Troïlus et Cressida
SCÈNE III
Le camp des Grecs.
AGAMEMNON, ULYSSE, DIOMÈDE, NESTOR, AJAX, MÉNÉLAS et CALCHAS.
CALCHAS.—Princes, les circonstances présentes m'autorisent à parler et à réclamer la récompense du service que je vous ai rendu. Je dois remettre devant vos yeux, que, d'après mon talent de lire dans l'avenir, j'ai abandonné Troie à Jupiter; j'ai quitté mes biens, et encouru le nom de traître, je me suis exposé à un sort incertain, au lieu des avantages et de la fortune dont j'étais possesseur assuré; séparant de moi tout ce que l'habitude, les liaisons, la coutume et mon état avaient rendu agréable, familier à ma nature; pour vous rendre service, je suis devenu ici étranger, tout nouveau dans le monde, sans amis ni connaissances. Je vous prie donc de m'accorder aujourd'hui une légère faveur prise à l'avance sur les nombreuses promesses qui subsistent toujours, dites-vous, pour m'enrichir à l'avenir.
AGAMEMNON.—Que désires-tu de nous, Troyen? Expose ta demande.
CALCHAS.—Vous avez un prisonnier troyen, nommé Anténor, pris d'hier. Troie attache un grand prix à sa personne. Vous avez plusieurs fois (et je vous en ai souvent remercié) demandé ma fille Cressida en échange de prisonniers illustres, et Troie l'a toujours refusée; mais cet Anténor, je le sais, est tellement nécessaire42 à leurs négociations que, privées de sa direction, elles doivent échouer; et ils nous donneraient presque un prince du sang, un des fils de Priam, en échange. Renvoyez-le, illustres princes, pour la rançon de ma fille, dont la présence vous acquittera entièrement envers moi de tous les services que j'ai pu vous rendre, dans les entreprises qui vous intéressaient le plus.
AGAMEMNON.—Que Diomède le conduise à Troie et nous ramène Cressida: Calchas aura ce qu'il nous demande.—Noble Diomède, apprêtez-vous convenablement pour cet échange; et de plus, annoncez à Troie que si Hector veut demain qu'on réponde à son défi, Ajax est tout prêt.
DIOMÈDE.—Je me charge de tout ceci, et c'est un fardeau que je suis fier de porter.
(Diomède et Calchas sortent.)
(Achille et Patrocle sortent et paraissent devant leur tente.)
ULYSSE.—J'aperçois Achille à l'entrée de sa tente. Qu'il plaise à notre général de passer près de lui, d'un air indifférent, comme s'il l'avait oublié: et vous, princes, jetez tous sur lui un coup d'oeil vague et inattentif. Je passerai le dernier; il est probable qu'il me demandera pourquoi on le regarde d'un air si dédaigneux, pourquoi ces froids regards. S'il le fait, je saurai, par une dérision salutaire, expliquer vos dédains à son orgueil qui sera naturellement avide de m'écouter; cela peut être bon.—L'orgueil n'a pour se montrer d'autre miroir que l'orgueil: la souplesse des genoux entretient l'arrogance, et c'est le salaire de l'homme orgueilleux.
AGAMEMNON.—Nous allons exécuter votre dessein, et affecter un visage indifférent en passant devant lui. Que chacun de vous en fasse autant; et que personne ne le salue, ou plutôt qu'on le salue avec dédain; ce qui l'irritera bien plus que si on ne le regardait pas. Je vais passer le premier.
(Ils marchent tous.)
ACHILLE.—Quoi! le général vient-il me parler? Vous savez ma résolution; je ne combattrai plus contre Troie.
AGAMEMNON.—Que dit Achille? Nous veut-il quelque chose?
NESTOR, à Achille.—Voudriez-vous, seigneur, parler au général?
ACHILLE.—Non.
NESTOR, à Agamemnon.—Rien, seigneur.
AGAMEMNON.—Tant mieux.
ACHILLE, à Ménélas.—Bonjour, bonjour.
MÉNÉLAS.—Comment vous portez-vous? comment vous portez-vous?
(Ménélas sort.)
ACHILLE.—Quoi! cet homme déshonoré me mépriserait-il!
AJAX.—Comment vous va, Patrocle?
ACHILLE.—Bonjour, Ajax.
AJAX.—Hein!
ACHILLE.—Bonjour.
AJAX.—Oui, et bon lendemain aussi.
(Ajax sort.)
ACHILLE.—Que veulent dire ces gens-là? Est-ce qu'ils ne connaissent pas Achille?
PATROCLE.—Ils passent devant nous d'un air bien indifférent: ils avaient coutume de saluer, d'envoyer devant eux leurs sourires vers Achille, de lui adresser de gracieux sourires, et de l'aborder avec l'humilité qu'ils montrent au pied des saints autels.
ACHILLE.—Quoi! suis-je devenu pauvre tout à coup? Il est certain que la grandeur, une fois qu'elle est brouillée avec la fortune, doit se brouiller aussi avec les hommes. L'homme ruiné lit sa chute dans les yeux d'autrui aussitôt qu'il la sent lui-même; car les hommes, comme les papillons, ne déploient leurs ailes poudreuses que pendant l'été; et l'homme qui n'est que simplement homme ne reçoit aucun honneur; il n'est honoré que pour ses honneurs extérieurs, comme sa place, ses richesses, sa faveur, avantages dus au hasard aussi souvent qu'au mérite. Quand ces honneurs, étais glissants d'une amitié glissante comme eux, viennent à tomber, les uns entraînent l'autre, et tout périt ensemble dans la chute. Mais il n'en est pas ainsi de moi; la fortune et moi nous sommes amis; je jouis au plus haut degré de tout ce que je possédais, excepté des regards de ces hommes qui, à ce qu'il me paraît, trouvent en moi quelque chose qui n'est plus digne de ces regards complaisants qu'ils m'ont si souvent accordés. Voici Ulysse; je veux interrompre sa lecture.—Ulysse?
ULYSSE.—Eh bien! illustre fils de Thétis?
ACHILLE.—Que lisez-vous là?
ULYSSE.—Un étrange mortel m'écrit ici qu'un homme, quelque richement doué qu'il soit, quels que soient ses avantages intérieurs ou extérieurs, ne peut se vanter d'avoir ce qu'il a, et qu'il ne sent ce qu'il possède qu'en le voyant par autrui: ses vertus en brillant devant les autres les échauffent, et ils rendent à leur tour cette chaleur à l'homme dont elle est émanée.
ACHILLE.—Il n'y a rien d'étrange à cela, Ulysse. La beauté du visage n'est pas connue de celui qui le porte. C'est des yeux d'autrui qu'il apprend son prix; et l'oeil même, l'organe le plus pur du sentiment, ne peut se voir sans sortir de lui-même; mais oeil contre oeil se saluent l'un l'autre de leur forme respective; car la vue ne veut se replier sur elle-même qu'après avoir traversé l'espace; c'est là qu'elle s'unit à un miroir où elle peut se contempler: cela n'a rien d'étrange, Ulysse.
ULYSSE.—Je n'ai pas d'objections à la proposition, elle est familière; mais je m'étonne des conséquences qu'en tire l'auteur. Dans le développement de ses preuves, il démontre que l'homme ne possède rien en maître (quelles que soient ses richesses extérieures et intérieures) jusqu'au moment où il les communique aux autres; par lui-même il ne leur connaît aucun prix qu'après qu'il les a vues emprunter leur forme et leur valeur de l'approbation de ceux auxquels elles s'étendent: ainsi la voix est répercutée d'une voûte sonore; ainsi une porte d'acier placée en face du soleil reçoit et renvoie son image et sa chaleur. J'étais plongé là dedans, et j'en ai fait sur-le-champ l'application à Ajax; il est encore ignoré. Mais ô ciel, quel homme c'est! un vrai cheval qui porte un trésor qu'il ne connaît pas. O nature, que de choses qui sont viles à nos yeux, et qui deviennent précieuses par l'usage! Que de choses, au contraire, si fort estimées et qui sont d'une mince valeur! C'est demain que nous verrons par un exploit que le hasard du sort a fait tomber sur lui, Ajax devenu célèbre. O ciel, que de choses font quelques mortels, tandis que d'autres les laissent faire! Combien d'hommes se glissent dans le palais de la Fortune inconstante, tandis que d'autres font les idiots sous ses yeux! Ainsi un homme prospère aux dépens d'un autre, dont l'orgueil se repaît de lui-même dans une molle indolence! Il faut voir les chefs grecs! Ils frappent déjà sur l'épaule du lourd Ajax comme s'il avait le pied sur la gorge du brave Hector et si la fameuse Troie s'écroulait.
ACHILLE.—Je crois ce que vous dites là, car ils ont passé près de moi comme feraient des avares devant un mendiant; ils ne m'ont adressé ni une bonne parole, ni un regard. Quoi! mes exploits sont-ils oubliés?
ULYSSE.—Le Temps, seigneur, a sur son dos une besace, où il jette les aumônes qu'il va recueillant pour l'Oubli, qui est un géant, monstre d'ingratitude. Ces aumônes sont les bonnes actions passées; dévorées presque aussitôt qu'elles sont accomplies, oubliées dès qu'elles sont finies: la persévérance seule, cher seigneur, entretient l'honneur dans son éclat; avoir fait, c'est être passé de mode et suspendu à l'écart, ainsi qu'une cotte d'armes rouillée dans une décoration ridicule. Prenez le chemin qui s'offre à vous, car l'honneur voyage dans un défilé si étroit, qu'il n'y peut passer qu'un homme de front avec lui: gardez donc le sentier. L'émulation a mille enfants, qui se suivent et se pressent l'un l'autre. Si vous cédez, et que vous vous rangiez de côté hors de la route directe, semblables au flux qui entre dans le port, ils se précipiteront tous ensemble et vous laisseront derrière; vous resterez comme un brave cheval de bataille tombé au premier rang, et qui, foulé par l'arrière-garde, reste gisant et écrasé sous les pieds. Ainsi ce que les autres font dans le présent, quoique au-dessous de vos exploits passés, les surpassera nécessairement; car le Temps ressemble à un hôte du grand monde, qui serre froidement la main à l'ami qui s'en va, et qui, les bras étendus, comme s'il voulait prendre son vol, embrasse le nouveau venu. Toujours l'arrivée sourit, et l'adieu soupire en s'en allant. Oh! que la vertu ne cherche jamais la récompense de ce qu'elle a été. Beauté, esprit, naissance, force du corps, mérite des services, amour, amitié, bienfaisance, tout cela est le sujet du temps envieux et calomniateur. Un trait commun de la nature fait du monde entier une seule famille; tous, d'un accord unanime, prisent les hochets nouveaux, quoiqu'ils soient faits et formés avec les choses qui ne sont plus, et donnent plus de louanges à la poussière qui est un peu dorée qu'à l'or pur couvert de poussière. L'oeil présent admire l'objet présent; ainsi ne t'étonne pas, héros illustre et accompli, si tous les Grecs commencent à adorer Ajax: les objets en mouvement attirent bien plus la vue que ce qui ne remue pas. Tous les cris s'adressaient jadis à toi; ils te suivraient encore et pourraient te revenir encore si tu ne voulais pas t'ensevelir tout vivant, et enfermer ta réputation dans ta tente, toi dont les glorieux exploits, dans ces derniers combats encore, firent descendre de l'Olympe les dieux jaloux et ennemis, et rendirent le grand Mars séditieux.
ACHILLE.—J'ai de fortes raisons pour rester retiré dans ma tente.
ULYSSE.—Mais les raisons qui condamnent votre retraite sont encore plus puissantes et plus dignes d'un héros. On sait, Achille, que vous êtes amoureux d'une des filles de Priam.
ACHILLE.—Ah! on le sait?
ULYSSE.—Et cela doit-il vous étonner? La Providence qui, dans un État bien gouverné, connaît presque chaque grain d'or de Plutus, trouve le fond des plus insondables profondeurs; elle va se placer à côté de la pensée, et comme les dieux, elle dévoile celles qui sont muettes encore dans leur berceau. Il est dans l'âme d'un État un mystère où n'ose jamais pénétrer l'oeil de l'histoire, et qui a une opération, une influence plus divine que la voix ou la plume ne peuvent l'exprimer. Toute la correspondance que vous avez eue avec Troie nous est aussi parfaitement connue qu'à vous-même, seigneur; et il siérait beaucoup mieux à Achille de terrasser Hector que Polyxène; mais ce qui affligera le jeune Pyrrhus resté dans vos foyers, c'est, lorsque la renommée ira sonner la trompette dans nos îles, de voir toutes les jeunes Grecques chanter en dansant: Achille a séduit la soeur du grand Hector, mais notre illustre Ajax a bravement terrassé Hector. Adieu, seigneur, je vous parle en ami; un fou glisse sur la glace que vous devriez rompre.
(Ulysse sort.)
PATROCLE.—Je vous ai donnée le même conseil, Achille. Une femme impudente et masculine n'inspire pas plus de dégoût et de mépris qu'un homme efféminé au moment de l'action. Et moi, on me blâme de cela; les Grecs s'imaginent que c'est mon peu d'ardeur pour la guerre, et votre grande amitié pour moi, qui vous retiennent ainsi. Ami, réveillez-vous, et bientôt le faible et folâtre Cupidon détachera de votre cou ses bras amoureux, et vous le secouerez loin de vous comme le lion secoue de sa crinière une goutte de rosée.
