Un amant
La voiture s'arrêta. L'enfant fut réveillé et porté à terre par son oncle.
—Voici votre cousine Cathy, Linton, dit mon maître, mettant l'une dans l'autre les mains des enfants. Elle vous aime déjà, mais ayez bien soin de ne pas la chagriner en pleurant, ce soir. Essayez maintenant d'être gai. Le voyage est fini et vous n'avez pas autre chose à faire qu'à vous reposer et à vous amuser à votre aise.
—Alors, laissez-moi aller au lit! répondit l'enfant, peu soucieux des saluts de Catherine, et mettant ses doigts dans ses yeux pour essuyer des larmes toutes prêtes.
—Allons, allons, voilà un brave enfant! murmurai-je pendant que je le faisais entrer. Vous allez la faire pleurer aussi; voyez combien elle a de chagrin pour vous.
Je ne sais pas si c'était par compassion pour lui, mais sa cousine faisait une aussi triste figure que lui-même en revenant vers son père. Tous trois montèrent dans la bibliothèque, où le thé était déjà servi. Je retirai le bonnet et le manteau de l'enfant et je l'installai sur une chaise près de la table; mais il ne fut pas plus tôt assis qu'il se mit à pleurer de nouveau. Mon maître lui demanda ce qu'il avait.
—Je ne peux pas rester assis sur une chaise, sanglota l'enfant.
—Alors, allez vous mettre sur le sofa, et Ellen vous apportera du thé, répondit patiemment son oncle.
J'eus le sentiment qu'il avait été très éprouvé pendant le voyage par la société de cet enfant inquiet et souffreteux, qui, à ce moment, se releva lentement de sa chaise et s'étendit sur le canapé. Cathy vint placer à côté de lui un tabouret, où elle s'assit avec sa tasse. D'abord elle ne dit rien. Mais cela ne pouvait durer, et bientôt elle se mit à caresser les cheveux de son petit cousin, et à baiser ses joues et à lui offrir du thé dans sa soucoupe comme à un bébé. Ceci lui plut, car il n'était guère autre chose qu'un bébé; il sécha ses yeux et ses traits s'éclairèrent dans un faible sourire.
—Oh! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés une minute; très bien, si seulement nous pouvons le garder, Ellen. La compagnie d'un enfant de son âge ne peut tarder à lui inspirer un nouvel esprit; et à désirer d'être fort, il finira par le devenir.
—Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même, et j'eus le triste pressentiment qu'il n'y avait guère à l'espérer. Fallait-il donc que cet être chétif allât vivre à Wuthering Heights? Entre son père et Hareton, quelle compagnie et quelle instruction il allait trouver! Mes pressentiments se réalisèrent bientôt, plus tôt que je n'aurais pensé. Le thé fini, j'avais fait monter les enfants, et après que Linton s'était endormi (car il ne voulut pas me laisser le quitter avant qu'il fût endormi), j'étais redescendue. Je me tenais près de la table dans le salon, préparant une bougie pour M. Edgar, lorsqu'une servante arriva de la cuisine m'informer que le domestique de M. Heathcliff, Joseph, était à la porte et désirait parler au maître. «Je vais d'abord lui demander ce qu'il veut, dis-je toute tremblante. Une heure bien invraisemblable pour déranger les gens, et au moment même où ils reviennent d'un long voyage! Je ne crois pas que le maître puisse le voir aujourd'hui.
Cependant, Joseph avait traversé la cuisine et se présentait maintenant à l'entrée du salon. Il était vêtu de ses habits du dimanche, avec sa figure la plus solennelle et la plus aigre et, tenant d'une main son chapeau, de l'autre son bâton, il était en train de se nettoyer les pieds sur le paillasson.
—Bonsoir, Joseph, dis-je froidement. Quelle affaire vous amène ici ce soir?
—C'est à M. Linton que je dois parler, répondit-il, en m'écartant dédaigneusement de la main.
—M. Linton se prépare à aller au lit, à moins que vous n'ayez quelque chose de très particulier à lui dire, je suis sûre qu'il ne pourra pas vous entendre maintenant. Vous ferez mieux de vous asseoir ici et de me confier votre message.
—Où est sa chambre? poursuivit le personnage, examinant la rangée des portes fermées.
Je vis bien qu'il était décidé à refuser ma médiation: très à contre-cœur, j'entrai dans la bibliothèque, et j'annonçai cet intempestif visiteur, conseillant à M. Linton de l'ajourner au lendemain. Mais M. Linton n'eut pas le temps de m'y autoriser, car Joseph était monté derrière moi, et, se précipitant dans l'appartement, s'était planté au bout de la table, ses deux poings serrés sur la tête de sa canne. D'une voix très haute, comme s'il s'attendait à de l'opposition, il commença:
—Heathcliff m'a envoyé chercher son garçon, et je ne dois pas revenir sans lui.
Edgar Linton resta une minute sans parler. Une expression d'extrême chagrin envahit ses traits; il aurait eu pitié de l'enfant par lui seul, quand même il ne se serait pas rappelé les frayeurs et les espoirs d'Isabella, et ses vœux inquiets pour son fils, et la façon dont elle l'avait recommandé à ses soins. La perspective de livrer l'enfant le peinait amèrement, et il cherchait dans son cœur un moyen de l'éviter. Mais aucun projet ne s'offrit à lui. Il savait que de manifester le moindre désir de le garder n'aurait fait que rendre plus péremptoire la réclamation d'Heathcliff. Il ne lui restait qu'à se résigner. Pourtant, il ne voulut pas réveiller l'enfant de son sommeil.
—Dites à M. Heathcliff, répondit-il d'un ton calme, que son fils ira demain à Wuthering Heights. Il est au lit et trop fatigué à cette heure pour faire encore une telle course. Vous pouvez lui dire aussi que la mère de Linton a désiré qu'il restât sous ma garde et que, du moins à présent, sa santé est très précaire.
—Non, dit Joseph, prenant un air d'autorité, non, cela ne signifie rien. Heathcliff ne tient aucun compte de la mère ni de vous non plus; il veut avoir son garçon, et il faut que je le prenne tout de suite.
—Vous ne le prendrez pas ce soir, répondit Linton avec décision. Descendez aussitôt et allez répéter à votre maître ce que je vous ai dit. Ellen, montrez-lui le chemin. Allez.
Et, poussant du bras le vieillard indigné, il en débarrassa la chambre, puis ferma la porte.
—Très bien, cria Joseph, se retirant lentement. Demain, Heathcliff viendra lui-même, et vous le mettrez dehors si vous l'osez.
CHAPITRE II
Pour empêcher cette menace de se réaliser, M. Linton m'ordonna, le lendemain matin, de conduire l'enfant chez son père sur le poney de Catherine, et il me dit: «Comme nous n'aurons aucune influence sur sa destinée, bonne ou mauvaise, il ne faut pas que vous disiez à ma fille où il est allé. Il est impossible désormais qu'elle ait des relations avec lui et il vaut mieux qu'elle ne sache pas qu'il est dans le voisinage, car alors elle n'aurait plus de repos et ne songerait qu'à faire visite aux Heights. Vous lui direz simplement que le père de son cousin l'a envoyé chercher en hâte et que nous avons dû le laisser partir.»
L'enfant parut très fâché d'être réveillé à cinq heures du matin, et surpris d'apprendre qu'il lui fallait se préparer à un nouveau voyage; mais j'adoucis la chose en lui disant qu'il allait passer quelque temps avec son père qui, dans son impatience de le voir, n'avait pu se résigner à attendre qu'il fût entièrement reposé.
—Mon père? s'écria Linton, singulièrement embarrassé, maman ne m'a jamais dit que j'avais un père. Où demeure-t-il? J'aimerais mieux rester ici avec mon oncle.
—Il demeure tout près d'ici, répondis-je, tout juste derrière ces collines, si près que vous pourrez venir ici à pied quand vous serez en train. Et vous devez être heureux de rentrer dans votre maison et de voir votre père. Il faut que vous essayiez de l'aimer comme vous aimiez votre mère et alors lui aussi vous aimera.
—Mais pourquoi n'ai-je pas entendu parler de lui auparavant? Pourquoi maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme tout le monde?
—Ses affaires le retenaient dans le Nord, répondis-je, tandis que votre mère était forcée par sa santé à résider dans le Midi.
—Et pourquoi maman ne m'a-t-elle jamais parlé de lui? Elle m'a souvent parlé de mon oncle, et il y a longtemps que j'ai appris à l'aimer. Mais comment ferai-je pour aimer papa? Je ne le connais pas.
—Oh! dis-je, tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère aura sans doute pensé que si elle vous parlait trop souvent de votre père, vous auriez le désir d'être avec lui. Mais hâtons-nous, une promenade à cheval par une si belle matinée est bien préférable à une heure de sommeil de plus.
—Et, est-ce qu'elle viendra avec nous, la petite fille que j'ai vue hier?
—Pas à présent, répondis-je.
—Et mon oncle?
—Non plus, c'est moi qui vous conduirai.
Je fis de mon mieux pour le convaincre du mal qu'il y aurait à montrer de la répugnance pour rencontrer son père; mais il refusa obstinément de faire sa toilette, et j'eus à appeler mon maître pour m'aider à le tirer hors du lit. Enfin la pauvre créature fut mise sur pied, avec toutes sortes d'espérances trompeuses sur la courte durée de son séjour chez son père. Un lui promit que MM. Edgar et Cathy iraient lui faire visite, et maintes autres choses que j'inventais et lui répétais tout le long de la route. La pure beauté de l'air, l'éclat du soleil, la douceur du cheval, finirent après un instant par triompher de sa mauvaise humeur. Il se mit à me questionner sur sa nouvelle maison et ses habitants.
—Est-ce que Wuthering Heights est un endroit aussi agréable que Thrushcross-Grange? me demanda-t-il en se retournant pour jeter un dernier regard sur la vallée, d'où montait un léger brouillard estompant de laine blanche le bleu du ciel.
—Les Heights ne sont pas si entourés d'arbres, ni tout à fait si grands, répondis-je, mais on a une très belle vue du pays, et puis l'air est plus sain pour vous, plus frais et plus sec. Il est possible que dans les premiers temps, la maison vous paraisse vieille et sombre, malgré que ce soit une maison respectable, la meilleure après la Grange dans toute la contrée. Et puis vous aurez de si belles courses à faire sur la lande! Hareton Earnshaw, qui est le cousin de Miss Cathy et par suite un peu le vôtre, vous montrera les endroits les plus agréables. Quand le temps sera beau, vous pourrez apporter un livre et étudier dans un vert retrait; et puis, de temps à autre, votre oncle viendra faire une promenade avec vous; il lui arrive souvent de se promener sur ces collines.
—Et comme quoi est-il, mon père? demanda-t-il. Est-il aussi jeune et aussi beau que mon oncle?
—Il est aussi jeune, mais il a les cheveux et les yeux noirs, et l'air plus sombre; il est aussi plus grand et plus fort. Il est possible, que d'abord il ne vous paraisse pas si doux et si bon, parce que ses manières sont tout autres; mais rappelez-vous d'être franc et cordial avec lui, et naturellement il vous aimera mieux qu'aucun oncle, puisque vous êtes son fils.
—Les cheveux et les yeux noirs? murmurait Linton. Je ne puis me l'imaginer. Alors, je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas?
—Pas beaucoup, répondis-je.
Et en moi-même, je songeais qu'il aurait fallu répondre: «pas du tout», et je considérais avec regret le teint pâle et les formes frêles de mon compagnon, et ses grands yeux languides, les yeux de sa mère, mais privés de tout ce qu'il y avait chez Isabella de brillant esprit, sauf lorsque, par instants, une impression maladive venait animer le regard de l'enfant.
—Comme c'est étrange, qu'il ne soit jamais venu nous voir, maman et moi! poursuivait Linton. M'a-t-il jamais vu? S'il m'a vu, c'est quand j'étais tout enfant. Je ne me rappelle pas une seule chose de lui!
—Hé, Master Linton, dis-je, trois cents milles sont une grande distance, et dix ans n'ont pas pour une personne d'âge la longueur qu'ils ont pour vous. Il est probable que M. Heathcliff se proposait de venir tous les étés, mais sans jamais trouver une occasion convenable, et maintenant, il est trop tard. Ne le troublez pas de questions sur ce sujet, cela le fâcherait sans profit.
L'enfant fut tout occupé à ses propres pensées jusqu'au terme du voyage. Lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin, je le regardai pour saisir ses impressions. Il observait avec une attention solennelle le fronton sculpté, et les fenêtres et les buissons de groseilles, et les sapins tordus; après quoi il secoua la tête, comme si ses sentiments intimes désapprouvaient tout à fait l'apparence extérieure de son nouveau séjour. Mais il eut le sens d'ajourner ses plaintes, avec l'espoir que l'intérieur pourrait apporter une compensation. Avant qu'il fût descendu de cheval, j'allai ouvrir la porte; il était six heures et demie; la famille venait de finir de déjeuner et la servante était occupée à desservir la table. Joseph se tenait debout auprès de la chaise de son maître et lui racontait quelque chose sur un cheval boiteux. Hareton se préparait à aller faire les foins.
—Holà, Nelly! dit M. Heathcliff en m'apercevant, je craignais d'avoir à descendre moi-même à la Grange pour aller chercher ce qui m'appartient; mais vous me l'avez apporté, n'est-ce pas?
Il se leva et alla vers la porte: Hareton et Joseph le suivirent, tout allumés de curiosité. Le pauvre Linton jetait sur ces trois figures un regard épouvanté.
—À coup sûr, dit Joseph, après une grave inspection, il vous ressemble, maître, et voilà votre garçon.
Heathcliff poussa un rire de mépris.
—Dieu! quelle beauté! Quelle aimable et charmante créature! s'écria-t-il; on me l'aura nourri de limaçons et de petit lait, n'est-ce pas, Nelly? Que le diable m'emporte, c'est pire que je ne pensais, et le diable sait que je ne m'attendais pas à grand'chose!
Je fis descendre de cheval, puis entrer dans la maison, l'enfant tremblant et égaré. Il ne comprenait pas tout à fait la signification du discours de son père, ou bien ne se rendait pas compte qu'il en était l'objet; en vérité, il n'était pas encore certain que cet étranger sarcastique et dur fût son père. Mais il se serra contre moi avec un tremblement croissant; et comme M. Heathcliff avait pris un siège et l'avait appelé vers lui, il cacha son visage sur mon épaule et se mit à pleurer.
—Allons, allons, dit Heathcliff, étendant la main vers lui et l'attirant vivement entre ses genoux, puis le prenant par le menton. Pas de ces folies! Nous n'allons pas vous faire mal, Linton: c'est votre nom, n'est-ce pas? Ah! vous êtes bien entièrement l'enfant de votre mère! Où est ma part en vous, petit poulet pleurnichard?
Il enleva le bonnet de l'enfant, et, rejeta en arrière ses épaisses boucles blondes; puis il tâta les maigres bras et les petits doigts de son fils qui, pendant cet examen, cessa de pleurer, et leva ses grands yeux bleus sur son examinateur.
—Me connaissez-vous? demanda Heathcliff, après avoir constaté que tous les membres de l'enfant étaient également faibles et frêles.
—Non, dit Linton avec une peur vague.
—Non! Quelle honte que votre mère n'ait jamais cherché à éveiller votre pitié filiale envers moi! Eh bien, apprenez que vous êtes mon fils; et votre mère était une méchante coquine de vous laisser dans l'ignorance du sort de votre père. Allons, ne reculez pas et ne rougissez pas de cette façon, malgré que ce soit toujours une façon de montrer que vous avez du sang rouge. Soyez un bon garçon, et nous nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous asseoir, sinon retournez à la Grange. Je devine bien que vous aurez à y rapporter tout ce que vous avez entendu et vu, et le plus tôt sera le mieux.
—Eh bien, répondis-je, j'espère que vous serez bon pour l'enfant, M. Heathcliff, faute de quoi vous ne le garderez pas longtemps; et il est le seul parent que vous ayez désormais dans le monde, ne l'oubliez pas.
—Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant. Seulement, j'entends que personne autre ne soit bon pour lui, je veux avoir le monopole de ses affections. Et pour inaugurer mes bons procédés, Joseph, apporter à cet enfant quelque chose pour déjeuner. Hareton, infernal veau, allez à votre ouvrage! Oui, Nelly, ajouta-t-il, quand ils furent partis, mon fils est l'héritier présomptif de la Grange, et je ne veux pas qu'il meure avant d'être assuré d'avoir sa succession. De plus, il est à moi, et je veux avoir le triomphe de voir mon descendant maître de leurs biens. C'est la seule considération qui pourra me faire supporter ce petit drôle: car je le méprise pour lui-même et je le hais pour les souvenirs qu'il fait revivre. Mais cette considération suffit: mon enfant sera aussi en sûreté chez moi, et élevé aussi soigneusement, que celui de votre maître chez lui. J'ai une chambre là-haut, toute prête pour lui, dans le style le plus élégant. J'ai aussi engagé un tuteur, qui doit venir trois fois par semaine, de vingt milles d'ici, pour lui enseigner ce qu'il voudra apprendre. J'ai ordonné à Hareton de lui obéir. En fait, j'ai arrangé toutes choses pour préserver en lui le supérieur et le gentleman. Je regrette seulement qu'il mérite si peu tout ce dérangement: si je pouvais désirer quelque bonheur dans ce monde, c'était de trouver en lui un digne objet de fierté, et je suis amèrement désappointé avec ce petit misérable tout pâlot et tout geignant.
Pendant qu'il parlait, Joseph revint avec un plat de porridge au lait, et le plaça devant Linton, qui considéra cette nourriture domestique avec un regard d'aversion et déclara qu'il ne pouvait pas le manger. Je vis que le vieux domestique partageait pleinement le mépris de son maître pour l'enfant, mais qu'il se trouvait obligé de garder pour lui son sentiment, à cause du désir d'Heathcliff de voir son fils respecté de ses inférieurs.
—Vous ne pouvez pas le manger? répéta-t-il, regardant en face le petit Linton, et baissant la voix pour ne pas être entendu. Mais Master Hareton n'a jamais mangé autre chose quand il était petit; et ce qui était assez bon pour lui doit être assez bon pour vous, il me semble.
—Je n'en mangerai pas, répondit Linton d'un ton hargneux. Enlevez cela d'ici.
Joseph prit le plat avec un geste indigné et vint nous l'apporter.—Y a-t-il quelque chose de mauvais dans cette nourriture? demanda-t-il en la présentant à Heathcliff.
—Et qu'est-ce qu'il y aurait de mauvais?
—Ah! fit Joseph, c'est que ce garçon a le goût difficile et dit qu'il ne peut pas en manger. Mais sa mère était comme lui.
—Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître d'un ton lâché; donnez-lui quelque chose qu'il puisse manger, voilà tout.
—Quelle est sa nourriture ordinaire, Nelly?
J'indiquai du lait chaud ou du thé; et des ordres furent donnés en conséquence à la servante.
—Allons, me dis-je, l'égoïsme de son père contribuera du moins à lui rendre la vie confortable. Heathcliff se rend compte de la constitution délicate de l'enfant et de la nécessité de le bien traiter. M. Edgar sera consolé en apprenant que les choses ont pris cette tournure.
Comme je n'avais pas d'excuse pour rester plus longtemps, je sortis, me glissant hors de la chambre, pendant que Linton était occupé à repousser timidement les avances d'un gros chien de berger. Mais le garçon était trop en alerte pour ne pas me voir, et comme je fermais la porte, je l'entendis pleurer en répétant avec frénésie:
—Ne me quittez pas!—Je ne veux pas rester ici! je ne veux pas rester ici!
J'entendis alors que l'on soulevait, puis qu'on laissait retomber le loquet; on se refusait à le laisser sortir. Je montai sur le cheval et le mis au trot. Ainsi se termina ma courte surveillance.
CHAPITRE III
Nous eûmes bien de l'embarras avec Cathy ce jour là; elle s'était levée toute joyeuse, impatiente de rejoindre son cousin; et lorsqu'elle apprit son départ, elle eut des larmes et des lamentations si passionnées qu'Edgar lui-même fut obligé, pour la calmer, d'affirmer que Linton ne tarderait pas à revenir: «Si seulement je puis l'obtenir» ajouta-t-il, et c'était ce qu'il n'espérait guère. Cette promesse ne put la rassurer tout à fait; mais le temps eu plus de pouvoir; et la jeune fille, tout en demandant parfois à son père quand Linton reviendrait, finit par oublier complètement ses traits.
Toutes les fois que j'avais l'occasion de rencontrer à Gimmerton la servante de Wuthering Heights, je lui demandais comment allait l'enfant, car il vivait aussi retiré que Catherine elle-même, et jamais on ne le voyait. J'appris de cette femme qu'il continuait à être de faible santé et de fatigante compagnie. M. Heathcliff semblait le prendre sans cesse davantage en aversion, tout en se donnant quelque peine pour cacher son sentiment; il avait delà répugnance pour le son de sa voix, et ne pouvait se résoudre à rester dans une même chambre avec lui. Rarement le père et l'enfant se parlaient. Linton apprenait ses leçons et passait ses soirées dans un petit appartement qu'on avait appelé le parloir; le reste de la journée il ne sortait pas de son lit, ayant toujours des toux, et des rhumes, et des douleurs de toutes sortes.
—Et jamais je n'ai connu une créature si peu courageuse, ajouta la femme, ni si préoccupée d'elle-même. «Si je laisse la fenêtre ouverte un peu tard dans la soirée, il se plaint, comme si un souffle d'air devait le tuer. Il demande à avoir du feu au milieu de l'été; et la fumée de la pipe de Joseph est du poison pour lui; et il faut toujours qu'il ait des sucreries et des friandises, et toujours du lait, sans s'occuper de ce qui reste pour nous. Il est là, enveloppé dans son manteau de fourrures et assis dans son fauteuil près du feu, à grignoter; et si, par compassion, Hareton vient l'amuser—car Hareton est d'une nature rude, mais pas méchant—ils ne manquent pas de se séparer bientôt, l'un avec des jurons et l'autre avec des larmes. Je crois que, si ce n'était pas son fils, le maître autoriserait volontiers Earnshaw à le battre; et je suis sûre qu'il serait capable de le mettre à la porte s'il connaissait seulement la moitié des commodités dont il s'entoure. Mais, sans doute pour ne pas courir le danger d'en être tenté, jamais il n'entre dans le parloir; et si le petit Linton fait des manières devant lui, il l'envoie aussitôt dans sa chambre.»
Je devinai, d'après ces paroles, que le manque de toute sympathie avait rendu le jeune Heathcliff égoïste et désagréable, à supposer qu'il ne l'ait pas été de naissance; et ainsi mon intérêt pour lui décrût, malgré que je continuasse à plaindre son sort, et à regretter qu'on ne l'eût pas laissé avec nous. M. Edgar m'encourageait à obtenir des renseignements: il pensait beaucoup à son neveu et aurait couru de grands risques pour le voir. Il me dit une fois de demander à la servante si le petit Linton allait jamais à Gimmerton. Mais la servante me répondit qu'il n'y était allé que deux fois, à cheval, en compagnie de son père, et que les deux fois il s'était plaint d'être tout courbaturé pendant les jours qui avaient suivi. Deux ans après l'arrivée du petit, cette servante quitta la maison et fut remplacée par une autre que je ne connais pas.
La vie se poursuivit à la Grange, de la même gentille façon qu'autrefois, jusqu'à ce que Miss Cathy eut seize ans. Nous ne fêtions jamais l'anniversaire de sa naissance, parce que c'était aussi l'anniversaire de la mort de ma défunte maîtresse. Son père ne manquait jamais de passer cette journée seul, dans la bibliothèque; le soir tombant, il allait jusqu'au cimetière de Gimmerton, et souvent prolongeait son absence au-delà de minuit. Catherine se trouvait donc ce jour-là abandonnée à elle-même. Le 20 mars fut, cette année-là une admirable journée de printemps. Après que son père se fut retiré, la jeune fille descendit, habillée pour sortir, et me demanda de faire avec elle une promenade sur la lande; M. Linton l'y avait autorisée, pourvu que la promenade fut courte et ne dépassât pas une heure.
—Ainsi, hâtez-vous, Ellen, me cria-t-elle. Je sais où je veux aller: il y a un endroit où s'est fixée toute une colonie d'oiseaux, et je veux voir s'ils ont fait leurs petits.
—Mais cela doit être très loin, répondis-je.
—Non, du tout, j'y suis allée avec papa.
Je mis mon bonnet et sortis, sans plus songer à la chose. Elle sautait devant moi, puis retournait me rejoindre, et de nouveau s'élançait en avant comme un jeune lévrier. Moi-même étais toute heureuse à écouter chanter les alouettes, et à jouir de la douce chaleur du soleil, et à considérer ma délicieuse petite amie, avec ses boucles dorées volant sur ses épaules, et ses joues brillantes comme des roses sauvages, et ses yeux tout rayonnants de plaisir parfait. Elle était véritablement comme un ange, dans ce temps-là.
—Eh bien, lui dis-je, où donc sont vos oiseaux, miss Cathy? Nous devrions y être arrivées et nous sommes déjà très loin du parc.
—Oh, un petit peu plus loin, un tout petit peu plus loin, Ellen! me répondait-elle. Vous n'avez qu'à monter cette petite colline, et avant que vous ne soyez arrivée de l'autre côté, j'aurai fait lever les oiseaux.
Mais il y avait tant de collines à grimper que je finis par me sentir fatiguée, et lui dis de nous arrêter et de revenir à la maison. Mais elle, qui s'était avancée très loin de moi, soit qu'elle n'ait pas pu ou pas voulu m'entendre, elle continua à courir en avant, et je fus forcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux, et avant que j'eusse pu la revoir, elle était au moins à deux milles plus près de Wuthering Heights que de sa maison; et je vis la jeune fille arrêtée par deux personnes dont l'une me parut devoir être M. Heathcliff lui-même.
Cathy avait été prise sur le fait de ravager, ou tout au moins d'explorer, les nids des grouses. Les Heights étaient la propriété d'Heathcliff, et celui-ci réprimandait la jeune fille.
—Je n'en ai ni trouvé ni pris un seul, disait celle-ci au moment où je m'approchais. Je n'avais aucune intention d'en prendre, mais papa m'avait dit qu'il y en avait une quantité ici, et je voulais seulement voir les œufs.
Heathcliff me regarda avec un sourire méchant, laissant voir qu'il savait à qui il avait à faire; après quoi il demanda à la jeune fille qui était son papa.
—M. Linton de Thrushcross-Grange, répondit-elle. Et je suppose que vous ne m'auriez pas parlé de cette façon si vous aviez su qui j'étais.
—Ainsi vous supposez que monsieur votre papa est hautement estimé et respecté? fit Heathcliff d'un ton sarcastique.
