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Teverino

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The Project Gutenberg eBook of Teverino

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Title: Teverino

Author: George Sand

Release date: March 8, 2005 [eBook #15287]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TEVERINO ***

George Sand



TEVERINO



NOTICE

Teverino est une pure fantaisie dont chaque lecteur peut tirer la conclusion qu'il lui plaira. Je l'ai commencée à Paris, en 1845, et terminée à la campagne, sans aucun plan, sans aucun but que celui de peindre un caractère original, une destinée bizarre, qui peuvent paraître invraisemblables aux gens de haute condition, mais qui sont bien connus de quiconque a vécu avec des artistes de toutes les classes. Ces natures admirablement douées, qui ne savent ou ne veulent pas tirer parti de leurs riches facultés dans la société officielle, ne sont point rares, et cette indépendance, cette paresse, ce désintéressement exagérés, sont même la tendance propre aux gens trop favorisés de la nature. Les spécialités ouvrent et suivent avec acharnement la route exclusive qui leur convient. Il est des supériorités tout à fait opposées, qui, se sentant également capables de tous les développements, n'en poursuivent et n'en saisissent aucun. Ce que je me suis cru le droit de poétiser un peu dans Teverino, c'est l'excessive délicatesse des sentiments et la candeur de l'âme aux prises avec les expédients de la misère. Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les paradoxes qui séduisent l'imagination de ce personnage, et croire que l'auteur a été assez pédant pour vouloir prouver que la perfection de l'âme est dans une liberté qui va jusqu'au désordre. La fantaisie ne peut rien prouver, et l'artiste qui se livre à une fantaisie pure ne doit prétendre à rien de semblable. Est-il donc nécessaire, avant de parler à l'imagination du lecteur, par un ouvrage d'imagination, de lui dire que certain type exceptionnel n'est pas un modèle qu'on lui propose? ce serait le supposer trop naïf, et il faudrait plutôt conseiller à ce lecteur de ne jamais lire de romans, car toute lecture de ce genre est pernicieuse à quiconque n'a rien d'arrêté dans le jugement ou dans la conscience.

On m'a reproché de peindre tantôt des caractères dangereux, tantôt des caractères impossibles à imiter; dans les deux cas j'ai prouvé apparemment que j'avais trop d'estime pour mes lecteurs. Qu'au lieu de s'en indigner ils la méritent. Voilà ce que je puis leur répondre de mieux.

Je ne défendrai ici que la possibilité, je ne dis pas la vraisemblance du caractère de Teverino: cette possibilité, beaucoup de gens pourraient se l'attester à eux-mêmes en consultant leurs propres souvenirs. Beaucoup de gens ont connu une espèce de Teverino mâle ou femelle dans le cours de leur vie. Il est vrai qu'en revanche, pour un de ces êtres privilégiés qui restent grands dans la vie de bohémien, il en est cent autres qui y contractent des vices incurables; cette classe d'aventuriers est nombreuse dans la carrière des arts. Elle se dégrade plus souvent qu'elle ne s'élève; mais les individus peuvent toujours s'élever, et même se relever quand ils ont du coeur et de l'intelligence. Cela, je le crois fermement pour tous les êtres humains, pour tous les égarements, pour tous les malheurs, et dans toutes les conditions de la vie. Il est bon de le leur dire, et c'est pour cela qu'il est bon d'y croire. Je ne m'en ferai donc jamais faute.

GEORGE SAND.
Nohant, mai 1852.

I.

VOGUE LA GALÈRE.

Exact au rendez-vous, Léonce quitta, avant le jour, l'Hôtel des Étrangers, et le soleil n'était pas encore levé lorsqu'il entra dans l'allée tournante et ombragée de la villa: les roues légères de sa jolie voiture allemande tracèrent à peine leur empreinte sur le sable fin qui amortissait également le bruit des pas de ses chevaux superbes. Mais il craignit d'avoir été trop matinal, en remarquant qu'aucune trace du même genre n'avait précédé la sienne, et qu'un silence profond régnait encore dans la demeure de l'élégante lady.

Il mit pied à terre devant le perron orné de fleurs, ordonna à son jockey de conduire la voiture dans la cour, et, après s'être assuré que les portes de cristal à châssis dorés du rez-de-chaussée étaient encore closes, il s'avança sous la fenêtre de Sabina, et fredonna à demi-voix l'air du Barbier:

Ecco ridente il cielo,

Già spunta la bella aurora...

... E puoi dormir cosi?

Peu d'instants après la fenêtre s'ouvrit, et Sabina, enveloppée d'un burnous de cachemire blanc, souleva un coin de la tendine et lui parla ainsi d'un air affectueusement nonchalant:

«Je vois, mon ami, que vous n'avez pas reçu mon billet d'hier soir, et que vous ne savez pas ce qui nous arrive. La duchesse a des vapeurs et ne permet point à ses amants de se promener sans elle. La marquise doit avoir eu une querelle de ménage, car elle se dit malade. Le comte l'est pour tout de bon; le docteur a affaire, si bien que tout le monde me manque de parole et me prie de remettre à la semaine prochaine notre projet de promenade.

—Ainsi, faute d'avoir reçu votre avertissement, j'arrive fort mal à propos, dit Léonce, et je me conduis comme un provincial en venant troubler votre sommeil. Je suis si humilié de ma gaucherie, que je ne trouve rien à dire pour me la faire pardonner.

—Ne vous la reprochez pas; je ne dormais plus depuis longtemps. Le caprice de toutes ces dames m'avait causé tant d'humeur hier soir, qu'après avoir jeté au feu leurs sots billets, je me suis couchée de fort bonne heure, et endormie de rage. Je suis fort aise de vous voir, il me tardait d'avoir quelqu'un avec qui je pusse maudire les projets d'amusement et les parties de campagne, les gens du monde et les jolies femmes.

—Eh bien! vous les maudirez seule, car, en ce moment, je les bénis du fond de l'âme.

Et Léonce, penché sur le bord de la fenêtre où s'accoudait Sabina, fut tenté de prendre une de ses belles mains blanches; mais l'air tranquillement railleur de cette noble personne l'en empêcha, et il se contenta d'attacher sur son bras superbe, que le burnous laissait à demi nu, un regard très-significatif.

—Léonce, répondit-elle en croisant son burnous avec une grâce dédaigneuse, si vous me dites des fadeurs, je vous ferme ma fenêtre au nez et je retourne dormir. Rien ne fait dormir comme l'ennui; je l'éprouve surtout depuis quelque temps, et je crois que si cela continue, je n'aurai plus d'autre parti à prendre que de consacrer ma vie à l'entretien de ma fraîcheur et de mon embonpoint, comme fait la duchesse. Mais tenez, soyez aimable, et appliquez-vous, de votre côté, à entretenir votre esprit et votre bon goût accoutumés. Si vous voulez me promettre d'observer nos conventions, nous pouvons passer la matinée plus agréablement que nous ne l'eussions fait avec cette brillante société.

—Qu'à cela ne tienne! Sortez de votre sanctuaire et venez voir lever le soleil dans le parc.

—Oh, le parc! il est joli, j'en conviens, mais c'est une ressource que je veux me conserver pour les jours où j'ai d'ennuyeuses visites à subir. Je les promène, et je jouis de la beauté de cette résidence, au lieu d'écouter de sots discours que j'ai pourtant l'air d'entendre. Voilà pourquoi je ne veux pas me blaser sur les agréments de ce séjour. Savez-vous que je regrette beaucoup de l'avoir loué pour trois mois? il n'y a que huit jours que j'y suis, et je m'ennuie déjà mortellement du pays et du voisinage.

—Grand merci! dois-je me retirer?

—Pourquoi feindre cette susceptibilité? Vous savez bien que je vous excepte toujours de mon anathème contre le genre humain. Nous sommes de vieux amis, et nous le serons toujours, si nous avons la sagesse de persister à nous aimer modérément comme vous me l'avez promis.

—Oui, le vieux proverbe: «s'aimer peu à la fois, afin de s'aimer longtemps.» Mais voyons, vous me promettez une bonne matinée, et vous me menacez de fermer votre fenêtre au premier mot qui vous déplaira. Je ne trouve pas ma position agréable, je vous le déclare, et je ne respirerai à l'aise que quand vous serez sortie de votre forteresse.

—Eh bien, vous allez me donner une heure pour m'habiller; pendant ce temps, on vous servira un déjeuner sous le berceau. J'irai prendre le thé avec vous, et puis nous imaginerons quelque chose pour passer gaiement la matinée.

—Voulez-vous m'entendre, Sabina? laissez-moi imaginer tout seul, car, si vous vous en mêlez, nous passerons la journée, moi à vous proposer toutes sortes d'amusements, et vous à me prouver qu'ils sont tous stupides et plus ennuyeux les uns que les autres. Croyez-moi, faites votre toilette en une demi-heure, ne déjeunons pas ici, et laissez-moi vous emmener où je voudrai.

—Ah! vous touchez la corde magique, l'inconnu! Je vois, Léonce, que vous seul me comprenez. Eh bien, oui, j'accepte; enlevez-moi et partons.

Lady G... prononça ces derniers mots avec un sourire et un regard qui firent frissonner Léonce.—O la plus froide des femmes! s'écria-t-il avec un enjouement mêlé d'amertume, je vous connais bien, en effet, et je sais que votre unique passion, c'est d'échapper aux passions humaines. Eh bien! votre froideur me gagne, et je vais oublier tout ce qui pourrait me distraire du seul but que nous avons à nous proposer, la fantaisie!

—Vous m'assurez donc que je ne m'ennuierai pas aujourd'hui avec vous? Oh! vous êtes le meilleur des hommes. Tenez, je ressens déjà l'effet de votre promesse, comme les malades qui se trouvent soulagés par la vue du médecin, et qui sont guéris d'avance par la certitude qu'il affecte de les guérir. Allons, je vous obéis, docteur improvisé, docteur subtil, docteur admirable! Je m'habille à la hâte, nous partons à jeun, et nous allons... où bon vous semblera... Quel équipage dois-je commander?

—Aucun, vous ne vous mêlerez de rien, vous ne saurez rien; c'est moi qui prévois et commande, puisque c'est moi qui invente.

—A la bonne heure, c'est charmant! s'écria-t-elle; et, refermant sa fenêtre, elle alla sonner ses femmes, qui bientôt abaissèrent un lourd rideau de damas bleu entre elle et les regards de Léonce. Il alla donner quelques ordres, puis revint s'asseoir non loin de la fenêtre de Sabina, au pied d'une statue, et se prit à rêver.

—Eh bien! s'écria lady G. au bout d'une demi-heure, en lui frappant légèrement sur l'épaule, vous n'êtes pas plus occupé de notre départ que cela? vous me promettez des inventions merveilleuses, des surprises inouïes, et vous êtes là à méditer sur la statuaire comme un homme qui n'a encore rien trouvé?

—Tout est prêt, dit Léonce en se levant et en passant le bras de Sabina sous le sien. Ma voiture vous attend et j'ai trouvé des choses admirables.

—Est-ce que nous nous en allons comme cela tête à tête? observa lady G...

«Voilà un mouvement de coquetterie dont je ne la croyais pas capable, pensa Léonce. Eh bien! je n'en profiterai pas.»

—Nous emmenons la régresses, répondit-il.

—Pourquoi la négresse? dit Sabina.

—Parce qu'elle plaît à mon jockey. A son âge toutes les femmes sont blanches, et il ne faut pas que nos compagnons de voyage s'ennuient, autrement ils nous ennuieraient.

Peu d'instants après, le jockey avait reçu les instructions de son maître, sans que Sabina les entendît. La négresse, armée d'un large parasol blanc, souriait à ses côtés, assise sur le siège large et bas du char-à-bancs. Lady G... était nonchalamment étendue dans le fond, et Léonce, placé respectueusement en face d'elle, regardait le paysage en silence; ses chevaux allaient comme le vent.

C'était la première fois que Sabina se hasardait avec Léonce dans un tête-à-tête qui pouvait être plus long et plus complet qu'elle ne s'en était embarrassée d'abord. Malgré le projet de simple promenade, et la présence de ces deux jeunes serviteurs qui leur tournaient le dos et causaient trop gaiement ensemble pour songer à écouter leur entretien, Sabina sentit qu'elle était trop jeune pour que cette situation ne ressemblât pas à une étourderie; elle y songea lorsqu'elle eut franchi la dernière grille du parc.

Mais Léonce paraissait si peu disposé à prendre avantage de son rôle, il était si sérieux, et si absorbé par le lever du soleil, qui commençait à montrer ses splendeurs, qu'elle n'osa pas témoigner son embarras, et crut devoir, au contraire, le surmonter pour paraître aussi tranquille que lui.

Ils suivaient une route escarpée d'où l'on découvrait toute l'enceinte de la verdoyante vallée, le cours des torrents, les montagnes couronnées de neiges éternelles, que les premiers rayons du soleil teignaient de pourpre et d'or.

—C'est sublime! dit enfin Sabina, répondant à une exclamation de Léonce; mais savez-vous qu'à propos du soleil, je pense, malgré moi, à mon mari?

—A propos, en effet, dit Léonce, où est-il?

—Mais il est à la villa; il dort.

—Et se réveille-t-il de bonne heure?

—C'est selon. Lord G... est plus ou moins matinal, selon la quantité de vin qu'il a bue à son souper. Et comment puis-je le savoir, puisque je me suis soumise à cette règle anglaise, si bien inventée pour empêcher les femmes de modérer l'intempérance des hommes!

—Mais le terme moyen?

—Midi. Nous serons rentrés à cette heure-là?

—Je l'ignore, Madame; cela ne dépend pas de votre volonté.

—Vrai! J'aime à vous entendre plaisanter ainsi; cela flatte mon désir de l'inconnu. Mais sérieusement, Léonce?...

—Très-sérieusement, Sabina, je ne sais pas à quelle heure vous rentrerez. J'ai été autorisé par vous à régler l'emploi de votre journée.

—Non pas! de ma matinée seulement.

—Pardon! Vous n'avez pas limité la durée de votre promenade, et, dans mes projets, je ne me suis pas désisté du droit d'inventer à mesure que l'inspiration viendrait me saisir. Si vous mettez un frein à mon génie, je ne réponds plus de rien.

—Qu'est-ce à dire?

—Que je vous abandonnerai à votre ennemi mortel, à l'ennui.

—Quelle tyrannie! Mais enfin, si, par un hasard étrange, lord G... a été sobre hier soir?...

—Avec qui a-t-il soupé?

—Avec lord H..., avec M. D..., avec sir J..., enfin, avec une demi-douzaine de ses chers compatriotes.

—En ce cas, soyez tranquille, il fera le tour du cadran.

—Mais si vous vous trompez?

—Ah! Madame, si vous doutez déjà de la Providence, c'est-à-dire de moi, qui veille aujourd'hui à la place de Dieu sur vos destinées, si la foi vous manque, si vous regardez en arrière et en avant, l'instant présent nous échappe et avec lui ma toute-puissance.

—Vous avez raison, Léonce; je laisse éteindre mon imagination par ces souvenirs de la vie réelle. Allons! que lord G... s'éveille à l'heure qu'il voudra; qu'il demande où je suis; qu'il sache que je cours les champs avec vous, qu'importe?

—D'abord il n'est pas jaloux de moi.

—Il n'est jaloux de personne. Mais les convenances, mais la pruderie britannique!

—Que fera-t-il de pis?

—Il maudira le jour où il s'est mis en tête d'épouser une Française, et, pendant trois heures au moins, il saisira toute occasion de préconiser les charmes des grandes poupées d'Albion. Il murmurera entre ses dents que l'Angleterre est la première nation de l'univers; que la nôtre est un hôpital de fous; que lord Wellington est supérieur à Napoléon, et que les docks de Londres sont mieux bâtis que les palais de Venise.

—Est-ce là tout?

—N'est-ce pas assez? Le moyen d'entendre dire de pareilles choses sans le railler et le contredire!

—Et qu'arrive-t-il quand vous rompez le silence du dédain?

—Il va souper avec lord H..., avec sir J..., avec M. D..., après quoi il dort vingt-quatre heures.

—L'avez-vous contrarié hier?

—Beaucoup. Je lui ai dit que son cheval anglais avait l'air bête.

—En ce cas, soyez donc tranquille, il dormira jusqu'à ce soir.

—Vous en répondez?

—Je l'ordonne.

—Eh bien, vivat! que ses esprits reposent en paix, et que le mariage lui soit léger! Savez-vous, Léonce, que c'est un joug affreux que celui-là?

—Oui, il y a des maris qui battent leur femme.

—Ce n'est rien; il y en a d'autres qui les font périr d'ennui.

—Est-ce donc là toute la cause de votre spleen? Je ne le crois pas, milady.

—Oh! ne m'appelez pas Milady! Je me figure alors que je suis Anglaise. C'est bien assez qu'on veuille me persuader, quand je suis en Angleterre, que mon mari m'a dénationalisée.

—Mais vous ne répondez à ma question, Sabina?

—Eh! que puis-je répondre? Sais-je la cause de mon mal?

—Voulez-vous que je vous la dise?

—Vous me l'avez dite cent fois, n'y revenons pas inutilement.

—Pardon, pardon, Madame. Vous m'avez traité de docteur subtil, admirable, vous m'avez investi du droit de vous guérir, ne fût-ce que pour un jour...

—De me guérir en m'amusant, et ce que vous allez me dire m'ennuiera, je le sais.

—Inutile défaite d'une pudeur qu'un tendre soupirant trouverait charmante, mais que votre grave médecin trouve souverainement puérile!

—Eh bien, si vous êtes cassant et brutal, je vous aime mieux ainsi. Parlez donc.

—L'absence d'amour vous exaspère, votre ennui est l'impatience et non le dégoût de vivre, votre fierté exagérée trahit une faiblesse incroyable. Il faut aimer, Sabina.

