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Un amant

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—Je n'ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine, commençant à sangloter amèrement; et si vous le chassez je partirai avec lui. Mais peut-être n'en aurez vous jamais l'occasion, peut-être est-il déjà parti.

Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu'elle ne put retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé.

Hindley versa sur elle un torrent d'injures méprisantes, et lui ordonna de s'en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir des raisons sérieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir; et jamais je n'oublierai la scène qu'elle fit lorsque nous arrivâmes dans sa chambre: elle m'épouvanta. Je crus qu'elle devenait folle et je priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c'était le commencement du délire; M. Kenneth, dès qu'il la vit, la déclara dangereusement malade d'une fièvre. Il la soigna, et me dit de la nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde qu'elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par l'escalier; après quoi il s'en alla, car il avait fort à faire dans la paroisse, ou les cottages étaient ordinairement séparés l'un de l'autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que j'aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre maître ne valussent guère mieux, et bien que notre malade elle-même lût aussi fatigante et entêtée qu'un malade peut l'être, elle finit pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit plusieurs visites, et c'est elle, à dire vrai, qui fit marcher les choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous; puis, lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l'emmener à Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de jours l'un de l'autre.

Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus hautaine que jamais. Heathcliff n'avait plus donné signe de vie depuis le soir de l'orage; et un jour qu'elle m'avait agacée plus que de coutume, j'eus le malheur de lui dire, ce qu'elle savait d'ailleurs être vrai, que c'était elle qui avait été cause de son départ. Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d'avoir avec moi toute communication autre que celles que l'on a avec des domestiques. Joseph fut traité de la même façon; il voulait continuer à parler à sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille; et elle, elle s'estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d'être encore traitée avec plus d'égards. Le médecin avait dit qu'il ne fallait pas la contrarier, il fallait donc la laisser faire; et ce n'était pas moins qu'un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à la contredire. Elle se tenait à l'écart de M. Earnshaw et de ses compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait tout ce qu'il lui plaisait de demander, et évitait généralement de gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices; non par affection, mais par vanité: car il désirait ardemment la voir apporter de l'honneur à la famille par une alliance avec les Linton; et pourvu seulement qu'elle le laissât tranquille, il lui permettait de marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien d'autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de lui-même; il s'imaginait être l'homme le plus heureux du monde, le jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après la mort de son père.

Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering Heights et à l'accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m'offrit des gages abondants, le second m'ordonna de faire mes paquets, disant qu'il n'avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu'il n'y avait plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé l'entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n'avais pas à choisir, il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu'il se débarrassait de tout ce qu'il y avait de convenable dans sa maison seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j'embrassai Hareton, je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger pour moi; et c'est très bizarre à penser, mais je n'ai pas de doute qu'il a aujourd'hui tout oublié d'Ellen Dean, et qu'il ne sait plus qu'il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour lui.

... À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup d'œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s'apercevant qu'il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu'elle est allée se reposer et que j'ai encore médité une heure ou deux, je vais trouver le courage d'aller me coucher, moi aussi, en dépit de la lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres.




CHAPITRE VII

Charmante introduction à la vie d'ermite! Quatre semaines de tortures, d'excitation et de maladie!

Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés! Et oh! cette absence de toute figure humaine! et, pire que tout, la terrible déclaration par laquelle Kenneth m'a fait entendre que je n'avais pas à espérer de sortir avant le printemps!

Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit? Je vais sonner; elle sera enchantée de me trouver en état de causer gaiement.

... Madame Dean est venue.

—Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la médecine, commença-t-elle.

—Au diable la médecine! Ce que je voudrais avoir...

—Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit dissoute.

—De tout mon cœur: mais ne m'interrompez pas. Venez et asseyez-vous ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez votre ouvrage de votre poche, là—et maintenant continuez l'histoire de M. Heathcliff, depuis l'instant où vous l'avez laissée jusqu'au temps présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour revenir un gentleman? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de servant, ou s'est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l'honneur en combattant son pays nourricier? ou a-t-il trouvé un moyen plus prompt de faire fortune sur les grandes routes de l'Angleterre?

—Il est probable qu'il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood, mais je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne savais pas comment il avait gagné son argent; et j'ignore aussi par quels moyens il s'est élevé au-dessus de l'ignorance sauvage où il était enfoncé; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer. Vous sentez-vous mieux, ce matin?

—Beaucoup mieux.

—Voilà une bonne nouvelle! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange avec miss Catherine, et j'eus l'agréable désappointement de voir qu'elle se conduisait infiniment mieux que je ne l'aurais espéré. Elle semblait presque trop amoureuse de M. Linton; et même à sa sœur elle témoignait beaucoup d'affection. Tous deux d'ailleurs s'occupaient beaucoup de lui être agréable. Ce n'était pas l'épine qui se penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui embrassaient l'épine. Aucune concession mutuelle: l'une se tenait toute droite et les autres cédaient; et comment peut-on montrer de la mauvaise humeur lorsqu'on ne rencontre ni opposition ni indifférence? Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l'irriter. Il la cachait devant elle; mais si par hasard il m'entendait lui répondre vivement, ou s'il voyait quelqu'un des domestiques s'assombrir sur quelque ordre trop impérieux venant d'elle, il montrait son trouble par une grimace de déplaisir qu'il n'avait jamais lorsqu'il s'agissait seulement de lui. Plus d'une fois il me parla durement de mon insolence et m'avoua qu'un coup de couteau ne l'affligerait pas autant que de voir sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon maître, j'appris à être moins vive; et pendant six mois, la poudre resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d'elle aucun feu pour la faire éclater. Catherine avait çà et là des moments de tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de naguère; et de fait elle n'avait jamais eu auparavant de ces abattements d'esprit; mais le retour du soleil était salué par un retour pareil de sa gaîté. Je crois que je puis affirmer qu'ils étaient vraiment en possession d'un bonheur tous les jours plus profond.

Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une façon plus juste d'être égoïstes que ceux qui cherchent à tout dominer! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux parties à sentir que l'intérêt de l'une n'était pas le principal objet de la pensée de l'autre. Par un doux soir de septembre, je revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j'avais été cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l'escalier de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et léger; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque j'entends une voix dire derrière moi: «Nelly, est-ce vous?» C'était une voix profonde, et dont l'accent m'était étranger; et pourtant il y avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me semblait familier. Je me retournai pour voir qui m'avait parlé, un peu effrayée, car les portes étaient fermées, et je n'avais vu personne en m'approchant de l'escalier. Quelque chose remuait dans la porte; et je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur le loquet comme s'il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être? pensais-je: M. Earnshaw? ce n'est pas sa voix.

—Il y a une heure que j'attends ici, reprit cette voix, et tout depuis lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n'ai pas osé entrer. Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez, je ne suis pas un étranger.

Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à demi-couvertes de favoris noirs; les sourcils bas, les yeux profondément enfoncés et d'aspect étrange. Je me rappelai ces yeux.

—Quoi m'écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme un visiteur de ce monde, quoi! vous, revenu? Est-ce vraiment vous?

—Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers les fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison? Où est-elle? Nelly, vous n'êtes pas contente? Vous n'avez pas besoin de vous troubler ainsi. Est-elle ici? Parlez! J'ai besoin de lui dire un mot, à votre maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu'un de Gimmerton désire la voir.

—Comment va-t-elle prendre la chose, m'écriai-je, que va-t-elle faire? La surprise m'affole, elle va la mettre hors d'elle-même! Et vous êtes Heathcliff! Mais si changé, non, c'est incompréhensible! Avez-vous servi comme soldat?

—Allez et portez mon message, m'interrompit-il impatiemment, je serai en enfer tant que vous ne l'aurez pas fait.

Il souleva le loquet et j'entrai; mais quand je fus près du parloir où étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la commission; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s'ils voulaient avoir de la lumière: j'ouvris la porte.

Ils étaient assis ensemble auprès d'une fenêtre, à travers laquelle se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en tourbillon. Wuthering Heights s'élevait au-dessus de cette vapeur d'argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant plutôt un peu sur l'autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants et la scène qu'ils contemplaient, tout semblait merveilleusement paisible. J'eus de nouveau une répugnance à m'acquitter de ma commission; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé de la lumière, lorsqu'un sentiment de ma folie me força à revenir et à murmurer:—Madame, quelqu'un de Gimmerton désire vous voir.

—Qu'est-ce qu'il veut? demanda Madame Linton.

—Je ne l'ai pas questionné, répondis-je.

—C'est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je vais revenir tout de suite.

Elle quitta l'appartement; M. Edgar Linton me demanda qui c'était, d'un ton insouciant.

—Quelqu'un que Madame n'attend pas, ce Heathcliff, vous vous le rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M Earnshaw!

—Quoi, le gipsy, le garçon de charrue? s'écria mon maître; pourquoi n'avez-vous pas dit cela à Catherine?

—Pardon, mais vous ne devez pas l'appeler par ces noms, lui répondis-je; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va être une fête pour elle.

M. Linton s'avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l'ouvrit, et s'appuyant sur le rebord, s'écria vivement: «Chérie, ne restez pas là debout, faites entrer cette personne, si c'est quelqu'un de particulier.» Quelques minutes après j'entendis soulever le loquet et Catherine s'élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour montrer son contentement; et en vérité, à voir sa figure, on aurait plutôt supposé quelque terrible calamité.

—Oh! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou, oh Edgar, mon chéri! C'est Heathcliff qui est revenu; c'est lui. Et elle resserrait son embrassement jusqu'à l'étouffer.

—Bien, bien! répondit son mari d'un ton fâché, ce n'est pas une raison pour m'étrangler. Heathcliff ne m'a jamais fait l'impression d'un trésor si merveilleux, et il n'y a pas de quoi perdre la tête.

—Je sais que vous ne l'aimiez pas, fit Catherine, réprimant l'excès de sa joie. Et pourtant, pour l'amour de moi, il faut que vous soyez amis maintenant. Dois-je lui dire de monter?

—Ici, dans le parloir?

—Et où donc? demanda-t-elle. Il avait l'air vexé, et fit entendre que la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le regardait d'une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de son importunité.

—Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise dans la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et pour miss Isabella, qui sont l'aristocratie, l'autre pour Heathcliff et pour moi-même, qui représentons les classes inférieures; cela vous convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une autre chambre? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je vais de nouveau courir en bas et m'occuper de mon hôte. Je crains que ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle.

Elle allait de nouveau s'élancer dehors, mais Edgar l'arrêta: «Vous, dit-il s'adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez de vous réjouir sans perdre la tête; il n'est pas nécessaire que toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique échappé.»

Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et évidemment sûr d'être invité à monter. Il me suivit sans rien dire, et je l'introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la dame s'éclaira d'un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la porte: elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers Linton; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les enfonça dans la main d'Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus surprise de la transformation d'Heathcliff. Il était devenu un homme de haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude droite suggérait l'idée qu'il avait été dans l'armée. Ses traits portaient une maturité d'expression et de dessin que n'avaient pas ceux de M. Linton; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils baissés et ses yeux pleins d'un feu sombre quelques reflets d'une férocité à demi civilisée, mais elle était dominée, et ses manières avaient même une certaine dignité; tout à fait débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne; il resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s'adresser au garçon de charrue, comme il l'avait appelé. Heathcliff avait laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant froidement.

—Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin; Madame Linton, en souvenir du vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable.

—Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c'est quelque chose où j'ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux. Il s'assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme si elle craignait qu'il ne disparût si elle cessait un instant de le regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle; un rapide coup d'œil ça et là suffisait; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus distinctement le plaisir qu'il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir embarrassés. Mais il n'en était pas de même de M. Edgar; l'ennui qu'il avait le faisait pâlir; et ce sentiment fut à son comble lorsqu'il vit sa femme se lever, s'avancer vers Heathcliff, lui saisir de nouveau les mains et rire comme une personne égarée.

—Il va me sembler demain que ce n'a été qu'un rêve, criait-elle. Je ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu une fois de plus! Et pourtant, méchant, vous ne méritez pas cette bienvenue. D'être absent pendant trois ans, sans donner de vos nouvelles, et sans jamais penser à moi!

—J'y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J'ai appris, il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage; et tout à l'heure, pendant que j'attendais dans cette cour, j'avais formé ce projet: de jeter seulement un coup d'œil sur votre figure, de recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de régler mon compte avec Hindley; et alors de prévenir la loi en m'exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon esprit; mais prenez garde de me rencontrer d'un autre air la prochaine fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m'avez réellement regretté, n'est-ce pas? Eh bien, vous aviez raison. J'ai eu à mener une amère vie depuis que j'ai entendu pour la dernière fois votre voix; et il faut que vous me pardonniez, car c'était seulement pour vous que je combattais.

—Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé froid, venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder son ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura à faire une longue course, où qu'il veuille loger cette nuit, et moi-même, j'ai soif.

Elle prit sa place devant la théière; et miss Isabella vint au coup de cloche; j'avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d'une heure. Quand il partit, je lui demandai s'il allait à Gimmerton.

—Non, me répondit-il, à Wuthering Heights M. Earnshaw m'a invité lorsque je lui ai fait visite ce matin.

M. Earnshaw l'avait invité! Et il avait fait visite à M. Earnshaw! Je méditais douloureusement cette phrase, après qu'il fut parti; allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour faire le mal sous un masque? Je songeais: j'avais au fond de mon cœur le pressentiment qu'il aurait mieux valu qu'il ne revint pas. Vers le milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame Linton qui se glissa dans ma chambre, s'assit à côté de mon lit et me tira par les cheveux pour m'empêcher de dormir.

—Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière d'excuse. Et j'ai besoin d'une créature vivante pour me tenir compagnie dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la joie d'une chose qui ne l'intéresse pas; il refuse d'ouvrir la bouche, si ce n'est pour dire des choses mauvaises et sottes; et il m'a affirmé que j'étais cruelle et égoïste parce que j'avais voulu lui parler tandis qu'il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le moyen d'être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques phrases d'éloge sur Heathcliff; et lui, soit par migraine ou pour un accès d'envie, s'est mis à pleurer: de sorte que je me suis relevée et l'ai laissé dormir.

—À quoi vous sert de faire l'éloge d'Heathcliff devant lui? répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l'un pour l'autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux: c'est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne voulez pas qu'une querelle ouverte se déclare entre eux.

—Mais n'est-ce pas faire preuve d'une grande faiblesse? poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse... je ne me sens jamais blessée par l'éclat des cheveux blonds d'Isabella et la blancheur de sa peau, et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous prenez tout de suite le parti d'Isabella, et moi je cède comme une bonne maman, je l'appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle; ils sont des enfants gâtés et s'imaginent que le monde a été fait pour eux: et bien que je les aime l'un et l'autre, je pense tout de même qu'une petite punition pourrait les corriger.

—Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c'est eux qui vous aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui arriverait si cela n'était pas. Vous pouvez bien aller jusqu'à leur passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu'ils n'ont pas d'autre souci que de prévenir tous vos désirs; mais il se peut qu'il arrive, à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables d'être aussi obstinés que vous.

—Et alors nous aurons une lutte à mort, n'est-ce pas, Nelly? reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j'ai tant de confiance dans l'amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu'il songe à rien faire contre moi.

Je l'engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour cette affection.

—C'est ce que je fais, me répondit-elle; mais lui n'a pas besoin de se lamenter pour des bagatelles. C'est enfantin. Au lieu de fondre en larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman du pays d'être son ami, c'est lui qui aurait dû dire cela pour moi et s'en réjouir par sympathie. Il faut qu'il s'accoutume à lui, et alors, autant faire qu'il l'aime; quand je considère combien Heathcliff avait de raisons pour le détester, je suis sûre qu'il s'est très bien comporté envers lui.

—Que pensez-vous de ce fait qu'il va à Wuthering Heights? demandai-je. Il s'est réformé à tous les points de vue, au moins en apparence. Le voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa main droite à ses ennemis tout alentour.

—Il me l'a expliqué, répondit-elle, mais j'en suis étonnée autant que vous. Il m'a dit qu'il était venu s'informer de moi auprès de vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas; Joseph l'a dit à Hindley qui est sorti de la maison et s'est mis à le questionner sur ce qu'il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l'a invité à entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes; Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l'argent contre lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations; il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu'il pourrait avoir pour ce métier d'un homme qu'il a bassement outragé. Mais Heathcliff affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son ancien persécuteur est son désir de s'installer dans le voisinage de la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu ensemble, et puis encore l'espoir que nous aurons plus d'occasions de nous voir ainsi que s'il s'était fixé à Gimmerton. Il a l'intention d'offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights; et il n'y a pas de doute que la rapacité de mon frère l'amènera à accepter ces conditions. Il a toujours été avide, si ce n'est que ce qu'il saisit d'une main, il le rejette de l'autre.

—Un joli endroit pour s'installer! dis-je; ne redoutez-vous pas les conséquences, madame Linton?

—Pas pour mon ami, répondit-elle; sa forte tête le tiendra à l'abri du danger. Pour Hindley, oui, un peu; mais il ne peut pas devenir pire qu'il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal physique. L'événement de ce soir m'a réconciliée avec Dieu et l'humanité. Je m'étais révoltée contre la Providence. Oh j'ai enduré une souffrance très amère, Nelly! Si cet homme savait combien j'ai souffert, il aurait honte d'assombrir la fin de mon mal avec cet air indifférent. C'est ma bonté pour lui qui m'a poussée à souffrir seule; si j'avais exprimé l'agonie que souvent je sentais, il se serait mis à désirer son allègement avec autant d'ardeur que moi. N'importe, le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie; désormais, j'aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse me frapperait sur une joue, non seulement j'offrirais l'autre, mais je demanderais pardon d'avoir provoqué l'offense: et comme preuve, je vais aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit! Je suis un ange!

Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant toujours un peu déprimé par l'exubérante vivacité de Catherine, non seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même aucune objection à l'idée de la laisser aller avec Isabella à Wuthering Heights dans l'après-midi; et elle, elle l'en récompensait par un été de douceur et d'affection qui fit pour plusieurs jours de la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce soleil qui brillait sans s'arrêter.

Dans les premiers temps, Heathcliff—je devrais dire désormais M. Heathcliff—n'usa qu'avec réserve de la liberté de venir à Thrushcross Grange: il semblait vouloir juger jusqu'à quel point mon maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru à propos de modérer l'expression de son plaisir en le recevant; et c'est ainsi qu'il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il gardait beaucoup de la réserve qui l'avait caractérisé dans son enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s'endormit et des circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre direction.

Il trouva en effet une nouvelle source d'ennuis en constatant le fait imprévu qu'Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante jeune dame de dix-huit ans enfantine dans ses manières, bien que possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère mordant, pour peu qu'on l'irritât. Son frère, qui l'aimait tendrement, fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la honte d'une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa propre fortune, à défaut d'héritier mâle, de passer entre les mains d'un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition réelle d'Heathcliff: pour savoir que, malgré les changements de son extérieur, sa nature n'avait pas changé et ne pouvait changer. Et cette nature l'épouvantait, le révoltait; un pressentiment le faisait tressaillir à l'idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait été bien plus vive encore s'il s'était aperçu que l'amour de sa sœur était né sans être sollicité, et s'adressait à un homme qui n'y répondait en aucune façon: car lui, du moment qu'il avait découvert ce penchant d'Isabella, il en avait mis la faute sur un dessein prémédité d'Heathcliff.

Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque d'épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette humeur, jusqu'à un certain point, en la mettant sur le compte de la maladie; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d'œil. Mais un jour qu'elle avait été particulièrement impossible, refusant son déjeuner, se plaignant du manque d'obéissance des domestiques, de la sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d'Edgar, affirmant qu'elle avait pris froid parce que nous avions laissé les portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista péremptoirement pour qu'elle allât se coucher et après l'avoir grondée de bon cœur, elle la menaça d'envoyer chercher le médecin. Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s'écrier que sa santé était parfaite et que c'était seulement la dureté de Catherine qui la rendait malheureuse.

—Comment pouvez-vous dire que je sois dure, méchante enfant gâtée? s'écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable. À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été dure, dites-moi?

—Hier, sanglota Isabella, et maintenant.

—Hier? et à quelle occasion?

—Dans notre promenade sur la lande: vous m'avez dit de courir où je voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff.

—Et c'est là ce que vous appelez ma dureté! dit Catherine en riant. Je n'avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre compagnie était superflue: il nous était indifférent que vous fussiez ou non avec nous; je pensais simplement que la conversation d'Heathcliff n'aurait rien d'amusant pour vous.

—Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m'éloigner parce que vous saviez que j'aimais à être là.

—A-t-elle sa raison? demanda Madame Linton, se tournant vers moi. Je vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella; et vous noterez, s'il vous plait, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du charme pour vous.

—Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais d'être avec...

—Eh bien? dit Catherine, voyant qu'elle hésitait à finir sa phrase.

—Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée, continua-t-elle en s'allumant. Vous êtes comme un chien au râtelier, Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée.

—Et vous, vous êtes un impertinent petit singe! s'écria Madame Linton stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible que vous m'enviiez l'admiration de Heathcliff, que vous le considériez comme une personne agréable; j'espère que je vous ai mal comprise, Isabella?

—Non, non! dit la jeune fille infatuée. Je l'aime plus que vous n'avez jamais aimé Edgar; et lui aussi m'aimerait si vous vouliez le lui permettre.

—Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un royaume! déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu'elle parlait sérieusement.

—Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu'est Heathcliff: une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture; un aride désert d'ajoncs et de genêts. J'aimerais autant mettre ce petit canari dans le parc par un jour d'hiver que de vous engager à placer votre cœur sur lui. C'est une déplorable ignorance de son caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu'il cache, derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et d'affection! Il n'est pas un diamant brut, une huître renfermant une perle: il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais je ne lui dis: «laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix, parce qu'il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal»; je lui dis: «laissez-les en paix, parce que ne veux pas qu'il leur arrive du mal.» Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s'il vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu'il lui est impossible d'aimer les Linton; et pourtant il serait tout à fait capable d'épouser votre fortune et vos espérances! L'avarice monte en lui et devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui! Et je suis son amie, je le suis si bien, que s'il avait pensé sérieusement à vous attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber dans ses filets.

Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation.

—Honte, honte! répétait-elle d'un ton irrité: vous êtes pire que vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes.

—Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire? dit Catherine, vous vous imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme?

—Oui, j'en suis sûre, répliqua Isabella, et j'ai horreur de vous.

—Bien, cria l'autre, essayez donc pour votre compte, si c'est votre humeur; j'ai fait ce que je pouvais.

—Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme! sanglotait la jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu'elle a dit est faux, n'est-ce pas? M. Heathcliff n'est pas un démon; il a une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu d'elle?

—Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C'est un oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle connaît mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne consentirait à le représenter comme pire qu'il est. Des gens honnêtes ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu? Comment est-il devenu riche? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison d'un homme qu'il déteste? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis depuis qu'il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit; et Hindley a emprunté de l'argent sur ses terres, et ne fait rien que jouer et boire.

—Vous êtes liguée avec les autres, Ellen! répondit-elle, je ne veux pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez pour désirer me convaincre qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde!

Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l'avait laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans cesse, je ne puis le dire; mais elle eut peu de temps pour y réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville voisine: mon maître fut obligé d'y assister, et M. Heathcliff, prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l'une contre l'autre, mais en silence: la demoiselle, inquiète de sa récente indiscrétion, et de la révélation qu'elle avait faite de ses sentiments dans un accès passager de passion; Catherine, après mûr examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu'elle vit Heathcliff à travers la fenêtre; j'étais en train de balayer le foyer et j'observai sur ses lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou dans un livre, resta jusqu'à ce que la porte s'ouvrit; et alors il fut trop tard pour tenter de s'échapper, ce qu'elle aurait fait avec joie si elle avait pu.