ACHILLE.—Est-ce qu'Ajax combattra Hector?
PATROCLE.—Oui, et peut-être en recueillera-t-il beaucoup d'honneur.
ACHILLE.—Je le vois, ma réputation est en péril; ma renommée est dangereusement atteinte.
PATROCLE.—Prenez-y donc bien garde. Les blessures que l'homme se fait lui-même guérissent difficilement. L'omission d'un devoir indispensable nous met en butte aux coups du danger; et le danger, comme une fièvre contagieuse, nous saisit subtilement, même lorsque nous sommes nonchalamment assis au soleil.
ACHILLE.—Va, cher Patrocle; appelle Thersite. J'enverrai ce bouffon vers Ajax, et le chargerai d'inviter les chefs troyens à venir, après le combat, nous voir ici désarmés. J'ai une envie de femme, un désir dont je suis malade; c'est de voir le grand Hector dans ses habits de paix, de causer avec lui, et de contempler à satiété son visage.—(Apercevant Thersite.) Voici une peine épargnée.
(Entre Thersite.)
THERSITE.—Un prodige!
ACHILLE.—Quoi?
THERSITE.—Ajax erre çà et là dans la plaine, se cherchant lui-même.
ACHILLE.—Comment cela?
THERSITE.—Il doit se battre demain en combat singulier avec Hector; et il est si fier d'avance d'une bastonnade héroïque, qu'il extravague en ne disant rien.
ACHILLE.—Comment cela peut-il être?
THERSITE.—Eh! il marche à pas posés en long et en large comme un paon: il fait un pas, puis une pause. Il rumine, comme une hôtesse qui n'a d'autre arithmétique que sa tête pour inscrire son compte. Il se mord la lèvre avec un regard malin, comme s'il voulait dire: «Il y aurait de l'esprit dans cette tête, s'il en voulait sortir:» et oui, il y en a; mais il y est aussi caché, aussi froid que l'étincelle dans le caillou, dont elle ne jaillit que lorsque le caillou a été frappé. C'est un homme perdu sans ressource; car si Hector ne lui rompt pas le cou dans le combat, il se le rompra lui-même à force de vaine gloire. Il ne me reconnaît plus; je lui ai dit: Bonjour, Ajax. Il m'a répondu: Merci, Agamemnon. Que dites-vous de cet homme, qui me prend pour le général? Il est devenu un vrai poisson de terre, sans voix, un monstre muet. La peste soit de l'opinion! Un homme peut la porter dans les deux sens, à l'endroit et à l'envers, comme un pourpoint de cuir.
ACHILLE.—Il faut que tu sois mon ambassadeur près de lui, Thersite.
THERSITE.—Qui, moi?—Eh mais! il ne veut répondre à personne; il fait profession de ne pas répondre: parler est bon pour la canaille; lui, il porte sa langue dans son bras.—Je veux le contrefaire devant vous: que Patrocle me questionne; vous allez voir la scène d'Ajax.
ACHILLE.—Questionne-le, Patrocle; dis-lui: «Je prie humblement le vaillant Ajax d'inviter le très-valeureux Hector à venir désarmé dans ma tente, et de lui procurer un sauf-conduit pour sa personne, du très-magnanime, très-illustre, et six ou sept fois honorable général de l'armée grecque, Agamemnon, etc....» Dis cela.
PATROCLE.—Que Jupiter bénisse le grand Ajax!
THERSITE.—Hom!
PATROCLE.—Je viens de la part du brave Achille.
THERSITE.—Ah!
PATROCLE.—Qui vous prie humblement d'inviter Hector à venir sous sa tente.
THERSITE.—Hom?
PATROCLE.—Et d'obtenir pour lui un sauf-conduit d'Agamemnon!
THERSITE.—Agamemnon?
PATROCLE.—Oui, seigneur.
THERSITE.—Ah!
PATROCLE.—Quelle est votre réponse?
THERSITE.—Dieu soit avec vous: de tout mon coeur.
PATROCLE.—Votre réponse, seigneur?
THERSITE.—S'il fait beau demain, vers les onze heures, le sort se décidera pour l'un ou pour l'autre; mais il me payera cher avant de me tenir.
PATROCLE.—Votre réponse?
THERSITE.—Adieu, de tout mon coeur.
ACHILLE.—Mais il ne chante pas sur ce ton-là, n'est-ce pas?
THERSITE.—Non; il est hors de tous les tons, comme je vous le dis. Je ne sais pas quelle musique on trouvera dans son individu, quand Hector lui aura brisé la cervelle; mais je suis sûr qu'on n'en tirera rien, à moins que le ménétrier Apollon ne prenne ses nerfs pour en faire des cordes pour son luth.
ACHILLE.—Allons, il faut que tu lui portes une lettre sur-le-champ.
THERSITE.—Donnez-m'en donc une autre pour son cheval; car il est le plus intelligent des deux.
ACHILLE.—Mon âme est émue comme une fontaine troublée, et moi-même je n'en puis voir le fond.
(Achille et Patrocle sortent.)
THERSITE, seul.—Plût aux dieux que la fontaine de votre âme redevînt claire, pour qu'on pût y abreuver un âne; j'aimerais mieux être une tique sur un mouton que d'avoir cette stupide bravoure.
(Il sort.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Rue de Troie.
ÉNÉE entre d'un côté, avec un valet portant une torche; de l'autre entrent PARIS, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE ET AUTRES, avec des torches.
PARIS.—Voyez, qui est-ce que j'aperçois là-bas?
DÉIPHOBE.—C'est le seigneur Énée.
ÉNÉE, reconnaissant Pâris.—Quoi, prince, vous êtes ici en personne? Si j'avais d'aussi bonnes raisons, prince Pâris, de rester longtemps au lit, il n'y aurait qu'un ordre des cieux qui pût me séparer de ma belle compagne.
DIOMÈDE.—Je pense comme vous.—Salut, seigneur Énée!
PARIS.—Un vaillant Grec, Énée! Prenez-lui la main: j'en atteste votre récit même, le jour que vous nous disiez comment Diomède s'était, pendant une semaine entière, jour par jour, attaché à vous sur le champ de bataille.
ÉNÉE, à Diomède.—Portez-vous bien, brave guerrier, tant que dureront les rapports de ce paisible armistice; mais, lorsque je vous rencontrerai en armes, je vous adresserai le défi le plus sanglant que le coeur puisse concevoir ou le courage exécuter.
DIOMÈDE.—Diomède accepte l'un et l'autre. Notre sang est calme maintenant; et tant qu'il le sera, portez-vous bien, Énée: mais dès que les combats m'offriront l'occasion de vous joindre, par Jupiter! je deviendrai le chasseur de ta vie, et j'y dévoue toutes mes forces, toute ma vitesse et toute mon adresse.
ÉNÉE.—Et tu chasseras un lion qui fuira en retournant la tête.—Sois le bienvenu à Troie, et reçois-y un bon accueil: oui, par les jours d'Anchise! tu es le bienvenu. Je jure par la main de Vénus qu'il n'est point d'homme vivant qui puisse mieux aimer celui qu'il a l'intention de tuer.
DIOMÈDE.—Nous sympathisons.—Grand Jupiter, qu'Énée vive, si son trépas ne doit rien ajouter à la gloire de mon épée! Qu'il voie le soleil remplir mille fois le cercle complet de son cours! Mais en faveur de mon honneur jaloux, qu'il meure, que chacun de ses membres porte une blessure; et cela demain!
ÉNÉE.—Nous nous connaissons bien l'un l'autre.
DIOMÈDE.—Oui, et nous désirons nous connaître plus mal.
PARIS.—Voilà le compliment le plus mêlé de vengeance et de paix, d'amitié et de haine héroïque, que j'aie jamais entendu.—Quelle affaire, seigneur, vous fait lever de si grand matin?
ÉNÉE.—Je suis mandé par le roi, j'ignore pour quel motif.
PARIS.—Je vous apporte ses ordres. C'était pour vous charger de conduire ce Grec à la maison de Calchas, et de lui faire rendre la belle Cressida en échange d'Anténor. Daignez nous accompagner; ou plutôt, s'il vous plaît, hâtez-vous de nous y précéder. Je pense certainement, ou plutôt ma pensée peut s'appeler une certitude, que mon frère Troïlus y a passé cette nuit. Éveillez-le, et donnez-lui avis de notre approche, avec les détails de notre message: je crains que nous ne soyons fort mal reçus.
ÉNÉE.—Oh! cela, je vous en réponds. Troïlus aimerait mieux voir emporter Troie en Grèce, que de voir emmener de Troie sa Cressida.
PARIS.—Il n'y a pas de remède. Ce sont les cruelles conjonctures des temps qui le veulent ainsi.—Allez, seigneur, nous vous suivons.
ÉNÉE.—Salut à tous.
(Énée sort.)
PARIS.—Et dites-moi, noble Diomède, soyez de bonne foi; dites-moi la vérité, parlez-moi avec la franchise d'une bonne amitié: lequel de Ménélas ou de moi jugez-vous le plus digne de la belle Hélène?
DIOMÈDE.—Tous les deux également. Il mérite bien de l'avoir, lui qui, sans s'inquiéter de sa souillure, la cherche à travers un enfer de peines et un monde d'obstacles. Et vous, vous méritez autant de la garder, vous qui, insensible à son déshonneur, la défendez au prix de la perte immense de tant de richesses et d'amis. Lui, misérable gémissant, boirait jusqu'à la lie impure d'un vin passé et sans saveur; et vous, en vrai débauché, il vous plaît d'engendrer vos héritiers dans les flancs d'une prostituée: dans le vrai, vos deux mérites balancés ne pèsent ni plus ni moins l'un que l'autre; mais vous êtes égaux, puisqu'il s'agit entre vous d'une femme infâme.
PARIS.—Vous êtes trop amer pour votre compatriote.
DIOMÈDE.—C'est elle qui est bien amère pour son pays. Écoutez-moi, Pâris: pas une goutte de sang qui remplit ses veines impures qui n'ait coûté la vie à un Grec; pas une drachme dans tout le poids de son corps avili et prostitué qui n'ait coûté la mort à un Troyen: depuis qu'elle a su parler, elle n'a pas prononcé autant de bonnes paroles qu'il est mort pour elle de Grecs et de Troyens.
PARIS.—Beau Diomède, vous en usez comme les chalands qui déprécient le bijou qu'ils ont envie d'acheter; mais nous, nous nous contentons d'estimer en silence son mérite, et nous ne vanterons point ce que nous n'avons pas envie de vendre. Voici notre chemin.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une cour devant la maison de Pandare.
TROÏLUS et CRESSIDA.
TROÏLUS.—Ma chère, ne te tourmente pas, la matinée est froide.
CRESSIDA.—Alors, mon cher seigneur, je vais faire descendre mon oncle: il nous ouvrira les portes.
TROÏLUS.—Non, ne le dérange pas. Au lit! au lit! Que le sommeil ferme ces jolis yeux, et plonge tous tes sens dans un repos aussi profond que le sommeil des enfants, qui est vide de toute pensée!
CRESSIDA.—Adieu donc.
TROÏLUS.—Je t'en prie, remets-toi au lit.
CRESSIDA.—Êtes-vous las de moi?
TROÏLUS.—O Cressida! si le jour actif, éveillé par l'alouette, n'avait pas réveillé les hardis corbeaux et chassé les songes et la nuit, qui ne peut plus couvrir de son ombre nos plaisirs, je ne me séparerais pas de toi.
CRESSIDA.—La nuit a été trop courte.
TROÏLUS.—Maudite soit la sorcière! Elle demeure auprès des enchanteurs nocturnes jusqu'à les lasser autant que l'enfer; mais elle fuit les embrassements de l'amour d'une aile plus rapide que le vol de la pensée.—Vous prendrez froid, et vous me le reprocherez.
CRESSIDA.—Je vous en conjure, restez encore: vous autres hommes, vous ne voulez jamais rester. O folle Cressida!—Je pouvais vous tenir encore loin de moi, et vous seriez resté alors. Écoutez, il y a quelqu'un de levé.
PANDARE, à haute voix, dans l'intérieur de la maison.—Quoi! toutes les portes sont-elles donc ouvertes ici?
TROÏLUS.—C'est votre Oncle. (Entre Pandare.)
CRESSIDA.—La peste soit de lui! Il va se moquer de moi, je vais mener une vie...
PANDARE.—Eh bien, eh bien! comment vont les virginités?—Vous voilà, jeune vierge! Où est ma nièce Cressida à présent?
CRESSIDA.—Allez vous pendre, mon oncle, méchant moqueur. Vous me conseillez de faire... et ensuite vous me raillez.
PANDARE.—De faire quoi? de faire quoi? Voyons, qu'elle dise quoi.... Que vous ai-je conseillé de faire?
CRESSIDA.—Allons, maudit soit votre coeur! Vous ne serez jamais bon, et vous ne souffrirez jamais que les autres le soient.
PANDARE.—Ha, ha! hélas! la pauvre petite! la pauvre innocente! Tu n'as pas dormi cette nuit? Est-ce que ce méchant ne t'a pas laissée dormir? Qu'un fantôme l'emporte!
(On frappe à la porte.)