—Vous parlez d'aimer comme de boire un verre d'eau. Est-ce ma faute, si personne ne me plaît?

—Oui, c'est votre faute! Votre esprit a pris un mauvais tour, votre caractère s'est aigri, vous avez caressé votre amour-propre, et vous vous estimez si haut désormais que personne ne vous semble digne de vous. Vous trouvez que je vous dis de grandes duretés, n'est-ce pas? Aimeriez-vous mieux des fadeurs?

—Oh! je vous trouve charmant aujourd'hui, au contraire! s'écria en riant lady G... sur le beau visage de laquelle un peu d'humeur avait cependant passé. Eh bien, laissez-moi me justifier, et citez-moi quelqu'un qui me donne tort. Je trouve tous les hommes que le monde jette autour de moi ou vains et stupides, ou intelligents et glacés. J'ai pitié des uns, j'ai peur des autres.

—Vous n'avez pas tort. Pourquoi ne cherchez-vous pas hors du monde?

—Est-ce qu'une femme peut chercher? Fi donc!

—Mais on peut se promener quelquefois, rencontrer, et ne pas trop fuir.

—Non, on ne peut pas se promener hors du monde, le monde vous suit partout, quand on est du grand monde. Et puis, qu'y a-t-il hors du monde? des bourgeois, race vulgaire et insolente; du peuple, race abrutie et malpropre; des artistes, race ambitieuse et profondément égoïste. Tout cela ne vaut pas mieux que nous, Léonce. Et puis, si vous voulez que je me confesse, je vous dirai que je crois un peu à l'excellence de notre sang patricien. Si tout n'était pas dégénéré et corrompu dans le genre humain, c'est encore là qu'il faudrait espérer de trouver des types élevés et des natures d'élite. Je ne nie pas les transformations de l'avenir, mais jusqu'ici je vois encore le sceau du vasselage sur tous ces fronts récemment affranchis. Je ne hais ni ne méprise, je ne crains pas non plus cette race qui va, dit-on, nous chasser; j'y consens. Je pourrais avoir de l'estime, du respect et de l'amitié pour certains plébéiens; mais mon amour est une fleur délicate qui ne croît pas dans le premier terrain venu; j'ai des nerfs de marquise; je ne saurais me changer et me maniérer. Plus j'accepte l'égalité future, moins je me sens capable de chérir et de caresser ce que l'inégalité a souillé dans le passé. Voilà toute ma théorie, Léonce, vous n'avez donc pas lieu de me prêcher. Voulez-vous que je me fasse soeur de charité? Je ne demande pas mieux que de surmonter mes dégoûts en vue de la charité; mais vous voulez que je cherche le bonheur de l'amour, là où je ne vois à pratiquer que l'immolation de la pénitence!

—Je ne vous prêcherai rien, Sabina; je ne vaux ni mieux ni moins que vous; seulement, je crois avoir un instinct plus chaud, un désir plus ardent de la dignité de l'homme, et cette ardeur vraie est venue le jour où je me suis senti artiste. Depuis ce jour le genre humain m'est apparu, non pas partagé en castes diverses, mais semé de types supérieurs par eux-mêmes. Je ne crois donc pas l'habitude assez influente sur les âmes, assez destructive du pouvoir divin, pour avoir flétri à jamais la postérité des esclaves. Quand il plaît à Dieu que la Fornarina soit belle, et que Raphaël ait du génie, ils s'aiment sans se demander le nom de leurs aïeux. La beauté de l'âme et du corps, voilà ce qui est noble et respectable; et, pour être sortie d'une ronce, la fleur de l'églantier n'est pas moins suave et moins charmante.

—Oui, mais pour aller la respirer, il faut vous déchirer dans de sauvages buissons. Et puis, Léonce, nous ne pouvons pas voir de même la beauté idéale. Vous êtes homme et artiste, c'est-à-dire que vous avez un sentiment à la fois plus matériel et plus exalté de la forme; votre art est matérialiste. C'est le divin Raphaël épris de la robuste Fornarina. Eh bien, oui! la maîtresse du Titien me parait aussi une belle grosse femme sensuelle, nullement idéale.....Nous autres patriciennes, nous ne concevons pas... Mais, grand Dieu! voici un équipage qui vient à nous, et qui ressemble tout à fait à celui de la marquise!

—Et c'est elle-même avec le jeune docteur!

—Voyez, Léonce, voici une femme plus facile à satisfaire que moi! Nous allons surprendre une intrigue. Elle se faisait passer pour malade, et la voilà qui se promène avec...

—Avec son médecin, comme vous avec le vôtre, Madame. Elle s'amuse par ordonnance.

—Oui, mais vous n'êtes que le médecin de mon âme...

—Vous êtes cruelle, Sabina! que savez-vous si ce beau jeune homme ne s'adresse pas plutôt à son coeur qu'à ses sens?... Et si elle pensait aussi mal de vous, ne serait-elle pas profondément injuste, puisque moi, qui suis en tête-à-tête avec vous, je ne m'adresse ni à votre coeur, ni...

—Juste ciel! Léonce! vous m'y faites penser. Elle est méchante, elle a besoin de se justifier par l'exemple des autres... elle va passer près de nous. Elle est hardie; au lieu de se cacher elle va nous observer, me reconnaître... c'est peut-être déjà fait!

—Non, Madame, répondit Léonce, votre voile est baissé, et elle est encore loin; d'ailleurs... prends à gauche, le chemin de Sainte-Apollinaire! cria-t-il au jockey qui lui servait de cocher, et qui conduisait avec vitesse et résolution.

Le wurst s'enfonça dans un chemin étroit et couvert, et la calèche de la marquise passa, peu de minutes après, sur la grande route.

—Vous voyez, Madame, dit Léonce, que la Providence veille sur vous aujourd'hui, et qu'elle s'est incarnée en moi. Il faut faire souvent un long trajet dans ces montagnes pour trouver un chemin praticable aux voitures, aboutissant à la rampe, et il s'en est ouvert un comme par miracle au moment où vous avez désiré de fuir.

—C'est si merveilleux, en effet, répondit lady G... en souriant, que je pense que vous l'avez ouvert et frayé d'un coup de baguette. Oui, c'est un enchantement! Les belles haies fleuries et les nobles ombrages! J'admire que vous ayez songé à tout, même à nous donner ici l'ombre et les fleurs qui nous manquaient lorsque nous suivions la rampe. Ces châtaigniers centenaires que vous avez plantés là sont magnifiques. On voit bien, Léonce, que vous êtes un grand artiste, et que vous ne pouvez pas créer à demi.

—Vous dites des choses charmantes, Sabina, mais vous êtes pâle comme la mort! Quelle crainte vous avez de l'opinion! quelle terreur vous a causée cette rencontre et ce danger d'un soupçon! Je ne me serais jamais douté qu'une personne aussi forte et aussi fière fût aussi timide!

—On ne se connaît qu'à la campagne, disent les gens du monde. Cela veut dire que l'on ne se connaît que dans le tête-à-tête. Ainsi, Léonce, nous allons ce matin nous découvrir mutuellement beaucoup de qualités et beaucoup de défauts que nous n'avions encore jamais aperçus l'un chez l'autre. Ma timidité est vertu ou faiblesse, je l'ignore.

—C'est faiblesse.

—Et vous méprisez cela?

—Je le blâmerai peut-être. J'y trouverai tout au moins l'explication de ce raffinement de goûts, de cette habitude de dédains exquis dont vous me parliez tout à l'heure. Vous ne vous rendez peut-être pas bien compte de vous-même. Vous attribuez peut-être trop à la délicatesse exagérée de vos perceptions aristocratiques ce qui n'est en réalité que la peur du blâme et des railleries de vos pareils.

—Mes pareils sont les vôtres aussi, Léonce; n'avez-vous donc aucun souci de l'opinion? Voudriez-vous que je fisse un choix dont j'eusse à rougir. Ce serait bizarre.

—Ce serait par trop bizarre, et je n'y songe point. Mais une hardiesse d'indépendance plus prononcée me paraîtrait pour vous une ressource précieuse, et je vois que vous ne l'avez pas. Il n'est plus question ici de choisir dans une sphère ou dans l'autre, je dis seulement qu'en général, quelque choix que vous fassiez, vous serez plus occupée du jugement qu'on en portera autour de vous que des jouissances que vous en retirerez pour votre compte personnel.

—Je n'en crois rien, et ceci passe la limite des vérités dures, Léonce; c'est une taquinerie méchante, un système de malveillantes inculpations.

—Voilà que nous commençons à nous quereller, dit Léonce. Tout va bien, si je réussis à vous irriter contre moi; j'aurai au moins écarté l'ennui.

—Si la marquise entendait notre conversation, dit Sabina en reprenant sa gaieté, elle n'y trouverait pas à mordre, je présume?

—Mais comme elle ne l'entend pas et que nous pouvons faire d'autres rencontres, il est bon que nous rompions davantage notre tête-à-tête, et que nous nous entourions de quelques compagnons de voyage.

—Est-ce qu'à votre tour, vous prenez de l'humeur, Léonce?

—Nullement; mais il entre dans mes desseins que vous ayez un chaperon plus respectable que moi; je le vois qui vient à ma rencontre. Le destin l'amène en ce lieu, sinon mon pouvoir magique.

Sur un signe de son maître, le jockey arrêta ses chevaux. Léonce sauta lestement à terre et courut au-devant du curé de Sainte-Apollinaire, qui marchait gravement à l'entrée de son village, un bréviaire à la main.




II.

ADVIENNE QUE POURRA.

—Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger. Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son bréviaire, il est forcé de le recommencer, fût-il à l'avant-dernière page. Mais je vois avec plaisir que vous n'en êtes encore qu'à la seconde, et le motif qui m'amène auprès de vous est d'une telle urgence, que je me recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.

Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ôta ses lunettes, et, levant sur Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d'intelligence:

—A qui ai-je l'honneur de parler? dit-il.

—A un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j'ai persuadé très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays; nos sentiments l'un pour l'autre sont ceux d'une amitié fraternelle; la dame mérite toute considération et tout respect; mais un scrupule lui est venu en chemin, et j'ai dû m'y soumettre. Elle dit que les habitants de la contrée, à la voir courir seule avec un jeune homme, pourraient gloser sur son compte, et la crainte d'être une cause de scandale est devenue si vive dans son esprit que j'ai regardé comme un coup du ciel l'heureux hasard de votre rencontre. Je me suis donc déterminé à vous demander la faveur de votre société pour une ou deux heures de promenade, ou tout au moins pour la reconduire avec moi à sa demeure. Vous êtes si bon, que vous ne voudrez pas priver une aimable personne d'une partie de plaisir vraiment édifiante, puisqu'il s'agit surtout pour nous de glorifier l'Eternel dans la contemplation de son oeuvre, la belle nature.

—Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance, et qui regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez avec vous deux autres personnes.

—Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances nous a engagé à emmener.

—Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.

—La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit des gens du monde.

—C'est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.

—Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion. Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la dérobée.

Le curé fit un geste d'effroi, mais c'était pour la forme; son visage ne trahit aucune émotion. Il avait passé l'âge où de brûlantes pensées tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu'il ne se fût pas abstenu toujours au point de haïr la vie et de condamner le bonheur. Léonce se divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.

—Si ce n'est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer la noire dans la voiture entre vous deux. Sa présence mettra en fuite le démon de la médisance.

—Ce n'est guère l'usage, dit le jeune homme embarrassé de la judiciaire du vieux prêtre. Cela semblerait affecté. Le danger est donc bien grand, penseraient les méchants, puisqu'ils sont forcés de mettre entre eux une vilaine négresse? Au lieu que la présence d'un prêtre sanctifie tout. Un digne pasteur comme vous est l'ami naturel de tous les fidèles, et chacun doit comprendre que l'on recherche sa société.

—Vous êtes fort aimable, mon cher Monsieur, et je ne demanderais qu'à vous obliger, répondit le curé, flatté et séduit peu à peu; mais je n'ai pas encore dit ma messe, et voici le premier coup qui sonne. Donnez-moi vingt minutes... ou plutôt venez entendre la messe. Ce n'est pas obligatoire dans la semaine, mais cela ne peut jamais faire de mal; après cela vous me permettrez de déjeuner, et nous irons ensuite faire un tour de promenade ensemble si vous le désirez.

—Nous entendrons la messe, répondit Léonce; mais aussitôt après, nous vous emmènerons déjeuner avec nous dans la campagne.

—Vous y déjeunerez fort mal, observa vivement le curé, à qui cette idée parut plus sérieuse que tout ce qui avait précédé. On ne trouve rien qui vaille dans ce pays aussi pauvre que pittoresque.

—Nous avons d'excellent vin et des vivres assez recherchés dans la caisse de la voiture, reprit Léonce. Nous avions donné rendez-vous à plusieurs personnes pour aller manger sur l'herbe, et chacun de nous devait porter une part du festin. Mais comme toutes ont manqué de parole, excepté moi, il se trouve que je suis assez bien pourvu pour le petit nombre de convives que nous sommes.

—A la bonne heure, dit le curé, tout à fait décidé. Je vois que vous aviez une jolie partie en train, et que sans moi elle serait troublée par l'embarras de ce dangereux tête-à-tête. Je ne veux pas vous la faire manquer, j'irai avec vous, pourvu que ce ne soit pas trop loin; car je ne manque pas d'affaires ici. Il plaît à l'un de naître, à l'autre de mourir, et c'est tous les jours à recommencer. Allons, avertissez votre dame; je cours à mon église.

—Eh bien, donc, dit Sabina, qui, en attendant le retour de Léonce, avait pris un livre dans la poche de la voiture et feuilletait Wilhelm-Meister; j'ai cru que vous m'aviez oubliée, et je m'en consolais avec cet adorable conte.

—Je l'avais apporté pour vous, dit Léonce; je savais que vous ne le connaissiez pas encore, et que c'était la lecture qu'il vous fallait pour le moment.

—Vous avez des attentions charmantes. Mais que faisons-nous?

—Nous allons à la messe.

—L'étrange idée! Est-ce en me faisant faire mon salut que vous comptez me divertir?

—Il vous est interdit de scruter mes pensées et de deviner mes intentions. Du moment où je ne porterais plus votre inconnu dans mon cerveau, vous ne me laisseriez rien achever de ce que j'aurais entrepris.

—C'est vrai. Allons donc à la messe; mais que vouliez-vous faire de ce curé?

—Eh quoi, toujours des questions, quand vous savez que l'oracle doit être muet?

—Vos bizarreries commencent à m'intéresser. Est-ce qu'il ne m'est pas même permis de chercher à comprendre?

—Parfaitement, je ne risque point d'être deviné.

Le wurst traversa le hameau et s'arrêta devant l'église rustique. Elle était ordinairement presque déserte aux messes de la semaine, mais elle se remplit de femmes et d'enfants curieux dès que les deux nobles voyageurs y furent entrés. Cependant le plus grand nombre retourna bientôt sous le porche pour admirer les chevaux, toucher la voiture, et surtout contempler la négresse, qui leur causait un étonnement mêlé d'ironie et d'effroi.

Le sacristain vint placer Sabina et Léonce dans le banc d'honneur. L'air des montagnes est si vif, que le curé avait déjà faim et ne traînait pas sa messe en longueur.

Lady G... avait pris du bout des doigts un missel respectable parmi d'autres bouquins de dévotion épars sur le prie-Dieu. Elle paraissait fort recueillie; mais Léonce s'aperçut bientôt qu'elle tenait toujours Wilhelm-Meister sous son châle, qu'elle le glissait peu à peu sur le missel ouvert devant elle, et enfin qu'elle le lisait avidement pendant le confiteor.

Lui, s'agenouilla près d'elle à l'élévation, et lui dit bien bas:—Je gage que ce pasteur naïf et ces bonnes gens qui vous regardent sont édifiés de votre piété, Sabina! Mais moi, je me dis que vous respectez les apparences d'une religion à laquelle vous ne croyez plus.

Elle ne lui répondit qu'en lui montrant du doigt le mot pédant qui se retrouve en plusieurs endroits de Wilhelm-Meister, à propos d'un des personnages de la troupe vagabonde.

—Vous savez bien que je ne suis pas dévote, lui dit-elle après la messe, en parcourant avec lui la nef bordée de petites chapelles; j'ai la religion de mon temps.

—C'est-à-dire que vous n'en avez pas?

—Je crois qu'au contraire aucune époque n'a été plus religieuse, en ce sens que les esprits élevés luttent contre le passé, et aspirent vers l'avenir. Mais le présent ne peut s'abriter sous aucun temple. Pourquoi m'avez-vous fait entrer dans celui-ci?

—N'allez-vous pas à la messe le dimanche?

—C'est une affaire de convenance, et pour ne pas jouer le rôle d'esprit fort. Le dimanche est d'obligation religieuse, par conséquent d'usage mondain.

—Hélas! vous êtes hypocrite.

—De religion? Non pas. Je ne cache à personne que j'obéis à une coutume.

—Vous vous êtes fait un dieu de ce monde profane, et vous le trouvez plus facile à servir.

—Léonce, seriez-vous dévot? dit-elle en le regardant.

—Je suis artiste, répondit-il; je sens partout la présence de Dieu, même devant ces grossières images du moyen âge, qui font ressembler le lieu où nous sommes à quelque pagode barbare.

—Vous êtes plus impie que moi: ces fétiches affreux, ces ex-voto cyniques me font peur.

—Je vois, le passé est votre effroi; il vous gâte le présent. Que ne comprenez-vous l'avenir? Vous seriez dans l'idéal.

—Tenez, artiste, regardez! lui dit Sabina en attirant son attention sur une figure agenouillée sur le pavé, dans la profondeur sombre d'une chapelle funéraire.

