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Teverino

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VII.

A TRAVERS CHAMPS.

—C'est le marquis Tiberino de Montefiori, dit Léonce; un fidèle ami que j'étais bien sûr de rencontrer, cherchant des fleurs pour son magnifique herbier des Alpes, et un aimable compagnon de route que la Providence nous envoie, si vous daignez l'agréer, et lui faire l'honneur d'être admis dans votre cortège.

La belle figure et la bonne grâce du marquis Tiberino chassèrent l'humeur qui obscurcissait le front de lady G...

—Je suis bien forcée de vous obéir en tout, dit-elle tout bas à Léonce, puisque vous êtes mon docteur et mon maître aujourd'hui; et il faut que j'accepte vos prescriptions sans y regarder de trop près.

—Vous n'aurez pas beaucoup de mérite cette fois, dit Léonce, et bientôt j'en appellerai à vous-même. Marquis, offre ton bras à milady; je vais tâcher de repêcher notre curé et ses truites.

Le curé avait fait merveille, et, acharné à ses nombreuses conquêtes, il oubliait l'heure et ses paroissiens, et son office, et sa gouvernante. Il ne fallait plus lui parler de tout cela. En voyant frétiller sur l'herbe le ventre d'argent semé de rubis de ses belles truites, il bondissait lui-même comme une grenouille, et l'on voyait briller dans ses gros yeux ronds la joie innocente de l'homme d'église, qui porte une passion fougueuse dans les amusements permis. Léonce l'aida à faire une caque de joncs et d'osier pour emporter ses poissons, et ainsi emprisonnés, on les replaça vivants dans l'eau, après avoir assujetti le filet verdoyant avec de grosses pierres.

—Je vous invite à souper ce soir à mon presbytère, s'écriait le curé; elles seront délicieuses, surtout s'il vous reste encore de ce bon vin de tantôt pour les arroser.

—J'ai encore bien mieux, dit Léonce; j'ai aperçu, dans un taillis de chênes, de superbes oronges, des chanterelles succulentes, des ceps énormes, et je venais vous chercher pour m'aider à les cueillir.

—Ah! Monsieur! reprit le curé, rouge d'enthousiasme, courons-y avant que les pâtres descendent chercher leurs vaches. Les ignorants écraseraient sous leurs pieds ces mirifiques champignons dont il faut nous emparer absolument. Vous avez bien fait de m'attendre; je connais toutes les espèces alimentaires, et le bollet surtout exige une grande délicatesse d'observations, à cause de la quantité de cousins-germains qu'il possède dans la classe des vénéneux.

—Que Panurge s'en tire comme il pourra! se dit Léonce en voyant Teverino assis avec Sabina sur un groupe de rochers à quelque distance. S'il dit quelque sottise, je ne veux pas en avoir la honte, et j'aime mieux subir les résultats de l'épreuve que de les affronter.

Il emmena le curé et Madeleine, qui parut pourtant ne les suivre qu'à regret, sous prétexte que tous les champignons étaient empoisonnés et ne pouvaient servir qu'à tuer les mouches.

—C'est le préjugé de beaucoup de paysans, dit le curé, même dans les régions où la connaissance des espèces comestibles pourrait leur fournir une nourriture saine et succulente.

Léonce passa assez près de Sabina pour qu'elle pût le rappeler si le tête-à-tête lui déplaisait. Elle ne le fit point, et ne parut même pas le voir. Quant au curé, il faisait bon marché de toutes choses, lorsqu'il avait en tête quelque amusement champêtre, ou l'attrait de quelque friandise.

Perdu dans le taillis de chênes, Léonce se trouva bientôt séparé du curé, que l'ardeur de la découverte emportait parmi les broussailles, et dont la présence ne se trahissait plus que de loin en loin, par des exclamations d'enthousiasme, lorsqu'un nouveau groupe de champignons s'offrait à sa vue. Madeleine avait docilement suivi le jeune homme et lui présentait son grand chapeau de paille en guise de panier; mais Léonce n'y mettait que des fleurs de gentiane et des feuilles de baume. L'oiselière, était préoccupée, et, un instant, il crut voir des larmes furtives briller dans ses paupières blondes.

—Qu'as-tu, ma chère enfant? lui dit-il en prenant son bras qu'il passa sous le sien; quelque souci intérieur te persécute?

—Ne faites pas attention, mon bon seigneur, répondit la jeune fille; c'est une folie qui me passe par l'esprit.

—Quoi donc? dit Léonce en pressant son petit bras contre sa poitrine.

—C'est que, voyez-vous, reprit-elle ingénument, mon bon ami est parti ce matin avant le jour pour la frontière.

—Il te quitte?

—Oh! Dieu veuille que non! je ne crois pas cela. Il s'est chargé d'aller reconnaître un passage qu'il a aperçu et que mon frère prétend impraticable. Lui assure, au contraire, que ce serait mieux pour faire passer la contrebande, et comme il ne veut pas nous être à charge, comme le métier le tente, et qu'il prétend aider mon frère à faire quelque beau coup, il a promis de revenir ce soir et de rapporter une bonne nouvelle; mais moi j'ai peur qu'il ne revienne point, et je ne fais que prier Dieu tout bas. C'est ce qui me donne envie de pleurer.

—Ce passage est dangereux, sans doute, et tu crains qu'il ne s'expose trop?

—Ce n'est pas cela. Ce passage est dangereux, puisque mon frère le regarde comme impossible; mais mon ami est si adroit et si prudent qu'il s'en tirera.

—Que crains-tu donc?

—Que sais-je? Ne me le demandez pas, je ne peux pas vous le dire.

—Je te le dirai, moi. Tu crains qu'il ne t'aime plus. Qu'as-tu fait de ta confiance de ce matin?

—J'ai tort, n'est-ce pas?

—Je ne sais. Mais ne pourrais-tu te consoler, pauvrette?

—Je ne sais pas, Monsieur, répondit Madeleine d'un ton et avec un regard vers le ciel, qui n'exprimaient pas le doute de l'inconstance provocante, mais l'effroi de l'inexpérience en face de la douleur.

—Tu ne le sais pas, en effet, reprit Léonce, attentif à sa physionomie, et tu sens que si c'était possible, ce serait du moins bien difficile.

—Cela ne me parait pas possible du tout. Mais Dieu seul connaît les miracles qu'il peut faire, et on dit que, quand on le prie de tout son coeur, il ne vous refuse rien.

—Ton premier mouvement serait donc de le prier pour qu'il te délivrât de ton amour? Et c'est là sans doute ce que tu fais maintenant?

—Non, Monsieur, je ne le ferais que si j'étais sûre de n'être plus aimée; car si je demandais maintenant de devenir méchante pour quelqu'un qui m'est bon, je demanderais quelque chose que Dieu ne pourrait m'accorder quand même il le voudrait.

—Tu penses que c'est un devoir d'aimer qui nous aime?

—Oui. Quand Dieu nous a permis de l'aimer, il ne veut pas qu'on cesse par caprice, et je crois même que cela le lâche beaucoup.

—Mais par raison, ce serait différent?

—Alors, ce serait le devoir. Aimer quelqu'un qui ne vous aime plus, c'est l'offenser et le contrarier. Dieu ne veut pas qu'on tourmente son prochain, surtout pour le bien qu'il vous a fait.

—Tu es un grand philosophe, Madeleine!

—Philosophe, Monsieur? Je ne connais pas cela.

—Mais quelquefois on aime malgré soi, bien qu'on s'abstienne de le dire, et de faire souffrir celui qui vous quitte?

—Oui, et cela doit faire beaucoup de mal! dit Madeleine, dont les vives couleurs s'effacèrent à cette idée.

—Mais on prie, mon enfant, et Dieu vous délivre. N'est-ce pas là ce que tu disais?

—On a bien de la peine à prier, je suis sûre; on doit toujours penser à demander autre chose que ce qu'on voudrait obtenir.

—C'est-à-dire qu'en demandant de guérir, on désire, malgré soi, d'être aimée comme on l'était?

—Je crois bien que c'est cela. Monsieur. Mais enfin, il ne faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu!

—Dieu quelquefois permet alors qu'un autre vous aime et qu'on l'écoute?

—Je ne sais pas. Quand on n'est pas belle et qu'on pense à un autre, il ne doit pas être aisé de plaire à quelqu'un.

—Mais les miracles de la Providence! Si ta figure semblait belle à quelque autre que ton ami, et si ton amour et ta douleur, au lieu de lui déplaire, te rendaient plus belle à ses yeux?

—Vous parlez avec beaucoup de douceur et de bonté, mon cher Monsieur; on voit bien que vous croyez en Dieu et que vous connaissez sa miséricorde mieux que M. le curé. Mais vous voulez aussi me consoler en me montrant les choses comme cela, et moi je suis si triste que je ne peux pas encore les voir de même. Je pense toujours à ce que je souffrirais si mon bon ami ne m'aimait plus, et si je ne craignais d'être impie, je me figurerais que j'en dois mourir.

—Songe que si tu en mourais et qu'il le sût, il serait éternellement malheureux.

—Et peut-être que le bon Dieu le punirait d'avoir causé ma mort? Oh! non, je ne veux pas mourir en ce cas!

—Tu es bonne et généreuse, Madeleine; eh bien, je te prédis que tu ne seras pas malheureuse sans ressources, et que Dieu n'abandonnera pas un coeur comme le tien.

—Ce que vous dites là me fait du bien, Monsieur, et je voudrais que vous fussiez mon confesseur à la place de M. le curé. Je sens que vous trouveriez pour moi des consolations, et je croirais en vous comme en Dieu.

—Eh bien, Madeleine, prends-moi du moins pour ton conseil et ton ami. S'il t'arrive malheur, confie-toi à moi; je pourrai quelque chose pour toi, peut-être, ne fût-ce que de te parler religion et de te donner du courage.

—Hélas! vous avez bien raison; mais vous êtes de ces gens qui passent dans notre pays et qui n'y restent pas. Dans trois jours peut-être vous serez à plus de mille lieues d'ici.

—Prends ce petit portefeuille, et ne le perds pas. Sais-tu lire?

—Oui, Monsieur, et un peu écrire aussi, grâce à mon frère qui m'a enseigné ce qu'il savait.

—Eh bien! tu trouveras là une adresse et des papiers qui te serviront à me faire revenir, ou à te conduire vers moi, en quelque lieu que je me trouve.

—Merci, Monsieur, grand merci, dit Madeleine en mettant le portefeuille dans sa poche; je ne vous oublierai jamais, car je vois que vous avez beaucoup de savoir en religion, et que votre coeur est bon pour ceux qui sont dans le chagrin; je vois ce que je ferai. Si mon bon ami est ingrat pour moi, je l'enverrai vers vous, et je suis sûre que vous lui parlerez si saintement qu'il ne voudra plus m'affliger.

—Tu te sens de la confiance et de l'amitié pour moi?

—Oh! beaucoup, dit l'oiselière en pressant naïvement le bras de Léonce contre son coeur.

—Oui-da! dit le curé en sortant du fourré, si chargé de champignons qu'il pouvait à peine se porter; vous voici bras dessus bras dessous comme compère et compagnon! Doucement, Madeleine, doucement, vous êtes une tête sans cervelle, ma fille; tout ceci tournera mal pour vous!

—Ne la grondez pas, monsieur le curé, répondit Léonce; elle tournera toujours bien si vous ne vous en mêlez pas.

—Hum! hum! reprit le curé en hochant la tête; vous ne me rassurez guère, vous, avec vos airs de vertu; vous vous êtes peut-être beaucoup moqué de moi aujourd'hui! Allons, laissez le bras de cette petite, et venez voir ma récolte.

—Allons la déposer aux pieds de lady G..., dit Léonce.

—Et où donc est la vôtre? Quoi! des fleurs, de mauvaises herbes! A quoi cela peut-il servir? Ce n'est pas même bon pour du vulnéraire!

—Cela servira à l'herbier du marquis, reprit Léonce. Et à propos de marquis, pensa-t-il, je suis curieux de savoir si le Frontin n'a pas montré le bout de l'oreille.

Ils retrouvèrent Teverino et Sabina au même endroit où il les avait laissés; mais la négresse et le jockey étaient fort loin, et le marquis était si près de lady G..., il avait un tel air de confiance et de satisfaction, et, de son côté, elle avait l'oeil si brillant et les joues si animées, qu'ils ne paraissaient ni l'un ni l'autre mécontents de leur conversation.

—Qu'est-ce que cela? dit lady G... en voyant le curé étaler fastueusement ses cryptogames sur la mousse. Ah! les belles pommes d'or, les charmantes découpures d'ambre, les énormes chapeaux de prêtre! Voila des plantes bizarres et magnifiques.

—Magnifiques? bizarres? dit le curé scandalisé. Dites exquises, Madame; dites parfumées, fraîches, succulentes! Dieu ne les a point faites pour l'amusement des yeux, mais bien pour les délices de l'estomac de l'homme.

—Ah! pardon, monsieur le curé, dit Teverino en jetant loin de lui un individu suspect; voici une fausse orange.

—Peut-être, peut-être! dit le curé. Dans la précipitation de butiner, on peut se tromper.

—Vous vous connaissez donc en toutes choses? dit Sabina en adressant un doux regard au marquis. Que ne savez-vous pas?

—Eh bien, comment le trouvez-vous, mon marquis? lui demanda Léonce en l'attirant à l'écart.

—Puis-je ne pas le trouver charmant? Y aurait-il deux opinions sur son compte? S'il n'était pas ce qu'il paraît, vous seriez très-imprudent, cher docteur, de m'avoir présenté un homme qui a tant de séductions.

Sabina parlait d'un ton railleur; mais elle avait, en dépit d'elle-même, comme une sorte de voile humide sur les yeux qui trahissait un secret enivrement.

—Grands dieux! qu'aurais-je fait? pensa Léonce consterné; et il allait se hâter de lui avouer de quelle mauvaise plaisanterie elle était dupe, lorsqu'un regard inquiet et pénétrant de Teverino, qu'il rencontra, lui ferma la bouche et lui rappela son serment.

—Non, c'est impossible, se dit-il; cette femme froide et fière né pourrait se tromper si grossièrement! elle ne s'éprendrait pas ainsi à la première vue, d'un marquis de ma façon. Et pourtant, ajoutait il en examinant Teverino (alors au plus brillant de son rôle), si on ne regarde que la beauté merveilleuse de ce bohémien, l'aisance de ses manières, cet air incroyablement distingué; si on écoute cette voix harmonieuse, ce langage pétillant d'esprit et de poésie, qui possédera plus de charme? qui attirera plus de sympathie? N'est-ce point là un marquis italien, qui n'a peut-être point son égal dans toute l'aristocratie de l'univers? Est-il une seule femme assez aveugle pour n'en être pas éblouie?

Léonce devint soucieux, et Sabina fut forcée de le secouer pour le tirer de ses rêveries. Le soleil baissait, le temps était propice pour s'en retourner; le curé, plus impatient encore de faire cuire ses truites et ses champignons que de calmer les inquiétudes de sa gouvernante et de son sacristain, invitait ses convives à revenir avec lui au presbytère. Madeleine, assise à l'écart, et complètement muette, semblait indifférente à tout ce qui se passait autour d'elle.

—Seigneur Léontio, dit le vagabond en italien à Léonce, au moment où ils allaient remonter en voiture, êtes-vous amoureux de lady Sabina?

—Vous êtes bien curieux, Signor marchese! répondit Léonce aven une sécheresse ironique.

—Non! mais je suis votre ami, un royal ami, et je dois connaître vos sentiments, afin de ne pas les contrarier.

—Vous êtes un fat, mon cher!

—Vous avez déjà du dépit? Eh bien, que vous disais-je, que vingt-quatre heures entre nous seraient le bout du monde? Allons, j'ai deviné votre secret, et je n'ai pas besoin d'insister. Léonce, vous reconnaîtrez que Teverino est un galant homme!

Et s'élançant sur le siège:—C'est moi qui suis le cocher, dit-il à haute voix. Dame Érèbe, dit-il à la négresse, vous irez dans la voiture et je conduirai les chevaux. J'ai la passion des chevaux!

—Ceci n'est pas aimable, observa lady G..., évidemment contrariée de cet arrangement. Notre société n'a guère d'attraits pour vous, Marquis!

—Et puis vous ne connaissez pas le pays, objectais le curé. Nous nous sommes déjà égarés; n'allez pas nous faire souper de la rosée du soir et coucher à la belle étoile, au moins!

—Laissez donc faire le marquis, dit Léonce, et si vous parlez d'étoile, fiez-vous à la sienne! Sais-tu conduire? demanda-t-il à Teverino.

—Peut-être! répondit celui-ci, quoique je n'aie jamais essayé.

—Grand merci! s'écria le bourru. Vous allez nous verser, nous rompre les os! Il n'y a pas à plaisanter avec les précipices et les chemins étroits. Monsieur! Monsieur! laissez les rênes à ce jeune garçon, qui s'en sert fort bien.

—Ne fais pas de folies, dit tout bas Léonce à Teverino; si tu n'as pas été cocher, ne t'en mêle pas.

—Tout s'improvise, répondit le marquis, et je me sens si inspiré que je conduirais les chevaux du Soleil.

Là-dessus il fouetta les chevaux de Léonce qui partirent au grand galop.

—Pas par ici, pas par ici! cria le curé, jurant malgré lui. Où diable allez-vous? Sainte-Apollinaire est sur la gauche.

—Vous vous trompez, l'abbé, répondit le phaéton; je connais mieux les montagnes que vous.

Et se penchant vers Léonce, assis immédiatement derrière lui:—Où faut-il aller? lui demanda-t-il à l'oreille.

—Partout, nulle part, au diable, si bon te semble! répondit Léonce du même ton.

—En ce cas, à tous les diables! reprit Teverino, et, fouettant de nouveau, il laissa maugréer le curé que la peur rendit bientôt pâle et muet.