—Entrez, voilà qui est bien! s'écria gaiement notre dame, disposant une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont misérablement besoin d'une troisième pour fondre la glace qui les sépare; et vous êtes celle-là même que l'une et l'autre de nous voudrions choisir. Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer à la fin quelqu'un qui vous chérit plus que moi-même. J'espère que vous devez vous sentir flatté! Non, ce n'est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté physique et morale. Il dépend de vous d'être le frère d'Edgar. Non, non, Isabella, vous ne partirez pas! continua-t-elle, arrêtant avec un enjouement affecté la jeune fille qui s'était levée, confondue et indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre sujet, Heathcliff, et j'étais battue en protestations d'admiration et de dévotion; et de plus ma rivale, comme elle s'appelle, m'a informée que si seulement je voulais me mettre un peu à l'écart, elle lancerait dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait mon image à l'oubli éternel.

—Catherine! dit Isabella, rappelant sa dignité, et dédaignant de lutter pour s'arracher à l'étreinte nerveuse qui la retenait, je vous serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l'amuse m'est pénible à moi au-delà de toute expression.

Comme l'autre ne répondait rien et restait assis, et semblait absolument indifférent aux sentiments qu'elle pouvait avoir pour lui, elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de la laisser libre.

—En aucune façon! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être nommée une seconde fois un chien au râtelier. Il faut que vous restiez! Eh bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre satisfaction de mes agréables nouvelles? Isabella jure que l'amour qu'Edgar a pour moi n'est rien en comparaison de celui qu'elle entretient pour vous. Je suis sûre qu'elle a dit quelque chose de pareil: n'est-ce pas, Ellen? Et elle a refusé de manger depuis notre promenade d'avant-hier par rage de ce que je l'ai éloignée de votre société.

—Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa chaise de leur côté. En tous cas, ce qu'elle désire en ce moment, c'est d'être hors de ma société.

Et il se mit à fixer durement l'objet de son discours comme on ferait d'un animal étrange et répugnant que l'on croirait devoir examiner par curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put supporter cet examen; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s'affranchir de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s'apercevant que, dès qu'elle parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre s'abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les mains de son ennemie.

—Voilà une tigresse! s'écria celle-ci, lui rendant enfin sa liberté. Allez vous-en, pour l'amour de Dieu, et cachez votre maudite figure! Quelle folie de révéler devant lui ces griffes! Ne pouvez-vous pas deviner les conclusions qu'il va en tirer? Heathcliff! Voilà des instruments d'exécution, il faut que vous preniez garde à vos veux.

—Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient, répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant cette créature d'une telle façon, Cathy? vous ne disiez pas la vérité, n'est-ce pas?

—Je vous assure que si! Voilà plusieurs semaines qu'elle se meurt d'amour pour vous; et elle m'a parlé de vous hier, et m'a couverte d'un déluge d'injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n'y faites plus attention; j'ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l'aime trop, mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer.

—Et moi je l'aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il. Vous entendriez d'étranges choses si je vivais seule avec cette figure de cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage les couleurs de l'arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les deux jours ses yeux bleus; car ils ressemblent à ceux de Linton d'une façon détestable.

—Détestable! observa Catherine; mais ce sont des yeux de colombe, d'ange!

—Elle est l'héritière de son frère? demanda-t-il après un court silence.

—Je serais bien fâchée d'avoir à le penser, répondit la dame. Avec l'aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de ce sujet, quant à présent; vous êtes trop enclin à désirer le bien de votre voisin; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les miens.

—S'ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n'est pas folle, et nous ferons bien d'écarter ce sujet, comme vous le proposez.

Ils l'écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine, probablement, de ses pensées. L'autre, j'en suis certaine, y repensa souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter l'appartement.

Je résolus d'observer ses mouvements. Mon cœur s'attachait invariablement au parti du maître, de préférence à celui de Catherine, et avec raison, me semblait-il; car lui était bon et confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que j'avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie pour ses sentiments. Je souhaitai qu'il arrivât quelque chose qui pût débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le soupçonnais, pour mon maître. L'idée de son séjour aux Heights était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait abandonné ce troupeau galeux, et qu'une bête méchante rôdait entre lui et le parc, attendant l'heure pour s'élancer et pour détruire.




CHAPITRE VIII

Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais prise d'une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que c'était un devoir d'avertir Hindley de la façon dont on parlait de lui; mais d'autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes invétérées, et désespérant de lui être utile, j'hésitais à entrer de nouveau dans la triste maison.

Un jour, j'eus occasion de passer la vieille porte, m'écartant un peu de la route que je suivais pour aller à Gimmerton. C'était après dans la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l'endroit où la grand'route s'embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté est G., et sur le sud-ouest T. G.. Cette pierre sert de poteau indicateur pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune sa tête grise, me rappelant l'été, et je ne sais pourquoi, mais je sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations d'enfance. C'était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant, j'aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre; et, avec toute la fraîcheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée en avant, et sa petite main creusant le sable d'un morceau d'ardoise.

—Pauvre Hindley! m'écriai-je involontairement.

Je tressaillis, j'eus un moment l'idée que l'enfant levait sa tête et me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu'une seconde, mais aussitôt je sentis un besoin irrésistible d'aller aux Heights. Une superstition me poussait à ne pas résister: si par hasard il était mort! pensais-je, ou s'il doit mourir bientôt, et si ce que j'ai vu est un signe de mort! À mesure que je m'approchais de la maison, je me sentais plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu'enfin je fus en vue. Mon apparition de tout à l'heure m'avait devancée, je la vis debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant sur les barreaux sa rude figure: mais un peu de réflexion me fit comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que je l'avais quitté, dix mois auparavant.

—Dieu te bénisse, mon chéri! lui criai-je, oubliant à l'instant mes folles alarmes. Hareton, c'est Nelly! Nelly ta nourrice.

Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.

—Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.

Il leva son arme pour tirer; je commençai un discours pour l'apaiser, mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet; et alors, des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons qui, soit qu'il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci m'affligea plus que je n'en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je tirai de ma poche une orange et l'offris pour me faire bien venir. D'abord il hésita, puis, l'arracha de mes mains comme s'il imaginait que j'avais l'intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en montrai une autre, la tenant hors de sa prise.

—Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon garçon? lui demandai-je. Est-ce le curé?

—Au diable le curé, et toi aussi! donne-moi ça! répliqua-t-il.

—Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l'aurez, dis-je. Quel est votre maître?

Il me répondit: «Mon diable de père!»

—Et qu'est-ce que vous apprenez de votre père?

Il s'élança sur le fruit, je l'élevai hors de sa portée.

—Et qu'est-ce qu'il vous apprend? demandai-je.

—Rien, me dit-il, qu'à me tenir en dehors de son chemin. Mon père ne peut rien me commander parce que je jure sur lui.

—Ah! Et c'est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père?

—Eh! non, grommela-t-il.

—Qui alors?

—Heathcliff.

Je lui demandai s'il aimait M. Heathcliff.

—Oui, je l'aime.

Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des phrases comme: «Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu'il me donne, il le gronde de me gronder; il dit qu'il faut que je fasse comme je veux.»

—Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire? poursuivis-je.

—Non, j'ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées dans sa gorge s'il entrait chez nous. C'est Heathcliff qui l'a promis.

Je mis l'orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père qu'une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte du jardin, désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de Hindley, c'est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans m'arrêter, jusqu'à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi effrayée que si j'avais fait sortir un gobelin. Ceci n'a pas grand rapport avec l'affaire de Miss Isabella; et pourtant, c'est ce qui m'encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de s'étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.

Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle n'avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand soulagement. Je savais que Heathcliff n'avait pas l'habitude de témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu'il l'aperçut, sa première précaution fut de jeter un coup d'œil sur la maison. J'étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m'étais retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s'avancer vers elle et lui dire quelque chose; elle semblait embarrassée, désireuse de s'en aller; pour l'en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se détourna: apparemment il lui avait fait une question où elle ne se souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté sur la maison; puis, supposant qu'on ne le voyait pas, le gredin eut l'impudence de l'embrasser.

—Judas! Traître! m'écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, un trompeur de parti-pris!

—Qui est-ce, Nelly? dit la voix de Catherine derrière moi.

J'avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir entrer.

—Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas! Ah! il nous a vues, il vient ici, je me demande s'il aura le cœur de trouver une excuse plausible pour cet amour qu'il témoigne à Miss quand il vous a dit qu'il la haïssait.

Madame Linton vit Isabella se délivrer de l'étreinte et courir dans le jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J'avais peine à m'empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine insista d'un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire sortir de la cuisine si j'osais être assez présomptueuse pour intervenir avec ma langue insolente.

—À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse! criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à quoi songez-vous de soulever ce tapage? Je vous ai dit de laisser Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne soyez las d'être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton verrouille la porte contre vous.

—Dieu le préserve d'essayer! répondit le noir vilain, que je détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et patient! Tous les jours j'ai une envie plus folle de l'envoyer au ciel!

—Silence! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête? Est-ce elle qui est venue exprès sur votre chemin?

—Que vous importe? grommela-t-il. J'ai le droit de l'embrasser si elle veut et vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Je ne suis pas votre mari, vous n'avez pas à être jalouse de moi.

—Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis jalouse pour vous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la grimace. Si vous aimez Isabella, vous l'épouserez. Mais, l'aimez-vous? Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre! Je suis certaine que vous ne l'aimez pas.

—Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec cet homme? demandai-je.

—Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec décision.

—On pourrait lui en épargner l'embarras, dit Heathcliff; on se passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous, Catherine, j'ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m'avez traité d'une façon infernale, infernale, entendez-vous? Et si vous vous flattez de l'idée que je ne m'en aperçois pas, vous êtes folle, et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles, vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire. En attendant, je vous remercie de m'avoir dit le secret de votre belle-sœur, je vous jure que j'en tirerai tout le parti possible, et tenez-vous à l'écart!

—Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là? s'écria Madame Linton stupéfaite. Je vous ai traité d'une façon infernale et vous voulez vous venger: comment l'entendez-vous, ingrat animal? Comment vous ai-je traité d'une façon infernale?

—Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d'un ton moins véhément. Ce n'est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez m'amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez de m'injurier autant qu'il vous est possible. Après avoir rasé mon palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à Isabella, je me couperais la gorge.

—Oh! le mal est que je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas? cria Catherine. Eh bien! je ne répète pas mon offre d'une femme, c'est comme si l'on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette fois. Edgar est remise de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre venue; je commence à être rassurée et tranquille; et vous, impatient de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle. Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plait, et trompez sa sœur; vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur moi.

La conversation cessa, Madame Linton s'assit auprès du feu, toute rouge et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable; elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c'est dans cette situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.

—Ellen, dit-il quand j'entrai, avez-vous vu votre maîtresse?

—Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est mise hors d'elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je crois qu'il est temps d'arranger ses visites sur un autre pied. On se fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la dispute qui avait suivi. J'imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup à Madame Linton, à moins que l'envie ne lui prit de défendre son hôte. Edgar Linton eut peine à m'écouter jusqu'au bout.

—C'est intolérable, s'écria-t-il. Il est honteux qu'elle le reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux hommes de l'écurie, Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus à causer avec ce bas ruffian; j'en ai assez.

Il descendit, et ordonnant aux domestiques d'attendre dans le passage, il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j'y avais laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée. Heathcliff s'était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches. C'est lui qui le premier s'aperçut de l'entrée de Linton; il fit rapidement signe à Catherine d'avoir à se taire, ce qu'elle fit, s'arrêtant net, dès qu'elle vit elle-même son mari.

—Qu'est-ce donc? dit Linton s'adressant à elle. Quelle idée vous faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui a été tenu par ce vaurien? Si vous ne vous en êtes pas fâchée, c'est, je suppose, parce que c'est sa façon habituelle de parler. Vous êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que je finirai par m'y accoutumer moi-même.

—Avez-vous donc écouté à la porte Edgar? demanda Catherine, sur un ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de l'insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au premier discours, accompagna cette répartie d'un ricanement qui semblait destiné à attirer sur lui l'attention de M. Linton, et il y réussit; mais Edgar avait résolu de s'expliquer sans éclat de passion.

—Si j'ai tout supporté de vous jusqu'à présent, monsieur, dit-il tranquillement, ce n'est pas que j'aie ignoré votre caractère misérable et dégradé; mais je sentais que vous n'en étiez responsable qu'en partie, et comme Catherine désirait conserver votre connaissance, j'ai eu la folie d'y consentir. Mais votre présence est un poison qui corromprait ce qu'il y a de meilleur. C'est pour cela et afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai dorénavant le droit d'entrer dans cette maison, et que j'exige en ce moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai dans la nécessité de vous y contraindre.

Heathcliff mesura d'un regard plein de dérision la hauteur et la largeur de celui qui l'interpellait.

—Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court risque de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je regrette profondément que vous ne vailliez pas la peine d'être abattu.

Mon maître jeta un coup d'œil vers le passage et me fit signe d'aller chercher les hommes, n'ayant aucune envie de se risquer dans une rencontre personnelle. J'obéis, mais Madame Linton, soupçonnant quelque chose, me suivit, et, au moment où j'essayais de les appeler, elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.

—Voilà de beaux moyens! dit-elle, en réponse au regard surpris et irrité de son mari. Si vous n'avez pas le courage de l'attaquer, faites vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l'envie de simuler plus de valeur que vous n'en avez. Non, j'avalerai la clé plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma bonté pour chacun! Après ma constante indulgence pour la nature faible de l'un et la nature mauvaise, méchante, de l'autre, je garde en remerciement deux marques d'aveugle et stupide ingratitude. Edgar, j'étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade, pour vous punir d'avoir osé penser d'aussi mauvaises choses sur moi.

Il n'y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le maître. Il cessa d'arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci l'ayant jetée dans le feu, il fut pris d'un tremblement nerveux en même temps que sa figure devenait d'une pâleur mortelle. Il lui fut impossible de retenir cet excès d'émotion, un mélange d'angoisse et d'humiliation l'envahit complètement. Il s'appuya sur le revers d'un siège et détourna son visage.

—O ciel! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre de chevalier, s'écria Madame Linton. Nous sommes vaincus! Nous sommes vaincus: Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous qu'un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris. Réjouissez-vous! On ne vous fera pas de mal. Ce n'est pas un agneau que vous êtes, mais une petite levrette gâtée.

—Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait, Cathy! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc la chose peureuse et frissonnante que vous m'avez préférée! Je ne voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner avec mon pied, j'en aurais bien delà satisfaction. Est-ce qu'il pleure, ou bien est-ce que la peur l'a fait s'évanouir?

Le compagnon s'approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait mieux fait de rester à distance, car, d'un saut, mon maître fut debout et le frappa en plein sur la gorge d'un coup qui aurait abattu un homme moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et pendant qu'il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant sur la cour, et revint par là vers la porte d'entrée.

—Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici! cria Catherine. Allez vous-en maintenant! il va revenir avec une poignée de pistolets et une demi-douzaine d'assistants. S'il a entendu notre conversation, bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m'avez joué un mauvais tour, Heathcliff! Mais partez, hâtez-vous!

—Supposez-vous que je vais m'en aller avec ce coup brûlant dans ma gorge? tonna Heathcliff. Non, par l'enfer! Je veux écraser ses côtes comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l'abats pas à présent, je le tuerai une autre fois; si vous mettez du prix à son existence, laissez-moi donc aller le trouver.

—Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge; le cocher et les deux jardiniers sont là; vous n'allez pas, bien sûr, attendre qu'ils vous jettent hors d'ici! Chacun d'eux est armé d'une trique; et il est bien probable que le maître sera en observation à la fenêtre du parloir, pour voir s'ils remplissent ses ordres.

Les jardiniers et le cocher étaient là en effet; mais Linton était avec eux; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion, Heathcliff résolut d'éviter une lutte contre ces inférieurs. Il saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et parvint à s'échapper au moment ou ils entraient.

Madame Linton, très excitée, m'ordonna de l'accompagner en haut. Elle ne savait pas la part que j'avais prise dans cette histoire, et j'étais fort préoccupée de la garder dans son ignorance.

—Je suis à peu près folle, Nelly! s'écria-t-elle en se jetant sur le sofa. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de m'éviter: c'est à elle qu'est dû tout ce tapage, et si elle ou quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j'entrerais en fureur. Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd'hui, que je suis en danger d'être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il m'a choquée et désolée affreusement. Je veux qu'il prenne l'alarme. De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de reproches et de plaintes; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne Nelly? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette affaire. Quel démon l'a pris de se mettre à écouter aux portes? Les discours d'Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous avez quittés; mais j'aurais vite fait de le détourner d'Isabella, et le reste n'avait pas d'importance. Maintenant tout est remis au pire, par cette folle envie d'entendre dire du mal de soi, qui hante certaines gens comme un démon! Si Edgar n'avait pas écouté notre conversation, il n'en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s'est adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que j'avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu'à m'enrouer, je n'ai plus eu souci de ce qu'ils pouvaient se faire l'un à l'autre; d'autant plus que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous serions tous séparés l'un de l'autre pour Dieu sait combien de temps. Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut être lâche et jaloux, j'essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Ce sera une prompte façon d'en finir, si je suis poussée à bout. Mais c'est une conduite à réserver pour un cas désespéré; je ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu'à présent il a été discret, dans sa crainte de me provoquer; il faut que vous lui représentiez le danger qu'il y aurait à quitter cette attitude, et que vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de votre figure cette expression d'apathie, et que vous paraissiez un peu plus anxieuse à mon sujet.

Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en parfaite sincérité. Mais je pensai qu'une personne qui pouvait spéculer à l'avance sur l'effet de ses crises de passion pouvait aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur soi-même dans les cas les plus excitants; et je n'avais aucune envie d'alarmer son mari, comme elle disait, et d'ajouter encore à ses ennuis, simplement pour servir l'égoïsme de la jeune femme. Aussi ne dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir; mais je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s'ils reprendraient leur querelle. C'est lui qui commença à parler le premier.

—Restez où vous êtes, Catherine! dit-il sans aucune colère dans sa voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements de ce soir, vous avez l'intention de continuer votre intimité avec...

—Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par pitié, finissez-en pour maintenant! Votre sang toujours froid ne connaît pas la fièvre; vos veines sont pleines d'eau gelée, mais les miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser encore plus vite.

—Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M. Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et cette violence ne m'alarme pas. J'ai découvert que vous pouviez être aussi stoïque qu'une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous désormais abandonner Heathcliff ou moi? Il est impossible que vous soyez en même temps son amie et la mienne; et j'ai absolument besoin de savoir lequel des deux vous choisirez.

—Et moi, j'ai besoin d'être laissée seule! s'écria Catherine d'un ton furieux. Je l'exige; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir debout? Edgar, laissez-moi.

Elle tira la sonnette jusqu'à la briser, et j'entrai avec le plus de calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l'humeur d'un saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec une expression soudaine d'inquiétude et de regret. Il me dit d'aller chercher un peu d'eau, car elle n'avait plus de souffle pour parler. Je rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui jetai sur la figure; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide, renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d'un coup livides, prenaient l'aspect de la mort. Linton était terrifié.

—Cela n'a pas d'importance, murmurai-je. Je voulais l'empêcher de céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.

—Mais elle a du sang sur ses lèvres! dit-il en frissonnant.

—Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis comment, avant qu'il n'arrivât, elle avait pris la résolution d'avoir une crise de fureur. J'eus l'imprudence de lui faire ce rapport à haute voix, et elle m'entendit; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras faisant saillie d'une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir au moins quelques os brisés; mais elle ne fit que regarder autour d'elle quelques instants, et s'élança hors de l'appartement. Le maître m'ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu'à la porte de sa chambre; mais elle m'empêcha d'y entrer en s'enfermant à clé.

Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui apporte son déjeuner dans sa chambre.

—Non! répondit-elle d'un ton péremptoire. Je répétai la même question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le matin d'après. M. Linton de son côté passait son temps dans la bibliothèque, sans s'informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu une heure d'entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible pour arracher d'elle l'expression du sentiment d'horreur que devaient lui avoir inspiré les avances d'Heathcliff; mais il ne put avoir d'elle que des réponses évasives, et dut clore l'examen sans avoir satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle et lui.




CHAPITRE IX

Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère restait enfermé parmi des livres qu'il n'ouvrait jamais, gardant sans cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa conduite et viendrait d'elle-même lui demander pardon et chercher à se réconcilier; et pendant qu'elle s'obstinait à jeûner, avec l'idée sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne pas la voir et que l'orgueil seul le retenait d'aller se jeter à ses pieds; je continuais, moi, à m'occuper de mes devoirs de ménage, convaincue que la Grange n'avait dans ses murs qu'une seule âme sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma maîtresse; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon maître, qui avait soif d'entendre le nom de sa dame, depuis qu'il ne pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à bout comme il leur plairait; et bien que ce fut un procédé d'une lenteur fatigante, il me sembla enfin qu'il allait amener de bons résultats.

Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé toute sa provision d'eau, en désira une nouvelle, en même temps qu'un pot de tisane, car elle croyait qu'elle allait mourir. Je vis bien que c'était là un discours destiné aux oreilles d'Edgar; et comme je ne croyais pas qu'elle dit vrai, je le gardai pour moi, me contentant de lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec empressement; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains et en grommelant: «Oh! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne se soucie de moi. Je regrette d'avoir mangé cela.» Un bon moment après je l'entendis murmurer: «Non je ne veux pas mourir—il s'en réjouirait—il ne m'aime pas du tout—il ne me regretterait jamais.»

—Avez-vous besoin de quelque chose? madame, demandai-je, gardant toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et l'étrange exagération de ses manières.

—Qu'est ce qu'il fait, cet être apathique? demanda-t-elle, en relevant de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé en léthargie, ou mort?

—Nullement, répondis-je, si c'est de M. Linton que vous voulez parler. Il va assez bien, je pense, bien que ses études l'absorbent plus qu'il ne faudrait; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu'il n'a pas d'autre société.

Je n'aurais pas parlé de la sorte si j'avais connu son véritable état, mais je ne pouvais me débarrasser de l'idée qu'elle jouait en grande partie un rôle.

—Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante! Au bord du tombeau! Mon Dieu! Sait-il combien je suis changée? continua-t-elle, regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé. Est-ce là Catherine Linton! Il s'imagine que je plaisante, que je joue une comédie, peut-être! Ne pouvez-vous pas lui dire que c'est terriblement sérieux? Nelly, si ce n'est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses sentiments, je choisirai entre ces deux partis: ou bien de me laisser mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s'il a encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays. Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité? Prenez garde. Est-il réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence?

—Eh! Madame, répondis-je, le maître n'a aucune idée que vous soyez malade; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir de faim.

—Vous ne me croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai? persuadez-le-lui! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre que je le ferai.

—Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets.

—Si seulement j'étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle, je me tuerais aussitôt! Ces trois affreuses nuits, je n'ai pas fermé les yeux, et oh! j'ai été torturée, j'ai été hantée, Nelly! Mais je commence à m'imaginer que vous ne m'aimez pas. Comme c'est étrange! Je pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l'un l'autre, personne ne pouvait s'empêcher de m'aimer, et en quelques heures, tous sont devenus mes ennemis; tous assurément, tous ceux d'ici. Comme c'est terrible de mourir entourée par leurs froides figures! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d'entrer dans la chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar se tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix dans sa maison, et s'en retournant à ses livres. Au nom du ciel, qu'a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de mourir?

Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit à déchirer l'oreiller avec ses dents; puis, se relevant toute brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au milieu de l'hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest, et je refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m'alarmer sérieusement: je me rappelais sa première maladie, et comment le docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute auparavant, elle était violente; maintenant mollement accoudée et sans relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction enfantine à tirer les plumes de l'oreiller par les déchirures qu'elle avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces.

