq numéros qui, aux portes des boutiques du Lotto, se renouvellent chaque samedi. Il y a quelque chose de tragique dans ce fait que tant de pauvres êtres, déjà si mal partagés, inutilement, semaine après semaine, mois après mois, année après année, ne se lassent pas de porter une parcelle de leur nécessaire dans le vain espoir d’un gain problématique. Le Lotto devient pour une foule de pauvres gens une préoccupation absorbante, tout s’y rapporte, et, comme dit Giusti:

«S’il passe une bière, on s’informe à qui mieux mieux de ce qui regarde le mort. O pieuses gens! un peuple de sceptiques ne pleure pas les malheurs, mais joue ses pièces sur les coups apoplectiques.»

Quoi qu’il arrive, en effet, la pensée du peuple se tourne toujours vers le Lotto, et la première combinaison qui surgit à l’esprit dans les catastrophes privées ou publiques, est celle de l’Ambo ou du Terno. Rien de plus navrant que de voir le samedi soir cette petite foule honteuse, avide de connaître les numéros sortis; on lit sur les visages un tel désappointement! Des vieux pitoyables s’en vont, l’air si triste! Des femmes s’en retournent, la mine accablée, et tous laissent là quelque chose de leur ressort et de leur vitalité.

«Ah! vive la loi qui maintient le Lotto, et qui donne du foin aux ânes avec le livre des songes!» écrit le même Giusti.

Il est impossible d’avoir vécu dans une ville italienne sans avoir été frappé du nombre extraordinaire d’hommes appartenant à la classe inférieure, qui paraissent n’avoir d’autre occupation que de rester appuyés aux parapets des quais, ou de flâner sur les places. Ils demeurent là des heures entières, mettant en action le proverbe qui dit: Non è più bel mestiere che non aver pensieri[C]. Ces gens-là ont évidemment réduit les besoins de la vie à un minimum qui leur permet cette oisiveté qui leur est chère. Il est hors de doute que dans un pays comme la Toscane, avec des conditions matérielles d’existence encore si extraordinairement faciles, le paupérisme ne prendra jamais l’aspect formidable qu’il revêt ailleurs. Florence a été, dans le passé, mère et instigatrice de toutes les institutions que nous croyons les plus modernes; aussi la classe nécessiteuse y diffère par des traits essentiels de notre prolétariat du Nord.

 

D’abord, pour se placer au point de vue véritable, il faut se souvenir que l’état de la société reposait, il y a seulement trente-cinq ans, sur les bases séculaires, et que l’aumône était une des pierres fondamentales de l’organisation sociale. Dans ce pays où les couvents étaient riches et nombreux, se distribuait chaque jour un nombre incalculable d’aliments gratuits: pas de couvent où, sur l’heure de midi, le pauvre se vît refuser une soupe. Lorsqu’en Angleterre, au XVIᵉ siècle, Henri VIII confisqua les biens ecclésiastiques et détruisit les monastères, le premier résultat tangible de cette spoliation fut une augmentation immense de la classe des mendiants; et il fallut une législation, barbare dans son esprit, cruelle dans son application, pour réduire ceux que l’Église avait maternellement et efficacement tenus en bride. Il n’est pas du tout prouvé que la confiscation des biens ecclésiastiques ne doive pas avoir pour l’Italie des conséquences pernicieuses; seulement en Angleterre l’esprit de l’Église fut étouffé; ici il demeure, et la loi est tournée de cent façons. Le soin des pauvres a été l’œuvre capitale de l’Église, et son ingéniosité pour parer aux nécessités humaines, en alléger les souffrances, a été infinie, de sorte qu’aujourd’hui encore, si récemment arraché à la protection religieuse, le prolétaire n’a pas acquis ce levain de haine profonde contre les classes aisées qui existe ailleurs. Parcourir ici les quartiers les plus pauvres est une tâche qui attriste, mais ne désespère pas.

 

Voici une maison occupée par des gens besogneux; celui qui me guide a l’habitude de les secourir; il frappe à la porte, on se met aux fenêtres, et à sa vue tous les visages s’éclairent; une femme descend ouvrir. Elle est jeune, arrivée au dernier terme de la grossesse, et dit sa misère, qui est grande, avec une sorte de bonne humeur. On monte l’escalier de pierre étroit, mais aéré et clair; en haut sont deux chambres, occupées par plusieurs familles; il y a un tas d’enfants grouillants, et six ou huit personnes dans la première pièce qui a une cheminée, autour de laquelle, sur des bancs de bois, tous sont groupés; pour meubles, des tréteaux, sur lesquels on étend des sacs: ce sont les lits. Les femmes sont mieux tenues, coiffées plus convenablement qu’on ne l’imaginerait; presque aucune n’est débraillée.

La misère de tous ces pauvres gens est réelle, et tous sont secourus plus ou moins par la Congregazione di Carità qui a fondu en elle-même plusieurs œuvres anciennes, et a perdu son caractère religieux pour n’être plus que purement secourable. On entoure le représentant de la «Congregazione»; on lui parle abondamment, explicitement; les femmes avec une certaine gaieté; aucun des visages n’est haineux, aucun ne porte les horribles stigmates de la misère à l’état héréditaire et chronique. C’est qu’il faut si peu de chose pour faire vivre et secourir ces êtres!

La maison dont je parle est occupée au rez-de-chaussée par une cuisine, où viennent s’approvisionner les gens les plus pauvres. J’étonnerai sans doute, en disant que cette cuisine populaire, dans une rue basse, n’est nullement répugnante. Une quantité de choux très beaux, une masse épaisse de polenta dorée, toute prête, forment le fond le plus substantiel; un demi-chou cuit coûte un demi-sou, un autre demi-sou procurera une portion de polenta, ou une soupe faite de l’eau dans laquelle ont cuit les tripes; avec cela et un morceau de pain, un homme se trouve nourri; et le peu qu’il faut pour se procurer cette nourriture sommaire est à la portée du plus paresseux. Il y a un tas de petits métiers, qui ne paraissent guère de nature à faire vivre leur homme, et qui cependant, dans ces conditions, y arrivent: ce sont, par exemple, les balayeurs de magasins; tous les matins, nombre d’hommes gagnent ainsi un sou. De plus, presque tous les magasins font à jour fixe l’aumône; trois, quatre sous sont récoltés de cette façon avec une quasi certitude, et suffisent. D’un autre côté, l’alcool n’exerce pas encore ses effroyables ravages sur ce peuple, qui peut donc mieux supporter la pauvreté.

Dans ces rues populeuses, les femmes sont presque toutes dehors; la plupart ont des vêtements de couleurs très claires; elles reçoivent l’aumône avec une certaine affection, et un Dio glielo renda, qui, du reste, ne les empêchera nullement de blasphémer la minute d’après. Comme une distribution imprudente de sous nous a fait en un instant être entourés d’une façon un peu oppressante par une masse criarde de femmes et d’enfants, une commère plus avisée ôte son zoccolo[D] de bois et, avec quelques taloches bien senties, parvient à nous faire ouvrir un passage; tout se passe avec bonne humeur et des façons qui, chez les femmes, n’ont rien de grossier. Une belle fille jeune et alerte, qui du reste est une honnête ouvrière, confesse avec une sorte d’ingénuité attirante, qu’elle n’a pas même de quoi s’acheter «sa chemise de noce». Elle dit cela sans l’ombre d’indécence ou d’arrière-pensée, et reçoit en riant le billet de cinq francs qui lui rendra l’acquisition possible.

Dans cette classe, le «sacrement», c’est-à-dire le mariage, est le grand objectif des filles; l’immoralité n’y est pas à l’état habituel. Ceux qui les connaissent le mieux leur rendent ce témoignage, qui n’a, bien entendu, que sa valeur relative; car, au XIVᵉ siècle, Florence, avant toute autre ville d’Europe, possédait déjà son hôpital des enfants trouvés, qui existe encore aujourd’hui. Le nom qui lui a été donné, les Innocenti, est un indice de l’esprit dans lequel il a été fondé. Les lois de la société d’alors étaient humaines et pitoyables aux enfants naturels. Sans faire partie de la famille ils étaient pourtant légalement admis à une part relativement importante de l’héritage paternel, et la légitimation subséquente pouvait les placer sur un pied identique.

