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Troïlus et Cressida

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The Project Gutenberg eBook of Troïlus et Cressida

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Title: Troïlus et Cressida

Author: William Shakespeare

Translator: François Guizot

Release date: May 4, 2006 [eBook #18313]

Language: French

Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROÏLUS ET CRESSIDA ***


Note du transcripteur.

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Ce document est tiré de:

OEUVRES COMPLÈTES DE

SHAKSPEARE

TRADUCTION DE

M. GUIZOT

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE

AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE

DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

Volume 4

Mesure pour mesure.—Othello.—Comme il vous plaira.

Le conte d'hiver.—Troïlus et Cressida.

PARIS

A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, QUAI DES AUGUSTINS

1863

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TROÏLUS ET CRESSIDA

TRAGÉDIE


NOTICE
SUR
TROÏLUS ET CRESSIDA

Si, dans Troïlus et Cressida, le poëte traite un peu lestement les héros de l'Iliade, si ces grands noms lui ont si peu imposé qu'il est douteux que cette composition dramatique ne soit pas une parodie, ne croyons pas que Shakspeare ait blasphémé contre la divinité d'Homère; rappelons-nous que nos anciens romanciers avaient fait des demi-dieux et des héros de l'antiquité de véritables chevaliers errants, et qu'Hercule, Thésée, Jason, Achille, conservaient, pendant dix gros volumes, les mêmes moeurs que les Lancelot, les Roland, les Olivier, et d'autres paladins chrétiens.

C'est à Chaucer que Shakspeare nous semble en grande partie redevable de l'idée de Troïlus et Cressida; mais les grands traits avec lesquels il dessine les caractères de ses autres héros, Hector, Achille, Ajax, Diomède, Agamemnon, Nestor, le lâche et satirique Thersite, l'amitié d'Achille et de Patrocle, l'éloquence d'Ulysse, que la Minerve d'Homère n'eût pas si bien inspiré; enfin, quelques traits historiques qu'on ne trouve ni dans Chaucer, ni dans Caxton, ni dans aucun des romanciers du moyen âge, font conjecturer que Shakspeare aurait bien pu connaître par la traduction quelques livres de l'Iliade.

Quoi qu'il en soit, jamais Shakspeare ne s'est moins occupé de l'effet théâtral que dans cette pièce. Nous passons en revue avec lui tous ces héros, que nos souvenirs classiques nous rendent sacrés, sans pouvoir résister à la tentation de les trouver parfois ridicules, et cependant naturels.

Hector, qui paraît d'abord digne de concentrer sur lui tout l'intérêt, parce qu'il est représenté comme le plus aimable, nous surprend tout à coup en refusant de se battre avec Ajax, parce qu'il est son cousin. On ne pardonnerait point à Shakspeare cette excuse, s'il ne faisait en quelque sorte réparation d'honneur à ce héros en le faisant périr d'une mort sublime.

Ajax est un des caractères les plus originaux de la pièce, et s'accorde assez bien avec celui de l'Iliade. Il forme avec Achille un contraste habilement ménagé. On trouverait encore de nos jours à faire l'application de son portrait tel que l'esquisse Alexandre.

Achille est bien aussi l'Achille de l'Iliade; mais il se déshonore en excitant les bouffonneries de Patrocle et la méchanceté de Thersite; et il y a quelque chose de révoltant dans la froide férocité avec laquelle il égorge Hector.

Le vieux roi de Pylos ne paraît que pour nous montrer sa barbe blanche et recevoir les compliments d'Ulysse. Celui-ci possède à lui seul l'éloquence et la raison de la pièce; mais il faut bien que ses discours soient sublimes, car il ne fait que des discours. Les autres héros de Troie et du camp des Grecs jouent un rôle encore moins important, et pour la prise de Troie, et pour l'intrigue des deux amants.

Troïlus lui-même a pour caractère de n'en point avoir. Sa patience nous fait sourire; on a peine à croire à ses emportements qui, du reste, comme l'observe Schlegel, ne font mal à personne. Mais les caractères de Cressida et de Pandarus sont frappants de vérité et d'originalité; le nom de celui-ci est devenu dans la langue anglaise un mot honnête pour exprimer un métier qui ne l'est guère, et qui n'a point d'équivalent dans la nôtre; car le Bonneau de la Pucelle de Voltaire n'est pas encore proverbial parmi nous.

Cressida nous amuse par son étourderie; elle devient amoureuse de Troïlus par désoeuvrement, et le quitte par pure légèreté. Sa passion pour Diomède n'est pas plus sérieuse que la première; un troisième galant n'aurait qu'à s'offrir pour le supplanter aussi facilement que l'a été Troïlus.

On peut lui appliquer le vers de lord Byron:

Thou art not false, but thou art fickle.

Tu n'es point perfide, tu n'es que légère.

Si cette pièce n'est pas une des plus morales et des plus fortement conçues de Shakspeare, elle n'est pas une des moins amusantes et des moins instructives. Naturellement, Shakspeare ne se passionne pour aucun de ses personnages; nulle part, peut-être, il n'est entièrement sérieux ou entièrement comique; mais c'est ici surtout qu'il s'est fait un jeu du caprice de ses idées, et qu'il semble avoir voulu donner un double sens à sa composition.

Johnson observe que le style de Shakspeare, dans Troïlus et Cressida, est plus correct que dans la plupart de ses pièces; on doit y remarquer aussi une foule d'observations politiques et morales, cachet d'un génie supérieur.

Dryden a refait cette tragédie avec des changements. Il a donné au fond une nouvelle forme; il a omis quelques personnages, et ajouté Andromaque: en général, il y a plus d'ordre et de liaison dans ses scènes, et quelques-unes sont neuves et du plus bel effet.

Selon Malone, Shakspeare aurait composé Troïlus et Cressida en 16021.

Note 1: (retour)

Troïlus and Cressida, or Truth found too late (ou la Vérité connue trop tard). London, 1679.

PERSONNAGES

PRIAM, roi de Troie.

HECTOR,      )

TROÏLUS,      )

PARIS,           ) ses fils.

DÉIPHOBE,  )

HÉLÉNUS,    )

ÉNÉE,          )

ANTÉNOR,  ) chefs troyens.

PANDARE, oncle de Cressida.

CALCHAS, prêtre troyen du parti des Grecs.

MARGARÉLON, fils naturel de Priam.

AGAMEMNON, général des Grecs.

MÉNÉLAS, son frère.

ACHILLE,      )

AJAX,            )

ULYSSE,       ) chefs des Grecs.

NESTOR,      )

DIOMÈDE,    )

PATROCLE, )

THERSITE, Grec difforme et lâche.

ALEXANDRE, serviteur de Cressida.

UN SERVITEUR DE TROÏLUS.

UN SERVITEUR DE PARIS.

UN SERVITEUR DE DIOMÈDE.

HÉLÈNE, femme de Ménélas.

ANDROMAQUE, femme d'Hector.

CASSANDRE, fille de Priam, proph.

CRESSIDA, fille de Calchas.—SOLDATS GRECS ET TROYENS, etc.

La scène est tantôt dans Troie, et tantôt dans le camp des Grecs.



PROLOGUE.

Troie est le lieu de la scène. Des îles de la Grèce, une foule de princes enflammés d'orgueil et de courroux ont envoyé au port d'Athènes leurs vaisseaux chargés de combattants et des apprêts d'une guerre cruelle. Soixante-neuf chefs, rois couronnés d'autant de petits empires, sont sortis de la baie athénienne et ont vogué vers la Phrygie, tous liés par le voeu solennel de saccager Troie. Dans ses fortes murailles, Hélène, l'épouse du roi Ménélas, dort en paix dans les bras de son ravisseur Pàris; et voilà la cause de cette grande querelle. Les Grecs abordent à Ténédos, et là leurs vaisseaux vomissent de leurs larges flancs sur le rivage tout l'appareil de la guerre. Déjà les Grecs, pleins d'ardeur et fiers de leurs forces encore entières, plantent leurs tentes guerrières sur les plaines de Dardanie. Les six portes de la cité de Priam, la porte Dardanienne, la Thymbrienne, l'Ilias, la Chétas, la Troyenne et l'Anténoride, avec leurs lourds verroux et leurs barres de fer, enferment et défendent les enfants de Troie.—Maintenant l'attente agite les esprits inquiets dans l'un et l'autre parti; Grecs et Troyens sont disposés à livrer tout aux hasards de la fortune:—Et moi je viens ici comme un Prologue armé;—mais non pas pour vous faire un défi dans la confiance que m'inspire la plume de l'auteur, ou le jeu des acteurs, mais simplement pour offrir le costume assorti au sujet, et pour vous dire, spectateurs bénévoles, que notre pièce, franchissant tout l'espace antérieur et les premiers germes de cette querelle, court se placer au milieu même des événements, pour se replier ensuite sur tout ce qui peut entrer et s'arranger dans un plan. Approuvez ou blâmez, faites à votre gré; maintenant, bonne ou mauvaise fortune, c'est la chance de la guerre.



ACTE PREMIER


SCÈNE I

La scène est devant le palais de Priam.

Entrent TROÏLUS armé et PANDARE.


TROÏLUS.—Appelez mon varlet2; je veux me désarmer. Eh! pourquoi ferais-je la guerre hors des murs de Troie, lorsque j'ai à soutenir de si cruels combats ici dans mon sein? Que le Troyen qui est maître de son coeur aille au champ de bataille: le coeur de Troïlus, hélas! n'est plus à lui.

Note 2: (retour)

Ci-gît Hakin et son varlet
Tout déarmé et tout défaict
Avec son espée et sa loche.

PANDARE.—N'y a-t-il point de remède à toutes ces plaintes?

TROÏLUS.—Les Grecs sont forts, habiles autant que forts, fiers autant qu'habiles, et vaillants autant que fiers. Mais moi, je suis plus faible que les pleurs d'une femme, plus paisible que le sommeil, plus crédule que l'ignorance. Je suis moins brave qu'une jeune fille pendant la nuit, et plus novice que l'enfance sans expérience.

PANDARE.—Allons! je vous en ai assez dit là-dessus: quant à moi, je ne m'en mêlerai plus. Celui qui veut faire un gâteau du froment doit attendre la mouture.

TROÏLUS.—Ne l'ai-je pas attendu?

PANDARE.—Oui, la mouture; mais il faut attendre le blutage.

TROÏLUS.—N'ai-je pas attendu?

PANDARE.—Oui, le blutage: mais il vous faut attendre la levure.

TROÏLUS.—Je l'ai attendue aussi.

PANDARE.—Oui, la levure: mais ce n'est pas tout, il faut encore pétrir, faire le gâteau, chauffer le four, cuire; et il faut bien attendre encore que le gâteau se refroidisse, ou vous risquez de vous brûler les lèvres.

TROÏLUS.—La patience elle-même, toute déesse qu'elle est, supporte la souffrance moins paisiblement que moi. Je m'assieds à la table royale de Priam, et lorsque la belle Cressida vient s'offrir à ma pensée,—que dis-je, traître, quand elle vient?—Quand en est-elle jamais absente?

PANDARE.—Eh bien! elle était plus belle hier au soir que je ne l'ai jamais vue, ni elle ni aucune autre femme.

TROÏLUS.—J'en étais à vous dire...—Quand mon coeur, comme ouvert par un violent soupir, était prêt à se fendre en deux; dans la crainte qu'Hector, ou mon père, ne me surprissent, j'ai enseveli ce soupir dans le pli d'un sourire, comme le soleil lorsqu'il éclaire un orage: mais le chagrin, que voile une gaieté apparente, est comme une joie que le destin change en une tristesse soudaine.

PANDARE.—Si ses cheveux n'étaient pas d'une nuance plus foncée que ceux d'Hélène, allons, il n'y aurait pas plus de comparaison à faire entre ces deux femmes... mais, quant à moi, elle est ma parente: je ne voudrais pas, comme on dit, trop la vanter.—Mais je voudrais que quelqu'un l'eût entendue parler hier, comme je l'ai entendue, moi... Je ne veux pas déprécier l'esprit de votre soeur Cassandre.—Mais...

TROÏLUS.—O Pandare, je vous le déclare... Pandare, quand je vous dis que là sont ensevelies toutes mes espérances, ne me répliquez pas, pour me dire à combien de brasses de profondeur elles sont plongées. Je vous dis que je suis fou d'amour pour Cressida; vous me répondez qu'elle est belle, vous versez dans la plaie ouverte de mon coeur tout le charme de ses yeux, de sa chevelure, de ses joues, de son port, de sa voix. Vous parlez de sa main! auprès de laquelle toutes les blancheurs sont de l'encre qui trahit elle-même sa noirceur; auprès de la douceur de son toucher, le duvet du cygne même est rude, et la sensation la plus exquise est grossière comme la main du laboureur.—Voilà ce que vous me dites. Et tout ce que vous me dites est la vérité, comme lorsque je dis que je l'aime.—Mais en me parlant ainsi, au lieu de baume et d'huile, vous plongez dans chaque blessure que m'a faite l'amour le couteau qui les a ouvertes.

PANDARE.—Je ne dis que la vérité.

TROÏLUS.—Vous n'en dites pas encore assez.

PANDARE.—Ma foi, je ne veux plus m'en mêler: qu'elle soit ce qu'elle voudra; si elle est belle, tant mieux pour elle; si elle ne l'est pas, elle a le remède dans ses propres mains.

TROÏLUS.—Bon Pandare! eh bien! Pandare?

PANDARE.—J'en suis pour mes peines: je suis mal vu d'elle et mal vu de vous: je me suis mêlé de négocier entre vous deux, mais on me sait fort peu gré de mes soins.

TROÏLUS.—Quoi! seriez-vous fâché, Pandare? Le seriez-vous contre moi?

PANDARE.—Parce qu'elle est ma parente, elle n'est pas aussi belle qu'Hélène. Si elle n'était pas ma parente, elle serait aussi belle le vendredi qu'Hélène le dimanche. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Fût-elle noire comme un nègre, peu importe: cela m'est bien égal.

TROÏLUS.—Est-ce que je dis qu'elle n'est pas belle?

PANDARE.—Peu importe que vous le disiez ou que vous ne le disiez pas; c'est une sotte de rester ici sans son père, qu'elle aille trouver les Grecs; et je le lui dirai, la première fois que je la verrai; pour ce qui est de moi, c'est fini, je ne m'en mêlerai plus.

TROÏLUS.—Pandare...

PANDARE.—Non, jamais.

TROÏLUS.—Mon cher Pandare...

PANDARE.—Je vous en prie, ne m'en parlez plus, je veux tout laisser là, comme je l'ai trouvé; et tout est fini.

(Pandare sort.)

(Bruit de guerre.)

TROÏLUS.—Silence, odieuses clameurs! silence, rudes sons! insensés des deux partis! Il faut bien qu'Hélène soit belle, puisque vous la fardez tous les jours de votre sang. Moi, je ne puis combattre pour un pareil sujet: il est trop chétif pour mon épée. Mais Pandare... O dieux, comme vous me tourmentez! Je ne puis arriver à Cressida que par Pandare; et il est aussi difficile de l'engager à lui faire la cour pour moi, qu'elle est obstinée dans sa vertu contre toute sollicitation. Au nom de ton amour pour ta Daphné, dis-moi, Apollon, ce qu'est Cressida, ce qu'est Pandare, et ce que je suis. Le lit de cette belle est l'Inde: elle est la perle qui y repose; je vois l'errant et vaste Océan, dans l'espace qui est entre Ilion et le lieu de sa demeure: moi, je suis le marchand, et ce Pandare, qui vogue de l'un à l'autre bord, est ma douteuse espérance; mon remorqueur et mon vaisseau.