—Ceci est d'un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d'un canard sauvage; et ceci d'un pigeon. Ah! ils mettent des plumes de pigeon dans l'oreiller—rien d'étonnant à ce que je ne puisse pas mourir.

—Laissez cette besogne d'enfant, lui dis-je, lui enlevant l'oreiller et retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait maintenant les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige!

J'allais ça et là le ramassant.

—Nelly, poursuivit-elle d'une voix rêveuse, je vois en vous une vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce lit est la cave des fées sous Penniston Crag, et vous êtes en train de recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d'ici, car je sais que vous n'êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas, vous vous trompez, car j'ai conscience qu'il est nuit, et qu'il y a deux chandelles sur la table qui font reluire l'armoire sombre comme du jais.

—L'armoire? où est-elle, demandai-je; vous parlez dans votre sommeil?

—Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange: j'y vois une figure.

—Il n'y a pas d'armoire dans la chambre, et jamais il n'y en a eu, dis-je, me rasseyant: et je soulevai le rideau pour pouvoir l'observer.

—Ne voyez-vous pas cette figure? demanda-t-elle, regardant fixement le miroir.

J'eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c'était sa figure à elle. Je me levai et le couvris d'un châle.

—Elle est toujours derrière! poursuivit-elle avec anxiété, et elle a bougé. Qui est-ce? J'espère qu'elle ne va pas sortir quand vous serez partie. Oh Nelly, la chambre est hantée! J'ai peur d'être seule.

Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder son regard fixé sur le miroir.

—Il n'y a personne ici, insistai-je, c'était vous même, Madame Linton: vous l'avez reconnu il y a un moment.

—Moi-même! Et l'horloge sonne minuit! C'est vrai alors, que c'est effrayant.

Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je fis un effort pour aller vers la porte avec l'intention d'appeler son mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant: le châle était tombé du miroir.

—Eh quoi, qu'est-ce qu'il y a, criai-je? Qu'est-ce qui la prend à présent? Réveillez-vous. C'est la glace, le miroir, Mme Linton; et c'est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de vous.

Tremblante et égarée, elle me retenait fiévreusement, mais l'expression d'horreur avait par degrés disparu de sa figure, sa pâleur était remplacée par une rougeur de honte.

—Oh chère! je croyais que j'étais à la maison, couchée dans ma chambre à Wuthering Heights. Je suis si faible que mon cerveau s'est troublé et que j'ai crié sans en avoir conscience. Ne dites rien, mais restez avec moi. J'ai peur de dormir.

—Un bon sommeil vous fera bien, madame, répondis-je, et j'espère que ces souffrances vous empêcheront de recommencer à vous laisser mourir de faim.

—Oh si j'étais seulement dans mon lit, dans la vieille maison! continua-t-elle amèrement, en se tordant les mains. Et ce vent qui souffle dans les pins! Laissez-moi le sentir, il vient tout droit de la lande, laissez-moi en avoir un souffle!

Pour la calmer, j'entr'ouvris quelques secondes la fenêtre. Une brise froide s'élança dans la chambre; je refermai et revins à mon poste. À présent, elle était couchée tranquille, le visage baigné de larmes. L'épuisement du corps avait entièrement dompté son esprit: notre ardente Catherine ne valait pas mieux qu'un enfant pleurant.

—Combien y a-t-il de temps que je me suis enfermée ici? demanda-t-elle, revivant tout à coup.

—C'était lundi soir, répondis-je, et nous sommes jeudi soir, ou plutôt vendredi matin.

—Quoi, de la même semaine! s'écria-t-elle; seulement si peu de temps!

—C'est un temps assez long, pour ne vivre que d'eau froide et de mauvaise humeur, observai-je.

—Eh bien, il me semble qu'il y a un nombre d'heures terrible, murmura-t-elle avec un accent de doute; il doit y avoir plus longtemps. Je me rappelle que j'étais dans le parloir après leur dispute, et qu'Edgar m'a cruellement provoquée, et que je me suis enfuie désespérée dans cette chambre. Aussitôt que j'eus barré la porte, une obscurité absolue s'abattit autour de moi et je tombai sur le plancher. Je ne pouvais expliquer à Edgar combien j'étais certaine d'avoir un accès, ou de devenir folle furieuse, s'il s'obstinait à me vexer. Je n'avais aucun empire sur ma langue ni mon cerveau, et lui peut-être ne devinait pas mon agonie; c'est à peine si j'ai eu assez de sens pour essayer d'échapper à lui et à sa voix. Avant que je me sois remise assez pour voir et entendre, il commença à faire sombre, et, Nelly, je vais vous dire ce que j'ai pensé, et ce qui a continué à me repasser dans l'esprit au point que j'ai craint pour ma raison. Pendant que j'étais couchée là, avec ma tête contre ce pied de table, et mes yeux discernant vaguement le carré gris, de la fenêtre, il me sembla que j'étais à la maison, enfermée dans le lit aux panneaux de chêne; et mon cœur souffrait de quelque grande souffrance que je n'ai pu me rappeler en me réveillant. Je songeais et m'épuisais pour découvrir ce que ce pouvait être et, chose très étrange, toutes les sept dernières années de ma vie s'étaient effacées de mon esprit. Je ne me rappelais même pas qu'elles eussent existé. J'étais un enfant; mon père venait d'être enterré, ma misère naissait de la séparation qu'avait ordonnée Hindley entre Heathcliff et moi. Pour la première fois, je me trouvais couchée seule; et, m'éveillant d'un sommeil désagréable après une nuit de larmes, je soulevai ma main pour repousser les panneaux; ma main frappa la planche de cette table, la fit glisser le long du tapis, et alors ma mémoire me revint tout d'un coup; mon angoisse récente s'engloutit dans un paroxysme de désespoir. Je ne puis dire pourquoi je me sentais si affreusement misérable; ce doit avoir été un instant de folie, car il n'y a guère de quoi. Mais de supposer qu'à douze ans, j'aie été privée des Heights, et de tous mes liens d'autrefois, et de mon tout, comme Heathcliff l'était à ce moment, et que j'aie été convertie tout à coup en Madame Linton, la maîtresse de Thrushcross Grange et la femme d'un étranger; une exilée, une bannie de ce qui avait été mon monde! Vous faites-vous une idée de l'abîme où je roulais? Vous pouvez secouer la tête, Nelly, c'est vous qui avez aidé à mon malheur. Vous auriez dû parler à Edgar et le forcer à me laisser en paix. Oh, je brûle! Je voudrais être de nouveau une jeune fille, à demi sauvage et hardie et libre, et me riant des injures au lieu d'en être affolée. Pourquoi suis-je si changée? Je suis sûre que je redeviendrais moi-même si je pouvais me retrouver sur la bruyère de ces collines. Rouvrez la fenêtre toute grande; laissez-la ouverte. Vite, pourquoi ne bougez-vous pas?

—Parce que je ne veux pas vous faire mourir en vous laissant prendre froid.

—Dites plutôt que vous ne voulez pas me donner une chance de vie, reprit-elle d'un ton sombre. Pourtant, je puis encore m'aider moi-même: je vais ouvrir.

Et, se glissant hors du lit avant que j'aie pu l'en empêcher, elle traversa la chambre d'un pas incertain, ouvrit vivement la fenêtre, et se pencha dehors, sans souci de l'air glacial qui frappait ses épaules comme un couteau. Je la menaçai, et enfin j'essayai de la forcer à se retirer. Mais je vis bientôt que son délire lui avait donné une force bien au-dessus de la mienne; car elle était en délire j'en fus convaincue par la suite de ses actions et de ses discours. Il n'y avait pas de lune, et toutes choses à l'entour reposaient dans une obscurité brumeuse; pas une lumière ne brillait près ou loin, sans compter que les lumières de Wuthering Heights n'étaient jamais visibles de là, et cependant elle affirmait qu'elle les voyait reluire.

—Regardez, criait-elle fiévreusement, voilà ma chambre avec la chandelle allumée et les arbres que le vent agite; et l'autre chandelle est dans le grenier de Joseph. Joseph veille très tard, n'est-ce pas? Il attend que je revienne pour fermer la grand'porte. Eh bien, il attendra encore un moment; c'est un dur voyage et j'ai le cœur triste pour le faire; et il faut que nous passions aujourd'hui par le cimetière de Gimmerton. Souvent nous avons bravé ensemble ses fantômes et nous nous sommes encouragés l'un l'autre à nous tenir debout parmi les tombes et à les appeler. Mais, Heathcliff, si je vous y encourage maintenant, l'oserez-vous? Si vous le faites, je vous garderai. Je ne veux pas rester seule étendue ici; ils peuvent m'enterrer à douze pieds sous la terre, et abattre l'église sur moi, je n'aurai pas de repos jusqu'à ce que vous soyez avec moi, non, jamais!

Elle s'arrêta, et reprit avec un étrange sourire: «Il hésite, il aimerait mieux me voir venir à lui! Alors, trouvez un moyen, et pas par ce cimetière! Comme vous êtes lent! Soyez content, vous m'avez toujours suivie.»

Comprenant qu'il était vain de raisonner contre sa folie, je me demandais comment je pourrais saisir quelque chose pour la couvrir sans cesser de la tenir, car je ne pouvais la laisser seule auprès de cette fenêtre ouverte, quand, à ma consternation, j'entendis le loquet de la porte se soulever et M. Linton entra. Il ne faisait que de descendre de la bibliothèque; en passant dans le corridor, il avait remarqué notre conversation et avait été attiré par la curiosité, ou la peur, et il était entré pour voir ce que cela signifiait à une heure aussi tardive.

—Oh, monsieur, criai-je, en réponse à l'exclamation sortie de ses lèvres devant le spectacle qu'il voyait, ma pauvre maîtresse est malade et je ne puis absolument rien sur elle; venez, je vous en prie, et persuadez-la d'aller au lit. Oubliez votre colère, car elle est difficile à mener dans une autre voie que la sienne.

—Catherine malade! dit-il, se hâtant vers nous. Fermez la fenêtre, Ellen! Catherine, pourquoi?... Il se tut; l'apparence hagarde de Madame Linton l'empêcha de parler et il ne put que promener d'elle sur moi un regard d'horreur stupéfaite.

—Elle est restée à s'agiter ici, continuai-je, sans presque rien manger, et sans jamais se plaindre. Elle n'a voulu laisser entrer personne jusqu'à ce soir, de sorte que nous n'avons pas pu vous informer de son état, ne le connaissant pas nous-mêmes, mais ce n'est rien.

Je sentis que je donnais ces explications de la façon la plus gauche; le maître fronça les sourcils.

—Ce n'est rien, dites-vous, Ellen Dean? me répondit-il durement. Il faudra pourtant que vous m'expliquiez plus clairement pourquoi vous m'avez laissé dans l'ignorance de ceci!

Et il prit sa femme dans ses bras, et la considéra avec angoisse.

Elle d'abord ne parut pas le reconnaître; il était invisible à ses yeux égarés. Pourtant son délire pouvait changer de sujet; cessant de contempler la nuit au dehors, elle concentra par degrés son attention sur lui, et finit par découvrir qui c'était qui la retenait.

—Ah, vous voici venu, n'est-ce pas, Edgar Linton? dit-elle avec une animation fâchée. Vous êtes une de ces choses que l'on trouve toujours quand on en a le moins besoin, et jamais quand il faudrait. Je suppose que nous allons avoir à présent une abondance de lamentations, je vois bien que nous allons l'avoir; mais elles ne m'empêcheront pas d'aller dans mon étroite maison là-bas, mon lieu de repos, où je me suis engagée à être avant la fin du printemps. C'est là-bas, entendez-vous, non parmi les Linton, sous le toit de la chapelle, mais en plein air, avec une pierre en tête; et vous aurez à choisir pour aller soit vers eux ou vers moi.

—Catherine, qu'avez-vous fait? commença le maître, ne suis-je plus rien pour vous? Aimez-vous vraiment ce misérable Heath....

—Silence! cria Madame Linton, silence en ce moment! Mentionnez ce nom encore une fois et je termine l'affaire aussitôt en me jetant par la fenêtre. Ce que vous touchez à présent, vous pouvez l'avoir, mais mon âme sera au bas de cette colline avant que vous ne remettiez la main sur moi. Je n'ai pas besoin de vous, Edgar, j'ai fini d'avoir besoin de vous. Retournez à vos livres, je suis heureuse que vous possédiez une consolation, car tout ce qui était à vous en moi s'est enfui.

—Son esprit divague, monsieur, hasardai-je; elle a déliré toute la soirée; mais laissez-la avoir du repos et une surveillance convenable, et elle se remettra. Désormais, nous aurons à être plus prudents quand il s'agira de la contrarier.

—Je ne désire désormais aucun avis de vous, répondit M. Linton; vous connaissiez la nature de votre maîtresse et vous m'avez encouragé à la tourmenter. Et ne pas me dire un mot qui me fasse soupçonner comment elle a été pendant ces trois jours, c'est vraiment manquer de cœur! Des mois de maladie n'auraient pas causé un tel changement!

Je commençai à me défendre moi-même, jugeant trop mauvais d'être blâmée pour la perversité d'une autre.

—Je savais que Madame Linton avait une nature impérieuse et obstinée, criai-je, mais je ne savais pas que vous désiriez encourager la sauvagerie de son caractère. Je ne savais pas que, pour lui être agréable, j'aurais dû sourire à M. Heathcliff. J'ai rempli le devoir d'une domestique fidèle en vous faisant mon rapport, et voici que je touche vraiment les gages d'une domestique fidèle! Eh bien, j'y prendrai garde la prochaine fois. La prochaine fois, vous aurez à vous renseigner vous-même.

—La prochaine fois que vous me ferez un rapport semblable, vous quitterez mon service, Ellen Dean, répliqua-t-il.

—Je suppose qu'alors vous préférez ne rien savoir de l'affaire? monsieur Linton, dis-je. Heathcliff a votre permission pour venir faire la cour à Miss, et pour entrer dans la maison dès que vous êtes absent, dans le but d'empoisonner la maîtresse contre vous!

Confuses qu'elles étaient, les pensées de Catherine s'appliquaient à suivre notre conversation.

—Ah! Nelly m'a trahie! s'écria-t-elle passionnément; Nelly est mon ennemie cachée. Vous, sorcière! Laissez-moi aller vers elle et je la ferai se repentir!

Une manie furieuse s'allumait dans ses yeux; elle luttait désespérément pour se dégager des bras de Linton. Je ne me sentais nullement disposée à risquer l'événement; et je quittai la chambre, prenant sur ma responsabilité d'aller chercher le secours du médecin.

En traversant le jardin pour arriver à la route, à un endroit où est enfoncé dans le mur un crochet à bride, je vis quelque chose de blanc qui faisait des mouvements irréguliers, poussé évidemment par autre chose que le vent. Malgré ma hâte, je m'arrêtai pour l'examiner, afin de ne pas avoir à m'imaginer plus tard que c'était une apparition de l'autre monde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en découvrant, par le toucher plus que par la vue, le lévrier de Miss Isabella, Fanny, suspendu à un mouchoir, et tout près d'étouffer. Je m'empressai de relâcher l'animal et de le conduire au jardin. Je l'avais vu suivre sa maîtresse dans sa chambre quand elle était allée au lit; et je me demandais comment il pouvait être descendu là et quelle méchante personne avait pu le traiter de la sorte. Pendant que je détachais le mouchoir du crochet, il me sembla saisir à plusieurs reprises le bruit de pas de chevaux galopant à quelque distance; mais il y avait tant de choses pour occuper mes réflexions que c'est à peine si j'accordai une pensée à cette circonstance, bien que ce fut un bruit étrange, en ce lieu, à deux heures du matin.

M. Kenneth, par bonheur, sortait justement de chez lui pour voir un malade dans le village, au moment où j'arrivai; et le récit que je lui fis de la maladie de Catherine Linton le détermina à m'accompagner aussitôt à la Grange. C'est un homme simple et rude; il ne se fit pas scrupule de me dire combien il doutait qu'elle survécût à cette seconde attaque, à moins qu'elle ne se montrât plus soumise à sa direction qu'elle n'avait fait auparavant.

—Nelly Dean, dit-il, je ne puis m'empêcher de supposer qu'il y a à cela une cause exceptionnelle. Que s'est-il passé à la Grange? On nous a rapporté ici des choses singulières. Une fille solide et courageuse comme Catherine ne tombe pas malade pour une bagatelle; comment cela a-t-il commencé?

—Le maître vous en informera, répondis-je; mais vous connaissez les dispositions violentes des Earnshaw, et Madame Linton les possède toutes. Ce que je puis vous dire, c'est que tout a commencé par une querelle. Pendant une tempête de passion, elle a été frappée d'une sorte d'accès. C'est du moins son explication à elle, car elle s'est enfuie au plus fort de sa crise et s'est enfermée. Après cela, elle a refusé de manger, et maintenant tantôt elle divague, et tantôt reste dans un demi-sommeil; reconnaissant les personnes qui l'entourent, mais ayant l'esprit rempli de toutes sortes d'idées et d'illusions.

—M. Linton va être bien affligé? observa Kenneth.

—Affligé? Il se brisera le cœur si quelque chose arrive! répondis-je; ne l'alarmez pas plus que de nécessité.

—Eh bien, je lui ai dit de prendre garde, dit le médecin, et il aura à supporter la conséquence d'avoir négligé mon avertissement. N'a-t-il pas été intime avec M. Heathcliff, ces temps derniers?

—Heathcliff vient souvent à la Grange, répondis-je, bien que ce soit plutôt parce que la maîtresse l'a connu autrefois que parce que le maître aime sa compagnie. Mais à présent, il est débarrassé de l'embarras de venir, et cela à cause de certaines aspirations présomptueuses vers Miss Linton. J'ai peine à croire qu'on le reçoive de nouveau.

—Et est-ce que Miss Linton lui a tourné le dos?

—Je ne suis pas dans sa confidence, répondis-je, répugnant à continuer ce sujet.

—Non, c'est une personne renfermée, remarqua-t-il en secouant la tête; elle ne prend avis que d'elle-même. Mais elle est réellement une petite folle. Je tiens d'une bonne autorité que, la nuit passée, elle et Heathcliff se promenaient dans la plantation derrière votre maison, vers deux heures; et il la pressait de ne pas rentrer dans la maison, mais de monter sur son cheval et de partir avec lui. Celui qui m'a rapporté ce fait m'a dit que la jeune fille n'avait pu faire cesser ses instances qu'en donnant sa parole d'honneur d'être prête lors du prochain rendez-vous; quand il doit avoir lieu, on ne l'a pas entendu; mais vous devez presser M. Linton de faire bonne garde.

Ces nouvelles ajoutèrent à mes frayeurs; je dépassai Kenneth, et c'est en courant que je fis la plus grande partie du chemin de retour. Le petit chien aboyait dans le jardin. Je perdis une minute pour lui ouvrir la porte, mais au lieu d'aller vers la maison, il continua à courir çà et là, reniflant l'herbe, et il se serait enfui sur la route si je ne l'avais pas saisi et emporté avec moi. En entrant dans la chambre d'Isabella, je vis mes soupçons confirmés; la chambre était vide. Si j'avais pu la prévenir il y a quelques heures, la maladie de Madame Linton aurait peut-être arrêté sa démarche irréfléchie. Mais à présent, que faire? Il y avait bien une possibilité de les surprendre en se mettant aussitôt à leur poursuite; mais moi-même je ne pouvais les poursuivre, et je n'osais pas mettre la maison en émoi, la remplir de confusion, et encore moins dévoiler la chose à mon maître, absorbé qu'il était dans l'autre malheur, et n'ayant plus de cœur de reste pour celui-là. Je ne vis rien d'autre à faire que de me taire et de laisser prendre aux choses leur cours naturel; et lorsque Kenneth arriva, je me fis de mon mieux une contenance pour aller l'annoncer. Catherine couchée dormait d'un sommeil agité; son mari avait réussi à calmer l'excès de frénésie; maintenant il était appuyé au-dessus de l'oreiller, observant toutes les ombres et tous les changements de sa figure.

Le médecin, après avoir examiné le cas, exprima l'espoir d'une issue favorable, si seulement nous pouvions maintenir autour de la malade une tranquillité parfaite et constante. Mais il me dit ensuite à moi que le danger qui menaçait n'était pas autant la mort que la folie définitive.

Je ne fermai pas l'œil de cette nuit, non plus que M. Linton. Nous ne nous étions pas couchés. Le lendemain matin les domestiques se levèrent avant l'heure habituelle, marchant à travers la maison d'un pas furtif, et échangeant des murmures quand ils se rencontraient. Chacun était debout, excepté Miss Isabella, et l'on commença à s'étonner de la durée de son sommeil. Son frère me demanda si elle n'était pas levée et parut impatient de la voir, froissé aussi du peu d'anxiété qu'elle montrait pour l'état de sa belle-sœur. Je tremblai à l'idée qu'il pouvait m'ordonner d'aller la chercher; mais le ciel m'épargna l'angoisse d'être la première à révéler sa fuite. Une des servantes, une fille insouciante qui était allée de bonne heure faire une commission à Gimmerton, arriva toute essoufflée dans la chambre, la bouche ouverte, criant:

—Oh chère, chère! Qu'est-ce qui va nous arriver maintenant! Maître, maître, notre jeune dame...

—Taisez-vous! lui criai-je, enragée de cette attitude bruyante.

—Parlez plus bas, Marie—de quoi s'agit-il? demanda M. Linton; qu'est-ce qui est arrivé à votre jeune dame?

—Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s'est enfui avec elle.

—Ce n'est pas vrai! s'écria Linton, se levant tout agité. Cela ne peut pas être; comment cette idée est-elle entrée dans votre tête? Ellen Dean, allez la chercher! C'est incroyable, c'est impossible!

En parlant, il entraînait la servante avec lui vers la porte, et lui demandait de nouveau les raisons qu'elle avait pour faire cette assertion.

—Eh bien, j'ai rencontré sur le chemin, bredouilla-t-elle, le garçon qui vient chercher le lait ici, et il m'a demandé si nous n'étions pas dans l'embarras à la Grange. Je pensais qu'il voulait parler de la maladie de madame, et je répondis oui. Alors il me dit: «On a envoyé quelqu'un les poursuivre, n'est-ce pas?» Je le regardais avec étonnement. Alors, voyant que je ne savais rien, il me dit comment un gentleman et une dame avaient fait halte chez un forgeron, à deux milles de Gimmerton, pour faire rattacher un fer à un cheval; et la fille du forgeron étant allée voir qui c'était, il se trouva qu'elle les connaissait lui et elle. Elle remarqua que l'homme mettait un souverain en paiement dans la main de son père. La dame avait un manteau sur sa figure; mais elle a demandé un verre d'eau, et, pendant qu'elle buvait, le manteau est tombé, de sorte qu'on l'a vue très distinctement. Heathcliff tenait les deux brides, et tous deux essayaient de cacher leur figure dans le village, et allaient aussi vite que la route le permettait. La fille n'a rien dit à son père, mais elle l'a dit ce matin à tout Gimmerton en arrivant.

Je courus pour la forme dans la chambre d'Isabella, je ne pus que confirmer la triste nouvelle. M. Linton avait repris son siège auprès du lit, lorsque je rentrai; il leva ses yeux vers moi, comprit la signification des miens, et baissa la tête sans donner un ordre ni prononcer un mot.

—Allons-nous essayer de les surprendre et de la ramener? demandai-je. Comment pourrions-nous faire?

—Elle est partie de son gré, répondit le maître, elle avait le droit de partir s'il lui plaisait. Ne me dérangez pas davantage à son sujet. Désormais elle n'est ma sœur que de nom, et non parce que je la désavoue, mais parce qu'elle m'a désavoué.