 

Rien de plus exquis que cette façade des «Innocents» sur laquelle en des médaillons au fond azur, de petites créatures, enveloppées dans des langes, sont représentées en des attitudes diverses. Elles sont emmaillotées, comme on les emmaillote actuellement, avec ces longues fascie qui se déroulent à l’infini, et sur lesquelles souvent sont tissées des paroles de tendresse: Amore, mia Gioia. Aujourd’hui encore, cet hôpital des Innocents est tout inspiré d’une maternelle pitié. Au Foundling Hospital de Londres, il faut venir faire une demande d’admission pendant la grossesse; nos lois françaises ne respectent plus le secret de la mère; ici, la sage-femme, ou quiconque apporte «la créature» à l’hôpital, n’a qu’à déclarer l’heure et le jour de la naissance, dire que la mère n’est pas mariée et ne consent pas à être nommée; c’est assez: l’enfant est admis, on lui passe au cou la petite chaîne en laine tressée brune, très douce, à laquelle est suspendue une médaille d’argent, et il a sa place dans un des berceaux.

Attenant à l’hôpital, est la Maternité; une porte pourvue d’un guichet les met en communication, et il suffit de l’appel de la cloche pour que la créature qui vient de naître soit remise aux religieuses. En même temps, les femmes mariées qui ne peuvent, pour une raison quelconque, nourrir leur enfant ont le droit de le porter aux Innocents, où on le garde pendant un an; seule la petite médaille qu’on lui suspend au cou, et qui est dorée, indique qu’il appartient à une autre catégorie.

A l’heure actuelle, l’hôpital des Innocents reçoit environ mille enfants par an, et, pour toute la Toscane, il a la garde de six mille. L’ordre, le soin, la plus délicate propreté règnent partout; les cornettes blanches des sœurs de charité flottent dans les grandes salles, et il y a même des sœurs françaises, car on les aime ici et on les appelle. Le dortoir des petits, qui attendent la nourrice qui doit les emporter, fait penser à une nef d’église, par sa hauteur et sa largeur; les berceaux ont une forme particulière: en fer, carrés de la base, ils sont munis d’arceaux sur lesquels on jette un grand linge blanc pour protéger les enfants qui dorment, deux, quelquefois trois dans le même berceau. L’infirmerie est pourvue de tout ce que les théories modernes demandent de mesures préservatrices à l’antisepsie. Pour les maladies infectieuses, funestes et horribles héritages, on a trouvé un moyen ingénieux de conserver à la supérieure la surveillance du personnel spécial, sans danger de contaminer les autres enfants. Dans le mur mitoyen qui sépare les deux infirmeries, de loin en loin, une petite lucarne ronde vitrée établit la communication.

Sur mille enfants qui entrent chaque année, il en meurt environ deux cents; cent cinquante sont reconnus; deux cent cinquante, qui sont la proportion des légitimes, retournent à leurs parents; le contingent demeurant, environ quatre cents enfants, est placé en nourrice, et plus tard chez des paysans. Tout se confectionne dans l’hôpital même; des filles y reviennent et apprennent les différents métiers nécessaires; quand elles y sont demeurées pendant deux ans, on leur donne un trousseau de cent francs et deux cent trente-cinq francs en argent. Chaque année, le jour de la Saint-Jean, cinq cents jeunes filles sont dotées sur une rente de soixante mille francs affectée à cette intention par d’anciens bienfaiteurs. Les noms des aspirantes sont mis dans une roue, et le sort décide les élues.

Il y avait là, autrefois, un grand centre charitable. L’éducation que recevaient ces enfants réussissait, nous dit un historien du XVIIᵉ siècle, à en faire souvent des buonomini[E] de quelque mérite et valeur. Des femmes avaient la garde des filles; et encore aujourd’hui, les anciennes employées retraitées vivent là, sous les combles du vaste bâtiment, comme les vieilles nourrices oubliées, dans les contes de fées: en haut d’interminables escaliers, on arrive dans de grandes pièces, où de bonnes vieilles, en robe noire, avec un bonnet blanc, plissé, serré, vaquent à leurs petits travaux; une d’elles compte quatre-vingt-quatre années de vie, et soixante-dix de service dans l’hôpital; elle est encore accorte et souriante. Toutes ces vieilles dorment dans un immense dortoir divisé en deux par un mur à mi-hauteur; chacune occupe une sorte de cellule sans porte, mais que plusieurs ferment avec un rideau; elles ont donc leur liberté entière sans isolement. Au fond, un autel forme une petite chapelle, et elles sont là comme dans une tour bien défendue, loin de la fatigue de la vie; c’est un lieu très doux pour mourir, il semble. L’initiative de cette admirable fondation, qui battait son plein deux siècles avant saint Vincent de Paul, est due, dit la tradition, à un simple menuisier: Come Pollini.

C’est aussi un artisan florentin qui a fondé la «Miséricorde», la plus curieuse peut-être des institutions charitables laïques, inspirée de cet esprit mi-démocratique et mi-aristocratique des communes italiennes, et qui lui a permis depuis six cents ans d’être bienfaisante et utile, et de conserver intacts son principe, sa vitalité et son activité. La grosse cloche de la «Miséricorde», à travers les siècles, n’a jamais sonné en vain; elle est restée un signe de ralliement auquel les frères, quelles que soient l’heure ou la saison, répondent toujours en nombre voulu, prêts à endosser leur robe de toile noire, à la cagoule baissée. C’est un des spectacles curieux des villes italiennes que de voir l’escouade des frères de la «Miséricorde» portant une civière sur laquelle est couché un blessé, ou, à la tombée du jour, charger, à la lumière des torches de résine, une bière sur leurs épaules. Cercueil de riche ou cercueil de pauvre, couvert de velours brodé ou de toile noire, ils l’emportent de leur pas régulier; mystérieux comme la mort, ils passent le long des rues étroites, précédés du prêtre et de la croix; la fumée des torches marquant leur sillon; ils conduisent le mort, soit à leur propre oratoire, soit à une église. Ces enterrements, le soir, ont un caractère qui surprend d’abord, mais auquel bientôt on arrive à trouver une espèce d’harmonie et de paix particulière. Ils s’expliquent par le fait que l’assistance des frères ne se peut guère fréquemment requérir qu’après les heures de travail, la plupart étant des Grembiuli[F], c’est-à-dire des ouvriers.

L’organisation de l’archiconfrérie de la «Miséricorde» est un modèle de sens pratique, et procède des principes mêmes qui réglaient le gouvernement de la République. Des hommes de tout rang, prélats, princes, nobles, prêtres, artisans en font partie. Soixante-douze frères dits Capi di guardia forment le corps principal; ils sont nommés à vie à la majorité absolue. Ces soixante-douze frères sont divisés en quatre classes: dix prélats, quatorze nobles, vingt prêtres et vingt-huit artisans; on voit la curieuse progression. La magistrature suprême de l’archiconfrérie, appartient, en mémoire des douze apôtres, à douze Capi di guardia, divisés eux-mêmes en deux sections, composées chacune d’un prélat, un noble, deux prêtres, deux artisans. L’autorité véritable est entièrement entre les mains des Grembiuli, et toute la constitution tend à défendre l’archiconfrérie contre l’empiètement possible des nobles et des prélats. L’archiconfrérie se compose, en dehors de ces soixante-douze frères, d’une multitude d’adhérents et d’un nombre limité de Giornanti[G] ou novices. La «Miséricorde» est essentiellement catholique et religieuse dans son esprit; elle a été instituée, dit-on, en réparation des blasphèmes, et pour assurer à ses associés des mérites spirituels. Nul n’en peut faire partie qui ne jouit d’une réputation intacte. En sont exclus les mimes, les bateleurs, les garçons d’abattoirs, les savetiers, les revendeurs et les bouffons.