Une telle épouvante n'était pas trop mal fondée. Teverino était plus adroit qu'expérimenté. Naturellement téméraire, et doué d'une présence d'esprit, d'une agilité et d'une force de corps supérieures à celles de la plupart des hommes, il méprisait le danger, et ne connaissait pas d'obstacles moraux ou matériels qu'il ne pût tourner ou franchir. Dans cette persuasion, ravi de l'énergie et de la finesse des chevaux de Léonce, il les lança au bord des abîmes, dédaignant de les ralentir quand le chemin devenait d'une étroitesse effrayante, effleurant les troncs d'arbres, les blocs de rochers, gravissant des pentes abruptes, les descendant à fond de train, et enlevant une roue brûlante sur l'extrême limite du ravin à pic au fond duquel grondait le torrent. D'abord, Sabina eut peur aussi, sérieusement peur; et trouvant la plaisanterie de fort mauvais goût, elle commença à craindre que ce marquis italien ne fût comme les gens mal élevés, qui se font un sot plaisir des souffrances d'une femme timide. Pourtant, elle ne laissa paraître ni son angoisse ni son mécontentement; elle savait que la seule vengeance permise au faible, en pareil cas, c'est de ne point réjouir l'audace brutale par le spectacle de ses tourments. Sabina était assez fière pour affronter la mort plutôt que de sourciller. Elle s'efforça donc de rire et de railler le curé, bien qu'au fond de l'âme elle fût encore moins rassurée que lui.

Mais bientôt la peur fit place en elle à une sorte de courage exalté; car elle vit que Léonce était quelque peu jaloux de l'incroyable adresse du marquis, et comme, après tout, le danger était vaincu à chaque instant, elle y trouva une nouvelle occasion d'admirer Teverino, qui se retournait souvent vers elle, comme pour puiser de nouvelles forces dans son approbation.

—Il va comme un fou! disait Léonce en mesurant l'abîme, et nous allons bien, pourvu que nous allions longtemps ainsi. N'avez-vous point peur, Milady, et voulez-vous que j'essaie de le calmer?

—De quoi voulez-vous que j'aie peur? répondait-elle en regardant l'abîme à son tour, avec une superbe indifférence, votre ami n'est-il pas magicien? Nous sommes portés par le miracle, et nous pourrions le suivre sur les eaux, si nous avions tous la foi que j'ai en lui.

—C'est du fanatisme, Madame, que vous avez pour le marquis!

—Vous n'en avez pas moins, puisque vous lui avez confié vos destinées et les nôtres!

—Je vous avoue qu'il va en toutes choses beaucoup plus vite que je ne pouvais le prévoir et qu'il est comme ivre du plaisir furibond que lui cause tant de succès.

—C'est une nature énergique, un courage de lion, dit Sabina piquée de ce reproche. Ce danger me passionne, et, de tout ce que vous avez inventé aujourd'hui, voilà ce qui m'a le plus amusé.

—En ce cas, redoublons la dose! Marche donc, Marquis! tu t'endors!

Teverino donna un tel élan, que le curé se renversa au fond de la voiture, aux trois quarts évanoui de peur, et ne songea plus qu'à dire son In manus.

Sabina fit un éclat de rire, la négresse un signe de croix. Quant à Madeleine, elle était véritablement la seule vraiment brave et complètement indifférente au danger. Elle regardait les nuages d'or du couchant où passaient et repassaient les vautours, agités par l'approche du soir.




VIII.

ITALIAM! ITALIAM!

Cependant les chevaux s'étant un apaisés dans une montée, le curé reprit l'usage de ses sens. Le précipice avait disparu, et la voiture suivait une tranchée étroite, assez mal entretenue, mais où une chute ne pouvait plus avoir de suites aussi graves que le long de la rampe.

—Où sommes-nous donc à présent? dit le saint homme un peu soulagé. Je ne connais plus rien au pays; la vue est bornée de toutes parts. Mais, autant que je puis m'orienter, nous ne marchons guère du côté de mon clocher.

—Soyez tranquille, l'abbé! dit Teverino; tout chemin conduit à Rome, et en suivant cette traverse un peu cahoteuse, nous évitons un long circuit de la rampe.

—Si nous pouvons passer le torrent, objecta Madeleine avec tranquillité.

—Qui parle de torrent? s'écria le marquis. Est-ce toi petite?

—C'est moi, reprit la jeune fille. Si les eaux sont basses, nous le traverserons. Sinon...

—Sinon, nous passerons sur le pont.

—Un pont pour les piétons, un pont à escalier?

—Nous y passerons; je le jure par Mahomet!

—Je le veux bien, moi! dit l'insouciante Madeleine.

—Et moi, je jure par le Christ que je mettrai pied à terre, et que je passerai le dernier, pensa le curé.

Le torrent ne paraissait pas très-gonflé, et Teverino allait y lancer la voiture, lorsque Madeleine, qui s'était penchée en avant avec une prévoyance calme, l'arrêta vigoureusement.

—L'eau n'est pas claire, dit-elle; une forte avalanche de neige a dû y tomber, il n'y a pas plus de deux heures. Vous n'y passerez pas.

—Milady, voulez-vous vous fier à moi? dit Teverino. Nous passerons, je vous en réponds. Que ceux qui ont peur descendent.

—Je demande à descendre! s'écria le curé en s'élançant sur le marchepied.

La négresse le suivit, et le jockey, partagé entre le point d'honneur et la crainte de se noyer, se plaça devant les chevaux en attendant qu'on eût pris un parti.

—Sabina, dit Léonce d'un ton d autorité, descendez.

—Je ne descendrai pas, répondit-elle; c'est la première fois que je sens le plaisir qu'on peut trouver dans le péril. Je veux me donner cette émotion.

—Je ne le souffrirai pas, reprit Léonce en lui saisissant le bras avec force. C'est un acte de démence.

—Vous n'avez point de droits sur ma vie, Léonce, et le marquis, d'ailleurs, en répond.

—Le marquis est un sot! s'écria Léonce, exaspéré de voir la subite passion de lady G... se trahir si follement.

Le marquis se retourna et regarda Léonce avec des yeux flamboyants.

—Vous voulez dire que vous êtes deux fous, dit Sabina, essayant de cacher l'effroi que lui causait cette querelle. Je cède à votre sollicitude, Léonce; marquis, vous descendrez aussi. Le jockey, qui nage comme un poisson, peut se risquer seul à faire passer la voiture.

—Je nage mieux que tous les jockeys et que tous les poissons du monde, reprit Teverino, et je ne vois d'ailleurs pas pourquoi la vie de cet enfant serait exposée plutôt que la mienne. Dans mon opinion, Madame, un homme en vaut un autre, et si j'ai voulu risquer le passage, c'est à moi d'en subir seul les conséquences. Combien valent vos chevaux, Léonce? ajouta-t-il d'un air d'opulence fanfaronne.

—Je t'en fais présent, dit Léonce, noie-les si tu veux. Mais je te dirai deux mots sur l'autre rive, ajouta-t-il à voix basse.

—Vous ne me direz rien du tout; mais demain à deux heures de l'après-midi, c'est moi qui vous parlerai, répondit Teverino. Vous êtes l'agresseur, j'ai le droit de choisir le moment, et, en échange, je vous laisse le choix des armes. En attendant, par respect pour vous-même qui m'avez présenté à cette dame, affectez pour moi une étroite amitié qui explique vos paroles grossières.

—Un duel? un duel avec vous? Eh bien! soit, répondit Léonce, et il ajouta tout haut: Si nous ne nous battons pas ensemble, marquis, après avoir échangé de telles douceurs, c'est qu'on ne peut nous accuser d'être deux poltrons, et, pour le prouver, nous allons passer l'eau ensemble. Eh bien! que fais-tu là? dit-il à Madeleine, qui avait grimpé lestement sur le siège auprès du marquis.

—Bah! il n'y a pas de danger pour moi, dit-elle, et je vous suis nécessaire pour vous diriger. A droite, monsieur le marquis, et puis, à gauche, marchez!

Ce ne fut pas sans une stupeur profonde que les autres voyageurs, arrivés en haut du pont, s'arrêtèrent pour voir s'effectuer ce passage périlleux. Au milieu de l'eau, la violence du courant souleva la voiture, qui se mit à flotter comme une nacelle, entraînant les chevaux vers les arches aiguës du petit pont ogival.

—Cedex au courant, et reprenez! dit Madeleine froidement attentive, comme s'il se fût agi d'une chose facile.

Les chevaux, énergiquement stimulés, et assez forts, heureusement, pour n'être pas emportés par cette voiture légère, firent quelques bonds, perdirent pied, se mirent à la nage, retrouvèrent pied sur un roc, trébuchèrent, et se relevant sous la puissante main de l'aventurier, gagnèrent, sans aucun accident fâcheux, un endroit moins profond, d'où ils atteignirent facilement la rive, sans qu'un seul trait eût été rompu, et sans que leurs conducteurs fussent mouillés autrement que par quelques éclaboussures.

—Vous voyez, Signora, que vous eussiez pu passer! dit Teverino à lady G... qui accourait pour le féliciter de sa victoire.

—Non pas! dit le curé, tout ému du danger qu'il aurait pu courir; vous eussiez été emportés si la voiture eût été plus chargée. Moi, justement, qui ne suis pas mince, je vous aurais exposés en m'exposant moi-même. Je sentais bien cela.

On remonta en voiture; le jockey prit le siège de derrière et l'oiselière resta sur celui du cocher, à côté de Teverino, qui parut s'entretenir avec elle tout le reste du trajet, d'une manière fort animée. Mais ils parlaient bas, en se penchant l'un vers l'autre, et Sabina fit, d'un air léger, la remarque que le bon ami de Madeleine pourrait bien être supplanté ce soir-là, si elle n'y prenait garde.

—Il n'y a pas de danger que cela arrive, dit Madeleine, qui avait l'ouïe fine comme celle d'un oiseau, et qui, sans avoir l'air d'écouter, n'avait rien perdu des paroles de Sabina. Ce n'est pas moi qui changerai la première.

—Ce n'est pas lui, j'en jurerais sur mon salut éternel, s'écria gaiement le marquis; car tu es une si bonne et si aimable fille, que je ne comprendrai jamais qu'on puisse te trahir!

—Voilà, dit le curé, comment tous ces beaux messieurs, avec leurs compliments, feront tourner la tête à cette petite fille. L'un lui donne le bras à la promenade, comme il ferait pour une belle dame; l'autre lui dit qu'elle est aimable, et elle est assez sotte pour ne pas s'apercevoir qu'on se moque d'elle.

—C'est donc vous qui lui donnez le bras, Léonce? dit Sabina d'un ton moqueur.

—Pourquoi non? N'avez-vous pas pris son bras pour l'emmener, vous aussi, Madame? Du moment que nous l'enlevons pour en faire notre compagne et notre convive, ne devons-nous pas la traiter comme notre égale? Pourquoi M. le curé nous blâmerait-il de pratiquer la loi de fraternité? C'est une des joies innocentes et romanesques de notre journée.

—Je n'aime pas les choses romanesques, dit le bourru. Cela dure trop peu, et ne gît que dans la cervelle. Vous autres jeunes gens de qualité, vous vous amusez un instant de la simplicité d'autrui; et puis, quand vous avez payé, vous n'y songez plus. Que Madeleine vous écoute, Messieurs, et nous verrons qui lui restera, ou du grand seigneur qui lui refusera un souvenir, ou du vieux prêtre qui, après l'avoir gourmandée comme elle le mérite, l'amènera au repentir et fera sa paix avec Dieu!

—Ce bon curé m'effraie, dit lady Sabina en s'adressant à Léonce. J'espère, ami, que cette pauvre Madeleine n'est pas ici sur le chemin de la perdition?

—Je puis répondre de moi-même, répliqua Léonce.

—Mais non pas du marquis?

—Je vous confesse que je ne réponds nullement du marquis. Il est beau, éloquent, passionné, toutes les femmes lui plaisent et il plaît à toutes les femmes. N'est-ce pas votre avis, Sabina?

—Qu'en sais-je? Nous ferions peut-être bien de faire rentrer la petite dans la voiture.

—D'autant plus, dit le curé, que le chemin redevient fort mauvais, que bientôt le jour va tomber, et que si M. le marquis a des distractions, nous ne sommes pas en sûreté. Donnons-lui pour compagne la négresse en échange de l'oiselière.

—Je ne réponds pas qu'il n'ait pas autant de distraction avec la noire qu'avec la blonde, reprit Léonce. Le plus sûr serait de le mettre en tête-à-tête avec vous, curé!

Cet avis prévalut, et Madeleine rentra dans la voiture, sans marquer ni humeur, ni bonté, ni regret. Sa mélancolie était complètement dissipée, le reflet du soleil couchant répandait sur ses joues animées une lueur étincelante de jeunesse et de vie.—Voyez donc comme cette petite laide est redevenue belle! dit Léonce en anglais à lady G..., le souffle embrasé de Teverino l'a transfigurée.

Sabina essaya de plaisanter sur le même ton; mais une tristesse mortelle pesait sur son regard; la jalousie s'allumait dans son coeur sous forme de dédain, et tout ce que Léonce insinuait sur les bonnes fortunes du marquis lui causait une honte douloureuse. Elle s'efforça donc de se persuader à elle-même qu'elle n'avait pas senti, comme Madeleine, le souffle embrasé de Teverino passer sur sa tête comme une nuée d'orage.

Il lui fallut bien une demi-heure pour chasser ce remords et retrouver le calme de son orgueil. Enfin, elle commençait à se sentir victorieuse, et le charme lui semblait ne pouvoir plus agir sur elle. Teverino, pour distraire le curé, qui se flattant toujours d'être en route pour son village, s'étonnait un peu de ne pas reconnaître le pays, avait entamé avec lui une grave discussion sur des matières théologiques. Il s'était frotté à toutes gens et à toutes choses dans sa vie d'aventures. Il avait vu de près quelques prélats, quelques moines instruits, et il était de ces esprits qui entendent, comprennent et se souviennent sans faire le moindre effort. Il avait dans la mémoire une certaine quantité de lambeaux de citations, de commentaires et d'objections qu'il avait entendu débattre, peut-être en passant des plats sur une table de gourmets apostoliques, ou en époussetant les stalles d'un chapitre de théologiens réguliers. Il était loin de l'instruction du bon curé, mais il pouvait paraître, à l'occasion, beaucoup plus fort en ergotage métaphysique. Le curé était à la fois émerveillé et scandalisé de ce mélange de subtilité et d'ignorance, et le bohémien, plus habile en ceci que le Médecin malgré lui de Molière, vu qu'il avait affaire à plus forte partie, réussissait à l'éblouir en éludant les questions positives et en l'accablant de demandes pédantesquement oiseuses; si bien que le bourru se demandait de bonne foi si c'était un rude hérétique armé de toutes pièces, ou un ignorant facétieux qui riait de lui dans sa barbe.

De temps en temps quelques phrases de leur dispute arrivaient aux oreilles de leurs compagnons. «Ceci est une hérésie, une hérésie condamnée! s'écriait le curé, qui ne faisait plus attention aux cahots et aux difficultés de la route.—Je le sais, monsieur l'abbé, reprenait Teverino, et il s'agit de la réfuter. Comment vous y prendrez-vous? Je gage que vous ne le savez pas?—J'invoquerais la grâce, Monsieur, rien que la grâce!—Ce ne serait que tourner la difficulté. Un savant théologien dédaigne les moyens échappatoires!—Une échappatoire, Monsieur! vous appelez cela une échappatoire!—En ce cas-là, oui, monsieur l'abbé; car vous avez pour vous le concile de Trente, et vous ne vous en doutez point!—Le concile de Trente n'a rien interprété là-dessus, Monsieur! Vous allez m'interpréter quelque décret tiré par les cheveux; c'est votre habitude, je le vois bien!»

—Notre bourru me paraît hors de lui, dit Sabina à Léonce; votre ami est-il réellement savant? Je regrette de ne pas les entendre d'un bout à l'autre.

—Le marquis sait un peu de tout, répondit Léonce.

—Seulement un peu? Je le croirais, à son assurance. Beaucoup d'Italiens sont ainsi, c'est le caractère méridional.

—Ce caractère a ses charmes et ses travers; les uns si puérils qu'on est forcé de s'en moquer, les autres si puissants qu'on est forcé de s'y soumettre.

—Mon cher Léonce, dit Sabina, qui comprit l'épigramme effacée sous l'intonation mélancolique de son ami, apercevoir, c'est tout au plus remarquer; ce n'est, à coup sûr, pas se soumettre. Permettez-moi de vous parler de votre ami comme d'un étranger, et de vous dire que c'est la statue d'argile aux veines d'or.

—C'est possible, reprit-il; mais l'or est chose si précieuse et si tentante qu'on le cherche parfois même dans la fange.

—Voilà un mot qui fait frémir.

—Prenez que j'ai dit argile, emblème de fragilité; seulement n'en faites aucune application au caractère du marquis. Étudiez-le vous-même, Sabina; c'est le plus remarquable sujet d'observations que je puisse vous offrir, et je ne l'ai pas fait sans dessein. Seulement, ne vous laissez pas éblouir si vous voulez voir clair. Je vous avoue que moi-même, ayant perdu de vue cet ami, depuis longtemps, et sachant combien sont mobiles ces puissantes organisations, je ne le connais pour ainsi dire plus. J'ai besoin de l'examiner de nouveau, et je ne puis vous répondre de lui que jusqu'à un certain point. Soyez avertie, et tenez-vous sur vos gardes.

—Que signifie cette dernière parole? Me croyez-vous en danger d'enthousiasme?

—Vous savez bien vous-même que vous venez de courir ce danger-là, jusqu'à vouloir traverser le torrent au péril de vos jours, pour lui prouver votre confiance et votre soumission.

—Ne vous servez pas de mots impropres et offensants. On dirait que vous en avez eu du dépit?

—N'avez-vous point vu que c'était de la colère?

—Vous parlez comme un jaloux, en vérité!

—L'amitié a ses jalousies comme l'amour. C'est vous qui l'avez dit ce matin.