Et ce fut tout ce qu'il dit sur cette matière; il ne lui arriva jamais les jours suivants de faire une seule question, ni de mentionner sa sœur en aucune façon, sauf pour m'ordonner d'envoyer tout ce qu'elle avait à elle dans sa maison à sa nouvelle adresse, dès que je la connaîtrais.




CHAPITRE X

Deux mois les fugitifs restèrent absents. Pendant ces deux mois, Madame Linton traversa la crise d'une terrible fièvre cérébrale. Jamais une mère n'aurait soigné son unique enfant avec autant d'attention qu'Edgar en mettait à la soigner. Jour et nuit, il veillait, endurant patiemment tous les ennuis que pouvaient infliger des nerfs irritables et une raison ébranlée; et malgré que Kenneth lui eût affirmé que ce qu'il sauvait du tombeau ne le récompenserait qu'en devenant pour lui dans l'avenir une source constante d'anxiété, en d'autres termes, qu'il avait sacrifié sa santé et sa force pour préserver une simple ruine humaine; pourtant sa joie et sa reconnaissance furent infinies lorsque la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Sans interruption, il restait assis à côté d'elle, suivant tous les degrés du retour à la santé physique, et se flattant de l'espoir que l'esprit aussi allait reprendre sa santé coutumière.

La première sortie qu'elle fit de sa chambre fut au commencement du mois de mars suivant. M. Linton avait mis sur son oreiller ce matin-là une poignée de fleurs de safran doré, et l'œil de la jeune femme, depuis longtemps étranger à tout spectacle agréable, parut enchanté de voir ces fleurs en s'éveillant.

—Ce sont toujours elles qui fleurissent les premières aux Heights. Elles me rappellent la brise délicate du dégel, et les chauds rayons du soleil, et la neige presque fondue. Edgar, est-ce que le vent ne souffle pas du sud, et est-ce que la neige n'est pas à peu près partie?

—Ici la neige est tout à fait partie, ma chérie, répondit M. Linton, et je vois seulement deux taches blanches sur toute l'étendue des landes. Le ciel est bleu et les alouettes chantent et les ruisseaux sont pleins à déborder. Catherine, le printemps dernier, il y a un an, je ne pensais qu'à vous avoir sous ce toit; et maintenant je voudrais que vous soyez à un mille ou deux sur ces collines, l'air y souffle si doux, je sens que cela vous guérirait.

—Je ne serai plus là-bas qu'une fois, désormais, dit la malade, et alors vous m'y laisserez et j'y resterai pour toujours. Le printemps prochain, vous souhaiterez de nouveau de m'avoir sous ce toit, et vous regarderez en arrière, et vous songerez que vous avez été heureux aujourd'hui.

Linton lui prodigua les meilleures caresses et essaya de l'égayer par les paroles les plus tendres; mais elle, regardant vaguement les fleurs, elle laissa, sans y faire attention, les larmes se recueillir dans ses yeux et couler le long de ses joues. Nous savions qu'elle allait vraiment mieux; aussi nous parut-il que cette dépression pouvait provenir beaucoup d'une longue réclusion dans une même chambre, et qu'il y avait chance de l'en guérir en lui faisant changer de place. Le maître m'ordonna d'allumer du feu dans le parloir, déserté depuis bien des semaines, et de mettre une chaise longue auprès de la fenêtre, à l'endroit où donnait le soleil; cela fait, il la descendit. Elle resta assise un long moment à jouir de la bonne chaleur, et, comme nous nous y étions attendus, la vue des objets qui l'entouraient la fit revivre: objets qui, tout en lui étant familiers, étaient libres des souvenirs lugubres qui s'étaient attachés à sa chambre de malade. Le soir venu, elle parut très épuisée; mais aucun argument ne put la décider à retourner dans sa chambre, et j'eus à arranger pour elle le sofa du parloir, en attendant qu'une autre chambre lui fut préparée. Pour obvier à la fatigue de monter et de descendre l'escalier, nous l'installâmes dans cette chambre-ci, où vous êtes à présent, au même étage que le parloir; et bientôt elle se sentit assez forte pour aller d'une chambre à l'autre, en s'appuyant sur le bras d'Edgar. Ah! je pensais bien à présent qu'elle allait recouvrer la santé, cette santé si espérée autour d'elle. Et il y avait une double cause pour la désirer, car de l'existence de Catherine dépendait celle d'une autre personne. M. Linton pourrait se réjouir de la naissance d'un héritier, et ses terres seraient ainsi affranchies de la griffe d'un étranger.

J'aurais dû vous dire que, environ six semaines après son départ, Isabella avait envoyé à son frère une courte note annonçant son mariage avec Heathcliff. La note était sèche et froide; mais tout en bas il y avait, griffonnée au crayon, une confuse apologie, et la demande d'un bon souvenir et d'une réconciliation, si sa conduite l'avait offensé. Elle affirmait qu'elle ne pouvait maintenant y remédier, ni défaire ce qui était fait. Je crois que Linton ne répondit rien. Quinze jours après, je reçus moi-même une longue lettre qui me parut étrange, venant d'une fiancée à peine sortie de sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l'ai conservée. Toutes les reliques des morts qu'on a aimés sont précieuses.


Chère Ellen,

«Je suis arrivée hier soir à Wuthering Heights où j'ai appris pour la première fois que Catherine a été et est encore malade. Je suppose donc qu'il serait impossible de lui écrire; et mon frère est ou trop fâché ou trop désolé pour répondre à la lettre que je lui ai envoyée. Il faut pourtant que j'écrive à quelqu'un, et n'ayant pas à choisir, je m'adresse à vous.

Informez Edgar que je donnerais le monde pour revoir son visage, que mon cœur est revenu à Trushcross-Grange vingt-quatre heures après que je l'ai quittée, et que c'est là qu'il est en ce moment, plein de chaude tendresse pour lui et pour Catherine. Pourtant je ne puis l'y suivre; il ne faut pas qu'ils m'attendent et je les laisse en tirer les conclusions qu'ils voudront, pourvu seulement qu'ils n'attribuent pas ma conduite à la faiblesse de ma volonté ou de mon affection.

Le reste de la lettre est pour vous seule. Je veux vous demander deux questions. D'abord, comment avez-vous fait pour garder les sentiments généreux de la nature humaine pendant que vous résidiez ici? Je ne vois aucun sentiment que les gens qui m'entourent partagent avec moi.

La seconde question m'intéresse beaucoup: cet homme, ce M. Heathcliff, est-il un homme? Si oui, est-il fou? Et si non, est-il un démon? Je ne veux pas vous dire les raisons qui me font faire cette question; mais je vous supplie de m'expliquer si vous le pouvez qui j'ai épousé, c'est-à-dire quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez bientôt, Ellen. N'écrivez pas, mais venez, et rapportez-moi quelque chose d'Edgar.

Apprenez maintenant comment j'ai été reçue dans ma nouvelle maison. C'est pour m'amuser que j'insiste sur des sujets tels que le manque de confort extérieur. En réalité, ils ne m'occupent jamais, et je rirais et danserais de joie si je découvrais que leur absence est ma seule misère réelle, et que le reste n'est qu'un mauvais rêve.

Le soleil se couchait derrière la Grange lorsque nous arrivâmes sur la lande, il devait être six heures; mon compagnon s'arrêta une demi-heure pour inspecter le parc et les jardins et probablement le lieu lui-même; de sorte qu'il faisait nuit lorsque nous descendîmes de cheval dans la cour pavée de la ferme, où votre vieux compagnon Joseph sortit pour nous recevoir, s'éclairant d'une chandelle fumeuse. Il s'acquitta de cette mission avec une courtoisie toute à son avantage. D'abord il éleva sa torche au niveau de ma figure, fit une grimace maligne, projeta sa lèvre inférieure, et se détourna; puis il prit les deux chevaux et les conduisit à l'écurie, et reparut de nouveau pour verrouiller la grand'porte, comme si nous vivions dans un château féodal.

Heathcliff s'arrêta pour lui parler et j'entrai dans la cuisine, un trou sale et sans ordre que certainement vous ne reconnaîtriez pas, tant il doit avoir changé depuis votre départ. Auprès du feu se tenait un enfant à la mine canaille, solide dans ses membres et malpropre dans ses vêtements, avec des yeux et une bouche qui rappelaient Catherine.

—Ceci est le neveu légal d'Edgar, pensais-je, et le mien aussi en un sens. Je dois lui serrer la main et—oui—je dois l'embrasser. Il est bon d'établir au début une bonne entente.

Je m'approchai, et, en essayant de prendre son poing calleux, je lui dis:

—Comment allez-vous, mon chéri?

Il répondit dans un jargon que je ne comprenais pas.

—Est-ce que vous et moi nous serons amis, Hareton? repris-je.

Un juron, et la menace de lancer Throttler sur moi si je ne «décampais» pas, voilà ce que j'eus pour me récompenser de ma persévérance.

—Eh! Throttler, mon garçon, murmura le petit misérable réveillant dans un coin un bouledogue à demi-sauvage. Et maintenant, veux-tu t'en aller? demanda-t-il avec autorité.

Toute effrayée, j'obéis: je m'installai sur le seuil pour attendre l'arrivée des autres. M. Heathcliff continuait à ne pas se faire voir et Joseph, que j'avais suivi à l'écurie et prié de m'accompagner, me répondit qu'il avait autre chose à faire et continua son travail, sans cesser de remuer ses lourdes mâchoires, avec un regard de mépris sur ma toilette et ma contenance.

Je fis le tour de la cour et j'arrivai à une autre porte ou je pris la liberté de frapper, dans l'espoir de voir arriver un domestique plus obligeant. Après un moment, la porte fut ouverte par un homme de haute taille, sans cravate, et d'ailleurs extrêmement mal mis; ses traits étaient cachés sous des masses de cheveux touffus; et ses yeux, eux aussi, étaient comme des fantômes de ceux de Catherine, avec toute leur beauté anéantie.

«Qu'est-ce que vous faites ici, me demanda-t-il en grognant. Qui êtes-vous?

—Mon nom était Isabella Linton, répondis-je, vous m'avez vue auparavant, monsieur, je viens d'épouser M. Heathcliff, et c'est lui qui m'a conduite ici, avec votre permission, je suppose.

—Ainsi, il est revenu? demanda le sauvage, avec des yeux de loup affamé.

—Oui, nous venons d'arriver, mais il m'a laissé à la porte de la cuisine, et quand j'ai voulu entrer, votre petit garçon s'est mis en sentinelle et m'a effrayée avec l'aide d'un bouledogue.

—Le damné vilain a bien fait de tenir sa parole! grommela celui qui devait être désormais mon hôte, explorant de l'œil les ténèbres derrière moi avec l'espoir de découvrir Heathcliff; après quoi, il se laissa aller à un monologue d'exécration et de menaces sur ce qu'il aurait fait si le «démon» l'avait trompé.

J'eus regret d'avoir tenté cette seconde entrée, et je songeais à m'éloigner avant qu'il eût fini ses malédictions; mais il m'en empêcha en me forçant d'entrer et en verrouillant de nouveau la porte. Il y avait un grand feu, et c'était la seule lumière pour éclairer l'énorme pièce dont le plancher était devenu d'un gris sale, de même que tous les plats d'étain qui, dans mon enfance, ne manquaient jamais d'attirer mes regards. Je demandai si je pouvais appeler la servante et me faire conduire dans une chambre à coucher. M. Earnshaw ne répondit pas. Il marchait de long en large avec ses mains dans ses poches, paraissant avoir complètement oublié ma présence; il semblait si profondément absorbé, et son aspect général dénotait tant de misanthropie que je ne pus me décider à le déranger de nouveau.

Vous ne serez pas surprise, Ellen, d'apprendre que je me sentais particulièrement triste dans cette compagnie, à ce foyer inhospitalier. Je songeais qu'à quatre milles de là était ma délicieuse maison, contenant les seuls gens que j'aimais sur la terre, mais que ces quatre milles, je ne pourrais jamais les franchir, comme si c'était un océan qui nous séparait. Je me demandais où je pourrais me tourner pour trouver une consolation; et (mais prenez garde de dire cela à Edgar ou à Catherine) je sentis que mon plus grand chagrin était de ne trouver personne qui veuille ou puisse être mon allié contre Heathcliff. C'est presque avec joie que j'avais songé à notre installation aux Heights; je m'imaginais que cette disposition me permettrait de ne plus vivre seule avec lui; mais lui, il connaissait les gens avec qui nous vivrions, et n'avait pas peur qu'ils se mêlent de nos affaires. Je restais assise et songeais douloureusement. La cloche sonna huit heures, puis neuf heures, et toujours mon compagnon allait de long en large, la tête penchée sur la poitrine, et sans émettre d'autre son qu'un grognement ou un juron de temps à autre. J'écoutais pour découvrir une voix de femme dans la maison, et je m'occupais à de terribles regrets et à d'affreuses prévisions, si bien que je ne pus m'empêcher de soupirer et de pleurer. Earnshaw s'arrêta en face de moi, et parut se rappeler ma présence; et moi, profitant de son attention, je lui dis que j'étais fatiguée de mon voyage, et que je le priais de me conduire vers la servante.

—Mais nous n'en avons aucune, me répondit-il; il faudra que vous vous arrangiez vous-même.

—Mais alors, dites-moi ou je dois dormir? sanglotai-je. J'avais perdu tout respect des convenances, écrasée par la fatigue et le chagrin.

—Joseph vous montrera la chambre d'Heathcliff; ouvrez cette porte, il est là.

J'allais obéir, mais soudain il m'arrêta et ajouta, avec le ton le plus singulier: «Soyez assez bonne pour fermer à clé et pour tirer le verrou, ne l'oubliez pas!

—Bien, dis-je. Mais pourquoi, M. Earnshaw?» Je ne pouvais me faire à l'idée de m'enfermer moi-même dans une chambre avec Heathcliff.

—Regardez ceci, me répondit-il en tirant de son gilet un bizarre pistolet, avec un couteau attaché au canon. Voici un grand tentateur pour un homme désespéré, n'est-ce pas? Chaque nuit, je ne puis résister au désir de monter avec cette arme jusqu'à sa porte. Si jamais je la trouve ouverte, c'en est fait de lui. Je le fais invariablement, même si, à la minute d'avant, je me suis rappelé mille raisons pour m'empêcher de le faire; c'est quelque démon qui me pousse à contrarier mes propres desseins en le tuant.

J'observais curieusement l'arme. Et une idée hideuse me frappa: combien je serais puissante en possédant un tel instrument. Je le pris de sa main, le touchai. L'expression de ma figure pendant cette seconde parut l'étonner: il n'y découvrit pas l'horreur, mais l'envie. Il me retira vite le pistolet des mains, ferma le couteau qui y était attaché, et cacha le tout dans son gilet.

—Il m'est indifférent que vous le lui disiez, fit-il. Mettez-le sur ses gardes, et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes nous sommes, puisque son danger ne vous choque pas.

—Qu'est-ce donc que Heathcliff vous a fait? demandai-je. En quoi vous a-t-il nui, pour autoriser cette haine mortelle? Ne serait-il pas plus sage de lui ordonner de quitter la maison?

—Non, tonna Earnshaw; s'il faisait mine de me quitter de nouveau, ce serait un homme mort: persuadez-lui de le faire, si vous voulez le tuer. Faudrait-il donc que je perde tout, sans une chance de le regagner? Faudrait-il qu'Hareton devienne un mendiant? Damnation! Je veux ravoir ce qu'il m'a pris, et je veux avoir aussi son or, et aussi son sang; et c'est l'enfer qui aura son âme.

Vous m'avez souvent parlé, Ellen, des habitudes de votre vieux maître. Évidemment, il est sur la pente de la folie, du moins il y était la nuit dernière. Je frissonnais à l'idée de l'approcher; et il me parut que la maussaderie mal élevée du domestique était agréable en comparaison. Earnshaw avait repris sa promenade songeuse, de sorte que je pus tirer le verrou et m'enfuir dans la cuisine. Joseph était penché sur le feu, en train de mêler quelque chose dans une marmite dont le contenu commençait à bouillir. J'avais faim, je résolus que le repas serait mangeable. Aussi, en criant d'une voix aiguë que je voulais faire moi-même le porridge, je m'installai à la place de Joseph, après avoir enlevé mon chapeau et mon amazone.

—M. Earnshaw, dis-je, m'ordonne de m'arranger moi-même; c'est ce que je vais faire, j'aurais trop peur de mourir de faim en faisant la dame parmi vous.

Indifférente aux lamentations de Joseph, je me mis vivement à l'ouvrage, en soupirant au souvenir d'une période où un tel exercice aurait été de ma part une simple plaisanterie. Ma façon de préparer le porridge sembla indigner le vieux drôle, et son indignation grandit encore lorsque je refusai de boire à même après le petit Hareton à un pot de lait qu'on venait d'apporter.

—Je veux avoir mon souper dans une autre chambre, dis-je; n'avez-vous pas ici d'endroit que vous appeliez un parloir?

—Parloir, répliqua-t-il d'un ton sarcastique, parloir? Non, nous n'avons pas de parloir. Si vous n'aimez pas notre compagnie, il y a celle des maîtres; si vous n'aimez pas celle des maîtres, il y a la nôtre.

—Alors, je vais remonter, répondis-je; montrez-moi une chambre.

Je me servis du lait dans un pot; et je fis mine de monter; Joseph me précéda en grommelant dans l'escalier, et nous montâmes au grenier; il ouvrait une porte, çà et là, pour regarder les appartements qu'il m'offrait.

—Voici une chambre, me dit-il enfin; elle est assez bonne pour qu'on puisse y manger un peu de porridge: il y a dans le coin un tas de blé, c'est très propre; si vous avez peur de salir votre robe de soie, vous n'avez qu'à étendre votre mouchoir.

La chambre était une espèce de trou rempli d'une forte odeur de malt et de grain; divers sacs contenant ces substances étaient empilés à l'entour, laissant au milieu un large espace nu.

—Eh quoi! homme, m'écriai-je, le regardant en face d'un air furieux, ceci n'est pas une place pour dormir! Je désire voir ma chambre à coucher.

—Chambre à coucher? répéta-t-il avec son ton de moquerie. Vous voyez toutes les chambres à coucher qu'il y a ici: voici la mienne.

Il me désigna le second grenier, ne différant du premier que par ce que les murs y étaient plus nus et qu'il y avait un grand lit bas et sans rideaux, avec une couverture rouge au pied.

—Qu'ai-je à faire de la vôtre? répliquai-je. Je suppose que M. Heathcliff ne loge pas au grenier?

—Oh, est-ce celle de M. Heathcliff que vous demandiez? cria-t-il, comme s'il faisait une découverte toute nouvelle. Pourquoi ne pas l'avoir dit tout de suite? Je vous aurais expliqué sur place que c'était justement la seule chose que vous ne pouviez pas voir, car il la tient toujours fermée, et personne n'y entre que lui.

—Vous avez ici une maison admirable, Joseph, ne pus-je m'empêcher de déclarer, et des habitants bien agréables; et je crois bien que l'essence concentrée de tout ce qu'il y a de folie dans le monde a envahi mon cerveau le jour où j'ai réuni mon sort aux leurs. Mais ce n'est pas ce qui m'occupe à présent; il y a d'autres chambres. Pour l'amour du ciel, soyez prompt, et laissez-moi m'installer quelque part!

Il ne me fit pas de réponse, mais s'élança dans l'escalier de bois et fit halte devant un appartement qui me parut bien être le meilleur de la maison, malgré l'état de dégradation où il se trouvait. Je me préparais à entrer et à en prendre possession lorsque mon guide m'annonça que c'était la chambre du maître. Cependant, mon souper s'était refroidi, mon appétit évanoui et ma patience épuisée. J'insistai pour avoir aussitôt un lieu de refuge et des moyens de repos.

—Mais où diable voulez-vous qu'on vous mette? Que le seigneur nous pardonne! Vous avez tout vu excepté la petite chambre d'Hareton. Il n'y a pas un autre appartement dans toute la maison!

Mortellement vexée, je jetai par terre le pot que je tenais et je m'assis au pied de l'escalier, cachant ma tête dans mes mains.

Joseph s'éloigna en grognant vers sa tanière, et emporta la lumière avec lui. Je restai dans l'obscurité. Les réflexions que je fis dans cette triste situation m'amenèrent à voir la nécessité de réprimer mon orgueil et d'étouffer ma colère. Je trouvai un aide inattendu en Throttler, en qui je reconnaissais maintenant un fils de notre vieux Skulker; il avait passé son enfance à la Grange et c'était mon père qui l'avait donné à M. Hindley. Il sembla me reconnaître, frotta son nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le porridge, tandis que moi-même sautais de marche en marche, essuyant avec mon mouchoir le lait que j'avais répandu. À peine avions-nous fini notre travail que j'entendis le pas d'Earnshaw dans le passage; le chien se ramassa contre le mur, et moi-même me cachai dans une porte. Mais il paraît que les efforts du chien à éviter la rencontre ne furent pas heureux: car j'entendis quelque chose qui tombait, et un long aboiement de souffrance. Tout de suite après, Joseph monta avec Hareton, pour le coucher. C'était dans la chambre d'Hareton que j'avais trouvé refuge; le vieux en me voyant me dit que je pouvais rester où j'étais, et que l'enfant irait coucher ailleurs, cette nuit là.

Joyeusement, je mis à profit cette nouvelle; et je n'étais pas encore assise dans une chaise auprès du feu que déjà je m'endormis. Mon sommeil fut profond et doux, bien que trop court. Car Heathcliff me réveilla: il venait de rentrer, et me demanda, dans son aimable manière, ce que je faisais là. Je lui expliquai la raison de ma longue attente, et comme quoi il avait la clé de notre chambre dans sa poche. L'adjectif notre parut l'offenser mortellement. Il jura que ce n'était pas la mienne, ne le serait jamais, qu'il aimerait mieux.... Mais je ne puis vous répéter son langage, ni vous décrire sa conduite habituelle: il est ingénieux et infatigable dans son effort à me faire horreur. Quelquefois il m'étonne avec une intensité qui efface mes craintes; mais je vous assure qu'un tigre ou un serpent venimeux ne me produirait pas une terreur égale à celle qu'il me cause. C'est lui qui m'a annoncé la maladie de Catherine, accusant mon frère de l'avoir causée, me promettant que j'aurai à souffrir à la place d'Edgar jusqu'à ce qu'il trouve une prise directe sur lui.

Je le hais, je suis malheureuse, j'ai été folle. Prenez bien garde de souffler un mot de tout cela à qui que ce soit à la Grange. Je vous attendrai tous les jours, ne me faites pas défaut.

ISABELLA.




CHAPITRE XI

Sitôt cette lettre lue, je m'en allai trouver le maître, et je l'informai que sa sœur, arrivée aux Heights, venait de m'envoyer une lettre pour m'exprimer son chagrin de la maladie de Madame Linton, et en même temps son ardent désir de le voir; je lui dis aussi qu'Isabella le priait de lui faire parvenir par mon entremise un gage de son pardon.

—De mon pardon! s'écria Linton, mais je n'ai rien à lui pardonner, Ellen. Vous pouvez aller cette après-midi à Wuthering Heights, si vous voulez, et dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l'avoir perdue; d'autant plus que je ne puis croire qu'elle soit jamais heureuse. Pourtant, il est tout à fait hors de question que j'aille la voir jamais; nous sommes séparés pour la vie; et si elle veut réellement m'obliger, qu'elle persuade au vilain qu'elle a épousé de quitter ce pays.

—Et vous ne voudriez pas lui écrire un petit mot, monsieur? demandai-je d'un ton suppliant.

—Non, répondit-il, c'est inutile. Je n'aurai pas plus de communication avec la famille d'Heathcliff que sa famille à lui avec la mienne.