Les œuvres de charité sont: d’abord le soin et l’assistance aux malades de la ville et des faubourgs; secours immédiat de jour et de nuit à quiconque a été frappé d’un accident; transport des malades dans les hôpitaux. Un corps de soixante frères, choisis, est plus spécialement destiné à veiller les malades et à exercer la mutatura, service charitable qui consiste à aller changer de lit les infirmes, hommes et femmes. Chaque jour, deux fois, au son de la cloche, les frères de service se présentent pour recevoir leurs instructions; et ils s’acquittent de leurs tâches délicates avec une telle habileté, que les riches souvent sollicitent leurs secours. Obéissant à leur règlement, ils arrivent silencieusement, sous les ordres du Capo di Guardia, qui commande chaque escouade, et veille aux plus légers détails: décence, douceur, attention. Les moindres manquements possibles ont été prévus, et les recommandations les plus minutieuses prescrivent la prudence et la tenue à travers le trajet des rues; une désobéissance ou une inconvenance quelconque de la part d’un frère est sévèrement réprimandée, et peut amener une sorte de dégradation, car les aspirants au titre de Capo di Guardia sont inscrits du numéro 1 au numéro 150, et ils avancent ou reculent suivant leur assiduité, leur zèle, leur charité. Il faut, en tout état de cause, huit ans de services ininterrompus pour acquérir la qualité de Capo di Guardia. La plus exacte égalité règne entre les frères, la robe noire (elle fut rouge autrefois) l’assure extérieurement, et il leur est prescrit de tenir soigneusement leur cagoule baissée. Quand un d’entre eux entre dans la chambre d’un malade pour le veiller (il y arrive seulement le soir à onze heures), il salue d’un: Sia lodato Jesu Christo, se signe et prend l’eau bénite; puis, le matin venu, après avoir rendu au malade les plus humbles services que son état requiert, il s’en va, sans s’attarder à recevoir des remerciements; bien entendu les frères ne veillent que les hommes, et aucune femme, eux présents, ne doit rester dans la chambre.

Lorsqu’ils placent le malade ou le blessé dans la civière, ils s’en acquittent avec une habileté extraordinaire, et c’est merveille de les voir, après avoir enlevé de son lit une pauvre femme à qui la moindre secousse peut être fatale, descendre un escalier tournant, évitant, tant leur discipline est grande, le moindre heurt. En soulevant la civière ils disent: Iddio, gliene renda merito, et, quand ils se relaient: Vada in pace. Il est de tradition, selon les besoins du malade, et aux occasions dont ils sont juges, qu’ils fassent parmi les assistants une collecte à son bénéfice. Autrefois, en voyant passer la «Miséricorde», on jetait souvent l’obole des fenêtres, et, si c’était la nuit, on enflammait le papier qui enveloppait le sou; et ces petites flammèches secourables tombaient ainsi devant les hommes noirs.

Encore aujourd’hui, beaucoup de nobles font partie de la «Miséricorde», et en remplissent les plus humbles fonctions. Lorsqu’il était de service, l’ancien grand-duc de Toscane quittait sans bruit sa table à l’appel de la cloche; et le duc d’Aoste défunt, frère du roi, passe pour avoir souvent porté les morts. Le roi et le prince héritier sont du reste Capi di Guardia honoraires. D’importantes libéralités ont enrichi l’archiconfrérie; elle ne demande à ses associés qu’une cotisation à peu près fictive, puisqu’elle est de quelques centimes pour l’année entière. Sauf en cas de misère positive, les frères fournissent eux-mêmes leur robe. Leurs obsèques revêtent une certaine solennité. Pour continuer après la mort, à faire partie de leur grande famille spirituelle, ils vont dormir leur dernier sommeil au cimetière de la «Miséricorde,» où tant d’hommes qui furent empressés à soulager les misères de leur prochain, reposent.

Quand on se trouve sur la petite place où la tradition place la maison de Dante, on aperçoit une façade à l’aspect modeste. Sur une pierre carrée, placée au-dessous d’une image de sainteté, sont gravés, en caractères très anciens, ces mots:

Elemosine per i poveri vergognosi di San Martino[H].

On entre, et on se trouve dans un oratoire, autour duquel une fresque de pourtour, divisée en lunettes, nous montre l’accomplissement des œuvres de Miséricorde. Voici, dans une chambre pauvre, toute nue et dégarnie, une femme en couches, avec son poupon blotti sous le bras droit; un couvre-pied rouge s’étend sur le lit; dans un renfoncement du mur sont posés une carafe et un verre. Debout, près de l’accouchée, un homme grave, coiffé du chaperon, s’empresse et s’occupe à lui bander le bras; un autre, assis au chevet, lui présente quelque chose à manger. La porte est ouverte, et une femme, coiffée d’un mouchoir disposé un peu comme le madras des Bordelaises, s’avance vers un visiteur charitable; celui-ci lui remet un chapon et un fiasco de vin; la femme tend les mains, pour recevoir ces secours.

A côté, le vieux Capponi, l’air attentif, la tête blanche, est représenté debout dans la rue; un homme lui parle, et tous deux regardent un adolescent habillé de blanc qui apparaît sortant d’une porte basse, et les pieds encore sur les marches d’un escalier au-dessous du sol. Cette porte s’ouvre dans le mur d’un bâtiment sombre; à travers les grillages épais, on aperçoit plusieurs figures inquiètes; le jeune homme vêtu de blanc vient de faire la visite aux prisonniers.

Le même jeune homme, qui a une exquise figure d’éphèbe, et la grâce des jeunes fauconniers que Benozzo Gozzoli nous montre entourant Laurent de Médicis, se retrouve encore sur la lunette voisine; il est occupé à accueillir des pèlerins mendiants. Dans le fond, sur une estrade, on aperçoit un lit, et sur un dressoir, des cruchons et ustensiles de ménage. Lui, au premier plan, porte sur son costume charmant une sorte de tablier court, divisé en deux poches; les pèlerins, un homme et une femme, s’avancent, le grand bâton à la main, l’air lassé; la femme a une jupe courte, une sorte de mante misérable, et, sur la tête, un voile blanc surmonté d’un chapeau d’homme en feutre noir.

 

Un peu plus loin, réunis sur les marches, par un jour triste, des clercs, serrés les uns contre les autres, chantent l’office des morts; un homme couche dans une fosse, d’un mouvement respectueux, un cadavre enveloppé d’une robe blanche, le capuchon blanc à pointe rabattu sur le visage; le brancardier, qui a aidé à porter le mort, détourne la tête et reçoit l’aumône que lui fait un spectateur au visage compatissant et triste.

 

Assistance des malades, soulagement des pauvres, ensevelissement des pauvres, les trois œuvres principales de la «Miséricorde» au XVᵉ siècle sont là devant nos yeux. Il ne paraît pas que la créature humaine ait découvert depuis beaucoup d’autres façons de soulager ses semblables.

Les pauvres honteux, comme l’indique le nom de ce petit oratoire si discret, modeste et caché, n’étaient pas oubliés; le dominicain S. Antonino, prédécesseur de Savonarole au couvent de San Marco, avait institué douze Buonomini pour en avoir soin et pitié. Ces pauvres prennent place là encore aujourd’hui, sur ces bancs appuyés au mur; mais la requête ne se fait point verbalement; une ouverture portant l’inscription instanza, se trouve à l’entrée; on y glisse les lettres qui tombent dans une toute petite sacristie attenant à l’oratoire. Aux côtés de l’autel, au fond, deux portes: l’une donne sur un petit escalier en échelle par lequel montent les solliciteurs; l’autre livre passage aux Buonomini qui quittent la salle de leurs délibérations. Rien, nulle part, des terribles humiliations de la publicité ou de la promiscuité grossière de la charité moderne, qui est une fonction, et non plus comme autrefois une œuvre d’amour, ou, si l’on veut, d’expiation intéressée.

Ce qui est admirable, dans l’histoire de ce passé charitable, c’est de voir la part efficace qu’ont toujours eue les humbles au soulagement des souffrances et l’importance que le seul exercice des plus nobles sentiments leur a donnée. Il a fallu le génie de Dante pour rendre immortelle l’image de Béatrice Portinari, mais n’y aurait-il jamais eu de poème du «Paradiso», nous connaîtrions le nom et la vie de la pauvre servante qui avait tenu Béatrice enfant sur ses genoux: l’effigie de l’humble Mona Tessa, dans la cour de l’hôpital de Santa Maria Nuova, aurait rappelé l’image de celle qui inspira cette institution charitable, et en fut aussi la principale fondatrice. Toute droite, toute raide, avec des traits fins que l’âge a affaissés, la tête voilée, la servante des Portinari, les mains jointes, paraît encore murmurer ses oraisons.