—Eh bien, soit; cela orne et anime l'amitié, dit Sabina avec un irrésistible mouvement de coquetterie.

Elle était effrayée d'avoir failli aimer Teverino, et elle s'efforçait de se créer un préservatif en stimulant l'affection problématique de Léonce. Elle n'y réussit que trop. Il prit sa main et l'échauffa dans les siennes, jusqu'à ce qu'elle la retirât brûlante. Madeleine paraissait assoupie; pourtant elle s'éveilla à ce mouvement, et lady G... se sentit confuse du regard étonné de l'oiselière. Elle lui fit une caresse pour écarter toute hostilité de la pensée de cette enfant; mais ce ne fut pas de bien bon coeur, et il lui sembla que Madeleine souriait avec plus de malice qu'on ne l'en eût crue capable.

—Têtebleu! où sommes-nous? s'écria tout d'un coup le curé en regardant autour de lui.

—Nous en sommes à saint Jérôme, répliqua Teverino.

—Il ne s'agit plus de saint Jérôme, Monsieur, mais du chemin que vous nous faites prendre; quelle est cette vallée? où va cette route? où diable nous avez-vous conduits, enfin?

On était parvenu au sommet d'une montée longue et pénible, et, en tournant le rocher, où depuis une heure on marchait encaissé, on voyait une vallée immense se déployer sous les pieds à une profondeur étourdissante. Du plateau où se trouvaient nos voyageurs, de gigantesques rochers couronnés de neige se dressaient encore vers le ciel; la nature était aride, bizarre, effroyablement romantique; mais devant eux, la route, redevenue une rampe rapide, s'enfonçait en mille détours pittoresques vers les plans abaissés d'une contrée fertile, riante et richement colorée. Quoi de plus beau qu'un pareil spectacle au coucher du soleil, lorsqu'à travers le cadre anguleux de la nature alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs verdoyants des collines intermédiaires, que les feux de l'occident font resplendir, ces abîmes de verdure déroulés dans l'espace, les fleuves et les lacs embrasés, semés dans ce vaste tableau comme des miroirs ardents, et, au delà encore, les zones bleuâtres qui se mêlent sans se confondre, les horizons violets et le ciel sublime de lumière et de transparence! Sabina fit un cri d'admiration:—Ah! Léonce! dit-elle en lui reprenant la main, que je vous remercie de m'avoir conduite ici! que Dieu soit loué de cette journée!

—Et moi aussi, je vous remercie bien, dit le curé avec désespoir; nous ne risquons rien de nous recommander à Dieu, car de souper et de gîte il n'en faut plus parler. Nous voici à plus de dix lieues de chez nous, et nous marchons vers Venise ou vers Milan en droite ligne, au lieu de chercher notre étoile polaire et le coq de notre clocher.

—Au lieu de blasphémer ainsi, dit Teverino, vous devriez être à genoux, curé, et bénir l'Éternel, créateur et conservateur de si grandes choses! Me voilà tout à fait mécontent de votre foi, et si je ne vous aimais, je vous dénoncerais de suite à mon oncle le saint-père. Est-ce ainsi, abbé sans cervelle et sans principes, que vous devriez saluer la terre d'Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle!

—C'est donc l'Italie? s'écria Sabina en s'élançant sur le chemin; ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari me permettait à peine de voir en peinture! Eh quoi! marquis, vous nous avez fait entrer en Italie!

O cara patria! chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix le noble récitatif de Tancredi: «Terra degli avi miei, ti bacio!»

—Fermez vos oreilles, dit Léonce: voici une nouvelle séduction contre laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

—Ah! c'est la voix de l'Italie! Peu m'importe de quelle bouche elle s'exhale! Il me semble que c'est la terre et le ciel qui chantent ce cantique d'amour et le font pénétrer dans mon coeur. L'Italie! ô mon Dieu! je pourrai donc dire que j'ai au moins salué les horizons de l'Italie! C'est à votre ingénieux vouloir, c'est à l'audace de notre guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l'un et à l'autre, et se mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières, au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en habit d'un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches blanches comme la neige des cimes.

—Gardien de l'Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de l'Éden, et laisse-nous passer de la terre au ciel! Saint Pierre en personne a signé nos passe-ports.

Le douanier regarda d'un air de surprise et de doute la figure du vagabond que, huit jours auparavant, il avait laissé passer après mille formalités, quoique sa feuille de route fût en règle. Mais Teverino vit bien, en cette rencontre, qu'une bonne mine et de beaux habits sont les meilleures lettres de créance; car, à peine Léonce eut-il exhibé ses papiers et répondu de toutes les personnes qui se trouvaient avec lui, que le vagabond put passer son chemin la tête haute.

La voiture fut arrêtée un instant et visitée pour la forme. Une pièce d'or, négligemment jetée dans la poussière par Léonce, au pied du douanier, aplanit toutes les difficultés.

—Et maintenant, dit Sabina en courant toujours on avant avec Léonce et le marquis, c'est bien vraiment et sans métaphore la terre d'Italie que je foule; ce sont bien ses parfums que je respire et son ciel qui m'éclaire!

—Arrêtez-vous ici, Signera, dit Madeleine en la saisissant par sa robe; j'ai promis de vous faire voir au coucher du soleil quelque chose de merveilleux, et M. le curé ne se coucherait pas content ce soir si je ne lui tenais parole.

—Pourvu que je couche quelque part, je me tiendrai pour trop heureux! répondit le curé essoufflé de la course qu'il venait de faire pour suivre Sabina.

Et, la voyant s'asseoir sur les bords du chemin, résolue à admirer les talents de l'oiselière, il se laissa tomber sur le gazon, en se faisant un éventail de son large chapeau. Il n'y avait plus de forces en lui pour la résistance ou la plainte.

—Voici l'heure! dit l'oiselière en s'élançant sur les rochers qui marquaient le point culminant de cette crête alpestre; et, avec l'agilité d'un chat, elle grimpa de plateau en plateau, jusqu'au dernier, où, dessinant sa silhouette déliée sur le ton chaud du ciel, elle commença à faire flotter son drapeau rouge. En même temps, elle faisait signe aux spectateurs de regarder le ciel au-dessus d'elle, et elle traçait comme un cercle magique avec ses bras élevés, cour marquer la région où elle voyait tournoyer les aigles.

Mais Sabina regardait en vain; ces oiseaux étaient perdus dans une telle immensité que la vue phénoménale de l'oiselière pouvait seule pressentir ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs, d'abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu ils parurent les traverser; leur nombre augmenta, et en même temps l'intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient en se resserrant, et quand ils furent réunis en groupe compacte, perpendiculairement sur la tête de l'oiselière, ils se laissèrent balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et paralysés par une invincible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tête, cachant ses mains dans son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s'affaissa comme un cadavre sur le rocher, et à l'instant même cette nuée d'oiseaux carnassiers fondit sur elle comme pour la dévorer.

—Ce jeu-là est plus dangereux qu'on ne pense, dit Teverino en prenant le fusil de Léonce dans la voiture et en s'élançant sur le rocher; peut-être que la petite ne voit pas à combien d'ennemis elle a affaire.

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son manteau. Les aigles s'écartèrent; mais prenant ce mouvement passager pour les convulsions de l'agonie, ils se tinrent à portée, remplissant l'air de leurs clameurs sinistres, et dès que l'oiselière fut recouchée, ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à plusieurs reprises, après quoi elle se découvrit la tête, étendit les bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Teverino éleva le canon de son fusil, afin d'arrêter ces bêtes sanguinaires au passage, s'il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre, et après avoir tenu l'ennemi en respect par le feu de son regard, elle quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont elle s'était munie sans rien dire, et qu'elle avait enveloppé dans un chiffon. Pendant qu'elle descendait, les aigles se précipitèrent sur cette proie et se la disputèrent avec des cris furieux.—Voyez, dit Madeleine en rejoignant les spectateurs, comme ils se mettent en colère contre mon mouchoir que j'ai oublié là-haut! comme ils font les insolents, maintenant que je ne m'occupe plus d'eux! Allons, laissons-les chanter victoire; ce sont des animaux lâches et méchants qui obéissent et qui n'aiment pas. Je suis sûre que mes pauvres petits oiseaux, quoique bien loin, les entendent, et qu'ils se meurent de peur. Si je leur faisais souvent de pareilles infidélités, je crois qu'ils m'abandonneraient.

—Mais je ne pense pas que tes oiseaux t'aient suivie jusqu'ici? lui demanda Léonce.

—Non, répondit-elle; ils m'auraient suivie si je l'avais voulu; mais je savais qu'ils seraient de trop ici, et je les ai envoyés coucher dans un bois que nous avons laissé sur l'autre bord du torrent.

—Et où les retrouveras-tu demain?

—Cela ne me regarde pas, répondit-elle fièrement; c'est à eux de me retrouver où il me plaira d'être. Ils voient de loin et de haut, et pendant que je fais une lieue ils peuvent en faire vingt.

—Si nous en faisions seulement deux ou trois pour trouver un abri, objecta le curé, qui n'avait pris aucun intérêt à la scène des aigles, nous pourrions remercier la Providence.

—Qu'à cela ne tienne, l'abbé, dit Teverino; je vous réponds d'un bon souper, d'un bon feu pour sécher l'humidité du soir qui commence à pénétrer, et d'un bon lit bassiné pour vous remettre de vos fatigues; à moins pourtant que vous ne vous obstiniez à retourner coucher à Sainte-Apollinaire, auquel cas, milady daignant vous accorder votre liberté, vous pourriez vous en aller à pied et arriver chez vous avec le retour du soleil!

—Bien obligé d'une pareille liberté! dit le curé; puisque je suis tombé dans vos mains, il ne faut pas que j'espère m'en tirer, et si vous vous faites fort de nous héberger supportablement cette nuit, je tâcherai d'oublier les transes de ma pauvre Barbe, et l'étonnement de mes paroissiens quand la messe de demain ne sonnera point à leurs oreilles!

—Ce n'est pas demain dimanche, et votre infraction est involontaire, dit Teverino. Allons, repartons, et que Dieu nous conduise!

—Eh bien! et moi? dit Sabina effrayée à Léonce. Et mon mari, qui est probablement réveillé à l'heure qu'il est, et qui sans doute fait sa toilette pour venir déjeuner, c'est-à-dire souper dans mon appartement?

—Parlez plus bas, Madame, de peur que le curé ne vous entende, car c'est le seul parmi nous qu'une pareille situation pourrait scandaliser...

—Quoi! nous allons passer la nuit dehors? ce sera la fable du pays.

—Non, soyez certaine du contraire. La compagnie du curé couvre tout, et rien de plus naturel que de s'égarer dans les montagnes, d'y être surpris par la nuit, et de ne rentrer chez soi que le lendemain. Le curé fera assez grand bruit d'une aussi terrible journée, pour que personne ne puisse révoquer en doute sa présence au milieu de nous.

—Mais si votre marquis, dont vous ne répondez pas, est un fat, il publiera des choses impertinentes sur mon compte.

—Je vous réponds du moins de le faire taire, s'il en est ainsi. Allons, Sabina, allez-vous donc vous replonger dans de tristes réalités? Qu'avez-vous fait de cet enthousiasme que le sol brûlant de l'Italie vous communiquait tout à l'heure? La poésie meurt au souvenir des convenances mondaines, et si vous manquez de foi, ma puissance sur le milieu que nous traversons va m'abandonner aussi.

—Eh bien! Léonce, vogue la galère!

—L'air fraîchit, permettez-moi de vous envelopper de mon manteau, dit Léonce.

—Gardons-en un coin pour cette petite qui est à peine vêtue, dit-elle en cherchant Madeleine à ses côtés.

—Oh! merci, Seigneurie, je n'ai pas froid, dit l'oiselière qui s'était glissée avec Teverino sur le siège.

—Je crains que le curé n'ait eu raison, reprit Sabina en anglais, et que ce ne soit une petite dévergondée. La voilà folle de votre Italien.

—Eh bien! que vous importe? dit Léonce.

Teverino poussa rapidement les chevaux à la descente, et sans la vigueur de ces généreux animaux, qui, tout couverts d'écume et de sueur, bondissaient encore d'impatience, ils eussent pu se laisser entraîner sur cette pente d'une lieue de long, en zigzag, partout bordée d'effroyables abîmes. Madeleine n'y songeait pas; et la nuit déroba bientôt au curé la vue d'une situation qui lui eût donné le vertige.

—Voyez, Signora! cria enfin le marquis en indiquant des lumières dans le fond ténébreux du paysage: voici la ville, une ville d'Italie!




IX.

PRÈS DE L'ABÎME.

—Ne me dites pas le nom de cette ville, s'écria Sabina, je l'apprendrai assez tôt. Il me suffit de savoir que c'est une ville d'Italie pour que mon imagination en fasse une merveille. Voyez, cher curé, si cela ne ressemble pas à un palais enchanté!

—Je ne vois, Madame, en vérité, que des chandelles qui luisent.

—Vous n'êtes guère poète! Quoi! il ne vous semble pas que ces lumières sont plus brillantes que d'autres lumières, que leur mystérieux rayonnement dans cette ténébreuse profondeur nous promet quelque surprise inouïe, quelque aventure nouvelle?

—Voici bien assez d'aventures comme cela pour aujourd'hui, dit le curé; et je n'en demande pas davantage.

C'était une modeste petite ville de la frontière, dont nous ne dirons pas le nom au lecteur, de crainte de la dépoétiser à ses yeux, s'il l'a, par hasard, traversée dans un jour de pluie et de mauvaise humeur; mais quelle qu'elle soit, Sabina fut frappée de son caractère italien, et sa belle position en amphithéâtre au revers des montagnes, dans une région abritée du vent du nord, chauffée par les rayons du midi, et incessamment lavée par les eaux courantes, lui donnait un aspect de propreté, de bonheur et un entourage de riche végétation. La lune, en se levant, montra des murailles blanches, des terrasses couronnées de pampres, des escaliers ornés de vases de pierre où l'aloès étalait ses arêtes pittoresques, de petits clochers au toit arrondi et une foule de boutiques remplies d'herbages et de fruits magnifiques éclairés par des lanternes en papier de couleur, qui en faisaient ressortir les riches nuances et les contours transparents. Les rues étaient bordées d'arcades grossières sous lesquelles circulaient des passants de bonne humeur, braves gens pour qui chaque beau soir d'été est une heure de fête, et qui saluaient de rires et de cris joyeux l'arrivée d'une voiture opulente. Une bande d'enfants demi-nus et de jeunes filles curieuses, la chevelure ornée de fleurs naturelles, suivit l'équipage et assista au débarquement des voyageurs, devant l'hôtel del Leon-Bianco, sur la place du Marché-Neuf.

L'auberge était confortable, et la vue d'un rôti copieux qui tournait au milieu des flammes, commença à éclaircir le front du curé. Tandis qu'on préparait les meilleures chambres, nos voyageurs virent se dresser la table dans une salle basse, peinte à fresque, avec ce goût d'ornementation et cette charmante harmonie de couleurs qu'on retrouve dans les plus misérables demeures de l'Italie septentrionale. Le curé n'oubliait pas ses truites et ses champignons. Ç'avait été pour lui jusque-là une fiche de consolation, et il n'avait cessé de répéter qu'avec ce commencement de chère et de festin, pourvu qu'on trouvât du feu, il n'y avait rien de désespéré. Teverino prit le tablier et le bonnet blanc d'un marmiton et se mit facétieusement à l'oeuvre avec l'abbé, dans la cuisine, prétendant avoir des secrets merveilleux dans cet art. Madeleine aida la négresse à préparer la chambre, de lady G... pendant que cette dernière, penchée au balcon de la salle avec Léonce, prenait plaisir à voir chanter et danser les enfants sur la place.

Quand les flambeaux furent allumés et la table couverte de mets simples et excellents, les convives se réunirent, et Léonce alla chercher l'oiselière pour faire plaisir, disait-il, au marquis; mais Sabina ne parut pas charmée de cette persistance dans les douceurs de l'égalité. L'hôte se récria:

—Quoi, dit-il en servant le potage sur la table, la fille aux oiseaux dans la compagnie de Vos Seigneuries illustrissimes? Oh! je la connais bien, et plus d'une fois je l'ai fait dîner gratis, à cause des jolis tours qu'elle sait faire. Mais est-ce que tu nous amènes toutes tes bestioles, Madeleine? Je t'avertis que s'il leur faut à chacune un couvert et un lit, je n'ai pas assez d'argenterie et d'oreillers dans ma maison pour tant de monde. Allons, ma fille, va-t'en manger à la cuisine avec les gens de Leurs Altesses: sans plaisanterie, je te trouverai bien un petit coin dans le grenier à paille pour te faire dormir.

—Dans le grenier à paille, avec les muletiers et les palefreniers sans doute? dit le curé. Si c'est là la vie que vous menez, Madeleine, je n'ai pas tort de dire que votre vagabondage vous mènera loin.

—Bah! bah! c'est un petit enfant, seigneur abbé, reprit l'hôte, et personne encore n'y fait attention.

—Monsieur l'hôte, dit Sabina, je vous prie de faire mettre un lit dans la chambre de ma négresse; Madeleine couchera auprès d'elle. Je me suis fait suivre de cette enfant qui nous a divertis de ses talents, et je réponds de sa sécurité.

—Du moment que Votre Altesse daigne s'y intéresser, reprit l'hôte, tout sera fait ainsi qu'elle le commande. Nous l'aimons tous, cette petite: elle est magicienne aux trois quarts! Dois-je donc lui mettre son couvert à cette table?