La froideur de M. Edgar me peina extrêmement; et tout le long du chemin je me demandai comment j'arriverais à répéter ces paroles en leur donnant un air plus cordial. Je crois bien qu'Isabella me guettait depuis le matin; je la vis regarder par la fenêtre, tandis que je remontais le jardin, et je lui fis signe de la tête, mais elle se retira aussitôt comme si elle avait peur d'être remarquée. J'entrai sans frapper. Je ne pouvais pas imaginer une scène aussi lugubre et affreuse que celle que présentait cette maison jadis si gaie! Je dois avouer que si j'avais été à la place de la jeune dame, j'aurais au moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle était déjà envahie de l'esprit contagieux de négligence qui l'entourait. Sa jolie figure était blême et hagarde; ses cheveux dépeignés, avec quelques boucles qui pendaient, et d'autres enroulées autour de sa tête. Il est probable qu'elle n'avait pas touché à sa toilette de la veille. Hindley n'était pas là. M. Heathcliff était assis à table, retournant quelques papiers dans son portefeuille, mais dès qu'il me vit il se leva, me demanda d'une façon amicale comment j'allais, et m'offrit une chaise. Il était dans la maison la seule créature qui eut un air décent, jamais même il n'avait eu meilleure apparence. Les circonstances avaient si profondément altéré leurs positions que lui aurait certainement semblé à un étranger un parfait gentleman, et sa femme tout à fait une petite souillon. Elle s'avança vers moi avec empressement, et me tendit une main pour prendre la lettre attendue. Et comme je faisais: non, d'un signe de tête, elle ne me comprit pas, me rejoignit dans un coin où j'étais allée déposer mon bonnet et me pria tout bas de lui donner de suite ce que j'avais apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre, et me dit:

—Si, comme c'est certain, vous avez apporté quelque chose pour Isabella, donnez-le-lui. Inutile d'en faire un secret, il n'y a pas de secrets entre nous.

Je crus que le meilleur était de dire tout de suite la vérité: «Je n'ai rien apporté, dis-je. Mon maître m'a chargée de dire à sa sœur qu'elle n'avait à attendre de lui pour le moment ni une lettre ni une visite. Il vous envoie toute son affection, madame, et ses vœux pour votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous avez causé; mais il pense que désormais sa maison et cette maison-ci doivent arrêter toute communication, attendu qu'il n'en saurait sortir rien de bon.»

Madame Heathcliff eut un léger tremblement des lèvres, mais elle alla aussitôt se rasseoir près de la fenêtre. Son mari, debout sur la pierre du foyer, se mit à me questionner au sujet de Catherine. Je lui dis tout ce que je croyais à propos sur sa maladie, et il sut par d'adroites questions, m'arracher la plupart des faits qui se liaient à l'origine de nos malheurs. Je blâmai Catherine, comme elle le méritait, pour avoir tout pris sur elle-même; et je terminai eu espérant qu'il consentirait à suivre l'exemple de M. Linton et à éviter tous rapports avec sa famille.

—Madame Linton ne fait que recouvrer la santé, dis-je; elle ne sera jamais comme elle a été, mais sa vie lui est rendue; et si vous avez vraiment quelque attachement pour elle, vous éviterez de traverser de nouveau son chemin, bien mieux, vous quitterez tout à fait ce pays, et vous le ferez sans regret quand vous saurez que Catherine Linton est à présent aussi différente de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que cette jeune dame l'est de moi-même. Son apparence est grandement changée, son caractère encore davantage; et celui qui est forcé de rester son compagnon n'aura désormais, pour le soutenir dans son affection, que le souvenir de ce qu'elle a été, l'humanité, et un sentiment du devoir.

—Il est tout à fait possible, répliqua Heathcliff en se forçant à paraître calme, tout à fait possible que votre maître n'ait pour le soutenir, rien de plus que l'humanité et le sentiment du devoir: mais est-ce que vous vous imaginez que je vais abandonner Catherine au devoir et à l'humanité de son mari? et est-ce que vous pouvez comparer mes sentiments pour Catherine à ceux de cet homme? Avant que vous ne sortiez d'ici, je veux que vous me promettiez de m'arranger une entrevue avec elle. Que vous y consentiez ou non, je veux la voir. Eh bien, que dites-vous?

—Je dis, M. Heathcliff, que vous ne devez pas le faire, et que jamais vous ne le ferez par mon entremise. Une nouvelle rencontre entre vous et notre maître la tuerait sûrement.

—Avec votre aide, ceci peut être évité; et si un tel événement devait arriver, s'il apportait un ennui de plus à l'existence de Catherine, eh bien, j'y verrais le droit de pousser les choses à l'extrême. Je veux que vous me disiez sincèrement si Catherine souffrirait beaucoup de la perte de son mari: c'est cette peur qui me retient. Et ici vous voyez la différence entre nos sentiments: je l'ai toujours haï d'une haine qui a empoisonné ma vie, mais s'il avait été à ma place, et moi à la sienne, jamais je n'aurais levé la main contre lui: ne me croyez pas, si vous voulez. Jamais je ne l'aurais chassé de la société de Catherine aussi longtemps qu'elle en aurait eu envie. Dès le moment où elle aurait cessé d'en avoir envie, je l'aurais tué, j'aurais arraché son cœur mais jusqu'à ce moment,—et si vous ne me croyez pas, c'est que vous ne me connaissez pas,—je serais mort plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.

—Et pourtant, interrompis-je, vous n'avez aucun scrupule à détruire tout espoir de son parfait retour à la santé, en vous rappelant à elle de nouveau, maintenant qu'elle vous a presque oublié, et en la jetant dans un nouveau tumulte de discorde et de détresse!

—Vous supposez qu'elle m'a presque oublié? O Nelly! Vous savez que ce n'est pas vrai, vous savez aussi bien que moi que, pour une pensée qu'elle donne à Linton, il y en a mille pour moi. Dans la période la plus misérable de ma vie, j'ai eu une idée de cette espèce: elle m'a hanté l'été dernier, lorsque je suis revenu ici, mais maintenant, il ne faudrait pas moins que son assurance expresse pour m'y faire croire de nouveau. Et alors, Linton ne serait plus rien, ni Hindley, ni tous les rêves que j'ai jamais rêvés. Deux mots comprendraient tout mon avenir: la mort et l'enfer; car si je perdais Catherine, l'existence serait un enfer. Oui, j'étais fou d'imaginer un moment qu'elle appréciait l'affection d'Edgar Linton plus que la mienne. Quand même il l'aimerait avec toutes les puissances de son être mesquin, il ne l'aimerait pas autant en quatre-vingts ans que moi en un jour. Et le cœur de Catherine est aussi profond que le mien: il serait aussi facile d'admettre que la mer puisse tenir dans ce pot, que de le croire capable de concentrer sur lui toute l'affection de sa femme. Fi! c'est à peine s'il lui est un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n'est pas en lui d'être aimé comme moi; comment peut-elle aimer en lui ce qu'il n'a pas?

—Catherine et Edgar s'aiment autant qu'on peut s'aimer, s'écria vivement Isabella. Personne n'a le droit de parler de cette façon, et je ne puis entendre déprécier mon frère sans protester.

—Votre frère vous aime énormément aussi, vous, n'est-ce pas? observa Heathcliff d'un ton dédaigneux. Il vous abandonne à vous-même dans le monde avec une aisance surprenante.

—Il ne sait pas ce que je souffre, répondit-elle, je ne le lui ai pas dit.

—Alors vous lui avez dit quelque chose, vous avez écrit, n'est-ce pas?

—J'ai écrit pour dire que j'étais mariée, vous avez vu la lettre.

—Et rien depuis?

—Non.

—Ma jeune dame ne semble pas avoir profité à changer de position, dis-je. Évidemment il lui manque l'amour de quelqu'un; de qui, je le devine; mais peut être ne dois-je pas le dire.

—Et moi je devine que c'est le sien, dit Heathcliff; elle devient une pure souillon; elle est fatiguée d'avoir essayé de me plaire trop tôt. Vous me croiriez à peine: mais le matin même de notre mariage elle pleurait pour retourner chez elle. Mais n'importe, pour n'être pas très propre, elle n'en conviendra que mieux à cette maison; et j'aurai bien soin de l'empêcher de me faire honte en se montrant au dehors.

—Mais monsieur, dis-je, j'espère que vous prendrez en considération que Madame Heathcliff a l'habitude d'être soignée et servie, et qu'elle a été élevée comme une fille unique à qui chacun était prêt à obéir. Il faut que vous lui permettiez d'avoir une fille pour s'occuper de ses affaires, et que vous la traitiez avec bonté. Quelle que soit votre idée de M. Edgar, pour ce qui est d'elle, vous ne pouvez pas douter qu'elle n'ait une grande puissance d'affection: car sans cela elle n'aurait pas abandonné les élégances, et les commodités, et les amitiés de son ancienne maison pour se fixer de plein gré avec vous dans un désert comme celui-ci.

—Elle a abandonné tout cela sous le coup d'une illusion, me répondit-il; elle se figurait que j'étais un héros de roman, et elle attendait de mon dévouement chevaleresque des indulgences sans limites. Je puis à peine la regarder comme une créature raisonnable, tant elle a persisté à se former une idée fabuleuse de mon caractère, et à agir en conséquence. Mais je crois qu'enfin elle commence à me connaître; je n'aperçois plus les petits sourires et les grimaces qui m'exaspéraient d'abord, ni cette incapacité absolue de croire que je parlais sérieusement, lorsque je lui disais mon opinion sur elle. Il lui a fallu une perspicacité merveilleuse pour découvrir que je ne l'aimais pas. J'ai cru pour un temps que nulle leçon ne le lui apprendrait! Et maintenant encore à peine si elle l'a appris; car ce matin elle m'a annoncé comme une nouvelle à sensation que j'avais réussi à me faire haïr d'elle. Est-ce vrai, au moins, et puis-je me fier à votre assertion, Isabella? Êtes-vous sûre de me haïr? Si je vous laisse seule une demi-journée, ne reviendrez-vous pas vers moi avec des soupirs et des cajoleries? Je crois qu'elle aurait préféré que j'eusse l'air tendre, devant vous, Nelly: cela blesse sa vanité que l'on sache les choses comme elles sont. Mais il m'est égal que l'on sache que toute la passion a été d'un côté, je n'ai jamais dit un mensonge là-dessus. Elle ne peut pas m'accuser de lui avoir une seule fois témoigné une douceur trompeuse. La première chose qu'elle me vit faire en sortant de la Grange, fut de pendre son petit chien; et lorsqu'elle voulut plaider pour lui, je lui répondis que je souhaitais de voir pendus tous les êtres qui lui appartenaient, excepté un: et je crois qu'elle a pris cette exception pour elle-même. Mais aucune brutalité ne pouvait la dégoûter; je suppose qu'elle a une admiration innée pour la brutalité, à la condition que sa précieuse personne soit à l'abri de l'injure. Eh bien, n'était-ce pas le dernier mot de l'absurdité, de l'idiotie, pour cette pitoyable, vile et basse créature, de rêver que je puisse l'aimer? Dites à vôtre maître, Nelly, que dans toute ma vie, je n'ai jamais rencontré un être aussi abject qu'elle. Elle dépare même le nom de Linton, et souvent j'ai dû m'arrêter faute d'invention dans l'expérience que je faisais de ce qu'elle pouvait supporter. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l'aise son cœur de frère et de maître, que je me maintiens strictement dans les limites de la loi. J'ai toujours évité de donner à sa sœur le droit de réclamer une séparation; et, ce qui est mieux, elle ne serait reconnaissante à personne de nous séparer. D'ailleurs, si elle voulait s'en aller, elle le pourrait; le tort que méfait sa présence dépasse le plaisir que je trouve à la tourmenter.

—M. Heathcliff, dis-je, ceci est le discours d'un égaré; votre femme sans doute est convaincue que vous êtes fou, et c'est pour cette raison qu'elle vous a supporté jusqu'à présent; mais maintenant que vous dites qu'elle peut partir, sûrement elle profitera de la permission. Vous n'êtes pas assez ensorcelée, madame, n'est-ce pas, pour rester avec lui de votre gré?

—Prenez garde, Ellen! répondit Isabella, les yeux allumés de haine. Ne croyez pas un seul mot de ce qu'il dit. C'est un démon menteur, un monstre, et non un être humain. Il m'a déjà dit auparavant que je pouvais le quitter, et je l'ai essayé, mais jamais je n'oserais recommencer. Seulement, Ellen, promettez-moi que vous ne rapporterez pas un mot de son infâme discours à Edgar ou à Catherine. Ce qu'il désire, c'est d'amener Edgar au désespoir; il dit qu'il s'est marié avec moi pour obtenir du pouvoir sur lui; et il ne l'obtiendra pas, je préfère mourir. J'espère, je demande qu'il oublie sa diabolique prudence, et qu'il me tue. Le seul plaisir que j'imagine est de mourir ou de le voir mort.

—Bien, cela suffit pour aujourd'hui, dit Heathcliff. Si vous êtes appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ce langage, Nelly! Non, vous n'êtes pas en état de vous garder vous-même, Isabella, et comme je suis votre protecteur légal, il faut que je vous retienne sous ma garde, si déplaisante que soit cette obligation. À présent, montez là-haut, j'ai quelque chose à dire à Ellen Dean en particulier. Ceci n'est pas le chemin: là-haut, je vous dis! Eh, c'est par ici qu'on monte là-haut, enfant!

Il la saisit et la jeta hors de la chambre; puis il revint vers moi, murmurant: «Je n'ai pas de pitié, pas de pitié! Plus les vers se débattent, plus j'ai envie de les écraser.»

—Comprenez-vous ce que signifie le mot de pitié? dis-je, me hâtant de reprendre mon bonnet; en avez-vous jamais senti l'ombre, dans la vie?

—Laissez cela sur la table, interrompit Heathcliff en apercevant mon intention de partir. Vous n'allez pas vous en aller encore. Venez maintenant ici, Nelly: il faut ou que je vous persuade ou que je vous contraigne à m'aider dans l'accomplissement de mon désir de voir Catherine, et cela sans délai. Je vous jure que je ne médite aucune mal; je n'entends causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter M. Linton. Je tiens seulement à entendre de la bouche de Catherine comment elle se trouve et pourquoi elle a été malade, et à savoir si je ne puis pas faire quelque chose pour elle. La nuit dernière, je suis resté six heures dans le jardin de la Grange, et j'y reviendrai cette nuit; et toutes les nuits, et tous les jours, je rôderai autour de la maison jusqu'à ce que je trouve une occasion d'entrer. Si Edgar Linton me rencontre, je n'hésiterai pas à le jeter par terre, et à le battre suffisamment pour être assuré qu'il me laissera tranquille pendant mon séjour dans sa maison. Si les domestiques me résistent, je les menacerai avec ces pistolets! Mais ne vaudrait-il pas mieux m'empêcher d'entrer en contact avec eux, ou avec leur maître? Et vous le pourriez si facilement! Je vous préviendrais sitôt arrivé, vous me laisseriez entrer en cachette dès qu'elle serait seule, et vous nous surveilleriez jusqu'à mon départ, la conscience tout à fait calme, avec l'idée d'empêcher un malheur.

Je protestai contre l'idée de jouer ce rôle de trahison dans la maison où j'étais employée; et j'insistai en outre sur la façon cruelle et égoïste dont il détruisait, pour sa satisfaction personnelle, la tranquillité de Madame Linton. «L'incident le plus banal l'agite péniblement, dis-je, elle est tout nerfs, et je suis sûre qu'elle ne pourrait pas supporter la surprise de vous voir. Ne persistez pas, monsieur; ou bien je serai forcée d'informer mon maître de vos desseins; et il prendra ses mesures pour mettre sa maison et ceux qui l'habitent à l'abri de telles intrusions.»

—Dans ce cas, je prendrai moi-même mes mesures pour vous mettre à l'abri, femme! s'écria Heathcliff. Vous ne sortirez pas de Wuthering Heights avant demain matin. C'est pure folie de dire que Catherine ne pourra pas supporter ma vue; et pour ce qui est de la surprendre, c'est justement ce que je ne veux pas; il faut que vous la prépariez, que vous lui demandiez si je puis venir. Vous dîtes qu'elle ne mentionne jamais mon nom et qu'on ne lui en fait jamais mention. À qui parlerait-elle de moi, puisque je suis un sujet maudit dans la maison? Elle croit que vous êtes tous des espions pour le compte de son mari. Oh! je suis sûr qu'elle est en enfer parmi vous. Je devine par son silence tout ce qu'elle doit sentir. Vous dites qu'elle est souvent inquiète et anxieuse; est-ce une preuve de tranquillité? Vous dites que son esprit est dérangé: comment par le diable pourrait-il en être autrement, dans sa terrible solitude? Et cette insipide, cette chétive créature qui la soigne par devoir et par humanité! Par pitié et par charité! Il pourrait aussi bien planter un chêne dans un pot de fleurs et s'attendre à le voir pousser, que de croire qu'il la rendra à la santé et à la force avec ses misérables soins. Réglons l'affaire tout de suite: voulez-vous rester ici et que je me fraye un chemin vers Catherine par dessus Linton et sa valetaille? Ou bien voulez-vous être mon amie, et faire ce que je vous demande? Décidez, car je vois pas de raison pour hésiter une minute si vous persistez dans votre méchante sottise obstinée.

—Eh bien, M. Lockwood, j'ai raisonné et je me suis plainte, et cinquante fois je lui ai refusé; mais à la longue il m'a forcée à consentir. Je me suis engagée à porter une lettre de lui à ma maîtresse; et au cas où celle-ci donnerait son consentement, je lui promis de l'avertir de la prochaine absence de Linton pour qu'il puisse venir; moi-même ne serais pas là, ni aucun des domestiques. Était-ce bien ou mal? Je crains que ce n'ait été mal, malgré les avantages apparents. J'ai pensé qu'en cédant je préviendrais une autre explosion; j'ai pensé aussi que cela pourrait créer une crise favorable dans la maladie mentale de Catherine: et puis je me rappelais de quelle dure façon M. Edgar m'avait défendu de lui faire des rapports; enfin j'essayais de calmer toutes mes vives inquiétudes en me répétant que cette trahison, si la chose méritait un nom aussi sévère, serait la dernière. Pourtant, mon retour fut plus triste que ne l'avait été mon voyage; et j'eus bien des hésitations avant de prendre sur moi de mettre le billet dans la main de Madame Linton.


...—Mais voici Kenneth; je vais descendre et lui dire à quel point vous êtes mieux. Mon histoire est comme on dit chez nous, et peut attendre jusqu'à un autre jour.

—Sèche et lugubre! pensais-je, tandis que la brave femme descendait pour recevoir le médecin; et pas précisément celle que j'aurais voulue pour m'amuser. Mais n'importe, je goûterai jusqu'au bout l'amère tisane de Madame Dean; et tout d'abord je veux savoir ce qu'il en est de la fascination qui brille dans les yeux de Catherine. Ce serait vraiment curieux si je devenais amoureux de cette jeune personne, et si la fille recommençait l'histoire de la mère.




CHAPITRE XII

Encore une semaine passée, et tous les jours je me rapproche davantage, de la santé et du printemps! J'ai maintenant entendu toute l'histoire de mon voisin, en différentes séances, dès que ma ménagère pouvait se distraire d'occupations plus importantes. Je vais continuer le récit dans ses propres termes, seulement un peu condensé. Elle est, somme toute, une excellente conteuse, et je ne me crois pas capable d'améliorer son style.

—Le soir même de ma visite aux Heights, reprit-elle, je savais bien que M. Heathcliff était aux alentours de la Grange; et j'évitais de sortir parce que je portais encore sa lettre dans ma poche, et ne voulais pas être menacée ou tracassée davantage. Ne pouvant deviner l'impression qu'en aurait Catherine, je m'étais résolue à ne pas la lui remettre avant que mon maître ne fût sorti pour quelque course; et la conséquence fut que je ne pus la lui remettre avant trois jours. Le quatrième jour était un dimanche, et je profitai du départ de toute la maison pour l'église pour porter ma lettre dans la chambre de ma maîtresse. Il n'y avait qu'un domestique et moi; et, contrairement à l'habitude, je laissai les portes ouvertes; puis sachant qui allait venir, et voulant tenir ma promesse, je dis à mon compagnon que la maîtresse désirait beaucoup avoir des oranges, et qu'il devait courir au village pour en acheter. Il partit et je montai.

Madame Linton était assise, suivant son habitude, dans le retrait de la fenêtre ouverte; elle était vêtue d'un peignoir blanc avec un léger châle sur ses épaules. Sa chevelure longue et épaisse avait été en partie coupée au début de sa maladie, et maintenant elle la portait simplement peignée en petites tresses sur les tempes et le cou. Comme je l'avais dit à Heathcliff, son apparence était changée; mais quand elle était calme, ses traits acquéraient une beauté surnaturelle. L'éclat de ses yeux avait été remplacée par une douceur rêveuse et mélancolique; ils ne donnaient plus l'impression de regarder partout alentour, mais semblaient toujours portés au-delà, bien loin au-delà—vous auriez dit hors du monde. Et puis la pâleur de sa face, qui avait cessé depuis peu d'être hagarde, et l'expression particulière qui venait de son état mental, tout cela, tout en rappelant douloureusement les causes qui le faisaient naître, tout cela ajoutait à l'intérêt touchant qu'elle éveillait; et tout cela, pour moi du moins, réfutait toutes les preuves d'une convalescence, et la montrait comme un être condamné à périr.


Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et un vent à peine perceptible agitait par intervalles ses pages. Je crois que c'était Linton qui l'avait mis là; car jamais elle n'essayait de se divertir en lisant, ou en s'occupant de quelque façon, et souvent il passait des heures à essayer d'attirer son attention sur un sujet qui jadis l'avait amusée. Elle se rendait bien compte des intentions de son mari, et dans ses meilleures humeurs, elle supportait tranquillement ces efforts, témoignant seulement de leur inutilité par un soupir de fatigue, jusqu'à ce qu'enfin elle l'arrêtait, par un sourire et un baiser pleins de mélancolie. D'autres fois, elle se détournait vivement, cachait son visage dans ses mains, ou même le repoussait avec colère; et alors, il avait bien soin de la laisser seule, étant assuré de ne lui faire aucun bien.


Les cloches de la chapelle de Gimmerton sonnaient encore, et le courant rapide et plein du ruisseau dans la vallée arrivait aux oreilles comme une caresse, remplaçant doucement le murmure du feuillage qui, l'été, ne manquait pas d'entourer la Grange de sa légère musique. À Wuthering Heights aussi, on entendait ce bruit du ruisseau, dans les jours tranquilles qui suivaient une grande averse, ou une saison de pluie obstinée. Et c'est seulement à Wuthering Heights que Catherine pensait en l'écoutant, si du moins elle pensait ou écoutait en aucune façon; car elle avait ce regard vague et lointain dont je vous ai parlé, et ne semblait reconnaître les choses ni par l'oreille ni par les yeux.

—Voici une lettre pour vous, madame Linton, dis-je, mettant doucement le papier dans la main qui reposait sur son genou. Il faut que vous la lisiez tout de suite, parce qu'on attend une réponse. Dois-je briser le cachet?

—Oui, répondit-elle, sans changer la direction de se yeux.

Je l'ouvris; c'était un très court billet.

—Maintenant, dis-je, lisez-le.

Elle retira sa main et le laissa tomber. Je le lui remis entre les doigts, et j'attendis qu'il lui plût d'y jeter les yeux; mais comme le temps se passait sans qu'elle eut l'air d'y faire attention:

—Voulez-vous que je vous le lise, madame, dis-je? c'est de M. Heathcliff. Elle tressaillit, un souvenir passa vaguement dans son regard, et je vis qu'elle luttait pour ressaisir ses idées. Elle souleva la lettre et sembla la parcourir; et lorsqu'elle arriva à la signature, elle eut un soupir; et pourtant je vis qu'elle ne s'était rendu aucun compte de son contenu; car, quand je lui demandai la réponse, elle se contenta de me montrer le nom et de me regarder avec une anxiété triste et curieuse.