—Et vous, qui êtes-vous? demanda Catherine, le considérant curieusement. Et cet homme-ci, est-ce votre fils?
Elle désigna Hareton que les années n'avaient fait que rendre plus grand et plus fort, sans lui rien enlever de sa gaucherie et de sa rudesse.
—Miss Cathy, interrompis-je, il y aura bientôt trois heures que nous sommes sorties, au lieu d'une, il faut que nous rentrions.
—Non, cet homme n'est pas mon fils, répondit-il après m'avoir écarté de la main. Mais j'ai un fils que vous avez, je crois, déjà vu. Et bien que votre nourrice soit si pressée, je crois que vous et elle ne vous trouverez pas mal d'un peu de repos. Ne voulez-vous pas traverser ce coin de bruyères et entrer un instant dans ma maison? Vous pouvez être sûres d'y être bienvenues.
Je murmurai à Catherine qu'elle ne devait en aucune façon accepter cette proposition.
—Et pourquoi? demanda-t-elle tout haut. Je suis fatiguée de courir et le terrain est trop mouillé de rosée pour que je puisse m'asseoir ici. Allons-y, Ellen. Et puis cet homme dit que j'ai vu son fils. Je suppose qu'il se trompe; mais je devine ou il demeure: dans cette ferme que l'on voit en revenant de Pennistone Crags, n'est-ce pas?
—Oui, en effet. Allons Nelly, taisez-vous! Hareton, allez en avant avec la fille, et vous, Nelly, vous allez marcher avec moi.
—Non, je ne veux pas qu'elle entre chez vous! m'écriai-je, m'efforçant de délivrer mon bras qu'il avait saisi. Mais la jeune fille était déjà presque aux pierres de la porte, courant à toute volée. Le compagnon qu'on lui avait désigné n'avait pas eu la prétention de l'escorter et, arrivé à la route, il l'avait quittée.
—M. Heathcliff, dis-je, ceci est très mal, car vous savez bien que ce n'est pas dans une bonne intention. Maintenant elle va voir Linton, et tout raconter aussitôt que nous serons revenus, et c'est sur moi que retombera tout le blâme.
—Je tiens à ce qu'elle voie Linton, répondit-il; il a justement meilleure apparence tous ces jours-ci, et il ne lui arrive pas souvent d'être en état d'être vu. Et puis, nous aurons vite fait de lui persuader de tenir la visite secrète; où est le mal là-dedans!
—Le mal est que son père va me détester s'il apprend que je lui ai permis d'entrer dans votre maison, et puis je suis convaincue que vous avez un mauvais dessein en l'encourageant à entrer chez vous.
—Mon dessein, répondit-il, est aussi honnête que possible. Le voici d'ailleurs en entier, Nelly: c'est que les deux cousins puissent devenir amoureux l'un de l'autre et se marier. Vous voyez que j'agis généreusement envers votre maître; sa fille n'a rien en vue, et, si elle seconde mes désirs, elle deviendra tout de suite mon héritière en commun avec Linton.
—Mais si Linton meurt, répondis-je—et sa vie est bien peu sûre—Catherine sera l'héritière.
—Non, nullement. Il n'y a aucune clause dans le testament qui l'établisse. La propriété de mon fils me reviendra à moi, mais, pour prévenir les querelles, je désire leur union, et je suis résolu à la faire.
—Et moi, je suis résolue à ne laisser jamais ma maîtresse s'approcher de nouveau de votre maison! répliquai-je, au moment où nous arrivions à la porte, où Miss Cathy nous attendait.
Heathcliff m'ordonna de rester tranquille, et, nous précédant dans le sentier, alla nous ouvrir la porte. Catherine le regarda à plusieurs reprises, comme si elle n'arrivait pas à savoir ce qu'elle devait penser de lui. Mais lui ne manquait pas de sourire lorsqu'il rencontrait son regard, et d'adoucir sa voix en lui parlant. J'eus même la folie de m'imaginer que la mémoire de sa mère pourrait le désarmer en sa faveur et l'empêcher de lui faire du tort. Linton se tenait debout près du foyer; il venait de rentrer d'une promenade dans les champs, car il avait encore le bonnet sur la tête, et était en train de demander à Joseph des bottines plus sèches. L'âge l'avait fait grandir: il allait avoir seize ans dans quelques mois. Ses traits étaient restés jolis, ses yeux et son teint étaient devenus plus brillants qu'auparavant, mais d'un éclat tout passager, et dû seulement à la bonne influence de l'air et du soleil.
—Eh bien, qui est-ce? demanda M. Heathcliff, se tournant vers Cathy. Pouvez-vous le dire à présent?
—Votre fils? dit-elle, après les avoir considérés l'un et l'autre.
—Oui, oui, répondit-il; mais est-ce la première fois que vous le voyez? Songez-y! Ah! Vous avez la mémoire courte. Linton, ne vous rappelez-vous pas votre cousine, que vous teniez tant à revoir quand vous êtes arrivé ici?
—Quoi, Linton! s'écria-t-elle à ce nom, toute allumée de joyeuse surprise. Est-ce le petit Linton? Mais il est plus grand que moi! Êtes-vous Linton?
Le jeune homme s'avança et se fît reconnaître: elle l'embrassa avec ardeur, et tous deux furent surpris des changements que le temps leur avait apportés. Catherine avait alors atteint toute la taille qu'elle a aujourd'hui, ses formes étaient à la fois pleines et élancées, ses membres élastiques comme l'acier, et son aspect général étincelait de santé et de vie. Quant à Linton, ses regards et ses mouvements étaient languides; ses formes bien grêles, mais il y avait dans ses manières une grâce qui adoucissait ces défauts et les empêchait de déplaire. Après avoir échangé avec lui de nombreuses marques d'affection, sa cousine s'avança vers M. Heathcliff, qui restait près de la porte, paraissant tout occupé à regarder au dehors, mais en réalité n'ayant d'attention que pour les observer.
—Mais alors, vous êtes mon oncle! s'écria-t-elle. Il me semblait bien que je vous aimais, bien que vous fussiez d'humeur désagréable. Pourquoi ne venez-vous pas faire visite à la Grange avec Linton? De vivre tant d'années si près l'un de l'autre et de ne jamais se voir, c'est bien étrange. Pourquoi avez-vous fait cela?
Elle s'était levée sur le bout des pieds pour l'embrasser.
—Je suis allé à la Grange une fois ou deux avant que vous ne fussiez née, répondit Heathcliff. Et maintenant, au diable; si vous avez des baisers à dépenser, donnez-les à Linton; sur moi ils sont perdus.
—Méchante Ellen! s'écria Catherine, se retournant vers moi avec ses caresses. Méchante Ellen d'avoir essayé de m'empêcher d'entrer! Mais désormais je ferai cette promenade tous les matins: je le puis, n'est-ce pas, mon oncle? Et de temps en temps j'amènerai papa. Ne serez-vous pas heureux de nous voir?
—Naturellement, répondit l'oncle avec une grimace mal contenue et qui témoignait de son aversion pour les deux visiteurs proposés. Mais attendez, poursuivit-il en se retournant vers Cathy: il vaut mieux que je vous dise la chose tout de suite. M. Linton a un préjugé contre moi. Il nous est arrivé jadis de nous quereller très durement; et si vous lui parlez de venir ici, il ne manquera pas de vous interdire aussitôt toute visite. Si donc vous avez quelque souci de voir votre cousin, à l'avenir, il faut que vous n'en disiez pas un mot: venez si vous voulez, mais n'en parlez pas.
—Et pourquoi vous êtes-vous querellés? demanda Catherine un peu abattue.
—Il me jugeait trop pauvre pour épouser sa sœur, et il fut fâché quand je l'eus obtenue; son orgueil était blessé et jamais il ne me le pardonnera.
—Cela est mal, dit la jeune fille, et il faudra qu'un jour je le lui dise. Mais Linton et moi n'avons aucune part dans votre querelle. Si c'est ainsi; je ne viendrai pas ici, mais il faudra que Linton vienne à la Grange.
—Ce sera trop loin pour moi, murmura son cousin; de faire quatre milles à pied me tuerait. Non, mais vous, Miss Catherine, venez ici de temps à autre, pas tous les matins, mais une ou deux fois par semaine.
Le père lança à son fils un regard d'amer mépris.
—J'ai bien peur, Nelly, d'en être pour ma peine, murmura-t-il. Miss Catherine, comme le drôle l'appelle, finira par découvrir ce qu'il vaut et par l'envoyer au diable. Ah! si ç'avait été Hareton! Savez-vous que vingt fois par jour j'envie Hareton, si dégradé qu'il soit? J'aurais adoré ce garçon s'il n'avait pas été ce qu'il est. Mais je crois que celui-là est à l'abri de l'amour de votre jeune dame. Et pour ce misérable avorton, nous comptons que ça ne durera guère passé dix-huit ans. Oh! l'insipide créature! Il est tout occupé à sécher ses pieds, et ne daigne même pas la regarder!... Linton!
—Oui, père, répondit l'enfant.
—N'avez-vous rien à montrer à votre cousine dans les environs, pas même un lapin ou un nid de belettes? Conduisez-la dans le jardin avant de changer de souliers, et puis dans l'étable pour voir votre cheval.
—Cela ne vous serait-il pas plus agréable de vous asseoir ici? demanda Linton à Catherine, d'un ton qui exprimait bien sa répugnance à se mouvoir de nouveau.
—Je ne sais pas, répondit-elle en jetant un regard sur la porte, comme si sa nature même l'entraînait à agir.
Lui, resta assis et se rapprocha du feu. Heathcliff se leva, alla dans la cuisine, puis dans la cour, appelant Hareton. Hareton répondit, et tous deux rentrèrent dans la maison. Le jeune homme était allé se laver, comme en témoignaient l'éclat de ses joues et l'humidité de ses cheveux.
—Oh! je veux vous le demander à vous, mon oncle, cria Miss Cathy. Ce garçon n'est pas mon parent, n'est-ce pas?
—Si fait, répondit-il, c'est le neveu de votre mère. Ne vous plaît-il pas?
Catherine avait une expression bizarre, en continuant à le regarder.
—N'est-ce pas un joli garçon? poursuivit Heathcliff.
L'impertinente demoiselle se dressa sur ses pieds et murmura quelque chose à l'oreille de son oncle. Celui-ci se mit à rire, et Hareton s'assombrit; je compris qu'il était très sensible aux manques d'égards qu'il soupçonnait, et qu'il avait une vague notion de son infériorité. Mais son maître ou gardien le rasséréna en s'écriant:
—Vous serez le favori parmi nous, Hareton, elle dit que vous êtes un...
—Quoi donc?
—Enfin quelque chose de très flatteur. Allez faire avec elle le tour de la ferme. Et rappelez-vous de vous conduire comme un gentleman; pas de mauvaises paroles, n'est-ce pas? Et quand la jeune dame ne vous regardera pas, ne la dévisagez pas, pour vous cacher ensuite la figure dès qu'elle tournera les yeux sur vous. Quand vous parlerez, parlez lentement, et sortez vos mains de vos poches. Allez, et amusez-la de votre mieux.
Le couple sorti, Heathcliff le considéra par la fenêtre. Earnshaw tenait constamment sa figure détournée et semblait considérer, avec la curiosité d'un étranger ou d'un artiste, le paysage environnant. Catherine le regardait à la dérobée, d'un regard qui n'exprimait pas une bien vive admiration. Après quoi elle se mettait en devoir de chercher une source d'amusement autour d'elle, et sautillait gaiement en fredonnant une chanson.
—J'ai lié sa langue, me dit Heathcliff. Il ne risquera pas une seule syllabe de toute la promenade. Nelly, vous vous rappelez ce que j'étais à son âge, ou plutôt quand j'avais quelques années de moins que lui. M'avez-vous vu un air si stupide?
—Oh! bien pire, répondis-je, parce qu'avec cela vous étiez plus maussade.
—Ce garçon me fait bien du plaisir, poursuivit-il, songeant tout haut. Il a réalisé mon attente. S'il était un sot de naissance, mon plaisir aurait été moindre de moitié. Mais il n'est pas sot, et je peux sympathiser avec tous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je sais par exemple exactement ce qu'il souffre en cet instant et ce n'est rien en comparaison de ce qu'il aura encore à souffrir. Et jamais il ne sera capable de sortir de son abîme de grossièreté et d'ignorance. Je l'ai enchaîné de plus près que sa canaille de père n'avait fait pour moi, je l'ai fait descendre plus bas, car je lui ai fait trouver son orgueil dans son abrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme mesquin et misérable tout ce qui était au-dessus de l'animalité. Ne pensez-vous pas que Hindley serait fier de son fils s'il pouvait le voir, presque aussi fier que je le suis du mien? La différence est seulement que l'un est de l'or employé comme pierre de pavage, tandis que l'autre est du plomb poli pour singer l'argent. Mais le meilleur de tout cela est que Hareton m'adore. Vous avouerez qu'en cela j'ai enfoncé Hindley! Si cet animal défunt pouvait se lever de son tombeau et me reprocher mes torts envers son enfant, j'aurais l'amusement de voir le susdit enfant le repousser, et s'indigner de ce qu'il ose s'en prendre au seul ami qu'il ait sur la terre!
Cependant notre jeune compagnon, qui était assis trop loin de nous pour pouvoir nous entendre, commença à manifester des symptômes d'embarras, comme s'il se repentait d'avoir refusé la société de Catherine par peur d'une petite fatigue. Son père remarqua les regards qu'il lançait à la fenêtre, et la façon hésitante dont il étendait la main pour prendre son chapeau.
—Levez-vous, paresseux! lui cria-t-il d'un ton qu'il voulait cordial. Courez après eux! Ils sont tout juste au coin, près de la ruche.
Linton recueillit ses forces et sortit. Au même moment, par la fenêtre ouverte, j'entendis que Cathy demandait à son peu sociable compagnon ce que signifiait l'inscription au-dessus de la porte. Hareton leva la tête, puis la secoua comme un véritable clown.
—C'est quelque maudite écriture, répondit-il; je ne puis la lire.
—Vous ne pouvez la lire! s'écria Catherine. Je le peux moi, c'est de l'anglais, mais je voudrais savoir pourquoi c'est ici.
Linton se mit à ricaner. Ce fut la première manifestation de gaieté que je vis chez lui.
—Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine; auriez-vous pu croire à l'existence d'un pareil âne?
—A-t-il perdu les sens, demanda sérieusement Miss Cathy, ou bien est-il idiot? Voilà deux fois que je le questionne, et chaque fois il a un air si stupide qu'il ne paraît pas me comprendre. En tout cas j'ai, moi, bien de la peine à le comprendre.
Linton renouvela son rire, et jeta un regard de sarcasme sur Hareton, qui, à coup sûr, ne paraissait pas dans ce moment tout à fait dénué de compréhension.
—C'est une pure affaire de paresse, observa Linton; n'est-ce pas vrai, Earnshaw? Ma cousine se figure que vous êtes idiot. Vous voyez maintenant quelle est la conséquence de votre mépris pour les livres! Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible façon de prononcer?
—Eh bien, et où diable est le mal? grommela Hareton, qui faisait moins d'embarras pour répondre à son compagnon de tous les jours.
—Quel besoin avez-vous, de faire intervenir le diable dans cette phrase? ricana Linton. Papa vous a dit d'éviter les mauvaises paroles, et vous ne pouvez pas ouvrir la bouche sans en lâcher une. Essayez donc un peu de vous conduire comme un gentleman.
—Si tu n'étais pas une fille, plutôt qu'un garçon, je te jetterais à terre à l'instant, misérable avorton! répliqua le jeune homme furieux, se retirant la figure brûlée de rage et de douleur; il avait conscience d'être insulté et ne savait comment y répondre.
M. Heathcliff, qui avait entendu comme moi cette conversation, sourit en voyant s'éloigner Hareton; mais il y eut ensuite dans son regard une répugnance singulière pour le couple bavard, qui continuait à causer près de la porte. Linton exposait, avec assez d'animation, les fautes et les défauts d'Hareton, racontant toutes sortes d'anecdotes à l'appui; et la jeune fille s'amusait de ses railleuses et méprisantes paroles, sans prendre garde à la méchanceté d'âme qu'elles témoignaient. Je commençais à détester Linton plus qu'à le plaindre, et à excuser son père en quelque façon du peu de cas qu'il faisait de lui.
Nous restâmes ainsi jusqu'à l'après-midi, car il m'avait été impossible de faire partir plus tôt Miss Catherine; mais, par bonheur, mon maître n'avait pas quitté son appartement et ne savait rien de notre absence prolongée. Pendant que nous rentrions à la maison, j'aurais voulu expliquer à la jeune fille le caractère des gens que nous venions de quitter; mais elle s'était fourré dans la tête que j'avais des préventions contre eux.
—Ah! ah! criait-elle, vous prenez le parti de papa, Ellen, vous êtes partiale, sans cela vous ne m'auriez pas entretenue tant d'années dans l'idée que Linton demeurait très loin d'ici. Je suis très fâchée; mais j'ai tant de plaisir, que je ne puis le faire voir. «Seulement, je veux que vous vous taisiez au sujet de mon oncle; rappelez-vous qu'il est mon oncle et je vais gronder papa pour s'être querellé avec lui.»
Je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Ce soir là, elle ne dit rien de sa visite, parce qu'elle ne vit pas M. Linton. Mais le jour suivant, tout fut dévoilé, à mon grand chagrin, encore que, dans ma tristesse, j'eusse la joie de penser que M. Linton porterait mieux que moi le fardeau d'avoir à diriger et à prévenir sa fille. Mais il était trop timide pour lui fournir des raisons satisfaisantes, dans la défense qu'il lui faisait d'entrer en relation avec les Heights, et Catherine ne se contentait pas à moins d'excellentes raisons.
—Papa, s'écria-t-elle dès le matin en l'embrassant, devinez qui j'ai vu hier dans ma promenade sur la lande! Ah! papa, vous avez tressailli, vous avez senti que vous aviez eu tort, n'est-ce pas! Mais écoutez, j'ai vu... mais écoutez et vous allez voir comment j'ai découvert la chose. Et Ellen, qui est liguée avec vous et qui me défendait toujours d'espérer le retour de Linton!
Elle raconta fidèlement l'excursion et ses conséquences; et mon maître, tout en jetant de temps à autre vers moi un regard de reproche, n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'elle eût fini son récit. Alors, il la tira vers lui et lui demanda si elle savait pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser que c'était pour la priver d'un plaisir inoffensif?
—Mais, c'est parce que vous n'aimez pas M. Heathcliff, répondit-elle.
—Alors vous croyez que j'ai plus de souci de mes propres sentiments que des vôtres, Cathy? Non, ce n'est pas parce que je déteste M. Heathcliff, c'est parce que M. Heathcliff me déteste et que c'est un homme diabolique, trouvant son plaisir à blesser ou à ruiner ceux qu'il déteste, dès qu'ils lui en fournissent la moindre occasion. Je savais que vous ne pouviez pas rester en relations avec votre cousin sans entrer en contact avec lui. Et comme je savais qu'il vous détesterait à cause de moi, j'ai pris mes précautions, dans votre intérêt, pour que vous ne puissiez pas revoir Linton. J'avais l'intention de vous expliquer cela un jour, quand vous seriez plus âgée, mais maintenant je regrette d'avoir tant tardé.
—Mais M. Heathcliff a été tout à fait cordial, papa! fit observer Catherine, qui n'avait pas l'air convaincue. Lui, n'a fait aucune objection à ce que nous nous voyions. Il m'a dit que je pourrais venir dans sa maison tant que je voudrais, seulement que je ne devais pas vous le dire, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne pouviez pas lui pardonner son mariage avec ma tante Isabella. Et c'est vrai, c'est vous même qu'il faut blâmer dans cette affaire. Lui, il consent à nous laisser enfin devenir amis, Linton et moi, et vous, vous le refusez.
Voyant qu'il n'y avait pas à espérer d'être cru sur parole, mon maître esquissa rapidement à sa fille la conduite d'Heathcliff à l'égard d'Isabella, et la manière dont Wuthering Heights était devenu sa propriété. Il ne pouvait supporter de parler longtemps sur ce sujet, éprouvant toujours pour son ancien ennemi la même horreur et la même haine, depuis la mort de Madame Linton. Il songeait toujours que, sans lui, sa femme vivrait encore, et c'est ainsi qu'à ses yeux Heathcliff paraissait comme un meurtrier. Miss Cathy, qui ne connaissait d'autres mauvaises actions que ses petites désobéissances, injustices ou colères, dont elle ne manquait jamais de se repentir le lendemain, fut atterrée de cette noirceur d'âme qui pouvait couver une vengeance pendant des années et poursuivre obstinément ses plans sans l'ombre d'un remords. Elle parut si profondément impressionnée et choquée de ce nouvel aspect de la nature humaine, que M. Edgar jugea inutile de poursuivre ce sujet; il se contenta d'ajouter qu'il lui expliquerait plus tard pourquoi il voulait qu'elle évitât la maison et la famille de cet homme, lui disant de reprendre son ancienne vie, en attendant, et de ne plus songer à son aventure de ce jour là.
Catherine embrassa son père et s'assit tranquillement pendant une heure ou deux, suivant l'habitude, pour travailler à ses leçons; puis, elle accompagna son père dans la visite qu'il fit à ses terres, et toute la journée se passa comme d'habitude; mais le soir, quand elle se fut retirée dans sa chambre et que j'allai l'aider à se déshabiller, je la trouvai agenouillée et pleurant au bord de son lit.
—Oh! fi! le vilain enfant, m'écriai-je. S'il vous était jamais arrivé d'avoir un chagrin réel, vous auriez honte de perdre une seule larme pour cette petite contrariété. On voit bien que vous n'avez jamais eu l'ombre d'une vraie douleur. Supposez pour une minute que votre père et moi nous sommes morts et que vous êtes seule au monde: qu'est-ce que vous éprouverez alors? Comparez l'occasion présente avec une affliction comme celle là et soyez reconnaissante aux amis que vous avez, au lieu d'en souhaiter de nouveaux.
—Ce n'est pas pour moi que je pleure, Ellen, c'est pour lui. Il s'attendait à me revoir demain et il va être si désappointé! il m'attendra et je ne viendrai pas!
—Quelle folie! croyez-vous qu'il pense autant à vous que vous pensez à lui? N'a-t-il pas la compagnie d'Hareton? Personne au monde ne pleurerait de perdre une connaissance à peine entrevue deux fois. Linton devinera ce qui en est et ne se souciera pas davantage de vous.
—Mais ne puis-je pas lui écrire une note pour lui dire pourquoi je ne peux pas venir? demanda-t-elle, se dressant debout. Je voudrais seulement lui envoyer ces livres que j'ai promis de lui prêter? Il a tant désiré les avoir.
—Non, en vérité, non, répondis-je, d'un ton décidé. Il n'aurait qu'à vous répondre et cela n'aurait plus de fin. Non, Miss Catherine, il faut que vos relations cessent tout à fait; papa le veut et je veillerai à ce qu'il en soit ainsi.
—Mais pourtant, une simple petite note? reprit la jeune fille d'un air suppliant.
—Silence, l'interrompis-je, et allez au lit.
Elle me jeta un regard si maussade que je voulus d'abord ne pas l'embrasser comme je faisais tous les soirs; j'arrangeai son lit et refermai sa porte; mais bientôt j'eus un repentir, et revins doucement sur mes pas. Voilà que je trouve la jeune fille debout à sa table avec une feuille de papier blanc devant elle et un crayon à la main, sans qu'elle ait eu le temps de se cacher assez vite pour me cacher ce qu'elle faisait.
—Vous ne trouverez personne pour porter cela, Catherine, dis-je, si vous l'écrivez; et maintenant je vais éteindre votre bougie.
C'est ce que je fis, malgré une tape sur la main que me donna Catherine et un cri de «méchante créature!» qu'elle m'octroya. Après quoi je la quittai dans une de ses pires humeurs. La lettre fut terminée et portée à sa destination par un laitier qui venait du village; mais je n'appris cela que longtemps après. Les semaines se passèrent et Cathy reprit son humeur habituelle; elle aimait seulement désormais à se dérober dans les coins; et souvent, lorsque je m'approchais d'elle tout d'un coup pendant qu'elle lisait, elle tressaillait et fermait le livre, pour m'empêcher de le voir; et parfois je découvrais des coins de feuillets de papier sortant d'entre les pages. Elle imagina aussi de descendre de sa chambre très tôt le matin et de rôder autour de la cuisine comme si elle attendait l'arrivée de quelque chose. Dans un cabinet de la bibliothèque, elle avait un petit tiroir où elle fourrageait pendant des heures et dont elle avait toujours soin d'emporter la clé avec elle.
Un jour, pendant qu'elle examinait ce tiroir, j'observai moi-même que les jouets et les bibelots qu'il avait contenus en dernier lieu avaient été remplacés par des paquets de papiers pliés. Cette découverte excitant ma curiosité et mes soupçons, je décidai de connaître les mystérieux trésors de Catherine. Le soir, dès que la jeune fille et son père furent bien installés en haut, je cherchai et trouvai sans peine parmi les clés une clé qui allât à la serrure du tiroir. Je pris dans mon tablier tout ce qui s'y trouvait et l'emportai dans ma chambre pour l'examiner à loisir. Quoi que j'eusse pu soupçonner, je fus surprise de découvrir que ces papiers formaient une énorme correspondance,—presque journalière évidemment,—écrite par Linton Heathcliff en réponse à des lettres de Catherine. Les premières étaient embarrassées et courtes; mais par degrés, elles cédaient la place à de très abondantes lettres d'amour, folles, comme il convenait à l'âge de leur auteur, mais avec des touches çà et là qui me parurent empruntées. J'en gardai autant qu'il me parut nécessaire, les liai dans un mouchoir et les mis de côté, après quoi je refermai le tiroir vide.
Le lendemain, suivant son habitude, ma jeune dame descendit de très bonne heure et vint à la cuisine. Je la vis s'avancer vers la porte lorsqu'arriva un certain petit garçon chargé d'emporter le lait, et je vis qu'elle mettait quelque chose dans la poche de sa jaquette et qu'elle en retirait quelque chose. Je fis le tour par le jardin et guettai le passage du messager. Celui-ci eut la fâcheuse idée de lutter pour défendre ce qu'il portait, de sorte que tout le lait se trouva répandu par terre; mais je parvins à lui arracher la lettre, et après l'avoir menacé des plus sérieuses conséquences s'il persévérait, je restai sous le mur, à parcourir la composition amoureuse de Miss Cathy, qui me parut plus simple et plus éloquente que celles de son cousin. Je rentrai pensive à la maison. Comme la journée était humide et que la jeune fille ne pouvait s'amuser à errer dans le parc, sitôt son travail fini, je la vis aller vers le tiroir. Son père était assis à la table avec un livre; moi de mon côté, je m'étais mise à arranger les franges d'un rideau, sans perdre des yeux la jeune fille. Jamais un oiseau trouvant vide à son retour le nid qu'il avait laissé plein de ses joyeux petits, jamais il n'exprima un désespoir plus complet par ses cris et ses battements d'ailes, que Miss Cathy par son seul «oh!» et le changement de ses traits. M. Linton leva la tête.