—Eh bien! oui, répondit lady G..., curieuse de voir en face et aux lumières, quels progrès avait fait l'intimité de l'oiselière et du marquis. Mais elle fut trompée dans son attente: ces deux personnages semblaient être redevenus étrangers l'un à l'autre. Madeleine était chastement familière avec Léonce et respectueusement calme auprès de Teverino. Ce dernier, qui faisait les honneurs de la table avec une aisance merveilleuse, s'occupait d'elle avec une sorte de bonté paternelle et protectrice, qui faisait ressortir la bienveillance de son caractère sans rien ôter aux convenances de son rôle. Sabina pensa bientôt qu'elle s'était trompée, et le curé lui-même n'eut rien à reprendre aux manières du beau marquis. Il fut plutôt porté à s'effaroucher un peu de l'affection que Léonce témoignait à cette petite sotte, qui riait avec lui et paraissait le charmer par ses naïvetés enjouées. Mais l'appétit du bourru était si terrible et les délices de la réfection si puissantes, qu'au moment où il eût pu redevenir clairvoyant et grondeur, Madeleine avait quitté la table et s'était assoupie, avec l'insouciance de son âge, sur le grand sofa qui, dans toutes les auberges de cette contrée, décore la salle des voyageurs. De temps en temps, Léonce, placé non loin de ce sofa, se retournait et la contemplait, admirant ce repos de l'innocence, cette pose facile, et cette expression angélique, qui n'appartiennent qu'au jeune âge.

On était au dessert, et le marquis, exclusivement occupé de lady G..., parlait sur toutes choses avec un esprit supérieur; du moins c'était un genre de supériorité que les femmes peuvent apprécier: plus d'imagination que de science, une originalité poétique, une sensibilité exaltée. Sabina retomba peu à peu sous le charme de sa parole et de son regard. Le curé remplissait l'office de contradicteur, comme s'il eût eu à coeur de faire briller l'éloquence du jeune homme, et de lui fournir des armes contre la froideur dogmatique et les préjugés étroits du monde officiel. Léonce, voyant avec humeur l'animation de son amie, prit son album, l'ouvrit, et se mit à esquisser la figure de l'oiselière, sans se mêler à la conversation. Toute femme du monde est née jalouse, et Sabina avait été si justement adulée pour sa beauté incomparable et son brillant esprit, que l'attention accordée à toute autre créature de son sexe, en sa présence, devait infailliblement lui sembler une sorte d'outrage. Habile à dissimuler ses mouvements intérieurs, elle ne les exprimait que sous forme de plaisanterie; mais ils produisaient en elle un besoin de vengeance immédiate, et la vengeance de la coquetterie, en pareil cas, c'est de chercher ailleurs des hommages, et d'en prendre un plaisir proportionné à l'affront. Elle s'abandonna donc tout à coup aux séductions de Teverino, et ne put s'empêcher de le faire sentir à Léonce, oublieuse de la honte qu'elle avait éprouvée alors que Teverino semblait occupé de Madeleine.

Léonce, qui comprenait parfaitement ce jeu cruel, et qui avait par instants la faiblesse d'en être atteint, voulut avoir la force de le mépriser; mais en se servant des mêmes armes, il s'exposa fort à être vaincu. Il affecta une si grande admiration pour son modèle et une attention si fervente à son travail, qu'il paraissait sourd et aveugle à tout le reste.

—Léonce, lui dit Sabina en se penchant sur son ouvrage, je suis sûre que vous nous faites un chef-d'oeuvre, car jamais vous n'avez eu l'air si inspiré.

—Jamais je n'ai vu rien de plus charmant que cette dormeuse de quatorze ans, répondit-il; le bel âge! quel moelleux dans les mouvements! quel sérénité dans l'immobilité des traits! Admirez, vous autres qui êtes artistes aussi par le sentiment et l'intelligence, et convenez qu'aucune beauté de convention, aucune femme du monde ne pourrait se montrer aussi suave et aussi pure dans le sommeil.

—Je suis complètement de votre avis, répondit Sabina d'un ton de désintéressement admirable, et je gage que c'est aussi l'avis du marquis.

—Aucune? A Dieu ne plaise que je m'associe à un pareil blasphème! répondit Teverino. La beauté est ce qu'elle est, et quand on se perd dans les comparaisons, on fait de la critique, c'est-à-dire qu'on jette de la glace sur des impressions brûlantes. C'est la maladie des artistes de notre temps; ils se vouent à certains types, et prétendent assigner à la beauté des limites forgées dans leur pauvre cervelle; ils ne trouvent plus le beau par instinct, et rien ne se révèle à eux qu'à travers leur théorie arbitraire. Celui-ci veut la beauté puissante et fleurie à l'instar de Rubens; cet autre la veut maigre et fluette comme les fantômes des ballades allemandes; un troisième la voudra tortillée et masculine comme Albert Durer; un quatrième raide et froide comme les maîtres primitifs. Et pourtant tous ces anciens maîtres, toutes ces nobles écoles ont suivi un instinct généreux ou naïf; c'est pourquoi leurs oeuvres sont originales et plaisent sans se ressembler. Le véritable artiste est celui qui a le sentiment de la vie, qui jouit de toutes choses, qui obéit à l'inspiration sans la raisonner, et qui aime tout ce qui est beau sans faire de catégories. Que lui importe le nom, la parure et les habitudes de la beauté qui le frappe? Le sceau divin peut lui apparaître dans un cadre abject, et la fleur de l'innocence rustique résider quelquefois sur le front d'une reine de la terre. C'est à lui, créateur, de faire de celle qui le charme une bergère ou une impératrice, selon les dispositions de son âme et les besoins de son coeur. Vous êtes assez grand artiste, Léonce, pour faire de cette montagnarde blonde une Sainte Elisabeth de Hongrie, et moi (Ed io anche son pittore! puisque je sens, puisque je pense, puisque j'aime), je puis voir la Béatrix du Dante sous la brune chevelure de milady.

—Il me semble, Léonce, dit Sabina flattée de ce dernier trait, que le marquis est tout à fait dans vos idées sur l'art, et que vous ne différez que par l'expression. Mais quel est donc ce joli dessin qui sort de votre album? Permettez-moi de le regarder.

—Pardon, Madame, c'est une étude sur le nu, je vous en avertis. Cependant, si vous vous voulez le voir, mon Faune est assez vêtu de feuillage pour ne pas forcer M. le curé à vous l'ôter des mains, et il a dans son église des saints beaucoup moins austères.

—Cette ébauche est superbe! dit Sabina, en regardant le croquis que Léonce avait fait au bord du lac, d'après Teverino. Voilà une charmante fantaisie, une noble attitude et un ravissant paysage!

—Moi, dit le curé, je trouve que cette figure-là ressemble comme deux gouttes d'eau à M. le marquis. Si on l'habillait comme le voilà, on croirait que vous avez voulu faire son portrait; mais, après tout, l'habit ne fait pas le moine, et je vois bien que vous avez mis là sa tête avec ou sans intention.

—Sa belle figure est si bien gravée dans mon souvenir, dit Léonce en jetant un regard significatif à son marquis, que très-souvent elle vient naturellement se placer au bout de mon crayon quand je cherche la perfection.

—Et vous l'avez mis dans un paysage de notre canton, ajouta le curé. Voilà nos petits lacs et nos grandes montagnes, nos sapins et nos rochers; c'est rendu au naturel. Voyez donc, monsieur le marquis!

—La pose est bonne, dit tranquillement Teverino, et la composition jolie, mais le dessin est faible: ce n'est pas ce que notre ami a fait de mieux.

—Moi, je trouve cela très-bien, dit Sabina, qui ne pouvait détacher ses yeux de cette figure.

—Eh bien, je vous en fais hommage, dit Léonce avec ironie; si vous ne trouvez pas cet essai indigne de votre album, il vous rappellera du moins une heureuse journée et de vives émotions.

—J'aime mieux que vous me donniez le dessin que vous faites dans ce moment-ci, répondit lady G..., effrayée du ton de Léonce. Il me semble que vous y mettez plus d'impegno e d'amore.

—Non, non, ceci je ne le donne pas, reprit Léonce en serrant son croquis de Madeleine dans son album et en repoussant l'autre sur la table.

—Il fait un temps superbe, dit le marquis en s'approchant de la fenêtre d'un air dégagé. La lune éclaire comme l'aurore. Si nous allions voir la ville? Demain tout sera moins beau et aura perdu son prestige.

—Allons, dit Sabina en se levant.

—Moi, je vous demanderai la permission d'aller voir mon lit, dit le curé; je suis rompu de fatigue.

—Quoi! pour avoir fait sept ou huit lieues dans une bonne voiture bien suspendue? reprit Sabina.

—Non, mais pour avoir eu chaud, et puis faim, et puis froid, et puis faim encore, enfin pour n'avoir pas mangé à mes heures. D'ailleurs, il en est neuf, et je ne vois rien que de naturel dans mon envie de dormir; pourvu que ma pauvre gouvernante ne passe pas la nuit à veiller pour m'attendre!

Felicissima notte, l'abbé, dit Teverino. Vous venez, Léonce?

—Pas encore, répondit-il, je veux faire un autre croquis de cette dormeuse.

—Il faut que la dormeuse aille dormir ailleurs, dit le curé d'un ton sévère. Ne va-t-elle pas traîner toute la nuit comme un objet perdu sur ce canapé? Allons, Sans-Souci, réveillez-vous! Et il éventa de son grand chapeau la figure de Madeleine, qui fit le mouvement de chasser un oiseau importun, et se rendormit de plus belle.

—Laissez-la donc, curé, vous êtes impitoyable! dit Léonce, en faisant mine de s'asseoir auprès de l'oiselière.

—Cette fille, observa Sabina, ne peut pas rester ainsi endormie sous l'oeil de tout le monde.

—Pardon, cher Léonce, s'écria Teverino en s'approchant; mais il faut obéir aux intentions de milady et de M. l'abbé.

Et prenant la jeune fille dans ses bras, comme un petit enfant, il passa dans une pièce voisine, où il avait vu la négresse se retirer pour préparer son lit.

—Tenez, reine du Tartare, voici un objet qu'on vous confie et que votre noble maîtresse, la blanche Phoebé, vous ordonne de garder comme la prunelle de vos yeux.

Il déposa Madeleine sur le lit, et dit tout bas à la négresse, en se retirant:—Enfermez-vous, c'est l'ordre de milady.

Léonce affecta une grande indifférence à ce qui se passait autour de lui, et il suivit nonchalamment Sabina, qui, après avoir vainement attendu qu'il lui offrît son bras, accepta celui du marquis.

Ce dernier paraissait connaître la ville, bien qu'il n'y fût connu de personne, pas même de l'hôte del Leon-Bianco. Il conduisit Sabina prendre des glaces dans un café qui touchait aux vieilles murailles; car c'était une petite place anciennement fortifiée et qui portait encore la trace des boulets de la France républicaine. Il fit servir en plein air, sur une plate-forme, d'où l'on dominait les fossés et un pêle-mêle d'antiques constructions massives, rongées de lierre et de mousse. A quelque distance se dressait une tour en ruines, dont la lune argentait la silhouette élancée, et qui servait de repoussoir au vaste paysage perdu dans une vague blancheur. Le ciel était magnifique. Léonce s'éloigna et se mit à errer dans les décombres, plongé, en apparence, dans la contemplation d'une si belle nuit et d'un si beau lieu.

—Je crois bien, dit Teverino en essayant la force de ses doigts sur un débris de ciment qu'il ramassa sous ses pieds, que cette construction est d'origine romaine.

—Je n'en veux rien savoir, répondît Sabina; j'aime mieux n'en pas douter, et rêver ici un passé grandiose, que de faire des observations archéologiques. On ne jouit de rien quand on veut s'assurer de quelque chose.

—Eh bien, vous êtes dans la vraie poésie, admirable Française! s'écria Teverino en s'asseyant vis-à-vis d'elle, et je veux me perdre avec vous dans ce paradis de l'intelligence où le divin Alighieri fut introduit par la divine Béatrix. Quand cette comparaison m'est venue tantôt sur les lèvres, je ne me rendais pas compte de la justesse de mon inspiration. Oui, vous avez la lumière de l'esprit jointe à l'idéale beauté, et jamais je n'ai rencontré de femme aussi extraordinaire que vous. C'est la première fois que je quitte l'Italie, et je n'y avais pas connu de Française essentiellement différente de nos femmes, comme vous l'êtes. La femme du Midi a bien des instincts de poète ou d'artiste, mais dans le caractère plus que dans l'intelligence; et d'ailleurs, son éducation bornée, sa vie lascive et paresseuse ne lui permettent pas de se rendre compte de ses émotions comme vous savez le faire, vous, Madame! Et comme vous exprimez vos pensées, même dans notre langue, à laquelle vous donnez une forme étrange, toujours noble, et saisissante! Oui, vos sentiments sont des idées, et il me semble, en causant avec vous, que je vous suis dans une région inconnue aux autres êtres. Vous jugez toutes choses, rien ne vous est étranger, et votre science ne vous empêche pas de vous émouvoir et de vous passionner comme ces pauvres créatures qui aiment et admirent sans discernement. Votre imagination est encore aussi riche que si vous n'aviez pas la connaissance de tous les secrets de l'humanité, et, au delà de votre sagesse étonnante, l'idéal vous transporte toujours vers l'infini! En vérité, mon cerveau s'enflamme au foyer du vôtre, et il me semble que je m'élève au-dessus de moi-même en vous écoutant!

C'est par un tel flux de phrases élogieuses que Teverino versa le poison de la flatterie dans l'âme de la fière lady. Il y avait loin de cette admiration sans bornes et manifestée avec cet entrain italien qui ressemble tant à l'émotion, à la philosophique taquinerie de Léonce. Ce qui lui prêtait un charme irrésistible, c'est que Teverino était à peu près convaincu de ce qu'il disait. Il n'avait guère rencontré de femmes cultivées à ce point, et cette nouveauté avait pour son esprit de recherche avide et d'observation incessante un attrait véritable. Il voulait mettre cette supériorité féminine à l'aise, afin de la voir se manifester dans tout son éclat, et, sachant fort bien que de tels dons sont unis à un grand orgueil, il le caressait par d'ingénieuses adulations. Il était bien difficile, pour ne pas dire impossible,-que lady G... distinguât cette passion de connaître de la passion d'aimer. Elle n'avait jamais trouvé d'homme aussi blasé et aussi naïf en même temps que Teverino; Léonce était beaucoup moins avide d'esprit et beaucoup moins tranquille de coeur auprès d'elle. Elle ne vit donc que la moitié du caractère de cet Italien, véritable dilettante de jouissance intellectuelle, qui, sans compromettre le calme de son propre coeur, attaquait vivement le sien pour l'observer comme un type nouveau dans sa vie.

Elle parla longtemps avec lui, et de quoi, entre un beau jeune homme et une belle jeune femme, si ce n'est d'amour? Il n'est point de théorie plus inépuisable dans un tête-à-tête de ce genre, au clair de la lune. La femme se plaint de la vie, pleure des illusions, trace l'idéal de l'amour, et fait pressentir des transports qu'elle voile sous un transparent mystère de défiance et de pudeur. L'homme s'exalte, renie les préjugés, et condamne les crimes de ses semblables. Il veut justifier et réhabiliter le sexe masculin dans sa personne. Par mille adroites insinuations, il s'offre pour expier et réparer le péché originel, tandis que, par mille détours plus adroits encore, on élude son hommage et on le ramène à une nouvelle ferveur. Ceci est le résumé banal de tout entretien de cette nature entre gens civilisés. C'est le résumé de ce qui s'était passé, avec plus d'art encore et de dissimulation, entre Sabina et Léonce, le matin même. Mais avec Teverino Sabina eut moins d'effroi et plus de douceur. Au lieu de reproches et d'inculpations agitées, elle n'eut que le tranquille parfum de l'encens à respirer. Aussi courut-elle un danger beaucoup plus grand, celui de donner de la tendresse à qui ne lui demandait que de l'imagination.

Comme l'aventurier, au fort de ses dithyrambes, parlait haut dans la nuit sonore, Sabina fut un peu effrayée de voir reparaître Léonce au bas du rempart.

—Voici Léonce! dit-elle pour réprimer sa faconde.

—Il est bien soucieux et rêveur, ce soir, le pauvre Léonce! dit Teverino en baissant la voix.

—Je ne l'ai jamais vu si maussade, reprit-elle; on dirait qu'il s'ennuie avec nous.

—Non, Madame; il est amoureux et jaloux.

—De l'oiselière, sans doute? dit-elle d'un ton dédaigneux.

—Non, de vous; vous le savez bien.

—Vous vous trompez, marquis. Il y a quinze ans que nous nous connaissons, et il n'a jamais songé à me faire la cour.

—Eh bien, Madame, je vous jure qu'il y pense sérieusement aujourd'hui.

—Ne faites pas cette plaisanterie, elle me blesse.

—N'est-il pas un galant homme, un grand artiste, un aimable et beau garçon? Son amour vous était dû, et vous ne pouvez pas en être offensée.

—J'en serais mortellement peinée, car je ne pourrais le partager.

—Cela est effrayant, Madame. En ce cas, je vois bien que nul homme ne sera aimé de vous; car nul homme ne peut se flatter d'égaler Léonce.

—Vous vous trompez, marquis; il a toutes sortes de perfections dont je le tiendrais quitte, s'il ne lui manquait une toute petite qualité, qu'on peut espérer de trouver ailleurs.

—Laquelle?

—La faculté d'aimer naïvement, sans orgueil et sans défiance.

En disant ces paroles, elle s'était levée pour aller à la rencontre de Léonce, et, à la manière dont elle s'appuya avec abandon sur le bras de Teverino, celui-ci se dit: «Vaincre ce grand courage n'est pas si difficile que je croyais.»

Sabina s'était imaginé parler bien bas; mais, comme elle venait de descendre les degrés qui conduisaient dans l'amphithéâtre verdoyant des anciens fossés, elle ne se rendit pas compte de la sonorité de ce lieu, et elle ne se douta point que Léonce eût tout entendu. Il fut tellement blessé et affecté de ses dernières paroles, qu'il eut la force de dissimuler et de reprendre le calme de son rôle. Il y réussit au point de faire croire à Teverino lui-même qu'il s'était trompé, et à lady G... qu'elle avait raison de lui attribuer une grande froideur. Il leur proposa de monter au sommet de la tour démantelée, leur promettant, sur ce point culminant, une vue magnifique et un air encore plus pur que celui des remparts. Ils firent donc cette tentative. Léonce passa le premier pour leur frayer le chemin qu'il venait d'explorer seul, pour écarter les ronces; et les avertir à chaque marche écroulée ou glissante de l'escalier en spirale.