C'était une jeune fille, presque un enfant, pauvrement vêtue, quoique avec propreté. Elle n'était pas jolie, mais sa figure avait une expression saisissante, et son attitude une noblesse singulière. Un rayon de soleil, égaré dans cette cave humide où elle priait, tombait sur sa nuque rosée et sur une magnifique tresse de cheveux d'un blond pâle, presque blanchâtre, roulée et serrée autour d'un petit béguin de velours rouge brodé d'or fané, et garni de dentelle noire, à la mode du pays. Elle était haute en couleur, malgré le ton fade de sa chevelure. Le bleu tranché de ses yeux paraissait plus brillant sous ses longs cils d'or mat tirant sur l'argent. Son profil trop court avait des courbes d'une finesse et d'une énergie extraordinaires.

—Allons, Léonce, ne vous oubliez pas trop à la regarder, dit Sabina à son compagnon, qui était comme pétrifié devant la villageoise, c'est de moi seule qu'il faut être occupé aujourd'hui; si vous avez une distraction, je suis perdue, je m'ennuie.

—Je ne pense qu'à vous en la regardant. Regardez-la aussi. Il faut que vous compreniez cela.

—Cela? c'est la foi aveugle et stupide, c'est le passé qui vit encore, c'est le peuple. C'est curieux pour l'artiste, mais moi je suis poëte, et il me faut plus que l'étrange, il me faut le beau... Cette petite est laide.

—C'est que vous n'y comprenez rien. Elle est belle selon le type rare auquel elle appartient.

—Type d'Albinos.

—Non! c'est la couleur de Rubens, avec l'expression austère des vierges du Bas-Empire. Et l'attitude?

—Est raide comme le dessin des maîtres primitifs. Vous aimez cela?

—Cela a sa grâce, parce que c'est naïf et imprévu. La Madeleine de Canova pose, les vierges de la Renaissance savent qu'elles sont belles; les modèles primitifs sont tout d'un jet, tout d'une pièce, on pourrait dire tout d'une venue, comme la pensée qui les fit éclore.

—Et qui les pétrifia... Tenez, elle a fini sa prière; parlez-lui, vous verrez qu'elle est bête malgré l'expression de ses traits.

—Mon enfant, dit Léonce à la jeune fille, vous paraissez très-pieuse. Y a-t-il quelque dévotion particulière attachée à cette chapelle?

—Non, Monseigneur, répondit la jeune fille en faisant la révérence; mais je me cache ici pour prier, afin que M. le curé ne me voie point.

—Et que craignez-vous des regards de M. le curé? demanda lady G...

—Je crains qu'il ne me chasse, reprit la montagnarde; il ne veut plus que je rentre dans l'église, sous prétexte que je suis en état de péché mortel.

Elle fit cette réponse avec tant d'aplomb et d'un air à la fois si ingénu et si décidé, que Sabina ne put s'empêcher de rire.

—Est-ce que cela est vrai? lui demanda-t-elle.

—Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que Dieu voit plus clair que lui dans mon coeur.

Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s'éloigna rapidement, car le curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux, paraissait au fond de la nef.

Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d'un ton courroucé:

—Ne faites pas attention à cette vagabonde, c'est une âme perdue.

—Cela est fort étrange, dit Sabina; sa figure n'annonce rien de semblable.

—Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.

On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale, le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut si absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait pas entendre l'anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui point donner de distractions.

—Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l'avez recruté pour me punir d'avoir pris un peu d'humeur de la rencontre de la marquise.

—J'ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le devinez pas?

—Nullement.

—Je veux bien vous le dire; mais c'est à condition que vous l'écouterez très-sérieusement.

—Vous m'inquiétez!

—C'est déjà quelque chose. Sachez donc que j'ai mis ce tiers entre nous pour me préserver moi-même.

—Et de quoi, s'il vous plaît?

—Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur l'amour entre jeunes gens.

—Parlez pour vous, Léonce; je ne me suis pas aperçue de ce danger. Vous m'aviez promis de ne pas laisser l'ennui approcher de moi; je comptais sur votre parole, j'étais tranquille.

—Vous raillez? C'est trop facile. Vous m'aviez promis plus de gravité.

—Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous dire?

—Que, seul avec vous, j'aurais pu me sentir ému et perdre ce calme d'où dépend ma puissance sur vous aujourd'hui. Je fais ici l'office de magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez que la première condition de la puissance magnétique c'est un flegme absolu, c'est une tension de la volonté vers l'idée de domination immatérielle; c'est l'absence de toute émotion étrangère au phénomène de l'influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.

—Est-ce que c'est une déclaration, Léonce? dit Sabina avec une hauteur ironique.

—Non, Madame; c'est tout le contraire, répondit-il tranquillement.

—Une impertinence, peut-être?

—Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux, vous le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois injuste. Nous nous sommes connus enfants: notre affection fut toujours loyale et douce. Vous l'avez cultivée avec franchise, moi avec dévouement. Peu d'hommes sont autant mes amis que vous, et je ne recherche la société d'aucun d'eux avec autant d'attrait que la vôtre. Cependant vous me causez quelquefois une sorte de souffrance indéfinissable. Ce n'est pas le moment d'en rechercher la cause; c'est un problème intérieur que je n'ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l'ai jamais été. Sans entrer dans des explications qui auraient peut-être quelque chose de trop libre après cette déclaration, je pense que vous comprenez pourquoi je ne veux pas être ému auprès d'une femme aussi belle que vous, et pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là m'était nécessaire pour m'empêcher de vous trop regarder.

—En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d'arranger ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui brûlait ses joues. C'en est même trop. Il y a quelque chose de blessant pour moi dans vos pensées.

—Je vous défie de me le prouver.

—Je ne l'essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.

—Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect que de chasser l'amour de mes pensées.

—L'amour! Il est bien loin de votre coeur! Ce que vous croyez devoir craindre me flatte peu; je ne suis pas une vieille coquette pour m'en enorgueillir.

—Et pourtant, si c'était l'amour, l'amour du coeur comme vous l'entendez, vous seriez plus irritée encore.

—Affligée peut-être, parce que je n'y pourrais pas répondre, mais irritée beaucoup moins que je ne le suis par l'aveu de votre souffrance indéfinissable.

—Soyez franche, mon amie; vous ne seriez même pas affligée; vous ririez, et ce serait tout.

—Vous m'accusez de coquetterie? vous n'en avez pas le droit: qu'en savez-vous, puisque vous ne m'avez jamais aimée, et que vous ne m'avez jamais vue aimer personne?

—Écoutez, Sabina, il est certain que je n'ai jamais essayé de vous plaire. Tant d'autres ont échoué! Sais-je seulement si quelqu'un a jamais réussi à se faire aimer de vous? Vous me l'avez pourtant dit une fois, dans un jour d'expansion et de tristesse; mais j'ignore si vous ne vous êtes pas vantée par exaltation. Si je vous avais laissé voir que je suis capable d'aimer ardemment, peut-être eussiez-vous reconnu que je méritais mieux que votre amitié. Mais, pour vous le faire comprendre, il eût fallu ou vous aimer ainsi, ce que je nie, ou feindre, et m'enivrer de mes propres affirmations. Cela eût été indigne de la noblesse de mon attachement pour vous, et je ne sais pas descendre à de telles ruses: ou bien encore, il eût fallu vous raconter les secrets de ma vie, vous peindre mon vrai caractère, me vanter en un mot. Fi! et n'être pas compris, être raillé!... Juste punition de la vanité puérile! Loin de moi une telle honte!

—De quoi vous justifiez-vous donc, Léonce? Est-ce que je me plains de n'avoir que votre amitié? est-ce que j'ai jamais désiré autre chose?

—Non, mais de ce que je m'observe si scrupuleusement, vous pourriez conclure que je suis une brute, si vous ne me deviniez pas.

—A quoi bon vous observer tant, puisqu'il n'y a rien à craindre? L'amour est spontané. Il surprend et envahit, il ne raisonne point, il n'a pas besoin de s'interroger, ni de s'entourer de prévisions, de plans d'attaque et de projets de retraite; il se trahit, et c'est alors qu'il s'impose.

«Voilà une bonne leçon, pensa Léonce, et c'est elle qui me la donne!»

Il sentit qu'il avait besoin d'étouffer son dépit, et, prenant la main de lady G..., il lui dit en la serrant d'un air affectueux et calme:

—Vous voyez donc bien, chère Sabina, qu'il ne peut y avoir d'amour entre nous; nous n'avons dans le coeur rien de neuf et de mystérieux l'un pour l'autre; nous nous connaissons trop, nous sommes comme frère et soeur.

—Vous dites un mensonge et un blasphème, répondit la fière lady en retirant sa main. Les frères et les soeurs ne se connaissent jamais, puisque les points les plus vivants et les plus profonds de leurs âmes ne sont jamais en contact. Ne dites pas que nous nous connaissons trop, vous et moi; je prétends, au contraire, n'être nullement connue de vous, et ne l'être jamais. Voilà pourquoi, au lieu de me fâcher, j'ai souri à toutes les duretés que vous me dites depuis ce matin. Tenez, j'aime mieux aussi ne pas vous connaître davantage. Si vous voulez garder votre fluide magnétique, laissez-moi croire que vous avez dans le coeur des trésors de passion et de tendresse, dont notre paisible amitié n'est que l'ombre.

—Et si vous le croyiez, vous m'aimeriez, Sabina! Il est donc certain pour moi que vous ne le croyez pas.

—Je puis vous en dire autant. Faut-il en conclure que si nous sommes seulement amis, c'est parce que nous n'avons pas grande opinion l'un de l'autre?

«Elle est piquée, pensa Léonce, et voilà que nous sommes au moment de nous haïr ou de nous aimer.»

—M'est avis, dit le curé en fermant son bréviaire, que nous voici bien assez loin, et que nous pourrions, s'il plaisait à Vos Seigneuries, mettre quelque chose sous la dent.

—D'autant plus, dit Léonce, que voici à deux pas, au-dessus de nous, un plateau de rochers avec de l'ombre, et d'où l'on doit découvrir une vue admirable.

—Quoi, là-haut? s'écria le curé qui était un peu chargé d'embonpoint; vous voulez grimper jusqu'à la Roche-Verte? Nous serions bien plus à l'aise dans ce bosquet de sapins, au bord de la route.

—Mais nous n'aurions pas de vue! dit lady G... en passant son bras d'un air folâtre sous celui du vieux prêtre, et peut-on se passer de la vue des montagnes?

—Fort bien quand on mange, répondit le curé, qui, pourtant, se laissa entraîner.

Le jockey conduisit la voiture à l'ombre, dans le bosquet, et bientôt de nombreux serviteurs se présentèrent pour l'aider à chasser les mouches et à faire manger ses chevaux. C'étaient les petits pâtres, épars sur tous les points de la montagne, qui, en un clin d'oeil, se rassemblèrent autour de nos promeneurs, comme une volée d'oiseaux curieux et affamés. L'un prit les coussins du char-à-bancs pour faire asseoir les convives sur le rocher, l'autre se chargea du transport des pâtés de gibier, un troisième de celui des vins; chacun voulait porter ou casser quelque chose. Le déjeuner champêtre fut bientôt installé sur la Roche-Verte, et, en voyant qu'il était splendide et succulent, le curé s'essuya le front et laissa échapper un soupir de jubilation de sa poitrine haletante. On fit la part des petits pages déguenillés, celle des serviteurs aussi, car on avait de quoi satisfaire tout le monde. Léonce n'avait pas fait les choses à demi; on eût dit qu'il avait prévu à quel estomac de prêtre il aurait affaire. Sabina redevint très-enjouée, et avoua que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait beaucoup d'appétit. Léonce ayant servi tout le monde, commençait à manger à son tour, lorsque les enfants, assis en groupe à quelque distance, se prirent à s'agiter, à bondir et à crier en faisant de grands mouvements avec leurs bras, comme pour appeler quelqu'un du fond du ravin: «La fille aux oiseaux! la fille aux oiseaux!»




III.

ENLEVONS HERMIONE.

—Taisez-vous, sotte engeance, dit le curé: n'attirez point cette folle par ici; nous n'avons que faire de ses jongleries.

Mais les enfants ne l'entendaient point et continuaient à appeler et à faire des gestes. Sabina, se penchant alors sur le bord du rocher, vit un spectacle fort extraordinaire. Une jeune montagnarde grimpait la pente escarpée qui conduisait à la Roche-Verte, et cette enfant marchait littéralement dans une nuée d'oiseaux qui voltigeaient autour d'elle, les uns béquetant sa chevelure, d'autres se posant sur ses épaules, d'autres, tout jeunes, sautillant et se traînant à ses pieds, dans le sable. Tous semblaient se disputer le plaisir de la toucher ou le profit de l'implorer, et remplissaient l'air de leurs cris de joie et d'impatience. Quand la jeune fille fut plus près et qu'on put la distinguer à travers son cortège tourbillonnant, Léonce et Sabina reconnurent la blonde aux joues vermeilles et aux cheveux d'or pâle qu'ils avaient vue dans l'église une heure auparavant.

Alors le curé se pencha aussi vers le ravin, et, par ses gestes, lui prescrivit de s'éloigner.

La grosse figure et l'habit noir du prêtre firent sur elle l'effet de la tête de Méduse. Elle s'arrêta immobile, et les oiseaux, effarouchés, s'envolèrent sur les arbres qui bordaient le sentier.

Cependant les instances de lady G... et la vue de son verre rempli d'un excellent vin de Grèce qu'on venait d'entamer calmèrent l'ire du saint homme, et il consentit à crier à la fille aux oiseaux:

—Allons, venez faire vos pasquinades devant Leurs Seigneuries, bohémienne que vous êtes!

La jeune fille tenait dans sa main une poignée de grains qu'elle jeta derrière elle le plus loin qu'elle put, et si adroitement, qu'elle sembla seulement faire un geste impératif aux oisillons qui recommençaient à la poursuivre. Ils s'abattirent tous dans le fourré qu'elle feignait de leur désigner, et, occupés qu'ils étaient à chercher leurs petites graines, ils eurent l'air de se tenir tranquilles à son commandement. Les autres enfants n'étaient pas dupes de ce petit manège, mais Sabina eut tout le plaisir d'y être trompée.

—Eh bien, la voilà donc, cette pécheresse endurcie, dit Léonce, en tendant la main à la montagnarde pour l'aider à atteindre le plateau, qui était fort escarpé de ce côté-là. Mais elle le gravit d'un bond pareil à celui d'un jeune chamois, et, portant les deux mains à son front, elle demanda la permission de travailler.

—Faites voir, faites vite voir, fainéante, dit le curé, ce qu'il vous plaît d'appeler votre travail.

Alors elle s'approcha des enfants et les pria de bien tenir leurs chiens et ne pas bouger; puis elle ôta un petit mantelet de laine qui couvrait ses épaules, et, grimpant sur une roche voisine encore plus élevée que la Roche-Verte, elle fit tournoyer en l'air cette étoffe rouge comme un drapeau au-dessus de sa tête. A l'instant même, de tous les buissons d'alentour, vint se précipiter sur elle une foule d'oiseaux de diverses espèces, moineaux, fauvettes, linottes, bouvreuils, merles, ramiers, et même quelques hirondelles à la queue fourchue et aux larges ailes noires. Elle joua quelques instants avec eux, les repoussant, faisant des gestes, et agitant son mantelet comme pour les effrayer, attrapant au vol quelques-uns, et les rejetant dans l'espace sans réussir à les dégoûter de leur amoureuse poursuite. Puis, quand elle eut bien montré à quel point elle était souveraine absolue et adorée de ce peuple libre, elle se couvrit la tête de son manteau, se coucha par terre, et feignit de s'endormir. Alors on vit tous ces volatiles se poser sur elle, se blottir à l'envi dans les plis de ses vêtements, et paraître magnétisés par son sommeil. Enfin, quand elle se releva, elle réitéra son stratagème, et les envoya, à l'aide d'une nouvelle pâture, s'abattre sur des bruyères, où ils disparurent et cessèrent leur babil.

Il y eut quelque chose de si gracieux et de si poétique dans toute sa pantomime, et son pouvoir sur les habitants de l'air semblait si merveilleux, que cette petite scène causa un plaisir extrême aux voyageurs. La négresse n'hésita pas à croire qu'elle assistait à un enchantement, et le curé lui-même ne put s'empêcher de sourire à la gentillesse des élèves, pour se dispenser d'applaudir leur éducatrice.

—Voilà vraiment une petite fée, dit Sabina en l'attirant auprès d'elle, et je vous déclare, Léonce, que je suis réconciliée avec ses cils d'ambre. Mignon lui avait fait tort dans mon imagination. Je l'aurais voulue brune et jouant de la guitare; mais j'accepte maintenant cette Mignon rustique et blonde, et j'aime autant sa scène de magie avec les oiseaux que la danse des oeufs. Dis-moi d'abord, ma chère enfant, comment tu t'appelles?

—Je m'appelle Madeleine Mélèze, dite l'oiselière ou la fille aux oiseaux, pour servir Votre Altesse.

—Voilà de jolis noms, et cela te complète. Assieds-toi là près de moi, et déjeune avec nous; pourvu, toutefois, que ton peuple d'oiseaux ne vienne pas, comme une plaie d'Égypte, dévorer notre festin.

—Oh! ne craignez rien, Madame, mes enfants n'approchent pas de moi quand il y a d'autres personnes trop près.

—En ce cas, si tu veux conserver ton sot métier, ton gagne-pain, dit le curé d'un ton grondeur, je te conseille de ne pas te laisser accompagner si souvent dans tes promenades par certains vagabonds de rencontre; car bientôt, à force d'être tenus en respect par la présence de ces oiseaux de passage, les oiseaux du pays ne te connaîtront plus, Madeleine.

