Terres de soleil et de brouillard
Girando e mormorando l’affezione;
et, en haut, partout, volent ces grands corbeaux qui sont si nombreux à Rome.
Saint-Pierre est, dans son immensité recueillie, comme l’asile de la pensée humaine, le lieu élevé où le cœur des hommes prend un essor involontaire.
Voici qu’aujourd’hui le pavé de marbre est, en signe de fête, parsemé de buis coupé, et, au milieu même de la basilique, dans l’ombre tombante, sur des tapis orientaux, trois prêtres vêtus de chasubles somptueuses, rouges et violettes, se tiennent à genoux, immobiles; un groupe d’ecclésiastiques, en surplis est devant eux, serré derrière la croix qui est portée haut et à côté de laquelle tremble un cierge; tout autour, à genoux çà et là sur le pavé, des hommes, des femmes du peuple et quelques prêtres. Ils restent là longtemps, au milieu des allées et venues, et dans cette indifférence du monde extérieur qui est si fréquente dans les églises italiennes; puis le suisse habillé de violet donne le signal du mouvement, et clergé, femmes et peuple prennent, en chantant une mélodie traînante, le chemin de la sacristie, à la porte de laquelle ils se dispersent.
C’est un endroit assez étonnant qu’une sacristie de Saint-Pierre, toute pleine d’une petite racaille tonsurée, avec des soutanes couvertes de taches de cire; des monsignors à l’air délicat s’y promènent dans leurs robes violettes que couvrent des surplis fins et courts comme des canezous de femme; et des chanoines au masque accentué parlent entre eux. On ne peut s’empêcher d’observer à Rome avec quelle aisance et quelle dignité ce même clergé officie: les chanoines paraissent tous avoir été choisis de bonne mine et l’air imposant. J’ai vu à Saint-Jean de Latran pontifier un évêque jeune encore; il était sous les ornements blanc et or, harmonieux et magnifique, tantôt traversant avec aisance d’un pas mesuré le sanctuaire pavé de marbre sur lequel se reflétait doucement la lumière des cierges, tantôt assis, absorbé dans une pensée tranquille, tenant d’un geste hiératique sur ses genoux ses mains gantées de blanc. Nulle emphase, nulle raideur; l’office se déroule dans une sorte de paix heureuse, sans aucune impression de fatigue. L’aspect du clergé romain et son élégance spéciale se modifieront peut-être; maintenant que les fils de l’aristocratie ne font plus carrière dans l’Église, si par hasard il y a une vocation elle va aux ordres religieux, mais le clergé séculier se recrute dans le peuple, ou tout au plus dans la petite bourgeoisie;—il est vrai que le séminaire les prend et les façonne dès l’enfance.
Les séminaristes sont une curiosité des jardins de Rome; on les rencontre en bande avec leurs soutanes, tantôt rouges comme celles des cardinaux, violettes comme celles des évêques, ou bleues ou noires avec des ceintures claires. Cette soutane qui ne les gêne en rien—ils la troussent sans façon pour courir sur les pelouses de la villa Borghèse—finit cependant par leur prêter une dignité factice, et crée entre eux une véritable égalité.
L’importance donnée au «costume» a été une des grandes pensées sociales du passé, une de celles que nos institutions démocratiques négligent de plus en plus. Tandis que les hallebardiers du Vatican sont tous de tenue sévère et imposante, la force publique, guardia civile, qui se voit dans les rues est d’aspect en général presque ridicule. En Italie, la police, à laquelle s’attache encore l’odieux des anciennes polices secrètes, n’est nullement respectée: mal recrutée, hostile à la population qui la déteste, elle est heureusement supplantée par les carabiniers qui, moitié gendarmes, moitié soldats, sont un corps d’élite. Avec un uniforme à la Raffet—habit à queue et tricorne sur le front—leurs dos plats et leur air martial, ils forment un contraste complet avec la police veule, râpée et mal tenue. Les carabiniers donnent l’idée que la loi est en effet une force morale: à cheval, le fusil en bandoulière, la peau de mouton sous la selle, ils sont fort beaux; et, les jours de revue, leurs officiers, avec d’énormes panaches blancs et rouges, sont d’allure très fière. Il est singulier que, dans ce pays où les officiers ne quittent jamais l’uniforme, ils manquent en général tout à fait de l’air raide et cassant qui fait le militaire impeccable. L’accoutumance, jointe au naturel du caractère italien, les dispose, dès qu’ils ont passé la jeunesse, à porter l’uniforme comme n’importe quel habillement, et l’on voit de bons pères de famille qui paraissent l’avoir chaussé comme une pantoufle. Seul peut-être le vieux fonds militaire piémontais à gardé l’allure soldatesque. C’est dans les milieux militaires qu’il faut vivre pour se rendre compte de la loyauté d’attachement qu’inspire encore la Maison de Savoie. Il y a chez beaucoup d’officiers une sorte de passion dynastique qui étonne presque nos esprits déshabitués de cet ordre d’idées.
L’armée, du reste, est l’amour de la nation qui l’admire en bloc, et qui trouve en elle l’expression tangible de l’unité de la patrie. Et pourtant la force des choses a établi un conflit entre cette armée et ceux qui ont fait l’unité de l’Italie, tous plus ou moins rattachés aux anciennes sociétés secrètes. Ainsi, au vingt-cinquième anniversaire de l’entrée à Rome, les délégations de la franc-maçonnerie ont eu le pas sur celles de l’armée, et le scandale a été grand. La hantise du spectre clérical porte le pouvoir à encourager ceux qui attaquent le catholicisme, sans réfléchir que ces mêmes hommes sont fatalement destinés à combattre le gouvernement qui les protège aujourd’hui. Aussi ce sont les catholiques qui, en Italie, ont les yeux ouverts sur les dangers du socialisme montant, et, par les œuvres et par la parole, tentent de l’enrayer.
Le silence tombe de bonne heure dans les rues de Rome; et alors domine dans les carrefours la rumeur des inlassables fontaines. Rien de beau, rien de noble comme ces vastes silhouettes de palais immenses. L’aspect des rues se modifie comme dans une fantasmagorie; d’une artère moderne, on débouche sur un temple en ruines. Je monte vers la haute masse du Capitole. Des parfums très forts, magnolias et jasmins, arrivent à tous moments en bouffées par-dessus les grands murs. Au pied du Capitole, comme au fond d’un lit de fleuve desséché, le Forum se découvre avec ses colonnes droites comme des tiges de lis, les portiques de ses triomphateurs, et l’emplacement désert du feu sacré. Les lumières d’une station de fiacres piquent la chaussée au-dessus du Forum; les grandes lignes majestueuses du Palatin se découpent dans la nuit, et quelque chose d’aussi puissant que le vertige vous saisit devant l’abîme de ce passé grandiose. Au bout de la Voie Sacrée aux dalles lisses, se lèvent dans la clarté douce de la nuit les ruines du Colisée; son immense enceinte se dessine noire, déchiquetée. A cette heure tardive on pénètre dans l’intérieur par une arcade profonde à peine éclairée, et, une fois dans la vaste arène sombre, la ville et les humains disparaissent même du souvenir. On n’entend pas un bruit, on ne perçoit pas un souffle; les gradins vides s’élèvent en rangs formidables jusqu’aux vastes baies qui paraissent des yeux privés de leurs prunelles; sous les pieds, se creusent les dessous mystérieux du cirque, on en découvre les corridors sur lesquels s’ouvrent d’étroites cellules. Ce lieu, vu la nuit, est tout plein d’un remous subtil des milliers de créatures vivantes qui y ont palpité ou d’ivresse féroce, ou d’ivresse héroïque. L’effort de l’antiquité romaine, pour tirer de la vie un maximum de sensations fortes, se lit dans ces amas de pierres, dont la fierté a résisté à tous les outrages, et qui, même là où elles fléchissent, donnent l’impression d’une domination intangible.
La cité léonine avec ses murs sans fin, murs si hauts, si redoutables qu’ils semblent avoir été consacrés par les augures, paraît vide. Une vieille porte franchie, et on entre dans le Transtévère plus abandonné encore; de temps en temps toutefois dans une embrasure obscure se soulève un de ces épais rideaux qui servent de portes, et on découvre les lumières d’un cabaret, on entend un bruit de chants, puis le rideau s’abaisse, et le grand silence retombe. Sur une place, très haut au fronton d’une maison, brille une lampe votive qui projette sur le mur l’ombre d’une croix noire. Elles sont devenues rares maintenant, ces lampes votives dont, il y a quarante ans, plus de mille brillaient jour et nuit dans Rome. On a supprimé aussi presque totalement les trois mille images de la Madone et des saints qui tenaient compagnie au petit peuple ignorant. J’ose dire qu’il l’est toujours et peut-être plus, malgré ces exécutions.
Par une rue étroite on arrive à Saint-Pierre; la grande place est absolument déserte, dominée par l’immense église qui semble une pieuvre puissante faite pour attirer tout à elle. A droite, dans les hauts bâtiments fermés du Vatican, deux ou trois fenêtres sont encore éclairées, et, dans la nuit environnante, ces fenêtres demeurent l’impression suprême. Car, de quelque façon qu’on envisage le catholicisme, il est indéniable qu’à travers la barbarie des siècles écoulés, il a conservé et gardé précieusement l’étincelle à laquelle le monde civilisé, menacé encore aujourd’hui, viendra rallumer sa torche; il est la représentation d’un passé qui, dans ses caractères les plus élevés, est le patrimoine de l’humanité.
V
L’AGRO ROMANO
L’état de la campagne romaine qui se découvre partout autour de la ville a été depuis des siècles un problème inquiétant pour les maîtres de Rome.
Tour à tour, il est vrai, les papes ont fait des efforts pour modifier l’état de la campagne romaine, mais avant 1870 les conditions mêmes de la propriété étaient une entrave presque absolue à une amélioration quelconque; en effet, l’agro romano était possédé par quelques tenants[M].
L’agro inculte s’étend autour de Rome sur une surface de deux cent quatre mille hectares, et, en conséquence, tout, à Rome, viande, lait, légumes, doit s’importer d’autres parties de l’Italie.
Aujourd’hui, par suite des morcellements successifs imposés par la loi, deux familles seulement possèdent six mille hectares et la possibilité d’un autre état de choses peut s’envisager sérieusement.
Les relations du propriétaire romain et des cultivateurs du sol ont conservé quelque chose de la dureté de l’esclavage antique. L’exploitation de l’agro romano est depuis des siècles entre les mains de ce qu’on appelle les mercanti di campania qui afferment la terre au propriétaire dont la responsabilité morale est nulle. Les mercanti qui habitent presque invariablement la ville, et se réunissent chaque soir sur la place Colonna pour discuter leurs intérêts, sous-louent à leur tour la terre à des exploitants partiels, paysans des Abruzzes, possesseurs de troupeaux; et le fourrage très médiocre que fournit la campagne romaine suffit aux bêtes en liberté, laissées au pâturage jour et nuit.
Entre les monticules, volcans éteints qui rendent l’agro semblable à un océan solidifié, sur la route blanche et sèche, s’avance un troupeau de moutons; un paysan, la peau de bique sur les jambes, le chapeau en forme de heaume bas sur le front, l’anneau d’or à l’oreille, l’air brutal sous sa barbe rousse, le précède. Derrière le troupeau, monté sur une jument qui suit son poulain, un homme, le tabaro[N] noir doublé de vert sur les épaules, marche dans un nuage de poussière, et à ses côtés un chien à poils longs. C’est le vergaro (chef des troupeaux), un de ceux à qui les mercanti sous-louent une partie du pâturage.
Les grands bœufs gris à cornes énormes,—descendants de ces fiers bœufs romains qui buvaient du vin,—errent au milieu des ruines majestueuses sous la garde du massaro. Les juments et les poulains qui galopent follement dans les haut herbages appartiennent au cavallaro. Vergari, massari, cavallari, sont les vrais maîtres de la campagne romaine, et ont tout intérêt à ce qu’elle reste un désert.
Ce sol de l’agro romano cependant est le plus riche qu’il soit; il se compose de deux parties distinctes: le tuffo, terre admirable, riche en phosphate, en potasse et en azote, susceptible d’une culture intensive, et la pozzolana, sorte de sable dont on fait un ciment qu’employaient déjà les Romains, et qui s’exporte au loin.
Actuellement la malaria a rendu ces richesses improductives. La malaria, qui règne pendant trois mois de l’année, juillet, août et septembre, est causée par la stagnation de l’eau des marais, en l’absence de toute culture. Le problème qui s’impose est celui-ci: se servir de l’eau stagnante pour l’irrigation selon la méthode lombarde, et la rendre bienfaisante au lieu de destructive. Partout se retrouvent dans la pozzolana les traces du drainage des Romains qui avaient su rendre habitable une région où présentement pas un oiseau ne vole. Des terres plus malsaines encore: la maremme toscane, l’estuaire du Pô, ont été reconquises pour l’agriculture et des hommes compétents sont persuadés qu’on peut en faire autant pour la campagne romaine, et enrichir le pays de ses immenses ressources.
Aujourd’hui l’entreprise est entrée dans le domaine de la réalité; au cœur de l’agro romano, une première famille colonisatrice s’est installée à la «Cerveletta», propriété du duc Salviati, un des promoteurs de cette tentative hardie. Le sol marécageux a été comblé, au moyen d’un déplacement de terre, accompli à l’aide de «Decauville»; à certains endroits le sol a été rehaussé à une hauteur de deux mètres et demi. Le desséchement ainsi effectué est définitif, les bouches d’irrigation sont établies de quinze mètres en quinze mètres, l’eau y coule limpide et claire, et sur ce sol racheté, le rendement est déjà admirable. Là où se recueillait une récolte de foin par an, on en obtient neuf; aussi malgré les énormes dépenses que nécessitent les travaux préparatoires, elles se trouvent couvertes presque tout de suite. La maison d’habitation, ancien pavillon de chasse des Borghèse, est une vaste demeure d’aspect féodal, avec des murs bastionnés, une tour carrée et une façade épaisse à un seul étage. Un large porche mène à une belle cour intérieure, remplie au moment où j’y pénètre par les membres d’un congrès de vétérinaires, venus pour visiter les étables de la «Cerveletta». Etablis seulement dans l’agro depuis le mois d’octobre 1895, les colons de la «Cerveletta» possèdent déjà près de cent têtes de bétail, et en attendant le résultat plus tardif du rendement agricole, celui notamment de la vigne et des oliviers, le produit de la vacherie représente amplement l’intérêt de l’argent employé.
C’est un type infiniment intéressant que celui de l’agriculteur lombard, qui, suivi des siens, enfants et petits-enfants, est venu courageusement tenter une œuvre si souvent jugée impossible; vieux par les années, il a soixante-quinze ans, mais jeune par la vigueur du corps et de l’esprit, distingué d’aspect, mince et actif, la tête couverte d’une petite calotte de soie puce, une cravate blanche nouée autour du cou, les yeux brillants et perçants, il fait avec orgueil les honneurs de son exploitation. Comme les vétérinaires présents se préparent à inoculer son bétail selon la méthode de Pasteur: «Ah! Pasteur, quel homme!» Et cherchant comment mieux exprimer son admiration: «C’est un soleil!» ajoute-t-il avec une conviction émue; et il me semble qu’on ne peut mieux caractériser ce grand bienfaiteur de l’humanité. Un homme de cette trempe, pénétré profondément des doctrines pasteuriennes, est précisément celui qu’il faut pour appliquer avec suite et succès les lents procédés d’un assainissement raisonné. «Je défie la malaria», dit-il en levant sa belle tête au regard intelligent, et il a sans doute raison. Pour l’aider dans sa tâche et le remplacer au besoin, son gendre est là: grand jeune homme décidé; et ils se sont adjoint un troisième associé afin de diviser les responsabilités et parer aux éventualités. Tous trois sont des hommes d’éducation, car ce n’est pas la force brutale qui est en jeu ici, mais la science, le courage et la persévérance.
Pour assurer le succès de ces commencements difficiles, ils ont amené avec eux des ouvriers lombards dont les barbes blondes et les corps robustes contrastent avec la mine plus déliée, mais plus chétive, des paysans des Abruzzes; les uns et les autres sont soumis à une hygiène rigoureuse, et, au moindre malaise, on pratique une injection sous-cutanée de quinine. Ils sont engagés au mois; les Lombards, qui sont logés dans d’excellentes conditions et nourris, ont un salaire fixe; comme le proverbe local veut que la cura della malaria sta nella pentola (le remède de la malaria est dans la marmite), un veau est tué chaque semaine pour les ouvriers de l’exploitation, et, l’été, ils reçoivent un litre de vin par jour; l’eau est excellente partout dans l’agro, c’est celle de l’aqueduc de Trevi qui donne une fontaine par kilomètre. Au moment de la malaria, il importe de manger peu à la fois, mais souvent, de sortir tard le matin, rentrer tôt le soir, et surtout de ne jamais quitter le tabaro; avec des précautions raisonnables, le risque se réduit à un minimum, qu’il y aurait lâcheté à ne pas affronter, et la transformation de l’agro romano telle qu’elle est projetée ouvrirait un débouché naturel et précieux aux paysans des Abruzzes et des Marches, qui, actuellement, au risque de dangers encore plus grands, émigrent en masse vers l’Amérique du Sud.
Le but des colonisateurs de l’agro serait d’établir dans la campagne romaine, graduellement assainie, la mezzaria, telle qu’on la pratique dans la Romagne et les Marches. Le terrain à l’entour de la «Cerveletta», sur lequel on espère bâtir le premier village, où les ouvriers trouveront une habitation permanente, du travail et un salaire rémunérateur, est prêt, la chapelle bâtie, et les champs fertiles de la «Cerveletta», tranchant sur la stérilité environnante, sont un magnifique témoignage de ce qu’on peut obtenir. Le long des routes nouvelles, on a planté en quantité des arbres de toutes sortes, et principalement des saules qui dessèchent le terrain et donnent du bois pour brûler et pour la vigne. La luzerne que les Romains cultivaient et qui avait disparu d’Italie, le froment et le seigle, le colza qu’on voit pour la première fois dans l’agro romano se lèvent drus et forts sur ce sol vierge qui ne demande pas même d’engrais. La vigne et les oliviers trouvent une terre propice, tous les légumes et les fruits croissent en perfection; un vaste potager a été établi à titre d’essai, et, pour tout cela, Rome, marché certain, n’est qu’à huit kilomètres.
Déjà, aux Tre Fontane, les trappistes, par la plantation en masse d’eucalyptus, avaient obtenu une notable amélioration des conditions hygiéniques de la partie de l’agro qui leur appartient, mais leur tentative n’a aucunement le caractère pratique et scientifique inauguré à la «Cerveletta» par des hommes du métier; ensuite, différence fondamentale, le trappiste, admirable comme pionnier, considère sa vie comme un déchet sans valeur; ce qu’il faut, au contraire, ce sont des colons et la formation graduelle d’une population acclimatée et laborieuse.