Malgré ces précautions, l'ascension était assez pénible et même dangereuse pour une femme aussi délicate et aussi peu aguerrie contre le vertige que l'était lady G..., mais la force et l'adresse du marquis lui donnaient une confiance singulière, et, ce qu'elle n'eût jamais osé entreprendre de sang-froid, elle l'accomplit d'enthousiasme, tantôt appuyée sur son épaule, tantôt les mains enlacées aux siennes, tantôt soulevée dans ses bras robustes.

Dans ce trajet émouvant, plus d'une fois leurs chevelures s'effleurèrent, plus d'une fois leurs haleines se confondirent, plus d'une fois Teverino sentit battre contre sa poitrine haletante de fatigue un coeur ému de honte et de tendresse. La lune pénétrant par les larges arcades brisées de la tour, projetait de vives clartés sur l'escalier, interrompues de distance en distance par l'épaisseur des murs. Dans ces intervalles de lumière et d'obscurité, tantôt on se trouvait bien près et tantôt bien loin de Léonce, qui, feignant de ne rien voir, ne perdait pourtant rien de l'émotion croissante de ses deux compagnons. Enfin l'on se trouva au faîte de l'édifice. Un mur circulaire de huit pieds de large, sans aucune balustrade, en formait le couronnement, et Léonce en fit tranquillement le tour, mesurant de l'oeil cette muraille lisse qui allait perdre sa base cyclopéenne dans les fossés à cent pieds au-dessous de lui. Mais Sabina fut saisie d'une terreur insurmontable et pour elle-même et pour Teverino qui, debout auprès d'elle, s'efforçait en vain de la rassurer. Elle s'assit sur la dernière marche, et ne respira tranquille que lorsque le marquis se fut assis à ses côtés et l'eut entourée de ses deux bras, comme d'un rempart inexpugnable. Les chouettes effarouchées s'élevaient dans les airs en poussant des cris de détresse. Léonce, sous prétexte de découvrir leurs nids et de porter des petits à l'oiselière, pour voir comment elle se tirerait de leur éducation, redescendit l'escalier et alla fureter dans les étages inférieurs, où bientôt le craquement de ses pas sur le gravier cessa de se faire entendre.

Teverino n'était plus aussi maître de lui-même qu'il avait pu l'être en prenant des glaces un quart d'heure auparavant, avec Sabina, dans un isolement moins complet. D'ailleurs, Léonce paraissait si indifférent aux conséquences possibles de l'aventure, qu'il commençait à ne plus s'en faire un cas de conscience aussi grave. Cependant, l'étonnante loyauté de ce bizarre personnage luttait encore contre l'attrait de la beauté et l'orgueil d'une pareille conquête. Il réussit à dissiper les terreurs de Sabina, et, pour l'en distraire, il lui proposa d'entendre un hymne à la nuit, dont il improviserait les paroles, et qu'il se sentait l'envie de chanter en ce lieu magnifique. Il lui avait déjà donné un échantillon de sa voix, qui faisait désirer d'en entendre davantage. Elle y consentit, tout en lui disant que tant qu'elle le verrait débout sur ce piédestal gigantesque, elle aurait un affreux battement de coeur.

—Eh bien! répondit-il, je suis toujours certain d'être écouté avec émotion, et beaucoup de chanteurs de profession auraient besoin d'un semblable théâtre.

La facilité et même l'originalité de son improvisation lyrique, l'heureux choix de l'air, la beauté incomparable de sa voix, et ce don musical naturel, qui remplaçait chez lui la méthode par le goût, la puissance et le charme, agirent bientôt sur Sabina d'une manière irrésistible. Des torrents de larmes s'échappèrent de ses yeux, et lorsqu'il revint s'asseoir auprès d'elle, il la trouva si exaltée et si attendrie en même temps, qu'il se sentit comme vaincu lui-même. Il l'entoura de ses bras en lui demandant si elle avait encore peur; elle s'y laissa tomber en lui répondant d'une voix entrecoupée par les larmes: «Non, non, je n'ai plus peur de vous.»

En ce moment leurs lèvres se rencontrèrent; mais aussitôt les pas de Léonce résonnant sous la voûte de l'escalier à peu de distance, les rappelèrent brusquement à eux-mêmes. On distinguait dans la lointain les battements de mains de plusieurs personnes qui, du bord des remparts où elles su promenaient, avaient entendu ce chant admirable planer dans les airs comme la voix du génie des ruines. Elles applaudissaient avec transport l'artiste inconnu dispensateur d'une jouissance si chère aux oreilles italiennes; mais ces applaudissements firent tressaillir Sabina encore plus que l'approche de Léonce. Il lui sembla que c'était comme une ironique fanfare sonnée sur son imminente défaite, et elle eut besoin de constater qu'elle était assise de manière à demeurer, même de très-loin, invisible aux regards curieux, pour se rassurer contre la honte d'une pareille faiblesse.




X.

LO QUE PUEDE UN SASTRE.

Nos voyageurs firent le tour des murailles en dehors de la ville, et quand ils arrivèrent à l'auberge du Lion-Blanc, où ils entrèrent par une petite porte donnant sur des jardins, onze heures sonnaient à l'horloge de la place. Un attroupement de bourgeois et d'artisans s'était formé devant la principale entrée de l'hôtellerie, et l'hôte paraissait soutenir une discussion animée.

—Que voulez-vous, Seigneuries? répondit-il aux interrogations de Léonce et de Teverino, en poussant la porte au nez des curieux; les gens de la ville prétendent qu'un grand chanteur est logé dans ma maison, que c'est au moins le signor Rubini, qui, pour se soustraire aux importunités de nos dilettanti, cache son nom et sa présence, et que je suis le complice de son incognito. Les uns veulent absolument qu'il se montre au balcon pour recevoir les félicitations du public qui l'a entendu chanter, il n'y a pas plus d'une demi-heure, du côté des remparts; d'autres parcourent toute la ville, entrent dans tous les cafés, demandant à grands cris le signor Rubini; enfin, je ne sais plus que faire. J'ai eu l'honneur de voir passer plusieurs fois dans ma maison le signor Rubini; je sais bien qu'il n'y est pas.

Cet incident donna à Teverino l'idée d'une facétie en même temps que le désir de tenter une épreuve sur Sabina.

—Écoutez, dit-il à son hôte, je chante passablement, et c'est moi qui tout à l'heure exerçais ma voix du côté de la grande tour. Je suis le marquis de Montefiore. Est-ce que vous ne m'aviez pas encore reconnu?

—J'ai parfaitement reconnu votre illustrissime Seigneurie aussitôt qu'elle est descendue de voiture, répondit l'hôte, incapable d'avouer qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu la figure de Teverino; si je ne l'ai pas saluée par son nom, c'est que j'ai craint de trahir l'incognito que les personnes de qualité ont parfois la fantaisie de garder en voyage.

—Eh bien, reprit le prétendu marquis, persévérez dans votre louable discrétion jusqu'à ce que j'aie quitté la ville, et, en récompense, je ne passerai jamais chez vous sans m'arrêter pour y prendre quelque chose. J'ai la fantaisie de me permettre une innocente plaisanterie envers les habitants mélomanes de votre noble cité. Allumez des flambeaux sur la galerie, et annoncez que l'artiste, dont on a entendu la voix, va se rendre aux désirs du bienveillant public.

—Que prétends-tu? lui demanda Léonce, tandis que l'hôte courait exécuter ses ordres, te faire passer pour Rubini?

—Il le peut, dit Sabina avec entraînement.

—Signora, lui répondit l'aventurier en portant la main de lady G... à ses lèvres, en signe de gratitude pour cet éloge, je n'ai pas une pareille prétention, et je veux donner une petite leçon à des auditeurs assez sots pour faire une si grossière méprise; et puis je yeux terminer les plaisirs de votre journée par une comédie qui vous divertira peut-être. Toutes nos chambres donnent sur cette galerie qui longe la place. Tenez-vous dans la vôtre et regardant par la fente de votre porte, et ne me trahissez pas, vous, Léonce, en ayant l'air de me connaître.

Quand tout fut disposé comme l'entendait Teverino Sabina, cachée avec Léonce derrière un rideau, vit paraître, sur la galerie éclairée, un personnage misérable les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l'oeil hagard la démarche traînante, et vêtu de méchants habits beaucoup trop étroits pour lui. Il lui fallut quelques minutes pour reconnaître, sous ce travestissement ridicule, l'élégant Tiberino de Montefiore. Tout était changé, étriqué, appauvri dans son air et dans sa personne. La veste du plus jeune fils de l'hôte bridait sa poitrine et la faisait paraître rentrée, un pantalon court et trop étroit lui allongeait les jambes; ses mains pendaient sans grâce sur ses flancs paresseux; une casquette qu'on eût dit ramassée au coin de la borne, une mauvaise guitare passée en sautoir, un gros bâton de pèlerin, tout lui donnait l'aspect d'un misérable histrion ambulant. Sabina essaya de rire; mais son coeur se serra sans qu'elle pût en apprécier la cause, et Léonce, surpris de ce défi jeté à son indiscrétion, se demanda quelle pouvait être l'audacieuse fantaisie de son complice.

A l'aspect de ce triste personnage, la foule rassemblée au-dessous de la galerie, et qui avait commencé par battre des mains à son approche, changea tout à coup ses cris d'admiration en huées et en sifflets, menaçant d'enfoncer les portes et de rosser l'hôte del Leon-Bianco, pour lui apprendre à se moquer ainsi de ses honorables concitoyens.

—Un petit moment, gracieux public, dit Teverino après avoir apaisé la rumeur par des gestes mêlés d'impertinence et d'humilité, prenez pitié d'un pauvre artiste qui a osé profiter de la circonstance pour vous exhiber ses petits talents. S'il ne réussit pas à vous amuser, il s'offrira lui-même à votre courroux et tendra le dos aux poignées de monnaie dont il vous plaira de l'accabler.

Tout public est capricieux et mobile. Les lazzis de Teverino eurent bientôt adouci celui de la petite ville, et, à défaut du grand chanteur, on consentit à écouter le misérable saltimbanque. Il demanda un sujet d'improvisation et débita plusieurs centaines de vers ronflants avec une emphase burlesque; après quoi il se mit à miauler, à aboyer, à hennir, à contrefaire le cri de divers animaux, a siffler des variations sur un air des rues, et à imiter la voix de pulcinella, le tout avec une facilité merveilleuse, et s'accompagnant en même temps du grattement monotone et discordant de la guitare.

Quand il eut fini, une pluie de gros sous fit résonner le plancher de la galerie, et le public, l'accablant d'applaudissements ironiques, redemanda à grands cris le chanteur merveilleux. C'était un mélange confus de sifflets, de rires et de trépignements d'impatience. De mauvais plaisants demandaient la tête de l'hôte du Lion-Blanc.

—Eh bien, Messieurs, dit Teverino, il faut vous satisfaire; le grand chanteur m'a promis de se faire entendre si je réussissais à vous distraire de lui pendant quelques instants. Ma gageure est gagnée, et je vais lui porter vos hommages empressés.

Là-dessus, Teverino rentra dans sa chambre, et en ressortit bientôt peigné et paré. Seulement, dans l'intervalle, il fit adroitement éteindre une partie des lumières, de façon qu'on ne pouvait plus le voir assez distinctement pour constater que c'était le même homme. Il préluda sur la guitare avec un rare talent et chanta une barcarolle avec tant de charme, que la foule, enthousiasmée, cria bis avec fureur. Il consentit à recommencer, et quand ce fut fini, il se pencha sur la balustrade d'un air de protection aristocratique. Les cris d'enthousiasme firent place à un profond silence. «Amis, dit-il alors avec une distinction d'accent où l'on ne trouvait plus rien de l'emphase de l'histrion, j'ai consenti à me faire entendre, bien que je sois, par ma position, tout à fait indépendant des caprices d'un public de village et de toute espèce de public. Vous faisiez un tel vacarme sous mes fenêtres, qu'il m'était impossible de dormir, et que j'ai été forcé de transiger; mais pour vous punir de votre indiscrétion, je ne chanterai pas davantage, et si vous ne prenez le parti de vous retirer au plus vite dans vos maisons, je vous préviens que vous allez être inondés par les pompes à incendie que j'ai fait venir dans cet hôtel, et qui sont prêtes à fonctionner au premier cri de révolte.»

La foule, épouvantée, se dispersa en un clin d'oeil, persuadée qu'elle venait d'impatienter quelque haut personnage, et, dans son humble gratitude, on l'entendit battre des mains en se retirant à travers les rues.

Une demi-heure après, tout était silencieux dans la ville, et tout le monde couché à l'hôtel du Lion-Blanc, excepté Savina et Teverino qui causaient encore, penchés sur la balustrade de la galerie, commentant cette dernière aventure, et riant avec précaution, de peur d'éveiller leurs compagnons de voyage.

—Voyez ce que c'est que le préjugé, disait le bohémien. Cette foule imbécile ne se doute pas qu'elle a sifflé et applaudi le même homme.

—Faut-il vous avouer, marquis, répondit Sabina, que j'y aurais été trompée la première, si vous ne m'eussiez avertie?

—Bien vrai, Signora? Je suis heureux de vous avoir procuré un peu d'amusement.

—Je ne sais pas si je peux vous remercier de l'intention. La scène était bizarre, plaisante peut-être, et pourtant elle m'a fait mal.

—Nous y voilà, pensa Teverino; et il pria lady G... de s'expliquer.

—Quoi! vous ne comprenez pas, lui dit-elle d'une voix émue, qu'il est pénible de voir travestir la noblesse et la beauté?

—J'étais donc bien laid sous ces méchants habits? reprit-il moins touché du compliment que Sabina ne devait s'y attendre, après ce qui s'était passé entre eux.

—Je ne dis pas cela, répliqua-t-elle d'un ton moins tendre; mais toute l'élégance de vos manières ayant disparu, et toute la dignité de votre personne ayant fait place à je ne sais quoi de cynique et de honteux, je souffrais de vous voir ainsi, et je ne pouvais me persuader que ce fût vous!

—Et c'était moi, pourtant, c'était bien moi!...

—Non, marquis, c'était le personnage que vous vouliez représenter, et ce personnage n'avait rien de vous.

—Mes manières et mon langage étaient affectés, j'en conviens; mais enfin c'était toujours ma figure, ma voix, mon esprit, mon coeur, ma personne, mon être, en un mot, qui se cachaient sous ces apparences. J'avais donc entièrement disparu à vos yeux? Cela est étrange!

—Ce que je trouve étrange, c'est que vous vous étonniez de ma stupeur. Les manières et le langage sont l'expression de l'esprit et du caractère, et l'être moral semble se transformer quand l'être extérieur se décompose.

—Et les habits y sont pour beaucoup aussi, dit Teverino avec une philosophique ironie.

—Les habits? dites-vous? Je ne crois pas.

—Si fait; pensez-y bien, Signora. Je suppose que je me présente de nouveau devant vous avec les habits râpés et mesquins du fils de notre hôte... supposons même que je sois ce fils, qui est, je crois, garde forestier ou employé à la gabelle...

—Où voulez-vous donc en venir? Achevez.

—Eh bien! je suppose que, conservant ma figure, mon coeur et mon esprit tels que Dieu les a faits, je vous apparaisse pour la première fois pauvrement accoutré et appartenant tout de bon à une condition très-humble...

—Votre supposition n'a pas le sens commun: on ne trouve guère dans ces races obscures le cachet de noblesse et de grâce qui vous distingue.

—Guère, c'est possible; mais enfin cela se trouve quelquefois. Il y a des dons naturels que Dieu semble avoir départis à de pauvres hères, comme pour railler les prétentions de l'aristocratie.

—Vous voilà dans les idées de Léonce; je ne les discute pas; mais ce que je puis vous répondre, c'est que de tels dons ont une rapide influence sur l'existence et la condition de celui qui les possède. Un pauvre hère, comme vous dites, lorsqu'il se sent investi providentiellement de l'intelligence et de la beauté, transforme activement le milieu fâcheux où le caprice du sort l'a jeté; il se fraie une route nouvelle; il aspire sans cesse à l'élégance de la vie, aux nobles occupations, aux jouissances de l'esprit, aux privilèges de la beauté, et il se place bientôt au rang qui semblait lui être dû.

—Il est très-vrai qu'il y aspire fortement, reprit Teverino, et très-vrai encore qu'il y arrive quelquefois; mais il est plus vrai encore de dire qu'il échoue la plupart du temps, parce que la société ne le seconde pas; parce que les préjugés le repoussent, parce qu'enfin il n'a pas contracté dans sa jeunesse l'habitude de se complaire dans la contrainte, et que son éducation première le ramène sans cesse vers l'insouciance, ennemie de la lutte et de l'esclavage.

—Eh bien! ce que vous dites là donne tort à votre premier raisonnement. Les habits ne prouvent donc rien, mais bien les habitudes, c'est-à-dire le langage et les manières.

—Habits, langage et manières, tout cela fait partie des habitudes de la vie: c'en est l'expression; et la condition de l'homme pauvre et obscur est la chose la plus significative pour le vulgaire; mais ce sont là des habitudes pour ainsi dire extérieures, et l'être moral n'en a pas moins de prix devant Dieu.

—Je ne conçois rien à de telles distinctions, marquis! Dans votre bouche, c'est un raisonnement généreux et désintéressé; mais dans la bouche du personnage que vous vous amusiez tout à l'heure à représenter, ce seraient d'insolentes et vaines prétentions. La philanthropie vous égare; l'être moral ne peut se détacher ainsi de l'être extérieur. Là où le langage est ridicule, les habitudes grossières, le désordre habituel, la mine impertinente et le métier ignoble, pouvez-vous espérer de découvrir un grand coeur et un grand esprit?