(Bruit de guerre. Entre Énée.)

ÉNÉE.—Quoi donc, prince Troïlus! pourquoi n'êtes-vous pas sur le champ de bataille?

TROÏLUS.—Parce que je n'y suis pas; cette réponse de femme est à propos, car c'est pour une femme que l'on sort de ces murs. Quelles nouvelles, aujourd'hui, Énée, du champ de bataille?

ÉNÉE.—Que Pâris est rentré blessé dans la ville.

TROÏLUS.—Par qui, Énée?

ÉNÉE.—Par Ménélas, Troïlus.

TROÏLUS.—Que le sang de Pâris coule: c'est une blessure à dédaigner. Pâris a été percé par la corne de Ménélas.

ÉNÉE.—Écoutez, quelle belle chasse on donne aujourd'hui hors de la ville!

TROÏLUS.—Il y en aurait une plus belle dans la ville si vouloir était pouvoir.—Mais allons à la chasse de la plaine!—Vous y rendez-vous?

ÉNÉE.—En toute hâte.

TROÏLUS.—Venez, allons-y ensemble.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une rue de Troie.

Entrent CRESSIDA et ALEXANDRE3.

Note 3: (retour)

Alexandre est ici un valet, ce n'est pas Alexandre Pâris, il est vrai que Pandare va tout à l'heure lui dire bonjour, mais les gens comme Pandare sont les plus affables du monde.


CRESSIDA.—Qui étaient celles qui viennent de passer près de nous?

ALEXANDRE.—La reine Hécube et Hélène.

CRESSIDA.—Et où vont-elles?

ALEXANDRE.—Elles vont voir la bataille, de la tour de l'Orient, dont la hauteur commande en souveraine toute la vallée; Hector, dont la patience est inébranlable, comme la vertu même, était ému aujourd'hui. Il a grondé Andromaque et frappé son écuyer; et comme s'il était question d'économie de ménage dans la guerre, il s'est levé avant le soleil pour s'armer à la légère et se rendre sur le champ de bataille dont chaque fleur pleurait, comme si elle pressentait prophétiquement les effets du courroux d'Hector.

CRESSIDA.—Et quel était le sujet de sa colère?

ALEXANDRE.—Voici le bruit qui s'est répandu. Il y a, dit-on, parmi les Grecs, un héros du sang troyen, neveu d'Hector: on le nomme Ajax.

CRESSIDA.—Fort bien; et que dit-on de lui?

ALEXANDRE.—On dit que c'est un homme perse, et qui se tient tout seul4.

Note 4: (retour)

Stands alone, stat solus, proéminent; to stand veut dire aussi se tenir debout, de là l'équivoque.

CRESSIDA.—On en peut dire autant de tous les hommes, à moins qu'ils ne soient ivres, malades, ou sans jambes.

ALEXANDRE.—Cet homme, madame, a volé à plusieurs animaux leurs qualités distinctives. Il est aussi vaillant que le lion, aussi grossier que l'ours, aussi lent que l'éléphant: c'est un homme en qui la nature a tellement accumulé les humeurs diverses, qu'en lui la valeur se mêle à la folie, et que la folie est assaisonnée de prudence: il n'y a pas un homme qui ait une vertu dont il n'ait une étincelle, un défaut dont il n'ait quelque teinte. Il est mélancolique sans sujet et gai à rebrousse-poil. Il a des jointures pour tous ses membres; mais tout en lui est si démanché, que c'est un Briarée goutteux avec cent bras dont il ne peut faire usage, un Argus aveugle avec cent yeux dont il ne voit pas clair.

CRESSIDA.—Mais comment cet homme, qui me fait sourire, peut-il exciter le courroux d'Hector?

ALEXANDRE.—On dit qu'il a lutté hier avec Hector dans le combat et qu'il l'a terrassé. Furieux et honteux depuis cet affront, Hector n'en a ni mangé ni dormi.

(Entre Pandare.)

CRESSIDA.—Qui vient à nous?

ALEXANDRE.—Madame, c'est votre oncle Pandare.

CRESSIDA.—Hector est un brave guerrier.

ALEXANDRE.—Autant qu'homme au monde, madame.

PANDARE.—Que dites-vous là? que dites-vous là?

CRESSIDA.—Bonjour, mon oncle Pandare.

PANDARE.—Bonjour, ma nièce Cressida. De quoi parlez-vous?—Ah! bonjour, Alexandre.—Eh bien! ma nièce, comment vous portez-vous? Depuis quand êtes-vous à Ilion5?

Note 5: (retour)

Ilion était le palais de Troie.

CRESSIDA.—Depuis ce matin, mon oncle.

PANDARE.—De quoi parliez-vous quand je suis arrivé?—Hector était-il armé et sorti avant que vous vinssiez à Ilion? Hélène n'était pas levée? n'est-ce pas?

CRESSIDA.—Hector était parti; mais Hélène n'était pas encore levée.

PANDARE.—Oui, Hector a été bien matinal.

CRESSIDA.—C'était de lui que nous causions, et de sa colère.

PANDARE.—Est-ce qu'il était en colère?

CRESSIDA.—Il le dit, lui.

PANDARE.—Oui, cela est vrai. J'en sais aussi la cause; il en couchera par terre aujourd'hui, je peux le leur promettre; et il y a aussi Troïlus qui ne le suivra pas de loin: qu'ils prennent garde à Troïlus; je peux leur dire cela aussi.

CRESSIDA.—Quoi! est-ce qu'il est en colère aussi?

PANDARE.—Qui, Troïlus? Troïlus est le plus brave des deux.

CRESSIDA.—O Jupiter, il n'y a pas de comparaison.

PANDARE.—Comment! pas de comparaison entre Troïlus et Hector? Reconnaîtriez-vous un homme si vous le voyiez?

CRESSIDA.—Oui, si je l'avais jamais vu auparavant et si je le connaissais.

PANDARE.—Eh bien! je dis que Troïlus est Troïlus.

CRESSIDA.—Oh! vous dites comme moi; car je suis sûre qu'il n'est pas Hector.

PANDARE.—Non; et Hector n'est pas Troïlus, à quelques égards.

CRESSIDA.—Cela est exactement vrai de tous deux: il est lui-même, et pas un autre.

PANDARE.—Lui-même? Hélas! le pauvre Troïlus! je voudrais bien qu'il le fût.

CRESSIDA.—Il l'est aussi.

PANDARE.—S'il l'est, je veux aller nu-pieds jusqu'à l'Inde.

CRESSIDA.—Il n'est pas Hector.

PANDARE.—Lui-même? Oh! non, il n'est pas lui-même.—Plût au ciel qu'il fût lui-même! Allons, les dieux sont au-dessus de nous; le temps amène les biens ou finit les maux. Allons, Troïlus, allons... je voudrais que mon coeur fût dans son sein!—Non, Hector ne vaut pas mieux que Troïlus.

CRESSIDA.—Pardonnez-moi.

PANDARE.—Il est plus âgé.

CRESSIDA.—Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

PANDARE.—L'autre n'est pas encore parvenu à son âge; vous m'en direz des nouvelles quand il y sera venu: Hector n'aura jamais son esprit de toute l'année.

CRESSIDA.—Il n'en aura pas besoin s'il a le sien.

PANDARE.—Ni ses qualités.

CRESSIDA.—N'importe.

PANDARE.—Ni sa beauté.

CRESSIDA.—Elle ne lui siérait pas; la sienne lui va mieux.

PANDARE.—Vous n'avez pas de jugement, ma nièce: Hélène elle-même jurait l'autre jour que Troïlus, pour un teint brun (car son teint est brun, il faut que je l'avoue), et pas brun, pourtant...

CRESSIDA.—Non; mais brun.

PANDARE.—D'honneur, pour dire la vérité, il est brun et pas brun.

CRESSIDA.—Oui, pour dire la vérité, cela est vrai et n'est pas vrai.

PANDARE.—Enfin elle vantait son teint au-dessus de celui de Pâris.

CRESSIDA.—Mais Pâris a assez de couleurs.

PANDARE.—Oui, il en a assez.

CRESSIDA.—Eh bien! en ce cas, Troïlus en aurait trop. Si elle l'a mis au-dessus de Pâris, son teint est plus vif que le sien; si Pâris a assez de couleurs et Troïlus davantage, c'est un éloge trop fort pour un beau teint. J'aimerais autant que la langue dorée d'Hélène eût vanté Troïlus pour un nez de cuivre.

PANDARE.—Je vous jure que je crois qu'Hélène l'aime plus qu'elle n'aime Pâris.

CRESSIDA.—C'est donc une joyeuse Grecque?

PANDARE.—Oui, je suis sûr qu'elle l'aime. Elle alla l'aborder l'autre jour dans l'embrasure de la fenêtre.—Et vous savez, qu'il n'a pas plus de trois ou quatre poils au menton.

CRESSIDA.—Oh! oui, l'arithmétique d'un garçon de cabaret peut trouver le total de tout ce qu'il en possède.

PANDARE.—Il est bien jeune, et cependant, à trois livres près, il enlève autant que son frère Hector.

CRESSIDA.—Quoi! si jeune et déjà si vieux voleur6?

Note 6: (retour)

Lifter, voleur. Illistus, en langue gothique, voulait dire voleur; équivoque sur le mot.

PANDARE.—Mais pour vous prouver qu'Hélène est amoureuse de lui, elle l'aborda, et elle lui passa sa main blanche sous la fente du menton.

CRESSIDA.—Que Junon ait pitié de nous! comment! a-t-il le menton fendu?

PANDARE.—Hé! vous savez bien qu'il a une fossette: je ne crois pas qu'il y ait un homme, dans toute la Phrygie, à qui le sourire aille mieux.

CRESSIDA.—Oh! il a un fier sourire.

PANDARE.—N'est-ce pas?

CRESSIDA.—Oh! oui; c'est comme un nuage en automne.

PANDARE.—Allons, poursuivez.—Mais pour prouver qu'Hélène aime Troïlus...

CRESSIDA.—Troïlus acceptera la preuve, si vous voulez en venir là.

PANDARE.—Troïlus? Il n'en fait pas plus de cas que je ne fais d'un oeuf de serpent.

CRESSIDA.—Si vous aimiez un oeuf de serpent autant que vous aimez une tête vide, vous mangeriez les petits dans la coque.

PANDARE.—Je ne peux m'empêcher de rire, quand je songe comme elle lui chatouillait le menton.—Il est vrai qu'elle a une main d'une blancheur divine, il faut en faire l'aveu.

CRESSIDA.—Sans qu'il soit besoin de vous donner la question pour cela.

PANDARE.—Et elle voulait à toute force découvrir un poil blanc sur son menton.

CRESSIDA.—Hélas! pauvre menton: il y a mainte verrue plus riche que lui en poils.

PANDARE.—Mais, on se mit tant à rire.—La reine Hécube en a tant ri, que ses yeux en pleuraient.

CRESSIDA.—Des meules de moulin!

PANDARE.—Et Cassandre riait!

CRESSIDA.—Mais c'était un feu plus doux qu'on voyait dans le creux de ses yeux: ses yeux ont-ils pleuré aussi?

PANDARE.—Et Hector riait...

CRESSIDA.—Et pourquoi tous ces éclats de rire?

PANDARE.—Eh! à cause du poil blanc qu'Hélène avait découvert sur le menton de Troïlus.

CRESSIDA.—Si ç'avait été un poil vert, j'en aurais ri aussi.

PANDARE.—Ils n'ont pas tant ri du poil que de la jolie réponse de Troïlus.

CRESSIDA.—- Quelle fut sa réponse?

PANDARE.—Elle lui dit: «Il n'y a que cinquante et un poils sur votre menton, et il y en a un de blanc.»

CRESSIDA.—C'était là le propos d'Hélène?

PANDARE.—Oui, n'en doutez pas. «Cinquante et un poils, répond Troïlus, et un blanc? Ce poil blanc est mon père, et tous les autres sont ses enfants.—Jupiter! dit-elle, lequel de ces poils est Pâris, mon époux?—Le fourchu, répliqua-t-il: arrachez-le, et le lui donnez.» Mais on en rit tant, on en rit tant! et Hélène rougit si fort, et Pâris fut si courroucé, et toute l'assemblée poussa tant d'éclats de rire, que cela passe toute idée.

CRESSIDA.—Allons, laissons cela: car il y a longtemps que cela dure.

PANDARE.—Eh bien! ma nièce; je vous ai dit quelque chose hier, pensez-y.

CRESSIDA.—C'est ce que je fais.

PANDARE.—Je vous jure que c'est la vérité, il vous pleurerait comme s'il était né en avril.

CRESSIDA.—Et moi je pousserais sous ses larmes comme si j'étais une ortie du mois de mai.

(On entend résonner la retraite.)

PANDARE.—Écoutez, les voilà qui reviennent du champ de bataille: nous tiendrons-nous ici, pour les voir passer et défiler vers Ilion? Restons, ma chère nièce, ma bonne nièce Cressida.

CRESSIDA.—Comme cela vous fera plaisir.

PANDARE.—Oh! voici, voici une place excellente: nous pouvons d'ici voir à merveille; je vais vous les nommer l'un après l'autre, à mesure qu'ils vont passer. Mais surtout remarquez bien Troïlus.

(Énée passe le premier sur le théâtre.)

CRESSIDA.—Ne parlez pas si haut.

PANDARE.—Voilà Énée. N'est-ce pas un bel homme? C'est une des fleurs de Troie. Je puis vous dire....—Mais remarquez Troïlus: vous allez le voir bientôt.

(Anténor suit.)

CRESSIDA.—Quel est celui-là?

PANDARE.—C'est Anténor: il a l'esprit fin, je puis vous dire, et c'est un homme d'assez de mérite: c'est une des têtes les plus solides qu'il y ait dans Troie; et il est bien fait de sa personne.—Quand donc viendra Troïlus? Je vais tout à l'heure vous montrer Troïlus. S'il m'aperçoit, vous le verrez me faire un signe de tête.

CRESSIDA.—Vous donnera-t-il un signe de tête.

PANDARE.—Vous verrez.

CRESSIDA.—Alors le moins fou en donnera à l'autre7.

Note 7: (retour)

Jeu de mots sur noddy, niais, et nod, signe de tête, etc.

(Suit Hector.)

PANDARE.—Voilà Hector; le voilà: c'est lui, lui; regardez, c'est lui. Voilà un homme!—Va ton chemin, Hector.—Voilà un brave homme, ma nièce! O brave Hector! Voyez son regard! Voilà une contenance! N'est-ce pas un brave guerrier?

CRESSIDA.—Oh! très-brave!

PANDARE.—N'est-il pas vrai? cela fait du bien au coeur de le voir. Regardez combien d'entailles il y a sur son casque. Voyez là-bas: voyez-vous? Regardez bien! il n'y a pas à plaisanter: ce n'est pas un jeu; ce sont des coups, les ôtera qui voudra, comme on dit: mais ce sont bien là des entailles.

CRESSIDA.—Sont-ce des coups d'épée?

(Pâris passe.)