—Mais, monsieur le curé, on vous a trompé, assurément, répondit l'oiselière, je n'ai encore eu qu'un seul compagnon de promenade, et il n'y a pas si longtemps que cela dure; nous sommes toujours tous deux seuls; ceux qui vous ont dit le contraire ont menti.

Le sérieux dont elle accompagna cette réponse mit Léonce en gaieté et le curé en colère.

—Voyez un peu la belle réponse! dit-il, et si l'on peut rien trouver de plus effronté que cette petite fille!

L'oiselière leva sur le pasteur courroucé ses yeux bleus comme des saphirs et resta muette d'étonnement.

—Il me semble que vous vous trompez beaucoup sur le compte de cette enfant, dit Sabina au curé: sa surprise et sa hardiesse sont l'effet d'une candeur que vous troublerez par vos mauvaises pensées; permettez-moi de vous le dire, monsieur le curé, vous faites, par bonne intention sans doute, tout votre possible pour lui donner l'idée du mal qu'elle n'a pas.

—Est-ce vous qui parlez ainsi, Madame? répondit à demi-voix le curé; vous qui, par prudence et vertu, ne vouliez pas rester en tête-à-tête avec ce noble seigneur, malgré ses bons sentiments et le voisinage de vos domestiques?

Sabina regarda le curé avec étonnement, et ensuite Léonce d'un air de reproche et de dérision: puis elle ajouta avec un noble abandon de coeur:

—Si vous jugez ainsi le motif qui nous a fait rechercher votre société, monsieur le curé, vous devez y trouver la confirmation de ce que je pense de cette enfant: c'est que ses pensées sont plus pures que les nôtres.

—Pures tant que vous voudrez, Madame! reprit le curé, que, dans sa pensée, Sabina avait déjà surnommé le bourru, occupée qu'elle était de retrouver les personnages de Wilhelm-Meister dans les aventures de sa promenade; mais laissez-moi vous objecter que chez les filles de cette condition, qui vivent au hasard et comme à l'abandon, l'excès de l'innocence est le pire des dangers. Le premier venu en abuse, et c'est ce qui va arriver à celle-ci, si ce n'est déjà fait.

—Elle serait confuse devant vos soupçons, au lieu qu'elle n'est qu'effrayée de vos menaces. Vous autres prêtres, vous ne comprenez rien aux femmes, et vous froissez sans pitié la pudeur du jeune âge.

—Je vous soutiens, moi, reprit le bourru, que ce qui est vrai pour les personnes de votre classe, n'est pas applicable a celle des pauvres gens. La pudeur de ces filles-là est bêtise, imprévoyance; elles font le mal sans savoir ce qu'elles font.

—-En ce cas, peut-être ne le font-elles pas, et je croirais assez que Dieu innocente leurs fautes.

—C'est une hérésie, Madame.

—Comme vous voudrez, monsieur le curé. Disputons, j'y consens. Je sais bien que vous êtes meilleur que vous vous ne voulez en avoir l'air, et qu'au fond du coeur vous ne haïssez point ma morale.

—Eh bien, oui, nous disputerons après déjeuner, répliqua le curé.

—En attendant, dit Sabina en lui remplissant son verre avec grâce, et en lui adressant un doux regard dont il ne comprit pas la malice, vous allez m'accorder la faveur que je vais vous demander, mon cher curé bourru.

—Comment vous refuser quelque chose? répondit-il en portant son verre à ses lèvres; surtout si c'est une demande chrétienne et raisonnable? ajouta-t-il lorsqu'il eut avalé la rasade de vin de Chypre.

—Vous allez faire la paix provisoirement avec la fille aux oiseaux, reprit lady G... Je la prends sous ma protection; vous ne la mettrez pas en fuite, vous ne lui adresserez aucune parole dure; vous me laisserez le soin de la confesser tout doucement, et, d'après le compte que je vous rendrai d'elle, vous serez indulgent ou sévère, selon ses mérites.

—Eh bien, accordé! répondit le curé, qui se sentait plus dispos et de meilleure humeur, à mesure qu'il contentait son robuste appétit. Voyons, dit-il en s'adressant à Madeleine qui causait avec Léonce, je te pardonne pour aujourd'hui, et je te permets de venir à confesse demain, à condition que, dès ce moment, tu te soumettras à toutes les prescriptions de cette noble et vertueuse dame, qui veut bien s'intéresser à toi et t'aider à sortir du péché.

Le mot de péché produisit sur Madeleine le même effet d'étonnement et de doute que les autres fois; mais, satisfaite de la bienveillance de son pasteur et surtout de l'intérêt que lui témoignait la noble dame, elle fit la révérence à l'un et baisa la main de l'autre. Interrogée par Léonce sur les procédés qu'elle employait pour captiver l'amour et l'obéissance de ses oiseaux, elle refusa de s'expliquer, et prétendit qu'elle possédait un secret.

—Allons, Madeleine, ceci n'est pas bien, dit le curé, et si tu veux que je te pardonne tout, tu commenceras par divorcer d'avec le mensonge. C'est une faute grave que de chercher à entretenir la superstition, surtout quand c'est pour en profiter. Ici, d'ailleurs, cela ne te servirait de rien. Dans les foires où tu vas courir et montrer ton talent (bien malgré moi, car ce vagabondage n'est pas le fait d'une fille pieuse), tu peux persuader aux gens simples que tu possèdes un charme pour attirer le premier oiseau qui passe et pour le retenir aussi longtemps qu'il te plaît. Mais tes petits camarades, que voici, savent bien que, dans ces montagnes, où les oiseaux sont rares et où tu passes ta vie à courir et à fureter, tu découvres tous les nids aussitôt qu'ils se bâtissent, que tu t'empares de la couvée et que tu forces les pères et mères à venir nourrir leurs petits sur tes genoux. On sait la patience avec laquelle tu restes immobile des heures entières comme une statue ou comme un arbre, pour que ces bêtes s'accoutument à te voir sans te craindre. On sait comme, dès qu'ils sont apprivoisés, ils te suivent partout pour recevoir de toi leur pâture, et qu'ils t'amènent leur famille à mesure qu'ils pullulent, suivant en cela un admirable instinct de mémoire et d'attachement, dont plusieurs espèces sont particulièrement douées. Tout cela n'est pas bien sorcier. Chacun de nous, s'il était, comme toi, ennemi des occupations raisonnables et d'un travail utile, pourrait en faire autant. Ne joue donc pas la magicienne et l'inspirée, comme certains imposteurs célèbres de l'antiquité, et entre autres un misérable Apollonius de Thyane, que l'Église condamne comme faux prophète, et qui prétendait comprendre le langage des passereaux. Quant à ces nobles personnes, n'espère point te moquer d'elles. Leur esprit et leur éducation ne leur permettent point de croire qu'une bambine comme toi soit investie d'un pouvoir surnaturel.

—Eh bien, monsieur le curé, dit lady G..., vous ne pouviez rien dire qui ne fût moins agréable, ni faire sur la superstition un sermon plus mal venu. Vos explications sont ennemies de la poésie, et j'aime cent fois mieux croire que la pauvre Madeleine a quelque don mystérieux, miraculeux même, si vous voulez, que de refroidir mon imagination en acceptant de banales réalités. Console-toi, dit-elle à l'oiselière qui pleurait de dépit et qui regardait le curé avec une sorte d'indignation naïve et fière: nous te croyons fée et nous subissons ton prestige.

—D'ailleurs, les explications de M. le curé n'expliquent rien, dit Léonce. Elles constatent des faits et n'en dévoilent point les causes. Pour apprivoiser à ce point des êtres libres et naturellement farouches, il faut une intelligence particulière, une sorte de secret magnétisme tout exceptionnel. Chacun de nous se consacrerait en vain à cette éducation, que la mystérieuse fatalité de l'instinct dévoile à cette jeune fille.

—Oui! oui! s'écria Madeleine, dont les yeux s'enflammèrent comme si elle eût pu comprendre parfaitement l'argument de Léonce, je défie bien M. le curé d'apprivoiser seulement une poule dans sa cour, et moi j'apprivoise les aigles sur la montagne.

—Les aigles, toi? dit le curé piqué au vif de voir Sabina éclater de rire; je t'en défie bien! Les aigles ne s'apprivoisent point comme des alouettes. Voilà ce qu'on gagne à de niaises pratiques et à des prétentions bizarres. On devient menteuse, et c'est ce qui vous arrive, petite effrontée.

—Ah, pardon, monsieur le curé, dit un jeune chevrier qui s'était détaché du groupe des enfants, et qui écoutait la conversation des nobles convives. Depuis quelque temps, Madeleine apprivoise les aigles: je l'ai vu. Son esprit va toujours en augmentant, et bientôt elle apprivoisera les ours, j'en suis sûr.

—Non, non, jamais, répondit l'oiselière avec une sorte d'effroi et de dégoût peinte dans tous ses traits. Mon esprit ne s'accorde qu'avec ce qui vole dans l'air.

—Eh bien, que vous disais-je? s'écria Léonce frappé de cette parole. Elle sent, bien qu'elle ne puisse en rendre compte ni aux autres, ni à elle-même, que d'indéfinissables affinités donnent de l'attrait à certains êtres pour elle. Ces rapports intimes sont des merveilles à nos yeux, parce que nous ne pouvons en saisir la loi naturelle, et le monde des faits physiques est plein de ces miracles qui nous échappent. Soyez-en certain, monsieur le curé, le diable n'est pour rien dans ces particularités; c'est Dieu seul qui a le secret de toute énigme et qui préside à tout mystère.

—A la bonne heure, dit le curé assez satisfait de cette explication. A votre sens, il y aurait donc des rapports inconnus entre certaines organisations différentes? Peut-être que celle petite exhale une odeur d'oiseau perceptible seulement à l'odorat subtil de ces volatiles?

—Ce qu'il y a de certain, dit Sabina en riant, c'est qu'elle a un profil d'oiseau. Son petit nez recourbé, ses yeux vifs et saillants, ses paupières mobiles et pâles, joignez à cela sa légèreté, ses bras agiles comme des ailes, ses jambes fines et fermes comme des pattes d'oiseau, et vous verrez qu'elle ressemble à un aiglon.

—Comme il vous plaira, dit Madeleine, qui paraissait être douée d'une rapide intelligence et comprendre tout ce qui se disait sur son compte. Mais, outre le don de me faire aimer, j'ai aussi celui de faire comprendre; j'ai la science, et je défie les autres de découvrir ce que je sais. Qui de vous dira à quelle heure on peut se faire obéir et à quelle heure on ne le peut pas? quel cri peut être entendu de bien loin? en quels endroits il faut se mettre? quelles influences il faut écarter? quel temps est propice? Ah! monsieur le curé, si vous saviez persuader les gens comme je sais attirer les bêtes, votre église serait plus riche et vos saints mieux fêtés.

—Elle a de l'esprit, dit le curé bourru, qui était au fond un bourru bienfaisant et enjoué, surtout après boire; mais c'est un esprit diabolique, et il faudra, quelque jour, que je l'exorcise. En attendant, Madelon, fais venir tes aigles.

—Et où les prendrai-je à cette heure? répondit-elle avec malice. Savez-vous où ils sont, monsieur le curé? Si vous le savez, dites-le, j'irai vous les chercher.

—Vas-y, toi, puisque tu prétends le savoir.

—Ils sont où je ne puis aller maintenant. Je vois bien, monsieur le curé, que vous ne le savez pas. Mais si vous voulez venir ce soir avec moi, au coucher du soleil, et si vous n'avez pas peur, je vous ferai voir quelque chose qui vous étonnera.

Le curé haussa les épaules; mais l'ardente imagination de Sabina s'empara de cette fantaisie.—J'y veux aller, moi, s'écria-t-elle, je veux avoir peur, je veux être étonnée, je veux croire au diable et le voir, si faire se peut!

—Tout doux! lui dit Léonce à l'oreille, vous n'avez pas encore ma permission, chère malade.

—Je vous la demande, je vous l'arrache, docteur aimable.

—Eh bien, nous verrons cela; j'interrogerai la magicienne, et je déciderai comme il me conviendra.

—Je compte donc sur votre désir, sur votre promesse de m'amuser. En attendant, n'allons-nous pas retourner à la villa pour voir comment mylord G... aura dormi?

—Si vous avez des volontés arrêtées, je vous donne ma démission.

—A Dieu ne plaise! Jusqu'ici je n'ai pas eu un instant d'ennui. Faites donc ce que vous jugerez opportun; mais où que vous me conduisiez, laissez-moi emmener la fille aux oiseaux.

—C'était bien mon intention. Croyez-vous donc qu'elle se soit trouvée ici par hasard?

—Vous la connaissiez donc? Vous lui aviez donc donné rendez-vous?

—Ne m'interrogez pas.

—J'oubliais! Gardez vos secrets; mais j'espère que vous en avez encore?

—Certes, j'en ai encore, et je vous annonce, Madame, que ce jour ne se passera pas sans que vous ayez des émotions qui troubleront votre sommeil la nuit prochaine.

—Des émotions! Ah! quel bonheur! s'écria Sabina; en garderai-je longtemps le souvenir?

—Toute votre vie, dit Léonce avec un sérieux qui semblait passer la plaisanterie.

—Vous êtes un personnage fort singulier, reprit-elle. On dirait que vous croyez à votre puissance sur moi, comme Madeleine à la sienne sur les aigles.

—Vous avez la fierté et la férocité de ces rois de l'air, et moi j'ai peut-être la finesse de l'observation, la patience et la ruse de Madeleine.

—De la ruse? vous me faites peur.

—C'est ce que je veux. Jusqu'ici vous vous êtes raillée de moi, Sabina, précisément parce que vous ne me connaissiez pas.

—Moi? dit-elle un peu émue et tourmentée de la tournure bizarre que prenait l'esprit de Léonce. Moi, je ne connais pas mon ami d'enfance, mon loyal chevalier servant? C'est tout aussi raisonnable que de me dire que je songe à vous railler.

—Vous l'avez pourtant dit, Madame, les frères et les soeurs sont éternellement inconnus les uns aux autres, parce que les points les plus intéressants et les plus vivants de leur être ne sont jamais en contact. Un mystère profond comme ces abîmes nous sépare; vous ne me connaîtrez jamais, avez-vous dit. Eh bien, Madame, je prétends aujourd'hui vous connaître et vous rester inconnu. C'est vous dire, ajouta-t-il en voyant la méfiance et la terreur se peindre sur les traits de Sabina, que je me résigne à vous aimer davantage que je ne veux et ne puis prétendre à être aimé de vous.

—Pourvu que nous restions amis, Léonce, dit lady G..., dominée tout à coup par une angoisse qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, je consens à vous laisser continuer ce badinage; sinon je veux retourner tout de suite à la villa, me remettre sous la cloche de plomb de l'amour conjugal.

—Si vous l'exigez, j'obéis; je redeviens homme du monde, et j'abandonne la cure merveilleuse que vous m'avez permis d'entreprendre.

—Et dont vous répondez pourtant! Ce serait dommage.

—J'en puis répondre encore si vous ne résistez pas. Une révolution complète, inouïe, peut s'opérer aujourd'hui dans votre vie morale et intellectuelle, si vous abjurez jusqu'à ce soir l'empire de votre volonté.

—Mais quelle confiance faut-il donc avoir en votre honneur pour se soumettre à ce point?

—Me croyez-vous capable d'en abuser? Vous pouvez vous faire reconduire à la villa par le curé. Moi, je vais dans la montagne chercher des aigles moins prudents et moins soupçonneux.

—Avec Madeleine, sans doute?

—Pourquoi non?

—Eh bien, l'amitié a ses jalousies comme l'amour: vous n'irez pas sans moi.

—Partons donc!

—Partons!

Lady G... se leva avec une sorte d'impétuosité, et prit le bras de l'oiselière sous le sien, comme si elle eût voulu s'emparer d'une proie. En un clin d'oeil les enfants reportèrent dans la voiture l'attirail du déjeuner. Tout fut lavé, rangé et emballé comme par magie. La négresse, semblable à une sibylle affairée, présidait à l'opération; la libéralité de Léonce donnait des ailes aux plus paresseux et de l'adresse aux plus gauches. Il me semble, lui dit Sabina en les voyant courir, que j'assiste à la noce fantastique du conte de Gracieuse et Percinet; lorsque l'errante princesse ouvre dans la forêt la boîte enchantée, on en voit sortir une armée de marmitons en miniature et de serviteurs de toute sorte qui mettent la broche, font la cuisine et servent un repas merveilleux à la joyeuse bande des Lilliputiens, le tout en chantant et en dansant, comme font ces petits pages rustiques.

—L'apologue est plus vrai ici que vous ne pensez, répondit Léonce. Rappelez-vous bien le conte, cette charmante fantaisie que Hoffmann n'a point surpassée. Il est un moment où la princesse Gracieuse, punie de son inquiète curiosité par la force même du charme qu'elle ne peut conjurer, voit tout son petit monde enchanté prendre la fuite et s'éparpiller dans les broussailles. Les cuisiniers emportent la broche toute fumante, les musiciens leurs violons, le nouveau marié entraîne sa jeune épouse, les parents grondent, les convives rient, les serviteurs jurent, tous courent et se moquent de Gracieuse, qui, de ses belles mains, cherche vainement à les arrêter, à les retenir, à les rassembler. Comme des fourmis agiles, ils s'échappent, passent à travers ses doigts, se répandent et disparaissent sous la mousse et les violettes, qui sont pour eux comme une futaie protectrice, comme un bois impénétrable. La cassette reste vide, et Gracieuse, épouvantée, va retomber au pouvoir des mauvais génies, lorsque...

—Lorsque l'aimable Léonce, je veux dire le tout puissant prince Percinet, reprit Sabina, le protégé des bonnes fées, vient à son secours, et, d'un coup de baguette, fait rentrer dans la boîte parents et fiancés, marmitons et broches, ménétriers et violons.