VI
OMBRIE
Quand on pénètre dans l’Ombrie mystérieuse et douce, on y retrouve le sentiment qui domine tout ici; une certitude que les conditions anciennes d’existence conviennent toujours à cette race demeurée si profondément elle-même. Tant de faits qui sont lointains et presque incertains pour nous, sont des réalités tangibles pour ce peuple, et, à Rome comme en Ombrie, on marche, pour ainsi dire, sur les pas des apôtres Pierre et Paul, qui ne sont pas ici des mythes effacés, mais des êtres en chair et en os, ayant laissé partout des témoignages de leur passage. On ne se fait pas idée de la force et de la persistance des traditions locales; alors que les événements récents s’effacent et s’oublient, elles subsistent. Ainsi, sur une des collines ombriennes, en dehors de la route frayée, existe encore un petit village composé d’une dizaine de familles, toutes portant le même nom: «Cancelli» (grille) et qu’une légende populaire fait descendre d’humbles habitants de ce lieu, qui accueillirent un jour l’apôtre Pierre errant sur ces montagnes. En échange de leur hospitalité, ils reçurent, pour eux et leurs descendants mâles, le pouvoir de guérir la sciatique, maladie dont le voyageur inconnu avait miraculeusement délivré son hôte. Et cette puissance, ils l’exercent depuis des siècles avec foi et conviction, en face et en dépit de toutes les contradictions. Pie IX fit appeler un des Cancelli à Rome. La parole transmise était leur seule justification, et rien même ne donnait à supposer qu’au premier siècle de notre ère une ville existât au lieu où, aujourd’hui, quelques habitations sont groupées: mais voilà qu’il y a quatre ou cinq ans, un des Cancelli, creusant son jardin, a mis à jour un grand nombre d’objets antiques, dieux lares, dont la qualité prouve que, du temps des Romains, sur ce même site, devaient s’élever des maisons occupées par des gens aisés, et qu’ainsi l’apôtre Pierre se rendant à Rome put s’y reposer avant de reprendre sa route.
Sous le soleil de midi, elles s’étendent, ces routes d’Ombrie, blanches comme des ruisseaux de lait; de chaque côté, les églantiers ouvrent leurs corolles étoilées, les talus sont blancs de fleurs sauvages, et des champs entiers éclatent en une allégresse de fleurs violettes, jaunes et mauves; les coquelicots rouges font de larges taches brillantes, et les fèves à la fleur mauve et au cœur noir croissent en abondance. Les ormes à feuilles fines, les oliviers d’argent, les cyprès noirs, les mûriers festonnés de girandoles de vigne, comme pour une Fête-Dieu, remplissent la vallée qui s’étend au pied des Apennins. Dans les champs, les femmes travaillent, sveltes et gracieuses: elles sont, par le type physique, telles que les maîtres du XIVᵉ siècle les ont peintes; ovale arrondi, yeux doux, bouche en fleur; c’est une merveille de voir une telle beauté chez ces créatures de la glèbe. Elles sont coiffées comme les filles des Pharaons: leur mouchoir de couleur s’abaisse, roulé sur leur front, modelant la forme de la tête, et se rattache en arrière, laissant de chaque côté tomber des pointes qui leur donnent un air de sphynx; elles ont un charme inexprimable. J’ai vu sur la montée d’Assise deux toutes petites mendiantes qui, dans la grâce parfaite de leurs traits mignons, avec des teints bruns comme une lune d’été, étaient une joie pour les yeux; sur cette route, elles sautillaient comme des fauvettes, et faisaient l’effet de deux petites oisilles de Dieu.
Les villes grises à teinte rosée, qui étaient autrefois vertes, bleues et rouges, comme les vieilles fresques nous les font voir, sont jetées sur le flanc des collines et resserrées entre leurs murs et leurs portes. Elles ne sont, à l’intérieur, ni misérables ni sordides dans leur abandon paisible, mais, au contraire, nettes et solides, parfois avec une allure romaine extraordinaire. En voici une dont la porte consulaire est encore ornée de trois statues romaines—Ispello Colonia Giulia Citta Flavia, est-il écrit,—et les femmes qui, le dimanche, sortent des remparts pour aller par la campagne suivre les processions, portent sur la tête et jusqu’à mi-corps un châle de soie noire légère qu’elles drapent comme le voile des matrones antiques. Elles se déroulent dans la vallée, ces lentes processions; le peuple, bien vêtu et l’air prospère (nous sommes dans un pays de mezzaria), s’y presse en foule. Chaque paroisse arrive avec sa confrérie et sa croix, qu’abrite un baldaquin de soie claire; les grosses lanternes dorées, comme des lanternes de carrosse, brillent dans la clarté du jour, entourant l’image du saint protecteur. Ce sont pour ces gens simples des fêtes réelles qui donnent une dignité à la vie et l’élèvent au-dessus des nécessités purement matérielles. La jeunesse vient pour se voir; la race est aimable et courtoise, et les belles filles, gaies comme des enfants, trouvent qu’il est aussi naturel de penser à son damo[O] à l’église qu’autre part, et que certainement saint Isidore ne songera pas à s’en formaliser.
Les vieux palais des anciennes villes de l’Ombrie ne sont plus habités que par des gens tranquilles et endormis, vivant de ressources diminuées, mal à l’aise au milieu des traces du luxe évanoui; d’autres palais sont maintenant propriété de l’État et déshonorés par toutes sortes d’usages serviles; et, sous les armoiries des papes, on a placé les petites tables noires des employés. L’insigne couvent d’Assise est devenu un collège pour les fils d’instituteurs, et dans le réfectoire où se lisaient les effusions franciscaines, un théâtre a été élevé pour le divertissement de la jeunesse! A San-Pietro, près de Pérouse, les Bénédictins donnaient presque gratuitement un excellent enseignement agraire, dont profitaient des centaines de jeunes gens. Les derniers religieux ont été expulsés, le monastère est devenu une école d’agriculture qui périclite chaque année; le patrimoine des Pères paraît s’en être allé en fumée: et les exemples de ce genre pourraient se multiplier, puisque les biens ecclésiastiques sont représentés aujourd’hui par un passif! Il faut, pour l’amour de la vérité et le respect de l’humanité qui n’a pas été pendant des siècles béatement imbécile, comme on voudrait nous le faire croire, répéter que tous ces couvents étaient comme de grands feux dont la chaleur rayonnait au loin. L’Italie actuelle ne manque pas, certes, d’hommes compétents de toute sorte. Mais toutes ces bonnes volontés, tous ces désirs véhéments de progrès échouent et échoueront longtemps encore dans leur ambition de tout créer. On n’a pas voulu tenir compte de l’expérience du passé. Il paraît bien évident, au contraire, que les institutions qui firent surgir tant de villes magnifiques, qui donnèrent une moisson humaine si merveilleuse, possédaient, par certains côtés au moins, des conditions de vie infiniment favorables au développement de la pensée et à la grandeur de la race.
TERRE DE BROUILLARD
I
DECORS ET ASPECTS
So it cometh often to pass that mean and small things discover great, better than great can discover small.
BACON
(Et il advient souvent que les choses petites et triviales expliquent les grandes, mieux que les grandes ne peuvent expliquer les petites.)
Les comédies de Shakspeare, bien plus que ses drames, évoquent l’époque où il a vécu, cette Angleterre du XVIᵉ siècle, si différente de celle d’aujourd’hui, non pas seulement par l’évolution des siècles, mais par l’essence même de son génie. Au théâtre de Sa Majesté, l’acteur Tree a fait revivre triomphalement une des plus délicieuses fantaisies de Shakspeare: La Douzième nuit ou Ce qu’il vous plaira, extraordinaire et savoureux mélange de vie italienne et de vie anglaise. Le poète se souciait fort peu des conventions, jouissant éperdument de donner un libre essor à toutes les imaginations qui lui venaient à l’esprit, sans prendre la peine de les préparer, ni presque de les coordonner.
Ce n’est rien que cette fable jaillie toute vive d’une page de conteur italien, et néanmoins quel spectacle exquis: sur la terre d’Illyrie, où toutes les races fusionnent, abordent deux jumeaux, frère et sœur, l’un croyant l’autre mort; Viola, la sœur, s’éprend soudainement du Duc, sensuel, gracieux, et musicien: et voilà matière à un échange de propos galants et subtils. L’Angleterre du XVIᵉ siècle comprenait parfaitement ces choses, et on dirait qu’elle veut les comprendre encore.
C’est proprement, le divertissement et rien de plus, que nos ancêtres demandaient à la scène... Les décors sont de purs chefs-d’œuvre. Il y a un jardin, avec d’infinis gradins formés de gazons, et des charmilles, et un pont couvert de roses, qui est un cadre pour les amours les plus jeunes et les plus ardentes; on y voit, sans étonnement, s’agiter ce mélange de seigneurs du XVIᵉ siècle, de fustanelles grecques, de belles dames d’une cour d’Este quelconque, de deux compères et d’une commère qui vivaient certainement sur les bords de la Tamise; rien n’étonne... et lorsque le troisième acte se termine sur un air de pipeau du fou, on comprend que c’est un rêve, mais qu’il est bien doux de rêver...
Londres a le plus agréable aspect en ce moment, quelque chose de la fraîcheur d’un réveil: après la période de tristesse qui a suivi la mort de la reine Victoria, on respire, et les visages ont retrouvé toute leur sérénité; le demi-deuil est encore porté généralement dans un certain milieu, celui de la «society» par excellence, et c’est la plus jolie chose du monde que cette quantité de robes de foulard, à tons doux: mauve, blanc, gris, et tous ces panaches noirs légers où tremble du blanc. Jamais, je crois, les Anglaises n’ont été si follement élégantes; je dis follement avec préméditation, car cette orgie de robes ajourées, de dentelles et de gaze, de mousseline de soie, les plus immaculées et les plus légères, dans ce pays et cette ville où tout se salit sous la fumée, entraîne nécessairement une dépense effrénée.
L’air indifférent, les femmes descendent Bond Street, à onze heures du matin, en robe de crêpe de Chine blanc... Il n’y en a pas une ainsi, il y en a dix, il y en a cent! Celles qui ont quitté le deuil sont en bleu de ciel, ou rose pâle, toutes nuances les plus délicates qui ne doivent pas être effleurées. Ce tralala somptueux surprend un peu les yeux habitués à la pondération parisienne, à cet ajustement entre la parure et l’occasion; ici, point, c’est la saison: qu’il soit midi ou cinq heures, que ce soit la rue, le salon ou le parc, c’est tout comme, les bannières sont déployées!
Cette particularité n’est pas nouvelle, mais le genre de toilette actuellement en vogue la rend plus frappante que jamais: comme la mode est pour l’heure au service des femmes grandes et fragiles, pour ne pas dire maigres, elle trouve ici à qui s’adresser; l’Anglaise fanfreluchée est extrêmement à son avantage, avec les énormes chapeaux battant de l’aile, les postiches, qui sont de véritables perruques, élargissant la tête (on appelle cela ici des «transformations», ce qui sauve l’honneur); peu de blondes, la mode est au châtain clair et chaud. Les types fins, que les coiffures étriquées, les chapeaux en béguin encadraient mal, redeviennent de charmants Reynolds et des Gainsborough fantaisistes.
Le changement le plus marqué est la décadence complète du col carcan, ou du velours qui le remplaçait; la majorité des robes sont sans col, ou ont seulement une légère dentelle: autour du cou, un collier de perles, et pour celles encore en noir, des turquoises; il paraît que la turquoise est deuil; c’est drôle... mais c’est joli.
De robes tailleur, point; partout du clair, et toujours du clair; l’éducation de l’œil a été faite par les magasins orientaux, et vraiment on est arrivé à des tonalités qui conviendraient aux bords du Gange... Les petites filles sont toutes presque en blanc et même les grandelettes; les bonnes d’enfants également en blanc.
Beaucoup d’intérêt pour les nouveaux souverains; on s’attroupe devant leurs portraits comme si leurs visages étaient inconnus, ou se révélaient soudainement nouveaux; et, par le fait, ils sont d’un aspect autre; ainsi il y a un portrait du roi Édouard en manteau royal, et de la reine, l’hermine aux épaules, couronne en tête, qui est excessivement curieux, dans son aspect moyen âge: ils semblent, ces deux souverains si modernes, descendre d’une ancienne tapisserie, lui, gros, lourd, impassible, avec, sans offense, une lointaine ressemblance à Henry VIII; elle, hiératique tout à fait, une princesse de missel (on cherche son livre d’heures) incroyablement jeune, les yeux étonnés, la main droite légèrement posée dans la main gauche du roi.
Les badauds demeurent en arrêt devant la porte de Marlborough House; une porte pas royale, par exemple, car les souverains habitent encore, quand ils sont à Londres, leur logis ancien, leur maison de simples particuliers, et de simples particuliers nullement grandioses. On met en ordre Buckingham Palace, où tout change et se renouvelle. Le roi est évidemment bien aise d’être enfin arrivé au trône, et a changé d’allure sans effort; la reine, dit-on, se rebiffe plus à l’étiquette; elle a été habituée à tant d’aisance sous ce rapport, et à si peu de contrainte dans ses mouvements, qu’il y aura assurément à faire pour prendre le nouveau pli, car enfin, quoi que disent ses portraits, elle n’a plus vingt ans!
En vérité la reine Alexandra est vraiment stupéfiante de jeunesse et à la voir passer assise haut dans sa calèche, la taille libre et déliée, le visage extraordinaire sous l’auréole de cheveux dorés, il est impossible d’imaginer qu’elle soit mariée depuis bientôt quarante ans! Et lorsque, ce qui lui arrive souvent, elle tient sur ses genoux royaux le dernier de ses petits-fils vêtu de blanc, l’illusion est complète! Elle est l’idole du peuple, précisément pour cet agrément physique, si merveilleusement conservé; dans les hautes sphères, elle a un peu usé son prestige pendant la longue attente présomptive.
Drôle de chose que la mode; je me souviens d’un temps où la «veuve» en pompeux habits de deuil se rencontrait partout; maintenant elle s’est évanouie, c’est la jeune douairière qui lui a succédé, mais l’imitation est plus difficile. Je regardais une femme, avec un vieux dos pincé à la jeune,—nul manteau, rien,—descendre majestueusement et surtout péniblement, les marches de la Royal Academy. Arrivée en bas, elle s’est retournée, et dans un visage bouffi et durci sous un paquet de frisures foncées, j’ai reconnu la duchesse de X..., une des grandes dames, qui a régné et qui règne despotiquement sur la société anglaise... depuis cinquante ans...; et actuellement elle est nouvelle mariée d’il y a quatre ans! Sa destinée a été extraordinaire: simple jeune fille de bonne maison allemande, sans aucune fortune, elle a été aimée de deux ducs anglais et successivement épousée; son mari d’aujourd’hui lui a consacré sa vie, avait renoncé pour elle au mariage, et finalement ils sont légitimement unis! Ils mènent l’existence de jeunes gens, ne demeurant jamais en place. Elle doit avoir 70 ans ou bien près. (Sa Grâce était de la première fournée à Compiègne après le coup d’État), et comme elle a été idéale en sa première jeunesse, elle aurait pu devenir une délicieuse vieille femme: c’est une carrière bien délicate que celle de rester toujours jeune. Si j’étais la reine Alexandra, je m’en méfierais un peu.
II
LES DISTRACTIONS
On s’étonnera peut-être d’entendre parler de la sociabilité des Anglais et du contraste qu’elle montre avec l’extrême insociabilité qui prévaut maintenant en France. Mais il suffit simplement de fréquenter un peu les omnibus et les chemins de fer anglais pour être frappé de ces façons humaines que les êtres, hommes et femmes, ont les uns vis-à-vis des autres à commencer par les conducteurs frustes et mal mis, qui aident sérieusement et simplement les femmes; quand une femme pénètre dans une voiture publique, il est presque sans exemple qu’un homme ne lui tende pas la main pour l’aider à prendre sa place; ce n’est pas par galanterie, mais—je tiens à l’expression parce qu’elle me paraît vraie,—c’est une espèce d’humanité, l’application générale du principe que le plus fort doit aide au plus faible.
Toutes les fictions sentimentales ont encore cours en Angleterre; du moins jusqu’ici les gestes demeurent. Il semble que précisément l’absence d’uniformité, tout en développant les personnalités, crée entre elles le genre de liens qui procèdent des sentiments primordiaux du cœur de l’homme. Je pose en principe absolu qu’une femme anglaise, seule, égarée ou malade dans les rues de Londres, rencontrerait beaucoup plus de secours et de compassion personnelle qu’une femme se trouvant dans les mêmes conditions à Paris.
L’Anglais est naturellement confiant, et l’éducation ne lui a pas appris à tout suspecter; au contraire, une certaine crédulité est tenue comme une décence d’esprit, et presque un point d’honneur.
Les enfants, les animaux attirent dans les rues de Londres une sympathie particulière et patriarcale; les gens fraternisent facilement, parlent, font des questions ou regardent en souriant. Le baby et le chien jouissent de la faveur universelle, et le grand enfant qu’est l’Anglais s’en amuse presque toujours.
L’idée sentimentale est invariablement sûre du succès. Ainsi, deux fois dans des quartiers populeux j’ai vu comme enseigne, sur la porte d’une gargote, que tout y était aussi bon que le fait mère (as nice as mother makes it). C’est puéril, mais évidemment cela répond aux aspirations familiales d’une clientèle qui paraît l’être fort peu.