—Cela se pourrait, Madame; je persiste à le croire, malgré votre dédain pour la misère.

—Ne me calomniez pas. Il est une misère que je plains et respecte: c'est celle de l'infirme, de l'ignorant, du faible, de tous ces êtres que le malheur de leur race jette à demi morts, physiquement ou moralement, dans le grand combat de la vie. Étiolés de corps ou d'esprit avant d'avoir pu se développer, ces malheureux sont bien les victimes du hasard, et nous nous devons de les plaindre et de les secourir; mais celui qui pouvait et qui n'a pas voulu est coupable, et ce n'est pas injustement que la société le repousse et l'abandonne.

—Soit, dit Teverino avec un mélange de hauteur et de bonté. Il faudrait être Dieu pour lire dans son coeur et pour savoir si, alors, il ne trouve pas en lui-même des consolations que le monde ignore; si, entre la suprême bonté et lui, il ne s'établit pas un commerce plus pur et plus doux que toutes les sympathies humaines et que toutes les protections sociales. Je me figure, moi, que les dons de Dieu servent toujours à quelque chose, et que les derniers sur la terre ne seront pas les derniers dans son royaume. Quelqu'un l'a dit autrefois... Mais je m'aperçois que je tourne à la prédication et que j'empiète sur les droits de notre bon curé. Je dois me contenter de vous avoir montré que je savais jouer la comédie. On m'a toujours dit que j'étais né comédien, et pourtant j'ai un coeur sincère qui m'a toujours entraîné contrairement aux lois de la prudence.

—Allons, vous êtes un mime incroyable, dit Sabina, et vous vous êtes tiré de cette farce italienne comme l'eût fait un écolier facétieux en vacances. J'admire l'enjouement et la jeunesse de votre caractère, et pourtant je vous avoue que j'en suis un peu effrayée.

—Vous me croyez frivole?

—Non, mais mobile et insouciant peut-être!

—En ce cas, vous ne me jugez pas perfide et dissimulé, malgré mon art pour les travestissements?

—Non, à coup sûr.

—Eh bien, j'aime mieux cela que d'être pris pour un hypocrite.

—Vous est-il donc indifférent d'inspirer un autre genre de méfiance?

—Je pourrais si aisément les vaincre tous qu'aucun ne m'inquiète. Mais comme on ne me mettra point à l'épreuve, je n'ai que faire de me disculper, n'est-il pas vrai, belle Sabina? Je serais ici un grand fat, si j'entreprenais de me faire apprécier.

—N'êtes-vous point jaloux d'estime et d'amitié?

—Estime et amitié! paroles françaises que nous ne comprenons guère, nous autres Italiens, entre une belle femme et un jeune homme. Moins subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait du vrai sentiment que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre estime et votre amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et auxquelles je préférerais le dédain et la haine.

—Expliquez cela.

—Comment et pourquoi n'aimez-vous point Léonce, cet homme excellent et charmant, qui vous aime avec passion?

—Il ne m'aime pas du tout, et voilà le secret de mon indifférence. Or, faut-il haïr et dédaigner un homme aussi accompli, parce qu'il n'est pas amoureux de moi? Ne dois-je pas dépouiller ici ma vanité de femme et rendre justice à son noble caractère et à son grand esprit, en lui vouant une affection plus tranquile et plus durable que l'amour?

—A la manière dont vous parlez de l'amour, on dirait que vous ne l'avez jamais connu, Signora. Une Italienne n'aurait pas tant de délicatesse et de générosité; elle mépriserait tout simplement, et tiendrait pour son ennemi l'homme capable de vivre avec elle dans cette espèce d'intimité grossière et offensante, que vous nommez amitié. Eh! tenez, Signora, de quelque race qu'elle soit, une femme est toujours femme avant tout. L'instinct de la vérité est plus puissant sur elle que les lois de la convenance et du bon goût. Votre amitié, c'est-à-dire votre dédain pour mon noble ami, ne repose que sur une erreur. Vous ne vous apercevez pas de son amour,—Estime et amitié! paroles françaises que nous ne comprenons guère, nous autres Italiens, entre une belle femme et un jeune homme. Moins subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait du vrai sentiment que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre estime et votre amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et auxquelles je préférerais le dédain et la haine.

—Expliquez cela.

—Comment et pourquoi n'aimez-vous point Léonce, cet homme excellent et charmant, qui vous aime avec passion?

—Il ne m'aime pas du tout, et voilà le secret de mon indifférence. Or, faut-il haïr et dédaigner un homme aussi accompli, parce qu'il n'est pas amoureux de moi? Ne dois-je pas dépouiller ici ma vanité de femme et rendre justice à son noble caractère et à son grand esprit, en lui vouant une affection plus tranquile et plus durable que l'amour?

—A la manière dont vous parlez de l'amour, on dirait que vous ne l'avez jamais connu, Signora. Une Italienne n'aurait pas tant de délicatesse et de générosité; elle mépriserait tout simplement, et tiendrait pour son ennemi l'homme capable de vivre avec elle dans cette espèce d'intimité grossière et offensante, que vous nommez amitié. Eh! tenez, Signora, de quelque race qu'elle soit, une femme est toujours femme avant tout. L'instinct de la vérité est plus puissant sur elle que les lois de la convenance et du bon goût. Votre amitié, c'est-à-dire votre dédain pour mon noble ami, ne repose que sur une erreur. Vous ne vous apercevez pas de son amour, et vous le punissez de son silence par votre estime. Si vous lisiez dans son coeur, vous répondriez à ce qu'il éprouve.

—Marquis, je vous trouve fort étrange de vous charger ainsi des déclarations de Léonce.

—Je vous jure sur l'honneur, Signora, que je n'en suis point chargé, et qu'il est aussi méfiant avec moi que vous-même.

—Ainsi, vous me faites la cour pour lui de votre propre mouvement, et vous vous chargez gratuitement de sa cause? c'est très-noble et très-généreux à vous, marquis, et cela rappelle la fraternité des anciens chevaliers. Laissez-moi vous dire que rien n'est plus digne d'estime, et que, dès ce jour, mon amitié vous est acquise à juste titre.

Ayant ainsi parlé avec un amer dépit, Sabina se leva, souhaita le bonsoir au marquis, et se retira dans sa chambre.

Nous avons dit déjà que toutes les chambres de nos personnages étaient situées sur cette galerie planchéiée qu'abritait un large auvent, à la manière des constructions alpestres, et qui longeait la face de la maison tournée vers la place. Léonce et Teverino occupaient la même chambre, et lorsque ce dernier y entra, il trouva son ami encore habillé et marchant avec agitation.

—Jeune homme, dit Léonce en venant à sa rencontre, la main ouverte, tu as de nobles sentiments et tu étais digne d'un noble sort. Je t'ai grossièrement offensé au passage du torrent, veux-tu l'oublier?

—Je vous le pardonnerai de grand coeur, Léonce, si vous m'avouez que la jalousie, c'est-à-dire l'amour, vous a causé cet emportement involontaire?

—Et autrement tu ne l'oublieras point?

—Autrement, je persisterai à vous en demander raison. Plus ma condition vous semble abjecte, plus vous me deviez d'égards, m'ayant attiré dans votre compagnie; et si la différence de nos fortunes vous faisait hésiter à me donner satisfaction, je vous dirais, pour vous stimuler, que je suis de première force à toutes les armes, et que je n'en suis pas à mon premier duel avec des gens de qualité.

—Je n'ai point de lâche préjugé qui me fasse hésiter sur ce point; je suis de mon siècle, et je sais qu'un homme en vaut un autre. Je ne suis pas maladroit non plus, et j'aurais quelque plaisir à me mesurer avec toi, si ma cause était bonne; mais je la sens mauvaise, et je souffre d'autant plus de t'avoir outragé, que je vois en toi cette fierté d'honnête homme.

—Vos excuses sont d'un honnête homme aussi, et je les accepte, dit Teverino en lui serrant la main avec une mâle dignité; mais, pour mettre ma susceptibilité en repos, vous auriez dû avouer que l'amour et la jalousie étaient seuls coupables.

—Vous voulez des confidences, Teverino? Eh bien! vous en aurez. La jalousie, oui, j'en conviens, mais l'amour, non!

—Voilà encore des subtilités françaises! Une femme nous plaît ou ne nous plaît pas. Là où il n'y a point d'amour, il n'y a point de jalousie.

—C'est le langage de la droiture et de la naïveté; mais admettons, j'y consens, que la civilisation des moeurs françaises et le raffinement de nos idées produisent cette étrange contradiction: ne pouvez-vous comprendre que ce que vous pouvez éprouver? Vous qui avez vu tant de choses, étudié tant de natures diverses, ne savez-vous pas que l'amour-propre est une cause de dépit et de jalousie aussi bien que la passion véritable?»

Teverino s'assit sur le bord de son lit, garda un silence méditatif pendant quelques instants, puis reprit en se levant: «Oui! ce sont des maladies de l'âme, produites par la satiété. Pour ne point les connaître il faut être, comme moi, visité par la misère, c'est-à-dire par l'impossibilité fréquente de satisfaire toutes ses fantaisies. Chère pauvreté! tu es une bonne institutrice des coeurs. Tu nous ramènes à la simplicité primitive des sentiments et des idées, quand l'abus des jouissances menace de nous corrompre. Tu nous donnes tant de naïves leçons, qu'il faut bien que nous restions naïfs sous ta loi austère!

—Quel rapport établissez-vous donc entre votre misère et la droiture de votre coeur?

—La misère, Monsieur, est toute une philosophie. C'est le stoïcisme, et l'âme stoïque est faite toute d'une pièce. Que ma maîtresse me soit enlevée par un homme puissant (la puissance de ce siècle c'est la richesse), je courbe la tête, et mon orgueil n'en souffre pas. Ce coeur, auquel mon coeur n'a pas suffi, ne me semble digne ni de regret ni de colère. Si je pouvais soutenir la lutte et donner à mon infidèle les jouissances de la vie, je pourrais alors connaître la jalousie et m'indigner de ma défaite. Mais là où mon rival dispose de séductions que la fortune me dénie, je ne puis m'en prendre qu'à la destinée... et les personnes ne me paraissent plus coupables.

—Tu es très-philosophe, en effet, et je t'en fais mon compliment. Mais ceci ne peut s'appliquer au mouvement de jalousie que tu m'as inspiré. Tu n'as rien, et l'on te préfère à moi qui suis riche. J'ai donc sujet d'être doublement humilié.

—Oui, d'être furieux, si vous êtes amoureux. Sinon, ce n'est qu'un délire de la vanité, et je ne comprends pas qu'un homme dont l'esprit est aussi éclairé que le vôtre, se laisse émouvoir par une telle vétille. Si vous aviez pris l'habitude d'être supplanté à toute heure par la loi fatale du destin, vous seriez aguerri contre ces petits revers. Vous sauriez que la femme est l'être le plus impressionnable de la création, et par conséquent celui qui peut nous donner le plus de jouissance et le moins de droits, le plus d'ivresse et le moins de sécurité.

—C'est une philosophie de bohémien, s'écria Léonce, et je me sens incapable d'aimer ainsi. Tu es tout tendresse et tout tolérance, Teverino; mais tu ne portes pas dans l'amour l'instinct de dignité que tu possèdes à l'endroit de l'honneur.

—Je ne place pas l'honneur où il n'est pas, et ne cherche dans l'amour que l'amour.

—Aussi tu es aimé souvent et tu n'aimes jamais; tu ne connais que le plaisir.

—Et pourtant je sacrifie souvent le plaisir à des idées d'honneur. Ne vous hâtez pas de me juger, Léonce; vous ne savez pas ce qui se passe en moi à cette heure.

—Je le sais, ami, s'écria Léonce avec feu. Tu combats des désirs que tu pourrais satisfaire à l'heure même. Il n'y a pas loin de cette chambre à celle d'une certaine et vous le punissez de son silence par votre estime. Si vous lisiez dans son coeur, vous répondriez à ce qu'il éprouve.

—Marquis, je vous trouve fort étrange de vous charger ainsi des déclarations de Léonce.

—Je vous jure sur l'honneur, Signora, que je n'en suis point chargé, et qu'il est aussi méfiant avec moi que vous-même.

—Ainsi, vous me faites la cour pour lui de votre propre mouvement, et vous vous chargez gratuitement de sa cause? c'est très-noble et très-généreux à vous, marquis, et cela rappelle la fraternité des anciens chevaliers. Laissez-moi vous dire que rien n'est plus digne d'estime, et que, dès ce jour, mon amitié vous est acquise à juste titre.

Ayant ainsi parlé avec un amer dépit, Sabina se leva, souhaita le bonsoir au marquis, et se retira dans sa chambre.

Nous avons dit déjà que toutes les chambres de nos personnages étaient situées sur cette galerie planchétée qu'abritait un large auvent, à la manière des constructions alpestres, et qui longeait la face de la maison tournée vers la place. Léonce et Teverino occupaient la même chambre, et lorsque ce dernier y entra, il trouva son ami encore habillé et marchant avec agitation.

—Jeune homme, dit Léonce en venant à sa rencontre, la main ouverte, tu as de nobles sentiments et tu étais digne d'un noble sort. Je t'ai grossièrement offensé au passage du torrent, veux-tu l'oublier?

—Je vous le pardonnerai de grand coeur, Léonce, si vous m'avouez que la jalousie, c'est-à-dire l'amour, vous a causé cet emportement involontaire?

—Et autrement tu ne l'oublieras point?

—Autrement, je persisterai à vous en demander raison. Plus ma condition vous semble abjecte, plus vous me deviez d'égards, m'ayant attiré dans votre compagnie; et si la différence de nos fortunes vous faisait hésiter à me donner satisfaction, je vous dirais, pour vous stimuler, que je suis de première force à toutes les armes, et que je n'en suis pas à mon premier duel avec des gens de qualité.

—Je n'ai point de lâche préjugé qui me fasse hésiter sur ce point; je suis de mon siècle, et je sais qu'un homme en vaut un autre. Je ne suis pas maladroit non plus, et j'aurais quelque plaisir à me mesurer avec toi, si ma cause était bonne; mais je la sens mauvaise, et je souffre d'autant plus de t'avoir outragé, que je vois en toi cette fierté d'honnête homme.

—Vos excuses sont d'un honnête homme aussi, et je les accepte, dit Teverino en lui serrant la main avec une mâle dignité; mais, pour mettre ma susceptibilité en repos, vous auriez dû avouer que l'amour et la jalousie étaient seuls coupables.

—Vous voulez des confidences, Teverino? Eh bien! vous en aurez. La jalousie, oui, j'en conviens, mais l'amour, non!

—Voilà encore des subtilités françaises! Une femme nous plaît ou ne nous plaît pas. Là où il n'y a point d'amour, il n'y a point de jalousie.

—C'est le langage de la droiture et de la naïveté; mais admettons, j'y consens, que la civilisation des moeurs françaises et le raffinement de nos idées produisent cette étrange contradiction: ne pouvez-vous comprendre que ce que vous pouvez éprouver? Vous qui avez vu tant de choses, étudié tant de natures diverses, ne savez-vous pas que l'amour-propre est une cause de dépit et de jalousie aussi bien que la passion véritable?»

Teverino s'assit sur le bord de son lit, garda un silence méditatif pendant quelques instants, puis reprit en se levant: «Oui! ce sont des maladies de l'âme, produites par la satiété. Pour ne point les connaître il faut être, comme moi, visité par la misère, c'est-à-dire par l'impossibilité fréquente de satisfaire toutes ses fantaisies. Chère pauvreté! tu es une bonne institutrice des coeurs. Tu nous ramènes à la simplicité primitive des sentiments et des idées, quand l'abus des jouissances menace de nous corrompre. Tu nous donnes tant de naïves leçons, qu'il faut bien que nous restions naïfs sous ta loi austère!

—Quel rapport établissez-vous donc entre votre misère et la droiture de votre coeur?

—La misère, Monsieur, est toute une philosophie. C'est le stoïcisme, et l'âme stoïque est faite toute d'une pièce. Que ma maîtresse me soit enlevée par un homme puissant (la puissance de ce siècle c'est la richesse), je courbe la tête, et mon orgueil n'en souffre pas. Ce coeur, auquel mon coeur n'a pas suffi, ne me semble digne ni de regret ni de colère. Si je pouvais soutenir la lutte et donner à mon infidèle les jouissances de la vie, je pourrais alors connaître la jalousie et m'indigner de ma défaite. Mais là où mon rival dispose de séductions que la fortune me dénie, je ne puis m'en prendre qu'à la destinée... et les personnes ne me paraissent plus coupables.

—Tu es très-philosophe, en effet, et je t'en fais mon compliment. Mais ceci ne peut s'appliquer au mouvement de jalousie que tu m'as inspiré. Tu n'as rien, et l'on te préfère à moi qui suis riche. J'ai donc sujet d'être doublement humilié.

—Oui, d'être furieux, si vous êtes amoureux. Sinon, ce n'est qu'un délire de la vanité, et je ne comprends pas qu'un homme dont l'esprit est aussi éclairé que le vôtre, se laisse émouvoir par une telle vétille. Si vous aviez pris l'habitude d'être supplanté à toute heure par la loi fatale du destin, vous seriez aguerri contre ces petits revers. Vous sauriez que la femme est l'être le plus impressionnable de la création, et par conséquent celui qui peut nous donner le plus de jouissance et le moins de droits, le plus d'ivresse et le moins de sécurité.

—C'est une philosophie de bohémien, s'écria Léonce, et je me sens incapable d'aimer ainsi. Tu es tout tendresse et tout tolérance, Teverino; mais tu ne portes pas dans l'amour l'instinct de dignité que tu possèdes à l'endroit de l'honneur.

—Je ne place pas l'honneur où il n'est pas, et ne cherche dans l'amour que l'amour.

—Aussi tu es aimé souvent et tu n'aimes jamais; tu ne connais que le plaisir.

—Et pourtant je sacrifie souvent le plaisir à des idées d'honneur. Ne vous hâtez pas de me juger, Léonce; vous ne savez pas ce qui se passe en moi à cette heure.

