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Un Cadet de Famille, v. 2/3

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The Project Gutenberg eBook of Un Cadet de Famille, v. 2/3

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Title: Un Cadet de Famille, v. 2/3

Author: Edward John Trelawny

Editor: Alexandre Dumas

Translator: Victor Perceval

Release date: February 13, 2012 [eBook #38867]
Most recently updated: January 8, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 2/3 ***

COLLECTION MICHEL LÉVY

ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS

PARIS.—IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS

UN CADET DE FAMILLE
TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL
PUBLIÉ PAR

ALEXANDRE DUMAS
—DEUXIÈME SÉRIE—

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860
Tous droits réservés


UN
CADET DE FAMILLE


XLVII

—Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de Torra fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à Rodrigues, et sa mère ainsi que ses sœurs furent expédiées à l'île de France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra; il n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre débarquement, Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à vos hommes.

—C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir le ravin, entreprise que l'obscurité rendait très-difficile et très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la ville.

Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard était le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous m'avez fait comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir avec une si implacable cruauté.

Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant de hutte en hutte.

Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur était fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans les jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas. J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre.

—Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la rencontre de Torra avec son frère.

—Ah! s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et je l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; comme je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas être étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. Par Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré dans les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a décidé le dénoûment de sa vie.

«—J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement toutes les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche infructueuse m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je rencontrais; ils fuyaient ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne voulait se battre avec moi. Les lâches avaient peur de Torra, et Torra n'avait qu'un seul couteau à opposer à leurs lances, à leurs mousquets, à leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne me faisait pas de mal; les fusils ne blessent point Torra.

»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les filets des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je souffrais trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup je vis mon vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il était assis dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la main. Mon père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité étrange, et me dit d'un ton sombre:

»—Torra, mon fils?

»J'essayai de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma langue.

»—Où est ta mère, Torra? Où sont tes sœurs, mon fils?

»—Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs.

»—Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un esclave, mais ta mère et tes sœurs sont avec moi; regarde, regarde.

»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes sœurs dans la coquille.

»—Où est ton frère, Torra? demanda mon père.

»—Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante.

»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu, et, se faisant l'écho de mon père, il répéta:

»—Où est ton frère?

»—Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant qu'il vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre. Je sais qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que dans cet instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays, Torra: du sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends!

»Mon père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en appelant mon frère:—Brondoo, Brondoo!

»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il dormait à quelques pas de moi.

»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon blanc prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée par l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes sœurs frappèrent leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça dans la mer, et le démon disparut.»

Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la coquille paternelle est déjà bien assez chargée.

—Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait.

—Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation. Quant au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une expression que j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la faute qu'on reproche à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et s'il avait massacré une myriade de pareils hommes, il mériterait de magnifiques récompenses.

—Vous avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il faut que les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la justice. Notre équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. Étant l'aîné, je vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des droits patriarcaux, et il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du père, quoique illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme ce père n'est pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son fils, il faut que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé.

—Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de punir ce malheureux visionnaire.

—Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice. Quand nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour sauver Torra.

La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la nuit du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, regarda la mer en s'écriant:

—Le voilà, il m'attend!

De la proue Torra bondit dans la mer et le vaisseau passa sur son corps. Il était inutile de faire un effort pour le sauver, le poids des menottes précipita le pauvre nègre dans les profondeurs de l'Océan.

Le souvenir de ce malheureux nous attrista pendant quelques jours. Aston, qui avait une foi de marin dans les rêves et dans les présages, prit la peine, dès notre arrivée à l'île de France, de s'informer si les particularités de la vision relative à la sœur et à la mère de Torra étaient vraies. Il s'adressa donc à un bureau du gouvernement, qui tient enregistrée la mort des esclaves, et il apprit qu'en se rendant à l'île Bourbon les trois femmes s'étaient jetées dans la mer. Cet événement avait eu lieu la nuit même du rêve de Torra. Je n'ai pas besoin d'ajouter que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi d'Aston dans les rêves, les présages, les pressentiments et les visions.


XLVIII

Nous nous trouvions sous les vents alizés de l'ouest, et nous hâtâmes gaiement notre course, accompagnés par la corvette. De Ruyter décida que nous rentrerions au port Bourbon, dans l'île Maurice, sur le côté sud-est, puisque les frégates anglaises bloquaient le port au nord-ouest.

—Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le meilleur port pour entrer dans l'île, mais il est le plus difficile pour en sortir. Cependant, c'est un havre magnifique, et nous serons obligés d'y rester jusqu'à ce que la mousson du nord-ouest, qui va bientôt commencer, soit tout à fait tombée. D'ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et surtout plus tranquilles, car il n'y a guère de vaisseaux au port Bourbon, le commerce n'étant suivi qu'à côté, sous le vent de Port-Louis.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis notre conquête de Saint-Sébastien, et je pensai qu'il était temps de faire une visite à ma petite captive. Malgré mon apparent abandon, je n'avais point négligé de l'entourer de soins, car elle habitait ma propre cabine, et j'avais ordonné au bon vieux rais de trouver, parmi les gens que nous avions à bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même tribu que Zéla ou qui avaient été ses domestiques.