Ce côté un peu enfantin du caractère anglais trouve, pour une autre classe, sa satisfaction dans le goût immodéré de la lecture. En règle générale, la Française lit peu: les livres coûtent cher, l’économie est une tradition de bonne maison; les occupations de l’intérieur, de la famille et du monde absorbent plus ou moins la femme, et la lecture n’est qu’un amusement bien intermittent. A Londres, au contraire, l’appétit pour les livres a pris des proportions presque effrayantes; on sait quelle quantité négligeable sont les cabinets de lecture à Paris; à Londres, le principal ne peut être comparé qu’à la Bibliothèque nationale; c’est une institution du même genre, les succursales sont nombreuses et le service des livres pour la province constitue un département d’affaires d’une extrême importance. Tout le monde, à partir de la très petite bourgeoisie, trouve le superflu qui va à la «Librairie circulante». Du matin au soir, les femmes de toutes les classes, presque de tous les âges, rapportent des livres et en viennent reprendre. Mudie, pour l’appeler par son nom, est aussi bien connu de la population londonienne que notre Louvre ou notre Bon Marché des Parisiens. Pour moi, je suis convaincu que l’ignorance est infiniment préférable à ce besoin morbide de vivre dans un monde imaginaire, car ce sont les romans qui, bien entendu, forment le fond des livres demandés. Peut-on se figurer rien de plus mauvais intellectuellement, de plus pernicieux moralement, que cette consommation de littérature inférieure? D’autant que les auteurs font surgir des types, et je suis persuadé que Dodo, par exemple, l’héroïne à la mode, à mon avis bien inférieure moralement à Mᵐᵉ Marneffe, a créé une classe de Dodos, personnes absolument affranchies de sentiments quelconques, monstres d’égoïsme et de sottise. De même que dans l’ordre physique ce n’est pas ce qu’on mange, mais ce qu’on digère, qui nourrit, cet appétit déréglé de lecture n’est en somme qu’une boulimie cérébrale et non pas un signe de culture. La culture intellectuelle la plus raffinée a existé avant l’invention de l’imprimerie. Il est possible que la bonne littérature bon marché soit un bienfait (je n’en suis pas sûr), mais la mauvaise littérature bon marché est assurément un désastre, et nulle part elle n’a plus cours qu’en Angleterre. Assurément ce goût de la lecture devient chez certaines Anglaises une qualité très relevée, mais alors ce sont des laborieuses qui obéissent à une discipline d’études, et la lecture est transformée en un travail. Dans les pays catholiques, l’habitude de la confession, de se pouiller l’âme, comme dit Huysmans dans sa langue imagée, empêchera toujours que des jeunes filles de bonne maison consacrent un nombre d’heures illimité à des lectures oiseuses; cela leur serait tenu à péché, et c’est justice.
Mais cet excès n’est rien en regard de la frénésie de jeu qui s’est emparée des classes supérieures: le «bridge» est actuellement le maître omnipotent de la société anglaise; le goût du gain immédiat a commencé par les spéculations féminines à la Bourse; maintenant il n’y en a plus que pour le bridge, cela dépasse tout ce qu’on peut imaginer; hommes, femmes, jeunes filles, tout le monde joue, dans les clubs de femmes, et dans les salons les plus aristocratiques; on dîne pour le bridge, on se réunit pour le bridge, certaines douairières ont la spécialité de rabattre les joueurs, l’engoûment est tel que toutes les barrières en sont renversées: bon joueur ou bonne joueuse de bridge, avec l’argent qu’il y faut, on entre d’emblée, dans les milieux les plus selects; comme les femmes s’y sont mises avec fureur, les conséquences sont ce qu’elles doivent être, et les scandales de genres divers en sont la suite...
Déjà on entend le cri d’alarme, mais il n’est guère probable qu’il soit écouté; le désir d’émotions fortes, le besoin insatiable d’argent allant toujours croissant, le bridge est venu servir ces deux passions: la femme jouant au club jusqu’aux heures du matin est une variété humaine plutôt curieuse; bien entendu, le champagne et le whisky soda sont appelés à lui rendre ses forces quand ce n’est pas le gingembre. Et notez que c’est l’élite qui s’est donnée au bridge. Ce qui est typique c’est l’espèce de cynisme avec lequel cette société confesse ses vices, elle le fait comme elle étale son élégance, sans réticences. On a le sentiment qu’à côté de Londres, Paris est une ville fermée, mystérieuse, car il n’y a aucune comparaison entre les discrètes réclames mondaines et la façon dont ici tout est jeté en pâture au public. Le peuple de cette ville est mille fois plus tolérant que celui de Paris, mais j’aurais peur du réveil!
Dans des temps qui, vus de loin, paraissent avoir été en proie à de nombreux maux, guerres périodiques, pestes, famines, les peuples chrétiens avaient puisé dans leur foi un ressort extraordinaire, et les jours chômés apportaient la joie au plus pauvre. Il est indubitable que nous ne connaissons plus rien de cette ivresse physique des fêtes du moyen âge. Pendant trois siècles, les fêtes catholiques ayant été supprimées, la joyeuse Angleterre avait perdu la tradition de ces bordées populaires, exutoires en somme nécessaires. On y revient, mais on ne chôme plus les saints, on chôme les banques: Bank holiday est une institution dorénavant reconnue, se renouvelant quatre fois par an, et qui est la fête exclusive du prolétaire; ces jours-là toute la population laborieuse se répand aux environs de Londres, et dans les endroits où l’on peut s’amuser. C’est le grand jour de liesse pour Arry et Arriett! Cette année même j’ai assisté à Hampstead aux ébats de cette populace un peu rude, mais en vérité pas méchante. Cette colline de Hampstead est admirable. De ce côté seulement Londres s’arrête net; il n’y a pas cet éparpillement sordide qui, par ailleurs, fait ressembler la ville à un océan sans bords. Ici, c’est la pleine campagne; un grand vent d’est gai et sain balaye l’atmosphère, la colline est verte, montueuse, couverte de beaux genêts; tout en haut, sur la crête, quelques belles habitations particulières, entourées de ces jardins exquis de paix, d’ordre et de fraîcheur, qui sont le vrai jardin anglais; puis sur le Common, le grand ébat des baraques, des chevaux de bois, des orgues, des charrettes, des rafraîchissements, des vendeurs de petites bouteilles d’étain, dont en pressant on fait jaillir un jet d’eau, (et c’est ma foi plus propre que les plumes de paon); beaucoup de musique, beaucoup de drapeaux, beaucoup de bruit; aucune difficulté à circuler au milieu de tout ce monde; quantité de filles appartenant à la classe des match makers, ouvrières des fabriques d’allumettes; elles sont là avec leurs chapeaux emplumés, leurs jupes claires, leurs allures indépendantes. Ces filles ont un type bien spécial: elles portent toutes une frange de cheveux coupés au-dessus des yeux; en général elles sont très brunes; il y a eu évidemment dans cette classe inférieure un mélange de sang étranger, peut-être même de sang bohémien; c’est comme une race dans la race; moralement elles sont folles de parure; leur Feather Club prime tout pour elles: on se réunit par groupe de dix ou douze; chacune verse sa cotisation hebdomadaire: un shilling, six pence, c’est selon; puis on fait l’acquisition d’une plume qui est tirée à la loterie par les membres du club. Ces filles ont une besogne dure et mal payée, mais sont indépendantes et insouciantes, faisant l’amour comme Mimi Pinson, sans intérêt et sans arrière-pensée. Elles sont là ce jour de printemps à s’amuser avec la liberté de jeunes pouliches. Beaucoup aussi de grandes fillettes, bien moins enfants que nos enfants du même âge; très habillées d’affiquets de toute nuance, elles passent par groupes se tenant la main et dansant des pas de music-hall, avec un plaisir évident. Arry, lui, crie, monte sur de pauvres et patientes haridelles. Par-ci par-là un couple vautré à terre; mais c’est l’exception; ils sont comme momentanément emportés dans une grande impulsion de mouvement; c’est la revanche animale de l’immobilité laborieuse et fastidieuse. Le propre de ces fêtes, c’est qu’elles n’évoquent rien; aucune idée patriotique, aucun anniversaire, aucun sentiment; c’est uniquement une récréation consentie. L’Église, qui a toutes les sagesses, savait bien ce qu’elle faisait en tolérant les fêtes populaires, et en les revêtant d’un caractère religieux, et voici qu’après le puritanisme l’Angleterre y revient, avec l’idée en moins.
III
LE «HOME»
Les Anglais parlent beaucoup de leur amour du «home»: il m’apparaît toujours de la même nature accommodante que la dévotion d’une très grande et honneste dame du XVIIᵉ siècle, laquelle, couchée à l’aise avec un ami particulier, lui dit soudainement:
—Petit bon (c’était son nom d’amitié et d’usage), il y a quelque chose en vous qui me fait peine!
—Et quoi donc, madame?... (Ah! que ces gens étaient bien élevés!...) répond l’interpellé inquiet.
—Petit bon, vous n’êtes pas dévot à la Vierge, non, vous n’êtes pas dévot à la Vierge!...
La famille anglaise, roulant pendant des années consécutives, de ville d’eaux en ville d’hiver, d’hôtel en appartement meublé, proclamera en toute circonstance son sentiment supérieur de la valeur du «home» et tiendra pour certaine, indiscutable, l’infériorité de l’âme française sur ce point spécial. Or, cela est comique!... Ces gens, qui ont sans cesse le «home» à la bouche, et en parlent comme du saint des saints, ne ressentent nullement pour leurs pénates familiales cette sorte de pudeur et d’attachement qui est le fonds même du culte du chez soi en France. L’idée de louer couramment et habituellement le logis qu’on habite, de laisser au plus offrant le droit de pénétrer dans le secret de l’intimité de notre vie, de profaner en les livrant aux mains et aux yeux étrangers, les chers souvenirs, inspire une juste horreur à toute vraie femme de sentiment délicat. Il faut une nécessité impérieuse pour réduire une famille française à envisager cette idée, et il n’en est pas qui ne préfère une habitation restreinte, qui demeurera sacrée, à une installation plus vaste, ayant la banalité de l’hôtel. En Angleterre, au contraire, la location du «home» entre dans les combinaisons budgétaires de presque chacun; on reste stupéfait de la facilité avec laquelle, même les grands seigneurs riches, louent leurs habitations, soit à la ville, soit à la campagne, et rien ne m’étonnerait moins que de voir le roi Édouard en faire autant à un moment donné. Chez les classes moyennes, c’est une coutume courante: va-t-on à la mer, on loue sa maison; veut-on voyager à l’étranger, on la loue encore; cette opération ne cause ni chagrin ni déplaisir, aucune révolte n’accompagne la pensée de voir envahir le sanctuaire du «home»; beaucoup même l’embellissent, non pour en jouir, mais pour en tirer meilleur parti. Les Américains sont spécialement friands de demeures renfermant des souvenirs héréditaires: pas un des souvenirs les plus personnels ne sera enlevé, pas un visage aimé et disparu ne sera tourné au mur! Quand on est témoin de ces choses et qu’on songe à l’amour presque frénétique de la majorité des Françaises pour leur armoire à glace, à la répugnance profonde qui les envahirait à la seule idée de laisser quelqu’un d’inconnu coucher dans leur lit, on peut mesurer la différence radicale des deux caractères et dire qui aime le «home»!
L’instabilité de la famille anglaise est sans égale en Europe; où voit-on autre part des familles qui, pour raison d’économie ou d’éducation, s’exileront indéfiniment et iront planter leur tente dans quelque ville étrangère? Les Anglais ne font pas autre chose, les journaux féminins à clientèle énorme sont bourrés d’indications sur toutes les pensions bon marché d’Europe; pas de trou breton ou allemand qui n’ait été exploré en vue de ces émigrations qui ne cessent jamais. Même dans le pays natal, on ne sait plus demeurer tranquille et si on pose dans le «home» officiel, l’agitation est cependant l’état normal: les filles de la maison seront continuellement en «visite»; on s’absente pour deux, pour trois jours à propos de tout et de rien; le besoin de diversion est devenu l’aspiration dominante; du haut en bas de l’échelle sociale, le «change» est tenu pour la panacée universelle. Il est certain que le sentiment du devoir s’effritant tous les jours plus, et la vie en elle-même n’étant pas constamment amusante, il est nécessaire de se démener pour la rendre plus divertissante. Les Anglais et les Anglaises de ce siècle sont un peu comme les gens d’estomac malade à qui il faut des régimes extraordinaires; l’existence, voire même luxueuse, douce et familiale, ne suffit plus qu’à une petite minorité: exercices physiques périlleux, risques de la chasse à courre pour les jeunes femmes, un craze (lubie) d’un genre quelconque, semblent une nécessité pour exister. L’épanouissement pur et simple de la jeune fille en femme, le mariage et la maternité comme sanction suprême de l’existence, sont considérés comme des doctrines surannées; et comme la nature, malgré la résistance qu’on lui oppose, reste toute-puissante, toutes ces jeunes filles à destinée anormale sont bien forcées de chercher ailleurs l’exutoire de leur jeunesse: il se développe chez elles un besoin maladif de distraction, d’agitation, d’exaltation. Le célibat des femmes est un grand danger pour une société; quand il devient trop général, il s’emmagasine une réserve de forces non utilisées qui un beau jour fait éclater la chaudière. Il y a en Angleterre, en ce moment, une génération de femmes qui ont de trente à quarante ans et qui sont, sous des dehors paisibles, des agitées dangereuses. Toutes ces grandes femmes fortes et saines avaient besoin pour demeurer en équilibre moral et physique, de mettre au monde de nombreux enfants, et ni le journalisme, ni les arts, ni l’élevage des chiens, ni celui des chats, ni les ruches d’abeilles dans le salon, ni les oiseaux apprivoisés perchant sur un arbre dénudé placé dans le hall, ne remplacent ni ne remplaceront ce pour quoi Messire Adam et Madame Ève perdirent l’ennuyeux paradis terrestre. Aucune organisation sociale ne peut être basée sur la stérilité, et le «home» anglais actuel est une pépinière d’égoïstes. Dès que la souffrance et l’ennui cessent d’être acceptés comme des phénomènes ordinaires inhérents à la vie, il n’y a plus moyen d’avoir de «famille», chacun tire désespérément pour soi, sans grand profit généralement.
De même qu’on a accepté le mot de «home» comme désignation suprême, de l’arcane inviolé, de même celui de «gentleman» a pris, on ne sait pourquoi, la place de l’ancien «honnête homme». En Angleterre, l’idée qu’on s’est faite du «gentleman» a différé, non pas assurément d’année en année, mais d’époque en époque, et tous les trente ans à peu près a subi une transformation considérable. Le «gentleman» anglais d’il y a cent ans, s’enivrait presque tous les soirs, vendait son vote, pariait de grosses sommes sur la date probable de la mort de son père, menait publiquement en carrosse sa maîtresse à Ascot,—un autre carrosse suivait avec toute la famille de la favorite, troupe de baladins italiens—laissait pendre son précepteur pour avoir usé de son nom au bas d’une lettre de change, et, en somme, commettait force actions que le «gentleman» de trente ans plus tard eût trouvées dérogatoires; néanmoins à l’occasion il était fort galant homme, respectueux du code d’honneur qui suffisait alors. Aujourd’hui le méli-mélo est complet, et les idées les plus saugrenues viennent aux cerveaux des jeunes; le sens des convenances, non pas seulement des mœurs, mais de ce qui se peut faire, est absolument perdu. Il est accepté qu’on peut tout entreprendre pour de l’argent, et le cynisme à ce sujet est sans voile. C’est vers le milieu du siècle dernier, je crois, que la conception du sens spécial donné à ce mot «gentleman» a été la plus élevée. Les Anglais, en général, sont très persuadés que c’est chez eux qu’ont été inventés la haine du mensonge, le respect de la parole donnée. L’idée que ces vérités ont été connues et pratiquées sous d’autres cieux leur apparaît douteuse; en tout cas, pour se servir d’une expression triviale, ils ne doutent pas que chez eux la qualité de ces choses-là ne soit «extra» et, ce qui est plus étonnant, c’est qu’à force de le dire ils l’ont fait accroire à d’autres, et qu’il semble que la langue française ne possédât pas un vocable résumant en soi ce qui forme «l’honnête homme» ou le «gentilhomme», mot charmant et élégant tombé stupidement en désuétude.
IV
LA PUDEUR ANGLAISE
La pudeur anglaise est une chose toute spéciale, elle porte sur certains sujets, mais elle en respecte d’autres: l’importance du «baiser» en Angleterre est quelque chose de prodigieux, et je ne parle pas du baiser entre proches, qui se pratique peu et est plutôt méprisé, mais du baiser entre personnes de sexes différents. Ce qui s’échange de baisers dans les romans anglais contemporains est stupéfiant; les «lèvres entr’ouvertes», les «douces lèvres» sur lesquelles on boit l’ivresse sont sans cesse invoquées à peine deux jeunes gens se sentent-ils du goût l’un pour l’autre, que crac ils s’embrassent un peu, beaucoup, éperdument, et très souvent; même dans les romans vertueux, après cette petite cérémonie renouvelée un nombre illimité de fois, on ne s’épouse pas: on s’essuie la bouche pour recommencer ailleurs. L’Angleterre puritaine avait absolument perdu le goût du baiser, qui était cependant un goût du terroir, car Erasme, venu en Angleterre au XVIᵉ siècle, se déclare ravi du gracieux salut coutumier des belles filles d’Albion, qui, toutes, baisaient l’hôte étranger. Jusqu’à une époque récente, et depuis plus de cent ans, il n’était jamais question dans les romans du baiser d’amour; les gens s’y aiment assurément avec toutes les conséquences de cet état, mais ils ne s’embrassent pas à la première sommation. George Eliot, par exemple, dans Adam Bede qui repose tout entier sur une séduction, n’aborde même pas une scène intime entre les amants; ses réticences sont inouïes: il faut, à certains moments, de l’attention pour comprendre ce dont il s’agit. Thomas Hardy, qui est infiniment plus franc, fait cependant tomber un opportun brouillard à l’instant précis où les amants vont s’étreindre. Aujourd’hui les choses en sont à ce point, qu’à mon avis je ne connais pas pour une jeune fille de lecture plus dangereuse que celle des romans anglais; on trouble peu l’innocence avec des allusions à un acte inconnu, mais le baiser se comprend facilement, et la façon dont les héros amoureux enserrent de leurs bras forts les héroïnes, amoureuses également, manque de réserve aussi totalement que faire se peut, et ce butinage répété de leurs lèvres roses est certes fort éloigné d’être chaste.
Dans un livre récent qui a atteint une circulation énorme: les Lettres d’amour d’une Anglaise, il éclate une impudicité prodigieuse. Notez que ce livre avait la prétention d’authenticité et a été accepté pour tel; ce sont les lettres d’amour d’une vierge! Car les lettres d’amour d’une femme n’eussent pas été tolérées: le premier point à présupposer étant la légalité de l’attachement, après quoi vogue la galère; le livre, très bien écrit, du reste, a été lu partout. Cette jeune «Anglaise» donc a vingt ans et son abandon avec son fiancé dépasse l’imagination; du reste, elle en a conscience et lui déclare (en d’autres termes) que, dès qu’elle l’a eu envisagé, elle a senti toute honte bue. Juliette, qui est pourtant tendre, de quelle pudeur délicieuse n’entoure-t-elle pas, même l’allusion à un premier baiser, et quand Roméo lui parle de ses lèvres: «Les lèvres doivent servir pour la prière,» répond-elle. Quel enchantement dans leur ardent duo d’amour, et cependant quelle réserve! Oh! nous avons changé tout cela; la vierge anglaise du XXᵉ siècle ne marchande pas les plus orageux baisers, elle va jusqu’à baiser (par lettre, il est vrai), les pieds de son amant: c’est le mot, il me semble, qui répond à un pareil état d’âme.