PANDARE.—D'épée? de quelque arme que ce soit, il ne s'en embarrasse guère. Que le diable l'attaque, cela lui est bien égal. Par la paupière d'un dieu, cela met la joie au coeur, de le voir.—Là-bas, c'est Pâris qui passe.—Regardez là-bas, ma nièce. N'est-ce pas un beau cavalier aussi? N'est-ce pas?... Hé! c'est bon, cela.—Qui donc disait qu'il était rentré blessé dans la ville aujourd'hui? Il n'est pas blessé. Allons, cela fera du bien au coeur d'Hélène. Ah! je voudrais bien voir Troïlus à présent: vous allez voir Troïlus tout à l'heure.

CRESSIDA.—Quel est celui-là?

(Hélénus passe.)

PANDARE.—C'est Hélénus.—Je voudrais bien savoir où est Troïlus:—C'est Hélénus.—Je commence à croire que Troïlus ne sera pas sorti des murs aujourd'hui.—C'est Hélénus.

CRESSIDA.—Hélénus est-il homme à se battre, mon oncle?

PANDARE.—Hélénus? Non,—oui, il se bat passablement bien.—Je me demande où est Troïlus.—Ah! écoutez, n'entendez-vous pas le peuple crier? à Troïlus?—Hélénus est un prêtre.

CRESSIDA.—Quel est ce faquin qui vient là-bas?

(Troïlus passe.)

PANDARE.—Où? là-bas? C'est Déiphobe. Oh! c'est Troïlus! Voilà un homme, ma nièce! Hem! le brave Troïlus: le prince des chevaliers!

CRESSIDA.—Silence; de grâce, silence!

PANDARE.—Remarquez-le: considérez-le bien.—O brave Troïlus! Regardez-le bien, ma nièce: voyez-vous comme son épée est sanglante, et son casque haché de plus de coups que celui d'Hector! Et son regard, sa démarche! O admirable jeune homme! il n'a pas encore vu ses vingt-trois ans! Va ton chemin, Troïlus, va ton chemin. Si j'avais pour soeur une grâce, ou pour fille une déesse, il pourrait choisir. O l'admirable guerrier! Pâris... Pâris est de la boue au prix de lui; et je gage qu'Hélène, pour changer, donnerait un oeil par-dessus le marché.

(Suivent une troupe de combattants, soldats, etc.)

CRESSIDA.—En voici encore.

PANDARE.—Ânes, imbéciles, benêts, paille et son, paille et son! de la soupe après dîner. Je pourrais vivre et mourir sous les yeux de Troïlus: ne regardez plus, ne regardez plus: les aigles sont passés; buses et corbeaux, buses et corbeaux! J'aimerais mieux être Troïlus qu'Agamemnon et tous ses Grecs.

CRESSIDA.—Il y a Achille parmi les Grecs. C'est un héros qui vaut mieux que Troïlus.

PANDARE.—Achille? un charretier, un crocheteur, un vrai chameau.

CRESSIDA.—Bien, bien.

PANDARE.—Bien, bien?—Avez-vous quelque discernement? Avez-vous des yeux? Savez-vous ce que c'est qu'un homme? La naissance, la beauté, la bonne façon, le raisonnement, le courage, l'instruction, la douceur, la jeunesse, la libéralité et autres qualités semblables; ne sont-elles pas comme les épices et le sel, qui assaisonnent un homme?

CRESSIDA.—Oui, un homme en hachis, pour être cuit sans dattes8 dans le pâté; car alors la date de l'homme ne compte plus.

PANDARE.—Vous êtes une drôle de femme; on ne sait pas sur quelle garde vous vous tenez9.

Note 8: (retour)

Pour comprendre ce jeu de mots, il faut savoir qu'autrefois les dattes étaient un ingrédient qui entrait dans les pâtés.

Note 9: (retour)

Expression empruntée à l'escrime; mais il y a le verbe to lie, qui est employé dans un sens très-étendu ici, comme presque toujours quand Shakspeare a quelque calembour en tête.

CRESSIDA.—Je me tiens sur mon dos pour défendre mon ventre; sur mon esprit pour défendre mes ruses; sur mon secret pour défendre ma vertu; sur mon masque pour défendre ma beauté, et sur vous pour défendre tout cela; je me tiens enfin sur mes gardes, et je ne cesse de veiller.

PANDARE.—Nommez-moi une de vos gardes.

CRESSIDA.—Je m'en garderai bien, et c'est là une de mes principales gardes. Si je ne puis garder ce que je ne voudrais pas laisser toucher, je puis bien me garder de vous dire comment j'ai reçu le coup, à moins que l'enflure ne soit si grande que je ne puisse le cacher, et alors il est impossible de s'en garder.

PANDARE.—Vous êtes de plus en plus étrange.

(Entre le page de Troïlus.)

LE PAGE.—Seigneur, mon maître voudrait vous parler à l'instant même.

PANDARE.—Où?

LE PAGE.—Chez vous. Il est là qui se désarme.

PANDARE.—Bon page, va lui dire que je viens. (Le page sort.)—Je crains qu'il ne soit blessé. Adieu, ma chère nièce.

CRESSIDA.—Adieu, mon oncle.

PANDARE.—Je vais venir vous rejoindre tout à l'heure, ma nièce.

CRESSIDA.—Pour m'apporter, mon oncle...

PANDARE.—Oui, un gage de Troïlus.

CRESSIDA.—Par ce gage!... vous êtes un entremetteur. (Pandare sort). Promesses, serments, présents, larmes, et tous les sacrifices de l'amour, il les offre pour un autre que lui. Mais je vois plus de mérite dans Troïlus, dix mille fois, que dans le miroir des éloges de Pandare: et pourtant je le tiens à distance. Les femmes sont des anges quand on leur fait la cour; sont-elles obtenues, tout finit là. L'âme du plaisir est dans la recherche même. La femme aimée ne sait rien, si elle ne sait pas cela: les hommes prisent l'objet qu'ils ne possèdent pas bien au-dessus de sa valeur: jamais il n'exista de femme qui ait connu tant de douceurs dans l'amour satisfait qu'il y en a dans le désir. J'enseigne donc cette maxime d'amour: la servitude suit la conquête; l'humble prière accompagne la recherche.—Ainsi, quoique mon coeur satisfait lui porte un amour inébranlable, aucun indice ne s'en manifestera dans mes yeux.

(Elle sort.)


SCÈNE III

Le camp grec devant la tente d'Agamemnon. Les trompettes sonnent.

Paraissent AGAMEMNON, NESTOR, ULYSSE MÉNÉLAS et autres chefs.


AGAMEMNON.—Princes, quel chagrin jaunit ainsi vos visages? Dans toutes les entreprises commencées sur la terre, les vastes promesses que fait l'espérance ne sont jamais complétement remplies; les obstacles et les revers naissent du sein même des actions les plus élevées: comme les noeuds formés par la rencontre de la séve déforment le pin robuste, et détournent du cours naturel de sa croissance sa veine errante et tortueuse. Il n'est pas nouveau, à nos yeux, princes, de nous être si fort trompés dans nos conjectures, qu'après sept années de siége, les murs de Troie sont encore debout. Dans toutes les entreprises qui nous ont devancé, dont nous avons la tradition, l'exécution a toujours rencontré des obstacles et des traverses, et n'a point répondu au but qu'on se proposait, ni à cette vague figure imaginaire à laquelle la pensée avait donné une forme imaginaire. Pourquoi donc, princes, contemplez-vous notre ouvrage d'un front si consterné? Pourquoi voyez-vous autant d'affronts dans ce qui n'est en effet qu'une épreuve prolongée par le grand Jupiter, pour trouver la constante persévérance chez les hommes? Ce n'est point dans les faveurs de la fortune que la trempe de cette vertu se reconnaît; car alors le lâche et le brave, le sage et l'insensé, le savant et l'ignorant, l'homme dur et l'homme sensible, paraissent tous se ressembler et être de la même famille. C'est dans les vents d'orage qu'excite son courroux que la Gloire, armée d'un large van, sépare et rejette toute la balle; mais ce qui a de la consistance et du corps reste seul riche en vertu et sans mélange.

NESTOR.—Avec le respect qui est dû à votre place suprême, illustre Agamemnon, Nestor fera l'application de vos dernières paroles. Les vicissitudes de la fortune sont la véritable épreuve des hommes. Lorsque la mer est calme, combien de légers esquifs osent se hasarder sur son sein patient, et faire route à côté des vaisseaux de haut bord10. Mais que l'impétueux Borée vienne à courroucer la paisible Thétis, voyez alors les vaisseaux aux robustes flancs fendre les montagnes liquides, et, comme le coursier de Persée11, bondir entre les deux humides éléments. Où est alors la présomptueuse nacelle dont la faible structure osait, il n'y a qu'un moment, rivaliser avec la grandeur? Elle a fui dans le port, ou bien elle est déjà engloutie par Neptune. De même, c'est dans les orages de l'adversité que la valeur apparente et la valeur réelle se distinguent. Sous l'éclat brillant de ses rayons, le troupeau est plus tourmenté par le taon que par le tigre; mais, lorsque le vent destructeur fait ployer le genou au chêne noueux et que l'insecte se met à l'abri, l'animal courageux12, excité par la fureur de la tempête, s'irrite avec elle, et répond sur le même ton à la fortune ennemie.

Note 10: (retour)

Stace a la même comparaison.

Sic ubi magna novum Phario de littore puppis

Solvit iter jamque innumeros utrinque rudentes

Lataque veliferi porrexit brachia mali,

Invasitque vias, it eodem angusta Phalesus

Æquore, immensi partem sibi vindicat Austri.

Note 11: (retour)

Allusion à la fable des ailes prêtées à Persée par Minerve.

Note 12: (retour)

On dit que le tigre redouble de fureur dans les tempêtes; cette opinion n'est nullement fondée.

ULYSSE.—Agamemnon, illustre général, toi qui es les os et les nerfs de la Grèce, le coeur de nos soldats, l'âme et l'esprit dans lesquels doivent se concentrer tous les caractères et toutes les volontés, écoute ce que dit Ulysse.—D'abord je dois donner l'approbation et les applaudissements qui sont dus à vos harangues, à la tienne, ô toi le plus puissant par ton rang et ton autorité, et à la tienne, Nestor, vénérable par tes longues années. Il faudrait les graver sur une table de bronze que montreraient Agamemnon et la main de la Grèce. Nestor aussi mériterait d'être représenté sur l'argent, enchaînant toutes les oreilles des Grecs à sa langue éloquente par un lien d'air aussi fort que le pivot sur lequel tourne le ciel13. Cependant, sous votre bon plaisir à tous deux, toi, puissant roi, et toi, sage vieillard, daignez écouter Ulysse.

Note 13: (retour)

Le bronze est le symbole de la force et de la durée, l'argent celui de la douceur; on dit en anglais une bouche d'argent, comme en grec, en latin et en français une bouche d'or; Chrysostôme: il y a dans le texte le verbe to hatch (hacher), ancienne expression de graveur. Les commentateurs ont pris ce passage pour texte de leurs dissertations, et ont fini par n'être plus d'accord.

AGAMEMNON.—Parle, prince d'Ithaque; nous sommes bien plus certains que tu ne prends pas la parole pour traiter des sujets inutiles et sans importance, que nous ne le sommes de n'entendre aucun trait d'ingénieuse éloquence, ni aucun oracle de sagesse, quand le grossier Thersite ouvre sa mâchoire de dogue.

ULYSSE.—Troie, debout encore sur ses fondements, serait en ruines, et l'épée du grand Hector n'aurait plus de maître, sans les obstacles que je vais nommer. La règle et les droits de l'autorité ont été méprisés: voyez combien de tentes grecques s'élèvent sur cette plaine; eh bien, comptez autant de factions. Lorsque celle du général ne ressemble pas à la ruche, où doivent revenir toutes les abeilles dispersées dans les champs, quel miel peut-on espérer? Quand la distinction des rangs est méconnue, le plus indigne paraît beau sous le masque. Les cieux mêmes, les planètes et ce globe, centre de l'univers14, observent les degrés, les prééminences et les distances respectives; régularité dans leurs cours divers, marche constante, proportions, saisons, formes, tout suit un ordre invariable. Et c'est pourquoi le soleil, cette glorieuse planète, sur son trône, brille en roi au milieu des autres qui l'environnent: son oeil réparateur corrige les malins aspects des planètes malfaisantes, et son influence souveraine, telle que l'ordre d'un monarque, agit et gouverne, sans obstacle ni contradiction, les bonnes et les mauvaises étoiles.—Mais lorsque les planètes, troublées et confondues, sont errantes et en désordre, alors que de pestes, que de prestiges, que de séditions! La mer est furieuse, la terre tremblante et les vents déchaînés; les terreurs, les changements, les horreurs brisent l'unité, déchirent et déracinent de fond en comble la paix des États arrachés à leur repos. De même, quand la subordination est troublée, elle qui est l'échelle de tous les grands projets, alors l'entreprise languit. Par quel autre moyen, que par la subordination, les degrés dans les écoles, les communautés et les corporations dans les villes, le commerce paisible entre des rivages séparés, les droits de la naissance et de la primogéniture, les prérogatives de l'âge, des couronnes, des sceptres et des lauriers peuvent-ils être maintenus à leur rang légitime? Otez la subordination, mettez cette corde hors de l'unisson, et écoutez quelle dissonance va suivre. Toutes choses se rencontrent pour se combattre: les eaux renfermées dans leur lit enflent leur sein plus haut que leurs bords et trempent la masse solide de ce globe: la force devient la maîtresse de la faiblesse, et le fils brutal va étendre son père mort à ses pieds. La violence s'érige en droit, ou plutôt le juste et l'injuste, que sépare la justice assise au milieu de leur choc éternel, perdent leurs noms, et la justice anéantie périt aussi; alors chacun se revêt du pouvoir, le pouvoir de la volonté, la volonté de la passion, et la passion, ce loup insatiable, ainsi secondée du pouvoir et de la volonté, doit nécessairement faire sa proie de toutes choses et finir par se dévorer elle-même. Grand Agamemnon, voilà le chaos qui est inévitable, lorsque la subordination est étouffée; c'est ce mépris de la subordination qui fait reculer d'un pas, lorsqu'on a le projet de monter. Le général est méprisé par l'officier qui est à un pas au-dessous de lui, celui-ci par le suivant, le suivant par celui qui est au-dessous de lui, ainsi chacun suivant l'exemple du premier, qui s'est dégoûté de son supérieur, est pris d'une fièvre d'envie et d'une émulation pâle et sans énergie: c'est cette fièvre qui maintient Troie sur sa base, et non pas sa propre puissance. Pour conclure ce discours déjà trop long, Troie subsiste par notre faiblesse et non par sa force.

Note 14: (retour)

Le système de Ptolémée était alors en vogue.

NESTOR.—Ulysse a parlé avec sagesse, il a découvert le mal dont toute notre armée est infectée.

AGAMEMNON.—La nature du mal étant connue, Ulysse, quel en est le remède?