—Je le sais, ami, s'écria Léonce avec feu. Tu combats des désirs que tu pourrais satisfaire à l'heure même. Il n'y a pas loin de cette chambre à celle d'une certaine grande dame, orgueilleuse et faible entre toutes celles de sa race, et je sais fort bien qu'il te suffirait de chanter une romance sous sa fenêtre et de lui tourner un compliment d'irrésistible flatterie pour animer ce prétendu marbre de Carrare et embraser ces lèvres dédaigneuses...

—Halte-là, Léonce, je n'ai pas cette confiance, et ne m'attribue pas ce pouvoir!

—Est-ce dissimulation, modestie ou loyauté? Sois dégagé de tout scrupule. J'ai tout vu, tout entendu; je sais comment tu as été curieux, et puis tenté, et puis vainqueur de toi-même par générosité envers moi. Je t'en sais gré; mais l'estime que tu m'inspires augmente le mépris que j'ai conçu pour cette femme, et je veux qu'elle porte la peine de son hypocrite froideur. Je veux que tu te livres à l'emportement de ta jeunesse, et que tu lui donnes ces plaisirs que son oeil humide implore depuis ce matin. Va, enfant du hasard, et roi de l'occasion! l'heure est propice, et tu as déjà cueilli le premier baiser, ce baiser d'amour après lequel une femme ne peut rien refuser. Tu me rendras un grand service, tu me délivreras d'une agonie mortelle et d'un attrait fatal, trop longtemps combattu en vain. La seule chose que j'exige de toi c'est la discrétion, et d'ailleurs ta vie me répond de ton silence. Sois heureux cette nuit, tu mourras demain... si tu parles!

—Un duel à mort serait un stimulant céleste si j'étais véritablement tenté, répondit Teverino avec calme; mais je ne le suis pas, parce que je vois que tu es éperdument épris, pauvre Léonce! ta fureur et ton injustice révèlent, malgré toi, le fond de ton âme. Allons, calme-toi, cette belle créature n'est ni fausse ni coupable. Elle n'est que méfiante et irrésolue, et si elle ne t'a pas encore aimé, Léonce, c'est ta faute!

—Non, non, c'est la sienne. Peut-elle ignorer que je l'aime, et que ma respectueuse amitié n'est qu'un jeu timide?

—Tu en conviens, à la fin!

—Je conviens que je l'aime depuis longtemps, et que ce matin encore... j'étais prêt à me déclarer; eh quoi! ne l'ai-je pas fait cent fois depuis ce matin, insensé que je suis! Mes emportements, mes railleries amères, ma tristesse, mon inquiétude, mes soins jaloux, mes efforts pour être amoureux de Madeleine, ne sont-ce pas là autant d'aveux par trop naïfs pour un homme du monde?

—Léonce! Léonce! vous avez été compris!

—Oui, et c'est ce qu'il y a de plus odieux de sa part, de plus humiliant pour moi. Elle a feint de ne rien voir; elle s'est obstinée dans sa superbe impudence, elle a cherché tous les moyens de me décourager; et quand elle a vu que je souffrais bien, elle s'est jetée dans les bras d'un inconnu avec une sorte de cynisme.

—Tais-toi, blasphémateur! tu me scandalises, s'écria Teverino. Tu es aveugle et grossier dans la passion. Quoi! tu ne vois pas que cette femme t'aime, et c'est à moi de t'enseigner les délicatesses de son coeur! Tu ne vois pas que c'est par dépit qu'elle m'écoute, et que son âme, agitée par la passion, cherche un refuge dans l'ivresse de quelque fatale catastrophe? Tu choisis pour arriver à elle des chemins remplis d'épines, et les douceurs que tu lui prépares sont mêlées de fiel: tu l'irrites par d'orageux désirs, et aussitôt tu t'éloignes, hautain et plein d'épigrammes, offensé de ce qu'elle ne te fait pas des avances contraires à la pudeur de son sexe! tu veux qu'elle t'exprime sa passion, qu'elle te rassure contre tout hasard, qu'elle te promette des jours filés d'or et de soie; qu'elle s'excuse et se justifie d'avoir été jusqu'à ce jour insensible à tes séductions; qu'elle te demande en quelque sorte pardon de sa lenteur à se soumettre; enfin, qu'elle te verse, en échange de l'amer breuvage de vérités que tu lui présentes, les flots d'ambroisie de l'amoureuse adulation! Vous êtes absurde, Léonce, et vous ne savez pas ce que c'est qu'une telle femme. Vous croiriez déroger en vous courbant sous ses pieds, en vous traînant dans la poussière, en vous confessant indigne de sa tendresse, et vous ne voyez pas que c'est là tout bonnement l'expression naturelle d'un amour vrai, la gratitude naïve d'un bonheur exalté?

—Italien! Italien! fleuve débordé qui roule au hasard, tu n'attends pas que l'enthousiasme te pénètre pour l'exprimer, et tes transports peuvent devancer le bonheur qui les fait naître! Tu connais toutes les ruses de la séduction, et tu parles de naïveté!

—Oui, je suis naïf en travaillant à la victoire; le désir et l'espoir me rendent éloquent, et je n'ai pas besoin de certitude pour être audacieux. Qu'a donc d'humiliant un échec de ce genre?

—Ah! tu l'ignores? Un refus de femme est pire que le soufflet d'un homme.

—Sot préjugé!

—Non! La femme qui refuse se dit outragée par la prière.

—Fausse vertu! Tout cela est embrouillé et cauteleux chez vous, je le vois bien. O vive la brûlante Italie!

—Tu méprisais pourtant tes anciennes idoles quand tu disais tantôt, sur le rempart: «Nos femmes aiment sans discernement, et vos sentiments, à vous, sont des idées!»

—Je croyais marcher à la découverte de la perfection; mais je vois avec chagrin que l'esprit étouffe le coeur. Je reviens tout repentant et tout contrit à mes souvenirs.

—Au fond, tu as peut-être raison! dit Léonce en sortant d'une profonde rêverie. Celle absence de délicatesse vient de la richesse de votre organisation; et je ne suis pas étonné que lady G... ait été entraînée par cet abandon d'une âme féconde après avoir vécu de subtilités glacées. Nous n'entendons peut-être rien à l'amour, et je reconnais que ce qui m'arrive est mérité. Mais il est trop tard pour en profiter: le charme est détruit, et tu as tout gâté, Teverino, en croyant me servir et m'éclairer.

—Ne dites pas cela, Léonce, vous n'en savez rien. La nuit porte conseil, et demain vous serez calme. Demain, à deux heures après midi, une grande révolution doit s'opérer entre nous tous. Attendez jusque-là pour juger de vous-même.

—Que veux-tu dire?

—Rien, je veux dormir! dit Teverino en éteignant la lumière; chargez-vous de m'éveiller demain, car je suis paresseux au lit comme un cardinal.

Il parut bientôt profondément endormi, et Léonce, réduit à disputer avec lui-même, s'efforça en vain de l'imiter. Mais outre que son lit était fort mauvais, et que ces grabats d'auberge lui semblaient aussi fâcheux qu'ils paraissaient délectables à son compagnon, il demeura attentif, malgré lui, à tous les bruits extérieurs. Une vague inquiétude le dévorait. Il s'attendait toujours à voir passer sur le rideau de sa fenêtre, éclairé par la lune, l'ombre de Sabina, cherchant sur la galerie l'occasion de se réconcilier avec Teverino.

Il commençait enfin à s'assoupir, lorsque des pas furtifs firent craquer légèrement le plancher de la galerie; et se perdirent peu à peu. Léonce resta immobile, l'oreille au guet, l'oeil fixé sur Teverino, dont le lit faisait face au sien; alors il vit distinctement le bohémien se lever, entr'ouvrir doucement la porte, s'assurer qu'une personne avait passé là, et s'approcher de son lit pour voir s'il dormait. Léonce feignit de dormir profondément, et de ne pas sentir la main que Teverino agitait devant ses yeux. Alors celui-ci s'habilla sans bruit et sortit avec précaution.

—Misérable! tu m'as trompé, se dit Léonce. Eh bien! je découvrirai ta ruse malgré toi, et je couvrirai de honte cette femme impudique.

Il se releva, s'habilla avec précaution et suivit les traces de l'imprudent marquis. La lune se couchait et la ville, était silencieuse.




XI.

VADE RETRO, SATANAS.

Léonce avait fort bien noté dans sa mémoire de quel chiffre était marquée la porte de Sabina; mais son trouble était si grand qu'il n'y fit plus attention, et s'arrêta devant la première porte ouverte qui se présenta devant lui. La petite chambre, dont il put voir l'intérieur en un clin d'oeil, avait deux lits et était éclairée par une lampe. L'un de ces lits venait d'être abandonné: c'était celui de la négresse, le personnage mystérieux qui avait traversé la galerie. L'autre était une couchette sanglée, fort basse, où reposait tranquillement Madeleine. Teverino, debout dans la chambre, regardait avec inquiétude, et bientôt Léonce le vit s'arrêter devant le grabat de l'oiselière et la contempler attentivement. L'enfant dormait du sommeil des anges; la lampe, placée sur une table, éclairait sa figure paisible et les traits agités du bohémien. La porte, retombant à demi, cachait Léonce, mais il pouvait tout observer.

—Madeleine? pensa-t-il, changeant de soupçon; ah! ce serait plus infâme encore, et je la sauverai. Pourquoi cette négresse de malheur l'abandonne-t-elle ainsi?

Il allait faire du bruit pour mettre le séducteur en fuite, lorsqu'il vit Teverino s'agenouiller devant la figure radieuse de l'enfant. Sa figure, à lui, avait changé d'expression: l'inquiétude était remplacée par un attendrissement profond et une sorte de religieux respect. Il resta quelques instants comme plongé dans de douces et secrètes pensées. On eût dit qu'il priait naïvement, et jamais sa beauté n'avait paru plus idéale. Au bout de quelques minutes, il se pencha, déposa un silencieux baiser sur le chapelet que la petite fille tenait encore dans sa main pendante au bord du lit. Elle s'était endormie en le récitant. Malgré les précautions du bohémien, elle s'éveilla à demi, et se croyant sans doute dans sa chaumière:

—Oh! mon bon ami, dit-elle d'une voix douce, est-ce qu'il fait déjà jour? est-ce que mon frère est rentré?

—Non, non, Madeleine, dors encore, mon ange, répondit Teverino. Je m'en vais au-devant de Joseph.

—Eh bien, allez, dit-elle d'une voix éteinte par le sommeil. Je me lèverai quand vous serez sorti. Et comme l'habitude lui mesurait ses heures de repos, elle se rendormit après avoir ainsi parlé sans en avoir conscience.

Teverino sortit et se trouva face à face avec Léonce, qui ne cherchait point à l'éviter. Une grande émotion le saisit tout à coup, et, se retournant brusquement, il prit la clef de la porte de Madeleine et l'arracha de la serrure, après l'y avoir fait tourner. Puis, prenant le bras du jeune homme:—Monsieur, dit-il d'une voix tremblante, vous n'aurez pas cette distraction. Allez, si bon vous semble, troubler le sommeil des grandes dames; mais l'enfant de la montagne n'est pas destinée à vous servir de pis-aller.

—Si j'avais eu cette infernale pensée, répondit Léonce, dont le calme et l'air de loyauté rassurèrent vite le pénétrant vagabond, j'en serais bien honteux en ta présence, brave jeune homme! J'ai surpris le secret de ton coeur, et je connaissais celui de Madeleine. Mes préoccupations personnelles m'ont empêché jusqu'à présent de reconnaître en toi le bon ami dont elle m'avait parlé, et je t'accusais d'un crime, lorsque tu obéissais à une paternelle sollicitude.

—Paternelle sollicitude! dit Teverino en s'éloignant avec Léonce de la chambre de l'oiselière. Oui, c'est le mot, le vrai mot, Léonce! En entendant marcher dans la galerie, j'ai craint quelque danger pour l'enfant sans défense et sans prévision du mal; quelque ignoble valet, que sais-je, votre jockey à la mine effrontée!... Je réponds de Madeleine à ce brave contrebandier qui, depuis huit jours, me confie saintement la garde de sa soeur et de sa chaumière. O loyauté de l'âge d'or, tu t'es retrouvée au fond d'un désert entre un bohémien, un bandit et une jeune fille! Voilà Léonce, ce que le curé bourru appelle un état de péché mortel, et ce que votre noble lady ne comprendrait jamais, elle qui méprise tant la vie de misère et de désordre. Hélas! pourrait-elle comprendre le coeur de Madeleine! Cette sainte ingénuité qui ne sait pas seulement qu'elle est un trésor, et cette confiance sublime que Sabina elle-même, avec toute la puissance de son esprit et de sa beauté, n'a point ébranlée! N'admirez-vous pas, Léonce, le calme et la discrétion de cette enfant qui s'est contentée d'un mot, lorsqu'elle m'a vu déguisé, et qui n'a troublé par aucun accès de folle jalousie mon rôle de flatteur auprès de votre maîtresse? Ah! si vous aviez entendu ses questions naïves, lorsqu'elle était avec moi sur le siége de la voiture et ses réponses pleines de grandeur et de bonté, lorsque je lui demandais si, de son côté, elle ne s'exposait pas à vous trouver trop aimable et trop beau! Nos amours différent bien des vôtres, ami, nous ne nous soupçonnons point, nous savons que nous ne pourrions pas nous tromper. Et faut-il que je vous le confesse? l'oiselière me paraît plus charmante et plus désirable depuis que j'ai respiré le parfum d'une grande dame. Mais où sera donc allée cette maudite négresse, qui laisse sa porte ouverte comme si nous étions ici dans un couvent de chartreux? Je gage que si milady lui avait confié la garde d'un petit chien, elle en aurait pris plus de soin que de l'honneur de cette jeune fille!

Où avait été la négresse, en effet? Nous ne voulons pas supposer qu'elle eût un rendez-vous avec le jockey de Léonce. Peut-être Sabina, tourmentée par l'insomnie, l'avait-elle sonnée; peut-être encore était-elle somnambule. Tout ce que nous savons sur cette partie peu intéressante de notre roman, c'est qu'en essayant de regagner la porte de sa chambre, qu'elle ne s'attendait pas à trouver fermée, et ne sachant point lire les chiffres, elle alla pousser celle qui lui offrit le moins de résistance, et promena ses mains noires sur la face du curé pour savoir si c'était la lampe qu'elle avait laissée allumée près de son lit. Le nez du saint homme, un peu animé par le vin de Chypre, put lui faire l'illusion d'un bec de lampe qui vient de s'éteindre et fume encore. Dans la crainte de se brûler, elle laissa échapper une exclamation à laquelle répondit un rugissement d'épouvanté, car le curé s'était réveillé en sursaut; et, voyant devant lui cette sombre figure coiffée de linge blanc, qui se dessinait sur le clair de la porte ouverte, il se crut sérieusement attaqué par le diable et lança contre lui son bréviaire, en fulminant tous les exorcismes qui lui vinrent à l'esprit.

Aux clameurs du bonhomme, Léonce et Teverino accoururent et préservèrent la négresse, qui avait perdu la tête et ne savait plus par où s'enfuir pour éviter le chandelier du curé roulant à grand bruit à travers la chambre. Tout s'expliqua. La tremblante Lélé motiva comme elle le voulut sa promenade nocturne; Teverino la menaça de la dénoncer à milady, si elle ne se tenait pas coite dans sa chambre, où il retourna l'emprisonner, et le curé, enchanté d'avoir échappé aux griffes de Satan, reprit son vertueux somme jusqu'au grand jour.




XII.

LE CALME.

Sabina n'avait pas mieux dormi que ses compagnons de voyage. La prédiction de Léonce s'était réalisée plus qu'il ne l'avait prévu, car lorsqu'il avait parlé au hasard, il n'avait songé qu'à l'amuser et à l'agiter un peu par l'attente de quelque aventure sur laquelle il ne comptait guère. La pauvre jeune femme, inquiète et affligée, ne se laissait point de repasser dans son esprit les étranges incidents de la journée. D'abord les bizarreries de Léonce, la violente et amère déclaration d'amour qu'il lui avait faite dans le bois, et l'attendrissement subit de leur réconciliation. Puis son soudain dépit lorsqu'elle avait voulu s'en tenir à l'ancienne amitié, sa disparition de deux heures dans les montagnes, son retour avec cet inconnu rempli de prestiges et de singularités, qui d'abord lui avait paru le plus noblement passionné, puis tout à coup le plus prosaïquement frivole des hommes; tantôt épris d'elle jusqu'à l'adoration, tantôt indifférent et désintéressé jusqu'à l'implorer pour un autre: tantôt le modèle et la fleur des gentilshommes, et tantôt le vrai type de l'histrion des carrefours, passant d'une discussion pédantesque avec le curé à de divines inspirations musicales, et d'un équivoque chuchotement avec l'oiselière à une conversation générale pleine d'élévation, de philosophie et d'enthousiasme poétique. Toutes ces alternatives avaient confondu le jugement et brisé enfin le coeur de Sabina. Toutes ces scènes, tous ces entretiens lui apparaissaient à travers le mouvement rapide de la voiture qu'elle croyait sentir encore, et les changements de décoration des montagnes, qu'elle voyait passer devant ses yeux fermés. Elle ne distinguait plus l'illusion de la réalité, et lorsqu'elle commençait à s'assoupir un instant, elle se réveillait en sursaut, croyant sentir le baiser de Teverino sur ses lèvres, au sommet de la tour. Des applaudissements moqueurs et des rires de mépris frappaient son oreille, la tour s'écroulait avec fracas, et elle se trouvait dans une rue fangeuse, au bras du saltimbanque, en face de Léonce, qui leur jetait l'aumône de sa pitié en détournant la tête.