 

Les rues des villes italiennes étaient pour l’habitant comme une vaste cour commune où se continuait sa vie; un grand nombre de tabernacles, érigés dans les rues, lui permettaient de satisfaire ses instincts religieux avec la même aisance qu’à l’intérieur des églises. A Florence, la plupart de ces tabernacles, tableaux de bons maîtres, ou faïences des Della Robbia, sont des œuvres d’art charmantes et prêtent une grâce spéciale aux rues et aux endroits où ils sont situés. La «Signoria» jadis en encourageait la multiplication, car la lampe votive qui les accompagnait toujours, aidait à éclairer la ville, et beaucoup de ces tabernacles se trouvent dans des impasses, parfois sous des voûtes; il en est qui sont encadrés de feuillages, ou devant lesquels, dans l’anneau de fer à cet usage, est piqué un bouquet de fleurs. L’année dernière, au moment de la grande frayeur du tremblement de terre, on a vu à nu l’âme du peuple, et le cas qu’il fait encore de ces images protectrices: devant toutes s’organisèrent des autels, s’entassèrent les fleurs et les cierges, et du matin au soir, aux carrefours des rues, le peuple demeura en prière, demandant protection à la Madone. De tous les sanctuaires sortirent les images miraculeuses, et les choses se passèrent exactement comme il y a cinq cents ans, ce jour de mai 1325, lorsque la terre trembla, que des vapeurs de feu flottèrent sur la ville, et que le peuple reconnut là des signes infaillibles de périls futurs et de grandes nouveautés.

La «religion» italienne par excellence, et je dis ici «religion» dans le sens de profession d’une règle consacrée, est celle des Franciscains. Ils sont demeurés en communauté réelle avec l’âme de la race; ils n’ont pas pris l’air archaïque de certains autres moines; on ne s’étonne point de les voir dans les rues, avec leur pratique et fruste vêtement. Les Capucins sont avant tout l’ordre du plein air. Lorsque saint François restait de longues journées étendu en prières sur les roches de «La Vernia» il paraissait faire partie de la terre, et les lézards confiants grimpaient sur lui. Il lui fallait la voûte des cieux, le grand air, pour vivre, prier et pleurer. Aujourd’hui encore, la vraie place de ses disciples est sur les routes et aux carrefours; ce ne sont point gens de cellule ou de contemplation, mais d’action simple et populaire. Beaucoup sont ignorants, ce qui ajoute, je me figure, à leur force; il y a une certaine naïveté, une certaine ignorance qui est éminemment favorable à l’action, et surtout à l’action spirituelle qui demande avant tout la conviction. Les grandes vérités morales tiennent après tout en un très petit nombre de formules, et, si l’esprit en est bien imprégné, elles suffisent amplement: comme une semence inépuisable, elles préparent des moissons sans fin. Pour moi, je n’ai jamais été choqué que des hommes simples fussent chargés d’enseigner, au contraire. Herbert Spencer a dit qu’il ne voyait aucune connexion entre savoir lire et être honnête, et rien au monde ne me paraît mieux démontré. Une des plus tristes choses pour un peuple est que le Verbe cesse de se faire entendre pour lui; c’est pourquoi il faut qu’il existe une classe d’hommes simples qui lui parlent sa langue, et en des images fortes et naïves réalisent pour lui les choses invisibles, et le nourrissent de l’espérance dont toutes les créatures vivantes ont besoin.

Ce ne sont pas les livres, ce sera toujours la parole qui aura une véritable influence sur les esprits et les âmes; parmi les contemporains, le moine qui a le plus remué l’âme italienne, qui a amené au pied de sa chaire les plus récalcitrants, est un simple Franciscain: fra Agostino da Montefeltro.

«Frate Venturino, dit Villani dans sa chronique, prêcha souvent à Florence (1335), et à ses prêches se trouvait le peuple en grand nombre, l’écoutant quasi comme un prophète. Ses sermons n’étaient point subtils, ni de science profonde, mais étaient très efficaces, d’une bonne langue et de saintes paroles, et de nature à émouvoir les gens;»—et voilà précisément comme a prêché et prêche aujourd’hui le Padre Agostino.

 

A l’embouchure de l’Arno, se trouve un petit pays, surgi à la lisière d’une pineta qui descend presque jusqu’à la mer; l’air y est pur et souffle souvent en tempête; c’est là que, la plus grande partie de l’année, au milieu de quatre-vingt-quatorze orphelines dont il s’est fait le père, ce fils de saint François vit, loin du bruit et de la gloire dont il a eu certes sa bonne part. Cet orphelinat du Padre Agostino est une institution vraiment curieuse, et, dans sa singularité, tout à fait franciscaine; je ne sais si elle aurait pu prendre naissance et exister ailleurs qu’en Italie. C’est une circonstance peut-être unique qu’un moine se trouve à la tête d’un orphelinat de filles; bien entendu, il en a été le fondateur, et aujourd’hui encore, l’orphelinat dépend uniquement, pour son existence, des contributions que le Padre Agostino peut y faire affluer. Il a bâti la maison, il a réuni les enfants, il a tout organisé à souhait, il n’a pas de dettes, et pour le reste il espère en la Providence. C’est une personnalité des plus intéressantes que celle de ce Frate, tout plein d’une aimable et joyeuse simplicité. Il entre dans la vieillesse; ses yeux sont les plus beaux du monde, caressants, sans l’ombre de sensualité; l’expression en est virile et miséricordieuse. Grand, à l’aise dans sa robe brune, chaussé parce qu’il vit au milieu de ses orphelines, il apparaît infiniment paternel; il parle avec une abondance, une clarté, une spontanéité, une humilité charmantes. Dans la grande chambre qu’il occupe au rez-de-chaussée, plus de quarante cages remplies d’oiseaux sont rangées à terre: plusieurs pendent du plafond, juste au-dessus du bureau où il écrit. On lui fait présent d’oiseaux de tous côtés, et il les accueille avec un vrai bonheur; il parle et rit à ce petit peuple ailé, et lui distribue des graines d’un air ravi. Un peu plus tard, faisant visiter avec fierté la maison de «ses filles»—car il ne les appelle point des orphelines,—il demande à la cuisine un morceau de pain, et se dirige vers l’étable; à sa voix, la vache tourne la tête et vient manger dans sa main, et lui, dans la pénombre de cette étable, avec son grand capuchon à éperon relevé sur la tête, il forme un tableau extraordinaire et d’un autre temps. Il aime sa vache comme il aime ses oiseaux, comme il aime toutes les créatures de Dieu.

Rien n’égale sa sollicitude pour les enfants dont il a la charge, et on peut lui appliquer une parole dite jadis à Mᵍʳ Dupanloup: «Vous les aimez, non comme un père, mais comme une mère.» Dans le dortoir, dort toute seule, dernier agneau de ce troupeau, une enfant de moins de quatre ans; le Padre Agostino s’assied sur une chaise à côté du lit, rassure l’enfant qui s’éveille, lui passe le bras sous la tête, dans l’attitude et avec les paroles qui viendraient au cœur d’un véritable père.

Les enfants mangent avec le Padre. Lui s’assied à une table au milieu, entouré des six plus jeunes. On ne mange point en silence; le Père sait, dans son indulgence, qu’il faut, au moment du repas, se délasser et causer; il entre du reste dans les considérations les plus inattendues pour contenter ses enfants: à l’ouvroir, on est en train de confectionner des pèlerines, «car, dit-il avec bonté, il paraît que c’est la mode, et cela leur ferait peine d’être habillées autrement que les autres». Il respecte, non seulement la personnalité des enfants en bloc, mais leur personnalité particulière, et dirige chacune selon ses aptitudes; plusieurs de ses assistantes, et la supérieure entre autres, sont des enfants qu’il a élevées; il a un piano, et celles qui montrent des dispositions prennent des leçons. Il prend de leur santé un soin vigilant, et applique partout les meilleures règles d’hygiène. L’été, coiffé d’un immense chapeau de paille, on le voit se diriger vers la Pineta suivi de ses quatre-vingt-quatorze orphelines; et je ne crois pas qu’il lui vienne à l’idée que son rôle soit le moins du monde singulier! J’avoue que je trouve là une preuve remarquable de la largeur d’esprit de ses supérieurs, qui, avec la même simplicité qu’il y apporte, lui ont permis d’accomplir son œuvre.

Le Padre Agostino prêche encore, mais surtout dans le midi de l’Italie, où il exerce une très grande influence; il va dans les petites villes du Napolitain avec le même entrain qu’il apportait à prêcher dans les grands dômes de Florence et de Pise. Cet homme est en sympathie universelle; il a des amis partout, catholiques et protestants, et son cœur va vers tous ceux qui ont l’âme droite, à quelque confession qu’ils appartiennent; mais ses préférences sont pour les humbles et les pauvres; il parle d’eux avec une éloquence entraînante, de leur générosité, et de tous les traits consolants qu’il a vus parmi eux. Il n’y a point de bassesse dans l’orgueil avec lequel il se réjouit d’être Franciscain, frère des pauvres. «On voulait, dit-il, quand j’ai pris l’habit, que je me fisse Jésuite, pour la culture; mais non, j’ai voulu être Franciscain: un Franciscain ne possède rien,»—et il met la main à sa calotte et l’enfonce d’un air content.