Une des convictions courantes, du reste assez justifiée, est qu’il ne faut pas parler de culottes devant une Anglaise; et, cependant, dans ce même pays, on a un véritable culte pour le flogging (fouet) (qui ne se donne pas sur la culotte); cette étonnante pratique est éminemment aristocratique: on fouette à Eton et à Harrow, on ne fouette pas dans les board schools (écoles communales). Aucune Anglaise, si réservée qu’elle soit, n’hésitera à aborder la discussion sur ce sujet qui passionne. Un noble pair se vante à la Chambre des lords d’avoir été fouetté dix-huit fois dans le cours de son éducation, et vraiment pour ceux qui n’admirent pas le système, rien de plus répugnant que cette idée d’un grand garçon mettant bas ses culottes pour recevoir les verges, on se demande quel genre d’amélioration morale peut en résulter?
Mais voici qui est bien plus fort, le Truth a révélé qu’il existe à Londres une fouetteuse de profession, vous m’entendez bien, une femme—si on peut lui donner cette appellation—qui, moyennant rétribution, va à domicile, sur l’invitation des parents, fustiger les filles rebelles; elle a avoué cyniquement avoir fouetté des filles de dix-huit ans! D’autres parents lui confient leurs enfants à domicile pour être corrigés par elle. J’accorde que cette créature soit une monstrueuse exception, mais enfin elle a des clients, et soyez assurés que ce sont des gens d’une respectabilité impeccable.
La pudeur reprend ses droits: dans ce pays à nombreuse famille, on en est arrivé à ne plus écrire ni prononcer les mots simples qui disent la grossesse et la délivrance de la mère; quand les circonstances l’exigent, au lieu des vieilles expressions anglaises qu’on retrouve dans les correspondances d’autrefois, on se sert du «français» où, comme en latin, on est supposé pouvoir braver l’honnêteté; un journal écrira que la reine ou la princesse de tel pays est «enceinte» en italiques, ou qu’elle attend son «accouchement». Quelque chose de plus bête est difficilement imaginable. Dans cet ordre d’idées ils arrivent, même dans la légalité, à des effets de haut comique. Les naissances, en Angleterre, s’annoncent par la voie des journaux; la phrase d’usage est celle-ci:
«La femme de M. S...—d’un fils.»
Parfois une citation biblique accompagne l’énoncé du fait sous-entendu; en voici une que j’ai recueillie: «Non pas à nous, mais à Lui soit la gloire.» Tout commentaire est superflu!
Il est un autre point sur lequel la pudeur de l’Anglaise a d’étranges accommodements; il fut un temps où la femme ne parlait pas de ses ablutions, mais les Anglais ont la propreté agressive et le «tub» est une de leurs gloires; une femme, donc, parle de son «bath» devant n’importe qui; passe encore s’il s’agissait du bain profond, à l’eau lactée dans laquelle la femme se blottit comme en un vêtement fluide, mais le tub au contraire, précise une nudité sans voile d’aucun genre. Du reste, un article de foi sur lequel il convient de rabattre, est celui de la propreté anglaise, elle n’est pas aussi complète qu’on le croit; l’Anglaise qui se savonne dans son tub, et en reste là, n’est pas d’une propreté si raffinée; on se lavera sans être le moins du monde délicat sur la netteté du bain dont on se sert; vous verrez en voyage les Anglais se servir de n’importe quel savon, n’importe quelle cuvette, et se frotter le visage avec des éponges douteuses. Une Française propre est plus propre, infiniment plus soignée qu’une Anglaise; je ne parle pas de quelques «professionnal beauties» qui prennent deux ou trois bains par jour, mais de l’ordinaire Anglaise du meilleur milieu. Dans ces hôtels de famille où, non seulement passent, mais résident pendant des semaines consécutives, une quantité de familles qui n’ont pas de domicile à Londres, la propreté est d’une qualité discutable, et bien des détails, si on les observait à l’étranger, serviraient de thème à d’indignées protestations dans le Times. Dans les tea rooms même, les demoiselles serveuses ont pendues à la taille (en arrière), en guise d’essuie-mains, des loques sales; je pourrais citer telle maison réputée de Regent street à la porte de laquelle se tient un géant en livrée, où le lavage des tasses et le service font mal au cœur à regarder, du moins à ceux qui n’en ont pas l’habitude.
V
HYPOCRISIES D’ANTAN ET D’AUJOURD’HUI
Il y a un mot anglais qui n’a aucun équivalent en français, c’est le mot humbug. Cette épithète s’applique également aux personnes et aux idées, mais principalement aux personnes. Être un ou une «humbug» signifie professer ostensiblement certains sentiments qu’on n’éprouve pas et en tirer avantage. Pendant de longues années les «humbug» de vertu furent nombreux; leur nombre était légion.
Le plus brillant et le plus réussi spécimen de ce genre spécial fut, sans contredit, George Eliot. Ce grand génie, dont le visage fort et sensuel dit suffisamment combien elle était peu faite pour le célibat, avait pris la résolution sainte de vivre avec un homme qui était le mari d’une autre; elle était libre, et l’action n’avait pas une énorme importance sociale; elle l’entendit autrement, et ses euphémismes pour expliquer sa situation sont admirables. Elle écrit, par exemple, «qu’elle a accepté depuis quatre ans tous les devoirs d’une femme mariée». Elle prodigue à Lewes l’épithète d’époux, quoique le fait du véritable mariage de son amant fût le plus notoire du monde; d’après les allusions à sa vie personnelle, on croirait qu’elle s’est sacrifiée en holocauste; et ce magnifique «humbug» réussit; le faux ménage en arriva à être hébergé chez des dignitaires ecclésiastiques. D’une autre femme on aurait dit qu’elle vivait avec un amant, pour elle on ne savait pas: elle avait revêtu la chose d’un si admirable et compact vernis d’hypocrisie que l’évidence des sens cessait d’avoir de la valeur.
Aujourd’hui, son humbug prendrait une autre forme, celle sans doute de vivre en toute innocence avec le compagnon de sa vie. On le croirait, car la candeur anglaise a atteint des limites invraisemblables; on s’est aperçu combien on avait tort de juger sur les apparences, et on a cessé d’avoir aucun égard aux apparences. L’étonnement qui gagne l’étranger à la vue de bien des choses est simplement le signe de la perversité continentale. Des tea rooms qui, en France, nous feraient ouvrir des yeux énormes, où les propriétaires féminins promènent des robes de crêpe de Chine jaune, rose, etc., où les demoiselles, en jupes à queue et bavettes de belle chocolatière, errent poétiquement avec des plateaux, où l’on trouve des cabinets de toilette pour se reposer, tout cela, est pur naïf, idyllique: ces femmes charmantes, à voix douce, s’habillent ainsi par goût délicat; la pensée de plaire ou d’être regardées ne leur vient même pas! Si on choisit les serveuses jolies, c’est par respect de l’art; tous les hommes et toutes les femmes qui se retrouvent là, si commodément, cette musique qui couvre les voix, n’ont jamais facilité une rencontre suspecte ou suggéré une mauvaise pensée; non, non, ces belles fleurs s’épanouissent avec la simplicité des marguerites dans les prés!
Voici la surface officielle des discours. Le côté intime en diffère sensiblement, et entre initiés on ne se donne pas la peine de prétendre à grand’chose. De cette intonation discrète, qui est caractéristique à la bonne compagnie anglaise, on tient, dans les meilleurs milieux, des propos comme celui-ci (absolument authentique): à un grand dîner, un homme félicite sa voisine de table sur la beauté du collier qu’elle porte; elle accepte en souriant ses compliments, auxquels il ajoute en manière de piment cette phrase incidente: «Le salaire du péché, sans doute?» et l’on rit.
S’il existait jadis une section du monde anglais où les séculaires préjugés étaient observés, où la gravité jusqu’à l’ennui, la respectabilité jusqu’à la cruauté s’épanouissaient, c’était dans le milieu clérical; eh bien, aujourd’hui, les vicaires, c’est-à-dire les curés anglicans, sont apparemment à bout d’expédients pour attirer et retenir leurs ouailles, car l’un d’eux a imaginé ceci: une des plus belles actrices de Londres—admettons que Lucrèce n’était pas plus chaste, mais enfin, à la scène, elle s’est prêtée plus d’une fois aux mauvaises apparences,—une actrice charmante, voluptueusement vêtue de blanc, a fait, un de ces derniers dimanches, partie du service religieux. Entrée dans l’église, escortée par la femme du vicaire, elle a traversé la nef, précédée du bedeau qui l’a conduite à une place en face de l’autel!—Puis, après les prières liturgiques, elle a pris position dans le chœur même et de là, avec accompagnement d’orgue, a récité des poésies... édifiantes!!!
Voilà... Il n’y a peut-être pas de mal, diront les âmes simples; celles qui ne le sont pas y verront un scandale d’une nature si subtile que les conséquences qu’il peut entraîner sont vraiment infinies, car ce joli coup de théâtre s’est passé dans un milieu rural... et l’impression qu’il a dû faire sur des cervelles primitives est difficile à concevoir. L’actrice, naturellement, trouve qu’elle a accompli une mission sociale tout à fait dans l’esprit de la primitive Église...
S’il n’y a pas là le signe évident d’un gâchis moral, je ne sais ce qu’il y faut; du reste, l’aristocratie anglaise, si elle a jamais un réveil cruel, l’aura voulu; elle perd volontairement la notion de sa propre nature: les reines ne doivent pas jouer aux bergères; certains éléments ne peuvent fusionner; l’aristocratie anglaise se recrutant sans cesse dans des milieux nouveaux, donnant ses fils cadets à la bourgeoisie, avait en soi une force de durée toute spéciale, un principe magnifique de vitalité; mais encore fallait-il que le bataillon sacré demeurât le bataillon sacré, et acceptât, avec ses grandeurs et ses privilèges, ses servitudes. Que la démocratie riche, même arrivée au faîte de la richesse, comme en Amérique, admette toutes les familiarités protectrices, cela ne tire pas à conséquence; l’importance et la puissance d’un milliardaire transatlantique n’ont aucun caractère mystique; tandis qu’une aristocratie héréditaire et de sélection prétend en posséder un; aussi, quand les duchesses fraternisent sur un pied d’égalité avec des actrices, piétinant gaîment sur les barrières qui les séparaient, commettent-elles un acte dont elles ne comprennent ni ne mesurent la portée. Lorsqu’il fut proposé au Sénat romain de forcer les esclaves à porter un costume particulier, Sénèque s’y opposa, faisant remarquer qu’ils pourraient s’aviser de se compter et s’apercevoir qu’ils étaient les plus nombreux!... Les distinctions sociales étant purement fictives, ceux qui en bénéficient font le jeu de leurs adversaires en s’acharnant à détruire la convention qui seule les soutient; car le jour où il sera définitivement prouvé qu’une duchesse et une actrice, c’est la même chose, l’actrice n’y gagnera pas beaucoup, mais la duchesse perdra tout.
La prostitution des titres a déjà commencé, car on ne peut appeler autrement le fait d’une comtesse ou d’un lord authentique ayant leur nom en toutes lettres sur le programme d’un music-hall, où, du reste, la pairesse s’exhibe revêtue des haillons d’un gamin des rues! Notez que si ces actions paraissaient monstrueuses elles cesseraient d’être immorales. Ce qui est un signe certain de décadence est la prétention, fausse par-dessus le marché, de les considérer comme naturelles.
Le dimanche, à Hyde Park, offre un raccourci extraordinaire de tout ce que Londres recèle d’hétéroclite et de divers. En même temps que les promeneurs élégants traversent les allées transversales, sur les bancs, sur les pelouses s’étalent des êtres lamentables, noirs de misère, n’ayant d’humain que leurs yeux; d’autres dorment au soleil, leur corps brutal assommé sous la fatigue ou l’ivresse; j’en ai observé un, sorte de gladiateur, portant au bras un bracelet de fer comme un anneau de forçat et qui était effrayant même dans son sommeil; les femmes délicates, les enfants délicieux passent sans les regarder, tant il est vrai que rien ne sert en ce monde et que tous les avertissements et tous les enseignements sont inutiles. Dans un autre coin de ce parc verdoyant s’élèvent des bannières pareilles à celles des confréries italiennes; fichées en terre, elles attirent les promeneurs qui demeurent en contemplation. Sur l’une d’elles se voit la représentation de la figure du Sauveur, entourée des quatre côtés de l’exergue singulière: «Come back to Christ Society.» Plus loin les Trades-Unions déploient d’immenses toiles peintes comme celles des forains, avec leurs emblèmes et leurs symboles spéciaux, et des ouvriers pérorent dans une ardeur furieuse; la foule les écoute et les placides policemen se tiennent sur l’orée de ces rassemblements prêts à intervenir s’il le faut. Il me semble qu’il arrive un moment où les peuples cessent d’être vraiment sensibles à l’éloquence—ce moment-là nous l’avons atteint en France: l’esprit de blague prépare mal à subir l’ascendant de la parole d’autrui;—en Angleterre, elle a encore beaucoup d’empire; l’attention avec laquelle les prédicateurs improvisés sont écoutés a quelque chose de remarquable. Je crois qu’un prédicateur ou un réformateur vraiment convaincu, vraiment éloquent, recueillerait en Angleterre une riche moisson; la tranquillité séculaire du dogme vacille là comme ailleurs, mais dans les classes inférieures la foi, j’imagine, est intacte en son essence. Le «Livre» n’a plus au même degré le prestige de fétiche suprême, et vraiment cela n’est pas à regretter, car de tous les asservissements à la «lettre qui tue», celui-là était le plus complet. Chaque jour s’accentue une révolte salutaire et intelligente contre l’observation servile du dimanche, malgré les protestations bruyantes d’un clan de fanatiques. La «Society» a trouvé depuis longtemps un moyen commode de se libérer, c’est de quitter Londres le samedi soir; on émigre en masse pour se divertir honnêtement entre soi, et sans scandaliser personne. A Londres même, les dimanches matin, aux heures de service religieux où, autrefois, on ne se montrait que timidement dans la rue, de véritables escadrons de bicyclistes, hommes et femmes déambulent joyeusement le long des principales artères courant vers la campagne; ceci seul est un changement radical. A la National Gallery qui est maintenant ouverte le dimanche après-midi, peu de monde encore. Graduellement cependant l’habitude s’acquiert de secouer le joug d’ennui vraiment effroyable qui a pesé pendant tant d’années sur le septième jour de l’Anglais; l’idée de se divertir honnêtement ne paraît plus monstrueuse; mais il ne faut pas croire la victoire complète: l’impulsion seule est donnée, et en Écosse les iconoclastes de la joie sont encore les maîtres.
VI
LÉGISLATION
La vie est bien plus pleine de péripéties et d’imprévu en Angleterre qu’en France: on peut y être bigame, changer d’état civil avec la plus aimable facilité; la substitution d’enfants, les revendications les plus inattendues d’héritage y ont encore libre champ. Au fond, la personnalité d’un Anglais est une chose vague; autant le peerage et les distinctions héréditaires sont réglées d’une façon qui exclut la moindre fantaisie, autant en dehors de ce cadre spécial et très limité, la plus étonnante liberté, je dirai même anarchie, se donne cours. Vous avez hérité de vos parents un nom qui vous déplaît, rien ne s’oppose à ce que vous en changiez; vous vous appelez Smith, je suppose, vous y ajoutez Plantagenet, votre femme devient légalement Mᵐᵉ Smith Plantagenet, et vos héritiers encore plus; mieux: vous êtes juif, ce n’est pas très bien porté, cela peut être ennuyeux, nuire dans une carrière, au lieu de continuer à vous affubler d’une appellation comme «Isaac Lévy», vous devenez «Lionnel Elcot», ou tel nom bien anglais qu’il vous plaira d’assumer. Cette transformation, ne comporte aucun inconvénient; au contraire, on fait son chemin, en jouissant des avantages qu’on s’est acquis de sa propre autorité. En général, le caractère anglais, répugne d’instinct à la dissimulation, autrement rien ne serait plus aisé que de changer de peau; la plupart du temps l’affirmation de l’individu, quant à son identité, suffit; il est notoire que les soldats s’engagent fréquemment sous un faux nom, c’est même l’alibi par excellence; le nombre de gens qui disparaissent, qui fondent dans le brouillard est considérable. La bonne réglementation dont nous nous plaignons, la paperasse des mairies a son très excellent côté, elle lie l’être humain solitaire à la société qui, elle, intervient dans tous les actes de la vie. Les lois actuellement en vigueur répondaient à un autre état social, où les liens moraux étaient encore solides.
Il est certain, par exemple, qu’une réforme sur les lois du mariage s’imposera radicale: dans le Royaume-Uni autre est la loi anglaise, et autre la loi écossaise; en Écosse, le mariage devient légal avec un minimum de formalités: à la rigueur, la volonté énoncée devant témoins de vivre ensemble comme époux suffit pour légitimer les enfants; en Angleterre par contre, il n’existe pas de légitimation subséquente par le mariage des parents; aussi, quand il s’agit d’héritages contestés, il y a beau jeu à arguer, et il est parfois difficile de prouver qu’un homme a été uni en légitime mariage. Le manque de témoins, ou la mort, ou la perte d’un papier, ont mis des gens dans une quasi impossibilité de prouver leur mariage; se remarier dûment et légalement ils ne l’osaient, car cela eût entraîné l’illégitimité des enfants déjà nés; alors on se fiait à la Providence, au hasard, et les choses tournaient bien ou tournaient mal, absolument par chance.
En principe, un homme ne peut pas épouser sa belle-sœur: depuis des années revient devant le Parlement la proposition d’une loi qui rendra légale l’union avec la sœur de l’épouse défunte; cette loi, on ne peut arriver à la faire passer à la Chambre Haute. Pourquoi? Mystère et hypocrisie. Or, quantité de beaux-frères et de belles-sœurs sont mariés, rien ne s’étant opposé à ce qu’ils accomplissent la cérémonie, mais elle est nulle. En Australie, au contraire, qui est une partie considérable de la plus grande Bretagne, la loi a passé, et ces unions sont parfaitement légitimes. C’est une agréable confusion, tout à fait favorable aux faiseurs de romans en trois volumes, mais plutôt ennuyeuse pour les gens raisonnables. Autrefois on ne pouvait pas non plus épouser sa nièce, ce qui est plus explicable: un duc, il y a quelque soixante ans, s’est trouvé être né d’une telle union, alors la Chambre des pairs a compris l’iniquité d’une pareille restriction, et une loi, rétrospective dans ses effets a été votée,—mais pour une belle-sœur, une personne qu’un homme n’a peut-être jamais envisagée du vivant de sa femme, l’inceste est manifeste, et la perruque de tous les évêques de la Chambre des Lords se hérisserait d’horreur s’il leur fallait donner leur sanction à une pareille iniquité. Notez que rien n’empêche une femme de convoler avec le frère de son défunt mari! Non, il n’y a que la sœur de la défunte épouse qui soit interdite.