—Qu'est-ce que c'est, ma chérie, vous êtes vous blessée? dit-il, lui donnant à entendre par le ton de sa voix que du moins ce n'était pas lui qui avait découvert la cachette.
—Non, papa, murmura-t-elle I Ellen, Ellen! venez avec moi dans ma chambre, je suis malade.
J'obéis et la suivis.
—Oh, Ellen! C'est vous qui les avez prises! s'écria-t-elle aussitôt que nous fûmes seules, en se mettant à genoux. Oh! rendez-les moi et jamais, jamais je ne recommencerai. Ne le dites pas à papa. Vous ne l'avez pas dit à papa, Ellen, n'est-ce pas? J'ai été très méchante, mais je ne le serai plus.
Je restai grave et sévère, et lui ordonnai de se relever.
—Ainsi, m'écriai-je, Miss Cathy, vous êtes allée assez loin, il me semble et vous avez vraiment de quoi être honteuse. Ah! vous avez là de beaux morceaux à étudier pendant vos heures de loisir; cela vaudrait la peine d'être imprimé. Et que supposez-vous que pensera votre père quand je lui montrerai ces lettres; car vous n'imaginez pas que je garderai cachés vos ridicules secrets. Fi! Et c'est évidemment vous qui avez commencé, car lui, j'en suis sûre, n'en aurait pas eu l'idée.
—Non, non, sanglota Catherine, dont le cœur se brisait; jamais je n'ai eu l'idée de l'aimer avant que...
—De l'aimer! m'écriai-je, en mettant à ce mot tout le mépris que je pouvais. De l'aimer! A-t-on jamais entendu rien de pareil. C'est comme si je disais que j'aime le meunier, qui vient une fois par an chercher le grain. Un bel amour, en vérité! Un garçon que vous avez vu deux fois, et pas plus de quatre heures en tout. Voilà le paquet; je vais aller le porter à votre père dans la bibliothèque et nous verrons ce qu'il pense de cet amour!
Elle s'élança pour reprendre ses précieuses lettres, mais je les tins au-dessus de ma tête. Alors elle se mit à me supplier avec frénésie de les brûler, de faire tout plutôt que de les montrer. Et comme, en effet, j'étais aussi disposée à rire qu'à gronder, considérant tout cela comme de petites folies d'enfants, je fini par céder et lui dis:
—Si je consens à les brûler, me promettez-vous de ne plus jamais envoyer ni recevoir une lettre, ni un livre, ni des boucles de cheveux, ni des bagues, ni des jouets?
—Jamais nous ne nous envoyons de jouets! cria Catherine, blessée dans sa fierté.
—Alors, ni quoi que ce soit, ma jeune dame. Si vous ne voulez pas me le promettre, je descends chez votre père.
—Je vous le promets! Ellen, fit-elle en s'attachant à ma robe. Oh! jetez les dans le feu, vite, vite.
Mais quand je m'approchai du feu pour leur préparer une place, le sacrifice lui parut trop cruel. Elle me conjura de lui en garder une ou deux.
Je dénouai le mouchoir et jetai les lettres dans le feu.
—Je veux en avoir une, méchante sorcière! cria-t-elle, plongeant sa main dans le feu pour en retirer quelques fragments à demi-consumés.
—Très bien, et moi je veux en avoir aussi quelques-unes pour montrer à votre père, répondis-je, reprenant ce qui restait des lettres et me dirigeant vers la porte.
Alors elle rejeta au feu les feuilles noircies et me pressa de hâter le sacrifice. Quand ce fut fini, je secouai les cendres, les enterrai sous un seau de charbon; et elle, sans rien dire, se retira dans sa chambre. Je descendis dire à mon maître que la crise de la jeune dame était presque passée, mais que je jugeais qu'il valait mieux pour elle rester quelque temps étendue. Elle refusa de dîner, mais elle descendit pour le thé, pâle et les yeux rouges, mais en somme paraissant tout à fait soumise. Le lendemain matin, je répondis à la lettre de Linton par une petite note ou j'avais mis: «Master Heathcliff est prié de ne plus envoyer de communications à Miss Linton, celle-ci étant dans l'impossibilité de les recevoir.» Et depuis lors le petit garçon vint à la ferme les poches vides.
CHAPITRE IV
L'été s'enfuit et la première partie de l'automne. C'était déjà passé la Saint Michel, mais la moisson était tardive, cette année-là, et beaucoup de nos champs n'avaient pas encore été débarrassés de leur blé. M. Linton et sa fille aimaient à se promener parmi les moissonneurs; et comme ils restaient jusqu'à la nuit et que les soirées étaient fraîches et humides, mon maître prit un mauvais rhume qui se fixa obstinément dans sa poitrine et le confina dans la maison pour tout l'hiver, presque sans interruption.
La pauvre Cathy, toute remuée de son petit roman, était devenue plus triste et plus maussade lorsqu'elle avait dû y renoncer. Son père insistait pour qu'elle lût moins et prit plus d'exercice. Comme il ne pouvait lui tenir compagnie, je crus de mon devoir de le remplacer autant que possible auprès d'elle; mais c'est à peine si je pouvais économiser une heure ou deux sur mes nombreuses occupations pour l'accompagner, et puis je savais que ma société lui était bien moins agréable que celle de son père.
Une après-midi d'octobre ou du début de novembre—une après-midi fraîche et humide où le ciel bleu était à demi caché par des nuages gris s'élevant rapidement de l'ouest,—je priai ma jeune dame d'avancer l'heure de sa promenade, l'averse ne pouvant manquer d'arriver. Elle refusa et je dus, à contre-cœur, revêtir un manteau et prendre un parapluie pour l'accompagner dans une petite course jusqu'au bout du parc: c'était la promenade où elle se bornait d'ordinaire quand elle avait l'esprit très abattu, et cela lui arrivait invariablement lorsqu'elle avait deviné que son père allait plus mal. Elle marchait tristement sous le vent froid, sans plus songer à courir ni à sauter. Je cherchais autour de moi quelque moyen de détourner sa pensée vers des choses plus gaies.
—Regardez, Miss, m'écriai-je, désignant du doigt un renfoncement, auprès des racines d'un arbre tout tordu. L'hiver n'est pas encore arrivé ici. Voilà une petite fleur, la dernière de cette multitude de campanules qui coloraient de lilas ce gazon en juillet. Voulez-vous grimper et la cueillir pour la montrer à papa?
Catherine considéra longtemps la fleur solitaire et toute tremblante; puis elle me répondit:
—Non je ne veux pas y toucher; mais comme elle a l'air mélancolique, n'est-ce pas, Ellen?
Elle refusa de courir, de se distraire en aucune façon, de temps à autre, il me parut qu'elle levait ses mains vers son visage, comme pour essuyer des larmes.
—Catherine, pourquoi pleurez-vous? chérie, lui demandai-je en appuyant mon bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que votre père a un rhume; il faut se réjouir de ce que ce ne soit rien de pire.
—Oh! mais ce sera quelque chose de pire, me dit-elle. Et que ferai-je quand papa et vous m'aurez quittée et que je serai toute seule? Je ne puis oublier vos paroles, Ellen; elles me résonnent toujours dans l'oreille. Comme la vie sera changée, comme ce inonde me paraîtra lugubre lorsque papa et vous serez morts!
—Personne ne peut dire si ce n'est pas vous qui mourrez la première, répondis-je. C'est mal de prévoir le malheur. Espérons qu'il se passera des années et des années avant qu'aucun de nous ne meure: votre père est jeune, et moi je suis forte, j'ai à peine quarante-cinq ans. Ma mère a vécu quatre-vingts ans, et s'est bien portée jusqu'au bout.
—Mais ma tante Isabella était plus jeune que papa, me dit la jeune fille en me regardant, avec un espoir timide d'être mieux consolée.
—Votre tante n'a eu ni vous ni moi pour prendre soin d'elle, répondis-je. Elle n'était pas aussi heureuse que M. Linton et n'avait pas autant de raisons pour vivre. Tout ce que vous avez à faire, c'est d'être pleine d'attentions pour votre père, et de l'égayer en vous montrant heureuse à ses yeux, et d'éviter de lui donner de l'anxiété sur aucun sujet. Rappelez-vous cela, Cathy! Je ne vous cache pas que vous pourriez le tuer si vous étiez farouche et indocile, et si vous entreteniez une affection folle pour le fils d'un homme qui voudrait le voir mort.
—Je n'ai souci de rien au monde, excepté de la maladie de papa, me répondit la jeune fille, et tout le reste m'est indifférent en comparaison. Et jamais, jamais, je n'aurai un acte ni une parole pour le vexer. Je l'aime plus que moi-même, Ellen; et je le sais par ceci, que toutes les nuits je prie pour qu'il meure avant moi, parce que j'aime mieux que le chagrin de survivre soit pour moi que pour lui.
Pendant que nous parlions, nous nous étions approchées d'une porte qui ouvrait sur la route; ma jeune dame, ravivée de nouveau, grimpa et s'installa au sommet du mur, faisant de son mieux pour atteindre les plus hautes fleurs d'un églantier. Son chapeau tomba sur la route dans le mouvement qu'elle fit; et comme la porte était fermée, elle résolut de se laisser tomber du mur pour aller le chercher. Mais la remontée ne fut pas aussi facile; les pierres étaient polies et bien cimentées, les buissons qui bordaient le mur étaient trop peu solides pour fournir un bon appui. Si bien que je l'entendis rire, et me crier d'aller chercher la clé, si je ne voulais pas qu'elle fit le tour du parc jusqu'à la loge du portier.
—Restez où vous êtes, répondis-je, j'ai mon trousseau de clés dans ma poche; peut-être y en a-t-il une qui pourra aller à cette porte; sinon, j'irai chercher la bonne.
Mais ce fut vainement que j'essayai tour à tour toutes les clés, et je me préparais déjà à courir de toutes mes forces à la maison lorsque je fus arrêtée par le bruit du trot d'un cheval qui s'approchait.
—Qui est-ce là? murmurai-je.
—Ellen, quel malheur que vous ne puissiez pas ouvrir la porte! me dit tout bas ma compagne alarmée.
—Oh! Miss Linton, cria la voix profonde du cavalier, je suis heureux de vous voir, ne soyez pas trop pressée d'entrer, car j'ai une explication à vous demander.
—Je ne veux pas vous parler, M. Heathcliff, répliqua Catherine. Papa dit que vous êtes un méchant homme, et que vous nous haïssez, lui et moi, et Ellen dit la même chose.
—Ceci n'a rien à voir dans l'affaire, dit Heathcliff, je ne hais pas mon fils, je suppose, et c'est à son sujet que je réclame votre attention. Oui, vous avez de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois, n'aviez-vous pas l'habitude d'écrire à Linton, et de jouer à l'amour avec lui, hein? Vous méritiez tous les deux d'être battus pour cela, mais vous surtout, qui étiez l'ainée, et aussi la moins sensible, à ce qu'il parait. J'ai mis la main sur vos lettres, et, à la moindre insolence de votre part, je les enverrai à votre père. Je suppose que vous vous êtes fatiguée à ce divertissement et que vous y avez renoncé, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez causé la perte de Linton. Lui était sérieux, et vraiment amoureux. Aussi vrai que je vis, il est en train de mourir pour vous. En vain Hareton n'a pas cessé de le plaisanter pendant six semaines, ni moi d'employer des mesures plus sérieuses pour le tirer de sa sottise; il va plus mal tous les jours, et il sera mort avant l'été, si vous ne venez pas à son secours.
—Comment pouvez-vous mentir aussi effrontément à cette pauvre enfant? m'écriai-je de l'intérieur du parc; je vous en prie, continuez votre chemin! Comment pouvez-vous raconter délibérément de pareilles faussetés? Miss Cathy, je vais forcer la serrure avec une pierre; n'allez pas croire ces vilaines folies. Vous sentez bien en vous-même qu'il est impossible que l'on meure d'amour pour une personne étrangère.
—Je ne savais pas que l'on nous écoutait, murmura le vilain, surpris. Digne Madame Dean, je vous aime, mais je n'aime pas la duplicité de votre conduite. Comment pouvez-vous mentir si effrontément, et affirmer que je hais cette pauvre enfant, et inventer des histoires fantastiques pour l'empêcher d'entrer chez moi? Catherine Linton, ma bonne demoiselle, je serai absent de chez moi toute cette semaine, allez aux Heights, et voyez si je n'ai pas dit la vérité. Je vous jure sur mon salut que mon fils est en train de mourir, et que nul que vous ne peut le sauver.
La serrure céda et je me montrai sur la route.
—Je vous jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff, avec un dur regard à mon adresse. Le chagrin et le désappointement sont en train d'avancer sa mort. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser aller aux Heights, vous pouvez y aller vous-même. Mais pour ma part, je ne puis pas être de retour avant huit jours; et je pense que votre maître lui-même, dans ces conditions, ne s'opposerait pas à ce qu'elle fasse visite à son cousin.
—Venez, rentrons, dis-je, prenant Cathy par le bras et la forçant presque à rentrer, car je la voyais hésitante, et considérais toute troublée les traits de son interlocuteur, où rien ne trahissait sa rase intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant, ajouta:
—Miss Catherine, je dois vous avouer que j'ai peu de patience avec Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de bonté autant que d'amour, et une bonne parole de vous serait pour lui le meilleur remède. Ne faites donc pas attention aux avertissements cruels de Madame Dean; soyez généreuse et faites votre possible pour venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s'ôter de l'esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite.
Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en attendant, de la serrure brisée; après quoi, ouvrant mon parapluie, j'en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre hâte nous empêcha d'échanger aucun commentaire sur la rencontre avec Heathcliff, mais je devinai d'instinct, qu'il y avait désormais sur Catherine un double nuage sombre. Ses traits étaient si tristes qu'ils ne paraissaient pas être les siens; évidemment elle considérait ce qu'elle venait d'entendre comme tout à fait exact.
Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s'était déjà retiré dans sa chambre. Cathy courut pour s'informer de lui, mais il s'était endormi. Alors elle revint et me pria de m'asseoir avec elle dans la bibliothèque. Nous prîmes le thé ensemble, après quoi elle s'étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car elle était très lasse. Je pris un livre et j'affectai de lire. Dès qu'elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à pleurer en silence: cela semblait à présent sa distraction favorite. Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l'effet produit par ses paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui.
—Il se peut que vous ayez raison, Ellen, répondit-elle, mais je ne me sentirai pas à l'aise tant que je ne saurai pas ce qui en est. Et de plus il faut que je dise à Linton que ce n'est pas ma faute si je ne lui écris plus, et que je ne suis pas changée à son égard.
La colère, les protestations auraient été inutiles devant cette crédulité obstinée. Nous nous séparâmes fâchées ce soir-là.
CHAPITRE V
Peu de temps après, je tombai malade, et c'est seulement au bout de trois semaines que je fus en état de quitter ma chambre et de marcher un peu dans la maison. La première fois que je pus rester assise dans la soirée, je priai Catherine de me faire la lecture, ayant encore la vue très affaiblie. Nous étions dans la bibliothèque, après que M. Edgar était remonté. La jeune fille se rendit à ma prière, un peu à contre cœur, me sembla-t-il. Je supposai que le genre de livres que j'aimais ne lui plaisait pas, et je lui demandai de choisir elle-même ce qui lui conviendrait. Sa lecture dura près d'une heure, après quoi vinrent de fréquentes questions:
—Ellen, n'êtes-vous pas fatiguée? Ne feriez-vous pas mieux de vous coucher à présent? Vous vous rendrez malade à rester debout si longtemps, Ellen.
—Non, non, chérie, je ne suis pas fatiguée, répétais-je.
Alors elle eut recours à une autre méthode pour me montrer le déplaisir que lui donnait son occupation. Elle se mit à bailler et à étendre les bras:
—Ellen, disait-elle, je suis fatiguée.
—Eh bien, cessez de lire et causons, répondis-je.
Mais ce fut pis encore; elle soupira et s'agita et regarda sa montre jusqu'à huit heures, puis s'en alla dans sa chambre, écrasée de sommeil, à en juger par ses yeux lourds, et la façon dont elle ne cessait pas de les frotter. Le soir suivant, elle parut encore plus impatiente; le troisième soir, elle se plaignit d'un mal de tête, et me quitta tout de suite. Sa conduite me parut étrange; et après être restée seule quelque temps, je résolus de monter chez elle pour m'informer de son état et pour la prier de venir plutôt s'étendre sur le sofa. Mais, en haut comme en bas, nulle trace de Catherine. Les domestiques m'affirmèrent ne l'avoir pas vue. J'écoutai à la porte de M. Edgar: tout était silencieux. Je revins dans sa chambre, éteignis ma chandelle, et m'assis à la fenêtre.
La lune brillait; une légère couche de neige couvrait le sol; je me dis que peut-être la jeune fille avait eu l'idée de faire un tour dans le jardin pour se rafraîchir. Je découvris une figure qui rampait le long du mur du parc, à l'intérieur; mais ce n'était pas ma jeune maîtresse, et un rayon de lumière qui l'éclaira me fit reconnaître l'un des valets. Cet homme resta là assez longtemps, l'œil fixé sur la route; puis je le vis sortir très vite, comme s'il avait découvert quelque chose, et reparaître de nouveau, conduisant le poney de Catherine; et je vis celle-ci, qui venait de descendre de cheval, et marchait à côté de lui vers la maison. Bientôt elle entra par la porte vitrée du salon et se glissa sans bruit jusqu'à sa chambre où je l'attendais. Elle ferma doucement la porte, secoua la neige de ses bottines, dénoua son chapeau; elle allait retirer son manteau lorsque tout d'un coup je me levai et lui révélai ma présence. La surprise la tint un instant pétrifiée; elle poussa un cri inarticulé et se tint immobile.
—Ma chère miss Catherine, dis-je, trop inquiète pour la gronder durement, où êtes-vous allée à cette heure? Et pourquoi essayez-vous de me tromper? Où avez-vous été? Parlez.
—J'ai été à l'extrémité du parc. Je ne vous ai pas trompée.
—Et nulle autre part?
Elle murmura: «Non.»
—Oh! Catherine, m'écriai-je tristement, vous savez que vous avez mal agi; vous n'auriez pas consenti sans cela à me mentir. C'est cela qui me chagrine. J'aimerais mieux être malade trois semaines que de vous entendre mentir de parti pris.
Elle s'élança vers moi, et, fondant en larmes, elle jeta ses bras autour de mon cou.
—Eh bien, Ellen, me dit-elle, j'ai si peur que vous ne vous fâchiez! Promettez moi de ne pas vous fâcher et vous saurez la vérité. Il me coûte de la cacher.
Nous nous assîmes près de la fenêtre, je lui assurai que je ne la gronderais pas, quel que fut son secret, que d'ailleurs je devinais. Alors elle commença:
«Je suis allée à Wuthering Heights, Ellen, et je n'ai pas un seul jour manqué d'y aller, depuis que vous êtes tombée malade, excepté les deux premiers jours que vous avez quitté votre chambre. J'ai donné à Michel des livres et des images pour qu'il prépare le poney tous les soirs et je ramène à l'écurie; rappelez-vous de ne pas le gronder non plus, lui. J'arrivais aux Heights à six heures et demie, j'y restais généralement jusqu'à huit heures et puis je revenais au galop à la maison. Ce n'était pas pour m'amuser que j'y allais; souvent j'étais malheureuse tout le temps. De temps à autre seulement j'étais heureuse; peut-être une fois par semaine.
«À ma seconde visite, le lendemain du jour où nous sommes allées ensemble aux Heights, Linton semblait de très bonne humeur. Zillah la servante, nous avait préparé un bon feu, et nous avait dit que nous pouvions faire ce qui nous plaisait, Joseph étant allé à une réunion pieuse, et Hareton Earnshaw étant en train de chasser avec ses chiens (de chasser dans nos bois et de nous tuer nos faisans, à ce que j'ai appris depuis). Zillah m'apporta du vin chaud et des biscuits. Linton était assis dans le fauteuil, et moi dans la petite chaise auprès du feu, et nous rimes et nous causâmes gaiement, et nous trouvâmes cent choses à nous dire: devisant sur ce que nous aimerions à faire et où nous aimerions à aller l'été. Mais je ne veux pas vous répéter cela, car vous le trouveriez puéril.
«Après être restée assise près d'une heure, je considérai la grande chambre avec son plancher lisse et sans tapis, et je songeai combien il serait agréable d'y jouer si nous enlevions la table: je dis alors à Linton d'appeler Zillah pour nous aider, et je lui proposai de jouer à colin-maillard. Mais lui s'y refusa, et consentit seulement à jouer à la balle. Nous trouvâmes deux balles dans une armoire, parmi une masse de vieux jouets. L'une était marquée C et l'autre H; j'aurais voulu avoir le C parce que cela pouvait signifier Catherine, et le H aurait convenu pour Heathcliff, qui est le nom de mon cousin. Mais la balle marquée H était décousue, de sorte que Linton n'en a pas voulu. Pourtant je l'ai battu toutes les fois, sur quoi il s'est remis à être de mauvaise humeur et à tousser, et s'en est retourné à son fauteuil. Ce soir-là pourtant il n'eut pas de peine à reprendre sa gaîté. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons—de vos chansons, Ellen—; quand je fus obligée de partir, il me pria et me supplia de revenir le lendemain soir, et je le lui promis. Le poney et moi, nous revînmes à la maison aussi vite que l'air, et jusqu'au matin je rêvai de Wuthering Heights et de mon doux cousin chéri.
«Le lendemain matin, je me sentis triste; un peu parce que vous alliez mal, et un peu parce que j'eusse désiré que mon père connût et approuvât mes excursions. Mais après le thé il y eut un beau clair de lune, et à mesure que j'avançais vers les Heights, la nuit devenait plus claire. «Je vais donc avoir de nouveau une heureuse soirée, pensais-je, et ce qui me ravit bien davantage, mon gentil Linton aussi en aura une.» Je trottais le long de leur jardin lorsque Earnshaw vint à ma rencontre, prit ma bride, et m'invita à entrer par la porte principale. Il caressa le cou de Minny, me dit que c'était une bonne bête, et me parut désirer que je lui adresse la parole. Mais je lui dis seulement de laisser mon cheval, s'il ne voulait pas recevoir un coup de pied. À quoi il me répondit avec son accent vulgaire que ce ne serait pas un grand mal s'il en recevait un, en même temps qu'il considérait avec dédain les petites jambes du poney. J'avais presque envie de lui en faire faire l'expérience, mais il s'était avancé pour ouvrir la porte, et au moment où il soulevait le loquet, il regarda l'inscription marquée sur le fronton, puis me dit, avec un mélange stupide de gaucherie et de vanité:
—Miss Catherine, je peux lire ça, à présent!
—C'est merveilleux, m'écriai-je; je vous en prie, faites-moi voir comme vous êtes devenu fort.
«Il épela, syllabes par syllabes, le nom de Hareton Earnshaw.
—Et les lettres écrites? m'écriai-je, voyant bien qu'il s'était arrêté net.
—Je ne puis les déchiffrer encore, répondit-il.
—Oh! l'âne que vous êtes! dis-je, riant de bon cœur de son échec.
«Le fou me regarda avec une grimace, comme s'il se demandait s'il devait partager mon hilarité, et s'il fallait l'attribuer à une agréable familiarité, ou, comme c'était vraiment le cas, à du mépris. Je le soulageai de son doute en reprenant toute ma gravité et en lui ordonnant de s'en aller, parce que j'étais venue pour voir Linton et non pas lui. Il rougit, ôta sa main du loquet, et s'éloigna, parfaite image de la vanité mortifiée. Je suppose qu'il s'imaginait être un personnage aussi accompli que Linton, parce qu'il pouvait épeler son nom, et qu'il était absolument déconfit de voir que je ne pensais pas de même sur son compte.
«Quand j'entrai, Linton était couché sur le banc; il se releva à demi pour me souhaiter la bienvenue.
—Je suis malade ce soir, Catherine, ma chérie, me dit-il; il faudra que vous parliez tout le temps et que je vous écoute. Venez, asseyez-vous près de moi. J'étais sûr que vous tiendriez votre parole, et il faudra que vous me donniez de nouveau la même promesse avant de partir.
«Je savais qu'il fallait ne pas l'agacer, malade comme il était; de sorte que je lui parlai doucement, et ne lui fis aucune question, et évitai de l'irriter en aucune façon. J'avais apporté pour lui quelques uns de mes plus beaux livres, et sur sa prière, je commençais à lui faire la lecture lorsque Earnshaw ouvrit vivement la porte, s'avança droit vers nous, saisit Linton par le bras et l'arracha de son banc.
—Va-t-en dans ta chambre! lui dit-il d'une voix que la passion rendait à peine articulée. Prends-la avec toi, puisqu'elle est venue pour te voir, mais tu ne m'empêcheras pas de rester dans cette chambre. Allez vous en tous les deux!
Il jura après nous, et sans laisser à Linton le temps de répondre, le jeta pour ainsi dire dans la cuisine; et comme j'y allais derrière mon cousin, il me suivit, les poings fermés, comme s'il voulait me battre. J'avais dans ma frayeur laissé tomber un volume; il me le lança du pied, et ferma la porte sur nous. Dans la cuisine, j'entendis éclater un rire méchant et lugubre, et j'aperçus en me retournant cet odieux Joseph, qui se tenait debout, frottant ses mains osseuses et tout grelottant.
—J'étais sûr qu'il vous ferait sortir! C'est un garçon admirable! Il a le bon esprit en lui. Il sait, eh il sait aussi bien que moi, qui devrait être le maître ici, hé! hé! hé! il vous a fait déguerpir proprement, hé! hé! hé!
—Où faut-il que nous allions? demandai-je à mon cousin, sans faire attention à la moquerie du vieux misérable.
«Linton était pâle et tremblant. Il n'était pas joli à voir en ce moment, Ellen, oh non! Il était effrayant, sa maigre figure et ses grands yeux avaient une expression de fureur folle et impuissante. Il saisit la poignée de la porte et se mit à la secouer, mais elle était fermée du dedans.
—Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai, je vous tuerai, hurlait-il. Démon, démon! Je vous tuerai! je vous tuerai.
«Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant.