Privilégié par son âge et par son rang, le rais put aller voir la jeune fille, lui parler, et l'assurer qu'elle ne manquerait de rien. Le rais me dit que trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le vaisseau de son père étaient déjà auprès d'elle, et qu'il avait donné à ces femmes toutes les choses dont elles avaient eu besoin. Par respect pour le père de Zéla, qui avait été non-seulement un Arabe, mais encore scheik d'une tribu dans le golfe Persique, près de sa propre patrie, le vieux rais avait prévenu tous mes désirs.

—Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille comme je traiterais ma propre enfant, car nous sommes tous des frères.

De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui entendait notre conversation, se tourna vers le rais.

Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui donnait le nom de père, car c'était ainsi que tous les marins nommaient le commandeur des Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans les décisions qu'il devait prendre lorsqu'elles étaient relatives à ses hommes; de plus, il ne s'opposait jamais à l'accomplissement des cérémonies des sectateurs de Mahomet. Pendant ses voyages secrets aux ports anglais, le commandement du vaisseau était confié au vieil Arabe, et de Ruyter prenait alors le caractère d'un marchand arménien, persan ou américain.

—Mon père, dit de Ruyter, j'ai dit à ce garçon que la jeune fille arabe était légitimement sa femme, et cela de la manière la plus sacrée selon les coutumes de votre pays. N'ai-je pas dit la vérité?

Les hommes qui avaient été témoins de la mort du père de Zéla en avaient raconté tous les détails.

—Certainement, malek, où est la personne qui pourrait en douter? La chose cependant me paraît étrange; car, tout vieux que je suis, c'est la première fois que j'entends dire qu'un scheik arabe, dont les générations sont innombrables comme les grains de sable dans le grand désert, donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa race à celui d'un infidèle d'un pays si nouvellement découvert, d'un pays que nos pères ne connaissaient pas; le père même qui a donné sa fille ne pouvait admettre l'existence d'un giaour (chien).

—Bah! répondit de Ruyter, le père savait que Trelawnay était un Arabe; il est certain qu'il le savait et qu'il lui était impossible de craindre une erreur. Ce garçon a-t-il l'air d'un chrétien? n'a-t-il pas le Coran dans sa cabine? Allons, mon fils, récitez votre namaz.

—Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est bien vrai, il n'est donc point extraordinaire alors que le père ait pris Trelawnay pour un Arabe. Je suis un homme ignorant, mais si son père n'est pas Arabe ou descendant d'un Arabe, je serai surpris, car je n'ai jamais vu aucun homme de l'Ouest avoir le teint basané et les traits du visage caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est honnête et brave, il aime notre peuple, il se bat avec nos armes, il a les mêmes habitudes que nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se révélera maintenant que, par la grâce divine de Mahomet, notre saint prophète, il possède une femme arabe. J'espère qu'il cherchera la tribu de ses ancêtres, qu'il s'établira au milieu d'elle en déplorant que l'auteur de ses jours ait fait la folie d'aller loin de son pays natal habiter les rochers blancs de la mer.

Le rais dit tout cela si sérieusement, que de Ruyter ne parvint qu'avec peine à réprimer une violente envie de rire. Pour compléter la comédie, il conversa si savamment sur le sujet, que je finis par avoir des doutes sur ma propre identité.

Avec la conviction que j'étais Arabe, le rais s'appuya encore, pour consolider mon mariage, sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui avait joint nos mains avant de mourir.

—Au moment suprême où s'opère la séparation de l'âme avec le corps, dit le rais, si les objets éloignés deviennent indistincts, les choses que le regard embrasse sont miraculeusement développées. En conséquence, continua le rais, le père ne s'est pas trompé; il a vu dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, et cela d'un seul regard par l'analyse d'une chose visible, la physionomie. Il savait donc dans quelles mains il confiait sa fille, les espérances de sa maison et le soin de ses enfants.

—Quels enfants? demanda Aston. A-t-il d'autres enfants?

Je commençais déjà à réfléchir à l'embarras de la situation dans laquelle m'avait placé ma sympathie pour Zéla, une femme, des enfants, et quoi encore...

—Des enfants, reprit le rais, oh! oui, mais pas beaucoup, car c'était un brave et intrépide guerrier, et la moitié de sa tribu a été exterminée dans des guerres contre des gens semblables aux Marratti, qui ont pillé son village et tué presque tous les habitants; il lui reste donc à peine une trentaine d'enfants.