CRESSIDA, à Troïlus.—Ne vous l'avais-je pas dit? Je voudrais qu'on lui cassât la tête!—Qui est à la porte? Mon bon oncle, allez voir.—(A Troïlus.) Seigneur, rentrez dans ma chambre: vous souriez et vous vous moquez de moi, comme si j'avais des intentions malicieuses.
TROÏLUS, riant.—Ha, ha!
CRESSIDA.—Allons, vous vous trompez; je ne songe à rien de semblable. (On frappe encore.)—Avec quelle force ils frappent!—Je vous en prie, rentrez. Je ne voudrais pas, pour la moitié de Troie, qu'on vous vit ici.
(Ils rentrent tous les deux.)
PANDARE.—Qu'y est là? qu'y a-t-il? Voulez-vous donc enfoncer les portes? Eh bien, de quoi s'agit-il?
(Entre Énée.)
ÉNÉE.—Bonjour, seigneur, bonjour.
PANDARE.—Qui est là?—Quoi! c'est vous, seigneur Énée? Sur ma parole, je ne vous ai pas reconnu. Quelles nouvelles apportez-vous si matin?
ÉNÉE.—Le prince Troïlus n'est-il pas ici?
PANDARE.—Ici? Hé! qu'y ferait-il?
ÉNÉE.—Allons, il est ici, seigneur; ne nous le célez pas: il est très-important pour lui que je lui parle.
PANDARE.—Il est ici, dites-vous? C'est plus que je n'en sais, je vous le jure.—Quant à moi, je suis rentré tard.—Hé! que ferait-il ici?
ÉNÉE.—Quoi? rien.—Allons, allons, vous lui feriez beaucoup de tort, sans vous en douter; j'espère que vous lui serez assez fidèle pour le trahir; à la bonne heure, ignorez qu'il est ici; mais allez toujours le chercher. Allez.
(Pandare va sortir, Troïlus entre.)
TROÏLUS.—Quoi? Qu'y a-t-il?...
ÉNÉE.—Seigneur, à peine ai-je le temps de vous saluer, tant mon message est pressé. Voici à deux pas Pâris votre frère, et Déiphobe, le Grec Diomède, et notre Anténor qui nous est rendu; mais, en échange de sa liberté, il faut que sur-le-champ, dans une heure et avant le premier sacrifice, nous remettions dans les mains de Diomède la jeune Cressida.
TROÏLUS.—Est-ce une chose arrêtée?
ÉNÉE.—Oui, par Priam, et le conseil de Troie; ils me suivent et sont prêts à l'exécuter.
TROÏLUS.—Comme mes projets se jouent de moi!—Je vais aller les joindre; et vous, seigneur Énée, nous nous sommes rencontrés par hasard; vous ne m'avez pas trouvé ici..
ÉNÉE.—Bon, bon, seigneur; les secrets de la nature ne sont pas gardés dans un plus profond silence.
(Troïlus et Énée sortent.)
PANDARE.—Est-il possible? Pas plutôt gagnée qu'elle est perdue! Que le diable emporte Anténor! Le jeune prince en perdra la raison; la peste soit d'Anténor! Je voudrais qu'ils lui eussent cassé le cou.
CRESSIDA.—Eh bien, de quoi s'agit-il? Qui donc était ici?
PANDARE.—Ah! ah!
CRESSIDA.—Pourquoi soupirez-vous si profondément? Où est mon seigneur? De grâce, mon cher oncle, dites-moi ce que c'est.
PANDARE.—Je voudrais être enfoncé de toute ma hauteur sous la terre!
CRESSIDA.—O dieux! qu'y a-t-il donc?
PANDARE.—Je te prie, rentre. Plût aux dieux que tu ne fusses jamais née! Je savais bien que tu serais cause de sa mort! O pauvre prince! la peste soit d'Anténor!
CRESSIDA.—Mon cher oncle, je vous en conjure à genoux, je vous en conjure, qu'y a-t-il?...
PANDARE.—Il faut que tu partes, ma pauvre fille, il faut que tu partes; tu es échangée avec Anténor: il faut que tu retournes vers ton père, et que tu te sépares de Troïlus: ce sera sa mort, son poison; il ne pourra jamais le supporter.
CRESSIDA.—O dieux immortels!—Je ne partirai pas.
PANDARE.—Il le faut.
CRESSIDA.—Je ne le veux pas, mon oncle. J'ai oublié mon père, je ne connais aucun sentiment de parenté. Non, il n'est point de parents, de tendresse, de sang, de coeur, qui me touchent d'aussi près que mon cher Troïlus. O dieux du ciel! faites du nom de Cressida le symbole de la perfidie, si jamais elle abandonne Troïlus. Temps, violence, mort, portez-vous sur ce corps à toutes les extrémités; mais la base solide sur laquelle mon amour est affermi est comme le centre même de la terre, il attire tout à lui.—Je vais rentrer et pleurer.
PANDARE.—Oui, va, va.
CRESSIDA.—Et arracher mes beaux cheveux, et égratigner ces joues si vantées, briser ma voix à force de sanglots, et briser mon coeur à force de crier: Troïlus! Je ne veux pas sortir de Troie.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La scène se passe devant la maison de Pandare.
PARIS, TROÏLUS, ÉNÉE, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE.
PARIS.—Il est grand jour, et l'heure fixée pour la remettre à ce vaillant Grec s'avance à grands pas.—Mon cher frère Troïlus, allez dire à Cressida ce qu'il faut qu'elle fasse, et déterminez-la promptement à y consentir.
TROÏLUS.—Entrez dans sa maison. Je vais l'amener dans un instant à ce Grec; et lorsque vous me verrez la remettre entre ses mains, croyez voir un autel, et dans votre frère Troïlus le prêtre qui immole son propre coeur.
(Il sort.)
PARIS.—Je sais ce que c'est que d'aimer; et je voudrais pouvoir le secourir comme je le plains.—Entrez, je vous prie, seigneurs.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
On voit un appartement de la maison de Pandare.
PANDARE, CRESSIDA.
PANDARE.—De la modération, de la modération.
CRESSIDA.—Que me parlez-vous de modération? Ma douleur est complète, parfaite, et extrême comme l'amour qui l'a produite; et elle m'agite avec la même force invincible que lui. Comment puis-je la modérer? Si je pouvais composer avec ma passion, ou la refroidir et l'affaiblir, je pourrais tempérer de même mon chagrin: mais mon amour n'admet point d'alliage qui le modifie, et mon chagrin n'en admet pas davantage dans une perte aussi chère.
(Entre Troïlus.)
PANDARE.—Le voici qui vient, le voici.—Ah! mes pauvres poulets43!
CRESSIDA l'embrassant.—O Troïlus, Troïlus!
PANDARE.—Quel couple d'objets infortunés j'ai devant les yeux! Que je vous embrasse aussi. O coeur! comme on l'a si bien dit:
O coeur, ô triste coeur!
Pourquoi soupires-tu sans te briser?
Et à cela il répond:
Parce que tu ne peux soulager ta cuisante douleur
Ni par l'amitié, ni par les paroles44.
Jamais il n'y eut rime plus vraie. Ne faisons dédain de rien, car nous pourrions vivre assez pour avoir besoin de ces vers; nous le voyons, nous le voyons... Eh bien! mes agneaux?
TROÏLUS.—Cressida, je t'adore d'un amour si pur que les dieux bienheureux, comme s'ils étaient jaloux de ma passion plus fervente dans son zèle que la dévotion que respirent pour leurs divinités des lèvres glacées, te séparent de moi.
CRESSIDA.—Les dieux sont-ils sujets à l'envie?
PANDARE.—Oui, oui, oui; en voilà la preuve bien évidente.
CRESSIDA.—Et est-il vrai qu'il me faille quitter Troie?
TROÏLUS.—Odieuse vérité!
CRESSIDA.—Quoi? et Troïlus aussi?
TROÏLUS.—Troie, et Troïlus!
CRESSIDA.—Est-il possible?
TROÏLUS.—Et si soudainement que la cruauté du sort nous ravit le temps de prendre congé l'un de l'autre, brusque tous les délais, frustre avec barbarie nos lèvres de la douceur de s'unir, interdit violemment nos étroits embrassements, étouffe nos tendres voeux à la naissance même de notre haleine laborieuse. Nous deux, qui nous sommes achetés l'un l'autre au prix de tant de milliers de soupirs, nous sommes forcés de nous vendre misérablement après un seul soupir fugitif et imparfait! Le temps injurieux, avec la précipitation d'un voleur, entasse pêle-mêle et au hasard tout son riche butin. Nous nous devons autant d'adieux qu'il est d'étoiles dans le firmament, tous bien articulés, et scellés d'un baiser: eh bien! il les amoncelle tous en un seul adieu vague, et nous réduit à un seul baiser affamé, gâté par l'amertume de nos larmes.
ÉNÉE, derrière le théâtre.—Seigneur, la dame est-elle prête?
TROÏLUS.—Écoutez! c'est vous qu'on appelle... On dit que c'est ainsi que le Génie crie: Viens! à celui qui va mourir.—Dites-leur d'avoir patience; elle va venir à l'instant.
PANDARE.—Où sont mes larmes? Pluie, coulez pour abattre ce vent, sans quoi mon coeur va être déraciné.
(Pandare sort.)
CRESSIDA.—Faut-il donc que j'aille chez les Grecs?
TROÏLUS.—Il n'y a point de remède.
CRESSIDA.—La malheureuse Cressida au milieu des Grecs joyeux!—Quand nous reverrons-nous?
TROÏLUS.—Écoute-moi, ma bien-aimée; garde-moi seulement un coeur fidèle...
CRESSIDA.—Moi! fidèle?—Quoi donc? quelle est cette mauvaise pensée?
TROÏLUS.—Allons, il faut user doucement des plaintes, car c'est l'instant de notre séparation.—Je ne te dis pas, sois fidèle, parce que je doute de toi; car je jetterais mon gant à la Mort elle-même, pour la défier de prouver qu'aucune tache ait souillé ton coeur; mais si je dis, sois fidèle, c'est uniquement pour amener la protestation que je vais te faire; sois fidèle, et j'irai te voir.
CRESSIDA.—O prince! vous serez exposé à des dangers aussi nombreux que pressants; mais je serai fidèle.
TROÏLUS.—Et moi, je me ferai un ami du danger.—Porte cette manche.
CRESSIDA.—Et vous ce gant. Quand vous verrai-je?
TROÏLUS.—Je corromprai les sentinelles des Grecs, pour te rendre visite la nuit: mais, sois fidèle.
CRESSIDA.—O ciel! encore: Sois fidèle!
TROÏLUS.—Écoute pourquoi je parle ainsi, mon amour: les jeunes Grecs sont remplis de qualités; ils sont amoureux, bien faits, riches des dons de la nature et perfectionnés par les arts et les exercices. La nouveauté fait impression quand les talents sont unis aux grâces de la personne!... Hélas! une sorte de jalousie céleste (que je vous conjure d'appeler une erreur vertueuse) m'inspire des craintes.
CRESSIDA.—O ciel! vous ne m'aimez pas.
TROÏLUS.—Que je meure en lâche si je ne vous aime pas! Si je vous parle ainsi, c'est bien moins de votre fidélité que je doute que de mon propre mérite: je ne sais point chanter, ni danser la volte, ni parler avec douceur, ni jouer à des jeux d'adresse, autant de talents brillants, naturels et familiers aux Grecs: mais je puis vous dire que sous les grâces de ces dons séduisants est caché un démon dangereux qui parle sans rien dire, et tente avec un art extrême: ne vous laissez pas tenter.
CRESSIDA.—Croyez-vous que je me laisse tenter?
TROÏLUS.—Non, mais nous faisons quelquefois des choses que nous ne voulons pas; nous sommes nos propres démons à nous-mêmes, lorsque nous voulons tenter la fragilité de nos forces, en présumant trop de leur puissance variable.
ÉNÉE, en dehors.—Allons, mon bon seigneur.
TROÏLUS.—Allons, embrassons-nous, et séparons-nous.
PARIS, en dehors.—Mon frère Troïlus!
TROÏLUS.—Mon cher frère, entrez ici, et amenez Énée et le Grec avec vous.
CRESSIDA.—Seigneur, serez-vous fidèle?
TROÏLUS.—Qui, moi? hélas! c'est mon vice, c'est mon défaut. Tandis que les autres savent gagner par adresse une haute estime, moi, par mon excès d'honnêteté, je n'obtiens qu'une simple approbation. Tandis que d'autres dorent avec art leurs couronnes de cuivre, j'offre la mienne nue avec franchise et sincérité. Ne craignez rien de ma fidélité: franchise et bonne foi, c'est là toute ma morale. (Entrent Énée, Pâris, Anténor, Déiphobe et Diomède.) Soyez le bienvenu, noble Diomède: voici la dame que nous rendons à la place d'Anténor. Aux portes, seigneur, je la remettrai dans vos mains, et, chemin faisant, je vous ferai comprendre ce qu'elle vaut. Traitez-la avec distinction; et, par mon âme, beau Grec, si jamais tu te trouvais à la merci de mon épée, nomme seulement Cressida, et ta vie sera aussi en sûreté que Priam dans Ilion.
DIOMÈDE.—Belle Cressida, dispensez-vous, je vous prie, des remercîments que ce prince attend de vous; l'éclat de vos yeux et la beauté céleste de vos traits vous assurent tous les égards: vous serez la souveraine de Diomède; il est tout entier à vos ordres.