—Ah, ah! voilà le père! cria-t-il, ceci vient du père. Nous avons toujours en nous quelque chose qui nous vient des deux côtés. Ne fais pas attention, Hareton, mon garçon, n'aie pas peur, il ne pourra pas t'attraper!
«Je saisis les mains de Linton et me mis en devoir de lui faire quitter la poignée de la porte, mais il se mit à crier si affreusement que je dus le laisser faire. À la fin ses cris furent étouffés par un terrible accès de toux; le sang jaillit de sa bouche, et il tomba sur le sol. Je m'élançai dans la cour, malade de terreur, et me mis à appeler Zillah le plus fort que je pus. Elle finit par m'entendre; elle accourut, me demanda ce qu'il y avait. Sans pouvoir lui répondre, je l'entraînai dans la cuisine, où Earnshaw était venu se rendre compte du mal qu'il avait causé et se préparait à transporter dans sa chambre la pauvre créature. Zillah et moi nous montâmes l'escalier derrière lui; mais sur la dernière marche il m'arrêta, me dit que je n'entrerais pas et qu'il me fallait retourner chez moi. Et comme je m'écriais qu'il avait tué Linton et que je voulais entrer, Joseph ferma la porte, me déclara que je ne ferais rien de pareil et me demanda si j'avais envie d'être aussi folle que mon jeune cousin. Je restai là à pleurer jusqu'à ce que la servante revint. Elle m'affirma que Linton serait mieux, dans un instant, et, me prenant par le bras, elle me porta presque dans la maison.
«Ellen, j'étais prête à m'arracher les cheveux. Je sanglotais et pleurais à me rendre aveugle; et le misérable Hareton se tenait en face de moi, me parlant de temps à autre pour me certifier que ce n'était pas de sa faute. À la fin, effrayé par l'assurance que je lui donnais que je raconterais la chose à papa et qu'il serait emprisonné et pendu, il commença à pleurnicher, et s'empressa de sortir pour cacher sa lâche émotion. Mais je n'en avais pas fini avec lui; lorsque je dus enfin partir, après quelques pas sur la route, je le vis tout à coup surgir de l'ombre, arrêter Minny, et porter la main sur moi.
—Miss Catherine, me dit-il, je suis bien fâché; mais c'est vraiment trop méchant...
«Je lui donnai un coup de ma cravache, m'imaginant qu'il avait peut-être l'intention de m'assassiner. Il me laissa partir, criant un de ses affreux jurons, et je galopai jusqu'à la maison, à demi-folle.
«Je ne suis pas venue vous dire bonne nuit ce soir-là, et le lendemain je ne suis pas allée aux Heights. J'avais une énorme envie d'y aller, mais j'étais étrangement excitée; parfois je craignais d'apprendre que Linton ne fût mort, et d'autres fois je frissonnais à l'idée de rencontrer Hareton. Le troisième jour, n'en pouvant plus, je me décidai à partir. Je sortis vers cinq heures, à pied, m'imaginant que cela me permettrait de pénétrer sans être vue jusqu'à la chambre de Linton. Mais les chiens ne manquèrent pas de donner vent de mon arrivée. Zillah me reçut, et, me disant que le garçon allait de mieux en mieux, me conduisit dans un petit appartement propre et bien tapissé ou, à mon inexprimable joie, j'aperçus Linton couché sur un petit sofa et lisant un de mes livres. Mais il ne voulut ni m'adresser la parole ni me regarder, pendant une heure entière, Ellen: il est comme ça avec son malheureux caractère. Et je fus tout à fait confuse lorsque, ouvrant enfin la bouche il me déclara que c'était moi qui avait occasionné l'affaire de l'autre jour, et que Hareton n'en était pas coupable. Hors d'état de répondre tranquillement à une pareille absurdité, je me levai et fis mine de sortir. Alors il m'appela faiblement par mon nom, mais je ne voulus pas me retourner, et le lendemain, ce fut la seconde fois que je n'allai pas aux Heights; j'étais presque résolue à n'y plus retourner. Mais c'était si misérable de me coucher et de me relever sans avoir jamais de ses nouvelles que ma résolution ne tarda pas à s'évanouir. Je me mis en route le soir d'après.
—Le jeune maître est dans la maison, me dit Zillah en m'apercevant. J'entrai: Earnshaw était là aussi, mais il quitta la chambre aussitôt. Linton était assis dans le grand fauteuil, à demi endormi. Je m'avançai vers le feu, et je lui dis d'un ton aussi sérieux que possible:
—Comme vous ne m'aimez pas, Linton, et que vous pensez que je viens pour vous nuire chaque fois que je viens, ceci sera notre dernière rencontre. Disons-nous adieu, et expliquez à M. Heathcliff que vous n'avez aucun désir de me voir pour qu'il n'ait plus à inventer de nouveaux mensonges sur ce sujet.
—Asseyez-vous et ôtez votre chapeau, Catherine, me répondit-il. Vous êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure. Papa me parle assez de mes défauts et me montre assez de mépris pour me donner des doutes sur moi-même. Je me demande souvent si je ne suis pas en vérité l'être indigne qu'il prétend, et alors je me sens triste et plein d'amertume, et je hais tout le monde. Oui, je suis indigne et méchant presque toujours, et vous pouvez si vous le voulez me dire adieu, cela vous débarrassera d'un ennui. Seulement, Catherine, faites-moi cette justice, croyez bien que si je pouvais être aussi doux, aussi bon et aussi aimable que vous, je le serais; et que j'aimerais mieux encore avoir celles-là de vos qualités que votre santé et votre bonheur. Mais croyez bien que votre bonté m'a fait vous aimer plus profondément que si je méritais votre amour, et tout en n'étant pas capable de ne pas vous laisser voir ma nature, je le regrette et je m'en repens, je le regretterai et je m'en repentirai toujours.
«Je sentis qu'il disait vrai et que j'avais le devoir de lui pardonner cette fois et les suivantes. Nous fûmes réconciliés, mais nous ne cessâmes pas de pleurer, lui et moi, tout le temps de ma visite. Ce n'est pas seulement de chagrin que je pleurais, mais tout de même j'étais bien chagrine de voir qu'il avait cette nature pervertie. Jamais il ne laissera ceux qu'il aime être à l'aise et jamais il ne sera à l'aise lui-même. Depuis ce soir-là, c'est toujours dans son petit parloir que je suis allée, car son père est rentré aux Heights dès le jour suivant.
«Trois fois en tout, je crois, il nous est arrivé d'être gais et confiants comme le premier soir; mes autres visites ont été tristes, troublées tantôt par son égoïsme et son dépit, tantôt par ses souffrances. Mais j'ai appris à tout supporter de sa part. M. Heathcliff m'évite manifestement; c'est à peine si je l'ai vu. Dimanche dernier, pourtant, étant venue plus tôt que de coutume, je l'entendis qui grondait cruellement le pauvre Linton de sa conduite de la veille envers moi. Je ne puis dire comment il l'avait connue, à moins qu'il n'ait écouté à la porte. Linton s'était en effet conduit d'une façon assez agaçante, mais cela ne regardait que moi, et j'interrompis la leçon de M. Heathcliff en entrant et en le lui disant. Il a éclaté de rire et est parti, déclarant qu'il était heureux de voir que je prenais la chose de cette façon. Depuis, j'ai dit à Linton de parler plus bas quand il aurait à me dire des choses désagréables. Et maintenant, Ellen, vous savez tout. M'empêcher de retourner aux Heights, ce serait rendre très malheureuses deux personnes, tandis que, si vous consentez à n'en rien dire à papa, mes visites ne dérangeront la tranquillité de personne. Vous ne le direz pas, n'est-ce pas? Ce serait sans cœur de votre part.»
—Je me déciderai là-dessus demain matin, miss Catherine, répondis-je. La question mérite d'être étudiée, je vous laisse vous reposer et je vais réfléchir.
Je fis mes réflexions tout haut, en présence de mon maître: j'allai le trouver en sortant de chez la jeune fille, et je lui racontai l'histoire, à l'exception du genre de conversation que Catherine avait eue avec son cousin, évitant aussi de faire aucune allusion à Hareton. M. Linton fut alarmée! désespéré plus qu'il ne voulut le reconnaître. Le lendemain matin, en même temps que Catherine apprit ma trahison, elle apprit que c'en était fini de ses visites secrètes. Elle eut beau pleurer et s'indigner de l'interdiction, et implorer son père d'avoir pitié de Linton, tout ce qu'elle obtint pour la consoler fut la promesse que son père écrirait et donnerait au jeune homme la permission de venir à la Grange; quant à recevoir la visite de Catherine aux Heights, il n'y devait plus songer.
CHAPITRE VI
Ces choses se sont passées l'hiver dernier, monsieur, continua Madame Dean, il y a à peine un an de cela. L'hiver dernier, je ne pensais guère que, douze mois après, j'aurais à raconter ci ces aventures à un étranger. Mais qui sait combien de temps vous serez un étranger? Vous êtes trop jeune pour vous résigner à vivre toujours seul, et j'ai l'idée qu'on ne peut pas voir Catherine Linton et ne pas l'aimer. Vous souriez, mais pourquoi avez-vous l'air si animé et si intéressé lorsque je vous parle d'elle? Et pourquoi m'avez-vous demandé de suspendre son portrait au-dessus de votre cheminée? Et pourquoi...
—Arrêtez, ma chère dame, m'écriai-je. Il pourrait se faire que moi je l'aime, mais elle, voudrait-elle m'aimer? J'en doute trop pour risquer mon repos d'esprit en me laissant aller à la tentation. Mais continuez votre histoire. Catherine s'est-elle rendue à l'ordre de son père?
—Oui, reprit la brave femme. Son affection pour son père restait toujours le plus fort de ses sentiments, et puis il lui avait parlé sans colère, avec la profonde tendresse d'un homme qui est sur le point d'abandonner son trésor au milieu des dangers, sans pouvoir lui laisser d'autre guide que le souvenir de ses paroles. Quelques jours après il me dit:
—Je voudrais que mon neveu écrive ou qu'il vienne ici. Dites-moi sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, et y a-t-il des chances qu'il s'améliore en devenant un homme?
—Il est très délicat, monsieur, répondis-je, et j'ai de la peine à croire qu'il vive longtemps. Mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il ne ressemble pas à son père, et si par malheur Miss Cathy venait à l'épouser, il n'échapperait pas à son contrôle, à moins qu'elle ne fut indulgente jusqu'à la folie. D'ailleurs, monsieur, vous aurez bien le temps encore de faire connaissance avec lui et de voir ce qui en est, il est encore si jeune.
Edgar soupira et, s'avançant vers la fenêtre, regarda du côté du cimetière de Gimmerton. L'après-midi était brumeuse, mais le soleil de février brillait confusément, et l'on pouvait distinguer les deux sapins et les quelques tombes éparses.
—J'ai souvent prié, dit Edgar se parlant à lui-même, pour demander que ce qui arrive soit prochain; et maintenant je commence à tressaillir et à en avoir peur. Je pensais que le souvenir de l'heure où j'étais descendu de ces collines en qualité de fiancé serait moins doux pour moi que l'espoir de les remonter bientôt pour être à jamais déposé là-haut! Ellen, j'ai été très heureux avec ma petite Cathy, dans les soirs d'hiver et dans les matins d'été; elle a été près de moi comme un espoir vivant. Mais j'ai été bien heureux aussi en rêvant seul parmi ces pierres, près de la vieille église, en m'étendant, pendant les longues soirées de juin, sur l'herbe qui recouvre le tombeau de sa mère, et en me figurant que déjà j'étais moi-même dessous. Que puis-je faire pour Cathy? Comment dois-je la quitter? Je ne m'arrête pas un instant à ce fait que Linton est le fils d'Heathcliff, et il m'est indifférent que ce soit lui qui me prenne ma fille, s'il doit la consoler de ma perte. Ce que je ne veux pas, seulement, c'est que Heathcliff arrive à ses fins, et triomphe en me dérobant mon dernier bonheur. Mais si Linton est un être indigne, s'il n'est qu'un faible jouet dans les mains de son père, je ne puis lui abandonner Catherine. Et, si dur que cela me soit de réfréner son bouillant esprit, il me faudra persévérer à l'attrister tant que je vivrai et à la laisser seule quand je mourrai. La pauvre chérie; j'aimerais mieux pouvoir la sacrifier à Dieu, et la déposer dans la terre avant moi!
—Offrez-la à Dieu dès maintenant, monsieur, répondis-je, remettez-vous en à sa Providence. Je resterai jusqu'au bout son amie et sa conseillère. Mais Catherine est une brave fille; jamais elle ne fera le mal volontairement, et ceux qui font leur devoir finissent toujours par être récompensés.
Le printemps avançait, mon maître avait repris ses promenades sur ses terres avec Catherine, mais, en vérité, il ne retrouvait pas ses forces. Le jour anniversaire des dix-sept ans de Catherine, il ne fit pas sa visite au cimetière. Le temps était pluvieux, et il me dit qu'il remettrait la chose à un autre jour. Il écrivit de nouveau à Linton, lui faisant part de son vif désir de le voir; et, si le jeune malade avait été en état de se présenter, je suis sûre que son père l'aurait autorisé à venir. Les choses étant ce qu'elles étaient, Linton répondit à son oncle que son père lui refusait l'autorisation de venir à la Grange; mais que le bon souvenir de son oncle le remplissait de joie, qu'il avait bien l'espoir de le rencontrer un jour dans ses promenades et de lui demander en personne à ne plus être si entièrement séparé de sa cousine, il finissait même par demander que M. Linton lui donnât un rendez-vous quelque part dans la campagne, et y vint avec sa fille.
Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour son neveu, Edgar ne put consentir à cette requête, étant hors d'état d'accompagner Catherine. Il répondit que peut-être à l'été on se verrait, et qu'en attendant il le priait de continuer à écrire de temps à autre. Linton n'y manqua pas. Il est probable qu'il aurait rempli toutes ses lettres de lamentations sur son triste sort aux Heights, si son père n'avait pas tenu à être au courant de la correspondance et ne l'avait pas forcé à ne parler que de son amitié et de son amour.
Le jeune Linton et son père avaient dans Catherine une alliée puissante; ou persuada enfin à mon maître d'autoriser les deux jeunes gens à se promener ensemble dans la campagne, une fois par semaine, sous ma surveillance: lui-même, loin d'aller mieux, se sentait plus faible tous les jours. Bien qu'il eût déjà réservé pour sa fille une portion de sa fortune, il avait naturellement le désir de lui voir conserver la maison de ses ancêtres; et il ne considérait la chose comme possible que si Catherine se mariait avec son cousin. Il ne se doutait pas que ce dernier allait aussi mal que lui-même; personne d'ailleurs ne s'en doutait, je crois, car aucun médecin n'allait aux Heights et nous n'avions personne pour nous instruire de l'état du jeune homme. Moi-même, je commençais à m'imaginer que mes pressentiments étaient faux, et que Linton Heathcliff se rétablissait, puisqu'il proposait de faire des promenades sur la lande et paraissait si attaché à sa poursuite amoureuse. C'est plus tard seulement que j'appris avec quelle cruauté tyrannique Heathcliff avait traité son enfant mourant, et comment il l'avait contraint à cette apparente bonne humeur, par des procédés d'autant plus pressants qu'il sentait plus proche le danger de voir déjoués ses avides projets.
CHAPITRE VII
On était déjà au milieu de l'été lorsque M. Edgar donna enfin son consentement aux rendez-vous et que Catherine et moi nous nous mîmes en route pour la première entrevue. Le temps était lourd et brûlant, mais il n'y avait pas à craindre de pluie, et nous avions pris rendez-vous auprès de la grande borne, sur le carrefour des deux routes. En arrivant à cet endroit nous trouvâmes un petit berger que l'on avait envoyé vers nous et qui nous dit que Master Linton était de l'autre côté de la colline et qu'il nous priait d'aller le rejoindre un peu plus loin.
—Voilà déjà que Master Linton a outrepassé la première injonction de son oncle, dis-je; car M. Edgar nous a ordonné de rester sur le territoire de la Grange, et voilà que nous allons en sortir.
—Eh bien! nous retournerons nos chevaux dès que nous serons arrivées à lui, répondit la jeune fille, et nous ferons notre excursion du côté de la maison.
Mais lorsque nous arrivâmes à l'endroit où il était, à peine à un quart de mille des Heights, nous trouvâmes qu'il n'avait pas de cheval avec lui, de sorte que Catherine dut descendre. Le jeune homme était couché sur la bruyère en nous attendant, et ne se releva que lorsque nous fûmes tout près de lui. Il avait tant de peine à marcher et était si pâle que je m'écriai aussitôt:
—Hé, Master Heathcliff, vous n'êtes pas en état de vous promener ce matin. Comme vous avez mauvaise mine!
Catherine l'observait avec surprise et chagrin, le cri de joie qu'elle allait pousser s'était changé en un cri d'effroi; et au lieu de le complimenter de ce rendez-vous si longtemps retardé, elle ne put que lui demander s'il se sentait plus mal qu'à l'ordinaire.
—Non, mieux, mieux! murmura-t-il tout tremblant, s'appuyant sur elle de toute sa force, pendant que ses grands yeux bleus la considéraient d'un air craintif.
—Mais vous avez été plus mal, insista sa cousine; plus mal que lorsque je vous ai vu la dernière fois, vous avez maigri!
—Je suis fatigué. Il fait trop chaud pour marcher. Asseyons-nous ici. Souvent le matin je me sens malade; papa dit que c'est la croissance.
Peu satisfaite de ces explications, Catherine s'assit et il s'étendit près d'elle.
—Ceci est quelque chose comme votre paradis idéal, dit-elle, avec un effort pour être gaie. Vous rappelez-vous que nous avons discuté un jour l'endroit où chacun de nous aimerait le mieux être? La semaine prochaine, si vous le pouvez, nous descendrons jusqu'au parc de la Grange, et je vous montrerai mon idéal à moi.
Linton ne paraissait passe rappeler de quoi elle parlait. Il était d'ailleurs évident qu'il éprouvait alors une grande difficulté à entretenir une conversation quelconque. Son manque d'intérêt pour les sujets qu'elle soulevait, et son absolue incapacité à en proposer d'autres, étaient si manifestes que la jeune fille ne put cacher son désappointement. Toute la personne et toutes les manières de son cousin avaient subi un changement singulier. Ses mauvaises humeurs avaient été remplacées par une apathie complète, par la disposition morose et égoïste d'un malade inguérissable, repoussant la consolation, et prêt à regarder comme une insulte la gaîté d'autrui. Catherine comprit aussi bien que moi que notre compagnie lui faisait l'effet d'une punition plutôt que d'une récompense; et elle ne se fit pas scrupule de proposer bientôt qu'on se séparât. Cette proposition eut pour effet de secouer la léthargie de Linton, et de le mettre dans un état d'agitation extraordinaire. Il jeta un regard épouvanté du côté des Heights, et la supplia de rester encore une demi-heure.
—Mais je suppose, dit Catherine, que vous serez plus à l'aise chez vous qu'ici, et je vois bien que ni mes paroles ni mes chansons ne peuvent vous amuser aujourd'hui. Vous êtes devenu bien plus sage que moi, durant ces six mois, et vous avez désormais peu de goût pour mes divertissements. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bien volontiers.
—Restez pour vous reposer, répondit-il; et, Catherine, ne pensez pas ou ne dites pas que je suis très mal portant, c'est le temps lourd et la chaleur qui m'ont étourdi, d'autant plus que j'ai marché jusqu'ici et que cela m'a très fatigué. Dites à mon oncle que je me porte assez bien, voulez-vous?
—Je lui dirai que vous m'avez dit cela, Linton, mais je ne pourrai pas lui affirmer que c'est vrai, répondit ma jeune maîtresse, toute surprise de cette étrange obstination dans un mensonge évident.
—Et soyez ici de nouveau jeudi prochain, poursuivit-il, en évitant ses regards. Et remerciez mon oncle de vous avoir permis de venir, remerciez-le bien, Catherine. Et, si vous rencontriez mon père, et s'il vous demandait de mes nouvelles, ne lui laissez pas supposer que j'ai été très silencieux et très stupide, et n'ayez pas l'air si abattue, car il se fâcherait.
—Oh, dit Catherine, je ne me soucie pas de le fâcher!
—Mais moi je m'en soucie, murmura le jeune homme avec un frisson. Ne le provoquez pas contre moi, Catherine, car il est très dur.
—Est-il, en effet, si sévère pour vous, master Heathcliff, demandai-je? S'est-il fatigué de l'indulgence, et sa haine, de passive qu'elle était, est-elle devenue active?
Linton me regarda, mais sans me répondre. Les deux jeunes gens restèrent assis à côté l'un de l'autre pendant encore quelques minutes, pendant lesquelles il ne fit que retenir des soupirs d'épuisement et de souffrance. Vainement Catherine essaya de le distraire en se mettant à cueillir des airelles: elle vit qu'il ne fallait pas même songer à lui en offrir.
—Il y a bien une demi-heure, maintenant, Ellen, me dit-elle enfin à l'oreille, je ne vois pas pourquoi nous resterions, il est tout endormi, et papa doit nous attendre.
—Eh bien, nous ne pouvons pas le laisser endormi, attendez qu'il se réveille et soyez patiente. Vous étiez bien pressée de partir, mais votre désir de revoir le jeune Linton s'est vite évaporé.
—Et pourquoi désirait-il me voir? lui répondit Catherine. Il me plaisait davantage autrefois dans ses plus méchantes humeurs qu'il ne fait à présent dans ces dispositions bizarres. Il a l'air de remplir une tâche qu'on lui a imposée par force. Mais je n'ai aucune envie de venir pour faire plaisir à Heathcliff, quelques raisons qu'il puisse avoir pour contraindre son fils à l'ennui de ces rendez-vous. Et, tout en me réjouissant de savoir qu'il se porte mieux, je suis bien chagrine de voir qu'il soit devenu moins agréable, et moins attaché à moi.
—Ainsi vous croyez qu'il se porte mieux? dis-je.
—Oui; vous vous rappelez comme autrefois il parlait sans cesse de ses souffrances? Il n'est pas tout à fait bien, comme il m'a dit de le dire à papa, mais assurément il va bien mieux.
—En cela je ne suis pas de votre avis, observai-je, et je croirais plutôt que son état a bien empiré.
Linton s'était réveillé de son assoupissement, et nous demanda d'un air terrifié si quelqu'un ne l'avait pas appelé par son nom.
—Non, dit Catherine, à moins que ce ne soit dans vos rêves, mais je ne puis concevoir comment vous pouvez faire pour dormir dehors dans la matinée.
—Il m'a semblé entendre mon père, reprit-il en continuant à jeter autour de lui un regard effrayé. Vous êtes sûre que personne n'a parlé?
—Absolument sûre, répondit Catherine; il n'y avait qu'Ellen et moi qui étions en train de discuter sur votre santé. Êtes-vous réellement plus fort, Linton, que lorsque nous nous sommes séparés cet hiver? Oui, il y a au moins une chose qui a faibli en vous, votre affection pour moi. Dites, allez-vous vraiment mieux?
Les larmes jaillirent des yeux de Linton, tandis qu'il répondait:
—Oui, oui, je vais mieux.
Et, toujours obsédé par cette voix imaginaire, son regard continuait à errer çà et là. Cathy se leva.
—Il faut que nous nous séparions aujourd'hui, dit-elle, et je ne puis vous cacher que j'ai été tristement désappointée par ce rendez-vous. Je n'en parlerai à personne qu'à vous: non que j'aie peur de M. Heathcliff.
—Taisez-vous, murmura Linton; pour l'amour de Dieu, taisez-vous! Il vient.
Et il s'attacha au bras de Catherine, s'efforçant de la retenir. Mais elle, en attendant annoncer l'approche de M. Heathcliff, elle se dégagea rapidement et appela son poney qui vint aussitôt.
—Je serai ici jeudi prochain, cria-t-elle en sautant à cheval. Adieu! Vite, Ellen!
C'est ainsi que nous primes congé de lui; à peine s'aperçut-il de notre départ, absorbé qu'il était par l'idée de l'approche de son père.
Avant même que nous fussions arrivées à la Grange, le déplaisir de Catherine se changea en une sensation très embarrassée de pitié et de regret, où se mêlaient des doutes vagues et cruels sur la situation réelle, tant physique que morale, de Linton. Mon maître nous demanda le compte rendu de notre excursion. Et miss Catherine lui transmit fidèlement les remerciements de son neveu, passant sur le reste sans insister; et moi-même j'ajoutai peu de chose à ce qu'elle avait dit, ne sachant guère ce qu'il fallait cacher et ce qu'il fallait révéler.
CHAPITRE VIII
Une semaine se passa encore, chaque jour amenant un nouveau changement dans l'état d'Edgar Linton. Nous aurions bien voulu continuer à laisser Catherine dans ses illusions, mais la vivacité même de son esprit suffisait à la détromper; elle devinait la chose en secret, et ne cessait pas de méditer sur l'affreuse probabilité que chaque jour transformait davantage en une certitude. Lorsque le jeudi revint, elle n'eut pas le courage de faire mention de sa sortie; mais j'y songeais pour elle et j'obtins la permission de la faire partir. La bibliothèque où son père passait tous les jours quelques heures et la chambre où il couchait étaient devenus pour elle l'univers tout entier. Les veilles et le chagrin l'avaient rendue toute pâle, et mon maître l'envoya bien volontiers vers ce rendez-vous, où il espérait qu'elle trouverait un heureux changement d'air et de société: se consolant à l'idée qu'il ne la laisserait pas entièrement seule après sa mort.
Il s'imaginait toujours que, de même que son neveu lui ressemblait au physique, il devait lui ressembler au moral. Et moi, par une faiblesse excusable, j'évitais de le corriger de cette erreur, me demandant quel bien il y aurait à troubler ses derniers instants par la révélation de choses qu'il n'aurait aucun moyen de modifier.
Nous ajournâmes notre excursion jusqu'à l'après-midi. Une après-midi dorée d'août: le souffle des collines était si plein de vie qu'il semblait qu'il aurait suffi à un mourant de le respirer pour revivre. La figure de Catherine ressemblait au paysage qui nous entourait, les ombres et la lumière s'y succédaient d'un instant à l'autre; mais les ombres duraient plus longtemps, et son pauvre petit cœur se reprochait même ces oublis momentanés de ses soucis.
Nous aperçûmes Linton nous attendant au même endroit où nous l'avions vu la fois précédente. Ma jeune maîtresse descendit de cheval et me dit que, comme elle était résolue à ne rester que très peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney et de rester moi-même à cheval. Mais je m'y refusai, ne voulant pas perdre de vue une seule minute la charge qui m'était confiée. Master Heathcliff nous reçut avec une grande animation mais avec une animation qui ressemblait davantage à de la peur qu'à du plaisir.