Eh bien, il me semble qu’un moine comme celui-là, avec ce mélange de bonhomie et de goûts cultivés (car les livres seraient sa passion, s’il osait), d’éloquence et de témérité, ne se peut rencontrer que dans une certaine civilisation, dans une ambiance spéciale. Rien de moins ingénu, de moins simple, en général, que nos moines français; non pas par leur propre faute, mais parce qu’ils sont en désaccord avec la vie extérieure.

III

PAQUES A FLORENCE

Les vieux historiens florentins racontent que du dimanche de Pâques 1215, date l’ère des dissensions intestines; ce matin-là, un beau cavalier à éperons d’or, superbement vêtu, une guirlande de fleurs sur la tête, monté sur un cheval blanc, traversait le Ponte Vecchio; c’était Bueldemonti, le premier des Guelfes, qui devait tomber un moment après, frappé par la vengeance d’une faction ennemie.

Cette apparition conquérante, dans ce décor du dimanche de Pâques, ce jeune homme couronné de fleurs demeure comme le symbole même de ce jour d’allégresse. Cette terre est bien la terre de la résurrection; la tristesse et la pénitence ne conviennent ni à ce ciel ni à cette race, dont la foi est tout joie, espérance, triomphe; l’idée de la mort lui est odieuse et elle s’en détache avec empressement.

Le carême ici n’est point triste; pour en rendre les dimanches moins moroses, de petites foires, humbles et gaies, ont lieu successivement aux différentes portes de la ville. C’est la foire des Furiosi, celle des Innamorati, celle des Signori; tout un peuple content se presse autour des éventaires où se vendent des noisettes et de petites gaufres à la farine de châtaignes en forme d’hostie. Vers le soir, les lumignons s’allument dans des lanternes de couleur, des bruits stridents de sifflets où soufflent les enfants résonnent dans l’air léger, le vent fait tourner les moulins de papier, et l’aspect de l’une ou l’autre des places choisies pour la foire du jour est infiniment amusant; déjà le printemps soulève cette belle terre féconde et remplit les cœurs de sa sève bienfaisante, une bonne odeur de fleurs, de jeunesse est dans l’air, et l’on sent qu’il fait doux vivre.

Aussi, quand arrive la semaine sainte, la détente des esprits est grande, et toute la population attend avec impatience le premier jour qui parlera de résurrection, celui du Jeudi saint; les maisons prennent à l’intérieur un air de netteté; il s’agit de les préparer pour la bénédiction.

Par ces après-midi limpides de la fin de mars ou du commencement d’avril, on rencontre dans les rues le prêtre précédé de l’enfant de chœur, qui s’en va de maison en maison, et chez le riche et chez le pauvre, jeter l’eau lustrale qui apportera avec elle la bénédiction du bonheur, car c’est le bonheur naturellement que chacun attend. Ce peuple occupé sans cesse de rêves, de présages, de signes de réussite, attache grande importance à l’intervention céleste, sous une forme aussi accessible. L’enfant de chœur porte en mains le bassin de cuivre à panse arrondie, à anse légère qui contient l’eau consacrée; le prêtre est en surplis et en étole, le bonnet carré sur la tête: quelque clerc florentin à grands traits, l’air plus ou moins sensuel, bon enfant généralement et sans morgue. La religion ici ne se traduit pas dans un effort douloureux et triste: Dieu et ses mandataires se font petits avec les petits; c’est du reste cette simplicité qui prête aux manifestations religieuses leur caractère vraiment aimable et décoratif.

L’église la plus populaire à Florence, le sanctuaire par excellence, la source de toutes les grâces, celle où le peuple se rend d’un bout de l’année à l’autre avec une ferveur qui ne fléchit pas, est l’église de l’Annunziata. Ce vieux sanctuaire, dont l’histoire couvre ses propres murs, fut fondé par sept nobles florentins qui y instituèrent l’ordre des Servites. Ils étaient certes, par leur illustre naissance et leur extrême humilité, dignes des faveurs spéciales qu’ils reçurent en partage. Dans ce pays d’art, ce fut d’une façon en harmonie avec le milieu que le miracle éclata.

Un peintre peu illustre apparemment, mais plein de ferveur, peignait pour cette église l’image de la Madone: il ne savait quels traits donner à la reine du ciel! Un matin, il trouva sa besogne faite; un ange s’était chargé de l’exécuter et, depuis lors, cette image miraculeuse a tenu une place immense dans la vie florentine. Elle a eu part à tout, et depuis Pierre de Médicis qui fit ériger la chapelle où elle est conservée, jusqu’au plus pauvre facchino contemporain, la Madone de l’Annunziata avec son autel d’argent massif, à la richesse extraordinaire et baroque, ses pierres fines, ses pierres dures, le rutilement de ses lampes votives, est une réalité bienfaisante et puissante. C’est là qu’il faut aller pour voir de près ce peuple florentin, qui blasphème comme pas une race au monde, et ne s’en souvient plus dès qu’il s’agit de prier sa Madone; ces gens qui se pressent de bonne foi et de bon cœur, pour vénérer le Dieu caché dans le tombeau, monument de fleurs et de lumières, n’ont pas meilleure mine que les humbles pêcheurs du lac de Tibériade, dont la vue certes ferait frémir nos suisses. A San Spirito, dans le centre du quartier pauvre, l’ornementation du tombeau revêt un caractère moins symbolique. Dans une chapelle latérale sont exposés tous les accessoires de la Passion: c’est la croix, les clous, la couronne d’épines, la tunique sans couture, les dés des soldats romains, la lance, l’éponge imbibée de fiel, le coq qui chanta l’heure du reniement du Prince des Apôtres. Toutes ces choses, dans une représentation un peu enfantine, sont figurées séparément et offertes à la méditation et à la dévotion des fidèles. Comme la place San Spirito est le lieu favori où s’ébattent en permanence les «monelli[I]» du quartier, et que sur les marches de l’église et à l’abri de ses contreforts, les commères du voisinage tiennent leurs assises journalières, ce tombeau est tout à fait en harmonie avec la foule qui viendra y prier et qui sera de cœur avec la Madone désolée qui pleure des larmes rouges sur le corps meurtri d’un crucifié sanglant; et, tout à l’heure, tonnera dans la chaire, un bon Franciscain qui, par la seule répétition violente du nom sacré, remuera les entrailles de la foi profonde de tous ces êtres.

Mais c’est aux environs de Florence, à Grassina, petit bourg sur les bords de l’Ema, que se célèbrent en grande cérémonie les pompes du Vendredi saint, et quantité de Florentins et beaucoup d’étrangers en font le pèlerinage pour y assister.

L’heure fixée pour le départ de la procession est celle du coucher du soleil; le petit bourg, animé d’une façon inaccoutumée a, pour plus bel ornement de sa grand’rue, l’étal des bouchers, qui loin d’avoir leurs boutiques fermées, accrochent et ornent de fioritures, de papier découpé et éclairent à grand renfort de bougies, les agneaux immolés pour le jour de Pâques; derrière toutes les fenêtres sont placées des veilleuses de couleur, qui, la nuit tombée, feront l’illumination. L’église est située sur une éminence qu’on atteint en traversant un pont infiniment pittoresque; l’horizon est entièrement resserré par des collines qui s’estompent en nuances douces; la procession qui va partir de l’église, gravira le flanc des collines par un sentier en lacets pour redescendre jusqu’à son point de départ; dans l’église, où l’obscurité est presque complète, les femmes qui, tout à l’heure, vont suivre la procession, sont assises et causent entre elles à voix basse; sur la petite terrasse, entourée d’un rempart de pierre, en face de l’église, les «soldats romains» armés et casqués, circulent en attendant le signal du départ. La nuit arrive; sur les murs bas des propriétés, les petites lampes à forme étrusque s’allument; à d’autres fenêtres apparaissent des lampes à trois becs; avec ordre la procession se forme, les premiers chants se font entendre, et la nuit tout à fait tombée, l’ascension commence.