TROÏLUS.—Grec, tu ne me traites pas avec courtoisie, de faire honte à l'ardeur de ma prière, en louant Cressida. Je te dis, prince grec, qu'elle est aussi fort au-dessus de tes louanges, que tu es indigne de porter le nom de son serviteur: je te recommande de la bien traiter, à ma seule considération; car, j'en jure par le redoutable Pluton, si tu ne le fais pas, quand le géant Achille serait ton gardien, je te couperai la gorge.
DIOMÈDE.—Ah! point de courroux, prince Troïlus; qu'il me soit permis, par le privilége de mon rang et de mon message, de parler en liberté: quand je serai sorti de cette ville, je suivrai ma volonté; et sachez, seigneur, que je ne ferai rien sur vos ordres; elle sera appréciée suivant son propre mérite; mais lorsque vous direz: que cela soit, je vous répondrai dans toute la fierté du courage et de l'honneur: non.
TROÏLUS.—Allons, marchons vers les portes.—Je te dis, moi, Diomède, que cette bravade te forcera plus d'une fois à cacher ta tête.—Belle Cressida, donnez-moi la main, et, en marchant, achevons ensemble un entretien nécessaire et qui ne regarde que nous.
(Troïlus, Cressida et Diomède sortent.)
(On entend une trompette.)
PARIS.—Écoutez; c'est la trompette d'Hector.
ÉNÉE.—A quoi avons-nous passé cette matinée? Le prince doit me croire paresseux et négligent, moi qui lui avais juré d'être sur le champ de bataille avant lui.
PARIS.—C'est la faute de Troïlus. Allons, allons, rendons-nous sur le champ de bataille avec lui.
DÉIPHOBE.—Faisons diligence.
ÉNÉE.—Oui, marchons avec le joyeux empressement d'un jeune époux, et volons sur les traces d'Hector: la gloire de notre Troie dépend aujourd'hui de sa noble valeur et de ce combat singulier.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Le camp des Grecs, une lice a été préparée.
AJAX s'avance armé, AGAMEMNON, ACHILLE, PATROCLE, MÉNÉLAS, ULYSSE, NESTOR et autres chefs.
AGAMEMNON.—Te voilà déjà complétement vêtu de ta brillante armure et devançant le temps dans l'impatience de ton courage. Redoutable Ajax, ordonne à ton héraut d'envoyer jusqu'à Troie le signal éclatant de sa trompette, et que l'air épouvanté frappe l'oreille du grand champion et l'appelle ici.
AJAX.—Trompette, voilà ma bourse. Maintenant crève tes poumons et brise ta trompe d'airain. Souffle, coquin, jusqu'à ce que tes joues arrondies se gonflent plus que celles de l'aquilon essoufflé. Allons, enfle ta poitrine, et que le sang jaillisse de tes yeux; c'est Hector que tu appelles.
(La trompette sonne.)
ULYSSE.—Aucune trompette ne répond.
ACHILLE.—Il est bien matin encore.
AGAMEMNON.—N'est-ce pas Diomède qu'on aperçoit là-bas, avec la fille de Calchas?
ULYSSE.—C'est lui-même; je le reconnais à sa tournure: il marche en s'élevant sur la pointe du pied; c'est son ambitieuse fierté qui l'élève ainsi au-dessus de la terre.
(Diomède s'avance avec Cressida.)
AGAMEMNON.—Est-ce là la jeune Cressida?
DIOMÈDE.—Oui, c'est elle.
AGAMEMNON.—Vous êtes la bienvenue chez les Grecs, belle dame.
NESTOR.—Notre général vous salue d'un baiser.
ULYSSE.—Ce n'est là qu'une courtoisie particulière: il vaudrait bien mieux qu'elle fût baisée par tous en général45.
NESTOR.—Et c'est là un conseil bien galant. Allons, c'est moi qui commencerai.—Voilà pour Nestor.
ACHILLE.—Je veux chasser l'hiver de vos lèvres, belle dame. Achille vous souhaite la bienvenue.
MÉNÉLAS.—J'avais jadis de bonnes raisons pour mes baisers.
PATROCLE.—Mais ce n'est pas une raison pour baiser aujourd'hui; Pâris est arrivé tout d'un coup si effrontément qu'il vous a séparés, vous et vos raisons?
ULYSSE.—Amère pensée, sujet de tous nos affronts; nous perdons nos têtes pour dorer ses cornes.
PATROCLE.—Le premier était le baiser de Ménélas, celui-ci est le mien; c'est Patrocle qui vous embrasse.
MÉNÉLAS.—Oh! cela est joli!
PATROCLE.—Pâris et moi, nous baisons toujours pour Ménélas.
MÉNÉLAS.—Je veux avoir le mien, seigneur; belle dame, permettez....
CRESSIDA.—En embrassant, donnez-vous, ou recevez-vous?
MÉNÉLAS.—Je prends, et je donne.
CRESSIDA.—Je veux faire un marché où je puisse gagner ma vie. Le baiser que vous prenez vaut mieux que celui que vous donnez; ainsi point de baiser.
MÉNÉLAS.—Je vous payerai l'excédant; je vous en donnerai trois pour un.
CRESSIDA.—Donnez juste autant, ou n'en donnez point. Vous êtes un homme impair.
MÉNÉLAS.—Un homme impair, dites-vous, belle? tout homme l'est.
CRESSIDA.—Non, Pâris ne l'est pas; car vous savez qu'il est très-vrai que vous êtes impair, et que lui est au pair avec vous.
MÉNÉLAS.—Vous me donnez des chiquenaudes sur le front.
ULYSSE.—La partie ne serait pas égale, votre ongle contre sa corne. Puis-je, belle dame, vous demander un baiser?
CRESSIDA.—Vous le pouvez.
ULYSSE.—Je le désire.
CRESSIDA.—Allons, demandez-le.
ULYSSE.—Eh bien! pour l'amour de Vénus, donnez-moi un baiser, quand Hélène sera redevenue vierge, et en sa possession.
(Montrant Ménélas.)
CRESSIDA.—Je suis votre débitrice: réclamez votre payement quand il sera échu.
ULYSSE.—Jamais le jour n'arrivera, ni votre baiser.
DIOMÈDE.—Madame, un mot.—Je vais vous conduire à votre père.
(Diomède emmène Cressida.)
NESTOR.—C'est une femme d'un esprit vif.
ULYSSE.—Fi donc, fi donc! tout parle en elle, ses yeux, ses joues, ses lèvres, jusqu'au mouvement de son pied. Ses penchants déréglés se décèlent dans tous ses muscles, dans tous les mouvements de sa personne. Oh! ces hardies assaillantes, si libres de la langue, qui vous font ainsi les premières avances, et qui ouvrent les tablettes de leurs pensées toutes grandes au premier venu qui les flatte, regardez-les comme la proie complaisante de la première occasion, et de vraies filles du métier.
(On entend une trompette au dehors.)
TOUS.—La trompette du Troyen.
AGAMEMNON.—Voilà sa troupe qui vient.
(Entrent Hector armé, Énée, Troïlus, d'autres Troyens et suite.)
ÉNÉE.—Salut! vous tous, princes de la Grèce. Quel sera le prix de celui qui remportera la victoire? ou vous proposez-vous de déclarer un vainqueur? voulez-vous que les deux champions se poursuivent l'un l'autre jusqu'à la dernière extrémité: ou seront-ils séparés par quelque voix, quelque signal du champ de bataille? Hector m'a ordonné de vous le demander.
AGAMEMNON.—Quel est le désir d'Hector?
ÉNÉE.—Cela lui est indifférent: il obéira aux conventions.
ACHILLE.—C'est bien là Hector; mais il agit bien tranquillement, avec un peu de fierté et il ne fait pas grand cas du chevalier son adversaire.
ÉNÉE.—Si vous n'êtes pas Achille, seigneur, quel est votre nom?
ACHILLE.—Si je ne suis pas Achille, je n'en ai point.
ÉNÉE.—Eh bien, Achille soit: mais qui que vous soyez, sachez ceci: que les deux extrêmes en valeur et en orgueil excellent chez Hector: l'un monte presque jusqu'à l'infini; l'autre descend jusqu'au néant. Faites bien attention à ce héros, et ce qui en lui ressemble à de l'orgueil est courtoisie. Cet Ajax est à demi-formé du sang d'Hector, et par amour pour ce sang la moitié d'Hector reste à Troie: c'est la moitié de son courage, de sa force, la moitié d'Hector, qui vient chercher ce chevalier de sang mêlé, moitié Grec et moitié Troyen.
ACHILLE.—Ce ne sera donc qu'un combat de femme?—Oh! je vous comprends.
(Diomède revient.)
AGAMEMNON.—Voici Diomède.—Allez, noble chevalier: tenez-vous près de notre Ajax. Il en sera comme vous déciderez, vous et le seigneur Énée, sur l'ordre du combat; soit que vous arrêtiez qu'ils doivent se battre à outrance ou que les deux champions pourront reprendre haleine: les combattants étant parents, leur combat est à moitié arrêté avant que les coups aient commencé.
(Ajax et Hector entrent dans la lice.)
ULYSSE.—Les voilà déjà prêts à en venir aux mains.
AGAMEMNON.—Quel est ce Troyen qui a l'air si triste?
ULYSSE.—C'est le plus jeune des fils de Priam, un vrai chevalier; il n'est pas mûr encore et il est déjà sans égal: ferme dans sa parole, parlant par ses actions et sans langue pour les vanter; lent à s'irriter, mais lent à se calmer quand il est provoqué: son coeur et sa main sont tous deux ouverts et tous deux francs; ce qu'il a, il le donne, ce qu'il pense, il le montre: mais il ne donne que lorsque son jugement éclaire sa bienfaisance, et il n'honore jamais de sa voix une pensée indigne de son caractère: courageux comme Hector et plus dangereux que lui. Hector, dans la fougue de sa colère, cède aux impressions de la tendresse: mais lui, dans la chaleur de l'action, il est plus vindicatif que l'amour jaloux: on le nomme Troïlus, et Troie fonde sur lui sa seconde espérance, avec autant de confiance que sur Hector même: ainsi le peint Énée, qui connaît ce jeune homme de la tête aux pieds, et tel est le portrait qu'il m'a fait de lui en confidence, dans le palais d'Ilion.
(Bruit de guerre. Hector et Ajax combattent.)
AGAMEMNON.—Les voilà aux prises.
NESTOR.—Allons, Ajax, tiens-toi bien sur tes gardes.
TROÏLUS.—Hector, tu dors; réveille-toi.
AGAMEMNON.—Ses coups sont bien ajustés.—Ici, Ajax.
DIOMÈDE, aux deux champions.—Il faut vous en tenir là.
(Les trompettes cessent.)
ÉNÉE.—Princes, c'est assez, je vous prie.
AJAX.—Je ne suis pas encore échauffé. Recommençons le combat.
DIOMÈDE.—Comme il plaira à Hector.
HECTOR.—Eh bien! moi, je veux en rester là.—Noble guerrier, tu es le fils de la soeur de mon père, cousin-germain des enfants de l'auguste Priam. Les devoirs du sang défendent entre nous deux une émulation sanguinaire. Si tu étais mélangé d'éléments grecs et troyens, de manière à pouvoir dire: «Cette main est toute grecque et celle-ci toute troyenne: les muscles de cette jambe sont de Troie et les muscles de celle-ci sont de la Grèce: le sang de ma mère colore la joue droite, et dans les veines de cette joue gauche bouillonne le sang de mon père,» par le tout-puissant Jupiter, tu ne remporterais pas un seul de tes membres grecs, sans que mon épée y eût marqué l'empreinte de notre haine irréconciliable; mais que les dieux ne permettent pas que mon épée homicide répande une goutte du sang que tu as emprunté de ta mère, la tante sacrée d'Hector.—Que je t'embrasse, Ajax! par le Dieu qui tonne, tu as des bras vigoureux, et voilà comme Hector veut qu'ils tombent sur lui. Cousin, honneur à toi!
AJAX.—Je te remercie, Hector: tu es trop franc et trop généreux. J'étais venu pour te tuer, cousin, et pour remporter, par ta mort, de nouveaux titres de gloire.
HECTOR.—L'admirable Néoptolème lui-même, dont la renommée montre le panache brillant, criant de sa voix éclatante: c'est lui, ne pourrait pas se promettre d'ajouter à sa gloire un laurier de plus enlevé à Hector.
ÉNÉE.—Les deux partis sont dans l'attente de ce que vous allez faire.
HECTOR.—Nous allons y satisfaire. L'issue du combat est notre embrassement. Adieu, Ajax.
AJAX.—Si je puis me flatter d'obtenir quelque succès par mes prières, bonheur qui m'arrive rarement, je désirerais voir mon illustre cousin dans nos tentes grecques.
DIOMÈDE.—C'est le désir d'Agamemnon, et le grand Achille languit de voir le vaillant Hector désarmé.
HECTOR.—Énée, appelez-moi mon frère Troïlus; et allez annoncer à ceux du parti troyen qui nous attendent cette entrevue d'amitié; priez-les de rentrer dans Troie.—(A Ajax.) Donne-moi ta main, cousin, je veux aller dîner avec toi, et voir vos guerriers.