—Alors il lui dit, reprit Léonce: Sachez, princesse Gracieuse, que vous n'êtes point assez savante pour gouverner le monde de vos fantaisies; vous les semez à pleines mains sur le sol aride de la réalité, et là, plus agiles et plus fines que vous, elles vous échappent et vous trahissent. Sans moi, elles allaient se perdre comme l'insecte que l'oeil poursuit en vain dans ses mystérieuses retraites de gazon et de feuillage; et alors vous vous retrouviez seule avec la peur et le regret, dans ce lieu solitaire et désenchanté. Plus de frais ombrages, plus de cascades murmurantes, plus de fleurs embaumées; plus de chants, de danses et de rires sur le tapis de verdure. Plus rien que le vent qui siffle sous les platanes pelés, et la voix lointaine des bêtes sauvages qui monte dans l'air avec l'étoile sanglante de la nuit. Mais, grâce à moi, que vous n'implorerez jamais en vain, tous vos trésors sont rentrés dans le coffre magique, et nous pouvons poursuivre notre route, certains de les retrouver quand nous le voudrons, à quelque nouvelle halte, dans le royaume des songes.




IV.

FAUSSE ROUTE.

—Voilà une très-jolie histoire, et que je me rappellerai pour la raconter à la veillée, dit l'oiselière que Sabina tenait toujours par le bras.

—Prince Percinet, s'écria lady G... passant son autre bras sous celui de Léonce, et en courant avec lui vers la voiture qui les attendait, vous êtes mon bon génie, et je m'abandonne à votre admirable sagesse.

—J'espère, dit le curé en s'asseyant dans le fond du wurst avec Sabina, tandis que Léonce et Madeleine se plaçaient vis-a-vis, que nous allons reprendre le chemin de Saint-Apollinaire? Je suis sûr que mes paroissiens ont déjà besoin de moi pour quelque sacrement.

—Que votre volonté soit faite, cher pasteur, répondit Léonce en donnant des ordres à son jockey.

—Eh quoi! dit Sabina au bout de quelques instants, nous retournons sur nos pas, et nous allons revoir les mêmes lieux?

—Soyez tranquille, répondit Léonce en lui montrant le curé que trois tours de roue avaient suffi pour endormir profondément, nous allons où bon nous semble.—Tourne à droite, dit-il au jeune automédon, et va où je t'ai dit d'abord.

L'enfant obéit, et le curé ronfla.

—Eh bien, voici quelque chose de charmant, dit Sabina en éclatant de rire; l'enlèvement d'un vieux curé grondeur, c'est neuf; et je m'aperçois enfin du plaisir que sa présence pouvait nous procurer. Comme il va être surpris et grognon en se réveillant à deux lieues d'ici!

—M. le curé n'est pas au bout de ses impressions de voyage, ni vous non plus, Madame, répondit Léonce.

—Voyons, petite, raconte-moi ton histoire et confesse-moi ton péché, dit Sabina en prenant, avec une grâce irrésistible, les deux mains de l'oiselière assise dans la voiture en face d'elle. Léonce, n'écoutez pas, ce sont des secrets de femme.

—Oh! Sa Seigneurie peut bien entendre, répondit Madeleine avec assurance. Mon péché n'est pas si gros et mon secret si bien gardé, que je ne puisse en parler à mon aise. Si M. le curé n'avait pas l'habitude de m'interrompre pour me gronder, au lieu de m'écouter, à chaque mot de ma confession, il ne serait pas si en colère contre moi, ou du moins il me ferait comprendre ce qui le fâche tant. J'ai un bon ami, Altesse, ajouta-t-elle en s'adressant à Sabina. Voilà toute l'affaire.

—En juger la gravité n'est pas aussi facile qu'on le pense, dit lady G... à Léonce. Tant de candeur rend les questions embarrassantes.

—Pas tant que vous croyez, répondit-il. Voyons, Madeleine, t'aime-t-il beaucoup?

—Il m'aime autant que je l'aime.

—Et toi, ne l'aimes-tu pas trop? reprit lady G...

—Trop? s'écria Madeleine; voilà une drôle de question J'aime tant que je peux; je ne sais si c'est trop ou pas assez.

—Quel âge a-t-il? dit Léonce.

—Je ne sais pas; il me l'a dit, mais je ne m'en souviens plus. Il a au moins... attendez! dix ans de plus que moi. J'ai quatorze ans, cela ferait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n'est-ce pas?

—Alors le danger est grand. Tu es trop jeune pour te marier, Madeleine.

—Trop jeune d'un an ou deux. Ce défaut-là passera vite.

—Mais ton amoureux doit être impatient?

—Non! il n'en parle pas.

—Tant pis! et toi, es-tu aussi tranquille?

—Il le faut bien; je ne peux pas faire marcher le temps comme je fais voler les oiseaux.

—Et vous comptez vous marier ensemble?

—Cela, je n'en sais rien; nous n'avons point parlé de cela.

—Tu n'y songes donc pas, toi?

—Pas encore, puisque je suis trop jeune.

—Et s'il ne t'épousait pas, dit lady G...

—Oh! c'est impossible, il m'aime.

—Depuis longtemps? reprit Sabina.

—Depuis huit jours.

Oime! dit Léonce, et tu es déjà sûre de lui à ce point?

—Sans doute, puisqu'il m'a dit qu'il m'aimait.

—Et crois-tu ainsi tous ceux qui te parlent d'amour?

—Il n'y a que lui qui m'en ait encore parlé, et c'est le seul que je croirai dans ma vie, puisque c'est celui que j'aime.

—Ah! curé, dit Sabina en jetant un regard sur le bourru endormi, voilà ce que vous ne pourrez jamais comprendre! c'est la foi, c'est l'amour.

—Non, Madame, reprit l'oiselière, il ne peut pas comprendre, lui. Il dit d'abord que personne ne connaît mon amoureux, et que ce doit être un mauvais sujet. C'est tout simple: il est étranger, il vient de passer par chez nous; il n'a ni parents ni amis pour répondre de lui; il s'est arrêté au pays parce qu'il m'a vue et que je lui ai plu. Alors il n'y a que moi qui le connaisse et qui puisse dire: C'est un honnête homme. M. le curé veut qu'il s'en aille, et il menace de le faire chasser par les gendarmes. Moi, je le cache; c'est encore tout simple.

—Et où le caches-tu!

—Dans ma cabane.

—As-tu des parents?

—J'ai mon frère qui est... sauf votre permission, contrebandier... mais il ne faut pas le dire, même à M. le curé.

—Et cela fait qu'il passe les nuits dans la montagne et les jours à dormir, n'est-ce pas? reprit Léonce.

—À peu près. Mais il sait bien que mon bon ami couche dans son lit quand il est dehors.

—Et cela ne le fâche pas?

—Non, il a bon coeur.

—Et il ne s'inquiète de rien?

—De quoi s'inquiéterait-il?

—T'aime-t-il beaucoup, ton frère?

—Oh! il est très-bon pour moi... nous sommes orphelins depuis longtemps; c'est lui qui m'a servi de père et de mère.

—Il me semble que nous pouvons être tranquilles, Léonce? dit lady G... à son ami.

—Jusqu'à présent, oui, répondit-il. Mais l'avenir! Je crains Madeleine, que votre bon ami ne s'en aille, de gré ou de force, un de ces matins, et ne vous laisse pleurer.

—S'il s'en va, je le suivrai.

—Et vos oiseaux?

—Ils me suivront. Je fais quelquefois dix lieues avec eux.

—Vous suivent-ils maintenant?

—Vous ne les voyez pas voler d'arbre en arbre tout le long du chemin? Ils n'approchent pas, parce que je ne suis pas seule et que la voiture les effraie; mais je les vois bien, moi, et ils me voient bien aussi, les pauvres petits!

—Le monde a plus de dix lieues de long; si votre bon ami vous emmenait à plus de cent lieues d'ici?

—Partout où j'irai il y aura des oiseaux, et je m'en ferai connaître.

—Mais vous regretteriez ceux que vous avez élevés?

—Oh! sans doute. Il y en a deux ou trois surtout qui ont tant d'esprit, tant d'esprit, que M. le curé n'en a pas plus, et que mon bon ami seul en a davantage. Mais je vous dis que tous mes oiseaux me suivraient comme je suivrais mon bon ami. Ils commencent à le connaître et à ne pas s'envoler quand il est avec moi.

—Pourvu que le bon ami ne soit pas plus volage que les oiseaux! dit Sabina. Est-il bien beau, ce bon ami?

—Je crois que oui; je ne sais pas.

—Vous n'osez donc pas le regarder? dit Léonce.

—Si fait. Je le regarde quand il dort, et je crois qu'il est beau comme le soleil; mais je ne peux pas dire que je m'y connaisse.

—Quand il dort! vous entrez donc dans sa chambre?

—Je n'ai pas la peine d'y entrer, puisque j'y dors moi-même. Nous ne sommes pas riches, Altesse; nous n'avons qu'une chambre pour nous, avec ma chèvre et le cheval de mon frère.

—C'est la vie primitive! Mais dans tout cela, tu ne dors guère, puisque tu passes les nuits à contempler ton bon ami?

—Oh! je n'y passe guère qu'un quart d'heure après qu'il s'est endormi. Il se couche et s'endort pendant que je récite ma prière tout haut, le dos tourné, au bout de la chambre. Il est vrai qu'ensuite je m'oublie quelquefois à le regarder plus longtemps que je ne puis le dire. Mais ensuite le sommeil me prend, et il me semble que je dors mieux après.

—D'où il résulte pourtant qu'il dort plus que toi?

—Mais il dort très-bien, lui; pourquoi ne dormirait-il pas? la maison est très-propre, quoique pauvre, et j'ai soin que son lit soit toujours bien fait.

—Il ne se réveille donc pas, lui, pour te regarder pendant ton sommeil?

—Je n'en sais rien, mais je ne le crois pas, je l'entendrais. J'ai le sommeil léger comme celui d'un oiseau.

—Il t'aime donc moins que tu ne l'aimes?

—C'est possible, dit tranquillement l'oiselière après un instant de réflexion, et même ça doit être, puisque je suis encore trop jeune pour qu'il m'épouse.

—Enfin, tu es certaine qu'il t'aimera un jour assez pour t'épouser?

—Il ne m'a rien promis; mais il me dit tous les jours: «Madeleine, tu es bonne comme Dieu, et je voudrais ne jamais te quitter. Je suis bien malheureux de songer que, bientôt peut-être, je serai forcé de m'en aller.» Moi, je ne réponds rien, mais je suis bien décidée à le suivre, afin qu'il ne soit pas malheureux; et puisqu'il me trouve bonne et désire ne jamais me quitter, il est certain qu'il m'épousera quand je serai en âge.

—Eh bien, Léonce, dit Sabina en anglais à son ami, admirons, et gardons-nous de troubler par nos doutes cette foi sainte de l'âme d'un enfant. Il se peut que son amant la séduise et l'abandonne; il se peut qu'elle soit brisée par la honte et la douleur; mais encore, dans son désastre, je trouverais son existence digne d'envie. Je donnerais tout ce que j'ai vécu, tout ce que je vivrai encore, pour un jour de cet amour sans bornes, sans arrière-pensée, sans hésitation, aveuglément sublime, où la vie divine pénètre en nous par tous les pores.

—Certes, elle vit dans l'extase, dit Léonce, et sa passion la transfigure. Voyez comme elle est belle, en parlant de celui qu'elle aime, malgré que la nature ne lui ait rien donné de ce qui fait de vous la plus belle des femmes! Eh bien! pourtant, à cette heure, Sabina, elle est beaucoup plus belle que vous. Ne le pensez-vous pas ainsi?

—Vous avez une manière de dire des grossièretés qui ne peut pas me blesser aujourd'hui, quoique vous y fassiez votre possible. Cependant, Léonce, il y a quelque chose d'impitoyable dans votre amitié. Mon malheur est assez grand de ne pouvoir connaître cet amour extatique, sans que vous veniez me le reprocher juste au moment où je mesurais l'étendue de ma misère. Si je voulais me venger, ne pourrais-je pas vous dire que vous êtes aussi misérable que moi, aussi incapable de croire aveuglément et d'aimer sans arrière pensée? qu'enfin les mêmes abîmes de savoir et d'expérience nous séparent l'un et l'autre de l'état de l'âme de cet enfant?

—Cela, vous n'en savez rien, rien en vérité! répondit Léonce avec énergie, mais sans qu'il fût possible d'interpréter l'émotion de sa voix: son regard errait sur le paysage.

—Nous parcourons un affreux pays, dit lady G..., après un assez long silence. Ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel étroitement encadré, cette chaleur étouffante, et jusqu'au lourd sommeil de cet homme d'église, tout cela porte à la tristesse et à l'effroi de la vie.

—Un peu de patience, dit Léonce, nous serons bientôt dédommagés.

En effet la gorge aride et resserrée s'élargit tout à coup au détour d'une rampe, et un vallon délicieux, jeté comme une oasis dans ce désert, s'offrit aux regards charmés de Sabina. D'autres gorges de montagnes étroites et profondes, venaient aboutir à cet amphithéâtre de verdure, et mêler leurs torrents aplanis et calmes au principal cours d'eau. Ces flots verdâtres étaient limpides comme le cristal; des tapis d'émeraude s'étendaient sur chaque rive; le silence de la solitude n'était plus troublé que par de frais murmures et la clochette lointaine des vaches éparses et cachées au flanc des collines par une riche végétation. Les gorges granitiques ouvraient leurs perspectives bleues, traversées à la base par les sinuosités des eaux argentées. C'était un lieu de délices où tout invitait au repos, et d'où, cependant, l'imagination pouvait s'élancer encore dans de mystérieuses régions.

—Voici une ravissante surprise, dit Sabina en descendant de voiture sur le sable fin du rivage; c'est un asile contre la chaleur de midi, qui devenait intolérable. Ah! Léonce, laissons ici notre équipage et quittons les routes frayées. Voici des sentiers unis, voici un arbre jeté en guise de pont sur le torrent, voici des fleurs à cueillir, et là-bas un bois de sapins qui nous promet de l'ombre et des parfums. Ce qui me plaît ici, c'est l'absence de culture et l'éloignement des habitations.

—C'est que vous êtes ici en plein pays de montagne, répondit Léonce. C'est ici que commence le séjour des pasteurs nomades, qui vivent à la manière des peuples primitifs, conduisant leurs troupeaux d'un pâturage à l'autre, explorant des déserts qui n'appartiennent qu'à celui qui les découvre et les affronte, habitant des cabanes provisoires, ouvrage de leurs mains, qu'ils transportent à dos d'âne et plantent sur la première roche venue. Vous en pouvez voir quelques-uns là-haut vers les nuages. Dans les profondeurs, vous n'en rencontreriez point. Un jour d'orage qui fait gonfler les torrents, les emporterait. C'est l'heure de la sieste, les pâtres dorment sous leur toit de verdure. Vous voici donc au désert, et vous pouvez choisir l'endroit où il vous plaira de goûter deux heures de sommeil; car il nous faut donner ici du repos à notre attelage. Tenez, le bois de sapins qui vous attire et qui vous attend, est en effet très-propice. Lélé va y suspendre votre hamac.

—Mon hamac? Quoi! vous avez songé à l'emporter?

—Ne devais-je pas songer à tout?

La négresse Lélé les suivit portant le hamac de réseau de palmier bordé de franges et de glands, de plumes de mille couleurs artistement mélangées. Madeleine, ravie d'admiration par cet ouvrage des Indiens, suivait la noire en lui faisant mille questions sur les oiseaux merveilleux qui avaient fourni ces plumes étincelantes, et tâchait de se former une idée des perruches et des colibris dont Lélé, dans son jargon mystérieux et presque inintelligible, lui faisait la description.

On avait oublié le curé, qui s'éveilla enfin lorsqu'il ne se sentit plus bercé par le mouvement souple et continu de la voiture.

Corpo di Bacco! s'écria-t-il en se frottant les yeux (c'était le seul juron qu'il se permit); où sommes-nous, et quelle mauvaise plaisanterie est-ce là?

—Hélas! monsieur l'abbé, dit le jockey, qui était malin comme un page, et qui comprenait fort bien les caprices gravement facétieux de son maître, nous nous sommes égarés dans la montagne, et nous ne savons pas plus que vous où nous sommes. Mes chevaux sont rendus de fatigue, et il faut absolument nous arrêter ici.

—A la bonne heure, dit le curé; nous ne pouvons pas être bien loin de Saint-Apollinaire; je ne me suis endormi qu'un instant.

—Pardon, monsieur l'abbé, vous avez dormi au moins quatre heures.

—Non, non, vous vous trompez, mon garçon; le soleil nous tombe d'aplomb sur la tête, et il ne peut pas être plus de midi, à moins qu'il ne se soit arrêté, comme cela lui est arrivé une fois. Mais vous avez donc marché comme le vent, car nous sommes à plus de quatre lieues de la Roche-Verte? Je ne me trompe pas, c'est ici le col de la Forquette, car je reconnais la croix de Saint-Basile. La frontière est à deux pas d'ici. Tenez, de l'autre côté de ces hautes montagnes, c'est l'Italie, la belle Italie, où je n'ai jamais eu le plaisir de mettre le pied! Mais, corpo di Bacco! si vous vous arrêtez ici, et si vos bêtes sont fatiguées, je ne pourrai pas être de retour à ma paroisse avant la nuit.

—Et je suis sûr que votre gouvernante sera fâchée? dit le malicieux groom d'un ton dolent.

—Inquiète, à coup sûr, répondit le curé, très-inquiète, la pauvre Barbe! Enfin, il faut prendre son mal en patience. Où sont vos maîtres?