Sur la route qui monte, on entend le bruit sourd et doux des sabots des chevaux des soldats romains qui ouvrent la marche; plus bas, frémit la longue théorie des cierges que les femmes et les jeunes filles tiennent en mains; des gamins portent des torches de résine; s’élevant haut dans l’air, la croix noire et lourde soulevée par un pénitent blanc, est suivie de bannières sur lesquelles figurent les instruments de la Passion. Les pénitents rouges et des enfants vêtus de rouge aussi, viennent en chantant. Le dais noir qui surmonte l’image du Christ mort, monte et descend, va et vient selon l’inclinaison de la route et le mouvement de ceux qui le soutiennent; les torches jettent leurs lueurs farouches sur ces images de mort; un enfant porte l’échelle, un autre la tunique; les jeunes filles vêtues et voilées de blanc, les femmes en mantille noire, marchent un cierge en main. Dans ce cadre merveilleux, c’est, dans sa gravité parfaite, un spectacle tout à fait saisissant; les grandes collines violettes disparaissent noyées dans la nuit, mais le ciel clair laisse tomber une paisible clarté sur le long défilé; sans un instant de répit, les voix s’élèvent; on les entend encore que déjà les torches, les cierges et les taches rouges et blanches des robes des pénitents ont disparu dans un pli de la colline, pour reparaître plus bas.

Vers neuf heures tout est fini, et les voitures qui ont été dételées reviennent prendre les pèlerins curieux qui rentrent à Florence.

Enfin luit l’aurore du samedi; le silence des cloches, si tangible dans cette ville où elles résonnent constamment, va cesser. Dès le matin, le cardinal archevêque qui préside ces grandes fonctions, s’en va bénir les fonts baptismaux à San Giovanni. C’est un prêtre à allure magnifique que son Éminence le Cardinal Bausa, archevêque de Florence; il est Dominicain comme l’était Savonarole, il porte sa robe blanche avec une dignité suprême; brun de visage, avec des traits sévères et réguliers, la mitre en tête et la crosse pastorale à la main, le front un peu courbé, il traverse superbement l’église pavée de marbre; les chanoines épais et lourds, mais faits pour la pesante et massive somptuosité des vêtements sacerdotaux, l’entourent; ils descendent les marches du Dôme, admirablement encadrés dans cette place qui, entre son campanile et ses églises, n’est en vérité qu’un parvis. La porte merveilleuse du Baptistère, cette porte aux ors pâlis, est ouverte; le cardinal et le clergé pénètrent dans l’ombre douce du Baptistère, au milieu du recueillement; les mystiques formules sont prononcées, puis le clergé, par le même chemin, rentre dans le Dôme. A chaque moment, la foule augmente et se resserre sur la place; de toutes les campagnes environnantes, de tous les quartiers de la ville, de toutes les collines, le peuple arrive et descend afin d’être témoin de l’embrasement du Carro. Ce Carro (char) est une particularité toute florentine dont l’origine, comme presque chaque coutume locale, est extrêmement ancienne.

En 1088, un des premiers de l’illustre famille des Pazzi, dont l’origine se perd jusqu’aux Romains, assurent quelques bons auteurs, un certain Pazzo di Ranieri, s’en alla batailler en Terre Sainte; il avait emmené avec lui plus de deux mille hommes d’armes; et ils combattirent si bien que ce fut un des leurs, Bonaguisa dei Bonaguisi qui escalada le premier les murs de Damiette, et y planta l’étendard des chrétiens et celui de la République Florentine. En récompense de ces prouesses, Godefroy de Bouillon donna à Pazzo di Ranieri un morceau de la pierre du Saint-Sépulcre, et cette pierre sacrée, rapportée à Florence, était en grande pompe et aux sons des trompes, battue le Samedi saint pour servir à rallumer le lumen christi. Pleins de reconnaissance pour un présent si insigne, les Florentins avaient fait parcourir à Pazzo di Ranieri, sur un char triomphal, les rues de la ville; et c’est en commémoration de cet événement que la famille Pazzi, depuis des siècles, fournit le Carro qui doit raviver ces antiques souvenirs.

Le Carro est une immense machine, comme un gigantesque gâteau tout enguirlandé de papiers de couleur qui sont des pièces d’artifice, sur lesquelles rampe le «dauphin» des Pazzi. Traîné par des bœufs blancs couverts de bandelettes et de fleurs, il arrive sur la place, et s’arrête sur le grand espace vide entre le Dôme et le Baptistère. De la Via Cavour, de celle des Calzaioli amenant ceux de l’autre rive, la population débouche en foule, maintenue à distance respectueuse du Carro par les «guardie civile» en bicornes cocardés des trois couleurs. Dans l’intérieur du Dôme, la fonction religieuse se poursuit lentement. Tout à coup éclate le Gloria. Alors, de l’autel même, part une fusée en forme de colombe, rapide comme l’éclair: elle parcourt le long d’une corde la grande nef du Dôme: les fidèles grisés par ils ne savent eux-mêmes quelle espérance, suivent des yeux le cours de son vol; subitement, la colombe paraît sur la place, suspendue dans l’air; une clameur l’accueille, elle fond sur le sommet du Carro, et en une seconde les pièces éclatent dans un fracas de flammes et de fumée. Au même instant, les cloches du campanile suivies de celles de toutes les églises de la ville, s’ébranlent dans une vibration triomphante et formidable pendant que se continue dans l’église le chant du Gloria dont les échos arrivent sur la place.

C’est une rumeur, c’est une poussée, c’est un éclat de vie qui secoue cette foule bariolée, et de toutes parts s’échangent des commentaires sur le vol de la colombina pendant que les pigeons couleur de nacre, hôtes habituels de la place s’envolent éperdus.

Les Florentins célèbrent trois Pâques, celle de la Nativité, celle de la Résurrection ou des œufs, celle de la Pentecôte ou des roses. Mais c’est à celle de la Résurrection que s’échangent les vœux affectueux et, avec la venue du printemps, ces formules ont je ne sais quelle saveur plus agréable; tout le jour, un peuple gai et joyeux, se répandra aux Cascine sur les Colli, s’abordera sourire aux lèvres, en se répétant la même salutation:

«Buone feste![J]»

IV

ROME

En marchant vers Rome on découvre soudain la voie Flaminienne: un pont brisé en marque la direction; une des arches est encore debout, solitaire et colossale; elle s’élève à dix-neuf mètres au-dessus de la rivière qu’elle franchit. La vue de cette arche unique et intacte que les siècles ont respectée et qui est entourée de débris, est comme un symbole grandiose de ce passé romain que rien dans le temps ne peut effacer.

Le grand événement de notre siècle pour l’Italie est assurément l’histoire de son Risorgimento (résurrection). L’Italie actuelle a été créée d’une infinité de souffrances et de sacrifices; beaucoup de ceux qui en peuvent porter témoignage vivent encore: et pourtant, sauf la figure populaire de Garibaldi, toute l’histoire de ce temps relativement si récent tombe rapidement dans l’oubli, étouffée sous l’évocation d’un passé écrasant.

Il convient de se rappeler que l’Italie moderne a été faite par Cavour, qui ne savait pas le latin et très mal l’histoire romaine. Il ne pouvait pas prévoir, il n’a pas prévu le déplacement de vision que la possession de Rome devait amener, et combien mesquines, insignifiantes et fragiles ses traditions de bonne et saine politique devaient paraître dans ce milieu qui veut des choses immortelles, et absorbe, comme un sable mouvant, celles qui sont passagères. Rome a été le noyau du monde, et précisément à cause de cela je ne suis pas sûr qu’elle puisse être jamais tout à fait le cœur de l’Italie. Aujourd’hui encore, les mères nourrices du monde antique, les louves romaines, de leur cage, sous les lauriers, au pied du Capitole, regardent la ville nouvelle avec leurs yeux de feu.

L’entité morale, païenne et chrétienne, a dominé l’individu, a fait la race, l’a conservée, et règne toujours.