ULYSSE.—Le grand Achille, que l'opinion couronne, comme la force et le bras droit de notre armée, ayant l'oreille remplie du bruit de sa renommée, devient délicat sur son propre mérite, et reste étendu dans sa tente à se moquer de nos desseins. A ses côtés, nonchalamment couché sur un lit, Patrocle, tout le long du jour, fait assaut avec lui de propos bouffons; et ce calomniateur appelle imitation les traits ridicules et gauches sous lesquels il prétend nous contrefaire. Tantôt, illustre Agamemnon, il se met à jouer ta mission souveraine; semblable à un acteur affecté, dont tout le mérite est dans son jarret, et qui croit que c'est une merveille d'entendre les planches retentir et répondre à l'impulsion de son pied tendu; c'est par cette farce chargée et déplorable qu'il contrefait ta majesté.—Lorsqu'il parle, c'est comme un carillon qu'on raccommode; et il exhale des termes si outrés que, dans la bouche mugissante de Typhon même, ils paraîtraient encore des hyperboles. A ces mauvaises plaisanteries, le vaste Achille, étendu sur son lit gémissant, applaudit en tirant de sa poitrine profonde un bruyant éclat de rire, et s'écrie: «Excellent! c'est Agamemnon au naturel.—Allons, joue-moi Nestor à présent; fais hem! hem! et caresse ta barbe15 comme le vieillard, lorsqu'il se prépare à nous débiter sa harangue.» Patrocle obéit, et se rapproche de Nestor comme les extrémités de deux lignes parallèles16, il lui ressemble comme Vulcain à sa femme. Cependant le bon Achille s'écrie toujours: «Excellent! c'est Nestor en personne! allons, représente-le-moi, Patrocle, lorsqu'il s'arme pour répondre à une alarme nocturne.» Et alors, les infirmités mêmes de la vieillesse deviennent un objet de risée; Patrocle de tousser, de cracher, de tâtonner d'une main paralytique son gorgerin17, sans pouvoir en ajuster l'agrafe; et à ce jeu, notre chevalier La Valeur de mourir de rire et de s'écrier: «Oh! assez, Patrocle, ou donne-moi des côtes d'acier: je briserai les miennes en me dilatant la rate18.» C'est de cette manière que tous nos talents, nos facultés, nos caractères, nos personnes, toutes nos qualités les plus estimables, nos exploits, nos inventions, nos ordres, nos défenses, nos défis au combat, ou nos négociations pour les trêves, nos succès ou nos pertes, ce qui est et ce qui n'est pas sert de matière aux bouffonneries de ces deux personnages.

Note 15: (retour)

Tange manu inentum, tangunt quo more precantes. Optabis merito cum mala multa viro. (OVIDE.)

Note 16: (retour)

«Les parallèles dont il s'agit semblent être les lignes parallèles des cartes géographiques.» (JOHNSON.)

Note 17: (retour)

Pièce d'armure pour défendre la gorge.

Note 18: (retour)

La rate est, disait-on, l'organe du rire.

NESTOR.—Et l'exemple de ce couple, que l'opinion, comme l'a dit Ulysse, proclame de sa voix souveraine, infecte beaucoup de gens. Ajax est devenu volontaire; il porte la tête tout aussi haut que le grand Achille: comme lui, il garde sa tente, il y donne des festins séditieux, il raille nos plans de guerre avec la hardiesse d'un oracle, et il excite Thersite, ce vil esclave, dont le fiel forge sans cesse des calomnies comme une monnaie, à nous comparer à la fange, à rabaisser et discréditer notre conduite et nos actions, de quelque imminent péril que nous soyons environnés.

ULYSSE.—Ils blâment notre prudence et la taxent de poltronnerie; ils tiennent la sagesse comme inutile à la guerre, ils dédaignent la prévoyance et n'estiment d'autres actes que ceux de la main. Les calmes facultés intellectuelles qui règlent le nombre de ceux qui doivent frapper, quand une occasion favorable les appelle, qui savent, par les travaux de l'observation et de la pensée, peser les forces de l'ennemi, tout cela ne vaut pas un seul doigt de la main: ils appellent tout cela des ouvrages de lit, fatras géographique, guerre de cabinet: en sorte que le bélier qui renverse les murailles par le grand élan et la force de ses coups passe à leurs yeux avant la main qui a créé cette machine et avant l'âme intelligente qui en guide à propos le mouvement.

NESTOR.—Si on accorde cela, bientôt le cheval d'Achille vaudra plusieurs fils de Thétis.

(On entend une trompette.)

AGAMEMNON.—Quelle est cette trompette? Voyez, Ménélas.

MÉNÉLAS.—Elle vient de Troie.

(Entre Énée.)

AGAMEMNON.—Qui vous amène devant notre tente?

ÉNÉE.—Est-ce ici la tente du grand Agamemnon, je vous prie?

AGAMEMNON.—Ici même.

ÉNÉE.—Un guerrier, prince et héraut à la fois, peut-il faire entendre un message loyal à son oreille royale?

AGAMEMNON.—Il le peut avec plus de sûreté que n'en pourrait garantir le bras d'Achille à la tête de tous les Grecs, qui, d'une voix unanime, nomment Agamemnon leur chef et leur général.

ÉNÉE.—Noble permission et sécurité étendue. Mais comment un étranger pourra-t-il reconnaître les regards souverains de cet illustre chef et le distinguer des yeux des autres mortels?

AGAMEMNON.—Comment?

ÉNÉE.—Oui, je le demande pour éveiller mon respect et tenir mes joues prêtes à se colorer d'une rougeur modeste, comme celle de l'Aurore quand elle regarde d'un oeil chaste le jeune Phoebus, qui est ce dieu en dignité qui guide ici les hommes? qui est le grand et puissant Agamemnon?

AGAMEMNON.—Ce Troyen se rit de nous, ou les guerriers de Troie sont de cérémonieux courtisans.

ÉNÉE.—Désarmés, ils sont des courtisans aussi francs et aussi doux que des anges qui s'inclinent; telle est leur renommée dans la paix; mais dès qu'ils prennent le maintien des guerriers, ils sont pleins de fiel, ils ont des bras robustes, des jarrets fermes et des épées fidèles; et Jupiter sait que nul n'a plus de coeur. Mais silence, Énée; silence, Troyen: pose ton doigt sur tes lèvres. L'éloge perd son lustre et son mérite, lorsqu'il sort de la bouche même de l'homme qui en est l'objet: la seule louange que la renommée publie est celle que l'ennemi accorde avec peine: voilà la seule louange pure et transcendante.

AGAMEMNON.—Seigneur, qui êtes de Troie, vous vous appelez Énée?

ÉNÉE.—Oui, Grec; tel est mon nom.

AGAMEMNON.—Quelle affaire vous amène, je vous prie?

ÉNÉE.—Pardonnez: mon message est pour les oreilles d'Agamemnon.

AGAMEMNON.—Agamemnon ne donne point d'audience particulière à ceux qui viennent de Troie.

ÉNÉE.—Et je ne viens pas non plus de Troie pour murmurer à son oreille. J'apporte avec moi une trompette pour le réveiller, pour exciter ses sens à une attention profonde, et alors je parlerai.

AGAMEMNON.—Parle aussi librement que les vents. Ce n'est pas ici l'heure où Agamemnon est endormi: et pour te convaincre, Troyen, qu'il est éveillé, c'est lui-même qui te le déclare.

ÉNÉE.—Trompette, retentis: que ta voix d'airain résonne dans toutes ces tentes oisives, et que tout Grec courageux sache que les loyales propositions offertes par Troie seront offertes tout haut. (La trompette sonne.) Illustre Agamemnon, nous avons à Troie un prince nommé Hector, fils de Priam, qui se rouille dans l'inaction d'une trêve trop prolongée. Il m'a ordonné d'amener avec moi un trompette, et de vous parler ainsi:—Rois, princes et chefs! si parmi les premiers de la Grèce, il en est un qui estime son honneur plus que son repos, qui soit plus jaloux de gloire qu'alarmé des dangers, qui connaisse sa valeur et ne connaisse pas la peur, qui aime sa maîtresse d'un amour plus vrai que de simples protestations faites avec de vains serments aux lèvres de celle qu'il aime, et qui ose soutenir sa beauté et sa vertu dans d'autres bras que les siens, à lui ce défi: Hector, à la vue des Troyens et des Grecs, prouvera (ou du moins il fera tous ses efforts pour le faire) que sa dame est plus sage, plus belle, plus fidèle, que jamais Grec n'en ait enlacée de ses bras; et demain matin, s'avançant à mi-chemin des murs de Troie, il provoquera à son de trompe un Grec fidèle en amour.—Si quelqu'un se présente, Hector l'honorera: s'il ne vient personne, rentré dans Troie, il y publiera que les dames grecques sont toutes brûlées par le soleil, et que pas une ne vaut la peine qu'on brise une lance pour elle. J'ai dit.

AGAMEMNON.—Énée, on annoncera ce défi à nos amants. Si aucun d'eux n'a le courage d'y répondre, nous les aurons laissés tous dans notre patrie. Mais nous sommes soldats, et qu'il ne soit jamais qu'un lâche, le soldat qui n'a pas été, qui n'est pas, ou qui ne se promet pas d'être amoureux. S'il s'en trouve un seul qui soit, qui ait été ou qui se promette d'être amoureux, c'est lui qui se mesurera avec Hector: s'il n'y en a aucun, ce sera moi.

NESTOR.—Parle-lui aussi de Nestor, d'un vieillard qui était déjà homme, lorsque l'aïeul d'Hector tétait encore. Il est vieux à présent; mais s'il ne se trouvait pas dans notre armée un noble Grec qui eût une étincelle de courage pour répondre pour sa dame, dis à Hector, de ma part, que je cacherai ma barbe argentée sous un casque d'or, que j'enfermerai ce bras décharné dans mon armure, et qu'acceptant son défi, je lui déclarerai que ma dame était plus belle que son aïeule, et aussi chaste que qui que ce soit au monde. C'est ce que je prouverai à sa jeunesse bouillante, avec les trois gouttes de sang qui me restent dans les veines.

ÉNÉE.—Que le ciel ne permette pas une si grande disette de jeunes guerriers!

ULYSSE.—Ainsi soit-il.

AGAMEMNON.—Noble seigneur, laissez-moi vous toucher la main: je veux vous conduire à notre tente. Achille sera informé de ce message, ainsi que tous les chefs de la Grèce, de tente en tente. Il faut que vous soyez de nos festins avant votre départ, et vous recevrez de nous l'accueil d'un noble ennemi.

(Ils sortent tous, excepté Ulysse et Nestor.)

ULYSSE.—Nestor?

NESTOR.—Que dit Ulysse?

ULYSSE.—Mon cerveau vient de concevoir un germe d'idée: soyez pour moi ce qu'est le temps pour les projets, aidez-moi à la faire éclore.

NESTOR.—Quelle est-elle?

ULYSSE.—La voici: les coins épais fendent les noeuds les plus durs. L'orgueil a atteint toute sa maturité dans le vain coeur d'Achille, il est monté en graine: il faut l'abattre maintenant, ou bien il va répandre sa semence et enfanter une pépinière de maux semblables dont nous serons tous accablés.

NESTOR.—Sans doute; mais comment?

ULYSSE.—Ce défi qu'envoie le brave Hector, quoique offert en général à tous les Grecs, s'adresse pourtant en intention au seul Achille.

NESTOR.—L'intention est aussi claire que l'est aux yeux l'état d'une fortune dont un petit nombre de chiffres expose le total. Et ne doutez pas qu'à la publication de ce défi, Achille, son cerveau fût-il aussi aride que les sables de la Libye (quoique, Apollon le sait, il soit peu fertile), ne manquera pas de concevoir, d'un jugement rapide et très-vite, qu'il est le but auquel vise Hector.

ULYSSE.—Et cela l'excitera-t-il à lui répondre, croyez-vous?

NESTOR.—Oui, et il le faut; car quel autre guerrier, capable d'enlever à Hector l'honneur de ce défi, pourriez-vous lui opposer, si ce n'est Achille? Quoique ce combat ne soit qu'un jeu, cependant cette épreuve est fort importante: par là, les Troyens veulent apprécier notre mérite le plus renommé par celui d'entre eux qui peut le mieux en juger; et croyez-moi, Ulysse, notre valeur sera étrangement pesée d'après la fortune de ce combat isolé. Car le succès, bien qu'appartenant à un individu, servira de mesure au bon ou au mauvais succès général. Quoique de semblables index ne soient qu'un point en comparaison des volumes qui vont suivre, on y découvre pourtant le tableau abrégé de la masse des choses qui vont être développées. On supposera que celui qui lutte avec Hector est le champion de choix, et ce choix, étant l'acte unanime de tous les Grecs, tombe sur le mérite d'un homme qui semble extrait de chacun de nous et composé de toutes nos vertus. S'il échoue, quel coeur en recevra un pressentiment de victoire, pour affermir son opinion avantageuse de lui-même? Et c'est cette opinion de soi, dont les membres ne sont que les instruments; ils agissent sous son impulsion, comme l'arc et l'épée sont dirigés par le bras.

ULYSSE.—Pardonnez le discours que vous allez entendre.—C'est pour cela qu'il n'est pas à propos que ce soit Achille qui combatte Hector. Imitons les marchands; montrons d'abord nos marchandises les plus médiocres, en espérant qu'elles se vendront peut-être, sinon l'éclat de ce qu'il y a de mieux en ressortira davantage, après avoir exposé d'abord le rebut. Ne consentons jamais qu'Hector et Achille soient aux prises ensemble, car du sort de ce combat sortiront deux étranges conséquences pour notre honneur ou notre honte.

NESTOR.—Mes yeux, affaiblis par l'âge, ne les voient pas: quelles sont-elles?

ULYSSE.—La gloire que notre Achille obtiendrait sur Hector, nous la partagerions avec lui s'il n'était pas si orgueilleux: mais il est déjà trop insolent. Et il vaudrait mieux être brûlés par les ardeurs du soleil d'Afrique, que d'avoir à soutenir les dédains insultants de son oeil superbe, s'il échappait au bras d'Hector, s'il était vaincu, alors nous verrions tomber l'estime de nous-mêmes avec notre meilleur guerrier. Non: faisons une loterie et combinons-la de façon que le sort nomme le stupide Ajax pour combattre Hector. Entre nous, donnons-lui notre aveu comme à notre plus vaillant héros: ces éloges serviront à guérir le hautain Mirmidon qui s'échauffe par les applaudissements; ils feront tomber son cimier qui se balance avec plus de fierté que l'arc azuré d'Iris. Si le stupide et écervelé Ajax s'en tire, nous le parerons de nos éloges; s'il succombe, nous restons toujours à l'abri de l'opinion que nous avons de plus vaillants guerriers. Mais, vainqueur ou vaincu, toujours nous atteindrons notre but; notre projet aura cet effet salutaire, c'est qu'employant Ajax on ôtera quelques plumes à Achille.

NESTOR.—Ulysse, je commence à goûter ton avis, et je vais à l'instant en donner le goût à Agamemnon. Allons le trouver, sans différer. Les deux dogues s'apprivoiseront l'un l'autre: l'orgueil est l'os qu'il faut leur jeter pour les exciter.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Camp des Grecs.

Entrent AJAX et THERSITE.


AJAX.—Thersite?

THERSITE.—Agamemnon...—S'il avait des boutons par tout le corps, généralement?

AJAX.—Thersite?

THERSITE.—Et si ces boutons donnaient? Supposons que cela fût, le général ne donnerait-il pas, alors? Ne serait-ce pas un amas d'ulcères?

AJAX.—Chien!

THERSITE.—Alors il sortirait de lui du moins quelque chose, et jusqu'à présent je ne lui vois rien produire.

AJAX.—Toi, fils d'un chien-loup, ne peux-tu pas m'entendre? Eh bien, voyons si tu me sentiras.

(Il le frappe.)

THERSITE.—Que la peste de Grèce te saisisse, seigneur, métis à l'esprit de boeuf.

AJAX.—Parle donc, levain chanci, réponds; je te battrai jusqu'à ce que tu deviennes un bel homme.