—Là-bas, de l'autre côté de l'eau; ne les voyez-vous point?

—Quel caprice les a poussés à traverser cette planche qui ne tient à rien. Je ne me soucie point de m'y risquer avec ma corpulence. Si j'avais au moins une de mes lignes pour pêcher ici quelques truites! Elles sont renommées dans cet endroit.

Et le curé se mit à fouiller dans ses poches, où, à sa grande satisfaction, il trouva quelques crins garnis de leurs hameçons. Le jockey l'aida à tailler une branche, à trouver des amorces, et lui offrit ironiquement un livre pour charmer les ennuis de la pèche. Le bon homme n'y fit pas de façons, il prit Wilhem-Meister, autant par curiosité pour juger des principes de ses convives à leurs lectures que pour se distraire lui-même; et, remontant le cours de l'eau, il alla s'asseoir dans les rochers, partagé entre les ruses de la truite et celles de Philine. Au moment où la première proie mordit, il était juste à l'endroit des petits souliers. L'histoire ne dit pas s'il ferma le livre ou s'il manqua le poisson.

Cependant la noire Lélé et la blonde oiselière avaient attaché solidement le hamac aux branches des sapins. La belle Sabina, gracieusement étendue sur cette couche aérienne, s'offrait aux regards de Léonce dans l'altitude d'une chaste volupté. Ses larges manches de soie étaient relevées jusqu'au coude, et le bout de son petit pied, dépassant sa robe, pendait parmi les franges de plume, moins moelleuses et moins légères.

Léonce avait étendu son manteau sur l'herbe, et, couché aux pieds de la belle lady, il agitait la corde du hamac et le faisait voltiger au-dessus de sa tête. Lélé s'était arrangée aussi pour faire la sieste sur le gazon, à peu de distance; et Madeleine s'enfonça dans l'épaisseur du bois, où les cris de ses oiseaux la suivirent comme une fanfare triomphale pour célébrer la marche d'une souveraine.

Sabina et Léonce se retrouvaient donc dans un tête-à-tête assez émouvant, après avoir agité entre eux des idées brûlantes dans des termes glacés. Léonce gardait un profond silence et fixait sur lady G... des regards pénétrants qui n'avaient rien de tendre, et qui cependant lui causèrent bientôt de l'embarras.

—Pourquoi donc ne me répondez-vous pas? lui dit-elle après avoir vainement essayé d'engager une conversation frivole. Vous m'entendez pourtant, Léonce, car vous me regardez dans les yeux avec une obstination fatigante.

—Moi? dit-il, je ne regarde point vos yeux. Ce sont des étoiles fixes qui brillent pour briller, sans rien communiquer de leur feu et de leur chaleur aux regards des hommes. Je regarde votre bras et les plis de votre vêtement que le vent dessine.

—Oui, des manches et des draperies, c'est tout votre idéal, à vous autres artistes.

—Est-ce que cela vous déplaît d'être un beau modèle?

—Pourvu que je ne sois que cela pour vous, c'est tout ce qu'il me faut, dit-elle avec hauteur; car les yeux de Léonce n'annonçaient plus la froide contemplation du statuaire. Ils reprirent pourtant leur indifférence à cette parole dédaigneuse. Vous feriez une superbe sibylle, reprit-il, feignant de n'avoir pas entendu.

—Non, je ne suis point une nature échevelée et palpitante.

—Les sibylles de la renaissance sont graves et sévères. N'avez-vous pas vu celles de Raphaël? c'est la grandeur et la majesté de l'antique, avec le mouvement et la pensée d'un autre âge.

—Hélas! je n'ai point vu l'Italie! nous y touchons, et, par un caprice féroce de lord G..., il lui plaît de s'installer à la frontière comme pour me donner la fièvre, et m'empêcher de m'y élancer, sous prétexte qu'il y fait trop chaud pour moi.

—Il fait partout trop froid pour vous, au contraire, votre mari est l'homme qui vous connaît le moins.

—C'est dans l'ordre éternel des choses!

—Aussi vous devriez adorer votre mari, puisqu'il est l'adulateur infatigable de votre prétention à n'être pas devinée.

—Et vous, vous avez la prétention contraire à celle de mon mari. Vous me l'avez dit; mais vous ne me le prouvez pas.

—Et si je vous le prouvais à l'instant même! dit Léonce en se levant et en arrêtant le hamac avec une brusquerie qui arracha un cri d'effroi à lady G... Si je vous disais qu'il n'y a rien à deviner là où il n'y a rien? et que ce sein de marbre cache un coeur de marbre?

—Ah! voilà d'affreuses paroles! dit-elle en posant ses pieds à terre, comme pour s'enfuir, et je vous maudis, Léonce, de m'avoir amenée ici. C'est une perfidie et une cruauté! Et quels raffinements! M'enlever à ma triste nonchalance, m'entourer de soins délicats, me promener à travers les beautés de la nature et la poésie de vos pensées, flatter ma folle imagination, et tout cela pour me dire après quinze ans d'une amitié sans nuage, que vous me haïssez et ne m'estimez point!

—De quoi vous plaignez-vous, Madame? Vous êtes une femme du monde, et vous voulez, avant tout, être respectée comme le sont les vertueuses de ce monde-là. Eh bien! je vous déclare invincible, moi qui vous connais depuis quinze ans, et votre orgueil n'est pas satisfait?

—Être vertueuse par insensibilité, vertueuse par absence de coeur, l'étrange éloge! Il y a de quoi être fière!

—Eh bien, vous avez un immense orgueil allié à une immense vanité, répliqua Léonce avec une irritation croissante. Vous voulez qu'on sache bien que vous êtes impeccable, et que le cristal le plus pur est souillé auprès de votre gloire. Mais cela ne vous suffit pas. Il faut encore qu'on croie que vous avez l'âme tendre et ardente, et qu'il n'y a rien d'aussi puissant que votre amour, si ce n'est votre propre force. Si l'on est paisible et recueilli en présence de votre sagesse, vous êtes inquiète et mécontente. Vous voulez qu'on se tourmente pour deviner le mystère d'amour que vous prétendez renfermer dans votre sein. Vous voulez qu'on se dise que vous tenez la clef d'un paradis de voluptés et d'ineffables tendresses, mais que nul n'y pénétrera jamais; vous voulez qu'on désire, qu'on regrette, qu'on palpite auprès de vous, qu'on souffre enfin! Avouez-le donc et vous aurez dit tout le secret de votre ennui; car il n'est point de rôle plus fatigant et plus amer que celui auquel vous avez sacrifié toutes les espérances de votre jeunesse et tous les profits de votre beauté!

—Il est au-dessous de moi de me justifier, répondit Sabina, pâle et glacée d'indignation; mais vous m'avez donné le droit de vous juger à mon tour et de vous dire qui vous êtes: ce portrait que vous avez tracé de moi, c'est le vôtre; il ne s'agissait que de l'adapter à la taille d'un homme, et je vais le faire.




V.

LE FAUNE.

—Parlez, Madame, dit Léonce, je serai bien aise de me voir par vos yeux.

—Vous ne le serez pas, je vous en réponds, poursuivit Sabina outrée, mais affectant un grand calme; homme et artiste, intelligent et beau, riche et patricien, vous savez être un mortel privilégié. La nature et la société vous ayant beaucoup donné, vous les avez secondées avec ardeur, possédé du désir qui tourmentait déjà votre enfance, d'être un homme accompli. Vous avez si bien cultivé vos brillantes dispositions, et si noblement gouverné votre fortune, que vous êtes devenu le riche le plus libéral et l'artiste le plus exquis. Si vous fussiez né pauvre et obscur, la palme de la gloire vous eût été plus difficile et plus méritoire à conquérir. Vous eussiez eu plus de souffrance et plus de feu, moins de science et plus de génie. Au lieu d'un talent de premier ordre, toujours correct et souvent froid, vous eussiez eu une inspiration inégale, mais brûlante.

—Ah! Madame, dit Léonce en l'interrompant, vous avez peu d'invention, et vous ne faites ici que répéter ce que je vous ai dit cent fois de moi-même. Mais, en même temps, vous me donnez raison sur un autre point, à savoir que l'homme du peuple peut valoir et surpasser l'homme du monde à beaucoup d'égards.

—Vous croyez prouver un grand coeur et un grand esprit en disant ces choses-là? C'est la mode, une mode recherchée, et qu'il est donné à peu d'hommes du monde de porter avec goût. Vous n'y commettrez jamais d'excès, parce qu'au fond du coeur, vous n'êtes pas moins aristocrate que moi; je vous défierais bien d'être sérieusement épris de la fille aux oiseaux, malgré vos théories sur la paternité directe de Dieu à l'esclave. Mais, laissez-moi arriver à mon parallèle, et vous verrez que vous n'avez pas su garder votre emphatique incognito avec moi. Jaloux d'être admiré, vous n'avez point prodigué votre jeunesse, et vous avez fort bien compris qu'il n'y a point d'idéal pour la femme intelligente qui possède et connaît un homme à toutes les heures de la vie. Aussi, n'avez-vous point aimé, et avez-vous toujours agi de manière à frapper l'esprit de ce sexe curieux, sans lui permettre de s'emparer de votre volonté. Vous avez fait des passions, je le sais, et vous n'en avez point éprouvé. Ce qui nous distingue l'un de l'autre, et ce qui fait que mon orgueil a plus de mérite que le vôtre, ce sont les privilèges de votre sexe. Vous n'avez point sacrifié les jouissances vulgaires au culte de la dignité. Vos modèles ont été des modèles de choix, des filles souverainement belles, et assez jeunes pour que vous n'eussiez point à rougir devant trop de gens, d'en faire vos maîtresses; ces divines filles du peuple, vous vous êtes persuadé que vous les aimiez, et, pour piquer l'amour-propre des femmes du monde, vous avez affecté de dire que la beauté physique entraînait la beauté morale, que la simplicité de ces esprits incultes était le temple de l'amour vrai, que sais-je? vérités peut-être, mais auxquelles vous n'avez jamais cru en les proclamant; car, je ne sache pas qu'aucune de ces divinités plébéiennes vous ait pleinement captivé ou fixé longtemps. Statuaire, vous n'avez vu en elles que des statues; et, quant aux femmes de votre caste, vous n'avez jamais recherché sincèrement celles qui avaient de l'esprit. C'est avec celles-là que vous jouez précisément le rôle que vous m'attribuez, posant devant elles avec un art et une poésie admirables les passions byroniennes, mais ne laissant approcher personne assez près de votre coeur pour qu'on y put saisir le ver de la vanité qui le Ronge.

Léonce garda longtemps le silence après que Sabina eut fini de parler. Il paraissait profondément abattu, et cette tristesse, qui ne se raidissait pas sous le fouet de la critique, le rendit très-supérieur en cet instant à la femme vindicative qui le flagellait. Sabina s'en aperçut et comprit ce qu'il y a de plus mâle dans l'esprit de l'homme, ce penchant ou cette soumission irrésistible à la vérité, que l'éducation et les habitudes de la femme s'appliquent trop victorieusement à combattre. Elle eut des remords de son emportement, car elle vit que Léonce se reprochait le sien et sondait son propre coeur avec effroi. Elle eut envie de le consoler du mal qu'elle venait de lui faire, puis elle eut peur que sa méditation ne cachât quelque pensée de haine profonde et de vengeance raffinée. Cette crainte la frappa au coeur; car, aussi bien que Léonce, elle valait mieux que son portrait, et les sources de l'affection n'étaient point taries en elle. Elle essaya vainement de retenir ses larmes; Léonce entendit des sanglots s'échapper de sa poitrine.

—Pourquoi pleurez-vous'? lui demanda-t-il en s'agenouillant à ses pieds et en prenant sa main dans les siennes.

—Je pleure notre amitié perdue, répondit-elle en se penchant vers lui et en laissant tomber quelques larmes sur ses beaux cheveux. Nous nous sommes mortellement blessés, Léonce; nous ne nous aimons plus. Mais puisque c'en est fait, et que nous n'avons plus à craindre que l'amour nous gâte le passé, laissez-moi pleurer sur ce passé si pur et si beau! laissez-moi vous dire ce qu'apparemment vous ne compreniez pas, puisque vous avez pu, de gaieté de coeur, entamer cette lutte meurtrière. Je vous aimais d'une douce et véritable amitié; je me reposais sur votre coeur comme sur celui d'un frère; j'espérais trouver en vous protection, et conseil dans tout le cours de ma vie. Vos défauts me semblaient petits et vos qualités grandes. Maintenant, adieu, Léonce. Reconduisez-moi chez mon mari. Vous aviez bien raison de m'annoncer pour cette journée des émotions imprévues, et si terribles que je n'en perdrai jamais le souvenir. Je ne les prévoyais pas si amères, et je ne comprends pas pourquoi vous me les avez données. Pourtant, au moment où je sens qu'elles ont tout brisé entre nous, je sens aussi que la douleur surpasse la colère, et je ne veux pas que notre dernier adieu soit une malédiction.

Sabina effleura de ses lèvres le front de Léonce, et ce baiser chaste et triste, le seul qu'elle lui eût donné de sa vie, renoua le noeud qu'elle croyait délié.

—Non, ma chère Sabina, lui dit-il en couvrant ses deux mains de baisers passionnes; ce n'est pas un adieu, et il n'y a rien de brise entre nous. Vous m'êtes plus chère que jamais, et je saurai reconquérir ce que j'ai risqué de perdre aujourd'hui. J'y mettrai tous mes soins et vous en serez touchée, quand même vous résisteriez. Calmez-vous donc, noble amie; vos larmes tombent sur mon coeur et le renouvellent comme une rosée bienfaisante sur une plante prête à mourir. Il y a du vrai dans ce que nous nous sommes dit mutuellement, beaucoup de vrai; mais ce sont là des vérités relatives qui ne sont pas réelles. Comprenez bien cette distinction. Nous sommes artistes tous les deux et nous ne pouvons pas traiter un sujet avec animation sans que la logique, la plastique, si vous voulez, ne nous entraîne, de conséquence en conséquence, jusqu'à une synthèse admirable. Mais cette synthèse est une fiction, j'en suis certain pour vous et pour moi. Nous avons les défauts que nous nous sommes reprochés; mais ce sont là les accidents de notre caractère et les hasards de notre vie. En les étudiant avec feu, nous avons été inspirés jusqu'a les transformer en vices essentiels de notre nature, en habitudes effrontées de notre conduite. Il n'en est rien pourtant, puisque nous voici coeur à coeur, pleurant à l'idée de nous quitter et sentant que cela nous est impossible.

—Eh bien, vous avez raison, Léonce, dit lady G... en essuyant une larme et en passant ses belles mains sur les yeux de Léonce, peut-être par tendresse naïve, peut-être pour se convaincre que c'étaient de vraies larmes aussi qu'elle y voyait briller. Nous avons fait de l'art, n'est-ce pas? et il ne nous reste plus qu'à décider lequel de nous a été le plus habile, c'est-à-dire le plus menteur.

—C'est moi, puisque j'ai commencé, et je réclame le prix. Quel sera-t-il?

—Votre pardon.

—Et un long baiser sur ce bras si beau, que j'ai toujours regardé avec effroi.

—Voilà que vous redevenez artiste, Léonce!

—Eh bien! pourquoi non?

—Pas de baisers, Léonce, mieux que cela. Passons ensemble le reste de la journée, et reprenez votre rôle de docteur, pourvu que vous me traitiez à moins fortes doses.

—Eh bien! nous ferons de l'homéopathie, dit Léonce en baisant le bras qu'elle parut lui abandonner machinalement, et qu'elle lui retira en voyant la négresse se réveiller. Replacez-vous dans votre hamac et dormez tout de bon. Je vous bercerai mollement; ces larmes vous ont fatiguée, la chaleur est extrême, et nous devons attendre que le soleil baisse pour quitter les bois.

La singularité et la mobilité des impressions de Léonce donnaient de l'inquiétude à lady G... Son regard avait une expression qu'elle ne lui avait encore jamais trouvée, et il lui était facile de sentir, au bercement un peu saccadé du hamac, qu'il tenait le cordon d'une main tremblante et agitée. Elle vit donc avec plaisir reparaître Madeleine, qui, après avoir taquiné la négresse, en lui chatouillant les paupières et les lèvres avec un brin d'herbe, revint admirer le hamac et relayer Léonce, malgré lui, dans son emploi de berceur.

—Elle est trop familière, vous l'avez déjà gâtée, dit Léonce en anglais à Sabina. Laissez-moi chasser cet oiseau importun.

—Non, répondit lady G... avec une angoisse évidente, laissez-la me bercer; ses mouvements sont plus moelleux que les vôtres; et d'ailleurs vous avez trop d'esprit pour que je m'endorme facilement auprès de vous. La familiarité de cet enfant m'amuse; je suis lasse d'être servie à genoux.

Là-dessus elle s'endormit ou feignit de s'endormir, et Léonce s'éloigna, dépité plus que jamais.

Il sortit du bois et marcha quelque temps au hasard. Il aperçut bientôt le curé qui péchait à la ligne, et le jockey qui était venu lui tenir compagnie, pendant que les chevaux paissaient en liberté dans une prairie naturelle à portée de sa vue, et que la voiture était remisée à l'ombre beaucoup plus loin. Certain de les retrouver quand il voudrait, Léonce s'enfonça dans une gorge sauvage, et marcha vite pour calmer ses esprits surexcités et troublés.