L’Anglaise, jusqu’à ces dernières années, tenait à se marier, jeune ou vieille, elle «y allait» volontiers; quantité ont eu le plaisir ou le déplaisir de découvrir un beau matin que celui qu’elles croyaient leur légitime époux était déjà en possession d’une épouse! On s’en remettait généralement sans horreur, il y avait eu maldonne, voilà tout. J’ai connu une excellente femme à qui ce petit accident est arrivé: c’était une Anglaise typique, tenant un lodging, les cheveux en boucles, prude s’il en fut, confite d’une distinction d’emprunt; le veuvage lui était amer, elle soupirait à tourner un moulin; puis, un jour ses soupirs se changèrent en sourires, et cette timide créature de cinquante et quelques années annonça qu’elle se remariait; je lui parlai prudence. «Oh! elle était bien tranquille: un homme si posé, un peu jeune, mais si bien, cocher dans une grande maison; elle pourrait aller à la campagne;» les mois passèrent; je la revis: hélas! quelle tristesse, quel accablement, l’époux buvait, la brutalisait, dépensait l’argent, enfin elle prévoyait le jour où il ne lui resterait que ses yeux pour pleurer. Je lui rappelai mes avertissements, le souvenir lui en fut cruel; il était très évident, selon ses propres prévisions, qu’elle marchait au désastre irréparable. Mais une surprise m’attendait; lorsque, après une autre absence, je revins, mon hôtesse était épanouie, souriante, empressée comme aux plus beaux jours... Il n’était pas mort, vu que toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se disputaient sur sa personne; j’augurai donc qu’il s’était amendé et lui en fis mes compliments. «Oh! non, répondit-elle sur un ton d’inexprimable satisfaction; mais il avait une autre femme, je ne suis pas mariée!» C’est encore plus simple que le divorce.
Le divorce, en Angleterre, n’est pas un facteur sur lequel on puisse tabler; il est matériellement inaccessible à tous ceux qui n’appartiennent pas à la classe riche, et de plus, la publicité dont on l’entoure le rend très redoutable: c’est l’amphithéâtre de l’hôpital, et, même pour guérir, beaucoup ne voudraient pas y avoir recours.
Le mariage civil facultatif est une ressource récente en Angleterre, fort utile assurément; autrefois, les registres de l’Église anglicane faisant seuls foi, les catholiques et les autres dissidents étaient obligés d’y avoir recours; mais il ne demande pas non plus de pièces justificatives, il s’escamote avec la même facilité que l’autre. Quel imprévu cela donne aux événements familiaux! Une très belle lady était fiancée à un très riche commoner; elle avait toutes les grâces de Vénus en personne, mais appartenait à une famille appauvrie sans remède; bref, elle s’était décidée; jamais fiançailles ne furent plus triomphantes, du moins pour le mari futur; on était à l’avant-veille même de la noce, et, dans une grande soirée, ils accueillaient gaiement les félicitations publiques; elle, ravissante, souriante, heureuse. Le lendemain à midi, le marquis, son père, recevait un billet de la main même de l’intéressée, lui annonçant le mariage de sa fille avec un jeune lord criblé de dettes; c’était chose faite et parfaite quand l’avis lui parvint; le scandale fut grand; mais elle était mariée, elle garda les cadeaux reçus en vue d’une autre union; le fiancé officiel avait payé nombre de créances du futur beau-père, il ne les réclama pas, il s’en fut, battu et pas content, pour prendre du reste sa revanche peu de temps après.
Ce manque de rigidité dans les événements est une vraie consolation dans la vie; en Angleterre, le sac des espérances reste toujours ouvert: une femme se marie à n’importe quel âge et un jeune homme se trouve porté à la fortune et à la situation politique parce qu’une douairière, qu’on croyait retraitée, l’appelle officiellement aux honneurs de sa couche.
Les héritages aussi sont une réserve sur laquelle chacun peut espérer tirer; la liberté de tester est entière, et sait-on jamais le motif qui décidera un original dans la disposition de sa fortune? Un clubman laissera un gros héritage à un autre clubman parce que celui-ci aura obligeamment, à plusieurs reprises, fermé une fenêtre qui le gênait! Un batelier de Brighton qui n’y pensait plus reçoit un jour sur la tête l’agréable pavé de mille livres de rentes léguées par une vieille dame, qu’il a aidée à ne pas se noyer un quart de siècle auparavant. Le fait d’avoir des enfants et des ayants droit n’enlève à personne, sauf pour les cas de majorat, la libre disposition de ce qui lui appartient; les séquestrations et toutes sortes de vilaines choses peuvent, dans ces conditions, valoir la peine du risque. Dans un volume qui a atteint une grande popularité, Sherlock Holmes, l’écrivain Conan Doyle a fort bien démontré la possibilité de crimes divers, abrités sous l’égide sacré du home, dans ces «country houses» désertes, loin de tout. Nul ne peut pénétrer dans la maison d’un Anglais, et ce rempart qui environne sa personne est par le fait plus utile aux canailles qu’aux honnêtes gens, que les lois despotiques ne gênent guère en réalité; c’est ce qu’avait vu un des plus robustes esprits que l’Angleterre ait produits: le docteur Johnson qui, au XVIIᵉ siècle, revenu d’un voyage en France, estimait que l’autorité royale intervenait en bien peu de cas avec la vraie liberté du citoyen.
Le progrès de la civilisation anglaise n’a pas suivi le même cours qu’en France: avec tout ce beau soin pour la liberté individuelle, on a pendu dans ce pays avec un entrain qui n’a pas été surpassé; il y a relativement peu d’années qu’on s’est calmé; on vous pendait très joliment pour avoir dérobé le réticule d’une jeune fille au Parc. J’ai connu une vieille dame qui, encore enfant, avait été victime d’un vol de ce genre, et est restée toute sa vie attristée d’avoir poussé le cri qui, en faisant arrêter le voleur, avait causé la mort d’un malheureux.
VII
LES ENFERS ET LES REMÈDES
Carlyle croyait fermement au diable. Pour faire partager sa conviction, à son ami le doux philosophe Emerson, il ne trouva pas de meilleur moyen que de le mener visiter les bas-fonds de Londres, les palais du Gin, etc., etc.; finalement il le conduisit à la Chambre des communes... Après chaque tournée il posait sévèrement à Emerson la question:
—Et maintenant croyez-vous au diable?
J’ignore si Emerson accepta la réalité du personnage, mais je comprends que Carlyle, amoureux de la justice comme il l’était, en eut besoin, pour s’expliquer l’abaissement de tant d’êtres humains.—La misère existe très assurément dans toutes les vastes agglomérations, mais à Londres elle s’étale en plein jour, d’une façon douloureuse et agressive; les quartiers riches contiennent des rues basses où, à deux pas des hôtels magnifiques, grouille une population sordide; le spectacle de la souffrance vous offusque quoi qu’on fasse. Certains tableaux ne frappent jamais nos yeux parisiens.
Un soir de juin, il faisait grand jour encore, j’ai vu déboucher dans la rue un essaim d’enfants, garçons et filles; tout un petit peuple pauvre, mais paré, car les enfants ici sont couverts d’oripeaux, c’est un goût incoercible, et beaucoup avec leurs guenilles colorées sont charmants; donc, ils couraient, s’éparpillaient et clamaient dans une sorte de joie frénétique dont je me demandais la raison, lorsque tout-à-coup, derrière cette cohue enfantine, apparurent des policemen poussant devant eux une sorte de longue voiture d’enfant, là-dessus un corps humain de femme était immobilisé, bouclé par des courroies et couvert d’une grossière toile grise; un moment un bras remua, s’éleva nu, découvrant un visage hagard et des cheveux courts en désordre, les policemen abaissèrent le bras, et la guenille ivre passa, conduite au plus prochain poste, au milieu des cris effrénés des petits, qui s’engouffrèrent au premier tournant derrière le lugubre cortège.—Je sais bien que cette façon de ramener une femme ivre, est à la fois décente et humaine, et qu’il serait autrement pénible de la voir se débattre échevelée aux bras des policemen,—mais cette triste procession défilait précisément derrière ce palais de «Hertford House» où sont entassés des chefs-d’œuvre; le contraste était navrant.
Les enfants entre les mains de ces femmes qui boivent sont des victimes sans nom, et il se découvre continuellement devant les «Police Courts» des monstruosités à faire dresser les cheveux sur la tête. Que l’homme boive, cela est déjà abominable, mais que la femme l’imite, alors c’est à souhaiter le feu du ciel, car l’enfer humain que crée un pareil état de famille est plus atroce que quoi que ce soit. Aussi l’effarement que témoignent certains voyageurs anglais lorsque, par exemple, dans les villes d’Italie ils découvrent des mendiants (relativement heureux), la cécité qui les empêche de voir à Londres dans les rues les plus fréquentées, les plus lamentables échantillons de misère humiliée, sont vraiment spéciaux.
Rien ne surpasse en horreur, à mon avis, le type de la femme avilie en haillons, chapeau et tablier blanc! Ce tablier, véritable loque est inénarrable, et elles paraissent y tenir, les misérables! Leurs visages meurtris par les coups, ravinés par la boisson sont pitoyables, et la pauvre italienne qui joue de l’orgue à deux pas d’elles, paraît un noble spécimen d’humanité—elle n’est pas la proie du gin. De tous les fléaux terrestres l’ivrognerie est, sans conteste, le pire, et l’esprit demeure confondu de l’espèce de demi-indulgence qu’elle rencontre. Que, dans une nation civilisée où l’élément charitable actif est si nombreux, on n’arrive pas à édicter des lois qui mettent aux mains de ceux qui ont leur raison ceux qui la perdent volontairement, demeurera sûrement l’étonnement de la postérité.
Dans ces dernières années la brutalité a pris à Londres un développement agressif, celui de la brutalité déchaînée faisant le mal pour le mal; les choses en sont au point qu’elle a reçu un nom spécial: l’hooliganism; les «hooligans», bandits dangereux lâchés contre la société, ont la main levée contre tous. Ce n’est pas seulement pour le lucre qu’ils font le mal, mais pour la joie cruelle d’infliger de la souffrance; ils s’adressent naturellement aux plus faibles et terrorisent certains quartiers de Londres; au mois de novembre dernier, Punch, qui est toujours un excellent thermomètre des préoccupations publiques, a publié sur sa grande page un dessin symbolique assez effrayant:—«Prospero» avec les traits de John Bull, se tient courroucé et immobile regardant les ébats d’une créature bestiale, à face humaine, à corps avorté qui brandit d’une main menaçante un gourdin et de l’autre une pierre.
Au-dessous se lit la légende suivante:
«Que les coups, non la bonté peuvent émouvoir.»
Puis les vers de «la Tempête».
Prospero.—«Il faut nous préparer à rencontrer Caliban. Un diable, un diable-né, sur la nature duquel les soins ne peuvent rien, sur qui mes efforts, humainement parlant, sont tous, tous perdus, entièrement perdus, et de même qu’avec l’âge son corps devient plus laid, son esprit aussi se corrompt...»
Même les plus zélés pour le bien de leurs semblables demeurent interdits devant un pareil produit de la civilisation, et l’on comprend l’idée de ce clergyman philanthrophe, qui, vivant depuis des années au milieu de ces réprouvés, considérait que le premier devoir de la société est de les empêcher de se reproduire;—la brutalité déchaînée que ne corrige aucune crainte ni humaine ni divine est une effroyable calamité. Après des années et des années d’efforts dans le sens de l’éducation populaire, on aboutit à l’hooliganism; l’ignorance n’a assurément rien produit de plus sinistre. C’est à de pareilles œuvres que le vieux Carlyle reconnaissait la marque de l’ennemi du genre humain.
Je pense que son domaine particulier et favori est le «Public-house», ces horribles palais du vice qui sont partout, dont les portes silencieuses glissent sans bruit sur leur gonds, qui étincellent dans la nuit. Jamais, dans l’obscurantisme réputé du moyen âge, pareils agents destructeurs n’eussent pu exister au grand jour; les législateurs d’antan, qui étaient en somme d’excellents chirurgiens moraux, auraient eu tôt fait de porter le fer et le feu sur la plaie dévorante qui va s’étendant comme un chancre malfaisant. Ce bon barnum de général Booth a vu clair, et il faut l’admirer d’avoir osé crier tout haut la nature du mal. Longtemps l’Anglais s’est tenu dans une volontaire ignorance. On a blanchi le sépulcre à outrance, mais enfin, l’odeur de pourriture a été la plus forte. Il faut également savoir un grand gré aux juges qui, en général, sont d’esprit viril et ne mâchent pas la vérité, ils dénoncent de très haut le vice qu’ils punissent et n’ont point à se reprocher l’hypocrisie officielle. L’un d’eux, tout dernièrement, disait à propos du meurtre d’une malheureuse fille, qu’environ toutes les huit semaines on en trouve une de morte dans les maisons mal famées de Londres. Les gens décents et bien pensants nieraient sans doute qu’en pays protestant, des maisons de cette sorte existent. Il faut dire néanmoins, pour justifier en partie cette réticence mensongère si établie, qu’il y a moins de cinquante ans encore la cour ecclésiastique avait le droit théorique de punir un homme pour inceste ou incontinence. Ces cours ecclésiastiques maintenues et rétablies par Henry VIII ont été des instruments arbitraires d’un pouvoir redoutable, l’habitude de s’en garer par le mystère a créé une seconde nature.
Il existe, en Angleterre, une classe très nombreuse de personnes, excellentes et honorables du reste, qui se servent de la charité comme moyen d’avancement social. Cela se rencontre un peu partout évidemment, mais pas au même degré; on s’étonne parfois, en pays catholiques, du peu d’enthousiasme avec lequel les ordres religieux accueillent le concours des laïques; c’est qu’ils ont appris à en connaître la qualité. Le bien, assurément, est toujours le bien et, quelle que soit la source, le zèle est bon en soi; mais cependant il peut y manquer quelque chose: une somme immense d’efforts ira, par exemple, se porter sur les côtés puérils de la misère, et il vaudrait mieux, il me semble, s’occuper moins de développer parmi les pauvres le goût de cultiver les géraniums et les fuchsias, et combattre plus résolument l’ivrognerie et la prostitution.
L’habitude, fort utile aux peuples comme aux individus, de l’examen de conscience, manque tout à fait à cette race, aussi elle n’en a pas fini avec les surprises. Déjà l’Anglais découvre avec stupéfaction qu’il a perdu sa primauté sur bien des points, l’orgueil de quelques-uns frémit et s’alarme, surtout de l’indifférence avec laquelle ces petites défaites (commerciales ou de vitesse maritime) sont acceptées par la masse; le physique des hommes a décru; les métiers manuels nourrissent de moins en moins leur homme et la concurrence étrangère est formidable; la main-d’œuvre du dehors abonde, meilleur marché que celle autochtone. Au cœur de Whitechapel, un des plus pauvres quartiers de Londres, vit et s’augmente une population laborieuse, où les hommes ne boivent pas, ne battent pas leurs femmes;—c’est le vieux Ghetto juif:—là, de tous les points du globe, arrivent les fils d’Israël chassés, qui trouvent en terre anglaise sécurité et paix, et qui, par leur essence infiniment plus civilisée, sont d’une concurrence extrêmement dangereuse; leurs enfants reçoivent dans les magnifiques écoles, dues à la générosité de leurs coreligionnaires, une éducation excellente que les parents, loin de saper, soutiennent de tous les antiques préceptes de leur Loi séculaire. Dans ces écoles, quatre-vingt-dix pour cent des enfants sont d’origine étrangère: Russes, Polonais, Roumains, et tous deviendront des Anglais militants, sans embrasser cependant les vices qui affaiblissent la nation. En plein Londres, s’étalent dans ces rues juives les affiches et les enseignes en caractères hébraïques, l’archaïsme en est saisissant! A l’heure critique qu’est la présente, nul doute que l’avènement d’un roi ne soit un bonheur pour le pays; la vieille reine avait façonné plus ou moins les réalités à ses désirs, on en était arrivé à éviter la discussion de certains sujets qui pouvaient choquer ou inquiéter ses susceptibilités; une influence virile sera infiniment plus saine, le nouveau souverain ne s’effarouchera pas facilement, et il faut espérer que la contemplation de la «Greater Britain» ne le détournera pas complètement de ce qui se passe dans sa petite île; qu’on arrive à en extirper le fléau de la boisson, et elle sera un fleuron à envier, car l’étoffe humaine y est riche, solide et résistante.
VIII
LARGESSES ET ÉDUCATION
«Au besoin on connaît l’ami», est un proverbe qui trouve sans cesse en Angleterre sa plus consolante application. Notez que je dis en Angleterre et non dans les Iles Britanniques:—l’Anglais, très différent sur ce point de son voisin l’Écossais, est naturellement généreux, éloigné par tempérament de toute prudence économique; la solidarité est infiniment forte, et chez cette race pratique, à l’esprit net, la reconnaissance se traduit presque invariablement en espèces sonnantes. Que ce soit pour remercier un ministre d’État, un artiste, un clergyman, un professeur, ceux qui se forment en groupe admiratif ne manqueront pas de traduire leurs sentiments d’une façon tangible. On offrira à un ministre son portrait, signé d’un nom illustre, à un clergyman ou à un professeur un objet d’art de mince valeur accompagné d’une bourse bien garnie de guinées. La guinée tient son véritable rang dans l’organisation sociale; et, à ce sujet, toute hypocrisie est abolie, les esprits les plus lucides ont franchement dit leur opinion là-dessus. Depuis le vieux philosophe, le docteur Johnson, qui déclarait cyniquement qu’il n’y a qu’un imbécile pour écrire pour autre chose que de l’argent, en passant pas Sidney Smith, une des intelligences les plus vives et les plus alertes du commencement du XIXᵉ siècle, dont l’ouverte profession de foi était «que la pauvreté n’était pas un déshonneur, mais diablement incommode», et Sheridan, à qui on reprochait un jour une transaction politique entachée de vénalité, éclatant en sanglots, et disant qu’il était facile pour ses nobles amis avec leurs dix, vingt, cinquante mille livres sterling par an, de faire honte à un homme dont la vie n’avait été qu’un embarras perpétuel, le sentiment est unanime; et le mystérieux Junius allait plus loin: «Que toutes vos vues, écrit-il à un ami, tendent à acquérir une indépendance modeste mais sûre, sans laquelle nul homme ne peut être heureux, ni même honnête.» De nos jours le prolifique romancier Trolloppe donnait sans hésitation comme raison de son labeur incessant, son désir d’être «généreux envers ses enfants, hospitalier envers ses amis, charitable envers les pauvres»; ces motifs-là lui paraissent tout à fait aussi relevés que l’art pour l’art. Qu’il ait tort ou raison, restera une de ces questions sur lesquelles on pourra éternellement discuter; mais il est évident que cette école positive a fait des prosélytes et que l’effort littéraire se traduit de plus en plus en Angleterre sous la forme d’une entreprise commerciale, au succès de laquelle rien n’est négligé. Une philosophie assez désabusée est le fond de la plupart des intelligences éclairées. En admettant que le désir d’être utile à une humanité à venir possédait véritablement George Eliot, qui écrivait ses romans (qu’on lui payait fort cher, du reste) dans une attitude de sibylle inspirée, vingt ans après sa mort ses œuvres sont démodées, et il paraît bien que son effort ait été surtout utile à elle-même et à ceux de ses contemporains que sa plume a charmés. Aujourd’hui où la production est immense en Angleterre, où il y a une éclosion vraiment riche de talents infiniment cultivés, l’auteur le plus lettré ne dédaignera pas l’entremise du «literary agent» qui fera vendre son œuvre. Les livres qui réussissent sérieusement sont ceux dont un courtier intéressé et expérimenté affirme le succès; on n’imagine pas tout ce qui se fait pour arriver à un résultat, et l’étendue de la réclame à laquelle personne ne se dérobe; les éditeurs eux-mêmes forment des syndicats dans la Cité pour le lancement d’une œuvre signée d’un nom coté et aimé: l’action en vaut autant et plus que celle de l’exploitation d’une mine quelconque.