—Il est tard, dit-il, parlant par saccades et avec peine. Votre père n'est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas.
—Pourquoi ne pas être franc? lui cria Catherine, et ne pas me dire tout de suite que vous n'aviez pas besoin de me voir? Il est bien étrange, Linton, que pour la seconde fois vous m'ayez fait venir ici dans la seule intention de nous chagriner l'un et l'autre.
Linton frissonna et jeta sur elle un regard demi-honteux, demi-suppliant, mais cette conduite énigmatique ne put désarmer l'humeur de sa cousine. Mon père est très malade, dit-elle; et pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé quelqu'un pour me délivrer de ma promesse, puisque vous désiriez que je ne la tienne pas? Allons, je désire une explication: j'ai perdu toute envie de jouer et de badiner, et je ne suis pas disposée à me prêter à vos affectations.
—Mes affectations! murmura-t-il. Pour l'amour du ciel, Catherine, n'ayez pas l'air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez; je suis un être lâche et misérable; on ne saurait assez me mépriser; mais je suis trop bas pour votre colère. Réservez votre haine pour mon père et contentez-vous du mépris pour moi.
—Folie, cria Catherine exaspérée, quel vilain garçon! Tenez! Il tremble comme si réellement j'allais le battre. Vous n'avez pas besoin de réclamer le mépris, Linton, chacun est tout disposé à vous l'offrir de lui-même. Laissez-moi! Je vais retourner à la maison. Lâchez ma robe! Si j'avais pitié de vous, vous vous moqueriez de ma pitié. Ellen, dites-lui combien sa conduite est odieuse.
La face convulsée dans une expression d'agonie, Linton s'était jeté sur le sol, comme s'il avait été saisi d'une terreur insensée.
—Oh! gémissait-il, je ne puis supporter cela! Catherine, Catherine, je suis un traître et je n'ose pas vous le dire! Si vous m'abandonnez, sûrement je serai tué! Chère Catherine, ma vie est entre vos mains; et si comme vous me l'avez dit, vous m'aimez, la chose ne peut pas vous déplaire. Ainsi vous n'allez pas vous en aller? Bonne, douce, chère Catherine! Et peut-être que vous voudrez bien consentir, et qu'il me laissera mourir avec vous!
Ma jeune maîtresse, en voyant l'intensité de ses angoisses, se baissa pour le soulever. Son vieux sentiment d'indulgente tendresse prit le dessus sur sa mauvaise humeur et une extrême émotion l'envahit.
—Consentir à quoi? demanda-t-elle. À rester? Avant tout, dites-moi le sens de cet étrange discours. Soyez calme et franc et avouez tout de suite ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de tort, Linton, n'est-ce pas? Vous ne permettriez pas qu'un ennemi me nuise, si vous pouviez l'empêcher? Vous ne pouvez trahir lâchement vos meilleurs amis.
—Mais mon père m'a menacé, murmura le jeune homme en serrant ses doigts amincis; et j'ai peur de lui, j'ai peur! Je n'ose pas vous dire.
—Eh bien, dit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez votre secret. Je ne suis pas lâche, moi, je n'ai pas peur.
Sa générosité provoqua chez Linton un nouvel accès de larmes; il pleurait, il lui baisait les mains, sans trouver le courage de parler. Je réfléchissais à ce que pouvait bien être ce mystère, lorsque, entendant un petit bruit, je levai les yeux et aperçus M. Heathcliff qui descendait des Heights et était arrivé presque tout contre nous. Il ne jetait pas un seul regard vers mes compagnons, bien qu'il fût assez près d'eux pour entendre les sanglots de son fils; mais, me saluant avec le ton presque cordial qu'il avait toujours à ma disposition, il me dit:
—Quel plaisir de vous rencontrer si près de ma maison, Nelly! Comment cela va-t-il à la Grange? Le bruit court qu'Edgar Linton est sur son lit de mort: peut-être a-t-on exagéré sa maladie?
—Non, répondis-je, mon maître est mourant; c'est trop vrai. Ce sera une triste chose pour nous tous, mais une bénédiction pour lui.
—Combien de temps croyez-vous qu'il dure?
—Je ne sais pas.
—C'est que, poursuivit-il en regardant le jeune couple qui se tenait immobile à quelques pas de lui, ce garçon que vous voyez là semble avoir juré d'empêcher mes projets; et je serai reconnaissant à son oncle de se hâter et de partir avant lui. Mais holà, est-ce qu'il y a longtemps qu'il joue à ce jeu de pleurnichage? Je lui ai pourtant donné quelques leçons là-dessus! Est-il en général assez animé avec miss Linton?
—Animé? répondis-je; oh non, il a fait voir au contraire la plus grande détresse. Dans l'état où il est, au lieu d'errer sur les collines avec son amoureuse, il devrait bien plutôt être dans son lit, entre les mains d'un médecin.
—Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais d'abord... Allons, levez-vous, Linton, levez-vous! cria-t-il. Relevez-vous tout de suite!
Linton, épouvanté, fit des efforts désespérés pour obéir, mais il était sans forces et je le vis retomber avec un cri sourd. M. Heathcliff s'avança vers lui et l'aida à se lever.
—Allons, lui dit-il d'un ton féroce, je vais me fâcher, et prenez garde à vous si vous ne domptez pas ce vilain esprit. Allons, levez-vous tout de suite.
—Oui, mon père, sanglotait-il, j'ai fait comme vous le désiriez, je vous assure. Catherine vous dira que j'ai... que j'ai été gai. Ah! restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main.
—Prenez la mienne, dit son père, et tenez-vous debout. Là! Elle vous prêtera son bras. Miss Linton, soyez assez bonne pour marcher avec lui jusqu'à la maison, voulez-vous? il frissonne dès que je le touche.
—Linton, mon chéri, murmura Catherine, je ne puis pas aller à Wuthering Heights, papa me l'a défendu. Il ne vous fera pas de mal: pourquoi avez-vous si peur?
—Je ne puis pas rentrer dans cette maison, répondit-il, je n'y rentrerai pas sans vous.
—Arrêtez, cria son père. Nous allons respecter les scrupules filiaux de Catherine. Nelly, ramenez mon fils et je vais m'empresser de suivre votre conseil au sujet du médecin.
—Vous ferez bien, répondis-je, mais il faut que je reste avec ma maîtresse, et m'occuper de votre fils n'est pas mon affaire.
—Eh bien alors, dit Heathcliff vous allez me forcer à m'en occuper moi-même et à le faire crier. Venez ici, mon héros! Voulez-vous rentrer en ma compagnie?
Il se rapprocha de nouveau de la fragile créature et fit mine de vouloir la saisir; mais Linton, se reculant, se cramponna à sa cousine et la supplia de l'accompagner, d'un ton passionné qui n'admettait pas le refus. Nous atteignîmes ainsi le seuil de la maison; Catherine entra et je restai à l'attendre, espérant qu'elle allait sortir après avoir installé son cousin dans un fauteuil. Mais M. Heathcliff, me poussant en avant, me cria:
—Ma maison n'est pas frappée de la peste, Nelly, et j'ai dans l'idée d'être hospitalier aujourd'hui. Asseyez-vous; et laissez-moi fermer la porte.
Il la ferma à clé. J'étais inquiète.
—Je veux que vous ayez du thé avant de rentrer, reprit-il; je suis seul ici. Hareton est parti conduire du bétail, et Zillah et Joseph font une partie de plaisir. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je vous donne ce que j'ai: le présent ne vaut guère la peine d'être accepté, mais je n'ai pas autre chose à offrir. C'est Linton que je veux dire. Comme elle me regarde!
Et il maugréa quelques phrases qu'il conclut ainsi, en frappant la table: Par le diable, je les hais!
—Je n'ai pas peur de vous! s'écria Catherine, dressée en face de lui, ses yeux noirs éclatants de passion et de résolution. Donnez-moi cette clé, je veux l'avoir! Je ne veux ni boire ni manger ici, quand il me faudrait mourir de faim.
Heathcliff tenait la clé de la maison dans sa main. La hardiesse de la jeune fille le surprit, et peut-être lui rappela-t-elle la voix et le regard de la personne dont elle en avait hérité. Cathy se jeta sur la clé et parvint presque à la lui retirer des doigts; mais il reprit bien vite possession de lui-même et la retint.
—Allons, Catherine Linton, dit-il, tenez-vous tranquille, ou bien je vous jette par terre et cela rendra folle madame Dean.
Indifférente à cette avertissement, elle se jeta de nouveau sur sa main pour avoir la clé.
—Je veux m'en aller! répétait-elle en faisant des efforts inouïs.
Voyant que ses ongles ne faisaient pas d'effet, elle voulut se servir de ses dents. Alors Heathcliff rouvrit tout d'un coup la main et laissa prendre la clé, mais au moment où Catherine la saisissait, il empoigna la jeune fille de l'autre main, l'attira à lui et lui administra sur la tête une série de tapes terribles.
À la vue de cette violence diabolique je m'élançai furieuse.
—Vilain, m'écriai-je, vilain!
Mais un coup dans la poitrine m'arrêta et faillit m'étouffer.
Catherine, enfin lâchée, porta ses deux mains à ses tempes comme si elle voulait s'assurer que ses oreilles n'avaient pas été enlevées. Elle tremblait comme un roseau, la pauvre chérie, et s'appuyait contre la table, absolument égarée.
—Vous voyez que je sais châtier les enfants, ricana Heathcliff, en se baissant pour ramasser la clé qui était tombée à terre. Allez maintenant vers Linton comme je vous l'ai dit, et pleurez à votre aise. Je serai votre père demain, et bientôt le seul père que vous aurez; et puisque vous êtes si forte, vous aurez tous les jours l'occasion de goûter de ces douceurs, si je retrouve encore cette méchante humeur dans vos yeux.
Cathy avait couru vers moi, s'était agenouillée, et avait appuyé en pleurant sa joue brûlante sur ma main. Son cousin se tenait immobile sur un coin du banc, se félicitant sans doute de ce que la correction était tombée sur un autre que lui. M. Heathcliff se leva et fit le thé lui-même; lorsqu'il l'eût fait, il m'en offrit une tasse.
—Secouez votre spleen, me dit-il, et prenez soin de votre nourrisson et du mien. Ce thé n'est pas empoisonné, bien que ce soit moi qui l'ai préparé. Je vais sortir et aller chercher vos chevaux.
Notre première pensée, lorsqu'il fut parti, fut de trouver quelque part une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, les fenêtres: impossible.
—Master Linton, criai-je, voyant que nous étions bel et bien emprisonnées: vous savez ce que projette votre vilain père, et vous allez nous le dire, ou je vous traite comme il traite votre cousine.
—Oui, Linton, vous devez nous le dire! dit Catherine. C'est par amitié pour vous que je suis venue, et vous seriez trop ingrat si vous refusiez.
—Donnez-moi du thé, et alors je vous le dirai! répondit Linton. Tenez, Catherine, vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse, je ne veux pas boire cela. Donnez m'en une autre.
Catherine lui donna une autre tasse et essuya sa figure.
—Eh bien, papa veut que nous nous mariions, poursuivit Linton, après avoir bu quelques gorgées, et comme il craint que votre père ne nous laisse pas nous marier maintenant, et qu'il a peur que je ne meure si nous tardons, il a résolu que nous nous marierions demain matin, après être restés ici toute la nuit; et si vous faites comme il le veut, vous pourrez retourner chez vous demain, et me prendre avec vous.
—Vous prendre avec elle! misérable créature, m'écriai-je, et vous, vous marier avec elle! Eh bien, ou cet homme est fou, ou il nous croit folles! Et est-ce que vous vous imaginez que cette belle jeune fille va se lier à un petit singe agonisant comme vous?
—Rester toute la nuit ici! fit Catherine en parcourant la chambre des yeux. Non Ellen, je brûlerai plutôt cette porte, mais je sortirai.
Malgré les supplications de Linton, elle s'acharnait à vouloir sortir à tout prix, lorsque notre geôlier rentra.
—Vos chevaux sont partis, me dit-il. Eh quoi, Linton, vous pleurnichez de nouveau? Qu'est-ce qu'elles vous ont encore fait? Allons, assez, montez vous coucher! Zillah n'est pas là; il faudra vous déshabiller vous même. Voyons, taisez-vous; une fois dans votre chambre, vous n'avez pas à avoir peur, je ne me rapprocherai pas de vous. Il se trouve par hasard que vous vous êtes assez bien conduit. Maintenant je me charge du reste.
Linton sortit à la façon piteuse et défiante d'un chien qui s'attend à être battu sur le pas de la porte. Heathcliff s'approcha alors du foyer où Catherine et moi nous tenions sans rien dire.
—Ah dit-il, vous n'avez pas peur de moi? Eh bien, vous savez déguiser votre courage, car vous avez l'air terriblement effrayées.
—Je suis effrayée maintenant, répondit-elle, parce que si je reste ici, papa en sera malheureux. M. Heathcliff, laissez-moi rentrer à la maison; je vous promets d'épouser Linton. Papa le veut, et je l'aime. Pourquoi voudriez-vous me forcer à faire ce que je consens à faire de moi-même?
—Qu'il ait donc l'audace de vous forcer! m'écriai-je. Dieu merci, il y a une loi dans le pays!
—Silence, dit le vilain, au diable avec vos clameurs! Miss Linton, ce sera pour moi une vive joie de penser que votre père est malheureux: vous ne pouviez trouver un meilleur moyen de me déterminer à vous garder ici. Quant à votre promesse d'épouser Linton, je prendrai soin que vous la teniez: car vous ne quitterez pas mon toit avant que la chose ne soit faite.
—Alors, envoyez Ellen pour faire savoir à papa que je suis en sûreté, supplia Catherine toute en larmes, ou bien mariez-moi tout de suite! Pauvre papa! Ellen, il va croire que nous sommes perdues! Qu'allons-nous faire?
—Bah! il va croire simplement que vous êtes fatiguées de le soigner et que vous vous êtes sauvées pour vous offrir un peu d'amusement, répondit Heathcliff. Pleurez à votre aise. Autant que je puis en juger, ce sera dans la suite votre principal divertissement. Ah! Linton a tout ce qu'il faut pour bien jouer le tyran!
—Vous avez bien raison, répondis-je. Expliquez le caractère de votre fils. Montrez sa ressemblance avec vous; de cette façon, j'espère que miss Catherine y regardera à deux fois avant de l'épouser.
—Oh! cela n'a pas d'importance à présent! répondit Heathcliff. Il faudra qu'elle l'accepte pour mari, ou qu'elle reste prisonnière ici, et vous avec elle, jusqu'à ce que votre maître meure. Je peux vous tenir parfaitement cachées ici. Et si vous en doutez, encouragez-la à rétracter sa promesse.
—Je ne veux pas la rétracter, dit Catherine, je veux bien me marier à l'instant même, si je puis aller ensuite à Thrushcross-Grange. M. Heathcliff, vous ne voudriez pas par méchanceté détruire à jamais tout mon bonheur? Voyez, je me mets à genoux devant vous, je ne ferai rien pour vous irriter. N'avez-vous donc jamais aimé personne dans votre vie, mon oncle?
—Retirez-vous d'ici, ou je vais vous battre, cria Heathcliff, la repoussant brutalement. Je vous hais.
Il se secoua comme si toute sa chair frémissait d'aversion; il recula sa chaise; et comme j'ouvrais la bouche pour commencer un filet d'injures, il me fit taire dès le milieu de la première phrase en me menaçant de m'enfermer toute seule dans une chambre à la première syllabe que je dirais. La nuit venait. Nous entendîmes un bruit de voix à la porte du jardin. Notre hôte qui n'avait rien perdu de sa présence d'esprit, courut aussitôt dehors. Il y eut une conversation de deux ou trois minutes, puis il revint seul.
—Je pensais que c'était votre cousin Hareton, dis-je à Catherine. Je voudrais qu'il vint, qui sait s'il ne prendrait pas notre parti?
—C'étaient trois domestiques de la Grange envoyés pour vous chercher, dit Heathcliff, qui m'avait entendue. Vous auriez pu ouvrir une fenêtre et appeler; mais je jurerais que cette chatte est heureuse que vous ne l'ayez pas fait. Elle est contente d'être forcée de rester, j'en suis sûre.
En apprenant la chance que nous avions manquée, nous nous laissâmes aller l'une et l'autre à notre chagrin et il nous laissa nous lamenter jusqu'à neuf heures. Puis il nous ordonna de monter par la cuisine à la chambre de Zillah, et je soufflai à la jeune fille d'obéir, dans l'espoir que nous pourrions nous échapper par une fenêtre, mais la fenêtre était étroite comme celles du rez de chaussée et la porte du grenier était fermée. Catherine et moi restâmes ainsi jusqu'au lendemain, sans dormir ni nous coucher, et sans échanger autre chose que des soupirs.
À sept heures, Heathcliff vint et demanda si miss Linton était levée. Elle courut aussitôt à la porte et répondit: Oui.—Alors venez, dit-il, et il la tira dehors. Je m'étais levée pour la suivre, mais il referma la porte sur moi. Je demandai à être relâchée.
—Prenez patience, me répondit-il, je vous ferai monter votre déjeuner dans un instant.
Je frappai du poing les panneaux, et j'entendis Catherine demander pourquoi j'étais enfermée. Le monstre répondit qu'il me faudrait encore rester ainsi une heure, et puis ils s'éloignèrent. Je restai en effet ainsi deux ou trois heures; à la fin j'entendis un bruit de pas, mais ce n'était pas Heathcliff.
—Je vous ai apporté quelque chose à manger, me dit une voix, et quand la porte se fut ouverte, j'aperçus Hareton, qui m'apportait une nourriture suffisante pour ma journée.
—Prenez cela, dit-il, en déposant la chose entre mes mains.
—Restez une minute!
—Non, cria-t-il en se retirant, sans égards pour toutes les prières que je pouvais lui adresser.
Et c'est ainsi que je restai enfermée toute la journée, et toute la nuit suivante, et cinq nuits et quatre jours, sans voir personne autre que Hareton qui venait tous les matins. Et c'était bien un geôlier modèle: maussade et muet, rebelle à tous mes efforts pour toucher sa justice ou sa compassion.
CHAPITRE IX
L'après-midi du cinquième jour, j'entendis un pas différent et je vis entrer Zillah, couverte de son châle écarlate, avec un bonnet de soie noire sur la tête et un panier au bras.
—Ah! Dieu! Madame Dean! s'écria-t-elle, eh bien, on parle de vous à Gimmerton! Je vous croyais perdue dans le marais de Blackhorse, jusqu'à ce que M. Heathcliff m'a dit tout à l'heure que vous aviez été retrouvée et logée ici. Bien sûr que vous aurez atterri à une île? Et combien de temps êtes-vous restée dans l'eau?
—Votre maître est un vrai brigand, fis-je, mais il répondra de sa conduite. Il ne lui servira de rien d'avoir répandu cette fable.
—Que voulez-vous dire? demanda Zillah; ce n'est pas une fable, tout le monde dans le village dit que vous vous êtes perdues dans le marais. Quand je suis arrivée ici, je demande à M. Earnshaw si ce n'était pas triste, que vous et Miss Catherine vous fussiez perdues. Il m'a regardée comme s'il avait mal entendu. Mais M. Heathcliff avait bien entendu, lui, et c'est lui qui m'a dit: «Si elles ont été dans le marais, Zillah, elles en sont dehors à présent. Nelly Dean est en ce moment logée dans votre chambre. Vous pouvez lui dire de descendre quand vous y monterez. Voici la clé. J'ai voulu la forcer à rester ici jusqu'à ce qu'elle ait tout à fait repris ses sens. Vous pouvez lui dire d'aller tout de suite à la Grange, si elle en est capable, et d'annoncer de ma part que la jeune dame s'y rendra à temps pour assister aux funérailles de M. Edgar.
—M. Edgar n'est pas mort! m'écriai-je. Oh Zillah! Zillah!
—Non, non, rasseyez-vous, ma bonne dame; vous êtes encore malade. Il n'est pas mort; le docteur Kenneth, que j'ai rencontré sur le chemin, croit qu'il pourra encore durer un jour.
Au lieu de me rasseoir, je profitai de ce que le chemin était libre pour m'élancer dans l'escalier. En entrant dans la maison, je cherchai autour de moi quelqu'un qui pût me renseigner sur Catherine. La chambre était toute pleine de soleil et la porte restait large ouverte; mais je ne voyais personne. Je me demandais s'il fallait m'en aller tout de suite ou chercher ma maîtresse, lorsqu'une petite toux attira mon attention du côté du foyer. Je vis Linton couché sur le banc, occupé à sucer un bâton de sucre candi et observant mes mouvements d'un regard apathique.
—Où est Miss Catherine? lui demandai-je d'un ton rude. Est-elle partie?
—Non, répondit-il, elle est en haut; et nous ne la laisserons pas sortir.
—Vous ne voulez pas la laisser sortir, petit idiot? m'écriai-je. Indiquez-moi tout de suite sa chambre, ou je vous ferai siffler une bonne fois.
—C'est papa qui vous ferait siffler si vous essayiez d'y aller, répondit-il. Il me dit que je n'ai pas à être doux avec Catherine: qu'elle est ma femme, et qu'il est honteux qu'elle désire me quitter. Il me dit qu'elle me hait et désire ma mort pour avoir mon argent; mais elle ne l'aura pas et elle n'ira pas chez elle. Jamais elle n'ira. Elle peut pleurer à être malade autant qu'il lui plaira.
Il reprit sa première occupation, fermant les yeux comme s'il voulait s'endormir.
—Maître Heathcliff, repris-je, avez-vous oublié toute la bonté de Catherine pour vous l'hiver dernier, lorsque vous affirmiez que vous l'aimiez et qu'elle tous apportait des livres et vous chantait des chansons, et souvent venait par le vent et la neige pour vous voir? Vous sentiez bien qu'elle était cent fois trop bonne pour vous. Et maintenant vous croyez les mensonges que vous raconte votre père, malgré que vous sachiez qu'il vous déteste tous les deux. Et vous êtes avec lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance!
Les coins de la bouche de Linton s'abaissèrent et il ôta de ses lèvres le sucre candi.
—Est-ce donc par haine pour vous qu'elle est venue à Wuthering Heights? poursuivis-je. Réfléchissez donc un peu pour votre compte. Quant à votre argent, elle ne sait même pas que vous en avez. Et vous dites qu'elle est malade, et vous la laissez seule, ici, dans une maison étrangère, vous qui avez éprouvé combien il est pénible d'être négligé de tous: ah! vous êtes un garçon égoïste et sans cœur!
—Je ne puis rester avec elle, répondit-il avec mauvaise humeur. Elle pleure tant que je ne puis le supporter. Et elle ne veut pas s'arrêter, malgré que je la menace d'appeler mon père. Je l'ai appelé une fois et il lui a promis de l'étrangler si elle ne se tenait pas tranquille. Mais elle a recommencé dès l'instant où il avait quitté la chambre, gémissant et soupirant toute la nuit.
—M. Heathcliff est-il sorti? demandai-je, voyant qu'il n'y avait à espérer aucune sympathie chez cette misérable créature.
—Il est dans la cour; il cause avec le docteur Kenneth qui dit que mon oncle est en train de mourir pour de bon, cette fois. J'en suis heureux, parce que je serai le maître de la Grange après lui. Catherine parlait toujours de sa maison; mais cette maison n'est pas à elle, elle est à moi; papa dit que tout ce qu'elle a est à moi. Tous ses beaux livres sont à moi. Elle m'a offert de m'en faire cadeau, et de ses beaux oiseaux, et de son poney, si je voulais lui avoir la clé de notre chambre et la laisser sortir, mais je lui ai dit qu'elle n'avait rien à me donner puisque tout cela était à moi. Alors elle s'est mise à pleurer; elle a pris une petite peinture qu'elle portait à son cou, et m'a dit qu'elle me donnerait cela: c'étaient deux portraits dans un cadre d'or, d'un côté sa mère et de l'autre mon oncle, quand ils étaient jeunes. C'était hier. Je lui dis que ces portraits étaient à moi aussi et j'essayai de les lui enlever. La méchante créature ne voulut pas me les laisser prendre. Elle me poussa et me blessa. Je me mis à crier, quand elle entendit s'approcher papa, elle partagea le cadre en deux et me donna le portrait de sa mère. Elle essaya de cacher l'autre, mais quand j'eus expliqué à papa de quoi il s'agissait, il m'enleva le portrait que j'avais et ordonna à Catherine de me donner celui qu'elle avait gardé. Alors, comme elle refusait, il l'abattit par terre, lui enleva le portrait et l'écrasa sous ses pieds.
—Et cela vous plaisait-il de la voir ainsi frappée?
—J'en frémis, répondit-il: je tremble dès que je vois mon père frapper un chien ou un cheval, tant il le fait durement. Pourtant, d'abord je fus content, car elle avait mérité d'être punie pour m'avoir poussé; mais quand papa fut parti, elle m'appela à la fenêtre et me montra sa joue coupée en dedans, et sa bouche toute remplie de sang. Puis elle ramassa les morceaux du portrait et s'assit, la face contre le mur, et depuis lors elle ne m'a pas dit un mot; je me demande parfois si ce n'est pas la douleur qui l'empêche de parler. Cette pensée me fait de la peine, mais elle est une vilaine créature pour pleurer ainsi sans cesse, et puis elle est si pâle et si farouche qu'elle me fait peur.
—Et il vous serait impossible d'avoir la clé, si vous le vouliez, demandai-je?
—Je peux l'avoir quand je suis en haut, répondit-il, mais je ne puis monter en ce moment.
—Mais en quel endroit est-elle?
—Oh! cria-t-il; je ne puis vous dire où elle est! C'est notre secret. Personne, ni Hareton ni Zillah ne doit le savoir. Mais allons, vous m'avez fatigué. Allez-vous-en!»
Il s'enfonça la figure sur les bras et referma les yeux.
Je jugeai que le meilleur était de partir sans voir M. Heathcliff et de ramener du monde avec moi de la Grange pour faire sortir ma jeune maîtresse. En me voyant rentrer, l'étonnement des domestiques et leur joie furent grands; et lorsqu'ils apprirent que leur petite maîtresse était en vie, ils furent sur le point d'aller le crier à la porte de M. Edgar; mais c'est une chose dont je voulais me charger moi-même. Combien ces quelques jours l'avaient changé! Il était couché, attendant la mort, comme une image de la tristesse et de la résignation. Il avait l'air très jeune. En réalité il avait trente-neuf ans, mais on lui en aurait donné dix de moins. Il pensait à Catherine et murmurait son nom. Lui prenant la main:
—Catherine va venir, mon cher maître, lui dis-je; elle est en vie et se porte bien; et j'espère qu'elle sera ici ce soir.