Sa mauvaise humeur se dissipa bientôt à l'aspect des beautés de la nature. Il avait tourné plusieurs rochers, et il se trouvait au bord d'un lac microscopique, ou plutôt d'une flaque d'eau cristalline enfouie et comme cachée dans un entonnoir de granit. Cette eau, profonde et brillante comme le ciel, dont elle reflétait l'azur embrasé et les nuages d'or, offrait l'image du bonheur dans le repos. Léonce s'assit au rivage dans une anfractuosité du roc, qui formait des degrés naturels comme pour inviter le voyageur à descendre au bord de l'onde tranquille. Il regarda longtemps les insectes au corsage de turquoise et de rubis qui effleuraient les plantes fontinales; puis il vit passer, dans le miroir du lac, une bande de ramiers qui traversait les airs et qui disparut comme une vision, avec la rapidité de la pensée. Léonce se dit que les joies de la vie passaient aussi rapides, aussi insaisissables, et que, comme cette réflection de l'image voyageuse, elles n'étaient que des ombres. Puis il se trouva ridicule de faire ainsi des métaphores germaniques, et envia la tranquillité d'âme du curé, qui, dans ce beau lac, n'eût vu qu'un beau réservoir de truites.

Un léger bruit se fit entendre au-dessus de lui. Un instant il crut que Sabina venait le rejoindre; mais le battement de son coeur s'apaisa bien vite à la vue du personnage qui descendait les degrés du roc, dont il occupait le dernier degré.

C'était un grand gaillard, plus que pauvrement vêtu, qui portait au bout d'un bâton passé sur son épaule, un mince paquet serré dans un mouchoir rouge et bleu. Ses haillons, ses longs cheveux tombant sur un visage pâle et fortement dessiné, son épaisse barbe noire comme de l'encre, sa démarche nonchalante, et ce je ne sais quoi de railleur qui caractérise le regard du vagabond lorsqu'il rencontre le riche seul et face à face, tout lui donnait l'aspect d'un franc vaurien.

Léonce pensa qu'il était dans un endroit très-désert et que le quidam avait sur lui tout l'avantage de la position, car le sentier était trop étroit pour deux, et il ne fallait pas se le disputer longtemps pour que le lac reçût dans son onde muette et mystérieuse celui qui n'aurait pas les meilleurs poings, et la meilleure place pour combattre.

Dans cette éventualité, qui ne troubla pourtant pas beaucoup Léonce, il prit un air d'indifférence et attendit la rencontre de l'inconnu dans un calme philosophique. Cependant il put compter avec une légère impatience le nombre de pas qui retentit sur le rocher, jusqu'à ce que le vagabond eût atteint le dernier degré et se trouvât juste à ses côtés.

—Pardon, Monsieur, si je vous dérange, dit alors l'inconnu d'une voix sonore et avec un accent méridional très-prononcé; mais si c'était un effet de votre courtoisie, Votre Seigneurie se rangerait un peu pour me laisser boire.

—Rien de plus juste, répondit Léonce en le laissant passer et en remontant un degré, de manière à se trouver immédiatement derrière lui.

L'inconnu ôta son chapeau de paille déchiré, et s'agenouillant sur le roc, il plongea avidement dans l'eau sa sauvage barbe et la moitié de son visage, puis on l'entendit humer comme un cheval, ce qui donna à Léonce l'envie facétieuse de siffler en cadence comme on fait pour occuper ces animaux impatients et ombrageux pendant qu'ils se désaltèrent.

Mais il s'abstint de cette plaisanterie, et il envia la confiance superbe avec laquelle ce misérable se plaçait ainsi sous ses pieds, la tête en avant, le corps abandonné, dans un tête-à-tête qui eût pu devenir funeste à l'un des deux en cas de mésintelligence. «Voilà le seul bonheur du pauvre, pensa encore Léonce; il a la sécurité en de semblables rencontres. Nous voici deux hommes, peut-être d'égale force: l'un ne saurait pourtant boire sous l'oeil de l'autre sans regarder un peu derrière lui, et celui qui peut se désaltérer gratis avec cette volupté, ce n'est pas le riche.»

Quand le vagabond eut assez bu, il redressa son corps, et, restant assis sur ses talons:—Voilà, dit-il, de l'eau bien tiède à boire, et qui doit désaltérer en entrant par les pores plus qu'en passant par le gosier. Qu'en pense Votre Seigneurie?

—Auriez-vous la fantaisie de prendre un bain? dit Léonce, incertain si ce n'était pas une menace.

—Oui, Monsieur, j'ai cette fantaisie, répondit l'autre; et il commença tranquillement à se déshabiller, ce qui ne prit guère de temps, car il n'était point surchargé de toilette, et à peine avait-il sur lui une seule boutonnière qui ne fût rompue.

—Savez-vous nager, au moins? lui demanda Léonce. Ceci est un large puits; il n'y a point de rivage du côté où nous sommes, le rocher tombe à pic à une grande profondeur vraisemblablement.

—Oh! Monsieur, fiez-vous à un ex-professeur de natation dans le golfe de Baja, répondit l'étranger; et, enlevant lestement le lambeau qui lui servait de chemise, il s'élança dans le lac avec l'aisance d'un oiseau amphibie.

Léonce prit plaisir à le voir plonger, disparaître pendant quelques instants, puis revenir à la surface sur un point plus éloigné, traverser la nappe étroite du petit lac en un clin d'oeil se laisser porter sur le dos, se placer debout comme s'il eût trouvé pied, puis folâtrer en lançant autour de lui des flots d'écume, le tout avec une grâce naturelle et une vigueur admirable.

Bientôt, pourtant, il revint au pied du roc, et, comme le bord était en effet très-escarpé, il pria Léonce de lui tendre la main pour l'aider à remonter. Le jeune homme s'y prêta de bonne grâce, tout en se tenant sur ses gardes, pour n'être pas entraîné par surprise, et, le voyant assis sur la pierre échauffée par le soleil, il ne put s'empêcher d'admirer la force et la beauté de son corps, dont la blancheur contrastait avec sa figure et ses mains un peu hâlées.—Cette eau est plus froide que je ne pensais, dit le nageur; elle n'est échauffée qu'à la surface, et je n'aurai de plaisir qu'en m'y plongeant pour la seconde fois. D'ailleurs, voici l'occasion de faire un peu de toilette.

Et il tira de son maigre paquet une grande coquille qui lui servait de tasse, mais dont il avait dédaigné de se servir pour boire. Il la remplit d'eau à diverses reprises et s'en arrosa la tête et la barbe, lavant et frottant avec un soin extrême et une volupté minutieuse cette riche toison noire qui, toute ruisselante, le faisait ressembler à une sauvage divinité des fleuves. Puis, comme le soleil, tombant d'aplomb sur sa nuque et sur son front, commençait à l'incommoder, il arracha des touffes de joncs et d'iris qu'il roula ensemble, et dont il fit un chapeau ou plutôt une couronne de verdure et de fleurs. Le hasard ou un certain goût naturel voulut que cette coiffure se trouvât disposée d'une façon si artiste qu'elle compléta l'idée qu'on pouvait se faire, en le regardant, d'un Neptune antique.

Il bondit une seconde fois dans le lac, atteignit la rive opposée, et courant sur la pente qui était adoucie et couverte de végétation de ce côté-là, il cueillit de superbes fleurs du nymphéa blanc qu'il plaça dans sa couronne. Enfin, comme s'il eut deviné l'admiration réelle qu'il causait à Léonce, il se fit une sorte de vêtement avec une ceinture de roseaux et de feuilles aquatiques; et alors, libre, fier et beau comme le premier homme, il s'étendit sur un coin de sable fin et parut rêver ou s'endormir au soleil, dans une attitude majestueuse.

Léonce, frappé de la perfection d'un semblable modèle, ouvrit son album et essaya de faire un croquis de cet être bizarre, qui, reflété dans l'eau limpide, à demi nu et à demi vêtu d'herbes et de fleurs, offrait le plus beau type qu'un artiste ait jamais eu le bonheur de contempler, dans un cadre naturel de rochers sombres, de feuillages éclatants et de sables argentés, merveilleusement appropriés au sujet. Les flots de la lumière coupée des fortes ombres du rocher, le reflet que l'eau projetait sur ce corps humide d'un ton titianesque, tout se réunissait pour donner à Léonce une des plus complètes jouissances d'art et un des plus vifs sentiments poétiques qu'il eût jamais éprouvés; car, bien que statuaire, il était aussi sensible à la beauté de la couleur qu'à celle de la forme.

Tout à coup il ferma son album, et le jetant loin de lui: «Honte à moi, se dit-il, de vouloir retracer une scène que Raphaël ou Véronèse, Giorgion, Rubens ou le Poussin eussent été jaloux de contempler! Oui, les grands maîtres de la peinture eussent été seuls dignes de reproduire ce que moi j'ai surpris et comme dérobé à la bienveillance du hasard. C'est bien assez pour moi, qui ne saurais manier un pinceau, de le voir, de le sentir et de le graver dans ma mémoire.»

Le vagabond sembla deviner sa pensée, car, à sa très-grande surprise, il lui cria en italien, après lui avoir demandé s'il comprenait cette langue: «C'est de l'antique, n'est-ce pas, Signore? Voulez-vous du Michel-Ange? En voici.» Et il prit une attitude plus bizarre, mais belle encore, quoique tourmentée. «Maintenant du Raphaël, reprit-il en changeant de posture; c'est plus gracieux et plus naturel; mais quoi qu'on en dise, le muscle y joue encore un peu trop son rôle... Le Jules Romain s'en ressentira encore, mais ce n'est pas à dédaigner.» Et quand il se fut posé à la Jules Romain, il reprit sa première attitude, en ajoutant:—Celle-ci est la meilleure, c'est du Phidias, et on aura beau chercher on ne trouvera rien de mieux.

—Vous faites donc le métier de modèle? lui dit Léonce, un peu désenchanté de ce qui lui avait d'abord semblé naïf et imprévu dans cet homme.

—Oui, Monsieur, celui-là et bien d'autres, répondit le nageur, qui était venu se poser au milieu du lac sur un rocher qui formait îlot, et sur lequel il se dressa comme sur un piédestal. Si j'avais une vieille cruche, je vous représenterais ici, avec mes roseaux, un groupe dans le goût de Versailles, quoique je n'y sois pas encore allé; mais nous avons à Naples beaucoup de choses dans ce style-là. Si j'avais un tambour de basque, je vous montrerais diverses figures napolitaines qui ont plus de grâce et d'esprit dans leur petit doigt que tout votre grand siècle dans ses blocs de marbre et de bronze. Mais puisque je ne puis plus rien pour charmer vos yeux, je veux au moins charmer vos oreilles. Si vous êtes Apollon, ne me traitez pas comme Marsyas; mais, fussiez-vous un maestro renommé, vous conviendrez que la voix est belle. Je sens que cette eau froide et toutes mes poses vigoureuses m'ont élargi le poumon, et j'ai une envie folle de chanter.

—Chantez, mon camarade, dit Léonce. Si votre ramage répond à votre plumage, vous n'avez pas à craindre mon jugement.




VI.

AUDACES FORTUNA JUVAT.

Alors l'Italien chanta dans sa langue harmonieuse trois strophes empreintes du génie hyperbolique de sa nation, et dont nous donnerons ici la traduction libre. Il les adaptait à un de ces airs de l'Italie méridionale, dont on ne saurait dire s'ils sont les chefs-d'oeuvre de maîtres inconnus, ou les mâles inspirations fortuites de la muse populaire:

«Passez, nobles seigneurs, dans vos gondoles bigarrées; vous presserez en vain l'allure de vos rameurs intrépides; j'irai plus vite que vous avec mes bras souples comme l'onde et blancs comme l'écume. Couvert de mes haillons, je suis un des derniers sur la terre; mais, libre et nu, je suis le roi de l'onde et votre maître à tous!

«Fuyez, nobles dames, sur vos barques pavoisées; vous détournerez en vain la tête, en vain vous couvrirez de l'éventail vos fronts pudiques; le mien attirera toujours vos regards, et vous suivrez de l'oeil, à la dérobée, ma chevelure noire flottante sur les eaux. Avec mes haillons, je vous fais reculer de dégoût; mais, libre et nu, je suis le roi du monde et le maître de vos coeurs!

«Nagez, oiseaux de la mer et des fleuves; fendez de vos pieds de corail le flot amer qui vous balance. Avec ma poitrine solide comme la proue d'un navire, avec mes bras souples comme votre cou lustré, je vous suivrai dans vos nids d'algue et de coquillages. Couvert de mes haillons, je vous effraie; mais, libre et nu, je suis le roi de l'onde, et vous me prenez pour l'un d'entre vous!»

La voix du chanteur était magnifique, et aucun artiste en renom n'eût pu surpasser la franchise de son accent, la naïveté de sa manière, la puissance de son sentiment exalté. Léonce se crut transporté dans le golfe de Salerne ou de Tarente, sous le ciel de l'inspiration et de la poésie.

—Par Amphitrite! s'écria-t-il, tu es un grand poëte et un grand chanteur, noble jeune homme! et je ne sais comment te récompenser du plaisir que tu viens de me causer. Quel est donc ce chant admirable, quelles sont donc ces paroles étranges?

—Le chant est de quelque dieu égaré sur les cimes de l'Apennin, qui l'aura confié aux échos, lesquels l'auront murmuré à l'oreille des pâtres et des pécheurs; mais les paroles sont de moi, Signor, car, avec votre permission, je suis improvisateur quand il me plaît de l'être. Notre langue mélodique est à la portée de tous; et quand nous avons une idée, nous autres poètes naturels, enfants du soleil, l'expression ne se fait pas désirer longtemps.

—Tu me répéteras ces paroles; je veux les écrire.

—Si je vous les répète, ce sera autrement. Mes chants s'envolent de moi comme la flamme du foyer, je puis les renouveler et non les retenir. Peut-être trouvez-vous celles-ci un peu fanfaronnes; c'est le privilège du poëte. Ôtez-lui la gloriole, vous lui ôterez son génie.

—Tu as le droit de te vanter, car tu es une nature privilégiée, répondit Léonce, et quelle que soit ta condition, tu mériterais d'être un des premiers sur la terre. Tu m'as charmé; viens ici, et conte-moi ta misère, je veux la faire cesser.

L'inconnu revint au rivage.—Hélas! dit-il, vous avez vu le faune antique dans toute sa liberté, l'homme de la nature dans toute sa poésie. A présent, vous allez voir le porteur de haillons dans toute sa laideur et dans toute sa misère; car il faut bien que je reprenne cette triste livrée, en attendant qu'elle me quitte, ou que je trouve l'emploi de mon génie pour renouveler ma garde-robe. Vous paraissez surpris? J'ai bien lu dans vos regards, lorsque je me suis approché de vous pour la première fois, que mon aspect vous causait de la répugnance. Vous m'avez trouvé laid, effrayant, peut-être. Mais quand j'ai eu dépouillé ma souquenille de mendiant, quand cette eau lustrale m'a débarrassé de mes souillures, quand vous m'avez vu purifié de la fange et de la poussière des chemins; ce corps qui a servi quelquefois de modèle aux premiers sculpteurs de ma patrie, ce visage qui n'est point dégradé par la débauche et auquel la fatigue et les privations n'ont pas ôté encore la jeunesse et la beauté, ces membres où la nature a prodigué son luxe, et ce sentiment du beau que l'homme intelligent porte sur son front et dans toutes ses habitudes; tout ce qui fait enfin, Monsieur, que, nu, je suis l'égal et peut-être le supérieur des hommes les mieux vêtus, vous a frappé enfin, et vous avez essayé de me classer dans vos impressions d'artiste. Mais vous n'avez pas réussi, j'en suis certain; les oeuvres de l'art ne sont rien quand elles ne peuvent renchérir sur celles de Dieu. Si vous êtes peintre, vous me retrouverez quelque jour dans vos souvenirs, un jour que l'inspiration vous saisira! Aujourd'hui, vous ne me reproduirez pas!... D'autant plus, ajouta-t-il avec un amer sourire, que la pièce est jouée, et que ma divinité va disparaître sous la flétrissure de l'indigence.

Cet homme parlait avec une facilité extraordinaire et avec un accent d'une noblesse inconcevable. Sa figure, éclairée d'un rayon d'enthousiasme, et aussitôt voilée par un profond sentiment de douleur, était d'une beauté inouïe; jamais plus nobles traits, jamais expression plus fine et plus pénétrante n'avaient attiré l'attention de Léonce.

—Monsieur, lui dit-il, dominé par un respect involontaire, vous êtes certainement au-dessus de la misérable condition sous les dehors de laquelle vous m'êtes apparu; vous êtes quelque artiste malheureux: permettez-moi de vous secourir et de vous récompenser ainsi de la jouissance poétique que vous m'avez procurée.

Mais l'inconnu ne parut pas avoir entendu les paroles de Léonce. Courbé sur le rivage, il dépliait, avec une répugnance visible, les bardes ignobles qu'il était obligé de reprendre pour cacher sa nudité.

—Voilà, dit-il en laissant retomber ses guenilles par terre, un supplice que je vous souhaite de ne pas connaître. L'Italien aime la parure, l'artiste aime le bien-être, le luxe, les parfums, la propreté; cette mollesse exquise qui renouvelle l'âme et le corps après des exercices mâles et salutaires. Personne ne peut comprendre ce qu'il m'en coûte de me montrer aux hommes, aux femmes surtout! avec une blouse déchirée et un pantalon qui montre la corde.

—Oh! je vous comprends et je vous plains, répondit Léonce; mais je puis faire cesser aujourd'hui votre peine, Dieu merci! Il fait assez chaud pour que vous restiez ici à m'attendre au soleil un quart d'heure; je vous promets que, dans un quart d'heure, je serai de retour avec des vêtements capables de contenter votre honnête et légitime fantaisie. Attendez-moi.

Et, avant que l'Italien eût répondu, Léonce s'élança sur le sentier, courut à sa voiture et en retira une valise élégante et légère, qu'il rapporta au bord du lac. Il retrouva son Italien dans l'eau, occupé à faire une gerbe des plus belles fleurs aquatiques, qu'il lui rapporta d'un air de triomphe naïf, et qu'il lui présenta avec une grâce affectueuse.