L’opinion en Angleterre ne serait pas satisfaite si elle apprenait qu’un de ses favoris ne reçoit pas le salaire dû à son labeur, et quiconque, ayant une fois conquis l’oreille ou le cœur du public tombe sur la brèche, est certain de n’être pas abandonné. La façon dont on répond en Angleterre aux appels de souscription est merveilleuse, et c’est chacun qui met la main à la poche. Il y aurait sur ce point spécial des contrastes très humiliants à établir. Lorsque, il y a quelques années, un admirateur de Carlyle apprenait au public anglais que la maison qui avait abrité trente ans l’historien prophète était devenue une sorte d’asile pour les chats abandonnés, il n’y eut, d’un bout à l’autre du pays, qu’une pensée: racheter l’immeuble, et le rétablir dans l’état où Carlyle l’avait laissé. En un temps relativement très court, tout fut accompli, et la triste petite maison de Cheyne-Row, à Chelsea, a repris l’aspect qu’elle eut si longtemps; les meubles solides si minutieusement soignés par Mᵐᵉ Carlyle sont à leur ancienne place, et le cabinet de travail sans fenêtre, construit en haut de la maison, pour éviter le bruit, et qui par le fait fut une cage acoustique, est reconstitué dans son intégrité avec sa statuette de Napoléon Iᵉʳ sur la cheminée, et sa modeste table de travail à tablette, œuvre d’un ébéniste écossais. Des milliers d’êtres vont chaque année en pèlerinage regarder la cheminée de cuisine devant laquelle Carlyle fumait sa pipe, et le salon où cette merveille féminine qui fut Mᵐᵉ Carlyle, avait cloué le tapis de ses mains délicates.
Je ne suis pas, pour ma part, certain que ces pétrifications soient sages, et que l’œuvre destructrice du temps ne doive pas, dans une certaine mesure, s’accomplir; mais enfin cette reconnaissance d’une nation est touchante dans sa spontanéité et ces sortes de témoignages coudoient à chaque instant l’observateur, en Angleterre.
Le besoin de donner est réel chez l’Anglais, et n’est nullement proportionné aux ressources personnelles; il en est comme de l’instinct qui pousse chaque jour par exemple, des milliers de petits employés, cochers, charretiers, à dépenser sans hésiter le penny (deux sous) qui leur met une fleur à la boutonnière; calculez ce que cela enlève par an à un très petit budget? L’économe latin n’y penserait pas, l’Anglais se trouve égayé par sa fleur; il a compris et proclame sans cesse le besoin et le devoir de l’être humain de ne pas être une pure machine. Dans ce pays où la presse est l’exutoire de toutes les idées flottantes, et où pendant les mois de morte-saison les journaux sont faits de lettres de correspondants sur un thème varié, cette question de la dépense inutile est une de celles qu’on discute le plus volontiers et la majorité en proclame sans hésiter le droit et la nécessité.
En vérité la préoccupation de la sécurité du lendemain (lequel demeure toujours problématique) devient, au point où nous la pratiquons, déprimante et paralysante au possible. L’inquiétude de la dot de l’enfant à naître l’empêche de naître.—Les prévisions sages et intéressées portaient dans l’ancien ordre social bien plus sur la famille, que sur l’individu même. En Angleterre, sauf dans l’aristocratie, et par aristocratie j’entends aussi les gentilshommes terriens, la famille comme masse compacte n’existe pas: chacun rame pour soi, chacun se croit libre de ses plaisirs et de ses dépenses, et le petit employé qui jette à la fleuriste sa livre sterling par an ne considère nullement qu’il en frustre le livret de caisse d’épargne de ses enfants; il songera d’abord à se bien nourrir et à se bien vêtir afin d’être en état de donner la meilleure somme de travail; le tracassant souci de l’économie incessante est remplacé par la souscription aux petites assurances multiples: contre la maladie, pour les frais d’enterrement, pour une somme à être payée à la veuve pendant un an, le temps de se retourner; cela fait, l’homme qui est le gagne-pain des siens respire, et agit dans des conditions infiniment plus favorables à sa conservation personnelle.
L’Anglais d’un milieu plus élevé affronte sans hésiter les risques de l’exil et du mauvais climat pour se procurer le large salaire qui lui donnera l’aisance à laquelle il aspire; il ne se contente jamais du nécessaire, but médiocre s’il en fut.
Bien rémunérer ses serviteurs a été une des idées maîtresses de la politique anglaise, et cette idée a pleinement réussi; un Macaulay a été au service de la Compagnie des Indes; aujourd’hui encore des écrivains très distingués, parmi les plus raffinés, occupent des emplois de l’État; le bénéfice est double, pour le pays, et pour eux-mêmes. En Angleterre, l’importance des pensions aux retraités et aux veuves procure à la nation des serviteurs zélés et capables; puis la perspective de titres honorifiques vient s’ajouter aux avantages purement pécuniaires:—le prix vaut la course.—Ce n’est nullement la curée, mais le labeur du bon ouvrier qui veut le prix de sa journée.
Du reste cette politique est vieille comme le monde, et pendant des siècles, a été largement pratiquée partout; les souverains intelligents ont tous été prodigues de dons et de récompenses envers leurs grands serviteurs et il a fallu un véritable raccourcissement de l’esprit humain pour que, dans un pays intelligent, on soit arrivé à envisager d’un mauvais œil la prospérité matérielle de ceux qui rendent des services à l’État: ceci est la pire des hypocrisies jacobines.
C’est cette juste rémunération des supériorités qu’il faudrait imiter et non les procédés d’éducation anglaise.
Depuis la réforme toutes les divergences de race se sont accentuées et, actuellement, rien n’est plus différent que l’aristocratique Angleterre et la France démocratique. L’éducation, à vrai dire, ne me paraît pas faire l’Anglais, c’est l’Anglais qui a façonné l’éducation qu’on lui a donnée, elle convient à son tempérament physique, au climat et à l’état social. On ne réalise pas de ce côté du détroit la force et le prestige encore si robustes de l’aristocratie. Combien un petit lord de six ans est au-dessus d’un gamin intelligent de dix! Quelle distance sépare ces deux êtres!
L’enfant, en Angleterre, prend son titre en naissant, non seulement s’il est le possesseur en exercice, mais comme fils aîné ou cadet; et ce n’est pas une distinction fictive, l’enfant en sent l’importance dès qu’il peut comprendre quelque chose, et il ne faut pas s’imaginer un instant que l’école anglaise soit une école d’égalité, c’est tout le contraire; cette organisation qui semble donner aux enfants tant de liberté n’est possible que parce que les enfants ont en eux-mêmes des freins continuels; l’oppression y est organisée précisément pour faire contrepoids aux trop grands avantages que confère la naissance: le «fag», c’est-à-dire le «petit» qui est le serviteur du «grand», est appelé à lui rendre toutes les obéissances, même celle de cirer ses bottes et, lord ou non, devra se soumettre à cette loi non écrite.
L’autorité paternelle respectée, l’autorité de l’Église lorsqu’elles pèsent sur l’enfant, le maintiennent dans une infériorité salutaire. Ici, il est affranchi. J’ai étudié chez un des photographes d’enfants le plus à la mode, à Londres, les jeunes visages qui ont posé devant son objectif. Les tout petits, extraordinairement beaux et pomponnés jusqu’à la mièvrerie. (Chose curieuse, chez le photographe en question, presque les seuls enfants simples et véritablement enfants sont ceux de la duchesse d’York, aujourd’hui princesse de Galles.) Mais ce sont les garçons de huit à douze ans qui sont curieux à voir; la dureté et la fermeté des bouches est extraordinaire, on les sent dès lors avec une volonté tendue et un sentiment très vif de leur propre personnalité.
Quant à croire que le mode d’éducation anglaise avec cette liberté complète laissée à de jeunes animaux encore incapables de se conduire, ne comporte pas de terribles inconvénients, ce serait rire; j’ai lu, dans des revues anglaises, des considérations fort élogieuses sur l’éducation française et sa discipline. On assurait le public ignorant que le seul fait de se promener sous la surveillance d’un maître ne crée pas nécessairement des lâches et qu’il y a de pires ridicules que de savoir obéir.
L’Anglais, brutal et autoritaire, demeure le type le plus familier, mais nulle part l’élite intellectuelle ne compte des hommes d’un commerce plus doux et plus courtois, et ils sont nombreux; généralement timides, ce sont ceux-là qu’on connaît le moins à l’étranger, surtout maintenant, car il y a une époque où la bonne entente entre esprits distingués était infiniment plus répandue.
IX
LA PIERRE DE JACOB
Une des singularités de l’Angleterre consiste dans le fait qu’il s’y est conservé une foule de coutumes se rattachant au passé catholique (qui n’a jamais été formellement répudié) et dont on ignore généralement aujourd’hui la signification et la raison d’être. J’y pensais, en écoutant, un samedi soir de cet été, le carillon très harmonieux que sonnaient les cloches de l’église située sur Trafalgar square; ce carillon a battu l’air de ses intonations variées pendant plus d’une demi-heure, sa voix s’en allait à travers l’espace, pressante et douce, mais personne n’y prêtait attention et personne même ne savait ce qu’elle voulait dire,—l’église était du reste hermétiquement fermée.—Ce carillon était probablement une ancienne coutume observée par fidélité et respect de la tradition. Il s’en sonne continuellement de semblables.
Et ces sortes d’anomalies sont partout dans ce curieux pays qui, en cessant d’être catholique, n’a cependant pas voulu d’abord être protestant, s’en défend encore aujourd’hui dans une minorité militante, et où tout n’a pas été d’un trait balayé par le vent de la réforme. Le roi s’est tout bonnement substitué au pape, ce qui explique les contradictions extraordinaires qui sont partout, et principalement dans l’Église établie, dont le Palladium national est le «Prayer Book», document officiel s’il en fut, décrété par le Parlement et autorisé par le roi, qui enseigne précisément le contraire de ce que croient par tradition orale ceux qui s’en servent. L’Anglais moderne est demeuré pétrifié d’étonnement, quand quelques esprits logiques, mais indiscrets, se sont mis à tirer de son livre, sans aucunement en défigurer le texte, un enseignement qu’il abhorre théoriquement. La lutte est ouverte et n’est pas près de se terminer.
L’Anglais qui se croit si affranchi religieusement, qui parle avec pitié du joug de l’Église romaine, est en principe sous le joug autrement lourd du roi, et quiconque se considère comme membre agissant de l’Église établie devrait adhérer à l’acte de Henry VIII abolissant la diversité des opinions, et voulant, tout comme l’Église-mère, l’uniformité. J’ai tenu en mains une vieille Bible du temps d’Élisabeth, qui est un exemple de l’ordre d’idées jugées orthodoxes. Les images sont interdites, mais non celle de la reine qui, à la première page de cette Bible, est représentée couronnée, globe et sceptre en mains: C’est Elle l’autorité suprême, et une longue préface de Crammer contient cette phrase sublime: «La Hautesse du Roi a permis l’Écriture comme nous étant nécessaire!»
En ce moment on se presse encore autour de l’abbaye de Westminster, on contemple ce porche qui, à lui seul, est comme un défi aux prescriptions draconiennes édictées précisément sous le dernier Édouard qui a régné en Angleterre, et par lesquelles il était enjoint de détruire tous missels, images, statues avant le 1ᵉʳ juin 1549. Et sur le seuil même de la vénérable métropole, sereine et intacte, telle qu’elle apparaissait à la vieille Angleterre catholique, «Notre-Dame», son enfant divin sur les bras, a vu passer à ses pieds le représentant de cette dynastie protestante qui a voulu la chasser de la maison de son fils; elle est là immuable, entourée de son cortège d’anges et d’apôtres, escortée de rois et de reines, et ne paraissant pas se douter que son image est une transgression de la loi.
Il est évident que l’état d’âme et d’esprit de la société anglaise, précisément dans cette partie qui touche de plus près au trône, n’est aucunement en harmonie avec le côté archaïque et mystique d’un couronnement où la pierre de Jacob, celle même sur laquelle dormit le patriarche la nuit où il lutta victorieusement avec l’ange, joue un rôle important. Cette pierre vénérable se trouve, à l’heure actuelle, placée sous le fauteuil d’Édouard le Confesseur, lequel fauteuil tient lieu de trône aux souverains de la Grande-Bretagne. Elle n’est pas arrivée là par une intervention céleste et mystérieuse, mais bien grâce au procédé simple et initial qui a été le fondement de toute propriété.
Dans le recul des siècles, aux temps héroïques et tumultueux, les rois d’Écosse avaient en partage cette pierre sacrée sur laquelle ils se tenaient pour être couronnés,—ne me demandez pas comment ils se l’étaient procurée; la tradition, qui vaut bien les livres imprimés, dit qu’elle leur vint d’Irlande, mais quelle route elle avait prise pour arriver de Palestine, les âges de foi ont négligé de nous l’apprendre; elle était authentique, et c’est assez.—En conséquence, les souverains écossais attachaient une grande importance à sa possession, d’autant qu’une prophétie assurait qu’à moins «que le destin fût infidèle (et ceci n’est pas imaginable), là où serait cette pierre, la race écossaise régnerait». Or, les Anglais du XIIIᵉ siècle étaient pas mal pillards, et aimaient incursionner chez leurs voisins du Nord, malgré le mur allant de mer à mer qui les séparait. Donc, un beau jour, Édouard, premier du nom, à la suite de démêlés trop longs à rapporter, s’écria, en parlant d’un prétendant au trône d’Écosse: «Ha! ce fol félon telle folie faict; si il ne voult pas venir à nous, nous viendrons à lui,»—ce qui fut accompli; et, pour bien accentuer son droit nouveau, le roi d’Angleterre prit avec lui et déposa à Westminster la fameuse pierre de Jacob! Et c’est pourquoi sans doute, trois siècles plus tard, les rois d’Écosse devinrent rois d’Angleterre, ils ne remportèrent pas leur pierre dans le Nord, mais ils vinrent dans le Sud et retrouvèrent leur pierre, sur laquelle, il faut l’avouer, ils ne dormirent guère mieux que le patriarche.
La cérémonie du couronnement à proprement parler, «la consécration du roi» que les hérauts d’armes ont trompettée aux carrefours, est en contraste absolu avec tout l’esprit de l’Angleterre moderne. Cette cérémonie toute mystique n’est en vérité qu’un simulacre, mais une intelligence supérieure politique a permis depuis trois siècles de maintenir contre la réalité et contre les lois ces antiques symboles qui ajoutent à la grandeur de la nation, alors même que tout ce qu’ils représentent est tombé en désuétude.
Le dernier couronnement avait été assez terne, l’âme sentimentale et allemande de la jeune souveraine qui montait alors sur le trône n’avait désiré que le minimum de splendeur. Mieux avisé sur ce point, son successeur a voulu faire revivre toute la pompe antique et religieuse du cérémonial séculaire.
Le roi Édouard, septième du nom, a dû se rendre compte que l’apparat des épées nues, des éperons d’or portés devant lui, que toute cette panoplie féodale, si elle seyait à Richard, duc de Normandie, était moins appropriée à sa taille et au genre de vie qu’il a mené et pourtant il n’a rien répudié.
Dès maintenant, il est certain que le rituel solennel sera suivi avec rigueur: le roi sera oint, il prononcera son serment royal en français, puis, rochet, dalmatique et étole aux épaules, il apparaîtra à son peuple revêtu d’un caractère sacré.
Ceux qui trouveraient que «Wales», comme ses intimes se plaisaient à l’appeler (derrière son dos), ne s’était guère préparé à une incarnation aussi auguste, méconnaîtraient d’un esprit court la force des institutions qui font abstraction de l’individu. Le plus digne est extrêmement difficile à trouver n’importe où, et j’imagine que le roi Édouard ne traversera pas impunément une pareille cérémonie, et que, le Veni Creator chanté, il se sentira légitime héritier du glorieux Édouard de sainte mémoire, qui, dûment canonisé, repose à Westminster Abbey.
Il serait vraiment absurde que, dans un pays où le plus petit avocat porte perruque pour rehausser son prestige, où le lord chancelier, écrasé par les marteaux poudrés de la sienne, siège comme une idole sur le sac de laine, le roi jouât au bourgeois.
Le roi Édouard VII témoigne par sa conduite qu’il est pénétré d’une vérité fort simple, mais à laquelle, par une contradiction bizarre, il est arrivé à plusieurs de ses congénères d’être récalcitrants. L’un de ces souverains se plaignait un jour à un ambassadeur étranger des ennuis du cérémonial et de l’étiquette; celui-ci répondit: «Et qu’est donc Votre Majesté, si ce n’est une cérémonie?»
Cette définition de la royauté est admirable dans sa brièveté.
Donc, le roi Édouard, bien convaincu qu’il est une «cérémonie», tient à la rendre aussi imposante que possible.
Le prince de Galles était un homme d’esprit, simple s’il en fut, car son rôle ne comportait pas autre chose; mais, devenu roi, il paraît dès la première heure avoir compris que le Gemüthlich, dont son auguste mère était éprise, n’est pas de mise sur le trône. Du reste, c’est un fait d’observation, que les rois qui ont voulu se libérer des cérémonies, s’en sont fort mal trouvés; dans tous les rangs de la vie, l’abdication de droits reconnus et légitimes est une profonde erreur, et si Édouard VII contribue à enrayer la tendance actuelle qui porte à en faire bon marché, il aura rendu un grand service à ses sujets. Un roi vertueux, dans le sens étroit et familial du mot, est également dangereux, et à ce point de vue particulier le premier souverain de la maison de Cobourg est à l’abri de tout soupçon!