—Eh bien, il désire vous voir, dis-je, devinant qu'elle cherchait un interprète; il est maintenant dans le jardin, et s'impatiente de savoir quelle réponse je lui apporterai.

Tandis que je parlais, je remarquai un grand chien étendu sur l'herbe au soleil; je le vis lever l'oreille comme s'il allait aboyer, puis l'abaisser, et annoncer par un mouvement de sa queue l'approche de quelqu'un qu'il ne considérait pas comme un étranger. Madame Linton se pencha en avant et écouta, retenant son souffle. La minute d'après, un pas traversa le corridor; la maison ouverte était pour Heathcliff une chose trop tentante pour qu'il eût pu s'empêcher d'y entrer; probablement il avait supposé que je voulais ne pas tenir ma promesse, et s'était ainsi résolu à se fier à son audace. Avec une anxiété croissante, Catherine regardait vers l'entrée de sa chambre. Comme il n'avait pas trouvé de suite l'appartement où nous étions, elle me fit signe de le faire entrer, mais déjà il avait trouvé avant que je n'arrive à la porte, et en un moment il était près d'elle, et la tenait embrassée.

Il ne dit pas un mot, et ne lâcha pas son étreinte pendant cinq minutes, et pendant ce temps il lui donna plus de baisers qu'il n'en avait jamais donnés, j'en suis sûre, dans toute sa vie jusque là; mais c'était ma maîtresse qui lui avait donné le premier baiser, et je voyais clairement qu'il ne pouvait se résigner à la regarder au visage. Dès l'instant où il l'avait aperçue, il avait été comme moi frappé de la certitude qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de recouvrer la santé, qu'elle était condamnée à mourir.

—Oh Cathy! Oh, ma vie! Comment pourrai-je le supporter?

Ce fut la première phrase qu'il dit, et sur un ton qu'il ne cherchait pas à déguiser, son désespoir; puis il la fixa d'un air si sérieux que je crus que l'intensité même de son regard le ferait pleurer; mais ses yeux brûlaient d'angoisse et restaient secs.

—Eh quoi? demanda Catherine, s'appuyant de nouveau au dos de son fauteuil, et répondant à son regard, le sourcil tout d'un coup froncé; son humeur ne cessait pas de changer au cours des caprices les plus divers. Vous et Edgar, vous avez brisé mon cœur, Heathcliff. Et tous les deux vous venez pour vous plaindre de la chose devant moi, comme si c'était de vous qu'il y avait à avoir pitié. Je n'aurai pas pitié de vous, pour ce qui est de moi, vous m'avez tuée, et vous l'avez fait exprès, je pense. Comme vous êtes fort! Combien d'années comptez-vous vivre encore après que je serai morte?

Heathcliff s'était agenouillé pour l'embrasser; il essaya de se relever, mais elle saisit ses cheveux et le retint agenouillé.

—Je voudrais pouvoir vous tenir ainsi jusqu'à ce que nous soyons morts l'un et l'autre, dit-elle amèrement. Je ne me soucie pas de vos souffrances. Qu'importe que vous souffriez? Est-ce que je ne souffre pas, moi? Allez-vous m'oubliez? Allez-vous être heureux quand je serai dans la terre? Direz-vous, dans vingt ans d'ici: «Ceci est le tombeau de Catherine Earnshaw. Je l'ai aimée autrefois et j'ai souffert de la perdre, mais c'est fini. J'en ai aimé bien d'autres depuis; mes enfants me sont plus chers qu'elle ne l'a été, et quand je mourrai, au lieu de me réjouir d'aller vers elle, je m'affligerai d'être forcé de les quitter.» Direz-vous cela, Heathcliff?

—Ne me torturez pas alors que je suis aussi fou que vous! cria-t-il, relevant brusquement la tête et grinçant des dents.

Tous deux formaient pour un spectateur indifférent tableau étrange et terrible. Catherine pensait sans doute que le ciel serait pour elle une terre d'exil, si, avec son corps mortel, elle perdait aussi son caractère moral. Sur ses joues pâles brillait une lumière sauvage et vindicative; ses lèvres étaient décolorées et ses yeux brillants; et elle gardait dans ses doigts fermés quelques boucles des cheveux qu'elle venait d'étreindre. Son compagnon, se soulevant d'une main, de l'autre lui avait pris le bras; et la douceur qu'il y mettait était si peu proportionnée à celle qu'exigeait sa condition, que je vis qu'il avait laissé quatre marques bleues très distinctes sur la chair de Catherine.

—Êtes-vous possédée d'un démon, poursuivit-il furieusement, pour me parler de cette façon alors que vous êtes mourante? Songez-vous que toutes ces paroles s'enfonceront dans mon souvenir et me rongeront toujours davantage après que vous m'aurez quitté. Vous savez bien que vous mentez en disant que je vous ai tuée: vous savez, Catherine, que je ne pourrai jamais vous oublier. Ne suffit-il pas à votre infernal égoïsme de songer que, pendant que vous-même reposerez en paix, je me tordrai dans les tourments de l'enfer?

—Je ne reposerai pas en paix, gémit Catherine, rappelée à un sentiment de faiblesse physique par les battements violents et inégaux de son cœur, battements que l'on pouvait voir et entendre dans l'excès de son agitation. Elle ne dit pas un mot de plus jusqu'à la fin de la crise; alors elle reprit un ton plus doux:

—Je ne vous souhaite pas de plus grands tourments que les miens, Heathcliff. Je désire seulement que nous ne nous séparions jamais; et si une de mes paroles vous revient plus tard pour vous désoler, songez que sous la terre je ressens la même désolation, et pardonnez-moi pour l'amour de moi! Venez ici et remettez-vous à genoux! Vous ne m'avez jamais fait de mal dans votre vie. Mais si maintenant vous vous fâchez, cela sera pire à vous rappeler que mes dures paroles! Ne voulez-vous pas revenir de nouveau vous mettre ici? Venez.

Heathcliff s'avança vers le dos de son fauteuil et s'y appuya, mais sans laisser voir sa figure, qui était livide d'émotion. Elle se retourna pour le regarder, mais lui, se détournant tout d'un coup, marcha vers la cheminée où il se tint sans rien dire, nous montrant le dos. Madame Linton le suivait d'un regard soupçonneux, chaque mouvement éveillait en elle un nouveau sentiment. Après une pause prolongée, elle reprit, s'adressant à moi, avec un ton de désappointement indigné:

—Oh, vous voyez, Nelly, il ne voudrait pas se relâcher un moment pour m'empêcher de mourir! Voilà comment je suis aimée! Eh bien, n'importe. Ceci n'est pas mon Heathcliff. Je continuerai à aimer le mien et à le prendre avec moi: il est dans mon âme. Et, ajouta-t-elle d'un air rêveur, la chose qui me tourmente le plus, c'est, après tout, cette sombre prison. Je suis fatiguée d'être enfermée ici. Il me tarde de m'échapper vers ce monde glorieux, et d'y être toujours; d'y être réellement, au lieu de le voir confusément à travers des larmes et de soupirer vers lui d'entre les murs d'un cœur malade. Nelly, vous pensez que vous êtes mieux et que vous êtes plus heureuse que moi, avec votre force et votre santé; vous me plaignez, mais bientôt cela va changer. C'est moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement au-delà et au-dessus de vous tous. Je m'étonne qu'il ne soit pas près de moi!

Et elle continua, s'adressant à elle-même: «Je pensais qu'il le désirait. Heathcliff, chère âme, vous ne devriez pas être de mauvaise humeur à présent. Venez avec moi, Heathcliff!»

Dans son empressement, elle se leva et s'appuya sur le bras du fauteuil. Alors il se retourna vers elle, et je vis qu'il avait l'air absolument désespéré. Ses yeux, larges et humides, finirent pas se fixer obstinément sur elle; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un instant ils se tinrent ainsi à distance; et puis de quelle façon ils se rejoignirent, je pus à peine le voir, mais Catherine fit un saut, et il la saisit, et ils furent unis dans un embrassement dont je crus bien que ma maîtresse ne sortirait pas vivante; en fait, il me semblait qu'elle avait perdu tout sentiment. Il se jeta sur le siège le plus voisin, et comme je m'approchais précipitamment pour voir si elle ne s'était pas évanouie, il grinça des dents contre moi, écuma comme un chien enragé, et la serra contre lui avec une jalousie rapace. Il ne semblait plus être une créature de notre espèce; il ne comprenait pas ce que je lui disais, de sorte que je me tins là en silence, cruellement embarrassée.

Un mouvement de Catherine me rassura un peu; elle leva la main pour l'embrasser et pour rapprocher sa joue de la sienne; lui de son côté la couvrait de caresses folles, lui disant:

—Vous m'apprenez maintenant combien cruelle, cruelle et fausse vous avez été. Pourquoi m'avez-vous méprisé? Pourquoi avez-vous trahi votre cœur, Cathy? Je n'ai pas un mot pour vous soulager, et vous le méritez. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m'embrasser et pleurer, et appeler mes baisers et mes larmes; ils vous brûleront, ils vous damneront. Vous m'aimiez, alors quel droit aviez-vous de m'abandonner? Quel droit, répondez-moi, pour le misérable caprice que vous avez ressenti envers Linton? Alors que ni la misère et la dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan auraient pu nous infliger ne nous auraient séparés, vous, de votre plein gré, vous l'avez fait. Ce n'est pas moi qui ai brisé votre cœur, c'est vous-même. Et c'est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de vivre? Quelle espèce de vie me restera-t-il lorsque vous... Oh Dieu! Aimeriez-vous à vivre avec votre âme dans la tombe?

—Laissez-moi seule, laissez-moi seule! sanglota Catherine. Si j'ai eu des torts, c'est d'eux que je meurs. Cela suffit! Vous m'avez abandonnée aussi, et je ne vous ai pas fait de reproches! Je vous pardonne, pardonnez-moi!

—Il est difficile de pardonner quand on voit ces yeux et que l'on tâte ces mains décharnées, répondit-il. Embrassez-moi de nouveau et ne me laissez pas voir vos yeux. Je vous pardonne ce que vous m'avez fait à moi. J'aime mon meurtrier, mais le vôtre, comment le puis-je?

Ils se turent, leurs visages, appuyés l'un sur l'autre, et mouillés chacun des larmes de l'autre. Du moins je suppose que tous deux pleuraient, car il me sembla que dans une occasion comme celle-là, Heathcliff lui-même pouvait pleurer.

Pendant ce temps, je me sentais très mal à l'aise, car l'après-midi s'avançait, l'homme que j'avais envoyé au village était revenu de sa course, et je pouvais distinguer, dans la vallée, la foule qui déjà sortait de la chapelle de Gimmerton.

—Le service est fini, annonçai-je, mon maître sera ici dans une demi-heure.

Heathcliff grogna un juron et serra plus étroitement contre lui Catherine, qui restait immobile.

Bientôt j'aperçus un groupe de domestiques avançant dans le sentier du côté de la cuisine. M. Linton n'était pas loin derrière eux, il ouvrit la porte lui-même et entra lentement, sans doute pour jouir le plus longtemps possible de l'aimable après-midi et de cette brise aussi douce qu'un vent d'été.

—Le voici arrivé! m'écriai-je. Pour l'amour de Dieu, hâtez-vous de descendre! Vous ne rencontrerez personne sur le grand escalier. Hâtez-vous, et restez parmi les arbres jusqu'à ce qu'il soit bien entré.

—Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff, cherchant à se détacher des bras de sa compagne. Mais si je vis, je vous verrai encore une fois avant votre sommeil. Je ne m'éloignerai pas à cinq yards de votre fenêtre.

—Vous ne devez pas partir, répondit-elle, le retenant aussi solidement que sa force le permettait, vous ne partirez pas, je vous le dis.

—Pour une heure seulement?

—Pas pour une minute.

—Il le faut. Linton va être ici dans un instant, persista le visiteur alarmé.

Il s'était levé et il commençait à se délivrer violemment de ses mains, mais elle s'attacha plus fortement à lui; il y avait dans sa figure une résolution folle.

—Non! cria-t-elle, oh ne partez pas, ne partez pas! C'est la dernière fois! Edgar ne nous fera pas de mal. Heathcliff, je mourrai, je mourrai!

—Au diable, le voilà! cria Heathcliff retombant sur son siège. Silence, ma chérie, ne dis rien! Ne dis rien, Catherine, je vais rester. S'il pouvait me tuer ici, je mourrais avec une bénédiction sur mes lèvres.

Et les voilà embrassés de nouveau. J'entendis mon maître monter les escaliers, une sueur froide parut à mon front: j'étais terrifiée.

—Voulez-vous donc écouter ses bavardages? dis-je passionnément. Elle ne sait pas ce qu'elle dit. Voulez-vous la perdre parce qu'elle n'a pas assez d'esprit pour céder elle-même? Relevez-vous! Vous pouvez vous délivrer à l'instant. Ceci est l'action la plus diabolique que vous ayez jamais commise. Nous sommes tous perdus, maître, maîtresse et servante.

Je me tordais les mains, et je pleurais; et M. Linton hâtait le pas en entendant le bruit. Pourtant, au milieu de mon agitation j'étais sincèrement heureuse d'observer que les bras de Catherine s'étaient relâchés et que sa tête pendait sur ses épaules.

—Elle est évanouie ou morte, pensais-je, et c'est tant mieux, mieux vaut qu'elle soit morte, plutôt que d'être un fardeau et une cause de malheurs pour tout le monde.

Blanc d'étonnement et de rage, Edgar s'élança vers son hôte inattendu. Ce qu'il voulait faire, je ne puis le dire; mais l'autre arrêta du premier coup toute démonstration en plaçant dans ses bras la forme inanimée de Catherine.

—Regardez ceci, dit-il, et si vous n'êtes pas un démon, secourez-la d'abord, puis vous pourrez me parler. Il entra dans le parloir et s'assit. M. Linton fit appel à moi et, avec une extrême difficulté, nous parvînmes à ranimer la jeune dame. Mais elle était toute égarée; elle soupirait, gémissait, et ne reconnaissait personne. Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l'ami détesté. Et moi, à la première occasion, j'allai le supplier de partir, lui affirmant que Catherine allait mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée comment elle avait passé la nuit.

—Je ne refuse pas de sortir de la maison, me répondit-il, mais je resterai dans le jardin, et vous, Nelly, n'oubliez pas de tenir votre parole demain. Je serai là, sous ces mélèzes. Rappelez-vous votre promesse, ou bien je fais de nouveau une visite ici, que Linton y soit ou non.

À travers la porte entr'ouverte il jeta un rapide coup d'œil dans la chambre, et, s'étant assuré que ce que je disais était vrai, il délivra la maison de sa fatale présence.




CHAPITRE XIII

C'est ce jour là vers minuit que naquit la Catherine que vous avez vue à Wuthering Heights: elle est venue au monde à sept mois, toute chétive, et, deux heures après, la mère est morte, sans avoir repris assez conscience d'elle-même pour regretter Heathcliff ou pour reconnaître Edgar.

Un grand supplément de chagrin, je crois, était pour lui de se voir laissé sans un héritier. Je pensais à cela avec grand regret, tandis que je regardais la petite orpheline et je reprochais mentalement au vieux Linton d'avoir laissé sa fortune à sa petite fille et non à son fils. Quel enfant mal accueilli c'était, la pauvre créature! Elle aurait pu crier jusqu'à en mourir sans que personne y prit garde pendant ces premières heures de sa vie. Plus tard il est vrai nous rachetâmes cette négligence, mais les débuts de sa vie ont été aussi mornes et sans amitié que le sera probablement sa fin.

Le matin suivant, pendant qu'il faisait au dehors brillant et gai, le soleil entra doucement à travers les persiennes de la chambre silencieuse, et éclaira le lit d'une tendre lumière. Edgar Linton était là, la tête posée sur l'oreiller et les yeux fermés. Ses traits jeunes et beaux étaient presque aussi morts que ceux de la forme étendue près de lui; mais son immobilité à lui était celle de l'épuisement après l'angoisse, celle de Catherine exprimait une paix parfaite. Son front était sans rides, ses paupières fermées, ses lèvres portaient l'expression d'un sourire: un ange ne pourrait pas être plus beau. Et je prenais ma part du calme infini où je la voyais; jamais mon esprit n'avait été dans une disposition plus sainte que pendant que je considérais cette tranquille image du repos divin. Je répétais instinctivement les paroles qu'elle avait dites quelques heures auparavant: «Infiniment au-delà et au-dessus de nous tous! Qu'il soit encore sur la terre ou qu'il soit dans le ciel, son esprit habite maintenant avec Dieu.»

Je ne sais pas si c'est un trait qui m'est particulier, mais je suis presque toujours heureuse quand je veille dans la chambre d'un mort, pourvu que je n'aie pas à côté de moi quelqu'un qui se lamente et se désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent briser, et je sens une certitude d'un monde infini et sans ombre, où la vie est éternelle en durée, où l'amour est complet et la joie parfaite. Je vis à cette occasion combien il y avait d'égoïsme, même dans un amour comme celui de M. Linton, cet amour qui le faisait se désespérer si vivement de cette délivrance bénie de Catherine. À coup sûr, si l'on songeait à l'existence agitée et impatiente qu'elle avait menée, on pouvait se demander si elle avait mérité, pour finir, un refuge de paix. On pouvait en douter dans les moments de la froide réflexion, mais non pas là, en présence de son corps; ce corps affirmait son entière tranquillité, et semblait attester qu'un repos pareil était échu à l'âme qui l'avait habité.

Le maître semblait dormir; peu de temps après le lever du soleil, je quittai la chambre et sortis à l'air pur et rafraîchissant; les domestiques pensèrent que je voulais secouer l'engourdissement de ma veille prolongée; en réalité, je voulais surtout voir M. Heathcliff. S'il était resté toute la nuit parmi les mélèzes, il n'avait pu rien entendre du bruit qui s'était fait à la Grange, à moins peut-être qu'il n'ait perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S'il s'était rapproché de la maison, le mouvement des lumières et le bruit des portes ouvertes et refermées devait l'avoir averti que tout n'était pas en ordre à l'intérieur. Je désirais, et en même temps craignais de le rencontrer. Je sentais qu'il fallait dire la terrible nouvelle, et j'avais hâte d'en avoir fini; mais comment le faire, je ne le savais pas. Il était là, appuyé contre un vieux frêne, son chapeau à terre, et ses cheveux tout humides de la rosée qui s'était amassée sur les branches pleines de bourgeons, et qui tombait à petits coups autour de lui. Il avait dû rester longtemps debout dans cette position, car je vis un couple de merles qui passaient et repassaient à peine à trois pieds lui, occupés à faire leur nid, et ne faisant pas plus attention à sa présence que s'il était une bûche. À mon approche, ils s'envolèrent; lui leva les yeux vers moi:

—Elle est morte, me dit-il; je ne vous ai pas attendue pour l'apprendre; enlevez votre mouchoir, ne pleurnichez pas devant moi! Que le diable vous emporte tous! Elle n'a pas besoin de vos larmes.

Je pleurais autant pour lui que pour elle; il nous arrive de prendre en pitié des créatures qui ne connaissent la pitié ni pour eux ni pour d'autres. Tout de suite en apercevant son visage, j'avais compris qu'il connaissait la catastrophe; et comme ses lèvres remuaient et que ses yeux étaient baissés, l'idée folle m'avait prise que son cœur s'était humilié et qu'il priait.

—Oui, elle est morte, répondis-je, étouffant mes sanglots et séchant mes joues. Elle est, j'espère, allée au ciel, où chacun de nous peut aller la rejoindre si nous y faisons attention autant qu'il le faut, et si nous abandonnons les voies mauvaises pour suivre le bien.

—Est-ce donc qu'elle a pris les mesures qu'il convenait, elle aussi? demanda Heathcliff, essayant de railler. Est-elle morte comme une sainte? Allons, donnez-moi la véritable histoire de la chose. Comment, est-ce que...

Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y parvenir; et, comprimant ses lèvres, il eut un combat silencieux avec son agonie intérieure, tout en continuant à défier ma sympathie par un regard immobile et féroce. Comment est-elle morte? reprit-il enfin, obligé, malgré son endurcissement, de chercher un appui derrière lui, car, après l'effort, il tremblait jusqu'au bout des doigts.

Pauvre malheureux, pensais-je; vous avez un cœur et des nerfs tout comme les autres hommes! Pourquoi prenez-vous ce soin à les cacher? Votre orgueil ne parviendra pas à aveugler Dieu.

—Elle est morte aussi tranquillement qu'un agneau, répondis-je tout haut. Elle a poussé un soupir, puis s'est redressée comme un enfant qui se réveille, et s'est remise à dormir. Cinq minutes après, j'ai senti un petit battement de son cœur, et c'était fini.

—Et a-t-elle... a-t-elle fait mention de moi? demanda-t-il, mais en hésitant, et comme s'il craignait que ma réponse à cette question ne lui révélât des détails qu'il ne pourrait pas supporter d'apprendre.

—Elle n'a pas une seule fois repris ses sens et n'a reconnu personne depuis l'instant où vous l'avez quittée. Maintenant elle repose avec un doux sourire sur ses traits, et ses dernières idées ont erré vers les anciens jours de bonheur. Sa vie s'en est allée dans un rêve charmant; puisse-t-elle s'éveiller aussi agréablement dans l'autre monde.

—Puisse-t-elle s'éveiller dans les tourments! s'écria-t-il avec une véhémence terrible, frappant du pied, et tombé dans un paroxysme soudain d'irrésistible passion. Eh quoi, elle est une menteuse jusqu'au bout! Où est-elle? Pas ici, pas dans le ciel, pas disparue; où? Oh, vous m'avez dit que vous ne vous souciiez pas de mes souffrances! Et moi je fais une prière, je la répète jusqu'à ce que ma langue s'engourdisse: Catherine Earnshaw, puissiez-vous ne pas trouver le repos aussi longtemps que je serai en vie! Vous m'avez dit que je vous ai tuée: hantez-moi, alors! Ceux que l'on a tués hantent leurs meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes de morts ont erré sur la terre. Soyez toujours avec moi, prenez n'importe quelle forme, rendez-moi fou! Seulement ne me laissez pas dans cet abime, où je ne peux pas vous trouver. Oh! Dieu! c'est impossible! Je ne peux pas vivre sans ma vie! Je ne peux pas vivre sans mon âme!

Il frappa sa tête contre le tronc noueux de l'arbre, et, relevant ses yeux, il hurla, non comme un homme, mais comme une bête sauvage qu'on conduit à la mort. Je remarquai des taches de sang sur l'écorce de l'arbre, et je vis que sa main et son front en portaient aussi; très probablement la scène que je venais de voir était une répétition d'autres qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je me trouvais répugnée plutôt qu'apitoyée; pourtant, il m'en coûtait de le quitter ainsi. Mais dans le moment où il reprit assez conscience de lui-même pour s'apercevoir que je le voyais, il me cria de m'éloigner et j'obéis. Je compris qu'il n'était pas de mon pouvoir de le calmer ou de le consoler.