—Je ne puis vous donner autre chose en échange de ce que vous m'apportez, dit-il, je n'ai rien au monde; mais, grâce à mon adresse et à mon courage, je puis m'approprier les plus rares trésors de la nature, les plus belles fleurs, les plus précieux échantillons minéralogiques, les cristaux, les pétrifications, les plantes des montagnes; je puis vous donner tout cela si vous voulez que je vous suive dans vos promenades; et même, si vous avez ici un fusil, je puis abattre l'aigle et le chamois et les déposer au pied de votre maîtresse; car je suis le plus adroit chasseur que vous ayez rencontré, comme le plus hardi piéton et le plus agile nageur.

Malgré cette naïveté de vanterie italienne, l'effusion du jeune homme ne déplut point à Léonce. Sa figure éclairée par la joie et la reconnaissance avait un éclat, une franchise sympathique, qui gagnaient l'affection. En dix minutes, il transforma le vagabond en un jeune élégant du meilleur ton, en tenue de voyage. Il n'y avait dans la valise de Léonce que des habits du matin, de quoi suffire à une charmante toilette de campagne, vestes légères et bien coupées, cravates de couleurs fines et d'un ton frais, linge magnifique, pantalons d'été en étoffes de caprice, souliers vernis, guêtres de Casimir clair à boutons de nacre. L'Italien choisit sans façon tout ce qu'il y avait de mieux. Il était à peu près de la même taille que Léonce, et tout lui allait à merveille; il n'oublia pas de prendre une paire de gants, dont il respira le parfum avec délices. Et quand il se vit ainsi rafraîchi et paré de la tête aux pieds, il se jeta dans les bras de son nouvel ami, en s'écriant, qu'il lui devait la plus grande jouissance qu'il eût éprouvée de sa vie. Puis il poussa du bout du pied dans le lac ses haillons, qui lui faisaient horreur, et, dénouant son petit paquet, dont il noya aussi l'enveloppe grossière, il en tira, à la grande surprise de Léonce, un portrait de femme entouré de brillants; une chaîne d'or assez lourde, et deux mouchoirs de batiste garnis de dentelle. C'était là tout ce que contenait son havresac de voyage.

—Vous êtes surpris de voir qu'une espèce de mendiant eût conservé ces objets de luxe, dit-il en se parant de sa chaîne d'or, qu'il étala de son mieux sur son gilet blanc; c'était tout ce qui me restait de ma splendeur passée, et je ne m'en serais défait qu'à la dernière extrémité. Che volete, Signor mio? pazzia!

—Vous avez donc été riche? lui demanda Léonce, frappé de l'aisance avec laquelle il portait son nouveau costume.

—Riche pendant huit jours, je l'ai été cent fois. Vous voulez savoir mon histoire? je vais vous la dire.

—Eh bien, racontez-la-moi en marchant, et suivez-moi, dit Léonce. Nous allons reporter à nous deux cette valise dans ma voiture.

—Vous êtes en voyage, Signor?

—Non, mais en promenade, et pour plusieurs jours peut-être. Voulez-vous être de la partie?

—Ah! de grand coeur, d'autant plus que je peux vous être à la fois utile et agréable. J'ai plusieurs petits talents, et je connais déjà à fond ces montagnes dans lesquelles j'erre depuis huit jours. Je ne puis rester nulle part. Ma tête emporte sans cesse mes jambes pour se venger de mon coeur, qui l'emporte elle-même à chaque instant. Mais pour vous faire comprendre ma manière de voyager, c'est-à-dire ma manière de vivre, il faut que je me fasse connaître tout entier.

«J'ignore le lieu de ma naissance, et je ne sais à quelle grande dame coupable ou à quelle malheureuse fille égarée je dois le jour. La femme d'un marchand de poissons me recueillit un matin dans la campagne de Rome, au bord du Tibre, et me donna le nom de Teverino, autrement dit Tiberinus. J'avais environ deux ans; je ne pouvais dire d'où je venais, ni le nom de mes parents. Cette bonne âme m'éleva malgré sa misère. Elle n'avait plus de fils, et elle compta sur moi pour l'assister et la soutenir quand je serais en âge de travailler. Malheureusement, je n'étais pas né avec le goût du travail: la nature m'a gratifié d'une paresse de prince, et c'est ce qui m'a toujours fait croire que j'étais d'un sang illustre, bien que par mon esprit j'appartienne au peuple. Il faut que l'un des deux auteurs de mes jours ait été de cette race de pauvres diables qui sont destinés à tout conquérir par eux-mêmes; et, dans mon origine problématique, c'est le côté dont je suis le moins porté à rougir. Tant que je fus un petit enfant, j'aimai la pèche, mais plutôt comme un art que comme un métier. Oui, je me sentais déjà né pour les inventions de l'intelligence. Ardent aux exercices périlleux et violents, je n'avais pas le goût du lucre. J'éprouvais un plaisir extrême à guetter, à surprendre et à conquérir la proie. Je ne savais pas la faire marchander pour la vendre. Je perdais l'argent, ou je me le laissais emprunter par le premier venu. J'avais trop bon coeur pour rien refuser à mes petits camarades. Je les aidais à bien placer leurs marchandises au lieu de demander la préférence sur eux. Enfin je mettais ma pauvre mère adoptive au désespoir par mon désintéressement et ma libéralité, qu'elle appelait bêtise et inconduite.

«A mesure que j'acquérais des forces, l'âge lui en ôtait, si bien qu'un jour, n'ayant plus la force de me battre, la seule consolation qu'elle eût goûtée avec moi jusqu'alors, elle me mit à la porte en me donnant sa malédiction et deux carlini.

«J'avais dix ans, j'étais beau comme Cupidon. Un peintre estimé qui m'avait remarqué dans la rue me prit chez lui pour lui servir de modèle, et fit, d'après moi, un saint Jean-Baptiste enfant, puis un Giotto, puis un Jésus enseignant dans le temple; et, quand il eut assez de ma figure, il me renvoya avec vingt pièces d'or, en me recommandant de me vêtir un peu mieux, si je voulais me présenter quelque part pour gagner ma vie. Je sentais déjà naître en moi le goût du luxe; néanmoins je compris que ce n'était pas le moment de me satisfaire de cette façon. Je courus chez ma mère d'adoption, je lui donnai tout ce que j'avais reçu, et, comme touchée de mon bon coeur, elle voulait me retenir chez elle; je lui déclarai que j'avais pris goût à l'indépendance, et que je voulais être libre désormais de choisir ma profession.

«Cette profession fut bientôt trouvée, c'est-à-dire qu'il s'en offrit cent, et que je n'en pris aucune exclusivement. J'avais l'amour du changement, la passion de la liberté, une curiosité effrénée pour tout ce qui me semblait noble et beau. J'avais déjà une belle voix, ma figure et mon esprit se recommandaient d'eux-mêmes. Sûr de charmer les yeux et les oreilles, je n'avais point de souci à prendre et ne songeais qu'à cultiver mes facultés naturelles. Tour à tour modèle, batelier, jockey, enfant de choeur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de coquillages, garçon de café, cicérone... Ah! Monsieur, ce dernier emploi fut, avec celui de modèle, celui qui profita le plus, sinon à ma bourse, du moins à mon intelligence. La conversation des artistes et l'étude journalière des chefs-d'oeuvre de l'art, développèrent tellement mes idées, que bientôt je me sentis supérieur, par mes conceptions et par mes jugements, aux sculpteurs et aux peintres qui s'essayaient à reproduire ma figure, aux voyageurs de toutes les nations que j'initiais à la connaissance des merveilles de Rome. En m'apercevant de l'ignorance ou de la pauvreté d'esprit de tous ceux à qui j'avais affaire, je sentis, de plus en plus, le besoin d'être un esprit supérieur. Je n'aimais point la lecture. S'instruire dans les livres est un travail trop froid et trop long pour la rapidité de ma compréhension. Je m'appliquai donc à approcher le plus possible des hommes vraiment capables, et sacrifiant presque toujours mes intérêts à ce but, je m'instruisis de toutes choses en écoutant parler. Batelier ou jockey, j'observai et je connus les habitudes et les moeurs des gens du monde; enfant de choeur et choriste d'opéra, je m'initiai au sentiment de la musique et à l'art du théâtre. J'ai surpris les secrets du prêtre et ceux du comédien, qui se ressemblent fort. Chanteur de carrefour, montreur de marionnettes ou marchand de brimborions, j'étudiai toutes les classes, et connus les impressions du public et leurs causes. Malin et pénétrant, audacieux et modeste, habile à persuader et dédaigneux de tromper, j'eus des amis partout et des protecteurs nulle part. Accepter la protection d'un individu, c'est se mettre dans sa dépendance; toute espèce de joug m'est odieux. Doué d'un talent d'imitation sans exemple, certain d'amuser, d'attendrir, d'étonner ou d'intéresser quiconque je voudrais, il n'y avait pas une heure dans ma vie où je ne pusse compter sur mes ressources infinies.

«A mesure que je devenais un homme, loin de diminuer, ces ressources décuplaient. Quand vint l'âge de plaire aux femmes... j'eus bien des succès, Monsieur, et je n'en abusai point. La même royale indolence qui m'avait empêché de prodiguer les perfections de mon être dans l'emploi de marchand de poissons, et qui n'était au fond qu'un respect instinctif pour la conservation de ma puissance, m'accompagna dans mes relations avec le beau sexe. Judicieux et discret, je ne m'attachai pas longtemps au vice, je ne me dévouai point à l'égoïsme, e voulus vivre par le coeur, afin de rester complet et invincible dans ma fierté. Je fus miséricordieux sans effort; on me trahit beaucoup, on ne me trompa guère. Je supplantai beaucoup de rivaux et ne les avilis point. Je formai beaucoup de liens et sus les rompre sans dépit et sans amertume. Tenez, Monsieur, j'ai ici le portrait d'une princesse qui m'a tant tourmenté de sa jalousie que j'ai été forcé de l'abandonner; mais je garde son image en souvenir des plaisirs qu'elle m'a donnés; je ne la montre à personne, et je ne vends pas les diamants, quoique je vive de pain noir et de lait de chèvre depuis huit jours.

—Mais quelle est donc la cause de votre misère présente? demanda Léonce.

—«L'amour des voyages d'une part, et, de l'autre, l'amour, le pur amour, Signor mio! A peine avais-je gagné quelque argent que, quittant l'emploi qui me l'avait procuré, vu que la jouissance que j'en avais retirée était épuisée pour moi, je partais, et je voyageais à travers l'Italie. J'ai parcouru toutes ses provinces, me procurant les douceurs de l'aisance quand je le pouvais, me soumettant aux privations les plus philosophiques quand ma bourse était à sec; souvent même restant, avec une sorte de volupté, dans cet état de dénûment qui me faisait sentir le prix des biens que j'avais prodigués, et attendant avec orgueil que le désir me revînt assez vif pour secouer ma délicieuse apathie. Tantôt je dédaignais de me tirer d'affaire, sentant que mes inspirations d'artiste n'étaient pas arrivées à leur apogée, et préférant jeûner que de mal déclamer ou de mal chanter. C'est là une grande jouissance, Monsieur, que de sentir son génie captivé par le respect qu'on lui porte! D'autres fois, l'amour me dominait, et je me plaisais à prodiguer mon or à mon idole, heureux encore plus et enivré au delà de toute expression, lorsque, ruiné, je la voyais s'attacher à ma misère, et me chérir d'autant plus que je n'avais plus rien à lui donner. Oh! oui, c'est alors que j'ai laissé passer bien des jours avant de remettre à l'épreuve de telles affections, en remontant sur la roue de fortune; car les nobles coeurs ne s'attachent irrésistiblement qu'aux malheureux.»

—Teverino, votre langage me pénètre, dit Léonce. Si vous ne vous êtes pas vanté, vous êtes un des plus grands coeurs, joint à un des caractères les plus originaux que j'aie encore rencontrés. Quand vous avez commencé votre histoire, je pensais à ce titre d'un chapitre de Rabelais que vous connaissez sans doute, puisque vous connaissez toutes choses...

Comment Pantagruel fit la rencontre de Panurge? dit l'Italien en riant.

—C'est cela même, reprit Léonce, et maintenant je crois pouvoir achever la phrase: Lequel il aima toute sa vie.

—On m'a souvent cité ce chapitre; car toutes les personnes qui m'ont aimé, m'ont rencontré sous leurs pieds. Mais je me suis bientôt élevé au niveau de leurs coeurs, et même au-dessus de la tête de quelques-unes, et c'est en cela que je suis un Panurge de meilleure race que celui de Rabelais; je n'ai ni sa lâcheté, ni son cynisme, ni sa gloutonnerie, ni sa hâblerie, ni son égoïsme; mais j'ai de commun avec lui la finesse de l'esprit et les hasards de la fortune. Si vous m'emmenez avec vous pour quelques jours, vous verrez que, partageant les aises de votre vie, je n'en abuserai pas un seul instant. Quand j'en aurai assez (et je me dégoûterai probablement de votre société avant que vous le soyez de la mienne), vous verrez que vous aurez des regrets et que c'est vous qui me devrez de la reconnaissance.

—C'est fort possible, dit Léonce en riant, quoique je vous trouve avec Panurge une ressemblance que vous reniez: la forfanterie.

—Non pas, Monsieur; celui-là est fanfaron, qui promet et ne tient point. Ne soyez pas piqué de ce que je vous avance, que je serai las avant vous de notre familiarité. Ce ne sera pas vous qui en serez cause, car je vois en vous du génie et de la grandeur d'âme; mais des circonstances extérieures, indépendantes de notre volonté à tous deux: le monde qui m'amuse un instant et bientôt me déplaît, la contrainte de quelque usage auquel je ne saurai peut-être me soumettre que pour un certain nombre d'heures, quelque personnage qui vous charmera et qui me sera antipathique, enfin un caprice de mon esprit mobile qui m'entraînera à quelque pointe vers un nouvel aspect des choses, ceci ou cela me forcera de vous quitter. Mais vous n'aurez pas honte de m'avoir connu, et le nom de Teverino ne vous sera jamais odieux, je vous le jure.

—Je sens que vous ne me trompez pas, répondit Léonce, quoique votre inconstance m'effraie. Voyons, pouvez-vous vous engager à vivre vingt-quatre heures de ma vie et à vous transformer des pieds à la tête, moralement parlant, en homme du monde, comme vous l'êtes déjà matériellement?

—Rien ne me sera plus facile; j'aurai d'aussi belles manières et d'aussi nobles procédés que vous-même; car depuis une heure que je suis avec vous, je vous possède déjà. D'ailleurs, n'ai-je pas vécu de pair à compagnon avec la noblesse, quand mes talents me faisaient rechercher? Croyez-vous que si j'avais voulu adopter une manière d'être uniforme, me priver d'émotions vives, comme de m'abstenir de me ruiner en un jour et de quitter une marquise pour courir après une bohémienne; enfin que si j'avais voulu me ranger, comme on dit, me soumettre à des exigences, me laisser torturer par l'ambition, infliger à ma vanité tous les supplices de la vanité jalouse, subir les caprices des grands, et nuire à mes compétiteurs pour édifier ma fortune et ma réputation, je n'aurais pas fait comme tant d'autres, qui sont entrés dans le monde par la petite porte des artistes, et qui, devenus seigneurs à leur tour, ont vu ouvrir devant eux les deux battants de la grande? Rien ne m'eût été plus aise, et c'est cette facilité même qui m'en a dégoûté. Comptez donc sur mon sentiment des convenances, tant que vos convenances me conviendront, c'est-à-dire pendant vingt-quatre heures, terme que je puis accepter.

—En ce cas, vous allez passer pour un de mes amis que je viens de rencontrer herborisant ou philosophant dans la montagne, et vous serez présenté comme tel à une belle dame que nous allons rejoindre, et que vous entretiendrez dans cette erreur jusqu'à ce que je vous prie de cesser.

—Je ne puis prendre un engagement posé dans ces termes; je serais toujours à votre caprice, et cela glacerait mon génie. Nous sommes convenus de vingt-quatre heures, ni plus ni moins, et il faut que le serment soit réciproque. Je ne vais pas plus loin, si vous ne me donnez votre parole d'honneur de ne pas m'ôter mon masque avant demain à deux heures de l'après-midi; car je vois au soleil qu'il est cette heure-là ou peu s'en faut: de même que de mon côté, je vous autorise, si je me trahis avant l'expiration du contrat, à me remettre, nu, dans le lac où vous m'avez trouvé.

—C'est convenu sur l'honneur, dit Léonce.

En tournant, par derrière le bosquet où la voiture était abritée, Léonce et Teverino parvinrent à replacer la valise sous le coffre de devant, sans avoir été aperçus.

—Laissez-moi aller à la découverte et attendez-moi, dit Léonce; et, comme il s'avançait sur le chemin, il vit venir à lui Madeleine toute haletante, et portant le hamac.

—Son Altesse vous attend et s'impatiente beaucoup, dit-elle; elle m'a chargée de vous retrouver et de dire à Votre Seigneurie qu'elle s'ennuie considérablement. Tenez! la voilà déjà qui traverse l'eau! Moi, je vais mettre ceci dans la voiture.

Léonce courut offrir la main à Sabina sans s'inquiéter de laisser Madeleine rencontrer Teverino, et sans se demander si elle ne pouvait pas fort bien avoir déjà vu ce vagabond errer dans le pays. Le hasard parut servir ses projets; car à peine eut-il prévenu Sabina qu'il avait un de ses amis à lui présenter, que Teverino sortit du bosquet, suivi à distance par l'oiselière, qui le regardait curieusement et semblait le voir pour la première fois.

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