Sans doute il semblerait au premier abord que l’accession d’un roi dont les mœurs ne passent pas pour austères, aura une influence détériorante sur le moral de la société anglaise;—je n’en crois rien—la défunte souveraine est restée soixante ans fidèle à son idéal conjugal, et avec quel résultat! Rien de plus plat, en somme, que sa conception familiale; dans les notes de sa propre main, où elle a révélé sa vie intime, on est abasourdi de l’importance qu’elle accordait aux petites choses; en villégiature, elle ne manque pas une fois la description de sa chambre, et du cabinet de toilette «d’Albert».
Entre la princesse amoureuse qui se mésallie pour satisfaire son cœur et ses sens, en épousant quelque beau chambellan, et celle qui, comme cette fille de la maison de Savoie à qui on présentait le mari le moins fait pour lui plaire, répondait: «Vous le voulez, mon père, c’est pour mon pays; je le veux aussi,» il y a, à mon avis, une différence totale, et l’âme de la dernière est autrement trempée. C’est une étroite idée du mariage que celle d’une sensualité amoureuse satisfaite; le dernier mot pour la prospérité d’une nation ne consiste peut-être pas à ce que tous les maris et toutes les femmes soient absolument obligés de partager le même lit, et ce fut là vraiment, socialement, le résultat le plus tangible de l’influence victorienne: un mari n’osait pas se dispenser de coucher avec sa femme; sous ce rapport spécial, le pouvoir occulte de la reine fut très grand. En voici un exemple absolument véridique: à cette heureuse époque, deux époux vivaient mal ensemble, et, scandale douloureux, le mari faisait lit à part; à la maison, cela passait encore, mais en visite l’affront était épouvantable; l’épouse délaissée, outrée dans son orgueil, entre un jour, ou plutôt un soir, chez son mari et lui tient textuellement ce langage: «Jack, si vous ne couchez pas avec moi, je le dirai à la reine.» La menace était sans appel. «Alors—c’est la femme qui a raconté elle-même l’épisode,—il est venu, il n’a pas dit un mot, et Willie a été le résultat.»
Et voilà de quelle manière la reine Victoria contribuait à la prospérité de son royaume. L’influence du roi Édouard sur l’esprit public sera plus étendue; la nation va d’un bon cœur vers son nouveau roi. Rien de plus rébarbatif, pour se servir d’une expression respectueuse, que les Guillaume et les Georges qui ont porté la couronne; la succession protestante allemande a étranglé la joie de la nation, elle en a modifié le génie, elle a entraîné la guerre civile qui a coûté à l’Angleterre la fleur de sa noblesse.
L’esprit protestant est le plus triste et le plus sectaire qui soit; là où il s’est lentement infiltré il a transformé des races, ainsi le Celte du Nord, naturellement musicien, poète, aimant la danse, vivant d’une vie délicieusement mystique a été peu à peu réduit et abruti; l’acharnement à détruire la gaieté, la poésie, a pris, chez les presbytériens d’Écosse, notamment, des proportions qu’on ne peut imaginer, il faudrait retracer cela fait par fait, pour en donner l’idée. Ce grand affranchissement de la société anglaise et cette impatience des contraintes n’a pas d’autre origine; on a été longtemps étouffé, on veut respirer. Il faut revenir à l’Angleterre du XVᵉ et du XVIᵉ siècles, celle qui était encore indemne ou à peu près, pour bien comprendre le génie de ce peuple; son roi actuel, le plus Anglais qu’elle ait eu depuis plus de deux siècles, comptera assurément dans son histoire; avec lui va s’ouvrir une ère nouvelle. Depuis quarante ans, il n’y a plus eu de cour en Angleterre, les apparitions intermittentes de la reine dans sa capitale n’étaient qu’un simulacre sans influence sur l’ambiance mondaine. Tandis qu’avec un roi visible et présent, qui va tenir à ses privilèges et les exercer, une reine qui est belle et veut le demeurer, tout changera d’aspect ou aura avec qui compter, et l’aristocratie s’en apercevra; les usurpations financières et juives demeureront, mais il est probable qu’elles seront envisagées autrement. Louis XIV a bien fait personnellement les honneurs de Versailles à un financier dont il désirait le concours, mais il n’en est résulté aucune confusion: la confusion seule, non l’approche, est dangereuse.
On a beaucoup parlé de l’expérience de la défunte reine; elle n’en eut aucune réelle, car elle ne vécut que comme reine; l’autre grande souveraine, à qui les Anglais aiment à la comparer, Élisabeth, avait connu des fortunes diverses et contraires,—ce qui l’aida sans doute à bien remplir son rôle.
Cependant, même ensevelie dans sa pénombre, amollie par l’habitude de la douleur, la vieille reine exerçait un empire énorme sur l’imagination de ses sujets; escortée de ses Indiens, elle paraissait une incarnation du prestige britannique; elle était surtout chère au petit peuple par le côté le plus inférieur, en tant que royauté, de son caractère. Ce sera à une autre classe de ses sujets, que le roi Édouard VII s’adressera.
En ce moment, le bon sens britannique subit une éclipse, mais déjà à l’horizon paraissent quelques signes précurseurs d’un réveil; courageusement les vigies continuent à signaler les écueils au large et ce ne peut être en vain.
X
IMPÉRIALISME
L’impérialisme a pénétré dans les couches profondes, et les cerveaux de la génération qui grandit ont reçu d’étranges impressions. Un inspecteur d’école interrogeait cet été même une classe en province, et essayait de faire expliquer par des garçons de dix à onze ans à qui on devait le monde, etc... Silence d’abord, puis une voix: «A Chamberlain;» protestation motivée de l’inspecteur; alors la classe tout entière se révoltant, le traite de «Pro-Boer», et s’ils en eussent eu le pouvoir, ils l’auraient volontiers mis en pièces; toutes les explications furent inutiles. Et, du reste, l’état mental des classes supérieures n’est pas sensiblement plus éclairé, le bon sens droit de la race les a entièrement délaissées pour le moment; ils souffrent d’une maladie que j’appellerai la Kipplinite. Ce n’est plus du tout l’antique sentiment du devoir qui inspirait un Nelson, c’est une fringale d’oripeaux glorieux, de panaches, de bruit, un état d’âme qui a de la similitude avec celui du nègre qui part pour une razzia.
J’ai été à Saint-Paul dernièrement et j’ai vu ceci: le monument austère et froid, sous lequel repose Wellington, et son effigie de bronze sont délaissés; la poussière blanchit la statue sévère du héros; tout à côté est couché Gordon, Gordon le Chinois, Gordon de Khartoum, Gordon le fanatique,—il est étendu avec sa Bible et son épée à son côté, et des palmes fraîches ornent son image et l’entourent. Lui qui était un mystique comme les soldats côtes de fer de Cromwell au XVIIᵉ siècle, s’est trouvé en contact direct avec l’Angleterre fin de siècle. Le vieil esprit des ancêtres normands et danois qui montaient leurs barques pour descendre en envahisseurs sur des rivages étrangers, renaît avec un besoin d’aventures qui pourraient bien ne pas être toujours heureuses.
Il est indubitable que l’Angleterre, au siècle dernier, pour guider ses aspirations intellectuelles, a possédé des hommes éminents, d’une droiture magnifique, et lorsque Carlyle vaticinait comme un antique prophète, la voix qui s’élevait était celle d’un homme d’une intégrité de vie parfaite. Un étranger de sang et de race a sapé lentement cet ancien idéal dont la rudesse apparente avait sa grandeur; à mon avis, «Dizzie», lord Beaconsfield, a été le grand démoralisateur de la société anglaise. Il est curieux de constater combien puissante sur cette race du Nord a été l’influence orientale, et combien elle augmente sans cesse par un phénomène semblable au déplacement de l’axe de l’Empire romain.
Ce peuple si pratique s’est détourné brusquement de sa voie séculaire; lui qu’on ne secouait de sa prospérité égoïste qu’avec les idées de religion et de liberté, n’est plus épris que de faste et de grandeur; une orgueilleuse folie a passé sur les têtes et la nation a absolument perdu son équilibre.
Aux grilles qui entourent la National Gallery, par le plus étonnant des contrastes sont suspendues de grandes pancartes, telles qu’on en voit dans les écoles, et où figurent les différents corps de cadets de marine et d’infanterie, et tout autour de ces images sont énumérés les avantages du service de la reine. De pauvres gamins au teint pâle contemplent, déchiffrent et iront échanger leurs sordides guenilles pour de jolis et nets uniformes. Il faut dire qu’en ce pays l’uniforme, en soi, n’a eu pendant longtemps qu’un prestige mitigé; «le soldat de la reine» en ses beaux atours n’était pas admis dans la plupart des auberges de villages; on se méfiait fort de lui; et étant donnée la façon dont se recrute l’armée, cette crainte n’était peut-être pas chimérique. Les sergents recruteurs sont là, flânant dans Trafalgar square, gaillards, grands, bien portants, comme du lard dans la souricière pour amorcer les pauvres gars aventureux, besogneux ou misérables: on passerait des heures à les observer dans leur jeu un peu tragique. Sur un coin de trottoir de la grande place, ils arrivent les uns après les autres, en tunique rouge ou bleue, ou blanche; galonnés, médaillés, astiqués à la perfection, le jarret tendu, les reins cambrés, les épaules effacées, la tête haute et la moustache victorieuse, ils vont et ils viennent leur badine à la main, dévisageant les pauvres hères qu’une attirance mène là, un peu comme des filles dévisagent le passant, ils ont des tactiques silencieuses tout à fait curieuses; enfin on les voit s’arrêter, et entre ce bel animal humain, étrillé et actif, et quelque maigre et famélique loqueteux s’engage un dialogue: le sergent, l’air presque indifférent, casseur plus qu’autre chose, et les autres, humbles, curieux, avides, hésitants; souvent la proie s’échappe: j’en ai observé deux qui s’en allaient en riant, ayant l’air de se féliciter; mais à toute leur expression je parie qu’ils y sont revenus, et ma foi, pour ce qu’ils devaient faire à Londres, ils seront peut-être mieux aux Indes ou ailleurs. Quand le marché est conclu, quand l’homme enjôlé a accepté le shilling du roi que le sergent lui met dans la main, il est devenu sa chose, et on les voit partir épaule à épaule pour le dépôt des conscrits qui est tout proche. Il y a là évidemment une large satisfaction à donner aux instincts chasseurs de l’homme, et je suis persuadé que le sergent recruteur a tous les sentiments d’un sportsman et déteste rentrer bredouille. L’idée inouïe de s’engager ne peut venir à aucun fils de famille, sauf en temps de guerre et dans des conditions exceptionnelles.
Il est assez curieux de constater l’espèce de transposition du sentiment patriotique qui s’opère: il va s’extériorisant, l’amour de la «petite île» cédant à une sorte de passion pour le mythe de la «plus grande Bretagne» (Greater Britain); le roi lui-même, a donné une sanction à ces aspirations en ajoutant la dénomination de souverain de la «plus grande Bretagne» à ses autres titres. Mais malgré ce délire momentané des grandeurs, le sens pratique de la race se retrouve dans une des manifestations les plus sympathiques du génie anglais, celle de ses caricatures politiques dont l’importance et l’influence sont réelles.
Il y a en ce moment dans Bond street une bien jolie collection des dessins originaux de J. Pennell qui ont paru dans Punch; on y trouve cette mesure parfaite venue d’une longue accoutumance qui permet la satire sans approcher de l’injure ou de la bassesse; la vie politique y est retracée en traits mordants et durables, avec infiniment d’imagination dans une forme concrète; et même cela ne va pas sans grandeur; telle silhouette de Gladstone, telle de «Dizzie» a, dans son exagération des particularités personnelles, une vraie majesté; l’esprit anglais s’entend parfaitement à la plaisanterie, mais ne connaît pas la blague dissolvante!
J’ai vu là, avec une émotion profonde, des dessins saisissants de l’année terrible,—une France la tête couronnée, le bras menaçant, tenant un glaive brisé et se défendant avec son bouclier... vengeresse et fière... et une Commune toute rouge de sang, et l’empereur germain, entouré de ses pairs, faisant passer son cheval sur le corps de la France blessée, couchée à terre, désespérée et impuissante!
Chez nous, n’est-ce pas? une exposition de caricatures laisse dans la bouche un goût d’une amertume extrême, et une tristesse, et une horreur de l’espèce humaine;—là, point du tout, et ce sera l’honneur de l’Angleterre, cet optimisme sans mièvrerie, mais qui est la preuve d’une excellente santé morale; c’est une exacerbation morbide que celle qui permet de percevoir avec une sensibilité trop accusée le mauvais côté de l’espèce humaine; il est nécessaire, pour accomplir une œuvre quelconque, de vivre dans une sorte d’ignorance de la masse accumulée d’ignominie qui s’étend autour de nous, comme nous vivons physiquement sans nous préoccuper des principes de déchéance que nous portons en nous-mêmes. Un des chefs du parti conservateur anglais me disait ce mot profond: «Il est très mauvais de penser.» Il n’y a qu’à voir où mène le dilettantisme intellectuel pour en être persuadé, la vie nous est donnée pour agir; et cette conclusion de l’homme d’action est la même que celle du lettré perspicace. Dans le «Jardin d’Épicure» ne nous raconte-t-on pas l’aventure de cet homme qui voulait s’abstenir de tout pour ne pas forcer les événements, et à qui il est démontré que la négative est aussi agissante que l’action dans ses lointaines conséquences?—L’homme qui pense est toujours plus ou moins l’astrologue qui tombe dans un puits, et lorsque cette manie de réflexion menace de s’étendre et d’envahir les cervelles les plus ignorantes, elle devient un fléau.
Disraéli avait compris qu’il suffit d’offrir aux masses deux ou trois mots symboliques pour les enlever et les retenir. Imperium et libertas est une devise aussi fière et aussi concluante que l’on puisse souhaiter, et le puissant parti conservateur anglais s’y attache, dans sa brièveté sommaire.—J’ai assisté au grand meeting annuel de la «Primrose League», ce qu’on appelle the grand Habitation. Le vaste théâtre de Covent-Garden était rempli du parterre au faîte; tout autour pendaient les bannières des différentes villes et Habitations, et les loges—le théâtre a la forme des théâtres italiens—étaient ornées de primevères faisant encadrement et s’étalant sur l’appui de la loge; une foule d’hommes et de femmes décorés de tous les attributs symboliques que distribue la «Primrose League» portaient avec fierté ces distinctions.
La scène était transformée en une plate-forme à deux étages; sur la première, les personnages politiques, et les dames hautes dignitaires de la «League», et au-dessus, en arrière, la musique. Lorsque Balfour, chef du parti conservateur à la Chambre des communes, a paru, des applaudissements frénétiques ont éclaté et on sentait que le cœur de l’immense assemblée allait vers lui. C’est une sympathique figure que celle de Balfour: grand, frêle d’aspect, jeune, quoique fatigué, avec un de ces visages qui ont dû être délicieux dans l’enfance, et dont aujourd’hui les traits paraissent trop petits. Le front est haut et vaste, la tête plutôt longue, les yeux très grands, profonds et attentifs; il a une grâce prenante, tout à fait remarquable, avec un air de douceur qui cache l’extrême fermeté de son âme; neveu du marquis de Salisbury, la naissance et les traditions l’appelaient au rôle qu’il remplit avec un prestige toujours croissant.
Lorsque l’assemblée entière eut écouté debout le God save the Queen, qui a ouvert la séance, et que le dernier couplet eut été repris en chœur par ces milliers de voix, que le chancelier de la «Primrose League» eut établi le bilan de la situation politique, Balfour s’est avancé, et, accueilli par un tonnerre d’applaudissements, a commencé son discours. En parlant il se tient droit, sans raideur, l’inclination naturelle du corps étant de se plier; des deux mains il empoigne le haut du revers de sa redingote comme pour trouver là un point d’appui, car il n’y a pas à la Chambre des communes la commode tribune qui permet les accoudements sauveteurs; de ses yeux grands ouverts il regarde en face tous ses auditeurs et lève la tête, et la tourne insensiblement comme pour englober dans l’appel de son regard tous ceux qui l’écoutent; la voix est claire, distincte, sympathique, plutôt insinuante qu’autoritaire, quoiqu’elle s’affirme fortement dans l’énonciation des grands principes; aucune pompe, aucun charlatanisme; il y a dans l’accueil qu’on lui fait non pas seulement confiance, mais affection, et les trois cheers qu’une des grandes dames assises sur la plate-forme propose en son honneur sont enlevés d’enthousiasme.
XI
L’HÉRITAGE DES SIÈCLES
Proche des tribunes dépouillées de leurs oripeaux, mais non encore démolies, comme caché, l’air humble et glorieux, n’ayant sur le socle de sa statue que son nom et la date de sa naissance et de sa mort, se dresse Cromwell. Il paraît contempler avec une profonde surprise toute cette pompe idolâtre qu’il croyait avoir détruite à jamais, et qui, après deux siècles et demi, renaît plus vivace que jamais.
L’Angleterre moderne, l’Angleterre «Empire» se rattache volontairement à son lointain passé, et non seulement dans les cérémonies officielles, mais dans l’évolution intime de sa vie sociale.
Je ne pense pas qu’on puisse citer une preuve de plus vrai libéralisme que deux faits qui se sont passés ces jours derniers simultanément en Angleterre.
A Londres a eu lieu une immense manifestation des «Trade’s-Unions». Le flot serré des mécontents a défilé dans Hyde-Park, bannières en tête avec devises dont quelques-unes franchement subversives; tout le prolétariat militant était là, et non seulement des Anglais, mais ces ouvriers étrangers que déversent en Angleterre les persécutions anti-sémitiques, Polonais pâles, Juifs d’Orient, gens de tous pays, prêts à grossir l’armée qui menace. On ne les a point importunés; ils ont soulagé leur aigreur, clamé leurs revendications, et aussi longtemps qu’ils n’ont pas troublé l’ordre on les a laissés dire.
Le même jour, à l’autre bout de l’Angleterre, dans une ville ancienne qui porte le surnom de «la fière», à Preston, commençait un jubilé qui revient tous les vingt ans, et qui célèbre l’anniversaire de la Charte octroyée par Henri II l’Angevin aux corporations de sa bonne ville de Preston. Ces corporations évanouies se sont réorganisées pour la circonstance; tout le cérémonial du moyen âge a été scrupuleusement observé. A l’Hôtel de Ville, lord Derby, maire de la ville, a présidé à l’appel des noms, qui sont, pour la plupart, les mêmes depuis près de huit siècles. Le mécanisme moderne a transformé toutes les industries, mais, pendant ces journées, la ville pavoisée a été parcourue par des cavalcades magnifiques où figuraient avec leurs accessoires périmés tous les anciens corps de métier. Le premier jour, une procession immense, composée des membres de «l’Église établie», des écoles, etc., s’est lentement déroulée à travers les rues encombrées, se rendant aux églises où se célébraient des services solennels. Le lendemain, dix mille catholiques, conduits par leurs évêques, défilaient à leur tour, ayant formé des groupes qui représentaient l’histoire de l’Église catholique en Angleterre, et dans cette ville anglaise six messes pontificales étaient célébrées en même temps.