THERSITE.—C'est moi plutôt qui te raillerai jusqu'à ce que tu aies de l'esprit et de la piété; mais je crois que ton cheval aura plus tôt appris une oraison par coeur, que tu n'auras pu apprendre une prière sans livre. Tu peux frapper, le peux-tu? Que la rouge peste te saisisse pour tes âneries!

AJAX.—Excrément de crapaud, apprends-moi l'objet de la proclamation.

THERSITE.—Penses-tu que je sois sans sentiment pour me frapper de la sorte?

AJAX.—La proclamation!

THERSITE.—Tu es, je crois, proclamé fou.

AJAX.—Ne me.... Porc-épic, ne me.... La main me démange.

THERSITE.—Je voudrais que tu fusses tourmenté de démangeaisons de la tête aux pieds, et que ce fût moi qui fusse chargé de te gratter; je ferais de toi le plus dégoûtant galeux de la Grèce. Quand tu es sorti pour quelque expédition, tu es aussi lent à frapper qu'un autre.

AJAX.—La proclamation, te dis-je.

THERSITE.—Tu murmures et tu t'emportes à chaque instant contre Achille; et tu es aussi plein d'envie contre sa grandeur, que Cerbère contre la beauté de Proserpine; oui, voilà ce qui te fait aboyer après lui.

AJAX.—Madame Thersite!

THERSITE.—Tu devrais le battre, lui.

AJAX.—Masse lourde et informe19!

Note 19: (retour)

Cob loaf, pain lourd et raboteux.

THERSITE.—Il te mettrait en miettes avec son poing, aussi aisément qu'un matelot brise son biscuit.

AJAX, en le frappant de nouveau.—Comment! infâme mâtin?

THERSITE.—Courage! courage!

AJAX.—Sellette à sorcière20!

Note 20: (retour)

Une manière de donner la question à une sorcière, c'était de la placer sur une sellette les jambes liées en croix: la circulation s'embarrassait au bout de quelque temps dans cette position où tout le poids du corps portait sur le même point; souvent après vingt-quatre heures d'abstinence, les malheureuses s'avouaient sorcières.

THERSITE.—Oui, va, va, seigneur à l'esprit détrempé: tu n'as pas plus de cervelle dans la tête, qu'il n'y en a dans mon coude. Un ânon pourrait t'en remontrer, méchant et vaillant baudet; tu es venu ici pour rosser les Troyens, et tous ceux qui ont quelque esprit te vendent et t'achètent comme un esclave de Barbarie; si tu prends l'habitude de me battre, je commencerai à t'anatomiser depuis les talons, et je te dirai ce que tu es, pouce par pouce, masse sans entrailles, oui!

AJAX.—Chien!

THERSITE.—Méchant seigneur!

AJAX, le battant.—Roquet!

THERSITE.—Idiot de Mars! continue, brutal, continue, chameau! continue.

(Entrent Achille et Patrocle.)

ACHILLE.—Quoi, qu'y a-t-il donc, Ajax? pourquoi le maltraiter ainsi? Thersite, voyons, de quoi s'agit-il?

THERSITE.—Vous le voyez là, n'est-ce pas?

ACHILLE.—Oui; de quoi s'agit-il?

THERSITE.—Voyons, regardez-le.

ACHILLE.—Oui, eh bien! de quoi s'agit-il?

THERSITE.—Mais considérez-le bien.

ACHILLE.—Eh bien! c'est ce que je fais.

THERSITE.—Mais non, vous ne le considérez pas bien; car, pour qui que vous le preniez, c'est Ajax.

ACHILLE.—Je le sais bien, fou.

THERSITE.—Oui, mais ce fou ne se connaît pas lui-même.

AJAX.—C'est pour cela que je te bats.

THERSITE, riant.—Là, là, là! les petites preuves d'esprit qu'il donne! voilà comme ses saillies ont les oreilles longues. Je lui ai rogné le cerveau, comme il a battu mes os. J'achèterai neuf moineaux pour un sou; eh bien! sa pie-mère21 ne vaut pas la neuvième partie d'un moineau. Ce seigneur, Achille, cet Ajax..., qui porte son esprit dans son ventre et ses boyaux dans la tête, je vais vous dire ce que je dis de lui.

Note 21: (retour)

Pie-mère, pia mater, sorte de membrane très-fine qui revêt immédiatement le cerveau.

ACHILLE.—Eh bien! quoi?

THERSITE.—Je dis que cet Ajax...

(Ajax s'avance pour le frapper de nouveau; Achille se met entre eux deux.)

ACHILLE.—Allons, bon Ajax...

THERSITE.—N'a pas autant d'esprit...

(Ajax veut se débarrasser des bras d'Achille.)

ACHILLE.—Allons, je vous tiendrai.

THERSITE.—... Qu'il en faudrait pour boucher le trou de l'aiguille d'Hélène, pour laquelle il vient combattre.

ACHILLE.—Paix, fou.

THERSITE.—Je voudrais avoir la paix et le repos; mais ce fou ne le veut pas: tenez, c'est lui, le voilà; voyez-le bien.

AJAX.—O damné roquet! je te...

ACHILLE.—Voulez-vous lutter d'esprit avec un fou?

THERSITE.—Non, je vous en réponds; car l'esprit d'un fou ferait honte au sien.

PATROCLE.—Point d'injures, Thersite.

ACHILLE.—Quel est donc le sujet de la querelle?

AJAX.—J'ai dit à cette vile chouette de m'apprendre l'objet de la proclamation, et il se met à me railler.

THERSITE.—Je ne suis pas ton valet.

AJAX.—Allons, va, va.

THERSITE.—Je sers ici en volontaire.

ACHILLE.—Ton dernier service était un service de patience; il n'était certainement pas volontaire; il n'y a point d'homme qui soit battu volontairement; c'était Ajax qui était ici le volontaire, et toi tu étais comme sous presse22.

THERSITE.—Oui-da?—Une grande partie de votre esprit gît aussi dans vos muscles, ou bien il y a des menteurs23. Hector sera une bonne capture, s'il vous fait sauter la cervelle; il gagnerait autant à casser une grosse noix moisie sans amande.

Note 22: (retour)

Under an impress, soumis à la presse militaire.

Note 23: (retour)

Encore le verbe to lie qui sert à l'équivoque to lie être couché, mentir.

ACHILLE.—Quoi! à moi aussi, Thersite?

THERSITE.—Il y a Ulysse et le vieux Nestor, dont l'esprit était moisi avant que vos grands-pères eussent des ongles à leurs orteils..., qui vous accouplent au joug comme deux boeufs de charrue, et vous font labourer cette guerre.

ACHILLE.—Quoi? que dis-tu là?

THERSITE.—Oui, vraiment. Ho! ho! Achille! ho! ho! Ajax! ho! ho!

AJAX.—Je te couperai la langue.

THERSITE.—Peu m'importe: je parlerai encore autant que vous après.

PATROCLE.—Allons, plus de paroles, Thersite; paix!

THERSITE.—Moi, je me tiendrai en paix, quand le braque d'Achille me dira de me taire.

ACHILLE.—Voilà pour vous, Patrocle.

THERSITE.—Je veux vous voir pendus, comme deux bourriques, avant que je rentre jamais dans vos tentes; je me tiendrai là où il y a un peu d'esprit, et je quitterai la faction des fous.

(Il sort.)

PATROCLE.—Un bon débarras.

ACHILLE.—Voici ce qu'on a publié dans toute l'armée: qu'Hector, demain vers la cinquième heure du soleil, viendra, avec un trompette, entre nos tentes et les murs de Troie, défier au combat quelque chevalier qui aura du coeur et qui osera soutenir,... je ne sais quoi. C'est de la sottise, adieu!

AJAX.—Adieu? Qui lui répondra?

ACHILLE.—Je n'en sais rien; on l'a mis en loterie, autrement il connaîtrait déjà son homme.

AJAX.—Ah! vous voulez parler de vous.—Je vais en apprendre davantage.


SCÈNE II

Troie.—Appartement du palais de Priam.

PRIAM, HECTOR, TROÏLUS, PARIS et HÉLÉNUS.


PRIAM.—Après la perte de tant d'heures, de discours et de sang, Nestor vient encore nous dire au nom des Grecs: «Rendez Hélène, et tous les dommages: honneur, perte de temps, voyages, dépenses, blessures, amis, et tout l'amas de biens précieux que cette guerre vorace a consumés dans son sein brûlant, seront mis de côté.»—Hector, qu'en dites-vous?

HECTOR.—Quoiqu'aucun homme ne craigne moins les Grecs que moi, quant à ce qui me touche particulièrement, néanmoins, vénérable Priam, il n'y a pas de dame parmi celles dont les entrailles sont les plus tendres et les plus susceptibles de concevoir des craintes, qui soit plus prête qu'Hector à s'écrier: Qui peut prévoir la suite? Le mal de la paix, c'est la sécurité, une sécurité trop confiante. Mais une défiance modeste est nommée le fanal du sage, la sonde qui pénètre jusqu'au fond de tout ce qu'il y a de pire. Qu'Hélène parte. Depuis que la première épée a été tirée pour cette querelle, parmi les milliers de guerriers égorgés, chaque dixième victime nous était aussi précieuse qu'Hélène: je parle des nôtres; si nous avons perdu tant de fois le dixième des nôtres pour conserver un bien qui ne nous appartient pas, ce bien porterait mon nom qu'il n'aurait pas la valeur du dixième. Sur quoi se fonde le motif qui nous fait refuser de la rendre?

TROÏLUS.—Fi donc! fi donc! mon frère. Pesez-vous le prix et l'honneur d'un roi, d'un aussi grand roi que notre auguste père, dans la balance qui sert aux intérêts vulgaires? Voulez-vous calculer avec des jetons la valeur inappréciable de son mérite infini et entourer un corps immense d'une ceinture aussi étroite que les craintes et les raisons? Fi donc! ayez honte, au nom des dieux!

HÉLÉNUS.—Il n'est pas étonnant que vous attaquiez si rarement la raison, vous qui en êtes si dépourvu. Faudrait-il donc que notre père gouvernât les affaires de son empire sans le secours de la raison, parce que votre discours, qui le lui conseille, en est dénué?

TROÏLUS.—Vous êtes pour le sommeil et les songes, mon frère le prêtre; vous garnissez vos gants de raisons. Les voici, vos raisons: vous savez qu'une épée est dangereuse à manier; et la raison fuit tout objet qui présente un danger. Qui donc s'étonnera qu'Hélénus, lorsqu'il aperçoit devant lui un Grec et son épée, ajuste promptement les ailes de la raison à ses talons, et s'enfuie aussi vite que Mercure grondé par Jupiter, ou qu'une étoile lancée hors de sa sphère? Si nous voulons parler de raison, fermons donc nos portes, et dormons; le courage et l'honneur auraient bientôt des coeurs de lièvre, s'ils se farcissaient seulement leurs pensées de cette grasse raison; La raison et la prudence rendent le foie blanc24 et abattent la force.

Note 24: (retour)

Make livers pale (rendent le foie blanc). La blancheur du foie était regardée comme une preuve de lâcheté, ainsi dans Macbeth «thou lily livered

HECTOR.—Mon frère, Hélène ne vaut pas ce qu'il nous en coûte pour la garder.

TROÏLUS.—Quel objet a d'autre valeur que celle qu'on y attache?

HECTOR.—Mais cette valeur ne dépend pas d'un caprice particulier; l'estime et le cas qu'on fait d'un objet viennent autant de son prix réel que de l'opinion de celui qui le prise. C'est une folle idolâtrie, que de rendre le culte plus grand que le dieu; c'est un délire que de vouloir attribuer à un objet des qualités qu'il s'arroge bientôt lui-même sans avoir l'ombre du mérite auquel il prétend.

TROÏLUS.—J'épouse aujourd'hui une femme, et mon choix est dirigé par mon penchant: mon inclination s'est enflammée par mes oreilles et mes yeux, deux pilotes naviguant entre le dangereux rivage du caprice et du jugement. Comment puis-je me dégager de la femme que j'ai choisie, quoique ma volonté vienne à se dégoûter de son propre choix? Il n'y a aucun moyen d'échapper à ceci, tout en restant ferme dans la route de l'honneur. Nous ne renvoyons pas au marchand ses soieries, après que nous les avons salies, et nous ne jetons pas les restes d'un festin dans le panier de rebut, parce que nous nous trouvons rassasiés. On a trouvé à propos que Pâris tirât des Grecs quelque vengeance; c'est le souffle de vos suffrages unanimes qui a enflé ses voiles: les vents et la mer, suspendant leur antique querelle, ont fait une trêve pour seconder ses desseins; enfin il a touché au port désiré; et pour une vieille tante25, que les Grecs retenaient captive, il a enlevé une reine de Grèce, dont la jeunesse et la fraîcheur flétrissent les traits d'Apollon même, et font pâlir l'Aurore. Pourquoi la gardons-nous? Les Grecs gardent notre tante.—Mérite-t-elle d'être gardée? Oh! Hélène est une perle dont la conquête a fait lancer mille vaisseaux, et a converti en marchands des rois couronnés. Si vous accordez une fois que Pâris fit sagement de partir (comme vous êtes forcés d'en convenir, vous étant tous écriés: Partez, partez); si vous avouez qu'il a ramené chez nous une noble conquête, comme vous êtes aussi forcés de l'avouer, après avoir frappé des mains, et crié inestimable! pourquoi donc blâmez-vous aujourd'hui les suites de vos propres conseils, et faites-vous une chose que n'a pas faite encore la fortune, en ravalant l'objet que vous avez vous-même estimé au-dessus des richesses de la mer et de la terre? O quel vil larcin que de voler un bien que nous tremblons de garder! Voleurs, indignes du trésor que nous avons enlevé, lorsqu'après avoir fait aux Grecs cet affront dans le sein même de leur pays, nous craignons d'en défendre la possession dans notre ville natale!

Note 25: (retour)

Hésione, soeur de Priam.

CASSANDRE, de l'intérieur du théâtre.—Pleurez, Troyens, pleurez!

PRIAM.—Quel est ce bruit? d'où viennent ces cris sinistres?

TROÏLUS.—C'est notre folle de soeur: je reconnais sa voix.

CASSANDRE, dans l'intérieur.—Pleurez, Troyens!

HECTOR.—C'est Cassandre.

CASSANDRE entre en délire.—Pleurez, pleurez, Troyens! Prêtez-moi dix mille yeux, et je les remplirai de larmes prophétiques26.

Note 26: (retour)

Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris Ora, dei jussu non unquam credita Teucris.

(Énéide, l. II, v. 246-47.)

HECTOR.—Paix, ma soeur; paix!

CASSANDRE.—Jeunes filles, jeunes garçons, adultes et vieillards ridés, tendres enfants qui ne pouvez que pleurer, secondez tous mes clameurs. Payons d'avance la moitié du tribut immense de gémissements que nous prépare l'avenir. Pleurez, Troyens, pleurez. Accoutumez vos yeux aux larmes. Troie ne sera plus, et le superbe palais d'Ilion va tomber. Pâris, notre frère, est la torche embrasée qui nous consume. Pleurez, Troyens; criez: Hélène! Malheur! pleurez, pleurez: Troie est en feu, si Hélène ne s'en va!

(Elle sort.)

HECTOR.—Eh bien! jeune Troïlus, ces accents prophétiques de notre soeur n'excitent-ils aucun remords? Ou votre sang est-il si follement bouillant, que les conseils de la raison, ni la crainte d'un mauvais succès dans une mauvaise cause, ne puissent le modérer?