Les funérailles de Madame Linton furent fixées au vendredi qui suivit sa mort; jusque là, son cercueil resta découvert, dans le grand salon, jonché de fleurs et de feuilles. C'est là que Linton passa ses jours et ses nuits, veillant la morte sans prendre aucun repos; et (circonstance que j'étais seule à connaître) Heathcliff, lui aussi, les passa sans dormir, caché dans le jardin. Je n'eus aucune communication avec lui; mais je me rendais bien compte qu'il ferait tout son possible pour entrer, et le soir du mardi, pendant que mon maître épuisé s'était vu forcé de se retirer pour quelques heures, j'ouvris l'une des fenêtres, émue de sa persévérance, et voulant lui donner une chance d'adresser un dernier adieu à l'image pâlie de son idole. Il ne manqua pas de profiter de cette occasion, mais il le fit très brièvement, et avec tant de prudence que nul bruit ne vint trahir son passage. En vérité, moi-même ne m'en serais pas aperçue si je n'avais trouvé la draperie dérangée autour du visage de la morte, et si je n'avais ramassé sur le plancher une boucle de cheveux blonds, attachés par un fil d'argent: cheveux qui provenaient d'un médaillon suspendu au cou de Catherine. Heathcliff avait ouvert le médaillon et jeté les cheveux de Linton qui y étaient contenus, les remplaçant par une boucle brune de ses cheveux à lui. J'enroulai ensemble les deux boucles et les renfermai toutes deux.

M. Earnshaw fut naturellement invité aux obsèques de sa sœur; il n'envoya pas d'excuse, mais ne vint pas, de sorte que, à l'exception de son mari, le cortège funèbre fut uniquement composé de fermiers et de domestiques. Isabella n'avait pas été invitée.

À la grande surprise des gens du village, Catherine ne fut enterrée ni dans la chapelle de famille des Linton, ni auprès des tombes de sa famille à elle; son tombeau fut creusé sur un tertre vert dans un coin du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et l'airelle de la lande ont fini par l'envahir, et que la poussière de la tombe la cache presque en entier. Son mari repose maintenant au même endroit; ils n'ont l'un et l'autre qu'une simple pierre debout, et à leurs pieds une plaque grise, pour marquer la place de leurs corps.




CHAPITRE XIV

Ce même vendredi marqua pour tout un mois la fin des beaux jours. Dans la soirée le temps changea; le vent souffla du sud au nord-est, apportant d'abord la pluie, puis le grésil et la neige. Le lendemain matin, personne ne se serait douté qu'il y avait eu trois semaines de bel été; les primevères, les safrans étaient cachés sous la neige, les alouettes ne chantaient plus, et les jeunes feuilles des arbres étaient battues et noircies. Et combien lugubre, froide et déplaisante se traîna cette journée! Mon maître restait dans sa chambre; je m'étais installée dans le parloir solitaire, que j'avais converti en nursery: et je me tenais là, assise avec une petite poupée vivante et gémissante sur mes genoux, la berçant de temps à autre, ou bien regardant les flocons qui continuaient à tomber et qui bloquaient la fenêtre sans rideaux. Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un entra tout essoufflé et qui riait. Ma colère, pour un instant, fut plus grande que mon étonnement. Je supposai que c'était l'une des servantes, et je lui criai de cesser de rire.

—Finissez, finissez donc; comment avez-vous le courage de montrer votre gaieté ici? Que dirait M, Linton s'il vous entendait.

—Excusez-moi, me répondit une voix familière, mais je sais qu'Edgar est dans son lit et je ne peux pas me retenir.

Là-dessus, mon interlocutrice s'avança vers le feu, toute tremblante et portant la main à son côté.

—J'ai couru tout le long du chemin depuis Wuthering Heights, poursuivit-elle après une pause. Impossible de compter le nombre des chutes que j'ai faites. Oh! j'ai mal partout. Ne vous inquiétez pas, je vous expliquerai la chose dès que j'en aurai la force; mais ayez tout de suite l'obligeance de descendre et de commander une voiture pour me conduire à Gimmerton et de dire à une servante de prendre quelques vêtements dans ma garde-robe.

La visiteuse était Madame Heathcliff. Son apparence n'avait rien qui expliquât son rire. Ses cheveux ruisselaient sur ses épaules dégouttant de neige et d'eau. Elle portait son costume de jeune fille, qui convenait mieux, à son âge qu'à sa position, un petit manteau avec les manches courtes, et elle avait la tête et le cou nus. Le manteau était de soie fine, et la pluie l'avait collé à son corps; ses pieds avaient pour les protéger des petites pantoufles très minces. Joignez à tout cela une profonde entaille sous l'une des oreilles, entaille que le froid seul empêchait de saigner abondamment, une figure pâle, toute pleine de traces de coups, et un corps à peine en état de se porter, et vous comprendrez que ma première frayeur ne fut pas diminuée quand j'eus le loisir de l'examiner.

—Ma chère jeune dame, m'écriai-je, je ne sortirai pas d'ici et n'entendrai rien avant que vous ayez enlevé chacun de vos vêtements et mis à leur place des effets secs; et comme certainement vous ne pouvez pas aller cette nuit à Gimmerton, il est inutile de commander la voiture.

—Il faut absolument que j'y aille, dit-elle, à pied ou à cheval; mais je consens volontiers à m'habiller plus décemment. Ah! voyez comme cette neige me descend maintenant dans le cou!

Elle insista pour que je fasse comme elle voulait, et c'est seulement après que le cocher eut reçu l'ordre de se tenir prêt, et une servante d'empaqueter quelques effets indispensables, c'est alors seulement qu'elle m'autorisa à panser sa plaie et à l'aider à se changer.

—Et maintenant, Ellen, me dit-elle, lorsque j'eus fini et qu'elle se trouva assise près du feu avec une tasse de thé devant elle, asseyez-vous en face de moi et mettez à l'écart le baby de la pauvre Catherine, je ne veux pas le voir. Ne croyez pas que je ne me soucie pas de Catherine, parce que je me suis comportée si follement quand je suis entrée. J'ai pleuré, aussi, et amèrement; personne n'a eu autant que moi de raisons pour pleurer. Nous nous sommes séparées fâchées, vous vous rappelez, et je ne puis me le pardonner; mais il m'était impossible de sympathiser même sur ce point avec lui, cette bête brute. Oh! donnez-moi le tisonnier! Voici la dernière chose de lui que j'aie sur moi.» Elle fit glisser la bague d'or de son doigt et la jeta sur le plancher. «Je veux l'écraser, poursuivit-elle en la frappant avec un dépit enfantin, et puis je veux la brûler.» Et elle prit l'objet tout tordu et le jeta dans les charbons. Voilà, il pourra en acheter une autre s'il me rattrape de nouveau! Il serait capable de venir me chercher ici, pour exaspérer Edgar. Je n'ose pas rester, de crainte que cette idée ne passe dans sa tête maudite. Et puis Edgar n'a pas été bon pour moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas venir implorer son assistance, ni lui apporter encore de nouveaux ennuis. La nécessité seule m'a forcée à chercher un abri ici; et encore si je n'avais pas su que je ne risquais pas de le rencontrer, je me serais arrêtée à la cuisine, je me serais lavé la figure, je me serais chauffée, je vous aurais fait dire de m'apporter ce dont j'avais besoin, et je serais partie n'importe où, ailleurs, hors de l'atteinte de ce monstre, de ce démon incarné. Ah! il était dans une telle rage! S'il m'avait attrapée! C'est bien dommage que Earnshaw ne soit pas son égal en force, je ne me serais pas sauvée avant de l'avoir vu démolir, si Hindley avait été capable de le faire.

—Allons, miss, interrompis-je, ne parlez pas si vite, vous allez défaire le mouchoir mouillé que j'ai mis autour de votre figure et l'entaille va saigner de nouveau. Buvez votre thé et prenez haleine, et cessez de rire: le rire est tristement hors de propos sous ce toit, et aussi dans votre condition.

—C'est vrai, reprit-elle. Écoutez donc cet enfant, il ne cesse pas de gémir: éloignez-le de moi pendant une heure, je ne puis rester ici plus longtemps.

—Je sonnai et remis l'enfant à une servante; puis je lui demandai ce qui l'avait portée à s'échapper de Wuthering Heights dans de telles conditions, et où elle avait l'intention d'aller, puisqu'elle refusait de rester avec moi.

—Je devrais et je voudrais rester, me répondit-elle, pour consoler Edgar et pour prendre soin de l'enfant, et aussi parce que la Grange est ma maison, en droit. Mais je vous dis qu'il ne m'y laisserait pas! Croyez-vous qu'il supporterait de me voir devenir grasse et gaie, et de songer que nous sommes tranquilles ici, sans prendre aussitôt la résolution d'empoisonner notre bonheur?

«Or, j'ai maintenant la satisfaction d'être sûre qu'il me déteste au point qu'il souffre sérieusement à me voir ou à m'entendre. L'aversion que je lui inspire est assez forte pour que je sois sûre qu'il ne me poursuivra pas à travers l'Angleterre si je parviens à m'échapper; il faut donc que je m'enfuie bien loin d'ici. Je suis revenue de mon premier désir d'être tuée par lui; je voudrais plutôt qu'il se tuât lui-même. Il a fait tout ce qu'il fallait pour éteindre mon amour, et ainsi je suis à mon aise. Je peux encore me rappeler combien je l'ai aimé, et je peux m'imaginer que je l'aimerais encore si... mais non, non. Si même il m'avait adorée, sa nature diabolique se serait montrée en quelque façon. Il faut que Catherine ait eu un goût bien pervers pour l'estimer, le connaissant si bien! Le monstre, s'il pouvait être effacé de la création aussi bien que de mon souvenir!»

—Taisez-vous, dis-je, il est cependant une créature humaine! Soyez plus charitable, il y a encore des hommes plus méchants.

—Il n'est pas une créature humaine, et n'a aucun droit à ma charité. Je lui ai donné mon cœur, il l'a pris et blessé à mort, puis me l'a rejeté. C'est avec le cœur que l'on sent, Ellen, et puisqu'il a détruit mon cœur, je n'ai plus le pouvoir de rien sentir pour lui.

«Et je ne le voudrais pas, quand même il en hurlerait à son jour de mort, et quand même il pleurerait des larmes de sang pour sa Catherine. Non certes, je ne le voudrais pas».

Et ici Isabella se mit à pleurer, mais aussitôt, essuyant ses larmes, elle reprit:

—Vous m'avez demandé ce qui m'a enfin obligée à fuir? C'est que je suis parvenue à exciter sa fureur à un degré plus grand encore que celui de sa méchanceté. Il s'est excité jusqu'à oublier la prudence diabolique dont il se vantait et il a procédé à une violence meurtrière. Le plaisir que j'ai éprouvé à me voir capable de l'exaspérer a réveillé enfin mon instinct de conservation; et si jamais je retombe entre ses mains, je lui ménage une vengeance à sa taille.

«Hier, comme vous savez, M. Earnshaw devait venir à l'enterrement. Dans cette intention, il se tint relativement sobre; mais la conséquence en fut que ce changement d'habitude lui donna des humeurs noires, et qu'au lieu d'aller à l'église, il s'assit près du feu et se mit à avaler des potées de gin et de brandy.

«Heathcliff—je frissonne rien qu'à le nommer—avait été un étranger pour la maison depuis dimanche jusqu'à ce matin. Si ce sont les anges qui l'ont nourri, ou son parent de l'enfer, je ne puis le dire, mais il y a près d'une semaine qu'il n'a pas mangé avec nous. Il revenait parfois le soir et montait dans sa chambre, où il s'enfermait au verrou—comme si quelqu'un rêvait de désirer sa compagnie!—et là il faisait on ne sait quelles prières, adressées sans doute au démon, jusqu'à ce que sa voix s'enrouait dans son gosier. Alors il se relevait et descendait de nouveau tout droit vers la Grange. Je m'étonne qu'Edgar n'ait pas envoyé chercher un constable et ne l'ait pas fait arrêter. Pour moi, si chagrinée que je fusse au sujet de Catherine, il m'était impossible de ne pas regarder cette période de délivrance de mon oppression comme des jours de fête.

«J'avais recouvré assez de force d'esprit pour écouter sans pleurer les éternelles leçons de Joseph, et pour me mouvoir à travers la maison avec plus de liberté. Ce Joseph et le petit Hareton sont les plus détestables compagnons qu'il y ait au monde. J'aimais mieux être assise avec Hindley, à écouter ses terribles discours, qu'avec le «petit maître» et son odieux précepteur, le sinistre vieillard. Quand Heathcliff était dans la maison, j'étais souvent forcée de rechercher leur société dans la cuisine ou de mourir de froid parmi les chambres humides et inhabitées. Mais quand il n'était pas là, comme c'était le cas cette semaine, j'installais une table et une chaise à un coin du foyer dans la grande chambre, sans nul souci de ce que faisait M. Earnshaw, qui d'ailleurs n'intervenait jamais dans mes arrangements. Il est maintenant plus tranquille qu'il n'avait l'habitude de l'être, pourvu seulement qu'on ne le provoque pas, plus abattu et moins furieux. Joseph affirme que c'est un homme changé, que le Seigneur a touché son cœur, et qu'il est sauvé «comme par le feu». J'ai vainement cherché à découvrir des signes de ce changement favorable, mais ce n'est pas mon affaire.

«Hier soir, j'étais assise dans mon coin à lire quelques vieux livres, et je restai ainsi jusque vers minuit. Il me semblait si affreux de remonter me coucher pendant que cette neige sauvage soufflait au dehors, et que mes pensées me ramenaient sans cesse vers le cimetière et la tombe nouvellement creusée. J'osais à peine lever les yeux de la page que je lisais, sûre que j'étais d'y voir aussitôt apparaître cette mélancolique scène. Hindley était assis en face de moi, la tête appuyée sur sa main, peut-être méditait-il sur le même sujet. Il avait cessé de boire avec tant d'excès, et pendant deux ou trois heures il n'eut ni un mouvement ni une parole. Il n'y avait pas d'autre bruit dans la maison que le hurlement du vent contre les fenêtres, le craquement des charbons dans le feu, et le cliquetis de l'éteignoir avec lequel de temps à autre je mouchais la chandelle. Hareton et Joseph devaient probablement dormir dans leur lit. En un mot, il faisait très triste, et tout en lisant je soupirais, car il me semblait que toute la joie s'était évanouie du monde pour n'y jamais rentrer.

«Le cruel silence fut enfin interrompu par le bruit du loquet de la cuisine. Heathcliff était revenu de sa veillée plus tôt que de coutume, à cause sans doute de l'orage soudain. La porte de la cuisine avait été verrouillée en dedans, et nous l'entendîmes faire le tour pour rentrer par l'autre porte. Je me levai, et j'imagine que mes traits portaient clairement l'expression de mes sentiments, car mon compagnon, qui avait tenu ses yeux fixés sur la porte, se retourna pour me regarder.

—Je vais le retenir dehors cinq minutes, s'écria-t-il, vous y consentez?

—Ah! si c'est pour moi, vous pouvez le laisser dehors toute la nuit, répondis-je. Mettez la clé dans la serrure et tirez le verrou.

«Earnshaw le fit, avant que son hôte fut arrivé devant la porte, puis il revint vers moi, installa son fauteuil de l'autre côté de ma table et s'y appuya, cherchant dans mes yeux une sympathie pour la haine brûlante qui étincelait dans les siens. Comme il avait à la fois le regard et les sentiments d'un meurtrier, il ne put découvrir en moi la sympathie qu'il cherchait, mais il en vit assez pour l'encourager à parler.

—Vous et moi, dit-il, nous avons un grand compte à régler avec cet homme-là. Si nous n'étions pas des lâches, nous pourrions nous arranger pour l'acquitter. Êtes-vous aussi douce que votre frère? Voulez-vous endurer jusqu'au bout sans essayer une seule fois de rendre ce qu'on vous fait?

—Je suis déjà lasse d'endurer, répondis-je, et j'accueillerais avec joie une façon de rendre qui ne retomberait pas sur moi-même, mais la ruse et la violence sont des lancés à deux pointes; elles blessent ceux qui y ont recours plus encore que leurs ennemis.

—La ruse et la violence sont un juste retour pour la ruse et la violence! cria Hindley. Madame Heathcliff, je ne vous demande de rien faire que de rester tranquille et d'être muette. Dites-moi maintenant, le pouvez-vous? Je suis sûr que vous auriez autant de plaisir que moi à voir finir l'existence de ce démon. Il sera votre mort si vous ne le dominez, et il sera ma ruine. Que le diable emporte le maudit vilain! Il frappe à la porte comme s'il était déjà le maître ici. Promettez-moi de vous taire, et avant trois minutes, vous êtes délivrée.

«Il prit sur sa poitrine l'objet dont je vous ai parlé dans ma lettre, et se prépara à éteindre la chandelle, mais je l'écartai de lui, et je saisis son bras.

—Je ne me tairai pas, dis-je, vous ne devez pas le toucher. Laissez la porte fermée et restez tranquille.

—Non, j'ai formé ma résolution, et, par Dieu, je l'exécuterai! cria cet être désespéré. Je vous rendrai ce service en dépit de vous-même, et je ferai justice à Hareton! Et vous ne devez pas vous troubler la tête pour me protéger. Catherine est morte, personne au monde ne me regrettera ou n'aura honte si je me coupe la gorge en cet instant, et il est temps de faire une fin.

«Je ne pouvais songer à lutter, non plus qu'à raisonner, avec lui: autant aurait valu lutter avec un ours ou raisonner avec un fou. La seule ressource qui me restait fut de courir vers une fenêtre et de prévenir la victime projetée du sort qui l'attendait.

—Vous feriez mieux de chercher abri quelque autre part cette nuit! m'écriai-je d'un ton un peu triomphant. M. Earnshaw est résolu à vous tuer si vous persistez à vouloir entrer.

—Vous feriez mieux d'ouvrir la porte, vous... répondit-il, m'appelant d'une expression élégante que vous me dispenserez de répéter.

—Je ne me mêlerai pas de l'affaire, répondis-je, entrez et soyez tué si cela vous plaît, j'ai fait mon devoir.

«Là-dessus, je refermai la fenêtre et revins tranquillement prendre ma place près du feu. Earnshaw jura furieusement contre moi, m'affirmant que j'aimais encore le vilain et m'appelant de toutes sortes de noms pour me faire honte de la bassesse d'esprit que je montrais. Et moi, dans le secret de mon cœur, je songeais quelle bénédiction ce serait pour lui si Heathcliff pouvait le mettre hors de cette vie de misères, et quelle bénédiction ce serait pour moi s'il envoyait Heathcliff vers le séjour qui lui revient de droit. Pendant que je nourrissais ces réflexions, la croisée qui était derrière moi fut jetée sur le sol par un coup de Heathcliff, dont je vis paraître dans l'espace vide la noire figure. Les grilles de la fenêtre étaient trop rapprochées pour lui permettre de passer l'épaule, et je souriais, me croyant en sûreté. Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de neige, et ses dents aiguës de cannibale, aiguisées encore par le froid et la colère, brillaient dans l'obscurité.

—Isabella, laissez-moi entrer, ou bien vous vous en repentirez, hurla-t-il.

—Je ne puis pas commettre un meurtre, répondis-je; M. Hindley se tient en sentinelle avec un couteau et un pistolet chargé.

—Laissez-moi entrer par la porte de la cuisine.

—Hindley y sera avant moi, répondis-je. Et puis quel pauvre amour est le vôtre, qui ne peut pas supporter une averse de neige! Aussi longtemps qu'a brillé la lune de l'été, vous nous avez laissés en paix dans nos lits, mais dès le premier souffle du vent d'hiver, il faut déjà que vous vous abritiez. Heathcliff, si j'étais de vous, j'irais m'étendre sur le tombeau de Catherine, et je m'y laisserais mourir comme un chien fidèle. Le monde à présent ne vaut sûrement pas la peine que vous y viviez, n'est-ce pas? Vous m'avez clairement persuadé que Catherine était l'unique joie de votre vie; je ne puis imaginer comment vous avez l'idée de lui survivre.

—Il est là, n'est-ce pas? cria Hindley, courant à la fenêtre. Si je puis passer mon arme, je vais l'attraper.

«J'ai peur, Ellen, que vous me trouviez méchante, mais vous ne savez pas tout, donc ne me jugez pas. Pour rien au monde je n'aurais prêté la main à un attentat sur sa vie, mais de désirer qu'il fut mort, je ne pouvais m'en empêcher; aussi fus-je affreusement désappointée et terrifiée des conséquences de mon provocant discours, lorsque je vis Heathcliff se jeter sur l'arme d'Earnshaw, et la lui arracher des mains. Le pistolet partit, et le couteau qui y était attaché s'enfonça dans le poing même d'Earnshaw. Heathcliff l'en retira par force, coupant la chair sur son passage, et le mit tout sanglant dans sa poche. Alors il prit une pierre, en frappa la grille qui séparait les deux croisées, et sauta dans la maison. Son adversaire était tombé par terre, évanoui sous la douleur excessive et le flot de sang qui coulait d'une artère. Le ruffian le foula aux pieds et frappa à plusieurs reprises sa tête contre les dalles, me retenant d'une main pour m'empêcher d'appeler Joseph. Par une force surnaturelle d'empire sur soi, il s'abstint d'achever sa victime, et quand il fut essoufflé, il s'arrêta, traîna sur le banc de bois le corps, qui paraissait inanimé. Puis il déchira la manche de la veste d'Earnshaw et lia la blessure avec une rudesse brutale, ne cessant pas de jurer. Me sentant libre, je courus aussitôt chercher le vieux domestique, qui finit par comprendre mon hâtif récit, et se précipita au bas de l'escalier. Qu'est-ce qu'il y a à faire maintenant? répétait-il.

—Il y a ceci, tonna Heathcliff, que votre maître est fou, et que s'il vit encore un mois de plus, je renverrai dans un asile.

—Et ainsi vous avez commis le meurtre sur lui! s'écria Joseph, levant ses mains et ses yeux en signe d'horreur. Si jamais j'ai vu un spectacle comme celui-ci! Puisse le Seigneur!...

«Heathcliff le poussa et le fit tomber à genoux au milieu du sang, qu'il lui ordonna d'essuyer; mais lui, au lieu de faire rien de pareil, il joignit ses mains et commença une prière dont les phrases bizarres me firent rire. J'étais dans une condition d'esprit à n'être choquée de rien; j'étais aussi désespérée et aussi indifférente que sont, à ce que l'on dit, les malfaiteurs au pied de la potence.

—Ah! je vous avais oubliée! me dit mon tyran. C'est vous qui allez faire cela. «Allons, à terre! Et vous conspirez avec lui contre moi, n'est-ce pas, vipère? Là, voilà de l'ouvrage pour vous!» Il me secoua jusqu'à faire craquer mes dents et me jeta à côté de Joseph qui, ayant terminé à la hâte ses prières, se leva, jurant qu'il allait partir tout de suite pour la Grange. M. Linton était un magistrat, et quand bien même il aurait perdu cinquante femmes, il ne pouvait manquer de venir faire une enquête. Joseph paraissait si obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugea utile d'obtenir de mes lèvres le récit de ce qui s'était passé. Il se tint sur moi, me posant, avec un regard plein de malveillance, des questions auxquelles je répondais à contre-cœur. Il fallut beaucoup de peine pour persuader au vieux Joseph que Heathcliff n'était pas l'agresseur. Et comme M. Earnshaw donna bientôt à entendre qu'il était encore vivant, Joseph s'empressa de lui administrer une dose de brandy, qui ne tarda pas à rendre au blessé le mouvement et la conscience. Heathcliff, ayant constaté que son adversaire ne se doutait pas du traitement qu'il avait reçu pendant son évanouissement, se contenta de lui déclarer qu'il avait été ivre jusqu'au délire. Il lui dit qu'il n'attacherait pas d'autre importance à son atroce conduite, mais l'engagea à aller se coucher. À ma grande joie, lui-même nous quitta, après nous avoir donné ce judicieux conseil, et Hindley s'étendit sur la pierre du foyer. Je rentrai moi-même dans ma chambre, m'étonnant d'avoir pu échapper à si peu de frais.