Et, de toutes parts, amoureuse de son passé, l’acceptant tout entier, la population se pressait; venus de loin, des extrémités de l’immense empire, étaient accourus pour cette fête unique les fils de la vieille cité, qui écoutèrent respectueusement la lecture solennelle, précédée d’une fanfare de trompettes, de l’Édit du douzième siècle: les privilèges et avantages qu’il confère ne leur paraissent nullement à dédaigner; ils savent bien que l’œuvre qui a fait l’Angleterre n’est pas commencée d’hier.
Et ce qui est vraiment consolant et fait espérer que l’homme se civilise un peu, c’est la joie de la partie la plus éclairée de la nation à ces preuves de vraie tolérance et de progrès, car les Anglais intelligents admettent aujourd’hui qu’on persécutait et qu’on brûlait sous Élisabeth de glorieuse mémoire, avec le même entrain que sous sa sœur Marie.
Pour avoir accueilli les protestants du continent, l’Angleterre avait acquis une réputation usurpée de libéralisme, car si elle recevait les protestants persécutés, les prêtres catholiques n’avaient alors de refuge que dans les «Priest’s hole[P]» cachettes ménagées avec une extraordinaire ingéniosité, et qui existent encore intactes dans nombre de vieilles demeures. Il y a tout lieu de croire que, désormais, la majorité qui gouverne l’opinion n’appartiendra plus aux fanatiques d’aucun parti qui se valent tous, mais aux esprits larges qui entendent vraiment l’exercice de la liberté de conscience; ils l’entendent peut-être à la manière de cet officier de marine qui, embarrassé pour grouper ses hommes à la parade du dimanche, finit par trouver cette formule: «Les membres de l’Église d’Angleterre à droite, les catholiques à gauche, et les religions de fantaisie en arrière.» Du moins chacun avait sa place, un peu plus à l’ombre, un peu plus au soleil, et que peut-on raisonnablement demander au delà?
On ne saurait trop le répéter, le changement survenu en Angleterre sur ce point spécial de tolérance est prodigieux depuis vingt-cinq ans: sans tapage extérieur, car, à l’intérieur, il y en a eu beaucoup, un changement profond, un retour aux coutumes abolies s’est imposé dans l’Église établie, et les assemblées d’évêques ont été forcées d’admettre, d’après le «Prayer-Book», «la légitimité de la confession, le droit de prier pour les morts», celui de croire à la présence réelle, etc. Enfin, il est actuellement loisible d’accomplir des actes religieux qui relèvent presque des punitions édictées contre les coutumes catholiques par les lois anciennes. Très heureusement, la loi, en Angleterre, a presque toujours été subordonnée aux mœurs; et cela n’a pas empêché le char de l’État de s’avancer triomphalement.
On sait que, dans la libérale Angleterre, la terre tout entière appartient fictivement au roi, car Guillaume le Conquérant avait établi une féodalité toute différente de celle du continent, attachant chaque homme à sa personne directement et non à son seigneur particulier, et aujourd’hui encore, pour Blenheim, par exemple, apanage du duc de Marlborough, des redevances sont payées au roi comme seigneur. Les choses se sont modifiées insensiblement, comme elles se modifient dans les êtres humains par l’effet de l’âge, sans qu’il soit aucunement nécessaire de faire peau neuve.
Une des questions intérieures les plus aiguës en Angleterre est celle de son clergé national dont le recrutement est devenu laborieux. Pendant longtemps l’Église était une carrière commode et fructueuse ouverte aux cadets de famille, car la nécessité de passer par l’Université pour entrer dans les ordres excluait et exclut tout recrutement démocratique. Le protestantisme anglican, tel qu’il était entendu, était plutôt une règle d’hygiène morale qu’autre chose. Les livings (cures) étaient un don des propriétaires fonciers qui les distribuaient à leurs parents. Le clergyman, sans scrupule aucun menait une vie de gentilhomme campagnard, et la machine religieuse marchait sans excès et sans zèle; la vulgarité de ce sentiment était laissée aux sectes dissidentes. Le point de vue a changé; les consciences sont devenues plus délicates, et l’accomplissement des devoirs ecclésiastiques est devenu une fonction sérieuse: il n’est plus uniquement question d’avoir bon gîte et le reste. Il s’ensuit que les cadets choisissent d’autres débouchés, et l’immense structure menace un jour de rester sans desservant, d’autant que la crise agraire diminue considérablement les dîmes; elles tombent si bas que certains clergymen sont contraints d’abandonner leur cure, mense comprise, ne pouvant plus y vivre décemment, et la détresse du bas clergé qu’on appelle en Angleterre les «curates»—ce qui répond aux vicaires—est réelle; l’un d’eux dernièrement échouait dans un «work-house». Les plus débrouillards cherchent des remèdes parfois singuliers à cet état de choses. Un vicaire entreprenant propose que chaque paroisse ait un théâtre proche de l’église; il estime que la tendance des clergymen est de donner trop d’importance au côté religieux de la vie. Son projet est d’offrir à ses ouailles le côté plus riant des choses sous la forme de tragédies et de comédies soigneusement épurées; volontiers il rétablirait les Mystères du moyen âge, et souhaiterait dans toute la Grande-Bretagne des représentations locales comme à Oberammergau. Sous la surveillance d’acteurs ambulants, il propose d’instruire les populations rurales dans le grand art du drame qu’il considère comme «fille secourable de la Mère Église», et peut-être cet homme à bonnes intentions a-t-il raison.
Ceci est une des transformations qui s’effectuent, et dont l’évolution se continuera, lente, mais certaine. Le clergyman, gentilhomme hautain, endormi dans sa quiétude, cédera la place à de plus actifs et de plus militants, ou bien l’édifice sombrera sans fracas, s’enlisant dans le sable, et quelque chose de nouveau et de vivant fleurira aussitôt sur les ruines.
Déjà les hommes en masse osent ne plus se montrer le dimanche à l’église: il est convenu tacitement que la préoccupation de l’autre monde est futile; l’attachement à l’Église nationale est surtout politique; les âmes en mal de croire se tournent ailleurs, et l’Église catholique, lentement, mais de la manière la plus efficace, reprend sur quantité d’âmes son ancien prestige. Le chemin parcouru depuis trente ans est inouï, et provoque du reste des cris d’alarme de la part du parti qui a Rome en abomination. Non seulement les anciens monastères se relèvent, mais à l’heure qu’il est «l’Église établie» dont S. M. le Roi Édouard VII est le chef, possède des religieux Franciscains et Bénédictins, et tout comme avant Henry VIII, ce sont des grands seigneurs, des propriétaires terriens qui leur font présent du sol dont ils ont besoin pour bâtir leurs couvents. De ce côté-là, avant que vingt-cinq autres années se soient écoulées, il se verra en Angleterre de prodigieux changements.
Et du reste, de bien des côtés une modification sociale profonde s’annonce.
La dernière guerre, qui a changé la nation des victoires faciles sur des sauvages, a révélé les plaies qui ont besoin d’être guéries, mais elle a révélé aussi cette persévérance qui est une des meilleures caractéristiques du naturel anglais.
L’Anglais contemporain, et l’officier avec lui, est en général très ignorant: une «phobie» ridicule a depuis trente ans dénaturé la physionomie des jeux, et fait du sport, non plus une récréation, mais un moyen, mais un but. La conviction que le champ de cricket était nécessairement une pépinière de héros avait pénétré profondément l’esprit public, et à ce compte-là leur recrutement n’était pas difficile. Tandis qu’en France il existe une littérature militaire si admirable, témoignant de la sérieuse culture des officiers, en Angleterre un ouvrage militaire, traitant de questions techniques, est l’exception. A Sandhurst qui est l’école répondant à Saint-Cyr, un jeune homme studieux était méprisé, et là comme à l’école publique, comme à l’Université, la réelle admiration va aux athlètes.
Et le mal existe dans toutes les classes; des milliers d’hommes valides passent des journées et des journées de stupide attention à suivre la lutte de deux camps de cricketers. Or, le cricket est un jeu qui n’en finit pas, et qui répondait à un état de choses où les loisirs étaient longs, le jeu un divertissement et non pas une exhibition. Il est arrivé que tous ces beaux joueurs, tous ces amateurs forcenés, ont fait de pitoyables soldats. Un officier supérieur anglais n’a pas caché que la fin de la dernière campagne a été une gigantesque panique. La vérité s’est fait jour. Sandhurst avec un nouveau commandement va être entièrement réformé, et la réforme soyez-en sûrs, s’étendra loin et sera complète. Ceux qui ont d’abord préconisé l’idée impériale étaient en somme des hommes épris d’idéal, et désirant pour leur pays une autre grandeur que la prospérité commerciale. Parmi ceux-là brille le grand historien Froude, dont la perspicacité fut prophétique; car, visitant le Cap en 1886, et constatant combien le gouvernement y était malhabile, il prédisait que l’Angleterre un jour serait humiliée dans les plaines de l’Afrique du Sud. Il affirmait que la grande majorité des Anglais, le Colonial Office inclus, ignoraient que le Cap fût une colonie hollandaise, et la façon dont elle était échue à l’Angleterre. C’est à peine aujourd’hui que le voile d’ignorance se déchire. Si le pays avait été un peu plus éclairé sur les vraies conditions du Cap, bien des malheurs eussent été évités.
Il s’est formé en Angleterre un parti d’hommes sensés qui essaient d’endiguer cette folie des jeux athlétiques, qui est aussi celle du jeu et des paris, car les hommes y servent comme les bêtes. Ces hommes sages proclament résolument que ce n’est pas en jouant au cricket qu’on apprend à se bien battre, et qu’il faut autre chose; que la culture intellectuelle n’y est pas nuisible, au contraire.
Au XVIIᵉ siècle, les «country-gentlemen» faisaient enseigner à leurs enfants le maniement des armes; cet enseignement était la retraite des vieux chevronnés. Il était excellent, et très supérieur assurément à la brutalité du foot-ball. On vit bien au moment de la guerre civile sous Charles Iᵉʳ l’utilité pratique de ces coutumes. Des hommes, qui n’avaient de leur existence quitté leurs tranquilles manoirs, se transformèrent du jour au lendemain en officiers émérites. L’épée, et non le «poing» paraissait alors l’arme noble par excellence. Depuis cinquante ans surtout qu’on ne se bat plus en duel en Angleterre, l’espèce de discipline morale qui est inhérente à la pratique des armes a totalement disparu.
La suppression totale du duel n’a pas été sans avoir abaissé sensiblement le niveau de l’idée de l’honneur: l’homme du peuple peut faire usage de la force brutale pour châtier un insulteur, mais le gentleman qui ne songerait jamais, pour quelque raison que ce soit, à aller sur le terrain, n’a d’autre recours que de s’adresser aux tribunaux; les compensations que dans les cas les plus délicats octroient les juges sont, en général, purement pécuniaires. Ainsi, tout récemment, on a vu ceci: un officier supérieur intente un procès en divorce à sa femme (personne d’un rang social élevé) qui l’avait trompé pendant son absence au Transvaal. Le co-respondent était riche, et une somme de cent mille francs fut allouée en dédommagement au mari lésé; il crut généreux de placer cette somme sur la tête de son ex-femme, afin de lui assurer une situation indépendante.
Avec des mœurs aussi pacifiques, il n’y a pas à être étonné qu’en Angleterre le crime passionnel soit extrêmement rare.
Certes, il est lamentable que de jeunes hommes risquent inconsidérément leur vie pour des raisons parfois futiles. Mais d’un autre côté il est bien difficile de trouver un autre frein contre certains abus de force. Par exemple dans les corps d’officiers, il s’est révélé de révoltants scandales: humiliations brutalement infligées, qui n’auraient pu s’imposer là où le droit de se défendre par l’épée est encore un privilège viril.
XII
LE ROI ÉDOUARD VII
Voici le premier roi aimable que l’Angleterre ait eu depuis deux cents ans; descendant en ligne directe de l’infortunée reine d’Écosse, on retrouve en lui toute la bonne grâce des Stuarts.
Le roi Édouard a été préparé, par un long noviciat, au rôle qu’il remplit aujourd’hui. Pendant près de quarante ans, c’est-à-dire depuis sa vingtième année, il a été voué à une tâche infiniment ardue et ingrate: il était l’héritier désigné d’une reine, enveloppée de ses voiles de veuve, qui, tout en demeurant jalouse de ses moindres privilèges, fuyait en même temps l’exercice et les charges extérieures du pouvoir. Le prince de Galles pendant ces longues années, sans lassitude apparente a été constamment sur la brèche, déployant soit dans les fonctions sociales, soit dans les fonctions publiques, le tact le plus rare, une invariable bonhomie et une infatigable vaillance.
Libre de toute attache à quelque parti que ce fût, droit, loyal, soumis à sa souveraine dont il demeurait le premier sujet, il s’est, jusqu’à la fin, confiné dans ses attributions de prince de Galles. On ignore, à l’étranger, combien laborieuse et représentative a été l’existence de ce prince débonnaire qui aimait cependant fort à se récréer et qui, comme le dit la chanson des porions flamands, «y allait plus volontiers qu’à confesse».
Je ne sais si un prince morgué eût été plus populaire, en Angleterre, je ne le crois pas: feu le prince consort, homme correct s’il en fut, ne rencontra de sympathies qu’après sa mort, tandis que l’amour de tout un peuple est constamment demeuré fidèle à son futur roi.
La reine Victoria était glorieuse de ses maternités, mais il ne paraît pas qu’elle ait jamais eu une prédilection pour le premier-né de ses fils, dont l’éducation fut dirigée par le prince Albert, homme de programmes beaucoup plus que de réalités. Aussi la véritable et efficace éducatrice du roi Édouard a-t-elle été la vie, où il a puisé une connaissance profonde des hommes et des choses. Il s’est mêlé, sans hauteur, à toutes les manifestations d’activité sociale, mais néanmoins ceux qui ont été admis dans son intimité, n’ignoraient pas qu’il convenait de ne jamais oublier qui il était. Depuis son accession au trône le prince a pris conscience des graves responsabilités du pouvoir et il s’est identifié profondément avec son nouveau rôle, en acceptant toutes les servitudes, non sans regretter peut-être «l’infinie liberté de cœur qu’un roi doit forfaire». (Shakspeare.)
Le roi Édouard possède à un degré remarquable le don de se maintenir en unisson constante avec son peuple. Le caractère du prince de Galles semble avoir évolué parallèlement à l’esprit public anglais; il a subi l’empreinte de l’ambiance intellectuelle et morale, en sorte que, parvenu au trône, le roi Édouard s’est trouvé incarner très exactement l’âme anglaise contemporaine, essentiellement différente de celle—puérile et sentimentale—que la reine Victoria et le prince Albert, d’origine et de culture allemandes, eussent voulu façonner à leur fils.
Le roi a pu dire, avec vérité, dans sa proclamation au peuple anglais, qu’il avait marché à son couronnement comme vers l’heure suprême de sa vie. La concordance entre les idées du souverain et les aspirations de son peuple est apparue dans l’attentive et enthousiaste émotion avec laquelle la nation a suivi la rigoureuse reconstitution des antiques pompes féodales du sacre, qui a donné au monde le spectacle grandiose du souverain d’un immense empire revêtant l’armure du passé, pour affronter les problèmes complexes qu’a l’ambition de résoudre une race dominatrice qui rêve d’un avenir mondial.
En deux occasions, le roi a pu mesurer de quel prix sa vie est aux yeux de ses sujets. En décembre 1871, la fièvre typhoïde le mit dans le plus extrême péril de mort; la désolation en Angleterre fut générale, comme aussi les réjouissances éclatantes lorsque la guérison inattendue du royal patient rendit au pays son prince. Ce n’est pourtant pas que la succession directe fût en péril, les regrets allaient à la personnalité du prince de Galles. La cruelle épreuve de l’année dernière est présente à toutes les mémoires; à Londres pendant ces jours d’angoisse, on s’abordait dans les rues avec les paroles mêmes de Shakspeare: «Est-elle vraie la nouvelle de la mort du bon roi Édouard?»—«Les cœurs des hommes» étaient en vérité «pleins de crainte» et il y avait matière. La mort du roi Édouard eût été une calamité pour l’Angleterre, et en même temps un malheur pour l’Europe. Ce prince de tant d’expérience, allié d’une façon si étroite à plusieurs puissants souverains, connaissant les cours et les peuples, est appelé à un rôle bienfaisant que son successeur n’aurait certes pu remplir. L’Angleterre aujourd’hui est ivre de sa puissance, elle se mire complaisamment en ses vastes colonies: elle était en train d’oublier qu’il y avait une Europe;—son roi l’en fera souvenir. Édouard VII paraît destiné à tenir l’emploi suprême de modérateur: sa main saura maintenir dans les digues de la civilisation, la marée des appétits de conquête et de domination. Peu d’Anglais sont, au même point que le roi Édouard, familiers avec la langue et le génie des autres nations. Sans vouloir sonder le cœur des rois on peut affirmer que le roi Édouard aime la France, son ciel et son génie. La France a joué un rôle important dans les influences indirectes qui ont agi sur lui. Tout enfant, à Windsor, il a été tenu sur les genoux paternels de Louis-Philippe roi des Français,—il a vu peu d’années après ce même Louis-Philippe revenir en Angleterre et s’y installer dans l’exil. Puis, adolescent, il a accompagné à Paris ses augustes parents, et a subi le charme vainqueur de l’impératrice Eugénie, charme auquel ni la reine ni le prince Albert n’échappaient. Jeune homme, il a connu Paris à l’heure la plus brillante de l’Empire, puis à leur tour ces souverains à l’apothéose desquels il avait assisté, ont trouvé un refuge attristé sur la terre anglaise. Depuis ce temps, il n’a cessé de donner des preuves de sa prédilection pour notre pays. Amoureux de l’art français sous toutes ses formes, le prince de Galles a contribué plus que quiconque à cette réaction heureuse qui a permis au répertoire dramatique français de prendre droit de cité en Angleterre. Le fils de la reine Victoria a toujours abominé l’hypocrisie, et aujourd’hui, roi à barbe grise, il est resté fidèle aux amitiés du prince à barbe blonde que les Parisiens considéraient presque comme un des leurs; sous son impulsion salutaire et franche, le génie anglais, longtemps comprimé, va sans doute prendre un essor nouveau qui rappellera la floraison magnifique du XVIᵉ siècle.
TABLE DES MATIÈRES
Imp. Paul Dupont.—Paris, 1ᵉʳ Arrᵗ.—206.10.1903 (Cl.)