À cette nouvelle, il se souleva à demi, jeta un regard joyeux tout autour delà chambre, puis retomba évanoui. Dès qu'il eut repris ses sens, je lui racontai notre visite forcée et notre détention aux Heights. Je lui dis que Heathcliff nous avait forcées à entrer. Je parlai aussi peu que possible de Linton, et j'évitai de décrire la brutale conduite de son père.
M. Edgar devina que son ennemi voulait assurer à son fils, ou plutôt s'assurer à soi-même, sa fortune personnelle. Mais pourquoi Heathcliff n'avait pas attendu sa mort, c'était une chose qu'il ne pouvait comprendre, ne sachant pas que son neveu était, lui aussi, menacé de mourir. Il sentit qu'en tous cas il ferait mieux de changer son testament; et au lieu de laisser la fortune de Catherine à sa disposition, il résolut de la confier à des tuteurs, qui en feraient usage pour elle pendant sa vie; et pour ses enfants après elle, si elle en avait. De cette façon, la fortune de Catherine ne pouvait échoir à M. Heathcliff, en cas de mort de Linton.
Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher l'attorney, et quatre autres, suffisamment armés, pour aller demander ma jeune dame à son geôlier. L'homme envoyé à Gimmerton revint le premier; il nous dit que M. Green, l'avocat, était sorti, et qu'il avait dû l'attendre deux heures; et puis que M. Green lui avait dit qu'il avait à faire quelque chose de pressé au village, mais qu'il viendrait la nuit à la Grange. Les quatre hommes envoyés aux Heights revinrent également seuls. Ils rapportèrent que Catherine était trop malade pour quitter sa chambre, et que Heathcliff ne leur avait pas permis de la voir. Je grondai les imbéciles d'avoir écouté cette fable, et sans rien dire à mon maître, je résolus de retourner moi-même aux Heights le lendemain matin, avec toute une bande, et de faire une vraie tempête, jusqu'à ce qu'on nous ait rendu la prisonnière.
Par bonheur, ce voyage et cet ennui me furent épargnés. J'étais descendue à trois heures pour chercher de l'eau, lorsque j'entendis un coup frappé à la porte d'entrée. Je pensai que c'était Green, et comme il n'y avait personne pour ouvrir, je me hâtai d'y aller moi-même. La lune brillait claire au dehors. Ce n'était pas l'attorney. C'était ma douce petite maîtresse, qui sauta à mon cou en sanglotant.
—Ellen, Ellen, papa est-il vivant?
—Oui, m'écriai-je, oui mon ange, que Dieu soit loué puisque vous êtes de nouveau avec nous!
Elle voulait, toute essoufflée qu'elle était, courir droit à la chambre de M. Linton; mais je la forçai à s'asseoir, et à prendre quelque chose, et à laver sa pâle figure. Puis je lui dis que j'irais la première annoncer son arrivée, et je la suppliai de dire qu'elle espérait être heureuse avec le jeune Heathcliff, ce qu'elle me promit malgré sa répugnance. Je ne voulus pas assister à leur entretien, et je restai un quart d'heure en dehors de la chambre. Mais tout se passa tranquillement: le désespoir de Catherine fut aussi silencieux que la joie de son père.
Celui-ci mourut en extase, oui, M. Lockwood. Baisant la joue de sa fille, il murmura:
—Je vais vers elle; et vous, enfant chérie, vous viendrez nous rejoindre!
Après quoi il ne fit plus un mouvement, et ne cessa pas de la considérer avec un regard radieux jusqu'à ce que son pouls s'arrêta insensiblement.
Soit qu'elle eût dépensé toutes ses larmes, ou que son chagrin fût trop lourd pour leur donner issue, Catherine resta assise sans pleurer toute la nuit, et toute la journée, auprès du lit de mort. Je finis par la forcer à descendre et à prendre un peu de repos; et il est heureux que j'y aie réussi, car, à l'heure du diner, nous vîmes arriver l'attorney, qui était allé chercher ses instructions à Wuthering Heights. Green s'était vendu à M. Heathcliff: ainsi s'expliquait son retard à obéir à l'appel de mon maître, qui, heureusement, n'eut pas le loisir d'occuper ses derniers instants à des soucis terrestres. M. Green prit sur lui de donner tous les ordres dans la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il voulait pousser l'autorité qu'on lui avait déléguée jusqu'à insister pour qu'Edgar Linton ne fut pas enterré à côté de sa femme, mais avec sa famille, à la chapelle. Toutefois le testament, qui était formel là-dessus, et mes bruyantes protestations, finirent par avoir gain de cause. On pressa les funérailles. Catherine, désormais Madame Linton Heathcliff, était autorisée à rester à la Grange jusqu'à ce que le corps de son père en fût sorti.
Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à se compromettre pour la délivrer. Elle avait entendu les gens que j'avais envoyés se disputer à la porte, et la réponse d'Heathcliff avait achevé de la désespérer. Linton, qui pour rien au monde n'aurait osé aller chercher la clé, eut la ruse de faire le tour de clé à la porte sans la fermer; et quand vint l'heure d'aller au lit, il demanda à coucher avec Hareton, ce qui lui fut tout de suite accordé. Catherine s'enfuit avant le petit jour. N'osant pas se heurter aux portes, pour ne pas éveiller les chiens, elle visita les chambres vides et examina les fenêtres; c'est ainsi qu'elle arriva par bonheur dans la chambre de sa mère, dont la fenêtre, étant toute proche d'un arbre, lui rendit l'évasion possible.
CHAPITRE X
Le soir qui suivit les funérailles, ma jeune dame et moi étions assises dans la bibliothèque, occupées à de pénibles méditations. Nous convînmes que ce qui pouvait arriver de mieux à Catherine serait d'être autorisée à demeurer à la Grange, au moins aussi longtemps que vivrait Linton; celui-ci demeurerait avec nous et je resterais chargée du ménage. L'arrangement était trop favorable pour que nous puissions espérer beaucoup de le voir réalisé, et pourtant j'avais un vague espoir, et nous étions en train de combiner un plan, lorsqu'une des servantes congédiées, qui n'était pas partie encore, entra précipitamment et nous dit que ce démon d'Heathcliff était dans la cour: elle nous demanda si elle devait lui fermer la porte au nez.
Quand même nous aurions été assez folles pour y songer, nous n'en aurions pas eu le temps. Heathcliff ne prit pas la peine de frapper ou de s'annoncer; il était le maître, et il usa de son privilège pour entrer tout droit sans dire un mot; après quoi il fit sortir la servante et ferma la porte.
C'était la même chambre où il avait été introduit comme hôte dix-huit ans auparavant; la même lune brillait à travers la fenêtre, et au dehors s'étendait le même paysage d'automne. Nous n'avions pas allumé de bougie, mais tout l'appartement était éclairé, et l'on voyait même les portraits sur le mur: la tête splendide de Madame Linton et la tête gracieuse de son mari. Heathcliff s'avança vers le foyer. Le temps ne l'avait guère changé lui non plus. C'était le même homme, avec son visage sombre, plus pâle et plus affermi; sa stature était un peu plus forte, voilà tout. En le voyant, Catherine s'était levée et avait fait un mouvement pour sortir.
—Halte! lui dit-il, l'arrêtant par le bras. Plus d'escapades! Où voudriez-vous aller? Je suis venu vous chercher pour vous ramener; et j'espère que vous serez une fille obéissante et que vous n'encouragerez plus mon fils à me désobéir. J'ai été embarrassé pour le punir, quand je vous ai vue partir; c'est une telle toile d'araignée, qu'il suffirait de le toucher pour l'anéantir. Mais vous verrez à son regard qu'il a eu son affaire. Avant-hier soir, je l'ai descendu de sa chambre et installé dans un fauteuil; et je suis simplement resté deux heures, seul, à côté de lui. Depuis lors j'imagine qu'il doit me voir souvent, même absent. Hareton me dit que la nuit il s'éveille et crie pendant des heures et vous appelle pour le protéger contre moi. Ainsi, que vous aimiez ou non votre précieux mari, il faut que vous veniez. C'est vous qui aurez désormais à vous occuper de lui; je vous transmets ce soin entièrement.
—Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, fis-je, et ne pas lui envoyer Master Linton? Comme vous les haïssez tous les deux, ils ne vous manqueront pas.
—Je suis en quête d'un locataire pour la Grange, et puis je veux avoir mes enfants près de moi. Et puis, cette fille me doit son service en échange du pain qu'elle mangera. Je ne suis pas disposé à l'entretenir dans le luxe et la paresse, lorsque Linton ne sera plus là. Allons, hâtez-vous de vous préparer, et ne me forcez pas à agir.
—Non, dit Catherine. Linton est tout ce que j'ai à aimer dans le monde; et bien que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me le rendre odieux, vous ne pourrez pas faire que nous nous haïssions. Et je vous défie de lui faire du mal pendant que je serai près de lui, et je vous défie de me faire peur.
—Vous êtes un adversaire plein de morgue, répondit Heathcliff, mais je vous déteste assez pour ne jamais lui faire du mal; je veux que votre tourment dure jusqu'au bout. Ce n'est pas moi qui vous le ferai haïr, mais sa propre petite nature.
—Je sais qu'il a une mauvaise nature, dit Catherine; il est votre fils. Mais je suis heureuse d'en avoir une meilleure, pour pardonner; et puis je sais qu'il m'aime, et pour cette raison je l'aime. Vous, M. Heathcliff, vous n'avez personne pour vous aimer; et si misérables que vous nous fassiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre cruauté vient de ce que vous l'êtes plus que nous. Car vous êtes misérable, n'est-ce pas? Solitaire comme le démon et envieux comme lui! Personne ne vous aime, personne ne pleurera pour vous quand vous mourrez; je ne voudrais pas être vous!
Catherine dit cela avec une sorte de triomphe lugubre; elle semblait s'être décidée à entrer dans l'esprit de sa future famille et à tirer plaisir, du chagrin de ses ennemis.
—Vous vous repentirez amèrement si vous restez ici une minute de plus, dit son beau-père. Allez, sorcière, et emportez vos affaires!
Elle sortit, le regardant avec mépris. En son absence, je commençai à demander la place de Zillah aux Heights, offrant de lui céder la mienne à la Grange, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il me dit de me taire, et alors pour la première fois fit l'inspection de la chambre. Ayant considéré le portrait de Madame Linton, il me dit:
—Je veux avoir cela à la maison. Non pas que j'en aie besoin, mais... il se retourna tout à coup vers le feu et poursuivit avec une expression que j'appellerai un sourire, faute d'un meilleur nom:
—Je vais vous dire ce que j'ai fait hier. J'ai dit au fossoyeur qui creusait la tombe de Linton d'enlever la terre de dessus son cercueil à elle, et je l'ai ouvert. Je crus d'abord que j'allais rester là toujours; quand j'ai revu son visage—car c'est encore son visage!—le fossoyeur eut bien à faire de me faire relever; mais il me dit qu'il fallait empêcher que l'air ne soufflât dessus. Mais j'ai laissé un des côtés du cercueil non scellé, et j'ai fait promettre à l'homme de me mettre à côté d'elle dans le cercueil quand mon tour viendra. De cette façon, Linton ne pourra pas s'y reconnaître.
—Vous avez très mal agi. Monsieur Heathcliff, m'écriai-je. N'aviez-vous pas honte de déranger les morts?
—Je n'ai dérangé personne, Nelly, répondit-il, et je me suis donné du soulagement à moi-même. Je vais être beaucoup plus tranquille maintenant et vous aurez bien plus de chances que je reste sous la terre quand une fois j'y serai. La déranger, elle? Non, c'est elle qui m'a dérangé, jour et nuit, pendant dix-huit ans, sans cesse, sans remords, jusqu'à la nuit dernière, où enfin j'ai été tranquille. J'ai rêvé que je dormais mon dernier sommeil, à côté d'elle, mon cœur immobile contre le sien et mes joues glacées contre les siennes.
—Et si vous l'aviez trouvée réduite à rien dans son cercueil, de quoi auriez-vous rêvé, demandai-je?
—De me changer en terre avec elle, et d'en être encore plus heureux, me répondit-il: supposez-vous que j'aie peur d'un changement de cette sorte? Je m'attendais à le trouver en soulevant le couvercle, mais j'aime mieux savoir qu'il ne commencera que lorsque je serai là pour le partager. Et puis, jamais je n'aurais pu perdre l'étrange sentiment qui me hantait, si je n'avais pas revu sa calme figure. Vous savez combien j'ai été égaré lorsqu'elle est morte: je ne cessai pas de la supplier de revenir vers moi. Je crois fortement aux esprits, j'ai la conviction qu'ils peuvent exister parmi nous. Le jour de son enterrement, il neigeait. Dans la soirée, je vins au cimetière: il faisait un triste temps d'hiver; tout, à l'entour, était solitaire. Sûr que personne ne viendrait me déranger, et sachant que deux yards de terre seuls me séparaient d'elle, je me dis: «Je veux l'avoir de nouveau dans mes bras. Si elle est froide, je penserai que c'est ce vent du Nord qui me glace, et si elle est sans mouvement, je penserai qu'elle dort.» Je pris un grand couteau et commençai à faire mon travail, après avoir enlevé la terre. Le bois commençait à craquer lorsqu'il me sembla entendre le soupir de quelqu'un qui se serait penché vers moi, debout au bord du tombeau. «Si seulement je peux ouvrir ceci, murmurai-je, je souhaite qu'on puisse nous recouvrir de terre tous les deux» et je travaillais avec plus d'ardeur encore. Il y eut un autre soupir, tout à mon oreille. Je savais bien qu'il n'y avait là aucune créature vivante en chair et en os; mais de même que, la nuit, vous percevez l'approche d'un être vivant sans pouvoir le distinguer, de même je sentais avec certitude que Cathy était là, non pas sous moi, mais sur la terre. J'éprouvai tout à coup un énorme soulagement; et je laissai là mon terrible ouvrage. Sa présence était avec moi: elle me tint compagnie pendant que je comblais la tombe, et me ramena chez moi. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j'étais sûr de la voir et je ne pouvais m'empêcher de lui parler. Et arrivant aux Heights, je trouvai la porte fermée et je me rappelle que ce maudit Earnshaw et ma femme voulurent m'empêcher d'entrer. Je me rappelle que je me suis à peine arrêté un instant en bas et que je me suis élancé dans l'escalier, dans sa chambre où j'étais sûr qu'elle était. Je fis impatiemment le tour de la chambre: je la sentais près de moi, je pouvais presque la voir et pourtant je ne la voyais pas. Je dois avoir eu une sueur de sang, tant j'ai souffert et gémi, tant je l'ai suppliée de me laisser la voir un instant. Mais non, elle n'a pas voulu. Elle s'est montrée un démon pour moi, comme elle l'avait souvent fait de son vivant, et depuis lors, quelquefois plus, quelquefois moins, j'ai toujours été la victime de cette indicible torture. Mes nerfs, depuis, sont toujours restés dans un tel état d'excitation que, s'ils n'avaient pas été solides comme des câbles, ils seraient maintenant dans l'état de ceux de Linton. Quand j'étais assis dans la maison avec Hareton, il me semblait que, en sortant, j'allais la rencontrer; lorsque je me promenais sur la lande, j'étais sûr que j'allais la rencontrer en rentrant aux Heights. Mais le pire était quand je voulais dormir dans ma chambre: impossible de rester couché. Dès l'instant où je fermais les yeux, elle était en dehors de la fenêtre, ou se glissait le long des panneaux, ou bien elle entrait dans la chambre, ou même elle reposait sa chère tête sur le même oreiller qu'autrefois; et il fallait absolument que j'ouvre les yeux pour la voir. Et ainsi je les ouvrais et les refermais cent fois par nuit, et toujours pour être désappointé. Cela m'avait mis hors de moi. Souvent il m'arrivait de grogner tout haut, si bien que ce vieux scélérat de Joseph ne peut pas manquer de croire que le diable s'est installé dans ma conscience. Mais maintenant, depuis que je l'ai vue, je suis calmé, un peu calmé. Ah! c'est une étrange façon de tuer un homme, cheveu par cheveu, en l'affolant pendant dix-huit ans du fantôme d'une espérance!
M. Heathcliff s'arrêta et s'essuya le front, où se collaient ses cheveux trempés de sueur. Ses yeux regardaient fixement les cendres rouges du feu. Les sourcils relevés aux tempes rendaient l'expression de sa figure moins sinistre, mais lui donnaient un air singulier de trouble et de tension morale. C'est à peine s'il s'adressait à moi en parlant et je me gardais de répondre. Après un court repos, il se remit à méditer sur le portrait, le décrocha et l'appuya contre le sofa pour mieux le voir. Il était plongé dans cette occupation lorsque Catherine rentra, annonçant qu'elle était prête et qu'on sellait le poney.
—Envoyez-moi cela aux Heights demain, me dit Heathcliff en désignant le portrait. Puis, se tournant vers elle: «Vous pouvez vous passer de votre poney; la soirée est belle et à Wuthering Heights, vous n'aurez pas besoin de poney. Les courses que vous aurez à faire, vous pourrez les faire à pied. Allons, venez!
—Adieu, Ellen! murmura ma chère petite maîtresse. Elle m'embrassa et je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace. Venez me voir, Ellen, ne l'oubliez pas!
—Ayez bien soin de ne rien faire de pareil, madame Dean, interrompit son nouveau père; quand j'aurai à vous parler, je viendrai ici, je n'ai pas besoin de vos visites chez moi.
Il fit signe à Catherine de marcher devant, et elle obéit, jetant derrière elle un regard qui me coupa le cœur. Par la fenêtre, je les vis descendre le long du jardin. Heathcliff avait pris le bras de Catherine sous le sien, malgré la résistance de la jeune fille et il l'entraînait rapidement sous les arbres de l'allée.
CHAPITRE XI
J'ai fait une visite aux Heights, mais je n'ai pas vu Catherine depuis son départ. Joseph m'a retenue à la porte lorsque je suis venue et n'a pas voulu me laisser passer, me disant que Madame Linton était souffrante et que le maître était sorti. J'ai eu des nouvelles par Zillah, sans quoi je saurais à peine s'ils sont vivants ou morts. Elle croit Catherine fière et je devine à sa façon d'en parler qu'elle ne l'aime pas. Ma jeune dame, en arrivant aux Heights, lui avait demandé de l'aider, mais M. Heathcliff le lui a défendu et c'est pour avoir obéi à cet ordre qu'elle s'est attiré le mépris de Catherine. J'ai eu une longue conversation avec Zillah, il y a à peu près six semaines, peu de temps avant votre arrivée; et voici ce qu'elle m'a dit:
«La première chose qu'a faite Madame Linton en arrivant aux Heights, a été de monter l'escalier sans même me dire bonsoir et de s'enfermer dans la chambre de Linton, où elle est restée jusqu'au matin. Le lendemain, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner, elle est entrée dans la maison et a demandé en frissonnant si l'on ne pourrait pas envoyer chercher le médecin, son cousin étant très malade.
—Nous savons cela, répondit Heathcliff; mais sa vie ne vaut pas un liard et je ne voudrais pas dépenser un liard pour lui.
—Mais moi je ne sais pas ce qu'il y a à faire, dit-elle, et si personne ne m'aide, il va mourir.
—Sortez de la chambre, cria le maître, et que je n'entende plus un mot à son sujet! Personne ici ne s'inquiète de ce qui lui arrive; si vous vous en inquiétez, soignez-le, sinon, enfermez-le dans sa chambre et laissez-le tranquille.
«Comment ils se sont arrangés ensemble, je ne puis le dire. J'imagine que Linton a dû s'agiter et gémir jour et nuit et qu'il ne lui a guère laissé de repos: je l'ai deviné à la pâleur de sa figure et à voir ses yeux tout alourdis. Parfois elle venait à la cuisine d'un air égaré et paraissait hésiter à demander mon assistance; mais je n'avais pas envie de désobéir à mon maître, je n'ose jamais lui désobéir, Madame Dean; je pensais bien que c'était mal de ne pas envoyer chercher Kenneth, mais je n'avais pas de conseil à donner, ni le droit de me plaindre, et j'ai toujours refusé de m'en mêler. Une ou deux fois, après que nous étions tous couchés, il m'est arrivé d'avoir à rouvrir ma porte et je l'ai vue assise toute en larmes au haut de l'escalier. Une nuit enfin, elle s'est décidée à venir dans ma chambre et m'a épouvantée en me disant: «Prévenez M. Heathcliff que son fils est en train de mourir; je suis sûre qu'il l'est, cette fois. Allez tout de suite et prévenez-le.» Après quoi, elle sortit.
«En recevant son message, M. Heathcliff poussa un juron, alluma une chandelle et marcha vers leur chambre; je le suivis, Madame Heathcliff était assise à côté du lit, les mains repliées sur ses genoux. Son beau-père s'approcha, tint la lumière près de la figure de Linton, le regarda, le toucha, puis se retourna vers elle:
—Eh bien, Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous?
«Elle restait muette.
—Comment vous sentez-vous, Catherine? répéta-t-il.
—Il est sauvé et je suis libre, répondit-elle: je devrais me sentir bien, mais vous m'avez laissée si longtemps seule à lutter contre la mort que je ne sens plus et ne vois plus que la mort. Je me sens comme morte.
«Et elle en avait l'air aussi. Je lui ai donné un peu de vin, puis le maître, après avoir renvoyé Hareton que le bruit avait attiré, ordonna à Joseph de porter le cadavre dans sa chambre, me dit de rentrer dans la mienne et laissa la jeune dame toute seule.
«Le lendemain matin, il me chargea de lui dire qu'elle eût à descendre pour le déjeuner. Mais je la trouvai déshabillée et sur le point de se coucher. Elle me dit qu'elle était malade, ce qui ne me surprit guère.»
Cathy resta dans sa chambre une quinzaine, à ce que m'a dit Zillah, qui venait la voir deux fois par jour, mais qui voyait toujours ses efforts affectueux fièrement et promptement repoussés.
Heathcliff vint la voir une fois, pour lui montrer le testament de Linton. Le jeune homme léguait toute sa fortune et toute la partie mobilière de la fortune de sa femme à son père; c'est pendant l'absence de Catherine qu'il avait été forcé à rédiger cet acte. Étant mineur, il ne pouvait disposer des terres, mais, M. Heathcliff les a réclamées et gardées, tant les siennes que celles de sa femme; je suppose qu'il en avait le droit, mais en tout cas, il est bien sûr que Catherine, sans argent et sans amis, ne peut rien pour le contrarier dans sa possession. Zillah m'a encore dit que, pendant ces quinze jours, personne ne s'était informé d'elle. La première fois qu'elle descendit dans la maison, ce fut un dimanche après-midi. «Quand je lui apportai son dîner, elle me dit en pleurant qu'elle ne pouvait pas rester davantage au froid, et je lui répondis que le maître allait partir pour Trushcross-Grange et qu'il ne fallait pas que ma présence ou celle d'Earnshaw l'empêchât de descendre; et en effet, aussitôt qu'elle eut entendu le trot du cheval d'Heathcliff, elle apparut toute vêtue de noir et ses cheveux blonds tombant simplement sur ses épaules.
«Joseph, poursuivit Zillah, était parti pour l'église et je restais seule avec Hareton, à qui je dis que, comme notre jeune maîtresse allait descendre pour nous tenir compagnie, il ferait bien de laisser pour le moment son travail de poudre et de nettoyage de fusil. À cette nouvelle, il rougit, jeta un coup d'œil sur ses mains et ses vêtements, et fit disparaître en une minute toutes les traces de son travail. Devant ses efforts pour être présentable, je ne pus m'empêcher de rire, de lui offrir mes services et de railler sa confusion, ce qui le mit de mauvaise humeur et le fit jurer.
«La jeune dame entra, froide comme un glaçon et hautaine à son ordinaire. Je me levai et lui offris ma place dans le fauteuil, mais elle se détourna de moi. Earnshaw aussi s'était levé, lui disait de venir sur le banc et de s'asseoir tout près du feu; il lui dit qu'il était sûr qu'elle devait être gelée.
—J'ai été gelée pendant un mois et plus, répondit-elle de son ton le plus méprisant. Après quoi elle prit une chaise et la plaça à une certaine distance de nous. Lorsqu'elle se fut réchauffée, elle fit des yeux le tour de la chambre; elle découvrit un certain nombre de livres sur le dressoir, se releva, essaya de les atteindre; mais ils étaient trop haut. Alors son cousin, après avoir observé quelque temps ses efforts, trouva enfin le courage de l'aider; il prit les livres et les lui tendit.
«C'était une grande avance pour le garçon. Elle ne le remercia pas, mais je vis bien qu'il était tout heureux de ce qu'elle eût accepté son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle tandis qu'elle examinait ces livres et même à montrer du doigt certaines choses qui amusaient son imagination dans les vieilles images. Elle retirait vivement le livre pour lui faire lever le doigt, mais il ne s'en troublait pas, et se contentait de la considérer elle-même au lieu du livre. Son attention se concentra par degrés à observer la chevelure épaisse et soyeuse de la jeune dame: sa figure, il ne pouvait la voir, pas plus qu'elle ne le voyait. Alors, sans se rendre compte peut-être de ce qu'il faisait, attiré comme un enfant par une chandelle, il se mit à caresser doucement une boucle de ces cheveux. Il lui aurait enfoncé un couteau dans le cou qu'elle n'aurait pas été plus saisie.
—Allez-vous-en tout de suite! Comment osez-vous me toucher? Pourquoi vous arrêtez-vous derrière moi? Je ne puis vous souffrir! Je vais rentrer dans ma chambre si vous m'approchez encore.
«M. Hareton se recula d'un air hébété; il s'assit sur le banc et la regarda pendant une demi-heure encore, continuant à parcourir les volumes. Enfin il s'approcha de moi et me dit tout bas:
—Voulez-vous la prier de nous faire la lecture, Zillah? Je suis ennuyé de ne rien faire et j'aime, j'aimerais tant à l'entendre lire! Mais ne lui dites pas que c'est moi qui l'ai demandé, demandez-le de vous-même.
—M. Hareton désirerait que vous nous fassiez la lecture, madame, dis-je aussitôt. Il vous en serait bien obligé.
«Elle fronça le sourcil et, sans nous regarder, répondit:
—M. Hareton et vous tous, vous aurez la bonté de comprendre que je rejette toute prétention à l'obligeance ou à l'affection que vous avez l'hypocrisie de m'offrir; je vous méprise et ne veux avoir rien à dire à personne d'entre vous. Alors que j'aurais donné ma vie pour une bonne parole, ou même pour voir la figure de l'un de vous, vous vous êtes tous tenus à l'écart. Mais, je ne veux pas me plaindre à vous. J'ai été attirée ici par le froid, mais je n'y suis pas venue pour vous amuser, ni pour jouir de votre société.
—Qu'aurais-je pu faire? demanda Earnshaw. Comment étais-je à blâmer?