«Ce matin, en descendant, environ une demi-heure avant midi, je trouvai M. Earnshaw assis auprès du feu, malade à mourir, tandis que son mauvais génie, presque aussi décharné et minable, s'appuyait contre la cheminée. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir envie de manger, de sorte que, après avoir attendu que tout fût froid sur la table, je commençai seule. Rien ne m'empêcha de manger à mon aise; et de temps à autre, en apercevant mes compagnons silencieux, j'éprouvais un certain sentiment de satisfaction et de supériorité à découvrir en moi le calme d'une conscience tranquille. Quand j'eus fini, je pris la liberté tout à fait exceptionnelle de me rapprocher du feu, de faire le tour du siège d'Earnshaw, et de m'agenouiller dans un coin à côté de lui.

«Heathcliff ne s'inquiéta pas de mes mouvements et je pus le considérer aussi librement que si son corps avait été changé en pierre. Son front, qui m'était autrefois apparu si viril et que je trouve maintenant si diabolique, était voilé d'un nuage lourd; ses yeux noirs étaient presque éteints par l'insomnie et peut-être aussi par les larmes; ses lèvres avaient perdu leur ricanement féroce et étaient marquées d'une expression d'indicible tristesse. S'il s'était agi de tout autre que de lui, je me serais couvert la figure en présence d'une telle douleur. Mais dans son cas, j'en étais heureuse; et pour ignoble que cela paraisse d'insulter un ennemi malheureux, je ne pouvais manquer la chance de le piquer. Sa faiblesse était le seul moment où il m'était permis de goûter le plaisir de rendre le mal pour le mal. Hindley voulut avoir de l'eau; je lui en tendis un verre et lui demandai comment il se trouvait.

—Pas aussi mal que je le voudrais, répondit-il, mais sans parler de mon bras, chaque pouce de mon corps est aussi malade que si j'avais lutté avec une légion de diablotins.

—Oui, cela n'a rien d'étonnant, lis-je alors. Catherine aimait à dire qu'elle se tenait entre vous et la douleur corporelle et qu'il y avait certaines personnes qui éviteraient de vous blesser par crainte de l'offenser. Il est heureux que les morts ne se relèvent pas de leurs tombeaux, sans quoi, la nuit dernière, elle aurait assisté à une scène bien répugnante! N'êtes-vous pas blessé et brisé partout sur la poitrine et aux épaules?

—Je ne puis dire, répondit-il, mais que prétendez-vous? A-t-il osé me frapper quand j'étais à terre?

—Il a marché sur vous, il vous a battu et vous a secoué contre les dalles, répondis-je tout bas; et sa bouche était impatiente de vous déchirer avec ses dents, et cela parce qu'il n'est homme qu'à demi, et, pour le reste, démon.

«M. Earnshaw se prit comme moi à considérer notre ennemi commun, qui, absorbé dans son angoisse, semblait insensible à tout autour de lui.

—Oh, si seulement Dieu voulait me donner la force de l'étrangler dans ma dernière agonie, c'est avec joie que j'irais en enfer! grommelait le misérable Hindley, faisant des efforts pour se relever, dans son impatience, et retombant désespéré avec la certitude de son infériorité.

—Non, il suffit qu'il ait tué l'un de vous, fis-je observer très haut. À la Grange, chacun sait que votre sœur vivrait encore sans M. Heathcliff. Après tout, il vaut encore mieux être haï qu'aimé par lui. Quand je me rappelle combien nous étions heureux, combien Catherine était heureuse avant son retour, je me sens obligée à maudire ce jour fatal.

«Très probablement Heathcliff fit plus d'attention à la vérité de ce que je venais de dire qu'à la personne qui l'avait dit. Son attention fut excitée, car ses yeux se remplirent de larmes et il tira de sa poitrine de profonds soupirs. Je le regardais en face avec un rire de dédain. Ses yeux, ces deux fenêtres d'enter, brillèrent un moment de mon côté, mais avec quelque chose de si noyé et de si amorti que je n'eus pas peur de me risquer à un nouveau rire.

—Allez-vous-en dans votre chambre et éloignez-vous de ma vue, dit Heathcliff.

«C'est du moins ce que je devinai qu'il dit, car ses paroles étaient à peine compréhensibles.

—Je vous demande pardon, repris-je, mais j'aimais Catherine moi aussi, et son frère réclame des secours que pour l'amour d'elle je veux lui donner. Maintenant qu'elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a exactement les mêmes yeux, et....

—Allez-vous-en, misérable idiote, avant que je ne vous batte à mort! cria-t-il en faisant un mouvement.

—Mais alors, poursuivis-je, me tenant prête à m'enfuir, si la pauvre Catherine avait eu confiance en vous et si elle avait pris le titre ridicule, méprisable et dégradant de Madame Heathcliff, elle aurait elle aussi présenté bientôt un tableau semblable, elle n'aurait pas supporté en silence votre abominable conduite, sa haine et son dégoût auraient trouvé une voix.

«Le dossier du banc et la personne d'Earnshaw s'interposaient entre lui et moi, de sorte que, au lieu d'essayer de m'atteindre, il prit sur la table un couteau et me le jeta à la tête. Je reçus le coup derrière l'oreille, mais je rejetai le couteau, courus vers la porte et lui adressai une phrase qui, j'espère, dut entrer plus avant que n'avait fait son projectile. La dernière vue que j'ai eue de lui a été un élan furieux qu'il a pris et où il a été arrêté par l'étreinte de Hindley, si bien que tous deux sont tombés sur le sol, empêtrés l'un dans l'autre. Dans ma course à travers la cuisine, j'ordonnai à Joseph d'aller rejoindre son maître, je secouai Hareton occupé à jouer dans le corridor, et, heureuse comme une âme échappée du Purgatoire, je sautais, je volais tout le long du sentier; et fâchée de ses détours, je finis par couper court à travers la lande, guidée par la lumière de la Grange. Et certes je préférerais être condamnée à un éternel séjour dans les régions infernales qu'à un séjour seulement d'une nuit de plus sous le toit de Wuthering Heights.»

Isabella cessa de parler et prit une tasse de thé; puis elle se leva, m'ordonna de lui mettre son bonnet et un grand châle que j'avais apporté, puis, sourde à ma prière de rester encore une heure, elle monta sur une chaise, baisa les portraits d'Edgar et de Catherine, et, après m'avoir embrassée à mon tour, descendit vers la voiture, accompagnée par Fanny qui aboyait de joie d'avoir retrouvé sa maîtresse. Elle partit et jamais plus elle ne devait revoir ces environs; mais une correspondance en règle s'établit entre elle et mon maître dès que les affaires furent mieux fixées. Je crois qu'elle est allée demeurer dans le sud, près de Londres, et que c'est là que lui est né un fils, quelques mois après son évasion. Cet enfant fut baptisé Linton, et dès les premières fois qu'elle en parla, elle nous le représenta comme une créature maladive et irritable.

M. Heathcliff, me rencontrant un jour dans le village, me demanda où elle habitait. Je refusai de le lui dire. Il répliqua que ma précaution était vaine, mais qu'Isabella devait bien se garder de venir chez son frère et que celui-ci, s'il tenait à la conserver, devait la détourner de venir chez lui. Malgré mon refus de lui donner aucune information, il découvrit, par quelque autre domestique, à la fois le lieu de son séjour et l'existence de l'enfant. Pourtant, il ne fit rien pour la tourmenter, en raison sans doute de son aversion pour elle. Il me demandait souvent des nouvelles de l'enfant quand il me rencontrait; lorsqu'il apprit le prénom qu'on lui avait donné, il ricana un sourire et me dit:

—Ils veulent donc que je le haïsse aussi, n'est-ce pas?

—Je ne crois pas qu'ils désirent que vous sachiez quelque chose à son sujet, répondis-je.

—Mais je saurai l'avoir quand j'en aurai besoin, reprit Heathcliff, ils peuvent y compter.

Par bonheur, la mère mourut avant que ce moment n'arrivât: c'était environ treize ans après la mort de Catherine, et le petit Linton avait alors un peu plus de douze ans.

Le jour qui suivit la visite inattendue d'Isabella, je ne trouvai pas l'occasion de parler à mon maître; il évitait toute conversation et semblait hors d'état de discuter quoi que ce soit. Quand je pus me faire entendre de lui, je vis qu'il avait plaisir à apprendre que sa sœur avait abandonné son mari. Il détestait ce dernier avec une intensité que l'on n'aurait jamais attendue d'une nature si douce.

Ce sentiment se joignit à son chagrin pour le transformer en un parfait ermite. Il évitait le village en toute occasion et passait une vie entièrement recluse dans les limites de son parc et de ses terres, vie variée seulement par de solitaires promenades sur la lande et des visites au tombeau de sa femme, généralement le soir, ou le matin de très bonne heure, pour être sûr de ne rencontrer personne. Mais il était trop bon pour être longtemps tout à fait malheureux. Il n'avait pas prié, lui, pour être hanté par l'âme de Catherine! Le temps lui apporta la résignation, et une mélancolie plus douce que la joie vulgaire. Il se rappelait la mémoire de la morte avec un amour ardent et tendre et il aspirait avec confiance vers un monde meilleur où il ne doutait pas qu'elle ne fût allée.

Dans la vie réelle, il trouva également une consolation et des affections. Je vous ai dit que pendant les premiers jours il semblait indifférent à la petite chose que sa femme lui avait laissée en partant: cette froideur se fondit aussi vite que la neige en avril, et avant que sa fille ne put balbutier une parole ou faire un pas, l'enfant régnait déjà en tyran sur son cœur. Elle s'appelait Catherine, mais jamais son père ne la nommait de son nom en entier, de même qu'il n'avait jamais voulu abréger le prénom de la première Catherine, probablement parce que Heathcliff avait l'habitude de le faire. La petite était toujours appelée Cathy: cela la distinguait pour lui de sa mère, et pourtant la rattachait à elle.

La fin de Hindley Earnshaw fut telle qu'on pouvait l'attendre; elle suivit de six mois à peine celle de sa sœur. Nous autres à la Grange, jamais nous n'avons très bien su quel a été son état pendant ces six mois; tout ce que j'ai appris, je l'ai su lorsqu'il m'a fallu aller aider aux préparatifs des funérailles. M. Kenneth arriva le premier annoncer l'événement à mon maître.

—Eh bien, Nelly, me dit-il un matin, entrant à cheval dans notre cour, de trop bonne heure pour que je n'en fusse pas alarmée; c'est à votre tour et au mien d'être en deuil à présent. Devinez-vous qui est mort?

—Et qui donc? demandai-je inquiète.

—Devinez, me répondit-il en descendant et en attachant la bride de son cheval à un crochet près de la porte. Et préparez le coin de votre tablier, je suis certain que vous en aurez besoin.

—Ce n'est pas M. Heathcliff, à coup sûr? m'écriai-je.

—Eh quoi! auriez-vous des larmes pour lui? Non, Heathcliff est un jeune gaillard, il a l'air tout fleuri aujourd'hui. Je viens justement de le voir. Il engraisse rapidement depuis qu'il a perdu sa moitié.

—Qui est-ce alors, M. Kenneth? répétai-je avec impatience.

—Hindley Earnshaw! Votre vieil ami Hindley, mon méchant compère, bien que depuis longtemps il soit devenu trop sauvage pour moi. Là! Je vous avais bien dit qu'il y aurait des larmes! Mais égayez-vous. Il est mort fidèle à son caractère, ivre comme un lord. Pauvre garçon, j'en suis bien affligé aussi. On ne peut pas s'empêcher de regretter un vieux compagnon, bien qu'il m'ait souvent joué les plus vilains tours. Il avait à peine trente ans, votre âge tout juste; qui aurait pensé que vous étiez nés la même année?

J'avoue que ce coup fut plus grand pour moi que celui même de la mort de Madame Linton: d'anciens souvenirs remontaient en foule à mon cœur. Je m'assis sur le seuil et je pleurai cruellement, incapable de conduire moi-même M. Kenneth auprès de mon maître. Je ne pouvais m'empêcher de me demander si le pauvre homme était mort de mort naturelle, et cette idée me tourmentait si obstinément que je résolus de demander la permission d'aller à Wuthering Heights et d'aider aux préparatifs de l'enterrement. M. Linton eut beaucoup de répugnance à consentir, mais je sus lui exposer avec éloquence dans quelles conditions misérables devait se trouver le cadavre et je lui dis que mon vieux maître et frère de lait avait bien droit à mes services. Je lui rappelai en outre que le petit Hareton était le neveu de sa femme et que, en l'absence de toute parenté plus proche, c'est lui qui aurait à prendre le rôle de tuteur, qu'il aurait aussi à s'enquérir de l'état de la propriété et de toutes les affaires de son beau-frère. Il était hors d'état en ce moment de s'occuper de tout cela, mais il m'ordonna d'en parler à son avocat et pour finir, il me permit d'aller aux Heights. Son avocat avait été aussi celui d'Earnshaw; j'allai tout de suite le voir à Gimmerton et lui demandai de m'accompagner. Mais il secoua la tête, me dit qu'il fallait laisser Heathcliff seul, et que, quand on connaîtrait la vraie situation, Hareton se trouverait aussi pauvre qu'un mendiant.

—Son père est mort très endetté, toute sa propriété est hypothéquée et la seule chance qui reste à son héritier naturel, est de toucher assez le cœur du créancier pour que celui-ci soit amené à user de douceur avec lui.

En arrivant aux Heights, j'expliquai que j'étais venue pour veiller à ce que tout se fit convenablement, et Joseph, qui avait l'air suffisamment éploré, se montra heureux de ma venue. M. Heathcliff dit qu'il ne voyait pas qu'on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester et régler les funérailles, si cela me plaisait.

—En bonne justice, le corps de ce fou devrait être enterré dans le carrefour sans cérémonie d'aucune sorte. Comme il m'est arrivé de le perdre de vue dix minutes, hier après-midi, il a profité de cet intervalle pour verrouiller contre moi les deux portes et il a passé toute la nuit à boire pour se faire mourir. Ce matin, l'entendant ronfler comme un cheval, nous sommes entrés et nous l'avons trouvé ici, couché sur le banc: on aurait pu l'écorcher et le scalper sans le réveiller. J'ai envoyé chercher Kenneth, mais avant qu'il ne fût venu, la bête était changée en charogne. Non seulement il était mort, mais déjà il était froid et raide et vous comprenez qu'il n'eut pas été utile de se donner plus de peine à son endroit.

J'insistai pour que les funérailles fussent décentes. M. Heathcliff me dit que en cela encore je pouvais agir à ma guise; seulement il me rappela que l'argent pour toute cette affaire sortirait de sa poche à lui. Il conservait une attitude indifférente, n'indiquant ni joie ni chagrin; si l'on pouvait y lire quelque chose, c'était comme une vague satisfaction d'avoir proprement achevé une besogne difficile. Une fois, en vérité, je remarquai dans sa mine quelque chose comme du triomphe: ce fut à l'instant où l'on emportait le cercueil hors de la maison. Il avait eu l'hypocrisie de s'habiller en deuil et avant de suivre le cortège avec Hareton, il fit monter sur la table le petit malheureux et lui murmura avec un accent particulier:

—Et maintenant, mon brave garçon, vous êtes à moi. Et nous verrons bien si un arbre ne devient pas aussi tordu qu'un autre, quand c'est toujours le même vent qui souffle sur les deux.

La naïve petite créature prit plaisir à ce discours; il joua avec les favoris de Heathcliff et lui tapota la joue. Mais moi, qui avais deviné ce que le drôle voulait dire, je fis sèchement observer qu'il fallait que l'enfant retournât avec moi à Thrushcross Grange.

—Il n'y a rien au monde, dis-je à Heathcliff, qui soit moins à vous que lui.

—Est-ce aussi l'avis de Linton? demanda-t-il.

—Sans doute, c'est lui qui m'a ordonné de prendre l'enfant avec moi.

—Eh bien, dit le drôle, nous ne discuterons pas la question maintenant. Mais j'ai une envie de me faire la main en dressant un jeune garçon; ainsi donc, déclarez à votre maître que s'il veut m'enlever celui-ci, il faudra que je le remplace par mon propre fils. Je ne m'engage pas à laisser partir Hareton sans discussion, mais vous pouvez être tout à fait sûrs que, s'il part, je ferai venir l'autre. «Ayez bien soin de dire cela à votre maître.»

Cette menace suffisait pour nous lier les mains. Edgar Linton, à qui je la rapportai, ne parla plus d'intervenir.

L'hôte nouvellement venu était maintenant le maître de Wuthering Heights.

Il prouva à l'attorney, qui le prouva à son tour à M. Linton, que Earnshaw avait engagé jusqu'au moindre yard de ses terres pour avoir de quoi subvenir à sa manie de jeu, et que tout cela se trouvait engagé entre ses mains à lui, Heathcliff. De cette façon, Hareton, qui aurait dû être le premier gentleman du voisinage, fut condamné à une dépendance absolue vis-à-vis de l'ennemi invétéré de son père, et c'est ainsi qu'il vit dans la maison comme un domestique, privé même de l'avantage de toucher des gages, et tout à fait incapable de se faire droit à lui-même, à cause de son manque de relations, et de l'ignorance ou il est du tort qu'on lui a fait.




DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

Les douze années qui suivirent cette période, continua Madame Dean, furent les plus heureuses de ma vie: mes plus grands ennuis pendant ces années furent ceux que me causèrent les petites indispositions de la jeune Catherine, indispositions que tout enfant, riche ou pauvre, ne peut manquer de connaître. Pour le reste, dès son sixième mois elle était poussée comme un petit mélèze, et deux ans ne s'étaient pas écoulés depuis la mort de Madame Linton qu'elle pouvait déjà marcher et parler à sa façon. Elle était la créature la plus séduisante qui jamais ait apporté l'éclat du soleil dans une maison désolée: une réelle beauté de figure avec les jolis yeux noirs des Earnshaw, mais le teint clair et les petits traits et les blonds cheveux bouclés des Linton. Son caractère était hautain, mais nullement dur, et son cœur était extrêmement sensible dans ses affections. Par sa capacité d'intense attachement, elle rappelait sa mère; pourtant elle ne lui ressemblait pas, car elle pouvait être douce comme une colombe. Elle avait une voix caressante et une expression pensive, ses colères n'étaient jamais furieuses, son amour, avait autant de tendresse que de profondeur. Il faut bien avouer cependant qu'elle avait quelques défauts, avec toutes ces qualités: ainsi un penchant à être insolente, et cette humeur capricieuse qui ne manque jamais de naître chez les enfants trop gâtés, qu'ils soient d'ailleurs bons ou méchants. Lorsqu'il arrivait à un domestique de la vexer, c'était toujours: «je le dirai à papa», et si son père la blâmait, même d'un regard, on avait une affaire terrible. Je ne crois pas qu'il lui ait jamais adressé un mot un peu dur. Il s'était seul chargé de toute son éducation, et en avait fait un amusement. Elle, de son côté, curieuse et d'esprit vif, ne pouvait manquer d'être une bonne écolière: elle apprenait rapidement et faisait honneur à ses leçons.

Jusqu'à treize ans, jamais elle n'avait dépassé seule les limites du parc. En de rares occasions, M. Linton l'avait prise avec lui à un mille ou deux de sa maison, mais il ne la confiait à personne autre. Gimmerton était pour elle un nom vide de sens, la chapelle était le seul édifice dont elle se fut approchée et où elle fût entrée, en outre de sa propre maison. Wuthering Heights et M. Heathcliff n'existaient pas pour elle, elle vivait dans une parfaite réclusion et semblait en être parfaitement heureuse.

Je vous ai dit que Madame Heathcliff avait vécu à peu près une douzaine d'années après qu'elle avait quitté son mari. Sa famille était d'une constitution délicate, ni elle ni Edgar n'avaient la rude santé que vous rencontrerez généralement dans ces régions. Ce que fut sa dernière maladie, je ne le sais pas, mais je conjecture que ce fut la même dont son frère est mort, une espèce de fièvre, lente au début, mais incurable et mortelle. Elle écrivit à son frère pour l'informer de l'issue probable d'une maladie dont elle souffrait depuis quatre mois, et pour le prier de ne pas refuser de venir la voir, car elle avait bien des choses à régler, et elle désirait lui faire ses adieux et laisser le petit Linton en sûreté entre ses mains. Elle espérait que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté avec elle, son père n'ayant sans doute aucun désir de se charger de son entretien ni de son éducation. Mon maître n'hésita pas un instant à se rendre à sa demande. Pour désagréable qu'il lui fût d'ordinaire de quitter sa maison, il partit aussitôt, recommandant Catherine à toute ma vigilance.

Trois semaines après, une lettre encadrée de noir vint nous annoncer le jour du retour de M. Edgar. Isabella était morte, il m'ordonnait de préparer une robe de deuil pour sa fille, et de tout arranger pour recevoir son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l'idée de revoir son père, et se livra aussi aux plus brillantes prévisions sur les innombrables qualités de son cousin. Enfin ce fut le soir tant attendu de l'arrivée. Dès le matin, l'enfant s'était occupée à mettre en ordre ses petites affaires: et maintenant, vêtue de sa nouvelle robe noire, (la pauvre créature ne pouvait guère s'affliger beaucoup de la mort de sa tante) elle ne cessait pas de m'agacer pour me forcer à me promener avec elle tout le long de la propriété, jusqu'à ce que nous voyions arriver son père.

—Linton a six mois de moins que moi, observait-elle, tandis que nous errions lentement à l'ombre des arbres. Comme ce sera charmant de l'avoir pour compagnon de jeu! Tante Isabella a envoyé à papa une belle boucle des cheveux de son fils: ils étaient plus clairs que les miens et tout aussi fins. Je les ai soigneusement gardés dans une petite boîte de verre et j'ai souvent songé au plaisir que j'aurais à voir la tête dont ils provenaient. Oh! je suis heureuse! Et papa, le cher, cher papa! Venez, Ellen, courons, venez vite!

Elle courait, revenait, courait de nouveau, faisait ainsi plusieurs tours avant que mon pas tranquille ne fût arrivé à la porte du parc. Alors elle s'asseyait sur le petit banc plein d'herbe, et là, elle essayait d'attendre patiemment. Mais c'était impossible, elle ne pouvait pas rester une minute en repos.

—Comme ils sont longs, criait-elle; ah! je vois de la poussière sur le chemin, c'est eux qui viennent! Quand donc seront-ils ici? Ne pouvons-nous pas sortir un peu, rien que la moitié d'un mille, Ellen? Ne le refusez pas, seulement jusqu'à ce bouquet d'arbres, au tournant.

Je refusai obstinément; enfin son impatience trouva son terme, nous vîmes s'approcher la voiture des voyageurs. Miss Cathy se mit à crier et à étendre les bras dès qu'elle aperçut par la portière la figure de son père. Lui-même ne mit pas moins d'empressement à descendre vers elle, et longtemps ils n'eurent de pensées que l'un pour l'autre. Pendant qu'ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard à l'intérieur de la voiture pour voir le petit Linton. Il était endormi dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrures comme si on avait été en hiver. C'était un garçon pâle, chétif et efféminé, que l'on aurait pu prendre pour le frère plus jeune de mon maître, tant la ressemblance était forte; mais il y avait dans son aspect quelque chose d'une maussaderie maladive que jamais Edgar n'avait eue. Ce dernier s'aperçut de ma curiosité, et, après m'avoir serré la main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger l'enfant, que le voyage avait fatigué. Cathy aurait bien voulu le voir à son tour, mais son père lui dit de venir, et ils marchèrent ensemble à travers le parc, pendant que je courais en avant prévenir les domestiques.

—Et maintenant, chérie, dit M. Linton à sa fille, lorsqu'ils s'arrêtèrent au bas des marches de la maison, sachez que votre cousin n'est pas fort ni gai comme vous, et rappelez-vous qu'il vient de perdre sa mère: ne vous attendez donc pas à le voir tout de suite jouer et courir avec vous, et ne le fatiguez pas en lui parlant beaucoup; laissez-le tranquille au moins ce soir, voulez-vous?

—Oui, oui, papa, répondit Catherine, mais je veux le voir, et il n'a pas une seule fois regardé à la portière.

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