AJAX.—Voilà l'illustre Agamemnon qui vient au-devant de nous.
HECTOR.—Nomme-moi l'un après l'autre les plus braves d'entre eux: mais pour Achille, mes yeux le chercheront et le reconnaîtront seuls à sa haute et robuste taille.
AGAMEMNON.—Digne guerrier, soyez le bienvenu autant que vous pouvez l'être d'un homme qui voudrait être délivré d'un tel ennemi. Mais ce n'est pas là un bon accueil; écoutez ma pensée en termes plus clairs. Le passé et l'avenir sont couverts d'un voile et des ruines informes de l'oubli: mais dans le moment présent, la foi et la franchise, purifiées de toute intention détournée, t'adressent, grand Hector, avec l'intégrité la plus divine, un salut sincère, du plus profond du coeur.
HECTOR.—Je te rends grâces, royal Agamemnon.
AGAMEMNON, à Troïlus.—Illustre prince de Troie, soyez aussi le bienvenu.
MÉNÉLAS.—Laissez-moi confirmer le salut du roi mon frère; noble couple de frères belliqueux, soyez les bienvenus ici.
HECTOR.—A qui avons-nous à répondre?
MÉNÉLAS.—Au noble Ménélas.
HECTOR.—Ah! c'est vous, seigneur? Par le gantelet de Mars, je vous remercie. Ne vous moquez pas de moi si je choisis ce serment peu ordinaire. Celle qui fut naguère votre femme jure toujours par le gant de Vénus: elle est en pleine santé; mais elle ne m'a point chargé de vous saluer de sa part.
MÉNÉLAS.—Ne la nommez pas: c'est un sujet fatal d'entretien.
HECTOR.—Ah! pardon, je vous offense.
NESTOR.—Brave Troyen, je vous avais vu souvent, travaillant pour la destinée, ouvrir un chemin sanglant à travers les rangs de la jeunesse grecque; je vous avais vu, ardent comme Persée, pousser votre coursier phrygien, mais dédaignant bien des exploits et bien des défaites quand une fois vous aviez suspendu votre épée en l'air, et ne la laissant point retomber sur ceux qui étaient tombés, voilà ce qui me faisait dire à ceux qui étaient près de moi: Voyez Jupiter qui distribue la vie! je vous avais vu, enfermé dans un cercle de Grecs, vous arrêter et reprendre haleine, comme un lutteur dans les jeux olympiques. Voilà comme je vous avais vu. Mais je n'avais pas encore vu votre visage, qui était toujours caché par l'acier. J'ai connu votre aïeul et j'ai combattu une fois contre lui, c'était un bon soldat; mais j'en jure par le dieu Mars, notre chef à tous, il ne vous fut jamais comparable. Permettez qu'un vieillard vous embrasse; venez, digne guerrier, soyez le bienvenu dans notre camp.
ÉNÉE, à Hector.—C'est le vieux Nestor.
HECTOR.—Laisse-moi t'embrasser, bon vieillard, chronique antique, qui as si longtemps marché en donnant la main au temps; vénérable Nestor, je suis heureux de te serrer dans mes bras.
NESTOR.—Je voudrais que mes bras pussent lutter contre les tiens dans le combat, comme ils luttent avec toi d'amitié.
HECTOR.—Je le voudrais aussi.
NESTOR.—Ah! par cette barbe blanche, je combattrais contre toi dès demain. Allons, sois le bienvenu: j'ai vu le temps, où...
ULYSSE.—Je suis étonné que cette ville là-bas soit encore debout, lorsque nous avons ici près de nous sa colonne et sa base.
HECTOR.—Je reconnais bien vos traits, seigneur Ulysse. Ah! seigneur, il y a bien des Grecs et des Troyens de morts; depuis que je vous vis pour la première fois avec Diomède dans Ilion, lorsque vous y vîntes député par les Grecs.
ULYSSE.—Oui; je vous prédis alors ce qui devait arriver. Ma prophétie n'est encore qu'à la moitié de son cours; car ces murs que nous voyons là-bas entourer fièrement votre Troie, et les cimes de ces tours ambitieuses qui vont baiser les nuages devront bientôt baiser leur base.
HECTOR.—Je ne suis pas obligé de vous croire. Les voilà encore debout; et je crois, sans vanité, que la chute de chaque pierre phrygienne coûtera une goutte de sang grec. La fin couronne l'oeuvre. Et cet antique et universel arbitre, le temps, amènera un jour la fin.
ULYSSE.—Oui; abandonnons-lui les événements.—Noble et vaillant Hector, soyez le bienvenu: je vous conjure de venir dans ma tente, de m'honorer de votre seconde visite, en quittant notre général, et d'y partager mon repas.
ACHILLE.—Je passerai avant vous, seigneur Ulysse; avant vous.—A présent, Hector, mes yeux sont rassasiés de te considérer: je t'ai examiné en détail, Hector, et j'ai observé jointure par jointure.
HECTOR.—Est-ce Achille?
ACHILLE.—Je suis Achille.
HECTOR.—Tiens-toi droit, je te prie, laisse-moi te regarder.
ACHILLE.—Regarde tant que tu voudras.
HECTOR.—J'ai déjà fini.
ACHILLE.—Tu vas trop vite: moi je veux encore une fois te contempler membre par membre, comme si je voulais t'acheter.
HECTOR.—Tu veux me parcourir tout entier, comme un livre d'amusement; mais il y a en moi plus de choses que tu n'en comprends: pourquoi m'opprimes-tu de tes regards?
ACHILLE.—Ciel! montre-moi dans quelle partie de son corps je dois le détruire; si c'est ici, ou là, ou là? afin que je puisse donner un nom à la blessure suivant son lieu, et rendre distincte la brèche par laquelle aura fui la grande âme d'Hector. Ciel! réponds-moi.
HECTOR.—Les dieux bienheureux se déshonoreraient en répondant à une pareille question; homme superbe, arrête encore: penses-tu donc conquérir ma vie si facilement que tu puisses nommer d'avance avec une exactitude si précise, l'endroit où tu veux me frapper de mort?
ACHILLE.—Oui, te dis-je!
HECTOR.—Tu serais un oracle que je ne t'en croirais pas: désormais, sois bien sur tes gardes, car moi je ne te tuerai pas ici, ou là, ou là; mais par les forges qui ont fabriqué le casque de Mars, je te tuerai partout ton corps; oui, partout ton corps.—Vous, sages Grecs, pardonnez-moi cette bravade, c'est son insolence qui arrache des folies à mes lèvres; mais je tâcherai que mes actions confirment mes paroles; ou puissé-je ne jamais...
AJAX.—Ne vous irritez point, cousin.—Et vous, Achille, laissez-là vos menaces jusqu'à ce que l'occasion où votre volonté vous mettent à portée de les exécuter. Vous pouvez chaque jour vous rassasier d'Hector, si vous en avez tant d'envie; et le conseil de la Grèce, j'en ai peur, aurait quelque peine à obtenir de vous d'en venir aux mains avec lui.
HECTOR.—Je vous prie, qu'on vous voie sur le champ de bataille: nous n'avons livré que des combats insignifiants depuis que vous avez abandonné la cause des Grecs.
ACHILLE.—M'en pries-tu, Hector? Demain, je te rencontrerai, cruel comme la mort; ce soir nous sommes tous amis.
HECTOR.—Donne-moi ta main pour gage de ta promesse.
AGAMEMNON.—D'abord, vous tous, nobles Grecs, venez dans ma tente et livrons-nous ensemble à la joie des festins; ensuite, fêtez Hector, chacun à votre tour, suivant son loisir et votre libéralité. Que les tambours battent, que les trompettes sonnent, et que ce grand guerrier sache qu'il est le bienvenu.
(Ils sortent, excepté Troïlus et Ulysse.)
TROÏLUS.—Seigneur Ulysse, dites-moi, je vous prie, dans quelle partie du camp se trouve Chalcas?
ULYSSE.—Dans la tente de Ménélas, noble Troïlus. Diomède y soupe avec lui ce soir: Diomède ne regarde plus ni le ciel ni la terre; toute son attention et ses amoureux regards sont fixés sur la belle Cressida.
TROÏLUS.—Aimable seigneur, vous aurais-je l'obligation infinie de m'y conduire au sortir de la tente d'Agamemnon?
ULYSSE.—Je serai à vos ordres, seigneur: répondez à ma complaisance en me disant quelle considération l'on avait à Troie pour Cressida? N'y avait-elle pas un amant qui pleure à présent son absence?
TROÏLUS.—Ah! seigneur, ceux qui, pour se vanter, montrent leurs cicatrices, méritent qu'on se moque d'eux. Voulez-vous que nous marchions, seigneur? Elle était aimée, elle aimait: elle est aimée, elle aime; mais le tendre amour est toujours la proie de la fortune.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Le camp des Grecs.—La scène se passe devant la tente d'Achille.
ACHILLE, PATROCLE.
ACHILLE.—Je vais lui échauffer le sang ce soir avec du vin grec; et demain je le lui rafraîchirai avec mon épée.—Patrocle, fêtons-le à toute outrance.
(Entre Thersite.)
PATROCLE.—Voici Thersite.
ACHILLE.—Eh bien! coeur de l'envie, pâte mal pétrie par la nature, quelles nouvelles?
THERSITE.—Allons, toi, portrait de ce que tu parais, idole adorée par des imbéciles, voilà une lettre pour toi.
ACHILLE.—De la part de qui, avorton?
THERSITE.—De Troie, plat de fou.
PATROCLE.—Qui garde la tente maintenant?
THERSITE.—L'étui du chirurgien, ou la blessure du patient46.
PATROCLE.—Bien dit, seigneur contrariant. Et quel besoin avons-nous de ces tours d'esprit?
THERSITE.—Je t'en prie, tais-toi, mon garçon: je ne gagne rien à tes propos: tu passes pour être le varlet mâle d'Achille.
PATROCLE.—Varlet mâle! Insolent que veux-tu dire par là?
THERSITE.—Eh bien! que tu es sa concubine mâle. Que toutes les gangrènes du Midi, les coliques, les hernies, les catarrhes, la gravelle et les sables des reins, les léthargies, les froides paralysies, la chassie des yeux, la pourriture du foie, l'enrouement des poumons, les apostumes, les sciatiques, les calcinantes ardeurs dans la paume des mains, l'incurable carie des os, et les rides de la lèpre soient la punition de ces horribles inventions!
PATROCLE.—Détestable boîte à envie, qui prétends-tu maudire ainsi?
THERSITE.—Est-ce que je te maudis, toi?
PATROCLE.—Non, borne en ruine; non, chien difforme, fils de prostituée.
THERSITE.—Non! Alors pourquoi t'emportes-tu, toi, écheveau léger de soie floche, bandeau de taffetas vert pour un oeil malade, glands de la bourse d'un prodigue! Ah! comme le pauvre monde est importuné de ces moucherons d'eau, atomes de la nature!
PATROCLE.—Va-t'en, fiel!
THERSITE.—Va-t'en, oeuf de chardonneret47!
ACHILLE.—Mon cher Patrocle, me voilà traversé dans mon grand projet de combat pour demain. Voici une lettre de la reine Hécube, et un gage de sa fille, ma belle maîtresse, qui m'imposent et m'adjurent de tenir un serment que j'ai fait. Je ne veux pas le violer: tombez, Grecs; gloire, éclipse-toi: honneur, fuis ou reste; mon premier voeu est engagé ici; c'est à lui que je veux obéir.—Allons, allons, Thersite, aide à parer ma tente; il faut passer toute cette nuit dans les festins.—Viens, Patrocle.
(Ils sortent.)
THERSITE.—Avec trop de sang, et trop peu de cervelle, ces deux compagnons peuvent devenir fous; mais s'ils le deviennent jamais par trop de cervelle, et par trop peu de sang, je consens à me faire médecin de fous.—Voici Agamemnon, un assez honnête homme, et grand amateur de cailles48. Mais il n'a pas autant de cervelle qu'il a de cire dans l'oreille; et cette belle métamorphose de Jupiter qui est là, son frère, le taureau, patron primitif et emblème des hommes déshonorés, maigre chausse-pied dans une chaîne, pendant à la jambe de son frère, sous quelle autre forme que celle qu'il a, l'esprit lardé de malice, ou la malice farcie d'esprit, le métamorphoseraient-ils? En âne? ce ne serait rien; il est à la fois âne et boeuf. En boeuf? ce ne serait rien encore; il est à la fois boeuf et âne. Être chien, mulet, chat, putois, crapaud, lézard, chouette, buse, ou un hareng sans laite; je ne m'en embarrasserais pas: mais être un Ménélas, oh! je conspirerais contre la destinée. Ne me demandez pas ce que je voudrais être, si je n'étais pas Thersite; car je consens à être le pou d'un mendiant, pourvu que je ne sois pas Ménélas.—Ouais! Esprits et feux49!
(Entrent Hector, Troïlus, Ajax, Agamemnon, Ulysse, Nestor, Ménélas et Diomède, avec des flambeaux.)
AGAMEMNON.—Nous nous trompons, nous nous trompons.
AJAX.—Non, c'est là-bas, où vous voyez de la lumière.
HECTOR.—Je vous dérange.
AJAX.—Non, non, pas du tout.
ULYSSE.—Le voilà, qui vient lui-même nous guider.