TROÏLUS.—Quoi! mon frère Hector, nous ne pouvons juger de la justice d'une entreprise sur l'issue que pourront lui donner les événements, ni laisser abattre le courage de nos âmes, parce que Cassandre est folle. Les transports de son cerveau malade ne peuvent pas dénaturer la bonté d'une cause que notre honneur à tous s'est engagé à faire triompher. Pour ma part, je n'y ai pas plus d'intérêt que tous les fils de Priam; mais que Jupiter ne permette pas qu'il soit pris parmi nous aucune résolution qui laisse au plus faible courage de la répugnance à la soutenir et à combattre pour elle!

PARIS.—Autrement le monde pourrait taxer de légèreté mes entreprises aussi bien que vos conseils; mais j'atteste les dieux que c'est votre plein consentement qui a donné des ailes à mon inclination, et qui a étouffé toutes les craintes attachées à ce fatal projet; car que peut, hélas! mon bras isolé? Quelle défense y a-t-il dans la valeur d'un seul homme, pour soutenir le choc et la vengeance des ennemis que devait armer cette querelle? Et cependant, je proteste que si je devais moi seul en subir les périls, et que mon pouvoir égalât ma volonté, jamais Pâris ne rétracterait ce qu'il a fait, ni ne faiblirait dans sa poursuite.

PRIAM.—Pâris, vous parlez comme un homme enivré de voluptés: vous avez le miel, vous; mais ils goûtent le fiel: ainsi vous n'avez pas de mérite à être vaillant.

PARIS.—Seigneur, je n'ai pas seulement en vue les plaisirs qu'une pareille beauté apporte avec elle: je voudrais aussi effacer la tache de son heureux enlèvement, par l'honneur de la garder. Quelle trahison ne serait-ce pas contre cette princesse enlevée, quel opprobre pour votre gloire, quelle ignominie pour moi, de céder aujourd'hui sa possession, lâchement et par contrainte? Se peut-il qu'une idée aussi basse puisse prendre pied un moment dans vos âmes généreuses? Parmi les plus faibles courages de notre parti, il n'en est pas un qui n'ait un coeur pour oser, et une épée à tirer, quand il est question de défendre Hélène: il n'en est pas un, si grand, si noble qu'il soit, dont la vie fût mal employée, ou la mort sans gloire, lorsqu'Hélène en est l'objet: je conclus donc que nous pouvons bien combattre pour une beauté, dont la vaste enceinte de l'univers ne peut nous offrir l'égale.

HECTOR.—Pâris, et vous, Troïlus, vous avez tous deux bien parlé; et vous avez raisonné sur l'affaire et la question maintenant en discussion; mais bien superficiellement, et comme des jeunes gens qu'Aristote27 jugerait incapables d'entendre la philosophie morale. Les raisons que vous alléguez conviennent mieux à l'ardente passion d'un sang bouillant, qu'à un libre choix entre le juste et l'injuste: car le plaisir et la vengeance ont l'oreille plus sourde que le serpent à la voix d'une sage décision. La nature veut qu'on rende tous les biens au légitime possesseur; or quelle dette plus sacrée y a-t-il, parmi le genre humain, que celle de l'épouse envers l'époux? Si cette loi de la nature est enfreinte par la passion, et que les grandes âmes lui résistent par une partiale indulgence pour leurs penchants inflexibles, il y a, dans toute nation bien gouvernée, une loi pour dompter ces passions effrénées qui désobéissent et se révoltent. Si donc Hélène est la femme du roi de Sparte (comme il est notoire qu'elle l'est), ces lois morales de la nature et des nations crient hautement qu'il faut la renvoyer à son époux. Persister dans son injustice, ce n'est pas la réparer; c'est au contraire l'aggraver encore. Voilà quel est l'avis d'Hector, en ne consultant que la vérité; néanmoins, mes braves frères, je penche de votre côté dans la résolution de garder Hélène: c'est une cause qui n'intéresse pas médiocrement notre dignité générale et individuelle.

Note 27: (retour)

On ne s'attendait guère A voir Aristote en cette affaire. (La Fontaine.)

TROÏLUS.—Vous venez de toucher l'âme de nos desseins. Si nous n'étions pas plus jaloux de gloire que nous ne le sommes d'obéir à nos ressentiments, je ne souhaiterais pas qu'il y eût une goutte de plus du sang troyen versé pour la défense d'Hélène. Mais, brave Hector, elle est un objet d'honneur et de renommée; un aiguillon puissant aux actions courageuses et magnanimes; notre valeur peut aujourd'hui terrasser nos ennemis, et la gloire dans l'avenir peut nous sanctifier. Car je présume que le brave Hector ne voudrait pas, pour les trésors du monde entier, renoncer à la riche promesse de gloire qui sourit au front de cette guerre.

HECTOR.—Je suis des vôtres, valeureux fils de l'illustre Priam.—J'ai lancé un audacieux défi au milieu des Grecs factieux et languissants; il portera l'étonnement au fond de leurs âmes assoupies. J'ai été informé que leur grand général sommeillait, tandis que la jalousie se glissait dans l'armée. Ceci, je présume, le réveillera.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le camp des Grecs.—L'entrée de la tente d'Achille.

Entre THERSITE.


THERSITE.—Eh bien! Thersite? Quoi! tu te perds dans le labyrinthe de ta colère? Cet éléphant d'Ajax en sera-t-il quitte à ce prix?—Il me bat, et je le raille: vraiment, belle satisfaction! Je voudrais changer de rôle avec lui; moi, pouvoir le battre, et en être raillé. Par le diable, j'apprendrai à conjurer, à évoquer les démons, plutôt que de ne pas voir quelque résultat aux imprécations de ma colère. Et puis cet Achille: un fameux travailleur! Si Troie n'est prise que lorsque ces deux assiégeants auront miné ses fondements, ses murs tiendront jusqu'à ce qu'ils tombent d'eux-mêmes.—O toi, grand lance-tonnerre de l'Olympe, oublie donc que tu es Jupiter, le roi des dieux, et toi, Mercure, oublie toute l'astuce des serpents enlacés à ton caducée, si vous n'achevez pas d'ôter à ces deux champions la petite, la très-petite dose de bon sens qui leur reste encore. Et l'ignorance elle-même, à la courte vue, sait que cette dose est si excessivement mince qu'elle ne leur fournirait pas d'autre expédient, pour délivrer un moucheron des pattes d'une araignée, que de tirer leur fer pesant et de couper la toile. Après cela, vengeance sur le camp entier: ou plutôt, le mal des os28; car c'est, je crois, le fléau attaché à ceux qui font la guerre pour une jupe.—J'ai dit mes prières: que le démon de l'envie réponde, amen! Holà! ho! seigneur Achille.

Note 28: (retour)

Bone-Ache, soit que l'on regarde ces douleurs ostéocopes comme un symptôme de la maladie ou comme la maladie elle-même, il est certain que Shakspeare a voulu parler ici du mal de Vénus.

(Entre Patrocle.)

PATROCLE.—Qui appelle? Thersite! bon Thersite, entre donc, et viens railler.

THERSITE.—Si j'avais pu me souvenir d'une pièce d'or fausse, tu n'aurais pas échappé à mes réflexions. Mais peu importe: je te laisse à toi-même. Que la commune malédiction du genre humain, l'ignorance et la folie, abondent en toi! Que le ciel te fasse la grâce de te laisser sans mentor, et que la discipline n'approche pas de toi! Que la fougue de ton sang soit ton seul guide jusqu'à ta mort! Et alors, si celle qui t'ensevelira dit que tu es un beau corps, je veux jurer et jurer encore qu'elle n'a jamais enseveli que des lépreux. Amen!—Où est Achille?

PATROCLE.—Quoi, es-tu devenu dévot? Étais-tu là en prière?

THERSITE.—Oui; et que le ciel veuille m'entendre!

(Achille sort de sa tente.)

ACHILLE.—Qui est là?

PATROCLE.—Thersite, seigneur.

ACHILLE.—Où, où?—Te voilà venu? Pourquoi, toi, mon fromage, mon digestif, pourquoi ne t'es-tu pas servi sur ma table depuis tant de repas?—Allons; dis-moi ce qu'est Agamemnon?

THERSITE.—Ton commandant, Achille.—Allons, Patrocle, dis-moi ce qu'est Achille?

PATROCLE.—Ton chef, Thersite: dis-moi à ton tour, qu'es-tu, toi?

THERSITE.—Ton connaisseur, Patrocle: et dis-moi, Patrocle, qu'es-tu, toi?

PATROCLE.—Tu peux le dire, toi qui te dis connaisseur.

ACHILLE.—Oh! dis-le, dis-le.

THERSITE.—Je vais décliner toute la question: Agamemnon commande Achille; Achille est mon chef; je suis le connaisseur de Patrocle, et Patrocle est un fou.

PATROCLE—Comment, misérable!

THERSITE.—Tais-toi, fou. Je n'ai pas fini.

ACHILLE.—Allons, c'est un homme privilégié.—Continue, Thersite.

THERSITE.—Agamemnon est un fou; Achille est un fou; Thersite est un fou; et, comme je l'ai dit ci-devant, Patrocle est un fou.

ACHILLE.—Prouve cela, allons!

THERSITE.—Agamemnon est un fou de prétendre commander Achille; Achille est un fou de se laisser commander par Agamemnon: Thersite est un fou de rester au service d'un pareil fou, et Patrocle est absolument fou.

PATROCLE.—Pourquoi suis-je fou?

THERSITE.—Demande-le à celui qui t'a fait: moi, il me suffit que tu le sois.—Regardez, qui vient à nous?

(Agamemnon, Ulysse, Nestor, Diomède et Ajax s'avancent vers la tente d'Achille.)

ACHILLE.—Patrocle, je ne veux parler à personne.—Viens avec moi, Thersite.

(Achille rentre dans sa tente.)

THERSITE.—Que de sottise, de jonglerie et de friponnerie il y a dans tout ceci! le sujet de la question est un homme déshonoré et une femme perdue. Une belle querelle, vraiment, pour exciter ces factions jalouses, et verser son sang jusqu'à la dernière goutte!—Que le serpigo29 dessèche le sujet de ces débats!—et que la guerre et la débauche détruisent tout.

Note 29: (retour)

Ulcère qui sillonne en zigzag la peau.

(Il s'en va.)

AGAMEMNON.—Où est Achille?

PATROCLE.—Dans sa tente: mais il est indisposé, seigneur.

AGAMEMNON.—Faites-lui savoir que nous sommes ici: il a brusqué nos députés; et nous mettons de côté nos prérogatives pour venir le visiter. Dites-le-lui, de crainte qu'il ne s'imagine peut-être que nous n'osons pas rappeler les droits de notre place, ou que nous ne savons pas ce que nous sommes.

PATROCLE.—Je lui dirai.

(Il sort.)

ULYSSE.—Nous l'avons vu à l'entrée de sa tente; il n'est point malade.

AJAX.—Il l'est, mais du mal de lion; il est malade d'un coeur enflé d'orgueil: vous pouvez appeler cela mélancolie, si vous voulez l'excuser; mais, sur ma tête, c'est de l'orgueil. Et pourquoi donc, pourquoi donc? Qu'il nous en donne la raison.—Un mot, seigneur.

(Agamemnon et Ajax vont se parler à l'écart.)

NESTOR.—Quel est donc la cause qui excite Ajax à aboyer ainsi contre lui?

ULYSSE.—Achille lui a débauché son fou.

NESTOR.—Qui? Thersite?

ULYSSE.—Lui-même.

NESTOR.—Voilà donc Ajax qui va manquer de matière, s'il a perdu le sujet de son discours.

ULYSSE.—Non, vous voyez qu'Achille est devenu son sujet, à présent qu'il lui a pris le sien.

NESTOR.—Tant mieux, leur séparation entre plus dans nos voeux que leur faction, puisqu'un fou a pu la rompre!

ULYSSE.—L'amitié, dont la sagesse n'est pas le noeud, est aisément désunie par la folie; voici Patrocle qui revient.

(Patrocle revient.)

NESTOR.—Point d'Achille avec lui.

ULYSSE.—L'éléphant a des jointures, mais point pour la politesse: ses jambes sont pour son besoin, et non pour fléchir.

PATROCLE.—Achille me charge de vous dire qu'il est bien fâché, si quelque autre objet que celui de votre dissipation et de votre plaisir a porté Votre Grandeur, et sa noble suite, à venir à sa tente: il se flatte que tout le but de cette visite est votre santé, que c'est une promenade de l'après-dîner pour aider à la digestion.

AGAMEMNON.—Écoutez, Patrocle.—Nous ne sommes que trop accoutumés à ces réponses. Mais cette excuse qu'il nous envoie sur les ailes rapides du mépris n'échappe point à notre intelligence. Il a beaucoup de mérite, et nous avons beaucoup de raisons de lui en attribuer: cependant toutes ses vertus, que lui-même ne montre pas dans un jour glorieux, commencent à perdre de leur éclat à nos yeux; c'est un beau fruit servi dans un plat malsain, et qui pourrait bien se gâter sans qu'on en goûte. Allez, et répétez-lui que nous sommes venus pour lui parler; et vous ne ferez pas mal de lui dire que nous l'accusons d'un excès d'orgueil, et d'un défaut d'honnêteté. Il se croit plus grand dans son opinion présomptueuse qu'il ne le paraît au jugement du bon sens. Dites-lui que de plus dignes personnages que lui tolèrent la sauvage solitude qu'il affecte, dissimulent la force sacrée de leur autorité, souscrivent avec une humble déférence à sa bizarre supériorité, et épient ses mauvaises lunes, le flux et le reflux de son humeur, comme si tout le cours de cette entreprise devait suivre la marée de ses caprices. Allez, dites-lui cela; et ajoutez que, s'il se met à un prix trop haut, nous nous passerons de lui; que, semblable à une machine de guerre qu'on ne peut transporter, il reste gisant et chargé de ce reproche public: «il faut ici du mouvement: cette machine ne peut aller à la guerre.» Nous préférons un nain actif à un géant endormi.—Dites-lui cela.

PATROCLE.—Je vais le faire, et je rapporterai sa réponse sur-le-champ.

(Patrocle sort.)

AGAMEMNON.—Sa seconde réponse ne nous satisfera pas. Nous sommes venus pour lui parler.... Ulysse, pénétrez dans sa tente.

(Ulysse sort.)

AJAX.—Hé! qu'est-il plus qu'un autre!

AGAMEMNON.—Il n'est pas plus qu'il ne se croit être.

AJAX.—Est-il autant? Ne pensez-vous pas qu'il croit valoir mieux que moi?

AGAMEMNON.—Sans aucun doute.

AJAX.—Et souscrirez-vous à cette opinion, et direz-vous: cela est vrai?

AGAMEMNON.—Non, noble Ajax; vous êtes aussi fort, aussi vaillant, aussi sage, aussi noble, beaucoup plus doux et beaucoup plus traitable que lui.

AJAX.—Comment un homme peut-il être orgueilleux? Comment vient l'orgueil? Je ne sais pas ce que c'est que l'orgueil.

AGAMEMNON.—Votre jugement en est plus net, Ajax, et vos vertus en sont plus belles. L'homme orgueilleux se dévore lui-même. L'orgueil est son miroir, son héraut, son historien: et toute belle action qu'il vante lui-même, il en engloutit le mérite par sa louange même.

AJAX.—Je hais un homme orgueilleux, comme je hais la génération des crapauds.

NESTOR, à part.—Et cependant il s'aime lui-même: cela n'est-il pas étrange?

(Ulysse revient.)