—Oh! vous, c'est autre chose, répondit Madame Heathcliff; ce n'est pas, en effet, votre absence qui m'a affligée beaucoup.
—Mais je me suis offert plus d'une fois, répondit-il, tout animé à cette insolence, et j'ai demandé à M. Heathcliff de me laisser veiller à votre place.
—Taisez-vous. Je sortirai d'ici, j'irai n'importe où, plutôt que d'avoir dans l'oreille votre désagréable voix.
«Hareton murmura qu'elle pouvait bien aller au diable, et ne se gêna plus pour reprendre ses occupations. Il s'était mis maintenant à parler librement, et la jeune dame avait été sur le point de se retirer; mais le froid était trop fort, il fallut bien qu'elle se résignât, malgré tout son orgueil, à notre compagnie. Je m'arrangeai seulement en sorte qu'elle n'eût plus à mépriser mes tonnes intentions; toujours, depuis lors, j'ai été aussi sèche qu'elle-même, et elle n'a personne pour l'aimer parmi nous et ne mérite personne: qu'on lui dise le moindre mot, la voilà qui se replie sur elle-même, sans égard pour qui que ce soit. Elle ne se gêne pas avec le maître lui-même. Plus on la blesse, plus elle prend de venin.»
«D'abord, me dit en terminant Madame Dean, j'eus l'idée d'abandonner ma place ici, de prendre une petite maison et de décider Catherine à venir y demeurer avec moi; mais M. Heathcliff ne lui permettrait cela pas davantage qu'il ne permettrait à Hareton de vivre de son côté. Je ne vois pas d'autre remède pour elle à présent qu'un second mariage; et cela, il n'est pas en mon pouvoir de l'arranger.»
C'est ainsi que finit l'histoire de Madame Dean. En dépit des prophéties du médecin, je reprends rapidement mes forces; et bien que ce soit seulement la seconde semaine de janvier, je me propose de monter à cheval dans un jour ou deux et d'aller à Wuthering-Heights pour informer le propriétaire que je vais passer à Londres les six mois prochains et qu'il aura à se trouver un autre locataire, après octobre. Pour rien au monde, je ne voudrais vivre un second hiver dans ce pays.
CHAPITRE XII
La journée d'hier a été claire, calme et froide. Je suis allé aux Heights, comme j'en avais l'intention; ma femme de ménage m'a supplié de me charger d'un petit mot d'elle pour sa jeune maîtresse et je n'ai pas cru devoir refuser. La porte de la maison était ouverte, mais la grande porte était verrouillée comme à ma dernière visite. Je frappai et appelai Earnshaw, qui était dans le jardin, et qui vint m'ouvrir. Le gaillard est un très beau type de rustre, mais il a l'air de faire son possible pour ne pas profiter de ses avantages.
Je lui demandai si M. Heathcliff était chez lui. Il me répondit qu'il n'y était pas, mais qu'il rentrerait pour le dîner. Il était onze heures, je lui annonçai mon intention d'entrer et d'attendre: sur quoi il jeta aussitôt sa pioche et m'accompagna, remplissant l'office d'un chien de garde bien plutôt que d'un hôte. Nous entrâmes ensemble. Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas; elle paraissait plus maussade et moins animée que la première fois que je l'avais vue. C'est à peine si elle leva les yeux pour me voir entrer et aussitôt elle se remit à son travail avec le même dédain des formes ordinaires de la politesse.
Elle ne paraît pas si aimable que Madame Dean voudrait me le faire croire, pensais-je. C'est une beauté, c'est vrai, mais pas du tout un ange.
Earnshaw, lui ordonna durement de porter ses affaires dans la cuisine. «Portez-les vous-même», dit-elle, en les écartant sur la table; puis elle se retira près de la fenêtre, sur une chaise, et se mit à découper des figures d'oiseaux et d'animaux dans des épluchures de raves. Je m'approchai d'elle, comme si je voulais voir le jardin et je laissai adroitement tomber sur ses genoux la note de Madame Dean. Mais elle me demanda tout haut: «Qu'est-ce que c'est que cela?» et le jeta par terre.
—C'est une lettre de votre vieille connaissance, la ménagère de la Grange, répondis-je, effrayé de penser que l'on pouvait croire à un billet de moi-même. En apprenant la provenance du papier, Catherine fit un effort pour le ramasser, mais Hareton la repoussa, saisit le billet et le mit dans son gilet, disant qu'il fallait d'abord que M. Heathcliff le vit. Alors, Catherine, sans rien dire, se détourna, tira son mouchoir et se l'appliqua sur les yeux. Son cousin, après avoir lutté un instant pour retenir ses bons sentiments, sortit la lettre et la jeta à côté d'elle sur le plancher, le plus grossièrement qu'il put. Catherine la ramassa et la lut avec empressement; puis elle me fit quelques questions au sujet des habitants, humains et autres, de son ancienne maison; et, jetant un coup d'œil vers les collines, elle murmura:
«J'aimerais tant à descendre la côte, sur mon cher poney! Oh! je suis lasse, je suis au bout, Hareton!» Et elle appuya sa tête charmante contre le mur avec un soupir, et elle tomba dans une façon de tristesse inconsciente, sans se soucier de nous.
—Madame Heathcliff, dis-je après un silence, vous ne vous doutez pas que je vous connais, et si intimement qu'il me paraît tout drôle de rester ainsi à côté de vous en étranger. Ma femme de ménage ne se fatigue pas de me parler de vous et de faire votre éloge; elle sera bien désappointée si je reviens sans nouvelles de vous et si je lui dis que vous avez lu sa lettre sans rien répondre.
Mon discours l'étonna. Elle me demanda:
—Est-ce qu'Ellen vous aime?
—Oui, certes, répondis-je, après une hésitation.
—Dites-lui, reprit-elle, que j'aurais voulu répondre à sa lettre, mais que je n'ai rien pour écrire, pas même un livre d'où je puisse déchirer une feuille.
—Pas de livres? m'écriai-je. Comment pouvez-vous vivre sans livres?
—J'étais toujours à lire, quand j'en avais, dit Catherine, et M. Heathcliff ne lit jamais, de sorte qu'il s'est mis dans la tête de détruire mes livres. Pendant des semaines, je n'en ai pas vu un. Une fois, seulement, j'ai mis la main sur la bibliothèque théologique de Joseph, à sa grande colère; et une autre fois, Hareton, j'ai trouvé un stock de livres caché dans votre chambre, quelques livres de latin et de grec, des livres de contes et de poésies, ces derniers rapportés par moi de la Grange. Vous me les avez volés, simplement pour le plaisir de m'en priver. Ils ne peuvent vous être d'aucun usage, évidemment, vous les avez cachés pour empêcher que personne n'en tirât profit. Peut-être est-ce vous qui, par jalousie, avez conseillé à M. Heathcliff de me priver de mes livres? Mais j'ai la plupart d'entre eux écrits dans ma tête et dans mon cœur, et de ceux-là vous ne pouvez pas me priver.
En entendant ainsi révéler le secret de ses accaparements littéraires, Earnshaw devint d'un rouge pourpre.
—M. Hareton désire sans doute élargir ses connaissances, dis-je, venant à son aide. Ce n'est pas de l'envie, mais de l'émulation qu'il éprouve à votre égard. Il deviendra très fort d'ici quelques années.
—Et il veut que je devienne une sotte en attendant, répondit Catherine. Oui, je l'entends qui essaie d'épeler et de lire; il fait assez de fautes! Je voudrais que vous puissiez répéter la petite scène d'hier, c'était extrêmement drôle. Je vous ai entendu tourner et retourner le dictionnaire pour chercher les mots difficiles, et jurer devant l'impossibilité de comprendre.
Le jeune homme, gêné au possible, ne trouva pas d'autre issue que de rire lui-même. Je me rappelai ce que m'avait dit Madame Dean sur la façon dont ses premiers essais d'instruction avaient été rabroués.
—Mais, dis-je, Madame Heathcliff, nous avons tous eu des commencements et nous avons balbutié sur le seuil; si nos maîtres s'étaient moqués de nous au lieu de nous aider, nous continuerions encore.
—Oh! répondit-elle, je ne cherche pas à limiter ses connaissances; mais il n'a pas le droit de s'approprier ce qui est à moi et de le rendre ridicule par ses fautes et sa mauvaise prononciation. Ces livres, prose et vers, sont consacrés pour moi par d'autres souvenirs, et je ne puis souffrir de les voir dégradés et profanés dans sa bouche. Sans compter qu'il a choisi, entre toutes, mes pièces favorites, celles que j'aime le mieux répéter, et cela comme par malice délibérée.
Je vis la poitrine d'Hareton se soulever une minute en silence, sous le poids de la mortification et de la colère. Puis il sortit, et revint avec une demi-douzaine de livres qu'il jeta dans le tablier de Catherine, en s'écriant:
—Prenez-les, je ne veux plus jamais ni les lire ni y penser.
—Je n'en veux plus maintenant, répondit-elle, leur souvenir se mêle maintenant au vôtre, et je les hais. Elle ouvrit l'un d'eux au hasard et se mit à lire quelques lignes sur le ton pleurard d'un débutant, puis éclata de rire, et voulut recommencer cette comédie.
Mais l'amour-propre du jeune homme ne put en supporter davantage. Je m'étais détourné, mais j'entendis le bruit d'un coup destiné à la faire taire. Après quoi il ramassa les livres et les jeta dans le feu. Je lus sur sa figure tout le chagrin qu'il avait à s'en séparer. Sans doute, en les voyant brûler, il se rappelait le plaisir qu'il en avait déjà tiré et songeait à celui qu'il s'était promis d'en tirer encore. Jusqu'au moment où Catherine avait traversé son chemin, il s'était contenté du travail quotidien et des rudes plaisirs de la vie animale. Ensuite la honte de son dédain et l'espoir de son approbation l'avaient excité à des aspirations plus hautes; et voilà que ses efforts produisaient exactement l'effet contraire.
—Oui, c'est tout le bien qu'une brute comme vous peut retirer de ces livres! dit Catherine, furieuse, suivant de l'œil les progrès du feu.
—Vous feriez mieux de vous taire, à présent! répondit Hareton.
Son agitation était au comble, et il allait sortir de la chambre, n'y tenant plus, lorsqu'il croisa M. Heathcliff qui entrait, et qui lui mit la main sur l'épaule.
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? demanda-t-il.
—Rien, rien, dit-il en s'éloignant.
Heathcliff le suivit des yeux et poussa un soupir.
—C'est étrange, murmura-t-il, quand je cherche sur sa figure les traits de son père, c'est elle que je trouve tous les jours davantage. Comment diable peut-il lui ressembler si fort? C'est à peine si je supporte sa vue.
Il baissa les yeux et s'avança d'un air songeur. Il y avait en lui une expression inquiète et anxieuse que je n'avais jamais remarquée auparavant: de plus il paraissait maigri. En le voyant par la fenêtre, sa belle-fille s'était aussitôt enfuie dans la cuisine, de sorte que je restai seul.
—Je suis heureux de voir que vous pouvez enfin sortir, M. Lockwood, me dit-il en réponse à mon salut. Je me suis demandé plus d'une fois ce qui avait bien pu vous amener dans cette solitude.
—Un caprice, j'en ai peur, monsieur, répondis-je, et c'est encore un caprice qui m'en fait partir. Je retournerai à Londres la semaine prochaine; et je ne crois pas que je pourrai vivre ici désormais.
—Oh vraiment! Êtes-vous déjà fatigué d'être loin du monde? Mais si vous venez ici pour plaider votre droit à ne pas payer un loyer dont vous ne voulez pas profiter, c'est peine perdue: je ne me relâche jamais d'exiger de chacun ce qui m'est dû.
—Je ne viens plaider rien de pareil! m'écriai-je piqué. «Si vous le voulez-bien, je vais régler tout de suite la chose avec vous.» Et je tirai mon portefeuille de ma poche.
—Non, non, répondit-il froidement, ce n'est pas si pressé. Asseyez-vous et dînez avec nous. Un hôte que l'on est assuré de ne plus revoir peut en général être bien accueilli. Catherine, apportez le dîner. Où êtes-vous?
Catherine reparut, avec un paquet de couteaux et de fourchettes.
—Vous aurez à dîner avec Joseph, lui murmura Heathcliff à part, et vous resterez dans la cuisine jusqu'à ce qu'il soit parti.
Entre M. Heathcliff, sombre et maussade, et Hareton absolument muet, je fis un assez triste repas. Je partis de bonne heure. J'aurais voulu sortir par derrière, pour revoir encore Catherine et pour vexer le vieux Joseph; mais Hareton reçut l'ordre d'amener mon cheval à la porte, et mon hôte lui-même m'escorta jusqu'au seuil.
«Quelle sinistre vie on mène dans cette maison! pensais-je en m'en retournant. Comme c'eût été quelque chose de plus qu'un conte magique pour madame Linton Heathcliff, si nous nous étions aimés, comme le désirait sa bonne nourrice, et si nous avions émigré ensemble dans l'atmosphère bruyante de la capitale!
ÉPILOGUE
En septembre, j'ai été invité à chasser chez un ami dans le Nord; en me rendant chez lui, il m'arriva de passer à quinze milles de Gimmerton. L'hôtelier de l'auberge ou je m'étais arrêté s'occupait à faire boire mes chevaux lorsque passa sur la route une voiture d'avoine verte fraîchement coupée.
—Tiens, fit l'aubergiste, ça vient de Gimmerton. La moisson y est toujours de trois semaines en retard.
—Gimmerton? répétai-je, me rappelant mon séjour dans cette localité. Est-ce loin d'ici?
—Il y a bien quatorze milles par les collines, et le chemin est dur.
Une soudaine envie me prit de revoir Trushcross-Grange. Il était à peine midi, et je pensai que je pouvais aussi bien passer la nuit sous mon propre toit que dans une auberge. De toute façon, il m'aurait fallu y retourner pour régler mes comptes de loyer. J'ordonnai donc à mon domestique de s'enquérir du chemin, et trois heures après nous étions à Gimmerton.
Je laissai mes chevaux dans le village et je descendis seul la vallée. La grise chapelle me parut plus grise et plus solitaire, le cimetière plus abandonné. Je vis un troupeau broutant l'herbe courte sur les tombes. Le temps était chaud et doux, et je jouissais infiniment du paysage qui s'étendait au-dessus et au-dessous de moi. Rien de plus lugubre en hiver, mais rien de plus charmant en été que ces champs coupés de collines, et ces fortes senteurs de bruyère.
J'arrivai à la Grange avant le coucher du soleil, et je frappai; ne recevant pas de réponse, j'entrai dans la cour. Sous le porche, une fille de neuf ou dix ans était assise tricotant, et à côté d'elle une vieille femme, qui fumait sa pipe d'un air songeur.
—Madame Dean est-elle ici? demandai-je à la vieille.
—Madame Dean? Non. Elle ne demeure pas ici; elle est là-haut aux Heights.
—Alors c'est vous qui gardez la maison?
—Oui, je garde la maison.
—Eh bien, je suis M. Lockwood, le maître d'ici. Avez-vous une place pour me loger, je voudrais rester pour la nuit.
—Le maître! s'écria-t-elle toute surprise. Hé! personne ne savait que vous alliez venir. Vous auriez dû envoyer un mot. Il n'y a rien de prêt dans la maison!
Elle quitta sa pipe et entra toute affairée, suivie de la jeune fille. Pour la rassurer, je lui dis de me préparer simplement un coin où je puisse m'asseoir pour souper et un lit pour dormir. Inutile de balayer et d'épousseter, seulement un bon feu et des draps bien secs.
—Et tout va bien aux Heights? demandai-je.
—Oui, autant que j'en sais quelque chose.
J'aurais voulu lui demander encore pourquoi Madame Dean avait quitté la Grange, mais je la vis trop émue de mon retour; de sorte que je la quittai et m'avançai lentement vers la demeure de M. Heathcliff, ayant derrière moi l'éclat du soleil couchant, et devant moi la douce lueur de la lune qui se levait. Je n'eus ni à grimper par-dessus la porte ni à frapper pour me la faire ouvrir: elle céda sous ma main. Je fus frappé de ce progrès.
Les portes et les fenêtres étaient ouvertes; pourtant, comme c'est l'usage dans les districts des mines de charbon, un beau feu rouge illuminait la cheminée. La maison de Wuthering Heights est si grande que les habitants pouvaient toujours se mettre à l'abri de l'excessive chaleur du foyer. Avant d'entrer, j'entendis deux personnes qui se parlaient, tout près d'une fenêtre.
—Contraire, disait une voix, douce comme une clochette d'argent. C'est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes. Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou bien je vous tire les cheveux.
—Eh bien, contraire, alors, répondit une autre voix plus profonde, mais adoucie. Et maintenant embrassez-moi pour mes bonnes intentions.
—Non. Je veux d'abord que vous lisiez tout le passage correctement sans une seule faute.
La lecture recommença: celui qui lisait était un jeune homme habillé convenablement, et assis à une table avec un livre devant lui. Son beau visage brillait de plaisir, et ses yeux ne cessaient de se promener impatiemment de la page du livre vers une petite main blanche qui s'appuyait sur son épaule et qui, de temps à autre, le rappelait à son travail par une petite tape sur la joue. La propriétaire de cette main se tenait derrière: ses légères boucles blondes se mêlaient par intervalles aux cheveux noirs du jeune homme, et son visage...,—il était heureux qu'il ne pût voir ce visage, car jamais il n'aurait pu faire attention à ce qu'il lisait. Je pouvais le voir, moi, par la fenêtre, et je me mordais la lèvre de dépit d'avoir laissé passer la chance de faire quelque chose de plus que de le regarder.
La leçon se termina, non sans, de nouvelles fautes. L'élève réclama cependant sa récompense, et reçut au moins cinq baisers, que d'ailleurs il rendit généreusement. Alors le couple s'avança vers la porte, et se prépara à sortir pour faire un tour sur la lande. Je supposai que le cœur d'Hareton, sinon sa bouche, m'enverrait au fond de l'enfer si je le dérangeais dans cet heureux moment; et je me détournai pour chercher un refuge dans la cuisine. Là aussi je trouvai l'entrée libre, et je vis à la porte ma vieille amie Nelly Dean, qui cousait en fredonnant une chanson, tandis que dans le fond se tenait le vieux Joseph, interrompant sans cesse une lecture pieuse pour se plaindre de la perversité universelle.
En me reconnaissant, Madame Dean se dressa sur ses pieds, et me cria:
—Hé, M. Lockwood, Dieu vous bénisse! Quelle idée avez-vous eue de revenir de cette façon? Tout est fermé à Thrushcross-Grange. Vous auriez dû me prévenir.
—Oh! je me suis arrangé déjà pour passer la nuit à la Grange, répondis-je, je repars demain. Mais comment êtes-vous transportée ici, Madame Dean? Dites-le moi!
—Zillah est partie, peu de temps après votre départ; et M. Heathcliff m'a fait venir ici pour y rester jusqu'à votre retour.
—Je suis venu ici, dis-je, pour régler mon compte avec votre maître.
—Quel compte, monsieur, me dit Nelly, me conduisant dans la maison?
—Au sujet de mon loyer.
—Oh! alors, c'est avec Madame Heathcliff que vous aurez à traiter, ou plutôt avec moi, car elle n'a pas encore appris à diriger les affaires, et je la remplace, faute de quelqu'un de mieux.
Et comme elle voyait la surprise dans mes yeux:
—Ah! dit-elle, il paraît que vous n'avez pas appris la mort d'Heathcliff?
—Heathcliff mort! m'écriai-je, et il y a longtemps?
—À peu près trois mois: mais asseyez-vous, laissez-moi prendre votre chapeau, et je vais tout vous raconter. Et si vous ne voulez rien manger, buvez au moins un coup de notre bonne ale, vous avez l'air fatigué.
Elle sortit aussitôt pour aller chercher la boisson promise, et j'entendis Joseph demander si ce n'était pas un scandale qu'elle eût des poursuivants à son âge, s'il n'était pas honteux de voir vider ainsi les caves du maître, etc. Mais Nelly ne prit pas la peine de lui répondre et revint une minute après, apportant un magnifique broc d'argent dont je louai le contenu comme il convenait. C'est alors que j'entendis la fin de l'histoire d'Heathcliff.
«Quinze jours environ après votre départ, dit Madame Dean, je fus mandée aux Heights. Ma première entrevue avec Catherine me chagrina beaucoup, je la trouvai si changée! M. Heathcliff ne m'expliqua pas les motifs qu'il avait pour modifier sa conduite à mon égard; il me dit seulement qu'il avait besoin de moi, qu'il était las de voir Catherine, et qu'il fallait que je fasse mon possible pour la garder avec moi dans le petit parloir. D'abord ma jeune maîtresse parut charmée de cet arrangement. Je lui apportai de la Grange un grand nombre de livres, et d'autres objets, qui avaient jadis servi à l'amuser. Je me flattais que sa situation allait devenir plus tolérable, mais mon illusion ne fut pas de longue durée. Catherine ne tarda pas à devenir irritable et inquiète. D'une part, on lui défendait de sortir du jardin, et il lui coûtait d'être ainsi renfermée à l'étroit pendant que le printemps rayonnait. D'autre part, les soins du ménage m'obligeaient à la quitter souvent, et alors elle souffrait de rester seule. Plutôt que de demeurer sans compagnie, elle préférait aller se quereller avec Joseph dans la cuisine. Souvent Hareton était lui aussi forcé de chercher abri dans la cuisine; et bien qu'il fut toujours maussade et silencieux, elle changea peu à peu d'attitude envers lui et ne put se résigner à le laisser seul. Elle lui parlait, le raillait de sa sottise et de sa paresse, s'étonnait de voir qu'il pût supporter la vie qu'il menait, et rester toute une soirée à regarder le feu.
—Il est tout à fait comme un chien, n'est-ce pas, Ellen, me disait-elle, ou comme un cheval de trait! Il fait son ouvrage, mange sa nourriture, et dort éternellement! Quel vide et lugubre esprit il doit avoir! Vous arrive-t-il jamais de rêver, Hareton? Et alors, de quoi pouvez-vous bien rêver? Mais vous n'êtes seulement pas capable de me parler!
«Et elle le regardait, mais lui ne voulait ni ouvrir la bouche ni lever les yeux sur elle.
—Il est peut-être en train de rêver maintenant, poursuivit-elle, demandez-le-lui, Ellen.
—M. Hareton va demander au maître de vous faire monter dans votre chambre, si vous ne vous tenez pas tranquille, dis-je.
—Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais, quand je suis dans la cuisine, s'écriait-elle une autre fois. Il a peur que je ne rie de lui. Ellen, qu'en pensez-vous? Il s'est mis une fois à apprendre à lire; et comme je me moquais, il a brûlé ses livres et arrêté son éducation. N'était-il pas fou?
—Et n'étiez-vous pas méchante, vous? dis-je. Répondez-moi à cela.
—Oui, peut-être l'ai-je été en effet, mais je n'aurais pas pensé qu'il en fût si maussade. Hareton, si je vous donnais un livre, maintenant, le prendriez-vous? Je vais essayer.
«Elle lui mit dans la main le livre qu'elle lisait, mais il le rejeta, en murmurant qu'il allait lui casser le cou si elle ne le laissait pas tranquille.
—Eh bien, dit-elle, je vais le mettre là dans le tiroir de la table, et je vais aller me coucher.
«Mais je lui appris le lendemain à son grand désappointement, que le jeune homme n'avait pas touché à son livre, et cette comédie recommença souvent par la suite sans plus de succès. Dans les belles soirées de printemps, Hareton était toujours en chasse, et Catherine gémissait et soupirait, et me suppliait de lui parler, et se sauvait quand je commençais. Elle pleurait, disant qu'elle était fatiguée de vivre, et que sa vie était inutile.
«M. Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait presque chassé Earnshaw de la grande chambre. Au commencement de mars, un accident força le jeune homme à rester à demeure dans la cuisine. Le canon de son fusil éclata, et le blessa assez gravement au bras. Catherine parut heureuse de l'avoir toujours dans la maison; en tout cas, elle jugea sa chambre du premier étage encore plus insupportable et s'ingénia pour trouver de la besogne à la cuisine.
«Le lundi de Pâques, Joseph partit pour la foire de Gimmerton avec du bétail. Earnshaw était assis, morose comme d'ordinaire, dans le coin de la cheminée, et ma petite maîtresse se distrayait à faire des dessins sur les fenêtres, à fredonner des chansons, à lancer des regards impatients sur son cousin qui fumait tranquillement en contemplant le feu. Tout d'un coup je la vis s'approcher du jeune homme et je l'entendis lui parler.
—J'ai découvert, Hareton, que j'ai besoin.... que je serais heureuse..., que j'aimerais à ce que vous fussiez mon cousin maintenant, si vous n'aviez pas été si dur et de si mauvaise humeur pour moi.
«Hareton ne répondit pas.
—Hareton, Hareton, m'entendez-vous? poursuivit-elle.
—Allez au diable!
—Je veux que vous m'écoutiez, d'abord. Je ne sais comment faire pour que vous m'adressiez la parole et vous faites exprès de ne pas comprendre. Vous savez bien que quand je vous traite de stupide, cela ne veut pas dire que je vous méprise. Allons, il faudra que vous fassiez attention à moi, Hareton.
—Je ne veux avoir rien à faire avec vous et votre sale orgueil et vos tours de démon! répondit-il. Je veux aller en enfer corps et âme, avant de me retourner de votre côté. Allons, éloignez-vous de moi, tout de suite!
«Catherine fronça le sourcil et se retira du côté de la fenêtre en se mordant les lèvres, affectant de fredonner.
—Vous devriez être amis, avec votre cousine, monsieur Hareton, dis-je, puisqu'elle se repent de sa conduite envers vous. Cela vous ferait un grand bien. Sa compagnie ferait de vous un autre homme.
—Sa compagnie, s'écria-t-il, alors qu'elle me hait et ne me croit pas capable de nettoyer ses souliers! Non, quand ce serait pour être roi, je ne voudrais pas rechercher de nouveau ses bonnes grâces.
—Ce n'est pas moi qui vous hais, c'est vous qui me haïssez, dit Catherine toute en larmes. Vous me haïssez autant et plus que fait M. Heathcliff.
—Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi alors me serais-je exposé à sa colère, cent fois, en prenant votre parti?
—Je ne savais pas que vous ayez pris mon parti, répondit-elle, en se séchant les yeux, et mon malheur me rendait amer pour chacun. Mais maintenant je vous remercie et vous demande pardon. Que puis-je faire de plus?
«Elle revint vers le foyer et lui tendit franchement la main, puis voyant qu'il serrait les poings sans répondre, elle se baissa, et le baisa légèrement sur la joue. Je hochai la tête en signe de reproche, ce qui la rendit très honteuse.