(Entre Achille.)
ACHILLE.—Soyez le bienvenu, brave Hector: soyez tous les bienvenus, princes.
AGAMEMNON.—A présent, beau prince de Troie, je vous souhaite une bonne nuit. Ajax commande la garde qui doit vous escorter.
HECTOR.—Merci, et bonne nuit au général des Grecs.
MÉNÉLAS.—Bonne nuit, seigneur.
HECTOR.—Bonne nuit, aimable Ménélas.
THERSITE, à part.—Aimable! Est-ce aimable qu'il a dit? Aimable égout, aimable cloaque!
ACHILLE.—Bonne nuit, et salut à ceux qui s'en vont, ou qui restent.
AGAMEMNON.—Bonne nuit.
(Agamemnon et Ménélas s'en vont.)
ACHILLE.—Le vieux Nestor reste, et vous aussi Diomède, tenez compagnie à Hector, une heure ou deux.
DIOMÈDE.—Je ne le puis, seigneur. J'ai une affaire importante dont voici l'heure. Bonne nuit, brave Hector.
HECTOR.—Donnez-moi votre main.
ULYSSE, à part, à Troïlus.—Suivez sa torche; il va à la tente de Calchas. Je vais vous accompagner.
TROÏLUS.—Aimable seigneur, vous me faites honneur.
HECTOR.—Adieu donc, bonne nuit.
(Diomède sort suivi d'Ulysse et de Troïlus.)
ACHILLE.—Allons, allons, entrons dans ma tente.
(Achille sort avec Hector, Ajax et Nestor.)
THERSITE.—Ce Diomède est un misérable au coeur faux, un scélérat sans foi; je ne me fie pas plus à lui quand il vous regarde de travers, qu'à un serpent quand il siffle. Il fera grand bruit de paroles et de promesses, comme un mauvais limier; mais lorsqu'il les tient, oh! les astronomes l'annoncent, c'est un prodige, cela doit amener quelque révolution: le soleil emprunte sa lumière de la lune, quand Diomède tient sa parole. J'aime mieux manquer de voir Hector que de ne pas le suivre: on dit qu'il entretient une fille troyenne, et qu'il emprunte la tente du traître Calchas; je veux le suivre. Il n'y a que des débauchés ici: ce sont tous des valets incontinents.
SCÈNE II
Devant la tente de Calchas.
Entre DIOMÈDE.
DIOMÈDE.—Est-on levé ici? Holà, répondez.
CALCHAS.—Qui appelle?
DIOMÈDE.—Diomède.—C'est Calchas, je crois.—Où est votre fille?
CALCHAS.—Elle vient à vous.
(Troïlus et Ulysse arrivent à quelque distance, Thersite est derrière eux.)
ULYSSE.—Tenons-nous à l'écart pour que la torche ne nous fasse pas apercevoir.
(Cressida entre.)
TROÏLUS.—Cressida va au-devant de lui!
DIOMÈDE.—Comment allez-vous, mon joli dépôt?
CRESSIDA.—Et vous, mon cher gardien? Écoutez, un mot en secret.
(Elle lui parle à l'oreille.)
TROÏLUS.—Ah! tant de familiarité!
ULYSSE.—Elle chantera de même au premier venu, à première vue.
THERSITE, à part.—Et tout homme la fera chanter s'il peut saisir sa clef; elle est notée.
DIOMÈDE.—Vous souvenez-vous?...
CRESSIDA.—Si je m'en souviens! Oui.
DIOMÈDE.—Eh bien! faites-le donc, et que les effets répondent à vos paroles.
TROÏLUS.—De quoi doit-elle se souvenir?
ULYSSE.—Écoutez!
CRESSIDA.—Grec doux comme le miel, ne me tentez pas davantage de faire une folie.
THERSITE, à part.—Scélératesse!
DIOMÈDE.—Quoi! mais...
CRESSIDA.—Je vous dirai comment...
DIOMÈDE.—Bah! bah! allons, je m'en soucie comme d'une épingle, vous êtes parjure...
CRESSIDA.—En bonne foi, je ne le puis! Que voulez-vous que je fasse?
THERSITE, à part.—Un tour d'escamotage... se faire ouvrir secrètement.
DIOMÈDE.—Qu'avez-vous juré de m'accorder?
CRESSIDA.—Je vous prie, ne me forcez pas à tenir mon serment; commandez-moi toute autre chose, doux Grec.
DIOMÈDE.—Bonsoir.
TROÏLUS.—Allons, patience!
ULYSSE.—Eh bien! Troyen?
CRESSIDA.—Diomède...
DIOMÈDE.—Non, non, bonsoir: je ne serai plus votre dupe.
TROÏLUS.—Meilleur que toi l'est bien.
CRESSIDA.—Écoutez: un mot à l'oreille.
TROÏLUS.—O peste et fureur!
ULYSSE.—Vous êtes ému, prince! Partons, je vous en prie, de peur que votre ressentiment n'éclate en paroles forcenées: ce lieu est dangereux: le moment est mortel: je vous en conjure, partons.
TROÏLUS.—Voyons, je vous prie.
ULYSSE.—Seigneur, allons-nous-en: vous volez à une mort certaine; venez, seigneur.
TROÏLUS.—Je vous prie, demeurez.
ULYSSE.—Vous n'avez pas assez de patience: venez.
TROÏLUS.—De grâce, attendez: par l'enfer, et par tous les tourments de l'enfer, je ne dirai pas une parole.
DIOMÈDE.—Et là-dessus, bonne nuit.
CRESSIDA.—Oui, mais vous me quittez en colère.
TROÏLUS.—C'est donc là ce qui t'afflige! O foi corrompue!
ULYSSE.—Eh bien! seigneur, vous allez...
TROÏLUS.—Par Jupiter, je serai patient.
CRESSIDA.—Mon gardien!... Eh bien! Grec?
DIOMÈDE.—Bah! bah! adieu. Vous me jouez.
CRESSIDA.—En vérité, non: revenez ici.
ULYSSE.—Quelque chose, seigneur, vous agite: voulez-vous partir? Vous allez éclater.
TROÏLUS.—Elle lui caresse la joue!
ULYSSE.—Venez, venez.
TROÏLUS—Non, attendez: par Jupiter, je ne dirai pas un mot: il y a entre ma volonté et tous les outrages un rempart de patience.—Restons encore un moment.
THERSITE, à part.—Comme le démon de la luxure avec sa croupe arrondie et ses doigts de pommes de terre les chatouille tous les deux50! Multiplie, luxure, multiplie!
DIOMÈDE.—Mais vraiment, vous le ferez?...
CRESSIDA.—Sur ma foi, je le ferai, là, ou ne vous fiez jamais à moi.
DIOMÈDE.—Donnez-moi quelque gage pour sûreté de votre parole.
CRESSIDA.—Je vais vous en chercher un.
(Cressida sort.)
ULYSSE.—Vous avez juré d'être patient.
TROÏLUS.—Ne craignez rien, seigneur: je ne serai pas moi-même, et j'ignorerai ce que je sens. Je suis tout patience.
(Cressida rentre.)
THERSITE, à part.—Voilà le gage! voyons, voyons!
CRESSIDA.—Tenez, Diomède: gardez cette manche.
TROÏLUS.—O beauté, où est ta foi?
ULYSSE.—Seigneur...
TROÏLUS.—Je serai patient: je le serai du moins extérieurement.
CRESSIDA.—Vous regardez cette manche! Considérez-la bien.—Il m'aimait!... O fille perfide!... Rendez-la moi.
DIOMÈDE.—A qui était-elle?
CRESSIDA.—Peu importe, je la tiens: je ne vous recevrai pas demain. Je vous en prie, Diomède, cessez vos visites.
THERSITE, à part.—Voilà qu'elle aiguise son désir.—Bien dit, pierre à aiguiser.
DIOMÈDE.—Je veux l'avoir.
CRESSIDA.—Quoi, ce gage?
DIOMÈDE.—Oui, cela même.
CRESSIDA.—O dieux du ciel!... O joli, joli gage! ton maître maintenant est dans son lit songeant à toi et à moi; et il soupire, il prend mon gant, et le baise doucement en souvenir de moi, comme je te baise ici... Non, ne me l'arrachez pas: celui qui m'enlève ceci doit m'enlever mon coeur en même temps.
DIOMÈDE.—J'avais votre coeur auparavant: ce gage doit le suivre.
TROÏLUS.—J'ai juré que je serais patient.
CRESSIDA.—Vous ne l'aurez pas, Diomède: non, vous ne l'aurez pas: je vous donnerai quelque autre chose.
DIOMÈDE.—Je veux avoir ceci.—A qui était-ce?
CRESSIDA.—Peu importe.
DIOMÈDE.—Allons, dites-moi à qui cela appartenait.
CRESSIDA.—Cela appartenait à un homme qui m'aimait plus que vous ne m'aimerez.—Mais, maintenant que vous l'avez, gardez-le.
DIOMÈDE.—A qui était-ce?
CRESSIDA.—Par toutes les suivantes de Diane qui brillent là-haut, et par Diane elle-même, je ne vous le dirai pas!
DIOMÈDE.—Demain je veux le porter sur mon casque, et tourmenter le coeur de son maître, qui n'osera pas le revendiquer.
TROÏLUS.—Tu serais le diable, et tu le porterais sur tes cornes, qu'il serait revendiqué.
CRESSIDA.—Allons, allons, c'est fait, c'est fini... Et cependant non, pas encore.—Je ne veux pas tenir ma parole.
DIOMÈDE.—En ce cas, adieu donc. Tu ne te moqueras plus de Diomède.
CRESSIDA.—Vous ne vous en irez pas.—On ne peut dire un mot, que vous ne vous courrouciez.
DIOMÈDE.—Je n'aime point toutes ces plaisanteries.
THERSITE, à part.—Ni moi, par Pluton: mais c'est ce que vous n'aimez pas, qui me plaît le plus.
DIOMÈDE.—Eh bien! viendrai-je? A quelle heure?
CRESSIDA.—Oui, venez... O Jupiter!... Oui, venez... Que je vais être tourmentée!
DIOMÈDE.—Adieu, jusque-là.
(Il sort.)
CRESSIDA.—Bonne nuit. Je vous en prie, allons... (Diomède sort.) Adieu, Troïlus! Un de mes yeux te regarde encore, mais c'est par l'autre que mon coeur voit. O notre pauvre sexe! Je sens que c'est notre défaut, de laisser guider notre âme par l'erreur de nos yeux, et ce que l'erreur guide doit s'égarer. Oh! concluons donc que les coeurs, dirigés par les yeux, sont pleins de turpitude!
(Elle sort.)
THERSITE, à part.—Elle ne pouvait pas donner une preuve plus forte, à moins de dire: «Mon âme est maintenant changée en prostituée.»
ULYSSE.—Tout est fini, seigneur.
TROÏLUS.—Oui.
ULYSSE.—Pourquoi restons-nous alors?
TROÏLUS.—Pour repasser dans mon âme chaque syllabe qui a été prononcée. Mais si je raconte la manière dont ils se sont concertés, ne mentirai-je pas en publiant la vérité! Car il est encore une foi dans mon coeur, une espérance si fatalement obstinée qu'elle renverse le témoignage de mes oreilles et de mes yeux: comme si ces organes avaient des fonctions trompeuses, créées uniquement pour la calomnie. Était-ce bien Cressida qui était ici?
ULYSSE.—Je n'ai pas le pouvoir d'évoquer des fantômes, prince.
TROÏLUS.—Elle n'y était pas, j'en suis sûr.
ULYSSE.—Très-certainement elle y était.
TROÏLUS.—En le niant, je ne parle point en insensé.
ULYSSE.—Ni moi, en l'affirmant, seigneur; Cressida était ici, il n'y a qu'un moment.
TROÏLUS.—Que l'on ne le croie pas pour l'honneur du sexe! Pensez que nous avons eu des mères. Ne donnons point cet avantage à ces censeurs acharnés et enclins, sans aucune cause et par dépravation, à juger de tout le sexe sur l'exemple de Cressida. Croyons plutôt que ce n'est pas là Cressida.
ULYSSE.—Ce qu'elle a fait, prince, peut-il déshonorer nos mères?
TROÏLUS.—Rien du tout, à moins que ce ne fût elle.
THERSITE, à part.—Quoi! veut-il donc braver le témoignage de ses propres yeux?
TROÏLUS.—Elle, Cressida? Non, c'est la Cressida de Diomède; si la beauté a une âme, ce n'est point là Cressida: si l'âme dicte les voeux, si ces voeux sont des actes sacrés, si ces actes sacrés sont le plaisir des dieux, s'il est vrai que l'unité soit une, ce n'était point Cressida. O délire de raisonnements, par lesquels l'homme plaide pour et contre soi-même: autorité équivoque, où la raison peut se soulever sans se perdre, et où la raison perdue peut se croire sagesse! C'est et ce n'est pas Cressida. Il s'élève dans mon âme un combat d'une nature étrange, qui sépare une chose indivisible par un espace aussi immense que celui qui sépare la terre et les cieux. Et cependant la vaste largeur de cette division ne laisse pas d'ouverture à une pointe aussi fine que la trame rompue d'Arachné. O preuve! preuve forte comme les portes de Pluton! Cressida est à moi, elle tient à moi par les noeuds du ciel. O preuve! preuve forte comme le ciel même! Les noeuds du ciel sont relâchés et dénoués; et, par un autre noeud que ses cinq doigts viennent de former, les restes de sa foi, les fragments de son amour, les débris et les rebuts graisseux de sa fidélité sont attachés à Diomède.