ULYSSE.—Achille n'ira point au combat demain matin.

AGAMEMNON.—Quelle est son excuse?

ULYSSE.—Il n'en allègue aucune: mais il suit le penchant de sa propre humeur, sans attention, ni égard pour personne, obstiné dans sa présomption et sa propre volonté.

AGAMEMNON.—Pourquoi ne veut-il pas, cédant à notre honnête prière, sortir de sa tente et respirer l'air avec nous?

ULYSSE.—Il donne de l'importance aux plus petites choses, pour cela même qu'il se voit prié. Il est possédé de sa grandeur, et il ne se parle à lui-même qu'avec un orgueil mécontent de ses propres louanges. L'idée qu'il a de son mérite fait bouillir son sang avec tant de chaleur qu'au milieu de ses facultés actives et intellectuelles, le royal Achille se mêle en furieux à la commotion et se renverse lui-même: que vous dirai-je? Il est tellement infecté de la peste d'orgueil, que les symptômes mortels crient: Il n'y a point de remède30.

Note 30: (retour)

Allusion aux taches mortelles des pestiférés.

AGAMEMNON.—Qu'Ajax aille le trouver.—Mon cher seigneur, allez, et saluez-le dans sa tente; on dit qu'il fait cas de vous; et à votre prière il se laissera détourner un peu de son obstination.

ULYSSE.—O Agamemnon, n'en faites rien. Nous consacrerons tous les pas d'Ajax quand ils s'éloigneront d'Achille. Ce chef altier qui nourrit son arrogance de sa propre substance et qui ne souffre jamais que les affaires du monde entrent dans sa tête à l'exception de celles qu'il conçoit et rumine lui-même, sera-t-il vénéré par un héros que nous honorons plus que lui? Non, il ne faut pas que ce vaillant seigneur trois fois illustre prostitue ainsi sa palme, si noblement acquise; ni, suivant mon avis, qu'il asservisse son mérite personnel, aussi riche en titres que peut l'être celui d'Achille, en allant trouver Achille. Cette complaisance ne ferait qu'enfler31 son orgueil déjà trop bouffi; ce serait ajouter des feux au Cancer, lorsqu'il est embrasé, et qu'il entretient les feux du grand Hypérion. Qu'Ajax aille le trouver! O Jupiter, ne le souffre pas, et réponds au milieu du tonnerre: Achille, va le trouver!

Note 31: (retour)

Il y a dans le texte engraisser son orgueil.

NESTOR, à part.—A merveille: il touche l'endroit sensible!

DIOMÈDE, à part.—Et comme le silence d'Ajax savoure ces louanges!

AJAX.—Je vais à lui, je veux lui frapper le visage de mon gantelet.

AGAMEMNON.—Oh! non, vous n'irez pas.

AJAX.—S'il veut faire le fier avec moi, je lui frotterai son orgueil.—Laissez-moi y aller.

ULYSSE.—Non, pour toute la valeur de ce qui dépend de cette guerre.

AJAX.—Un insolent, un misérable!

NESTOR, à part.—Comme il se dépeint lui-même!

AJAX.—Ne peut-il donc être sociable?

ULYSSE, à part.—C'est le corbeau qui crie contre la couleur noire.

AJAX.—Je tirerai du sang à ses humeurs.

AGAMEMNON, à part.—C'est le malade qui se fait ici le médecin.

AJAX.—Si tout le monde pensait comme moi....

ULYSSE, à part.—L'esprit ne serait plus à la mode.

AJAX.—Il n'en serait pas quitte à ce prix: il lui faudrait avaler nos épées auparavant. L'orgueil remportera-t-il la victoire?

NESTOR, à part.—Si cela était, vous en remporteriez la moitié.

ULYSSE, à part.—Il en aurait dix parts.

AJAX.—Je le pétrirai comme il faut, et je le rendrai souple.

NESTOR, à part, à Ulysse.—Il n'est pas encore assez échauffé: farcissez-le d'éloges, versez, versez, son ambition a soif.

ULYSSE, à Agamemnon.—Seigneur, vous vous tourmentez trop longtemps de ce désagrément.

NESTOR.—Notre illustre général, ne songez plus à cela.

DIOMÈDE.—Il faut vous préparer à combattre sans Achille.

ULYSSE.—Et c'est de l'entendre nommer qui lui fait du mal. Voici un vrai héros.—Mais ce serait le louer en face: je me tais.

NESTOR.—Et pourquoi cela? Il n'est pas jaloux comme Achille.

ULYSSE.—Le monde entier sait qu'il est aussi vaillant que lui.

AJAX.—Un infâme chien se jouer de nous! Oh! que je voudrais qu'il fût Troyen!

NESTOR.—Maintenant quel vice serait-ce dans Ajax....

ULYSSE.—S'il était orgueilleux.

DIOMÈDE.—Ou avide de louanges.

ULYSSE.—Oui, ou d'une humeur colère?

DIOMÈDE.—Ou bizarre et plein de lui-même.

ULYSSE.—Rends-en grâce au ciel, Ajax, ton caractère est formé: loue celui qui t'a engendré, celle qui t'a allaité: gloire à ton précepteur; et que les dons que tu as reçus de la nature soient renommés au delà, bien au delà de la science. Mais celui qui a instruit tes bras aux combats.... que Mars partage l'éternité en deux, et lui en donne la moitié! et quant à ta force, Milon, porte-taureau32, le cède au nerveux Ajax. Je ne vanterai point ta sagesse, qui, comme une borne, un poteau, un rivage, limite et termine l'étendue de tes grandes facultés. Voici Nestor.—Instruit par le temps écoulé, il doit être, il est en effet, et il est impossible qu'il ne soit pas sage.—Mais pardonnez, mon père Nestor, si vos années étaient aussi jeunes que celles d'Ajax, et votre cerveau de la même trempe que le sien, vous n'auriez pas la prééminence sur lui, mais vous seriez ce qu'est Ajax.

AJAX.—Vous appellerai-je mon père33?

Note 32: (retour)

Milon peut bien être cité ici après Aristote.

Note 33: (retour)

Shakspeare suit ici la coutume de son temps, Ben Johnson avait plusieurs amis qui s'appelaient ses fils.

NESTOR.—Oui, mon cher fils.

DIOMÈDE.—Laissez-vous guider par lui, seigneur Ajax.

ULYSSE.—Il est inutile de rester ici plus longtemps; le cerf Achille reste dans les taillis. Qu'il plaise à notre illustre général de convoquer son conseil de guerre. De nouveaux rois sont entrés dans Troie. Demain, nous devons faire face avec nos principales forces; et voici un guerrier!—Qu'il vienne des chevaliers de l'Orient et de l'Occident, et qu'ils choisissent entre eux la fleur de leur héros, Ajax fera raison au meilleur.

AGAMEMNON.—Allons au conseil.—Laissons dormir Achille, les barques légères volent sur l'onde, tandis que les gros vaisseaux s'engravent.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Troie.—Appartement du palais de Priam.

PANDARE, UN VALET.


PANDARE.—Ami! je vous prie, un mot, n'êtes-vous pas de la suite du jeune seigneur Pâris?

LE VALET.—Oui, monsieur, quand il marche devant moi.

PANDARE.—Vous dépendez de lui, veux-je dire?

LE VALET.—Monsieur, je dépends de mon seigneur.

PANDARE.—Vous dépendez d'un noble seigneur, il faut que je fasse son éloge.

LE VALET.—Le seigneur soit loué!

PANDARE.—Vous me connaissez: n'est-ce pas?

LE VALET.—Ma foi, monsieur, très-superficiellement.

PANDARE.—Ami, connaissez-moi mieux, je suis le seigneur Pandare.

LE VALET.—J'espère que je connaîtrai mieux votre honneur.

PANDARE.—C'est ce que je désire.

LE VALET.—Êtes-vous en état de grâce?

PANDARE.—Grâce34? Non, mon ami, honneur, seigneurie, voilà mes titres.—Quelle est cette musique?

(On entend une musique dans l'intérieur.)

Note 34: (retour)

Jeu de mots sur grâce, titre que prennent les ducs en Angleterre.

LE VALET.—Je ne la connais qu'en partie, seigneur, c'est une musique en parties.

PANDARE.—Connaissez-vous les musiciens?

LE VALET.—En entier, monsieur.

PANDARE.—Pour qui jouent-ils?

LE VALET.—Pour ceux qui les écoutent, monsieur.

PANDARE.—Pour le plaisir de qui, ami?

LE VALET.—Pour le mien, monsieur, et celui des amateurs de musique.

PANDARE.—Par les ordres de qui, veux-je dire, ami?

LE VALET.—A qui donnerais-je des ordres, seigneur35?

Note 35: (retour)

Équivoque sur le verbe command, commander et commandement, si command est substantif.

PANDARE.—Ami, nous ne nous entendons pas l'un l'autre; je suis trop poli, et toi trop malin; à la requête de qui les musiciens jouent-ils?

LE VALET.—Voilà une question qui va droit au but, celle-là; ma foi, monsieur, à la requête de Pâris mon maître, qui est là en personne; et avec lui, la Vénus mortelle, le coeur de la beauté, l'âme invisible de l'amour.

PANDARE.—Qui, ma nièce Cressida?

LE VALET.—Non, monsieur:—Hélène, n'avez-vous donc pu la reconnaître à ses attributs?

PANDARE.—Il me paraît, l'ami, que tu n'as pas vu la belle Cressida.—Je viens pour parler à Pâris de la part du prince Troïlus; je lui ferai un assaut de politesses et de compliments; car mon affaire bout.

LE VALET.—Une affaire bouillie! C'est une phrase à l'étuvée, ma foi!

(Entrent Pâris et Hélène. Suite.)

PANDARE.—Bel avenir à vous, seigneur et à toute cette belle compagnie! Que de beaux désirs, dans une belle mesure, les accompagnent tous! et surtout vous, belle reine! Que de beaux songes soient le doux oreiller de votre sommeil!

HÉLÈNE.—Cher seigneur, vous êtes plein de belles paroles.

PANDARE.—C'est votre beau plaisir de le dire, aimable princesse.—Beau prince, voilà de la bonne musique interrompue.

PARIS.—C'est vous qui l'avez interrompue, cousin, et sur ma vie, vous en renouerez le fil de nouveau; vous la raccommoderez avec une pièce de votre invention.—Hélène, il a une voix pleine d'harmonie.

PANDARE.—Non, madame, en vérité.

HÉLÈNE.—Oh! seigneur...

PANDARE.—Rauque, en vérité; rauque, vraiment.

PARIS.—Bien dit, seigneur.—Oui, je sais que c'est là votre excuse de temps en temps.

PANDARE.—Chère princesse, j'aurais affaire au seigneur Pâris.—(A Pâris.) Seigneur, voulez-vous m'accorder la faveur de vous dire un mot?

HÉLÈNE.—Non; cette défaite ne nous éconduira pas: nous vous entendrons chanter, certainement.

PANDARE.—Allons, belle princesse, vous me raillez.—(A Pâris.) Mais vraiment, comme je vous le dis, seigneur,—mon cher seigneur, mon estimable ami, votre frère Troïlus...

HÉLÈNE.—Seigneur Pandare, mon doux seigneur...

PANDARE.—Allons, poursuivez, charmante princesse, poursuivez.—(A Pâris)...se recommande à vous dans les termes les plus affectueux.

HÉLÈNE.—Vous ne nous priverez pas de notre mélodie.—Si vous le faites, que notre mélancolie retombe sur votre tête.

PANDARE.—Douce princesse, chère princesse; oh! c'est une charmante princesse, en vérité!

HÉLÈNE.—...Et rendre triste une douce princesse, c'est une grande insulte. Non, vous aurez beau faire, cela est inutile; vous n'y gagnerez rien, en vérité; oh! je ne m'embarrasse pas de ces propos. Non, non.

PANDARE, à Pâris.—...Et, seigneur, il vous prie, si le roi l'invite au souper, de vous charger de l'excuser.

HÉLÈNE.—Seigneur Pandare...

PANDARE.—Que dit mon aimable reine, ma très-aimable reine?

PARIS.—Quel projet a-t-il en tête? Où soupe-t-il ce soir?

HÉLÈNE.—Non; mais, seigneur...

PANDARE.—Que dit ma belle reine? Mon cousin se brouillera avec vous; il ne faut pas que vous sachiez où il soupe.

HÉLÈNE.—Je gagerais ma vie que c'est avec Cressida l'usurpatrice.

PANDARE.—Oh! non, non, vous n'y êtes pas; vous en êtes bien loin; allez, l'usurpatrice est malade36.

Note 36: (retour)

Hélène appelle Cressida l'usurpatrice, parce que sa beauté lui fait tort.

PARIS.—Eh bien! je ferai ses excuses au roi.

PANDARE.—Oui, mon noble seigneur.—(A Hélène.) Pourquoi disiez-vous Cressida? Oh! non, la pauvre usurpatrice est malade.

PARIS.—Ah! je devine.

PANDARE.—Vous devinez? eh! que devinez-vous? Donnez-moi un instrument.—Allons, voyons, belle princesse.

HÉLÈNE.—Oh! cela est bien bon de votre part.

PANDARE.—Ma nièce est horriblement amoureuse d'une chose que vous possédez, belle reine.

HÉLÈNE.—Elle est à elle, seigneur, pourvu que ce ne soit pas mon seigneur Pâris.

PANDARE.—Lui? non, elle ne veut pas de lui. Elle et lui font deux37.

Note 37: (retour)

C'est-à-dire ils sont brouillés.

HÉLÈNE.—Une réconciliation, après une brouillerie, pourrait des deux en faire trois.

PANDARE.—Allons, allons, je ne veux pas en entendre davantage là-dessus; je vais vous chanter une chanson.

HÉLÈNE.—Oui, oui, je vous en prie; sur mon honneur, mon digne seigneur, vous préludez bien.

PANDARE.—Oui, oui, vous pouvez, vous pouvez...

HÉLÈNE.—Que l'amour soit le sujet de votre chanson. Ah! l'amour nous perdra tous. O Cupidon! Cupidon! Cupidon!

PANDARE.—L'amour! oui, ce sera lui, d'honneur.

PARIS.—Oh! oui, bon; l'amour, l'amour, rien que l'amour.

PANDARE.—En vérité, cela commence ainsi...

L'amour, l'amour, rien que l'amour, toujours l'amour,

Car, oh! l'arc de l'amour

Perce chevreuils et chevrettes;

Le trait tue

Lorsqu'il blesse;

Mais il chatouille toujours la blessure.

Ces amants s'écrient: Oh! oh! Ils meurent;

Mais ce qui semble blesser à mort

Se change en oh! oh! en ah! ah! eh!

De sorte que l'amour mourant vit toujours,

Oh! oh! un moment; mais ah! ah! ah!

Oh! oh! on gémit en disant: Ah! ah! ah!

Eh! oh!

HÉLÈNE.—De l'amour, vraiment jusqu'au bout du nez.

PARIS.—Il ne se nourrit que de colombes, l'Amour; et cela échauffe le sang, et le sang chaud engendre de brûlants désirs, et les brûlants désirs produisent de brûlants effets, et ces brûlants effets sont l'amour.

PANDARE.—Est-ce là la génération de l'Amour? Un sang chaud, de chauds désirs, de chauds effets; comment donc? ce sont des vipères; l'amour est-il une génération de vipères?—Mon cher seigneur, qui est-ce qui est en campagne aujourd'hui?