Les grands bouleversements de l’ordre social, comme le fut notre Révolution, créent pour ainsi dire de nouveaux cieux et une nouvelle terre, tandis qu’ici le renversement d’une partie de l’édifice s’est accompli dans une sorte de paix, laissant subsister côte à côte les plus étranges anomalies. Lorsqu’on arrive au seuil du Vatican, après avoir parcouru les rues de la ville, remplies des signes de notre civilisation fatigante, on se trouve soudain en face du poste de garde, formé d’hommes habillés à la mode du XVᵉ siècle. Ils sont là un petit groupe de soldats, en pourpoints et chausses tailladés jaunes, rouges et noirs, comme des lansquenets de cartes; l’officier, en bas groseille et godron au cou, se promène, sous la haute voûte, au pied de cet escalier très doux qui mène à la chapelle Sixtine. Et après cette évocation vivante du passé, au-dessus du large chemin de ronde qui entoure Saint-Pierre, dominant une cour intérieure du Vatican, s’aperçoit, le fusil à l’épaule, la petite sentinelle noire italienne. Là finit un monde, ici en commence un autre: à travers les longs siècles, pareil contraste ne s’est jamais vu.

Jusqu’à une époque récente, il est indubitable que la joie de vivre, telle que l’entendait Talleyrand, lorsqu’il parlait des années qui avaient précédé la Révolution, s’était conservée en Italie, et notamment à Rome, d’une façon spéciale: le gouvernement était curieux et despotique, les mœurs indulgentes, et le respect apparent de l’autorité, la décence extérieure, maintenaient la politesse dans les rapports sociaux, sur lesquels les institutions démocratiques et libérales paraissent invariablement avoir une influence funeste. La longue paresse de ce peuple habitué à vivre de Rome toujours, de la Rome antique et de la Rome catholique, lui a laissé une beauté de formes incomparable. La race est pleine de vitalité: nobles et massives, les femmes ont, dans le peuple, un véritable cachet de grandeur; leur habillement convient à leur grâce un peu fière; toutes portent apparent le corset sur leur chemise à manches demi-longues; presque sans exception, elles sont coiffées d’un large mouchoir carré qu’elles relèvent sur les côtés et laissent tomber par derrière; il n’est pas d’arrangement plus simple, plus seyant et plus pratique que celui-là. Beaucoup ont, plié sur l’épaule, un châle de laine de couleur, qui sert de coussin à l’amphore ou au panier qu’elles y posent. Les vieilles sont superbes; parmi les jeunes, on voit des créatures d’une beauté achevée avec des teints bruns admirables, et une rondeur de contour et un duvet de fraîcheur, qui tend de plus en plus à disparaître, même dans la jeunesse, chez nos races fatiguées. Le goût noble de ces femmes dans leur ajustement est un plaisir pour les yeux: elles affectionnent une certaine nuance turquoise très pure et très douce, qui leur sied à merveille. J’observe la grâce toute particulière avec laquelle elles tiennent et bercent leurs nourrissons, emmaillotés comme des momies, et dont la tête seule est vivante: ils sont coiffés de singuliers petits bonnets phrygiens auxquels on aurait mis un bavolet.

Rien de curieux comme d’observer en ces minces détails la fidélité à la vieille Rome latine. Ainsi, dans les quartiers populaires, on continue à donner au pain la forme même qu’on voit peinte sur les plus anciennes fresques des catacombes; et la sorte de tourte ronde à laquelle est attaché un fiasco d’huile se vendait sans doute ainsi il y a deux mille ans. A l’heure présente, dans cette capitale d’un État moderne, le latin est encore d’un usage courant pour les choses vulgaires. Est locanda est la formule ordinaire sur les écriteaux indiquant les appartements vacants; et, au fronton des maisons, selon la coutume latine, on lit constamment, gravés sur la pierre, les titres de propriété—Libera proprietà—de tel ou tel. Toutes les fonctions de la vie semblent encore s’accomplir avec une grandeur naturelle et primitive; la vue du marché de la place aux Herbes est typique; à l’abri de leurs vastes parasols de couleur, ayant devant leurs évents leur balance à trépied antique, les femmes du peuple n’ont rien de bas ni de trivial, et leurs voix en général sont graves, pleines et harmonieuses. La plupart des enfants sont étonnamment beaux et prospères, et cela, je pense, au mépris de beaucoup de nouvelles lois d’hygiène: j’ai vu de superbes petits gars de six à neuf ans pirouettant dans la poussière des routes, et, bien que vêtus de guenilles, leurs membres arrondis, leurs visages de jeunes faunes heureux ne donnaient nullement l’impression d’une misère souffrante.

Les hommes sont plus rudes d’aspect; mais il y a des adolescents qui ont l’air et la mine de jeunes dieux faits pour s’ébattre dans un rayon de soleil; ce n’est assurément pas le sort qui leur est réservé, mais il faudra plus d’une génération pour créer chez cette race les caractéristiques d’un peuple moderne et tristement laborieux.

 

La configuration extérieure de Rome paraît singulièrement impropre à ses fonctions de capitale d’un État asservi à une étroite centralisation. Il y a, en effet, plusieurs Romes: la Rome antique, la Rome des papes, la Rome du peuple, chacune jetée sur ses collines; et la vie nouvelle qu’on veut infuser à la Rome capitale trouve un sol qui ressemble à celui de l’agro romano, à la fois le plus fertile et le plus difficile à cultiver.

Le gouvernement italien, s’est efforcé de transformer la Rome papale. L’inspiration de ces réformes n’était pas sans grandeur, et répondait à la nécessité de frapper les yeux des populations que les conquêtes de droits abstraits laissaient plus ou moins indifférentes.

L’œuvre qui s’est accomplie en Italie est immense, et à Rome seule, en vingt-six ans, on a entrepris et achevé des choses qui auraient pu occuper un siècle. Quatre-vingt-quatre millions, par exemple, ont été dépensés pour régler et rétablir le cours du Tibre: des quais magnifiques existent aujourd’hui, donnant à la ville une physionomie de prospérité active; mais, pour la population tant de travaux et de sacrifices aboutissent surtout au fait palpable de l’augmentation énorme des impôts, à la disparition des cérémonies et des fêtes qu’elle aimait, et à la destruction partielle des jardins qui étaient la parure de la Ville Éternelle.

Sur une des places de Rome se dresse un buste tronqué et à demi effacé par l’usure des siècles; c’est «Pasquino», porte-voix du peuple sous le gouvernement des papes, et dont les dialogues satiriques avec son compère «Marforio», le vieux triton à barbe de fleuve, qui lui faisait face, renseignaient mieux sur la vérité que ne le font les enquêtes parlementaires d’aujourd’hui. Et pour ne pas se tromper, peut-être serait-ce encore à «Pasquino» qu’il faudrait demander son avis sur ce qui se passe: je me figure qu’il se rirait de bien des efforts.

Le temps seul pourra tasser tant d’éléments hétérogènes. Il faut se représenter l’état moral presque unique d’une race qui est familiarisée par une habitude journalière avec les choses et les noms qui sont sacrés et mystérieux pour une partie considérable de l’humanité, et combien à un pareil peuple, il est difficile d’imprimer le cachet de la vie moderne. De l’avis unanime des hommes politiques les plus sages, pour répondre aux véritables besoins de l’Italie, chaque province devrait avoir des lois spéciales ou du moins modifiées selon le tempérament particulier de cette province. Car, malgré l’unité apparente, pour le peuple italien, la patrie locale conserve une importance prédominante. Tout y contribue: le dialecte d’abord qui sépare nettement les provinces et nourrit l’amour du terroir; puis une véritable différence physique de race qui n’existe pas seulement de province à province, mais de ville à ville. L’Italien du Nord, en général, méprise le Romain qu’il juge un être inférieur, dépourvu de toutes les qualités qu’il prise: popolo fiacco[K], dit-il avec dédain pour le caractériser. Aussi, quand il s’agit de faire vivre et agir de concert le Piémontais ou le Lombard, et le Romain, on se heurte à un antagonisme profond, car ils incarnent des idées radicalement opposées. En outre, l’ambiance de Rome, où l’Italie nouvelle est malgré tout sur la défensive, où elle se sent observée, surveillée par des yeux perspicaces et hostiles, produit chez les gouvernants un état d’énervement et de malaise continuels qui, probablement, n’ont pas été sans influence sur bien des décisions téméraires. Aussi le gouvernement parlementaire a-t-il encore plus d’inconvénients ici qu’ailleurs; et la stabilité immuable du principe dont dérivait le pouvoir des papes n’a pas trouvé un équivalent dans le prestige d’une dynastie royale qui s’est affaiblie en étant transplantée du sol où elle avait des racines profondes.