ULYSSE.—Le sage Troïlus peut-il éprouver réellement la moitié des sentiments qu'exprime ici sa passion?
TROÏLUS.—Oui, Grec; et cela sera divulgué en caractères aussi rouges que le coeur de Mars enflammé par Vénus. Jamais jeune homme n'aima d'une âme aussi constante, aussi fidèle. Grec, écoutez: autant j'aime Cressida, autant, par la même raison, je hais Diomède. Cette manche, qu'il veut porter sur son cimier, est à moi; et son casque, fût-il l'ouvrage de l'art de Vulcain, mon épée saura l'entamer; et le terrible ouragan, que les marins appellent trombe, condensé en une masse par le tout-puissant soleil, n'étourdit pas l'oreille de Neptune d'un bruit plus retentissant, que ne le fera mon épée en tombant à coups pressés sur Diomède.
THERSITE, à part.—Il le chatouillera pour le punir de sa paillardise.
TROÏLUS.—O Cressida! ô perfide Cressida! perfide, perfide, perfide! Qu'on place toutes les faussetés à côté de ton nom souillé, elles paraîtront glorieuses.
ULYSSE.—Ah! de grâce, contenez-vous. Votre fureur attire les oreilles de notre côté.
(Énée entre.)
ÉNÉE.—Je vous cherche depuis une heure, seigneur. Hector, à l'heure qu'il est, s'arme dans Troie. Ajax, votre gardien, attend pour vous reconduire dans la ville.
TROÏLUS.—Je suis à vous, prince.—Adieu, mon courtois seigneur.—Adieu, beauté parjure! Et toi, Diomède, sois ferme et porte un château51 sur ta tête.
ULYSSE.—Je veux vous accompagner jusqu'aux portes du camp.
TROÏLUS.—Agréez des remerciements troublés.
(Troïlus, Énée et Ulysse sortent.)
THERSITE.—Je voudrais rencontrer ce vaurien de Diomède; je croasserais comme un corbeau; je lui présagerais malheur. Patrocle me donnera tout ce que je voudrai si je lui fais connaître cette prostituée. Un perroquet n'en ferait pas plus pour une amande, que lui, pour se procurer une courtisane facile. Luxure, luxure! Toujours guerre et débauche: rien autre ne reste à la mode! Qu'un diable brûlant les emporte!
(Il sort.)
SCÈNE III
Troie.—Devant le palais de Priam.
HECTOR, ANDROMAQUE.
ANDROMAQUE.—Quand donc mon seigneur fut-il d'assez mauvaise humeur pour fermer son oreille aux conseils? Désarmez-vous, désarmez-vous: ne combattez point aujourd'hui.
HECTOR.—Vous me poussez à vous offenser: rentrez. Par tous les dieux immortels, j'irai!
ANDROMAQUE.—Mes songes, j'en suis sûre, sont aujourd'hui des présages certains.
HECTOR.—Cessez, vous dis-je.
(Entre Cassandre.)
CASSANDRE.—Où est mon frère Hector?
ANDROMAQUE.—Le voici, ma soeur, tout armé, et ne respirant que le carnage. Unissez-vous à mes cris et à mes tendres prières: conjurons-le à genoux; car j'ai rêvé de combats sanglants, et toute cette nuit je n'ai vu que des spectres de mort et de carnage.
CASSANDRE.—Oh! c'est la vérité.
HECTOR.—Allez, dites à mon héraut de sonner la trompette.
CASSANDRE.—Oh! qu'elle ne sonne point le signal d'une sortie, au nom du ciel, mon cher frère.
HECTOR.—Retirez-vous, vous dis-je; les dieux ont entendu mon serment.
CASSANDRE.—Les dieux sont sourds aux voeux d'une témérité obstinée; ce sont des offrandes impures, plus abhorrées du ciel que les taches sur le foie des victimes.
ANDROMAQUE.—Ah! laissez-vous persuader: ne croyez pas que ce soit un acte pieux de faire le mal par respect pour un serment; il serait aussi légitime pour nous de donner beaucoup au moyen de violents larcins, et de voler au profit de la charité.
CASSANDRE.—C'est l'intention qui fait la force du serment; mais tous les serments ne doivent point s'accomplir. Désarmez-vous, cher Hector.
HECTOR.—Tenez-vous tranquilles, vous dis-je! c'est mon honneur qui règle mes destins. Tout homme tient à la vie; mais l'homme vertueux attache plus de prix à l'honneur qu'à la vie. (Entre Troïlus.) Eh bien! jeune homme, as-tu l'intention de combattre aujourd'hui?
ANDROMAQUE.—Cassandre, va chercher mon père pour persuader Hector.
(Cassandre sort.)
HECTOR.—Non, en vérité, jeune Troïlus; dépouille ton armure, jeune homme, je suis aujourd'hui en veine de courage; laisse grossir tes muscles jusqu'à ce que leurs noeuds soient robustes, et ne risque pas les chocs terribles de la guerre; désarme-toi, va, et n'aie pas d'inquiétude, brave jeune homme, je combattrai aujourd'hui pour toi, pour moi, et pour Troie.
TROÏLUS.—Mon frère, vous avez en vous un vice de générosité qui sied mieux à un lion qu'à un homme.
HECTOR.—Quel est ce vice, cher Troïlus? reproche-le-moi.
TROÏLUS.—Mille fois, quand les Grecs captifs tombent au seul sifflement de votre belle épée, vous leur ordonnez de se lever et de vivre.
HECTOR.—Oh! c'est le franc jeu!
TROÏLUS.—Un jeu d'insensé, par le ciel, Hector!
HECTOR.—Comment donc? pourquoi?
TROÏLUS.—Pour l'amour de tous les dieux, Hector, laissons la compassion à nos mères; et lorsqu'une fois nous avons revêtu nos armures, que la vengeance la plus envenimée chevauche sur nos glaives; poussons-les aux actes sanguinaires, et défendons-leur la pitié.
HECTOR.—Fi donc, barbare! fi!
TROÏLUS.—Hector, c'est ainsi qu'on fait la guerre.
HECTOR.—Troïlus, je ne veux pas que vous combattiez aujourd'hui.
TROÏLUS.—Qui pourrait me retenir? Ni la destinée, ni l'obéissance, ni le bras de Mars, quand il me donnerait le signal de la retraite avec son glaive enflammé, ni Priam ni Hécube à mes genoux, les yeux rougis par les pleurs; ni vous, mon frère, avec votre fidèle épée nue et pointée contre moi pour m'en empêcher, vous ne pourriez arrêter ma marche, qu'en me tuant.
(Cassandre revient avec Priam.)
CASSANDRE.—Emparez-vous de lui, Priam, retenez-le. Il est votre bâton de vieillesse; si vous le perdez, vous qui êtes appuyé sur lui, et Troie entière qui l'est sur vous, vous tombez tous ensemble.
PRIAM.—Allons, Hector, allons, reviens sur tes pas; ta femme a eu des songes, ta mère des visions. Cassandre prévoit l'avenir, et moi-même je me sens saisi soudain d'un transport prophétique, pour t'annoncer que ce jour est sinistre; ainsi rentre.
HECTOR.—Énée est au champ de bataille, et ma parole est engagée à plusieurs Grecs, sur la foi de la valeur, de me présenter ce matin devant eux.
PRIAM.—Tu n'iras point.
HECTOR.—Je ne dois pas violer ma parole. Vous me savez soumis: ainsi, père chéri, ne me forcez pas à outrager le respect, mais accordez-moi la grâce de suivre avec votre suffrage et votre consentement, le chemin que vous voulez m'interdire, ô roi Priam!
CASSANDRE.—O Priam, ne lui cédez pas.
ANDROMAQUE.—Oh! non, mon bon père.
HECTOR.—Andromaque, je suis fâché contre vous; au nom de l'amour que vous me portez, rentrez.
(Andromaque sort.)
TROÏLUS, montrant Cassandre.—Cette fille insensée, superstitieuse, occupée de songes, crée tous ces vains présages.
CASSANDRE.—Adieu, cher Hector. Vois, comme te voilà mourant! comme tes yeux s'éteignent! comme ton sang coule par mille blessures! Écoute les gémissements de Troie, les sanglots d'Hécube: comme la pauvre Andromaque exhale sa douleur dans ses cris aigus! Vois, le désespoir, la frénésie, la consternation s'abordent comme des acteurs ignorants, tous crient: Hector, Hector est mort! ô Hector!
TROÏLUS.—Va t'en! va t'en!
CASSANDRE.—Adieu!... Non, arrêtons-nous. Hector, je prends congé de toi; tu te trompes toi-même, et notre Troie...
(Elle sort.)
HECTOR, à Priam.—Vous êtes consterné, mon père, de ses exclamations. Rentrez, et rassurez les habitants: nous allons sortir pour combattre, et faire des exploits dignes de louanges, que nous vous raconterons ce soir.
PRIAM.—Adieu, que les dieux t'environnent et protégent tes jours!
(Priam sort, ainsi qu'Hector d'un côté opposé.—On entend des bruits d'armes.)
TROÏLUS.—Les voilà à l'action, écoutez!—Présomptueux Diomède, sois sûr que je viens pour perdre ce bras, ou regagner ma manche.
(Comme Troïlus va pour sortir, Pandare entre du côté opposé.)
PANDARE.—Entendez vous, seigneur? entendez-vous?
TROÏLUS.—Quoi donc?
PANDARE.—Voici une lettre de cette pauvre fille.
TROÏLUS.—Lisons.
PANDARE.—Une misérable phthisie, une coquine de phthisie me tourmente horriblement, et de plus, la fortune de cette sotte fille; et soit une chose, soit une autre, je vous ferai mes adieux un de ces jours; j'ai encore une humeur dans les yeux et un tel mal dans les os, que je ne sais qu'en penser, à moins qu'on ne m'ait jeté un sort.—Eh bien! que dit-elle là-dedans?
TROÏLUS.—Des mots, des mots, rien que des mots; rien qui vienne du coeur. (Il déchire la lettre.) L'effet est le contraire de ce qu'elle croit. Allez, vent, avec le vent; changez et tournez ensemble. Elle nourrit mon amour de paroles et de perfidies, mais elle consacre ses actions à un autre.
(Ils sortent séparément.)
SCÈNE IV
Plaine entre Troie et le camp des Grecs.
(Bruits d'armes; mouvements de troupes.)
THERSITE entre.
THERSITE.—Maintenant ils sont à se tarabuster l'un l'autre; je veux aller voir cela. Cet abominable hypocrite; ce faquin de Diomède a planté sur son casque la manche de ce jeune imbécile de Troie, de cet amoureux extravagant; je serais curieux de les voir aux prises, et que ce jeune ânon de Troyen, qui aime cette prostituée-là, pût envoyer ce maître fourbe de Grec débauché avec sa manche, vers sa courtisane, lui porter un message sans manche. D'un autre côté, la politique de ces rusés et déterminés coquins... de Nestor, ce vieux morceau de fromage sec et rongé des rats, et de ce renard d'Ulysse... ne vaut pas une mûre de haie. Ils ont, par finesse, opposé ce roquet métis, Ajax, à cet autre roquet d'aussi mauvaise race, Achille: le roquet Ajax est aussi fier que le roquet Achille, et ne s'armera pas aujourd'hui. Les Grecs mécontents commencent à être tentés d'invoquer la barbarie; la politique a bien perdu dans leur esprit. Doucement.—Doucement, voici la manche, et l'autre aussi.
(Entrent Diomède et Troïlus.)
TROÏLUS.—Ne fuis pas, car tu passerais le fleuve du Styx que je me jetterais à la nage sur ta trace.
DIOMÈDE.—Tu donnes à tort le nom de fuite à ma retraite; je ne fuis pas: c'est le soin de mon avantage qui m'a fait éviter la mêlée: à toi!
THERSITE, à part.—Garde ta prostituée, Grec!... Allons, bravo pour ta prostituée, Troyen!... allons, la manche, la manche!
(Diomède et Troïlus sortent en combattant.)
(Hector survient.)
HECTOR.—Qui es-tu, Grec? Es-tu fait pour te mesurer avec Hector? es-tu d'un sang noble? as-tu de l'honneur?
THERSITE.—Non, non; je suis un misérable, un pauvre bouffon qui n'aime qu'à railler, un vrai vaurien.
HECTOR.—Je te crois; vis.
(Il sort.)
THERSITE.—Les dieux soient loués de ce que tu veux bien m'en croire; mais que la peste t'étrangle pour m'avoir effrayé! Que sont devenus ces champions de filles? Je crois qu'ils se sont avalés l'un l'autre: je rirais bien de ce miracle. Cependant, en quelque façon, la débauche se dévore elle-même. Je vais les chercher.
(Il sort.)
SCÈNE V
Une autre partie du champ de bataille.
DIOMÈDE, UN VALET.
DIOMÈDE.—Va, va, mon valet, prends le cheval de Troïlus; présente ce beau coursier à madame Cressida; songe à vanter mes services à cette belle; dis-lui que j'ai châtié l'amoureux Troyen, que je suis son chevalier par mes preuves.