PARIS.—Hector, Déiphobe, Hélénus, Anténor, et tous les braves de Troie. J'aurais bien désiré m'armer aussi aujourd'hui; mais mon Hélène ne l'a pas voulu.—Comment se fait-il que mon frère Troïlus n'y ait pas été?

HÉLÈNE.—Il y a quelque chose qui lui fait faire la moue.—Vous savez tout, seigneur Pandare.

PANDARE.—Non, ma tendre et douce reine.—Je brûle de savoir quel succès ils ont eu aujourd'hui.—(A Pâris.) Vous vous rappellerez les excuses de votre frère.

PARIS.—Ponctuellement.

PANDARE.—Adieu, belle princesse.

(Il sort.)

(On sonne la retraite.)

HÉLÈNE.—Ne m'oubliez pas auprès de votre nièce.

PANDARE.—Je m'en souviendrai, belle princesse.

PARIS.—Ils sont revenus du champ de bataille: allons au palais de Priam complimenter les guerriers. Chère Hélène, il faut que je vous prie d'aider à désarmer notre Hector; les boucles rebelles de son armure, une fois touchées de cette charmante main blanche, obéiront plus vite qu'au tranchant de l'acier, ou à la force des muscles grecs. Vous serez plus puissante que tous ces rois insulaires pour désarmer le grand Hector.

HÉLÈNE.—Je serai fière, Pâris, de le servir: oui, ce qu'il recevra de moi en hommages me donnera plus de droits au prix de la beauté que ce que j'en possède, et même m'embellira encore.

PARIS.—O ma chère, je t'aime au delà de toute idée.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Troie.—Les jardins de Pandare.

PANDARE, UN VALET DE TROÏLUS.


PANDARE.—Eh bien, où est ton maître? est-il chez ma nièce Cressida?

LE VALET.—Non seigneur, il vous attend pour l'y conduire.

(Entre Troïlus.)

PANDARE.—Ah! le voilà qui vient.—Eh bien? eh bien?

TROÏLUS, au valet.—Drôle, éloigne-toi.

(Le valet sort.)

PANDARE.—Avez-vous vu ma nièce?

TROÏLUS.—Non, Pandare, je me promène auprès de sa porte, comme une ombre étrangère sur les bords du Styx en attendant la barque. O vous, soyez mon Caron, et transportez-moi rapidement à ces champs fortunés, où je pourrai me reposer mollement sur ces couches de lis destinées à celui qui en est digne. O cher Pandare, arrachez à l'amour ses ailes peintes, et volez avec moi vers Cressida.

PANDARE.—Promenez-vous dans ce verger. Je vais l'amener ici à l'instant.

(Pandare sort.)

TROÏLUS, seul.—Je suis tout étourdi; l'attente me donne des vertiges. Le plaisir que je goûte déjà en imagination est si doux qu'il enchante tous mes sens. Qu'arrivera-t-il donc lorsque je m'abreuverai à longs traits du céleste nectar de l'amour? La mort, je le crains; une mort d'évanouissement, une volupté trop exquise, trop pénétrante, trop exaltée dans sa douceur pour la capacité de mes facultés grossières. Je le crains beaucoup; je crains aussi de perdre le sentiment net de ma joie, comme dans une bataille où l'on charge pêle-mêle l'ennemi en déroute.

(Pandare rentre.)

PANDARE.—Elle s'apprête, elle va être ici tout à l'heure. C'est à présent qu'il faut vous aider de tout votre esprit: elle rougit aussi fort, sa respiration est aussi courte que si elle était épouvantée par un esprit. Je vais l'aller chercher. Oh! c'est la plus jolie friponne.—Elle ne respire pas plus qu'un moineau qu'on vient de saisir.

(Pandare sort.)

TROÏLUS.—Le même trouble s'empare de mon sein: mon pouls bat plus vite que le pouls de la fièvre; et toutes mes facultés perdent leur usage, comme un vassal en rencontrant à l'improviste les yeux du monarque.

(Pandare vient avec Cressida.)

PANDARE, à sa nièce.—Allons, venez. Pourquoi rougissez-vous? La pudeur est un enfant.—La voilà; répétez-lui maintenant tous les serments que vous m'avez faits à moi.—Quoi, vous voilà déjà repartie? Il faudra donc vous priver de sommeil, pour vous apprivoiser38? dites, le faudra-t-il? Allons, venez, avancez; ou si vous reculez, nous vous placerons entre les brancards.—Pourquoi ne lui adressez-vous pas la parole? Allons, levez ce voile, et laissez voir votre portrait. Allons donc! quelle répugnance vous avez à offenser la lumière du jour! S'il était nuit, je crois que vous vous rapprocheriez plutôt.—Allons, allons, éveillez-vous et embrassez la demoiselle. Comment, comment? c'est un baiser infini comme un fief perpétuel: bâtis ici, charpentier, l'air y est doux. Oh! vous vous direz tout ce que vous avez sur le coeur avant que je vous sépare. Oh! le faucon vaut le tiercelet39, je gagerais tous les canards de la rivière: allez, allez.

Note 38: (retour)

Voyez l'Art du Fauconnier.

Note 39: (retour)

Le tiercelet est le mâle du faucon; du moins, en Angleterre, on entend toujours par faucon la femelle du tiercelet.

TROÏLUS.—Vous m'avez ôté l'usage de la parole, madame.

PANDARE.—Les paroles ne payent aucune dette: donnez-lui des effets. Mais elle vous en ôterait aussi les facultés, si elle mettait leur activité à l'épreuve. Quoi! on se becquète encore? Nous y voilà.—En témoignage de quoi, les deux parties mutuellement... Entrez, entrez: je vais faire faire du feu.

(Pandare sort.)

CRESSIDA.—Voulez-vous vous promener, seigneur?

TROÏLUS.—O Cressida! oh! combien de fois je me suis souhaité où je suis!

CRESSIDA.—Souhaité, seigneur? Les dieux le veuillent! ô seigneur!

TROÏLUS.—Qu'ils veuillent quoi? Où tend cette jolie apostrophe? quel limon ma douce dame aperçoit-elle dans la source de notre amour?

CRESSIDA.—Plus de limon que d'eau pure, si ma crainte a des yeux.

TROÏLUS.—La crainte fait un démon d'un chérubin; jamais la crainte ne voit la vérité.

CRESSIDA.—L'aveugle crainte, quand la raison clairvoyante la guide, marche d'un pas plus sûr que l'aveugle raison, qui, sans crainte, trébuche. En craignant le dernier des malheurs, on s'en préserve souvent.

TROÏLUS.—Ah! que ma belle Cressida ne conçoive aucune alarme! Dans toutes les scènes de l'amour on ne représente point de monstre40.

Note 40: (retour)

Allusion aux théâtres d'alors.

CRESSIDA.—Non? ni rien de monstrueux?

TROÏLUS.—Rien, si ce n'est nos projets. Lorsque nous faisons voeu de verser des torrents de larmes, de vivre au milieu des flammes, de dévorer les rochers, d'apprivoiser les tigres, croyant qu'il est plus difficile à notre amante d'imaginer des épreuves assez fortes, qu'à nous de triompher des travaux qu'elle nous impose; voilà, madame, ce qu'il y a de monstrueux dans l'amour: c'est que la volonté est infinie, et que le pouvoir est borné; le désir est immense, et l'exécution esclave des limites.

CRESSIDA.—On dit que les amants jurent d'exécuter plus de choses qu'ils ne peuvent en accomplir, et cependant qu'ils tiennent en réserve un pouvoir qu'ils n'emploient jamais, jurant de faire dix fois plus qu'un homme et n'accomplissant pas la dixième partie de ce que fait un homme. Ceux qui ont la voix des lions et la lâcheté des lièvres ne sont-ils pas des monstres?

TROÏLUS.—Y a-t-il des gens pareils? Nous n'en sommes pas. Mesurez vos louanges sur l'épreuve que vous faites de nous, accordez-nous le degré de mérite que nous témoignons; notre tête restera nue jusqu'à ce que le mérite la couronne; nulle perfection à venir ne recueillera d'éloges anticipés; ne nommons point le mérite avant sa naissance; et lorsqu'il sera né, ses titres seront modestes; peu de paroles et beaucoup de foi. Voilà ce que Troïlus sera pour Cressida, tout ce que l'envie pourra inventer de plus noir sera de ridiculiser ma constance, et tout ce que la vérité pourra dire de plus vrai ne sera pas plus sincère que Troïlus.

CRESSIDA.—Voulez-vous entrer, seigneur?

(Pandare revient.)

PANDARE.—Quoi, vous rougissez encore? N'avez-vous donc pas fini de jaser ensemble?

CRESSIDA.—Eh bien! toutes les folies que je fais, je vous les consacre.

PANDARE.—Je vous en rends grâces: oui, si le seigneur Troïlus a un fils de vous, vous me le donnerez: soyez-lui fidèle; et s'il vous délaisse, c'est moi que vous gronderez.

TROÏLUS.—Vous connaissez à présent nos otages; la parole de votre oncle et ma foi constante.

PANDARE.—Oh! j'engagerai sans crainte ma parole pour elle aussi: les filles de notre famille sont longtemps à se laisser faire l'amour; mais une fois gagnées, elles sont constantes; ce sont de vrais glouterons, je puis vous l'assurer; elles s'attachent là où on les jette.

CRESSIDA.—La hardiesse commence à me venir, et me rend le courage, prince Troïlus; je vous ai aimé nuit et jour depuis de bien longs mois.

TROÏLUS.—Pourquoi donc ma Cressida a-t-elle tardé si longtemps à se laisser vaincre?

CRESSIDA.—Dites à paraître vaincue; mais j'étais vaincue, seigneur, depuis le premier coup d'oeil que je... Pardonnez-moi... Si j'en avoue trop, vous deviendrez tyran. Je vous aime à présent; mais jusqu'à présent, pas au point de n'être pas maîtresse de mon amour.—Ah! d'honneur, je ne dis pas vrai; mes pensées étaient comme des enfants sans lisière, devenus trop mutins pour obéir à leur mère.—Voyez comme nous sommes folles! Pourquoi ai-je bavardé? Qui sera discret pour nous, lorsque nous ne pouvons pas nous garder le secret à nous-mêmes? Mais, quoique je vous aimasse bien, je ne vous recherchais pas, et cependant, je le jure, je souhaitais alors être un homme, ou bien que les femmes eussent le privilége qu'ont les hommes de parler les premiers. Mon ami, dites-moi de me taire, car dans l'enchantement où je suis, je dirai vivement des choses dont je me repentirai après. Voyez, voyez: votre silence, adroit dans sa discrétion, surprend à ma faiblesse le secret le plus profond de mon âme.—Fermez-moi la bouche.

TROÏLUS.—Je le veux bien (il l'embrasse), quoiqu'il en sorte une douce musique.

PANDARE.—C'est fort joli, en vérité.

CRESSIDA.—Seigneur, je vous en conjure, pardonnez-moi. Je n'avais pas l'intention de demander un baiser. Je suis honteuse.—O ciel! qu'ai-je fait?—Pour cette fois, je veux prendre congé de vous, seigneur.

TROÏLUS.—Congé, chère Cressida?

PANDARE.—Congé! Oh! si vous prenez congé avant demain matin...

CRESSIDA.—Je vous en prie, permettez-moi...

TROÏLUS.—Qui est-ce qui vous importune, madame?

CRESSIDA.—Seigneur, ma propre compagnie.

TROÏLUS.—Vous ne pouvez pas vous fuir vous-même.

CRESSIDA.—Laissez-moi m'en aller et essayer: j'ai une partie fâcheuse, qui s'abandonne elle-même pour être la dupe d'un autre.—Je voudrais m'en aller! Où est donc ma raison? Je ne sais ce que je dis.

TROÏLUS.—On sait bien ce qu'on dit quand on parle avec tant de sagesse.

CRESSIDA.—Peut-être, seigneur, que j'ai montré plus de finesse que d'amour: et que je vous ai fait sans détour de si grands aveux pour amorcer vos désirs.—Mais vous n'êtes pas sage, ou vous n'aimez pas. Unir la sagesse et l'amour surpasse le pouvoir de l'homme41: ce prodige est réservé aux dieux.

Note 41: (retour)

Amare et sapere vix à Deo conceditur. (Publius Syrus.)

TROÏLUS.—Ah! que je voudrais pouvoir penser qu'il est au pouvoir d'une femme (et si cela est possible, je le crois de vous) d'entretenir toujours son flambeau et les feux de l'amour; de conserver sa constance pleine de vigueur et de jeunesse, afin qu'elle survive à sa beauté extérieure par une âme qui se renouvelle plus promptement que le sang ne s'appauvrit! ou si je pouvais être convaincu que mon dévouement et ma fidélité pour vous peuvent rencontrer leur égale dans une tendresse pure sans alliage; oh! que je serais alors élevé au-dessus de moi-même! Mais, hélas! je suis aussi vrai que la simplicité de la vérité, et plus simple que la vérité dans son enfance.

CRESSIDA.—Je lutterai de constance avec vous.

TROÏLUS.—O combat vertueux, lorsque la vertu lutte avec la vertu, à qui vaudra le mieux! Les vrais amants, dans les siècles futurs, attesteront leur foi par le nom de Troïlus. Lorsque dans leurs vers, remplis de protestations, de serments et de grandes comparaisons, ils auront épuisé toutes les figures, qu'ils les auront usées à force de les répéter; après qu'ils auront juré que leur coeur est aussi fidèle que l'acier, aussi constant que les plantes le sont à la lune, que le soleil l'est au jour, la tourterelle à sa compagne, le fer à l'aimant, la terre à son centre; après toutes ces comparaisons, je serai cité comme le modèle le plus célèbre de fidélité: Fidèle comme Troïlus, telle sera la conclusion de leurs vers pour les rendre sacrés.

CRESSIDA.—Puissiez-vous être prophète! Si je suis perfide, ou que je m'écarte de la fidélité de l'épaisseur d'un cheveu, quand le temps vieilli se sera oublié lui-même, quand les gouttes de pluie auront usé les murs de Troie, que l'aveugle oubli aura englouti les cités, et que des États puissants seront effacés de la terre et réduits à la poussière du néant, qu'alors la mémoire, remontant au milieu des filles infidèles, d'infidélité en infidélité, me reproche ma perfidie. Lorsqu'on aura dit: Aussi perfide que le renard l'est à l'agneau, le loup au veau de la génisse; le léopard au chevreuil, ou la marâtre à son fils, qu'alors on ajoute, pour toucher au coeur même de la perfidie: Aussi perfide que Cressida!

PANDARE.—Allons, voilà un marché fait: scellez-le, scellez-le; je servirai de témoin. Je tiens ici votre main, et voici celle de ma nièce: si jamais vous devenez infidèles l'un à l'autre, après toutes les peines que j'ai prises pour vous rapprocher, que tous les malheureux entremetteurs soient jusqu'à la fin du monde appelés de mon nom; qu'on les appelle tous des Pandares, que tous les hommes inconstants soient appelés des Troïlus, toutes les femmes perfides des Cressida, et tous les intrigants d'amour des Pandare! dites tous deux: Amen!

TROÏLUS.—Amen!

CRESSIDA.—Amen!

PANDARE.—Amen!—Et là-dessus, je vais vous montrer une chambre à coucher: et comme le lit ne parlera jamais de vos tendres combats, pressez-le à mort: allons, venez; et que Cupidon veuille procurer à toutes les filles qui sont ici bouche close, un lit, une chambre, et un Pandare pour tout préparer!

(Ils sortent.)

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