La négresse, chargée de l'éveiller de bonne heure, la trouva assise sur son lit, l'oeil terne et le sein oppressé. Elle lui présenta le burnous de cachemire blanc qui lui servait de robe de chambre à la villa, du linge frais et parfumé, son riche nécessaire de toilette, enfin presque toutes les recherches accoutumées. Elle s'en servit machinalement d'abord; puis, revenue à la réflexion, elle demanda à Lélé qui donc avait eu toutes ces prévoyances délicates. Sur la réponse de Lélé, que Léonce avait fait faire ces préparatifs minutieux, elle ne put douter de l'intention qu'il avait eue, en partant, de prolonger leur promenade jusqu'au lendemain, et, tout en se laissant coiffer et habiller, elle se perdit dans mille rêveries nouvelles.

A la manière dont Teverino s'était conduit la veille, il n'était que trop certain pour elle qu'il ne l'aimait point. Après ces flatteries passionnées et ce fatal baiser, comment, au lieu d'être recueilli et agité le reste de la soirée, avait-il pu jouer une scène burlesque? Et lorsqu'il s'était retrouvé seul avec la femme à demi-vaincue, comment, au lieu de lui témoigner ce repentir hypocrite qui demande davantage, et qu'une orgueilleuse beauté attend pour se défendre ou pour céder, avait-il pu lui tenir tête dans une espèce de dispute philosophique, et enfin lui parler de l'amour de Léonce au lieu du sien propre? Sabina était profondément humiliée: elle avait hâte de se montrer, afin de reprendre ses airs de hauteur ironique et le calme menteur de sa prétendue invulnérabilité. Mais alors, si le marquis était impertinent et dangereux, quel autre appui que celui de Léonce pouvait-elle espérer?

Une douce et légitime habitude la ramenait donc vers ce défenseur naturel, et, certaine de la générosité de son ami, elle se demandait avec effroi comment elle avait pu être assez injuste et assez légère pour s'exposer à en avoir besoin. Lorsqu'elle comparait ces deux hommes, l'un rempli de séductions et de problèmes, l'autre rigide et sûr; un inconnu et un ami éprouvé; celui-ci qu'un baiser d'elle eût à jamais enchaîné à ses pas, celui-là qui l'acceptait en passant, comme une aventure toute simple, et ne s'en souvenait plus au bout d'une heure: elle s'accusait et rougissait jusqu'au fond de l'âme.

Léonce s'attendait à la voir irritée contre lui; il là trouva pâle, triste et désarmée. Lorsqu'il s'approcha pour lui baiser la main comme à l'ordinaire, il aperçut une larme au bord de ses cils noirs, et, à son tour, il fut involontairement ému.

—Vous êtes souffrante? dit-il; vous avez passé une mauvaise nuit?

—Vous me l'aviez prédit, Léonce, et j'ai à vous rendre compte de ces émotions terribles dont je ne dois jamais perdre le souvenir. Faites en sorte, je vous prie, que je puisse tranquillement causer avec vous aujourd'hui, et ne me quittez pas, comme vous l'avez fait si cruellement hier à diverses reprises.

Léonce n'eut pas le courage de lui répondre qu'il avait cru lui plaire en agissant ainsi. Il voyait trop que Sabina n'avait ni l'envie ni le pouvoir de se justifier.

A son tour, il se demanda s'il n'était pas le seul coupable; et, plein de mélancolie et d'incertitudes, il alla présider aux préparatifs du départ.

Heureusement le curé égaya le déjeuner par le récit de la terrible aventure qui l'avait mis aux prises avec Satan. Le marquis eut beaucoup d'esprit, Léonce fut préoccupé, et Sabina lui en sut gré. Il lui semblait que Teverino avait l'insolence d'un amant heureux, et elle le haïssait. Pourtant rien n'était plus éloigné de la pensée du bohémien; il faisait bien meilleur marché de la faute de lady G... qu'elle-même; il trouvait le péché si véniel, et il avait à cet égard une philosophie si tolérante, qu'il était peu disposé à en tirer gloire. Cela venait de ce qu'il avait moins de respect, dans un certain sens, que Léonce pour la vertu des femmes, et plus de confiance en même temps dans leur mérite moral. Pour un instant de faiblesse, il ne les condamnait pas à n'être pas capables d'un attachement réel et durable. Son code de vertu était moins élevé, mais plus humain. Il ne mettait pas son idéal dans la force, mais, au contraire, dans la tendresse et le pardon.

Ce ne fut qu'au moment de monter en voiture que Sabina s'aperçut de l'absence de Madeleine.

—La petite fille est partie pour ses montagnes à la pointe du jour, lui dit Teverino; elle a craint que son frère ne fût inquiet d'elle, à l'heure où il rentre ordinairement, et elle a pris sa course à vol d'oiseau à travers les monts, escortée de ses bestioles, que j'ai vues de mes yeux voltiger à sa rencontre, aux portes de la ville; car j'ai voulu l'escorter jusque-là, de peur qu'elle ne fût assaillie et arrêtée par les enfants, avides de voir ce qu'ils appellent ses tours de sorcellerie.

—Le marquis est le meilleur d'entre nous, dit Léonce: tandis que nous avions oublié notre petite compagne de voyage, il se levait le premier pour protéger sa retraite.

—Vous appelez cela protéger! dit Sabina en anglais, avec un air d'amertume.

—Ne calomniez pas Teverino, lui répondit Léonce, vous ne le connaissez pas encore.

—Ne m'avez-vous pas dit hier que vous ne le connaissiez plus?

—Ah! je l'ai retrouvé, et désormais, Sabina, je puis vous répondre de lui.

—Réellement? c'est un homme d'honneur?

—Oui, Madame, c'est un homme de coeur, quoique sa fortune ne soit pas brillante.

—Sa famille est pauvre, ou il s'est ruiné?

—Qu'importe l'un ou l'autre?

—Il importe beaucoup. Je respecte la pauvreté d'un gentilhomme, mais j'ai mauvaise opinion d'un noble qui a mangé son patrimoine.

—En ce cas, vous pouvez me mépriser, car je suis fort en train de manger le mien.

—Vous en avez le droit, et je sais que vous le faites d'une manière noble et libérale. Cela ne risque point de vous entraîner aux humiliations de la misère: votre talent comme artiste vous assure un brillant avenir.

—Et si j'étais un artiste capricieux, inconstant, et d'autant plus sujet aux accès de paresse et de langueur que l'idée de travailler pour de l'argent glacerait mes inspirations? Les grands, les vrais artistes sont ainsi pourtant; et vous-même, ne me reprochiez-vous pas hier d'être né dans un milieu où le succès est facile à établir et la lutte peu méritoire?

—Ne me rappelez rien d'hier, Léonce, je voudrais pouvoir arracher cette page-là du livre de ma vie.

On avait franchi rapidement le plateau où la ville est située. Pour regagner la frontière, il fallait remonter au pas le colimaçon escarpé que Teverino avait descendu la veille avec tant d'audace et de sécurité. Il y en avait au moins pour une heure. Tout le monde avait mis pied à terre, excepté Sabina, qui pria Léonce de rester auprès d'elle dans le fond du wurst. Le jockey se tint à portée des chevaux, la négresse folâtrait le long des fossés, poursuivant les papillons avec une certaine grâce sauvage qui faisait ressortir la finesse et la force de ses formes voluptueuses. Le curé, qui avait décidément horreur de cette mauricaude, de ce lucifer en cotillons, comme il l'appelait, marchait devant avec Teverino. Celui-ci avait résolu de le réconcilier avec le bon ami de Madeleine, ce vagabond que le bonhomme n'avait jamais vu, mais qu'il se promettait de faire pincer par les gendarmes à la première occasion. Sans lui parler de cet inconnu, le marquis, prévoyant le moment où il lui faudrait peut-être lever le masque, se fit connaître lui-même sous ses meilleurs aspects, et s'attacha à capter la bienveillance et la confiance du bourru. Ce ne fut pas difficile, car le bourru était au fond le meilleur des hommes, quand on ne contrariait pas ses idées religieuses ni ses habitudes de bien-être.

—Écoutez, Léonce, dit Sabina, après avoir rêvé quelques instants, j'ai une confession étrange à vous faire, et si vous me jugez coupable, j'aurai à me disculper à vos dépens; car vous êtes la cause de tout le mal que j'ai subi, et vous semblez avoir prémédité ma souffrance. Vous avez donc de si grands torts envers moi, que je me sens la force d'avouer les miens.

—Dois-je vous sauver cette honte? répondit Léonce en lui prenant la main; partagé entre la pitié dédaigneuse et l'intérêt fraternel. Oui, c'est le devoir d'un ami, en même temps que son droit. Vous n'avez pu voir impunément mon marquis, vous avez senti sa puissance invincible, vous avez renié toutes vos théories fanfaronnes, vous l'aimez enfin!

Une rougeur brûlante couvrit les joues de Sabina, et elle fit un geste de mépris: mais elle dit après un effort sur elle-même:—Et si cela était, me blâmeriez-vous? Parlez franchement, Léonce, ne m'épargnez pas.

—Je ne vous blâmerais nullement; mais j'essaierais de vous mettre en garde contre cette naissante passion. Teverino n'en est point indigne, j'en fais le serment devant Dieu, qui sait toutes choses et les juge autrement que nous. Mais il y a, entre cet homme et vous, des obstacles que vous ne pourriez ni ne voudriez surmonter, pauvre femme! Une vie de hasards, de revers, de bizarreries inexplicables enchaîne Teverino dans une sphère où vous ne sauriez le suivre. Un lien entre vous serait déplorable pour tous deux.

—Vous répondez à ce que je ne vous demande pas. Que m'importe l'avenir, que m'importe la destinée de cet homme?

—Ah! comme vous l'aimez! s'écria Léonce avec amertume.

—Oui, je l'aime en effet beaucoup! répondit-elle avec, un rire glacé. Vous êtes fou, Léonce. Cet homme m'est complètement indifférent.

—Alors que me demandez-vous donc? Vous jouez-vous de ma bonne foi?

—A Dieu ne plaise! Je vous ai demandé si cet amour vous semblerait coupable, au cas qu'il fût possible.

—Coupable, non; car je conviens que le coupable ce serait moi.

—Et il ne m'ôterait rien de votre amitié?

—De mon amitié, non; mais de mon respect...

—Dites tout. Pourquoi votre respect, se changerai!-il en pitié?

—Parce que vous n'auriez pas été franche avec moi dans le passé. Quoi! tant d'orgueil, de froideur, de dédain pour les femmes faibles, de railleries pour les chutes soudaines, pour les entraînements aveugles; et tout à coup vous vous dévoileriez comme la plus faible et la plus aveugle de toutes? Vous vous seriez garantie pendant des années d'un amour vrai et profond, pour céder en un instant à un prestige passager? Votre caractère perdrait dans cette épreuve toute son originalité, toute sa grandeur.

—Comme vous êtes peu d'accord avec vous-même, Léonce! Hier vous faisiez une guerre acharnée, féroce, à cet odieux caractère; vous le taxiez d'égoïsme et de froide barbarie. Vous étiez prêt à me haïr de ce que je n'avais jamais aimé.

—Alors vous vous êtes piquée d'honneur, et vous avez voulu faire voir de quoi vous étiez capable!

—Soyez calme et généreux: ne me supposez pas la lâcheté de m'être tracé un rôle et d'avoir tranquillement résolu de vous faire souffrir.

—Souffrir, moi? Pourquoi aurais-je donc souffert?

—Parce que vous m'aimiez hier, Léonce. Oui, vous me parliez d'amour en me témoignant de la haine; vous m'imploriez en me repoussant. Je sais que vous en êtes humilié aujourd'hui; je sais qu'aujourd'hui vous ne m'aimez plus.

—Eh bien, dit Léonce tristement, voilà ce qui s'appelle lire dans les coeurs. Mais il vous est, je suppose, aussi indifférent de me voir guéri aujourd'hui, qu'il vous l'était hier de me savoir malade?

—Connaissez donc toute la perversité de mon instinct. Je n'étais pas plus indifférente hier que je ne le suis aujourd'hui. J'avais presque accepté votre amour hier en le repoussant, et aujourd'hui, tout en ayant l'air de l'implorer, j'y renonce.

—Vous faites bien, Sabina, ce serait un grand malheur pour tous deux qu'il put persister après ce que j'ai vu et ce que je fais.

—Et pourtant vous n'avez pas tout vu, et je veux que vous sachiez tout. Hier, au sommet de la tour, j'ai été attendrie jusqu'aux larmes par la voix-de cet Italien; un vertige m'a saisie, j'ai senti ses lèvres sur les miennes, et si je ne vous eusse entendu revenir, je n'aurais peut-être pas détourné la tête.

—Il vous est facile de vous confesser à qui n'a rien perdu de celle scène pittoresque. J'ai cru voir Françoise de Rimini recevant le premier baiser de Lanciotto! Vous étiez fort belle.

—Eh bien, Léonce, pourquoi ce frisson, ce regard courroucé et cette voix tremblante? Que vous importe aujourd'hui, puisque, pour cette faute, vous ne m'aimez plus? puisque vous me méprisez au point de vouloir m'ôter le mérite de la confiance et du repentir?

—On ne se repent pas quand on se confesse avec tant d'audace.

—Eh bien, que ce soit de l'audace si vous voulez, je ne me pique pas du contraire, et ce n'est pas le pardon d'un amant que je demande, c'est l'absolution de l'amitié. Tenez, Léonce, l'humiliante expérience que j'ai faite hier à mes dépens, m'a fait changer de sentiments sur l'amour et d'opinion sur moi-même. Je rêvais quelque chose d'inouï et de sublime; j'y croyais encore; je vous supposais à peine digne de me guider à la découverte de cet idéal. Maintenant j'ai reconnu le néant de mes songes et l'infirmité honteuse de la nature humaine. Un oeil de feu, de flatteuses paroles, une belle voix, la fatigue et l'émotion d'une journée d'aventures, l'enivrement d'une belle nuit, d'un beau site, et, par-dessus tout, un méchant instinct de dépit contre vous, m'ont rendue aussi faible à un moment donné, que j'avais été forte et invincible durant plusieurs années passées dans le monde. Un trouble inconcevable a pesé sur moi, un nuage a couvert mes yeux, un bourdonnement a rempli mes oreilles. J'ai senti que moi aussi j'étais un être passif, dominé, entraîné, une femme, en un mot! Et dès lors tout mon échafaudage d'orgueil s'est écroulé; j'ai pleuré la foi que j'avais en moi-même, et, me sentant ainsi déchue et désillusionnée sur mon propre compte, j'ai cru, du moins, pouvoir remercier Dieu d'avoir placé près de moi un ami généreux, qui, après m'avoir préservée d'une chute complète, me consolerait dans ma douleur. Me suis-je donc trompée, Léonce, et n'essaierez-vous pas de fermer cette blessure qui saigne au fond de mon coeur? Faudra-t-il que je pleure dans la solitude, et que je sois foudroyée à toute heure par le cri de ma conscience? Et si ce désespoir achève de me briser, si une première chute me place sur une pente fatale, si je dois encore subir de si misérables tentations et sentir la gravité de ces dangers que j'ai tant méprisés, n'aurai-je personne pour me tendre la main et me protéger? Sera-ce mon mari, cet Anglais flegmatique et intempérant qui ne sait pas préserver sa raison de l'attrait du vin, et qui ne conçoit pas qu'on cède à celui de l'amour? Seront-ce mes adorateurs perfides, ces gens du monde, impitoyables et dépravés, qui ne reculent devant aucun mensonge pour séduire une femme, et qui la méprisent dès qu'elle écoute les mensonges d'un autre? Dites, où faudra-t-il que je me réfugie désormais, si le seul homme à l'amitié duquel je peux livrer le secret de ma rougeur me repousse et me dit froidement: «De la pitié, oui; mais du respect, non!

Sabina avait parlé avec énergie; ses joues étaient d'une pâleur mortelle que faisaient ressortir de légers points brûlants sur ses pommettes délicates. Elle avait réellement la fièvre, et la brise du matin, qui soulevait sa magnifique chevelure, lui donnait un aspect inaccoutumé de désordre et d'émotion violente. Léonce la trouva plus belle que jamais; il saisit sa main, et la sentant réellement agitée d'un frisson glacé, il la porta à ses lèvres pour la ranimer. Un torrent de larmes brisa la poitrine de Sabina; et, se penchant sur l'épaule de son ami, elle fut reçue dans ses bras qui la serrèrent passionnément.

Léonce garda le silence; il lui était impossible de dire un mot. Les préjugés de son orgueil luttaient contre l'élan de son coeur. S'il ne se fût agi en réalité que du pardon de l'amitié, rien ne lui eût été plus facile que de prodiguer de tendres consolations; mais Léonce était amoureux, amoureux fou peut-être, et depuis trop longtemps pour que les devoirs de l'amitié pussent se présenter à son esprit. Il était aux prises avec une passion bien autrement exigeante et jalouse, et il souffrait de véritables tortures en songeant qu'à deux pas de lui se trouvait un homme qui avait réussi, en un instant, à bouleverser ce coeur fermé pour lui depuis des années. Malgré ce combat intérieur, Léonce était vaincu sans se l'avouer; car il était né généreux, et de plus, il éprouvait le sentiment qui devient en nous le plus généreux de tous, quand nous réussissons à dégager sa divine essence des souillures de l'égoïsme et de la vanité.

—Ne m'interrogez pas, dit-il à Sabina; et moi aussi, je souffre... mais restez ainsi près de mon coeur, et tâchons d'oublier, tous les deux!

Il la retint dans ses bras, et elle éprouva bientôt la douceur de ce fluide magnétique qui émane d'un coeur ami, et qui a plus d'éloquence que toutes les paroles. Tous deux respiraient plus librement, et comme les yeux de Sabina se fermaient pour savourer cette pure ivresse, il lui dit en l'attirant plus près de lui: «Dormez, chère malade, reposez-vous de vos fatigues.» Elle céda instinctivement à cette invitation, et bientôt un sommeil bienfaisant, doucement bercé par la marche lente de la voiture et la sollicitude de son ami, répara ses forces et ramena sur ses joues le pâle coloris uniforme, qui est la fraîcheur des brunes.

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