—Que pouvais-je faire d'autre, Ellen? me dit-elle. Il ne voulait ni me serrer la main, ni regarder de mon côté. Il fallait bien que je lui montre en quelque façon que je l'aime et que je veux que nous soyons amis.
«Si Hareton fut convaincu par ce baiser, je ne puis le dire, je vis seulement qu'il était gêné de cacher son visage et ne savait où tourner les yeux.
«Catherine s'occupa ensuite à envelopper de papier un beau livre, et, l'ayant lié d'un ruban, et ayant inscrit dessus l'adresse, «à M. Hareton Earnshaw», elle me pria de porter ce présent à son destinataire.
—Et dites-lui que s'il consent à le prendre, je viendrai lui apprendre à le lire, tandis que s'il refuse, je monterai dans ma chambre et ne lui adresserai jamais plus la parole.
«Je fis la commission, surveillée par ma jeune maîtresse. Hareton ne voulut pas ouvrir les doigts, de sorte que je déposai le livre sur ses genoux, mais il ne fit non plus aucun effort pour le rejeter. Lorsque Catherine entendit enfin qu'il enlevait la couverture, elle s'élança, vint tranquillement s'asseoir à côté de lui. Il tremblait, et sa figure étincelait.
—Dites que vous me pardonnez, Hareton! Vous pouvez me rendre si heureuse en disant ce petit mot.
«Il murmura quelque chose d'incompréhensible.
—Et vous serez mon ami? demanda Catherine.
—Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre vie, et plus vous me connaîtriez, plus vous auriez honte; et c'est ce que je ne peux souffrir.
—Ainsi, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle, avec un sourire doux comme le miel, en se serrant contre lui.
«Je n'entendis plus aucun mot distinct, mais en me retournant, j'aperçus, penchées sur les pages du livre, deux figures si radieuses que je vis bien que le traité avait été ratifié des deux côtés, et que désormais les ennemis étaient devenus des alliés.
«Le livre était plein de belles images, de sorte que les deux jeunes gens restèrent immobiles à les regarder jusqu'au retour de Joseph. Celui-ci fut tout surpris en apercevant Catherine assise à côté de Hareton et la main appuyée sur son épaule. Il força Hareton à aller rejoindre Heathcliff dans la maison, et comme Catherine promettait à son cousin de lui apporter le lendemain d'autres livres, et voulait laisser celui-là sur la cheminée:
—Tous les livres que vous laisserez, je les porterai au maître, dit Joseph, et il n'y a guère chance que vous les retrouviez. Mais Cathy lui assura que sa bibliothèque à lui paierait pour le mal qu'il ferait à la sienne; et, passant en souriant auprès d'Hareton, elle remonta dans sa chambre, plus légère de cœur qu'elle n'avait jamais été auparavant sous ce toit.
«Ainsi engagée, l'intimité grandit rapidement, malgré mille petites interruptions d'un instant. Earnshaw n'était pas commode à civiliser et ma jeune maîtresse n'était ni un philosophe, ni un modèle de patience; mais leurs deux esprits tendaient au même but, de sorte qu'ils finirent par y arriver.
—Vous le voyez, M. Lockwood, c'était assez facile de gagner le cœur de Madame Heathcliff. Mais maintenant je suis heureuse que vous ne l'ayez pas essayé. L'union de ces deux êtres couronnera tous mes vœux; et il n'y aura pas une femme plus heureuse que moi dans toute l'Angleterre le jour de leurs noces.
«Un lundi matin, et comme Earnshaw était encore forcé de rester à la maison à cause de son accident, Catherine descendit avant moi et alla rejoindre son cousin dans le jardin. Lorsque j'allai les trouver pour les prévenir que le déjeuner était prêt, je vis qu'elle avait persuadé au jeune homme d'arracher un grand nombre de buissons et de planter à la place des fleurs rapportées de la Grange.
«Je fus terrifiée de la dévastation qu'ils avaient accomplie dans une petite demi-heure; les noirs buissons de cassis qu'ils venaient d'arracher faisaient la joie de Joseph, et je pensais bien qu'il serait furieux.
—Là! Tout cela va être montré au maître! m'écriai-je. Quelle excuse aurez-vous pour avoir pris de telles libertés? Nous allons avoir une belle explosion sur la tête! M. Hareton, je m'étonne que vous n'ayez pas plus d'esprit; vous êtes fou de l'écouter ainsi!
—J'avais oublié que ces buissons étaient à Joseph, répondit Earnshaw très embarrassé; mais je vais lui dire que c'est moi qui ai tout fait.
«Nous prenions toujours nos repas avec M. Heathcliff. Je tenais la place de maîtresse de la maison pour servir le thé et pour découper. Catherine était généralement assise à côté de moi; mais ce jour-là, elle s'était mise près d'Hareton, et je vis bien qu'elle n'aurait pas plus de discrétion dans son amitié qu'elle n'en avait eu dans son hostilité.
—Prenez garde au moins de ne pas trop causer avec votre cousin, lui murmurai-je à l'oreille. Cela ennuierait M. Heathcliff et il serait furieux contre vous deux.
—Soit, je ne lui causerai pas, répondit-elle.
«Mais la minute d'après, elle s'était installée à côté de lui, et trempait des primevères dans son plat de porridge.
«Lui, n'osait pas lui parler, ni même la regarder; mais elle continuait à l'agacer, si bien qu'il fut deux fois sur le point d'éclater de rire. Je fronçai le sourcil; elle s'arrêta, jeta un coup d'œil sur le maître, dont l'esprit semblait occupé de toute autre chose que de nous; mais bientôt elle se retourna et recommença ses folies.
«Hareton ayant cette fois poussé un rire contenu, M. Heathcliff tressaillit et ses yeux firent rapidement le tour de la table. Catherine le considérait avec son regard habituel, un regard inquiet, mais plein de défi, et qu'il abhorrait.
—Vous avez de la chance d'être hors de ma portée! cria-t-il. Quel démon vous possède pour que vous me regardiez constamment avec ces yeux d'enfer? Détournez vos yeux, et ne me faites pas souvenir désormais de votre existence. Je croyais vous avoir guérie de l'habitude de rire!
—C'était moi, murmura Hareton.
—Que dites-vous? demanda le maître.
«Hareton regarda son assiette et ne dit rien. M. Heathcliff, après l'avoir considéré un instant, reprit sa rêverie interrompue. Le déjeuner était à peu près achevé, et les deux jeunes gens s'étaient mis prudemment à l'écart, lorsque Joseph se montra à la porte, la lèvre tremblante et les yeux furieux, et déclara longuement qu'il voulait s'en aller, qu'il ne pouvait pas supporter davantage une pareille cruauté.
—Allons, allons, idiot, interrompit Heathcliff, assez! De quoi vous plaignez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos querelles avec Nelly. Elle peut vous jeter dans le trou à charbon sans que je m'en soucie.
—Ce n'est pas Nelly! répondit Joseph. Si méchante qu'elle soit, Dieu merci, elle ne serait pas capable de voler l'âme de personne. C'est cette maudite petite reine-là, qui a ensorcelé notre garçon avec ses yeux hardis et ses manières provocantes. Il a oublié tout ce que j'ai fait pour lui et il a été arracher toute une rangée de mes plus beaux cassis dans le jardin.
—Cet animal est-il ivre? demanda M. Heathcliff. Hareton, est-ce à vous qu'il en a?
—J'ai arraché deux ou trois buissons, répondit le jeune homme, mais je vais les replanter.
—Et pourquoi les avez-vous arrachés?
«Catherine intervint.
—Nous voulions planter là quelques fleurs. Je suis la seule personne à blâmer, car c'est moi qui l'ai voulu.
—Et qui diable vous a donné la permission de toucher à quoi que ce soit ici? demanda son beau-père stupéfait. Et qui vous a ordonné de lui obéir? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton.
«Ce dernier restait muet; sa cousine répondit:
—Vous ne devriez pas me refuser quelques pouces de terre, vous qui m'avez pris toutes mes terres!
—Vos terres, insolente souillon! Jamais vous n'en avez eu!
—Et mon argent aussi, poursuivit-elle, en lui lançant son regard irrité.
—Silence! Allez-vous en!
—Et aussi les terres d'Hareton, et son argent! poursuivit la jeune femme hors d'elle-même. Hareton et moi sommes amis maintenant, et je lui dirai tout à votre sujet.
«Le maître parut un instant confondu. Il devint très pâle et se leva, sans cesser de la considérer avec une expression de haine mortelle.
—Si vous me frappez, Hareton vous frappera! dit-elle. Ainsi vous feriez mieux de rester assis.
—Si Hareton ne vous chasse pas d'ici, je le frapperai à mort! tonna Heathcliff. Maudite sorcière! Osez-vous prétendre à l'exciter contre moi? Hors d'ici! Entendez-vous! Emmenez-la dans la cuisine! Je vais la tuer, Ellen Dean, si vous me laissez la revoir.
«Hareton essaya tout bas de lui persuader de s'en aller.
—Chassez-la d'ici, cria Heathcliff d'un ton de voix sauvage. Allez-vous perdre votre temps à lui parler?
«Et il s'approcha pour exécuter lui-même son ordre.
—Il ne vous obéira plus désormais, méchant homme, dit Catherine, et bientôt il vous détestera autant que je le fais.
—Chut! Chut! murmura le jeune homme d'un ton de reproche; je ne veux pas vous entendre lui parler ainsi.
—Mais vous ne souffrirez pas qu'il me frappe, lui cria-t-elle?
—Alors, venez.
«Mais il était trop tard: Heathcliff l'avait saisie dans ses mains.
—Et maintenant, vous, allez-vous en! dit-il à Earnshaw. Satanée sorcière! Cette fois elle m'a provoqué au delà de ce que je pouvais supporter et je vais la faire s'en repentir à jamais.
«Il l'avait empoignée par les cheveux, et Hareton essayait vainement de la lui enlever, le suppliant de ne pas lui faire de mal cette fois encore. Les yeux noirs d'Heathcliff étincelaient; il semblait prêt à la mettre en pièces, et je venais à mon tour à la rescousse lorsque je vis tout à coup ses doigts se relâcher; maintenant il la tenait simplement par le bras et la regardait dans les yeux. Puis il lui cacha les yeux avec ses mains, se recueillit un instant, et finit par lui dire avec assez de calme.
—Il faut que vous appreniez à éviter de me passionner, ou bien il m'arrivera vraiment de vous tuer un jour. Allez avec Madame Dean et restez avec elle. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous écouter, je l'enverrai chercher son pain où il pourra le trouver. Votre amitié pour lui fera de lui un mendiant. Nelly, emmenez-la, et qu'on me laisse seul.
«M. Heathcliff resta seul dans la chambre jusqu'au diner. J'avais conseillé à Catherine de diner en haut, mais aussitôt qu'il vit son siège vide, il m'envoya la chercher. Il ne parla à personne, mangea très peu, et sortit tout de suite après, en donnant à entendre qu'il ne reviendrait pas avant le soir.
«Pendant son absence, les deux nouveaux amis s'installèrent dans la maison. Tout d'un coup, j'entendis que Hareton grondait durement sa cousine parce qu'elle s'était offerte à lui révéler la conduite de son beau-père envers son père à lui. Il dit qu'il ne souffrirait pas un mot de blâme contre M. Heathcliff. Quand même celui-ci serait le diable, cela n'importait; il serait de son parti. Il lui dit qu'il préférait la voir dire du mal de lui-même, comme elle faisait auparavant, que de M. Heathcliff. Catherine allait se fâcher, mais il trouva le moyen de la retenir en lui demandant si elle aimerait qu'il lui dise du mal de son père à elle. Elle parut alors comprendre qu'Earnshaw était attaché au maître par des liens assez forts pour que la raison ne puisse les dénouer, par des chaînes qu'avait forgées l'habitude, et qu'il serait cruel d'essayer de briser. Depuis lors, elle fit preuve de son bon cœur en évitant aussi bien les plaintes que les expressions d'antipathie à l'égard d'Heathcliff; et je ne crois pas en vérité que, à dater de ce jour, elle ait prononcé une seule phrase contre son oppresseur en présence du jeune homme.
«Ce petit désaccord réglé, ils redevinrent amis, et s'occupèrent de leur mieux, elle comme maîtresse, lui comme élève. Je vins m'asseoir près d'eux quand j'eus fini mon ouvrage et je me sentis si heureuse de les voir ainsi que je ne fis pas attention à la fuite du temps. Vous le savez, ils m'apparaissaient tous les deux un peu comme mes enfants; d'elle, j'avais été fière en tous temps; et j'étais sûre maintenant que lui aussi serait pour moi une source de satisfaction. Sa nature honnête, intelligente et ardente dissipa rapidement les nuages d'ignorance et de dégradation où on l'avait maintenu. Son esprit en s'éclairant éclaira ses traits, rendit leur expression plus vive et plus noble. Je pouvais à peine croire que c'était le même individu que j'avais vu à la même place, si sauvage et si inculte, un an auparavant. Pendant qu'ils travaillaient et que je les admirais, le maître rentra. Il arriva à l'improviste, et put voir en plein notre groupe avant que nous ayons songé à lever les yeux.
C'est seulement lorsqu'il fut tout près que les deux jeunes gens s'aperçurent de sa présence. Peut-être n'avez-vous jamais remarqué que leurs yeux sont tout à fait semblables? Ils ont tous les deux les yeux de Catherine Earnshaw. Notre Catherine n'a pas d'autre trait de ressemblance avec sa mère, excepté la largeur du front, et une disposition des narines qui lui donne l'air hautain, qu'elle le veuille ou non. Hareton au contraire ressemble beaucoup à sa tante; et cette ressemblance était alors particulièrement frappante, à cause de l'activité exceptionnelle de ses sens et de son esprit à ce moment. Peut-être est-ce cette ressemblance qui désarma M. Heathcliff: il s'était avancé derrière le foyer avec une agitation manifeste; mais il se calma aussitôt qu'il rencontra les yeux du jeune homme. Il lui prit le livre des mains, regarda la page ouverte, puis le rendit sans aucune observation, en faisant signe simplement à Catherine de s'éloigner. Son compagnon ne tarda pas à sortir derrière elle, et j'allais m'éloigner aussi lorsque le maître m'ordonna de rester avec lui.
—Voilà une bien pauvre conclusion, n'est-ce pas? me dit-il, après un instant de réflexion. J'amasse des leviers et des pioches pour démolir les deux maisons, et je me prépare à agir comme un hercule, et puis lorsque tout est prêt et en mon pouvoir, je ne me trouve plus la force d'enlever une seule tuile du toit. Mes anciens ennemis ne m'ont pas vaincu; ce serait au contraire maintenant le moment précis pour me venger sur ceux qui les représentent, et je pourrais le faire, et personne ne pourrait m'en empêcher. Mais à quoi bon? Je ne me soucie pas de frapper: je ne veux pas prendre la peine de lever la main. Ne croyez pas que j'aie trouvé cette occasion de me montrer magnanime: j'ai simplement perdu la faculté de trouver du plaisir à leur destruction, et je ne veux pas avoir la fatigue de détruire quoi ce soit.
«Nelly, je sens venir en moi un changement singulier. Je prends si peu d'intérêt à ma vie journalière que c'est à peine si j'ai l'idée de manger et de boire. Ces deux êtres qui viennent de quitter cette chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence matérielle distincte; et cette apparence me cause une peine infinie. D'elle, je ne veux rien dire, mais je souhaiterais vivement qu'elle devint invisible, sa présence n'éveille en moi que des sensations qui m'affolent. Lui, c'est d'une autre façon qu'il m'émeut; et cependant, si je pouvais le faire sans avoir l'air d'être fou, je ne le reverrais pas.
«Il y a cinq minutes, Hareton m'a semblé une incarnation de ma jeunesse. Sa ressemblance saisissante avec Catherine le rattachait terriblement à elle. Mais ce n'est pas là la raison la plus puissante: car qu'est-ce qui n'est pas rattaché à elle pour moi? Est-il une chose qui ne me la rappelle pas? Je ne puis baisser les yeux vers ce plancher sans voir ses traits dessinés sur les dalles. Dans chaque nuage, dans chaque arbre, je suis environné de son image: elle remplit l'air la nuit, et reparaît le jour au fond de toutes choses. Les figures les plus ordinaires des hommes et des femmes, ma propre figure, me raillent en me la faisant voir. Le monde entier est une collection terrible de souvenirs me faisant songer qu'elle a existé et que je l'ai perdue. Eh bien! la vue d'Hareton a été pour moi le fantôme de mon impérissable amour, de mes efforts farouches pour maintenir mon droit, de ma dégradation et de mon orgueil, de mon angoisse et de mon bonheur.
«Mais c'est folie de vous répéter ces idées: vous comprendrez comment, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société loin d'être pour moi un bienfait, aggrave encore mon supplice; et c'est en partie cela qui me rend indifférent à la façon dont il se comporte avec sa cousine. Il m'est, impossible désormais de faire attention à eux.»
—Mais que voulez-vous dire par un changement, M. Heathcliff? dis-je, effrayée de ses paroles. «Jamais je ne l'avais jugé en danger de perdre la raison ni la santé. Il était aussi fort et bien portant que d'ordinaire; et pour ce qui est de sa raison, il s'était complu dès l'enfance à insister sur les idées sombres et à entretenir d'étranges imaginations. Il pouvait bien avoir une monomanie au sujet de sa défunte idole; mais sur tous les autres points, son esprit était aussi solide que le mien.
—Ce changement, je ne le connaîtrai que lorsqu'il sera venu; je n'en ai encore qu'un vague pressentiment.
—Vous ne vous sentez pas malade, n'est-ce pas? demandai-je.
—Non, Nelly, pas du tout.
—Vous n'avez pas peur de mourir, non plus?
—Peur? Oh non, répliqua-t-il. Je n'ai ni la peur, ni le pressentiment, ni l'espoir de mourir. Avec ma constitution robuste et mon train de vie tempéré, il est probable que je resterai vivant jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un cheveu blanc sur ma tête. Et pourtant, je ne puis continuer à rester dans cette condition. C'est seulement par force que je puis faire les actes les plus insignifiants, noter une personne vivante ou morte qui ne se rattache pas à mon idée constante. Je n'ai qu'un seul désir, et tout mon être tend à le réaliser. J'y ai tendu si longtemps et si fermement que je suis convaincu que je pourrai le réaliser, et bientôt, parce qu'il a dévoré mon existence. Dieu! C'est une longue lutte et je voudrais qu'elle soit finie.
«Il se mit à marcher dans la chambre, se murmurant à lui-même des choses terribles, si bien que je penchai à croire comme l'avait dit Joseph, que sa conscience avait fait un enfer dans son cœur. Je me demandai comment cela finirait car j'étais sûre que c'était là maintenant son état ordinaire, malgré que personne à le voir ne l'eût deviné. Il était alors exactement le même que lorsque vous l'avez vu, M. Lockwood, seulement plus épris encore de solitude, et peut-être encore plus laconique en société.
«Pendant quelques jours après cette soirée, M. Heathcliff évita de nous rencontrer à table, sans jamais consentir cependant à en exclure Hareton et Cathy. Il ne voulait pas céder entièrement à ses sentiments, et préférait s'absenter, ne mangeant guère plus qu'une fois par jour.
«Une nuit, lorsque tout le monde était couché, je l'entendis descendre et sortir. Le lendemain matin, il était encore absent. Nous étions en avril, le temps était doux et chaud, l'herbe aussi verte que pouvaient la rendre telle les pluies et le soleil; et les deux pommiers nains près du mur étaient tout en fleurs. Après le déjeuner, Catherine voulut absolument porter ma chaise et me faire asseoir avec mon ouvrage sous les sapins qui bordent la maison; et elle demanda à Hareton, qui s'était tout à fait remis de son accident, de lui arranger son petit jardin, transporté dans ce coin à la suite des plaintes de Joseph. Je jouissais commodément des senteurs du printemps et de la douceur du ciel bleu lorsque je vis ma jeune dame, qui était allée près de la grand'porte pour chercher des pieds de primevères, revenir en courant, et nous informer que M. Heathcliff revenait. «Et il m'a parlé, ajouta-elle, d'un air confondu.»
—Que vous a-t-il dit, demanda Hareton?
—Il m'a dit de me sauver aussi vite que je pouvais; mais il avait une figure si différente de l'ordinaire que je me suis arrêtée un moment pour le regarder.
—Comment cela?
—Eh bien, il avait l'air presque brillant et joyeux; non, pas presque, mais très excité, et très gai, répondit-elle.
—C'est, alors, que les promenades nocturnes lui font du bien, remarquai-je d'un ton insouciant, mais en réalité, je n'étais pas moins surprise qu'elle, et j'avais hâte de constater la vérité de ce qu'elle venait de dire. Je trouvai un prétexte pour rentrer dans la maison. Heathcliff se tenait debout sur la porte: il était pâle et il tremblait; mais certainement il avait dans les yeux un étrange éclat joyeux qui altérait l'aspect de sa figure.
—Voulez-vous déjeuner? lui demandai-je. Vous devez avoir faim après avoir rôdé toute la nuit.
—Non, je n'ai pas faim, répondit-il, détournant la tête et me parlant avec mépris comme s'il devinait que je cherchais à pénétrer les raisons de sa bonne humeur.
—Je ne crois pas que ce soit bon pour vous de sortir la nuit, lui fis-je observer: pas en tous cas pendant cette saison humide. Je prévois que vous allez attraper un rhume ou une fièvre, vous avez l'air d'avoir quelque chose.
—Rien que ce que je peux supporter, répondit-il, et même avec grand plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Allez vous-en, et ne m'ennuyez pas.
«J'obéis, et je remarquai en passant qu'il respirait avec une violence inouïe.
«Ce jour-là, il s'assit à table avec nous» et reçut de mes mains une assiette chargée jusqu'au bord, comme s'il voulait se rattraper de son jeûne du matin.
—Je n'ai ni rhume ni fièvre, Nelly, fit-il, par allusion à mon discours du matin; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture que vous allez me donner.
Il avait pris son couteau et sa fourchette et commençait à manger lorsque tout d'un coup son excitation parut tomber. Il déposa le couteau et la fourchette sur la table, jeta un coup d'œil du côté de la fenêtre, puis se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en large dans le jardin, pendant que nous terminions notre dîner; Earnshaw nous dit qu'il voulait aller le rejoindre et lui demander pourquoi il ne voulait pas dîner: il avait peur de l'avoir offensé en quelque façon.
—Eh bien, va-t-il venir? demanda Catherine en voyant revenir son cousin.
—Non, répondit-il, mais il n'est pas fâché; en vérité il avait plutôt l'air heureux; seulement je l'ai impatienté en lui adressant une seconde fois la parole, et alors il m'a dit de retourner vous rejoindre.
«Je mis son assiette au chaud; et, après une heure ou deux, il rentra, sans paraître calmé en aucune façon. Il avait la même expression anormale de joie sous ses sourcils noirs, le même teint pâle, et de temps à autre il laissait voir ses dents dans un vague sourire. Il tremblait, non comme on tremble de froid ou de faiblesse, mais plutôt d'une vibration incessante et régulière.
«Je ne me retins plus de savoir ce qu'il avait.
—Avez-vous appris de bonnes nouvelles, M. Heathcliff? Vous avez l'air plus animé que de coutume?
—Et d'où? D'où pourrais-je avoir une bonne nouvelle? Je suis simplement excité par la faim, et avec cela je ne peux pas manger.
—Votre dîner est là, répondis-je; pourquoi ne le mangeriez-vous pas?
—Non, pas maintenant, murmura-t-il rapidement. J'attendrai le souper. Et, Nelly, une fois pour toutes, laissez-moi vous prier de prévenir Hareton et les autres qu'ils aient à se tenir à l'écart de mon chemin. Je veux n'être dérangé par personne: je veux avoir cet endroit pour moi seul.
—Y a-t-il quelque nouvelle raison à ce bannissement? demandai-je. Dites-moi ce qui vous rend si singulier, M. Heathcliff. Où êtes-vous allé la nuit dernière? Ce n'est pas par vaine curiosité que je vous fais cette question.
—Si, c'est par curiosité, fit-il avec un rire; mais, n'importe, je vais y répondre. La nuit dernière, j'étais sur le seuil de l'Enfer. Aujourd'hui, je suis en vue du Ciel. J'y ai mes yeux fixés: à peine trois pas pour m'en séparer. Et maintenant, vous feriez mieux de vous en aller.
«C'est ce que je fis en effet, plus perplexe qu'auparavant, après avoir balayé le foyer et nettoyé la table.
«Il resta dans la maison toute cette après-midi et personne ne dérangea sa solitude jusqu'à ce que, à huit heures, je crus devoir me permettre de lui apporter de la lumière et son souper. Il s'appuyait contre le rebord d'une fenêtre ouverte, mais il ne regardait pas dehors et avait le visage tourné vers l'intérieur sombre de l'appartement. Le feu s'était éteint; la chambre était remplie de l'air doux et humide du soir; et le calme était si grand que non seulement on pouvait distinguer le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais encore le bruit de son frottement contre les galets ou les larges pierres qu'il rencontrait sur son chemin. En entrant, je me mis à fermer les volets des fenêtres, jusqu'à ce que je parvins à la fenêtre où il s'était appuyé.
—Puis-je fermer ceci? demandai-je pour l'éveiller, car il restait immobile.
«La lumière éclaira ses traits pendant que je lui parlais. Oh! M. Lockwood, je ne puis vous dire le frisson terrifié que me causa ce rapide coup d'œil! Ces yeux noirs et profonds! Ce sourire et cette pâleur de spectre! Je crus voir, non pas M. Heathcliff, mais un fantôme; et, dans mon épouvante, je baissai la chandelle de façon qu'elle s'éteignit.
—Oui, fermez, me répondit-il d'une voix familière. Mais voyez comme vous êtes maladroite. Pourquoi teniez-vous la chandelle de cette façon? Allons, faites vite et rapportez-en une autre.
«Je me hâtai en effet, affolée, je sortis, et, n'osant pas rentrer, je dis à Joseph que le maître lui ordonnait d'apporter de la lumière et de rallumer le feu.
«Joseph partit avec des cendres chaudes pour rallumer le feu; mais aussitôt il revint, rapportant et les cendres et le souper. Il m'annonça que M. Heathcliff allait se coucher et ne voulait pas manger jusqu'au lendemain. Nous l'entendîmes en effet monter aussitôt l'escalier; il n'alla pas dans sa chambre habituelle, mais entra dans celle du lit à panneaux: la fenêtre de cette chambre est assez large pour qu'on puisse passer à travers, et je soupçonnai Heathcliff de méditer de nouveau une excursion nocturne dont il ne voulait pas que nous nous apercevions.