 

L’aristocratie romaine qui ne ressemble à aucune autre, qui est une force, avec des traditions magnifiques, s’est vue, du jour au lendemain, placée dans une situation anormale au milieu de laquelle elle a grand’peine à se soutenir. Les majorats et les fidéi-commis ont été abolis, et les familles contraintes à un partage destructeur. Néanmoins, par une contradiction flagrante, on a conservé à leur détriment d’anciennes défenses prohibitives, que les papes savaient sagement laisser dormir pour n’en user qu’à bon escient: aujourd’hui, au contraire, on les applique avec une rigoureuse injustice, et, après les désastreuses spéculations sur les terrains qui ont ruiné tant de familles patriciennes, l’impossibilité pour celles-ci (sans risquer la prison et l’amende exorbitante[L]) d’aliéner une partie de leurs richesses artistiques, est une servitude presque intolérable.

A l’heure qu’il est, la collection de tableaux des Borghèse, qui, réalisée, aurait renouvelé la splendeur de la famille, est mise en séquestre et protégée par un tourniquet devant lequel chacun dépose sa pièce d’un franc! Sûrement il serait préférable d’avoir en Italie quelques Titiens de moins, et qu’aux portes de Rome ne s’élevât pas cette sorte de ville morte, faite de maisons inachevées faute d’argent, et qui est d’une tristesse lamentable.

Cependant l’impression qui domine à Rome est celle du luxe et d’un luxe très aristocratique; l’empreinte patricienne y subsiste ineffaçable. A la porte ouverte des somptueux palais dont on aperçoit les vastes cours intérieures pleines de verdure et de fleurs, se tiennent le jour durant, domesticité oiseuse, les grands portiers solennels, le chapeau emplumé mis en bataille, et en main la grande hallebarde à grosse pomme tout enroulée de galons. L’extrême grandeur et la magnificence des habitations correspondaient à un état social qui, dans les classes supérieures, ne comportait pas la lutte pour la vie. La plante humaine se ressent longtemps d’une telle atmosphère: les femmes romaines de la noblesse sont belles en général, d’une beauté très spéciale, faite d’une sorte d’aisance libre et fière comme celle des animaux de race très pure; presque toutes sont remarquables par la beauté des yeux et de la bouche, une des grâces les plus rares dans les visages de femmes, et qui disparaît presque chez certaines races ultra-civilisées, où les bouches flexibles et douces ne se voient plus; les hommes ont souvent des figures fortes et fermées, et une sorte d’indifférence du regard qui témoigne de l’état d’esprit que Saint-Simon exprime lorsqu’il dit qu’un homme «sentait fort ce qu’il était».

 

Il y a évidemment une espèce d’impossibilité à déplacer le courant d’existence d’une population, et à changer des habitudes qui n’ont d’autre raison d’être que la routine. A Rome, par exemple, où depuis vingt ans le nombre des habitants a doublé, où la vie morale et politique s’est modifiée du tout au tout, où un élément presque étranger domine, où des voies commodes et belles ont été créées en dehors des portes, le centre de la vie est resté là où il était jadis, et, le long de l’étroit Corso, entre les boutiques et les cafés, se déroule toujours, selon la vieille coutume, le défilé des voitures qui ensuite iront, l’une après l’autre, monter la côte dure et resserrée du Monte-Pincio, pour s’arrêter sur la terrasse d’où l’œil domine Rome et voit le soleil s’affaisser derrière le mont Janicule. C’est là que se croisent journellement les livrées rouges de la Maison de Savoie et les livrées galonnées des princesses du parti noir.

 

Le grand flot humain et mouvant, qui vient de toutes les parties du monde se déverser à Rome, imprime à certaines parties de la ville un caractère unique. Dans le plus fort tumulte de l’après-midi, au milieu des fiacres et des tramways, j’ai vu, sur la place Colonna, marchant l’air extatique, une pèlerine, pieds nus, en robe grise, voile noir, bourdon au côté, chapelet en mains; elle passait sans presque attirer l’attention, tellement ce peuple est familiarisé avec les spectacles les plus inattendus.

 

L’aspect des rues de Rome est particulièrement brillant et animé, mais non de l’animation affairée et dure de gens occupés; on a plutôt l’impression d’une foule bariolée se pressant vers un but d’agrément ou de plaisir; et, du reste, dans ces rues étroites, sans chaussée, la circulation démocratique des tramways est fort peu commode; le conducteur se voit parfois obligé de descendre et de garder l’entrée de la voie où deux véhicules ne peuvent passer de front.

 

Un des traits les plus saillants de Rome est le nombre incroyable de ses fontaines, dont presque chacune porte le nom d’un pontife; et le Pont. Max., qui éclate sur tant de frontons, a quelque chose d’impérieux et de triomphant:

Tu es Pastor ovium, Princeps Apostolorum; tibi traditæ sunt claves regni cœlorum.

De telles inscriptions demeurent, et ne peuvent être effacées comme, à tour de rôle, on a fait disparaître les lis et les aigles de nos monuments, et j’imagine que ces grands caractères latins, hauts, fins et nets, qui racontent les papes disparus, sont à eux seuls un sérieux obstacle à l’assimilation complète du nouvel état de choses. Cette abondance et cette fraîcheur des eaux vives,—«eau vierge», dit une inscription, «eau pieuse», dit une autre,—a une séduction extraordinaire. Ses seules fontaines feraient aimer cette ville unique; leur influence est réelle sur l’être humain; je la crois calmante, et par conséquent politique. Aussi les papes tour à tour, jusqu’à Pie IX, premier reclus du Vatican, ont-ils continué la tradition des grandes masses d’eau courante jetées dans Rome.

La promenade aux villas suburbaines, patrimoines de la noblesse, ouvertes au public à des jours fixes, est un des agréments de Rome. C’est dans ces jardins qu’on respire pleinement cette atmosphère toute romaine qui ne ressemble à aucune autre, dans son mélange de sensualisme antique et de spiritualité mystique.

La villa Mattei, avec ses jardins enchanteurs, a un charme, une séduction qui donnent le goût d’une délicieuse paresse; il y pousse des lauriers dont les feuilles paraissent d’émail, et prêtes à être tressées pour les couronnes des triomphateurs; les iris bleus, comme des ailes de papillons monstrueux, bordent des allées faites pour les ébats des déesses et des faunes, et dans ce cadre voluptueux, se conserve vivante et vénérée la mémoire d’un des saints les plus populaires à Rome: ici a vécu humblement saint Philippe de Néri. Sur une terrasse qui domine la campagne romaine, et d’où le regard s’étend jusqu’aux collines que couronnent les ruines d’un temple de Jupiter, s’élève un bosquet. Ce bosquet, formé d’un treillis de fer couvert de fleurs, s’enchâsse entre deux colonnes antiques à têtes de femmes; et le banc de marbre qu’il abrite était le lieu de repos favori du saint: «Là (dit une inscription), il s’entretenait avec ses disciples des choses de Dieu.»

 

Les jardins du Vatican ont une beauté sereine, comme absolue. Le parterre intérieur, rempli de roses et de citronniers, resserré entre les arbres verts et les palmiers, et que surplombe au loin la coupole blanche de Saint-Pierre, est vraiment le jardin fermé de la Sulamite, le jardin liturgique, plein d’arômes, d’eaux vives, et de paix odorante. Tout l’univers, sauf cette coupole dominatrice de Saint-Pierre, a disparu derrière cette verdure éternelle.

Plus loin, dans la profondeur des grands jardins, se découvrent ces «casinos» des papes, lieux exquis de repos. Celui de «Papa Pio» est une oasis de marbre: une vasque légère remplie d’une eau limpide forme le centre d’une cour de marbre, qu’entourent des bancs et des colonnettes de marbre; au delà sont les longs parterres de gazon, les bois sacrés de buis et de lauriers, les fontaines abondantes et les tranquilles terrasses qu’ombragent les pins parasols; ici et là des jardiniers paisibles taillent le feuillage qui tombe tout vert sur le gravier blanc, et on a le sentiment d’être très loin des rumeurs de la terre. Dans un coin abrité, creusé en contrebas d’une allée, parque un petit troupeau: béliers, brebis et agneaux; ces quelques bêtes douces et inquiètes, réunies là, ont je ne sais quoi d’infiniment touchant. J’y ai vu un petit agneau noir tout faible qui s’appuyait au mur, arc-boutant son dos et laissant tomber ses pattes informes dans le mouvement prêté à l’agneau expiatoire. Tout proche, derrière un grillage léger, sont des paons, des paons blancs, frémissants et fiers, symbole antique d’immortalité, emblème favori des catacombes; ils se meuvent au milieu des colombes qui, comme Dante l’exprime,

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