LE VALET.—Je pars, seigneur.
(Le valet sort.)
(Entre Agamemnon.)
AGAMEMNON.—De nouveaux guerriers! de nouveaux guerriers! Le fougueux Polydamas a terrassé Menon. Le bâtard Margarelon a fait Doréus prisonnier; et debout comme un colosse, il brandit sa lance sur les corps défigurés des rois Épistrophe et Cedius; Polixène est tué; Amphimaque et Thoas sont mortellement blessés; Patrocle est pris ou tué; Palamède est cruellement blessé et meurtri; le terrible Sagittaire52 épouvante nos soldats: hâtons-nous, Diomède, de voler à leur secours, ou nous périrons tous.
(Entre Nestor.)
NESTOR.—Allez, portez à Achille le corps de Patrocle; et dites à cet Ajax, lent comme un limaçon, de s'armer s'il craint la honte. Il y a mille Hector dans le champ de bataille. Ici, il combat sur son coursier galate, et bientôt il manque de victimes; il combat ailleurs à pied, et tous fuient ou meurent comme des poissons fuyant par troupes devant la baleine vomissante. Il reparaît plus loin; et là, les Grecs légers et mûrs pour son glaive tombent devant lui comme l'herbe sous la faux; il est ici, là et partout, quitte et revient avec une dextérité si fidèle à sa volonté, que tout ce qu'il veut il le fait; et il en fait tant, que ce qu'il a exécuté paraît encore impossible.
(Entre Ulysse.)
ULYSSE.—Courage, courage, princes! le grand Achille s'arme en pleurant, en maudissant, en jurant vengeance. Les blessures de Patrocle ont réveillé son sang assoupi, ainsi que la vue de ses Myrmidons, qui, mutilés, hachés et défigurés, sans nez, sans mains, courent à lui en criant après Hector. Ajax a perdu un ami, et il est tout écumant de rage; il est armé, et il est à l'oeuvre, rugissant après Troïlus, qui a fait aujourd'hui des prodiges de témérité et d'extravagance, s'engageant sans cesse dans la mêlée et s'en retirant toujours avec une fougue insouciante et une prudence sans force, comme si la fortune, en dépit de toute précaution, lui ordonnait de tout vaincre.
(Entre Ajax.)
AJAX.—Troïlus! lâche Troïlus!
(Il sort.)
DIOMÈDE.—Oui, par là, par là.
NESTOR.—Allons, allons, nous serons ensemble.
(Ils sortent.)
(Entre Achille.)
ACHILLE.—Où est cet Hector? allons, viens, meurtrier d'enfants, montre-moi ton visage! Apprends ce que c'est que d'avoir affaire à Achille irrité. Hector! où est-il, Hector? Je ne veux qu'Hector.
SCÈNE VI
Une autre partie du champ de bataille.
AJAX reparaît.—Troïlus, lâche Troïlus, montre donc ta tête!
DIOMÈDE arrive.—Troïlus, dis-tu? où est Troïlus?
AJAX.—Que lui veux-tu?
DIOMÈDE.—Je veux le châtier.
AJAX.—Je serais le général que tu m'arracherais ma dignité avant que je te laissasse ce soin... Troïlus! dis-je; Troïlus!
(Entre Troïlus.)
TROÏLUS.—O traître Diomède! tourne ton visage perfide, traître, et paye-moi ta vie, que tu me dois pour m'avoir enlevé mon cheval!
DIOMÈDE.—Ah! te voilà?
AJAX.—Je veux le combattre seul, arrête, Diomède.
DIOMÈDE.—Il est ma proie; je ne veux pas vous regarder faire.
TROÏLUS.—Venez tous deux, Grecs perfides53, voilà pour tous les deux.
(Ils sortent en combattant.)
(Entre Hector.)
HECTOR.—Ah! c'est toi, Troïlus! oh! bien combattu, mon jeune frère.
(Achille paraît.)
ACHILLE.—Enfin, je t'aperçois.—Allons, défends-toi, Hector.
(Ils combattent.)
HECTOR.—Arrête, si tu veux.
ACHILLE—- Je dédaigne ta courtoisie, orgueilleux Troyen. Tu es heureux que mes armes soient hors d'usage; ma négligence et mon repos te servent en ce moment, mais bientôt tu entendras parler de moi; en attendant, va, suis ta fortune.
(Il sort.)
HECTOR.—Adieu. Je t'aurais offert un adversaire plus frais et plus dispos, si je t'eusse attendu. (Troïlus paraît.) Eh bien! mon frère?
TROÏLUS.—Ajax a pris Énée. Le souffrirons-nous? Non, par les feux de ce ciel glorieux, il n'emmènera pas son prisonnier; je serai pris aussi, ou je le délivrerai.—Destin, écoute ce que je dis: peu m'importe que ma vie finisse aujourd'hui.
(Il sort.)
(Paraît un autre guerrier revêtu d'une armure somptueuse.)
HECTOR.—Grec, arrête: tu es un beau but.—Non, tu ne veux pas? Je suis épris de ton armure; je veux la briser et en faire sauter toutes les agrafes jusqu'à ce que j'en sois maître. (L'autre fuit.) Tu ne veux pas rester, animal? Eh bien! fuis donc, je vais te faire la chasse pour avoir ta dépouille.
(Il le poursuit.)
SCÈNE VII
La scène est dans une autre partie de la plaine.
ACHILLE, suivi de ses Myrmidons.
ACHILLE.—Venez ici, autour de moi, mes Myrmidons, et faites attention à ce que je dis. Suivez mon char. Ne frappez pas un seul coup, mais tenez-vous en haleine; et lorsqu'une fois j'aurai trouvé le sanglant Hector, environnez-le de vos armes: soyez cruels et ne ménagez rien.—Suivez-moi, amis, et voyez-moi agir. C'est décrété; il faut que le grand Hector périsse.
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
Un autre côté de la plaine.
MÉNÉLAS ET PARIS entrent en combattant, puis vient THERSITE.
THERSITE.—Ah! Ménélas et celui qui lui a fait cadeau de ses cornes sont aux prises. Allons, taureau! allons, dogue! allons Pâris! allons, courage, moineau à double femelle: allons, Pâris! allons. Le taureau a l'avantage: gare les cornes. Holà!
(Pâris et Ménélas sortent.)
MARGARÉLON survient.—Tourne-toi, esclave, et combats.
THERSITE.—Qui es-tu?
MARGARÉLON.—Un fils bâtard de Priam.
THERSITE.—Je suis bâtard aussi. J'aime les bâtards: je suis bâtard de naissance, bâtard d'éducation, bâtard dans l'âme, bâtard en valeur, bâtard en tout. Un ours n'en mord pas un autre; pourquoi donc les bâtards se feraient-ils du mal? Prends-y garde, la dispute nous serait fatale. Si le fils d'une femme perdue combat pour une femme perdue, il appelle le jugement. Adieu, bâtard.
MARGARÉLON.—Que le diable t'emporte, lâche!
(Ils sortent.)
SCÈNE IX
Le théâtre représente une autre partie de la plaine.
Entre HECTOR.
HECTOR.—Coeur gangrené, sous de si beaux dehors, ta belle armure t'a coûté la vie! A présent ma tâche de ce jour est finie, je vais reprendre haleine. Repose-toi, mon épée: tu es rassasiée de sang et de carnage.
(Il ôte son casque et suspend son bouclier derrière lui.)
(Achille survient à la tête de ses Myrmidons.)
ACHILLE.—Regarde, Hector, vois: le soleil est prêt à se coucher; vois comme la nuit hideuse suit la trace de l'astre au moment où il va s'abaisser sous l'horizon, et faire place aux ténèbres pour terminer le jour: la vie d'Hector est finie.
HECTOR.—Je suis désarmé. N'abuse pas de cet avantage, Grec.
ACHILLE.—Frappez, soldats, frappez! c'est lui que je cherche. (Hector tombe.) Ilion, tu vas tomber après lui; Troie, tombe en ruines! ici gisent ton coeur, tes os et tes muscles.—Allons, Myrmidons; et criez tous de toutes vos forces: Achille a tué le puissant Hector! (On sonne la retraite.) Écoutez: on sonne la retraite du côté des Grecs.
UN MYRMIDON.—Les trompettes de Troie la sonnent aussi, seigneur.
ACHILLE.—Les dragons de la nuit étendent leurs ailes sur la terre et séparent les deux armées comme les juges du combat; mon épée à demi rassasiée, qui aurait volontiers achevé son repas, charmée de ce morceau friand, rentre ainsi dans son lit. (Il remet son épée dans le fourreau.)—Allons, liez son corps à la queue de mon cheval: je veux traîner ce Troyen le long de la plaine.
(Ils sortent.)
SCÈNE X
Toujours entre la ville et le camp des Grecs.
AGAMEMNON, AJAX, MÉNÉLAS, NESTOR, DIOMÈDE et les autres guerriers en marche.—Acclamations.
AGAMEMNON.—Écoutez, écoutez! Quelles sont ces clameurs?
NESTOR.—Silence, tambours.
UN CRI.—Achille! Achille! Hector est tué! Achille!
DIOMÈDE.—On crie: Hector est tué, et par Achille!
AJAX.—Si cela est, qu'il ne s'en enorgueillisse pas. Le grand Hector était un aussi brave guerrier que lui.
AGAMEMNON.—Marchons avec ordre.—Qu'on dépêche quelqu'un pour prier Achille de venir nous trouver dans notre tente. Si les dieux nous ont témoigné leur faveur par la mort d'Hector, la fameuse Troie est à nous, et nos sanglantes guerres sont finies.
(Ils sortent.)
SCÈNE XI
Une autre partie du champ de bataille.
ÉNÉE, suivi des Troyens.
ÉNÉE.—Arrêtez, nous sommes maîtres du champ de bataille; ne rentrons pas chez nous; restons ici toute la nuit.
(Troïlus arrive.)
TROÏLUS.—Hector est tué.
TOUS LES TROYENS.—Hector!—Que les dieux nous en préservent!
TROÏLUS.—Il est mort; et, attaché à la queue du cheval de son meurtrier, comme le plus vil des animaux, il est honteusement traîné le long de la plaine. Cieux! courroucez-vous, hâtez-vous d'accomplir votre vengeance. Asseyez-vous, dieux, sur vos trônes, et souriez à Troie; oui, montrez votre clémence dans la rapidité de nos désastres, et ne prolongez point notre destruction inévitable.
ÉNÉE.—Seigneur, vous découragez toute l'armée.
TROÏLUS.—Vous qui me parlez ainsi, vous ne me comprenez pas. Je ne parle pas de fuite, de crainte ou de mort; mais je brave tous les dangers, tous les maux dont nous menacent les hommes et les dieux. Hector n'est plus! Qui l'annoncera à Priam ou à Hécube? Que celui qui veut être appelé un hibou sinistre aille à Troie, et dise: Hector est mort! Ce mot changera Priam en pierre, et les épouses et les jeunes filles en fontaines et en Niobés, fera de froides statues des jeunes gens, et, en un mot, jettera Troie entière dans la consternation. Mais allons, marchons! Hector est mort, il n'y a rien de plus à dire: arrêtez cependant... Exécrables tentes, fièrement plantées sur nos plaines phrygiennes, que Titan se lève aussitôt qu'il l'osera, je vous traverserai de part en part. Et toi, lâche géant, nul espace de terre ne séparera nos deux haines: je t'obséderai comme une conscience coupable qui crée des spectres aussi vite que la fureur enfante des pensées. Donnez le signal de la marche vers Troie; prenons courage et marchons; l'espoir de la vengeance couvrira notre douleur intérieure.
(Énée sort avec les Troyens.)
(Au moment où Troïlus va sortir, Pandare entre de l'autre côté.)
PANDARE.—Écoutez donc, écoutez donc!
TROÏLUS.—Loin d'ici, vil entremetteur! que l'ignominie et la honte poursuivent ta vie et accompagnent à jamais ton nom!
(Troïlus sort.)
PANDARE.—Voilà un excellent topique pour mes douleurs. O monde! monde! monde! c'est ainsi que le pauvre agent est méprisé! O fourbes et entremetteurs, comme à force de protestations on vous presse d'agir, et comme on vous en récompense mal! Pourquoi donc nos efforts sont-ils si recherchés et nos succès si dédaignés! Quels vers citer à ce sujet? quels exemples? Voyons.
Le bourdon chante joyeusement
Tant qu'il conserve son miel et son aiguillon;
Mais une fois qu'il a perdu sa queue armée,
Adieu son miel et ses doux bourdonnements.
Bonnes gens qui faites le commerce de la chair, écrivez cette leçon sur vos tapisseries.
Vous tous qui dans cette assemblée êtes du château de la complaisance, que vos yeux, à demi sortis de leur orbite pleurent la chute de Pandare; ou, si vous ne pouvez pleurer, du moins donnez-lui quelques gémissements; si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour les douleurs de vos os malades, vous frères et soeurs, qui faites métier de veiller à la porte. Dans deux mois d'ici environ, mon testament sera fait; il le serait même déjà, sans la crainte que j'ai que quelque maligne oie de Winchester54 ne le sifflât: jusqu'à ce moment je transpirerai et chercherai mes aises; et, l'instant venu, je vous lègue mes maladies.
(Il sort.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.