—Trente! s'écria Aston, c'est bien assez, je vous assure.

—Je trouve aussi que c'est un joli nombre, dit de Ruyter en imitant la manière de parler de Louis, et vous aussi, n'est-ce pas?

En écoutant cette conversation, en apparence des plus sérieuses, je suppose que ma figure n'était pas très-animée, et peut-être était-elle aussi triste que celle d'une des vigoureuses tortues de Louis après qu'il lui avait coupé la gorge. Cependant, je fus un peu consolé en découvrant que les enfants de l'Arabe, tombés pour la plupart sous le poignard de ses ennemis, n'étaient qu'une famille fictive, c'est-à-dire les fils de sa tribu.

De Ruyter m'assura sur son honneur et en mettant toute plaisanterie à part que les paroles du vieux rais étaient aussi vraies que le Coran.—Mais, ajouta-t-il, le Coran n'est rien pour vous, et la loi arabe n'est point la vôtre.

—C'est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que pensera-t-elle?

—Que, fiancée à vous par son père, elle doit vous regarder comme son mari. Ainsi votre devoir aussi bien que votre honneur exigent que vous preniez soin d'elle, que vous la conduisiez avec sa suite dans son pays natal. Je sais que vous avez autant de générosité que d'honneur, et que vous ne faillirez point à vos obligations; je n'ai jamais donné d'officieux conseils, mon cher enfant, car pour les digérer il faut un estomac aussi fort que celui d'une autruche. D'ailleurs vous n'êtes pas de ceux qui s'arrogent exclusivement à eux-mêmes leur secte et leur patrie (comme le font beaucoup de compatriotes) et toute la beauté et toute la vertu qui existent sous le soleil. La lumière n'est que plus brillante sur les sables de ces sauvages enfants du désert; car elle n'est pas obscurcie par ce que l'on appelle faussement la civilisation. Quoiqu'ils ne soient pas échauffés ou affranchis par le même été ou par le même hiver, dit le vieux Shylock, les juifs, les mahométans et les chrétiens sont tous des hommes; si vous les piquez ils saignent, et ainsi de suite... Vous me comprenez?...

—Descendons, et, après avoir discuté cette grave question, discutons celle bien moins grave d'un verre de claret.

—Quel parti allez-vous prendre relativement à Zéla? me demanda Aston.

—Quel parti je vais prendre, mon ami? comment! vous n'avez donc pas entendu? Mon parti est pris; tout est terminé.

—Quelle est donc la chose terminée?

—Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce n'est que pareil à la première secousse qu'on ressent en se baignant: les timides souffrent le plus en entrant dans l'eau peu à peu; les courageux s'y plongent la tête la première et ne sentent pas la douloureuse sensation que fait éprouver l'étreinte de l'eau. Je ne suis pas craintif; s'il faut que je plonge, donnez-moi de l'eau profonde et une hauteur pour sauter dedans.

—Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston. Zéla n'est qu'une enfant, et vous l'avez à peine vue.

—Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant de l'avoir épousée?

—Comment pourrez-vous l'emmener en Angleterre? Votre intention n'est pas de passer votre vie avec des Arabes?

—Pourquoi pas? Je n'ai pas de patrie, pas de foyer domestique. Le vieux père rais dit que mon pays est ici. Je l'admets, car je l'aime. Je préfère le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas le visage comme le fronce un curé dans sa chaire en exhortant ses paroissiens à obéir à l'appel de sa cloche. Allons, allons, effacez les rides de votre front, videz ce verre de vin de Bordeaux. N'avez-vous pas entendu dire qu'on célébrait ce soir la confirmation de mon mariage? Faisons-le gaiement. Je déteste les sermons et j'aime le vin: buvons!

Nous passâmes la soirée à fumer et à vider des bouteilles. De Ruyter et Aston me plaisantèrent, mais mon humeur était trop joyeuse pour s'attrister d'une bagatelle aussi insignifiante qu'un mariage. Je le traitais légèrement en ce temps-là.

Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès de moi et me dit:

—Moi aussi j'ai une femme, mais elle ne vaut pas grand'chose. Quand j'allais sur mer, elle buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais garder une seule goutte de bon skédam dans la maison, je n'aimais pas cela; l'auriez-vous? Tout à coup, elle devint très-grosse et tout le monde disait: «Cette femme est enceinte.» Moi, je riais, car je savais mieux que les commères que si ma femme avait là quelque chose, c'était des caques de gin. Les médecins pensaient la même chose, et ils voulurent lui faire rendre ce qu'elle avait conservé là; mais ma femme aimait trop les liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que de l'eau. Je fus saisi de surprise, de l'eau! Je ne lui en avais jamais vu boire une seule goutte, l'auriez-vous? Elle détestait l'eau, parce que, disait-elle, l'eau enrhume l'estomac.

Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis sur un vaisseau; la mer lui faisait peur, j'étais donc bien sûr d'être débarrassé d'elle. Après mon départ, elle devint triste, chagrine, pauvre femme! et cela parce qu'elle n'avait plus de gin, car j'avais emporté toute la cave avec moi.


XLIX

Van Scolpvelt descendit, tenant dans ses mains la liste des malades et des blessés. Il était toujours si occupé que nous ne l'apercevions presque jamais, à l'exception toutefois de sa tête, qu'il avançait de temps en temps hors de l'écoutille pour prendre l'air, absolument comme le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus de l'eau. Le docteur nous expliqua la loi relative aux assassins, dont les corps, dans tous les pays civilisés, étaient disséqués.—En faisant du bien à la science, ajouta-t-il, les assassins sont peu coupables, et il est vraiment dommage que de nos jours il y ait si peu de meurtres. Après avoir émis cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa de l'indigne pensée de vouloir paralyser l'essor de la science, les tentatives des hommes studieux, non-seulement en mettant l'obstacle de notre défense à l'amputation des membres, mais encore en le privant d'une dissection après la mort.—Si vous aviez agi avec discernement, vous auriez pendu Torra, qui était un magnifique sujet, et vous m'auriez donné son corps. Je le croyais un honnête homme, mais je vois aujourd'hui qu'il ressemblait aux autres; il conspirait également pour tromper mes espérances, car il m'a trahi en se jetant aux poissons. Ne m'appartenait-il pas légitimement?

Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le vida avec gravité et se rendit auprès de ses malades.

—Si je ne voyais pas le docteur boire de temps en temps, dit Louis, je le prendrais pour un démon; mais cependant aucun homme ne peut vivre d'un liquide seul, quelles que soient sa force et sa saveur. Ne le pensez-vous pas?

—Cela suffirait avec l'addition d'une tortue, dis-je en riant; je crois que je pourrais vivre avec ces deux choses. Pensez-vous, Louis, qu'il y ait des tortues au ciel?

—Je suis sûr qu'il y en a, répondit Louis; sans cela, quelle est la personne raisonnable qui désirerait y aller? Le désireriez-vous? Le ciel ne serait pas un paradis sans les tortues, n'est-ce pas? Puis, il y a beaucoup d'eau dans la lune, d'où aurions-nous la pluie, s'il n'en était pas ainsi? De sorte qu'il faut encore qu'il y ait du gin pour chasser l'humidité.

Je montai sur le pont pour la première faction. De Louis et de ses tortues, mes pensées se dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage.

Je vis alors les choses sous un aspect plus favorable à mes désirs, tout me parut joyeux, et je me trouvai grandi au moral autant qu'au physique. Mes pensées furent presque semblables à celles d'Alnaschar le bavard, frère du barbier, le marchand de verres; comme la sienne, mon imagination était étourdie. Je pris la résolution d'être d'abord un mari doux et aimant, puis austère et bourru, puis enfin cruel et bienveillant tour à tour. Pendant une heure entière, je me plongeai à plaisir dans les rêveries les plus folles et les plus absurdes, sans qu'une pensée raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la lumière. La cloche sonna minuit, et un autre prit ma place. Les soucis de la vie conjugale ne troublèrent pas mon sommeil; je suis encore étonné d'avoir dormi aussi profondément.

Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma jambe. Je me jetai vivement en bas du lit, car j'eus l'horrible crainte que Van ne se fût permis d'opérer sur ma jambe pendant mon sommeil.

—Qu'est-il donc arrivé? lui demandai-je.

—Un des prisonniers, un Arabe, est mourant, et il désire vous voir.

Je plongeai ma tête dans un seau d'eau de mer et je suivis le docteur.

Malgré Louis, qui voulut m'arrêter pour me faire déjeuner, en me disant qu'il était dangereux d'entrer dans une chambre de malade l'estomac vide, je me rendis en toute hâte auprès du prisonnier.

Sérieusement blessé, l'Arabe désirait me recommander d'être bon pour l'enfant de son père, et, en même temps, obtenir la permission de voir Zéla avant de mourir, afin de prendre le message qu'elle voulait envoyer à son père, auprès duquel le mourant allait bientôt se trouver.—Car, ajouta-t-il, je vois l'ange de la mort voltiger sur mon lit, et il est impatient de s'élancer vers le ciel. Soyez un père pour mes deux femmes et pour mes cinq enfants, continua le moribond, et dites-leur qu'il faut, ish Allah (s'il plaît à Dieu), qu'ils continuent la guerre commencée contre les Marratti, parce que, pendant qu'il en restera sur la terre, l'âme de leur père ne pourra pas entrer au ciel.

La dernière prière de l'Arabe fut pour me demander qu'on respectât son corps, qui devait être enseveli dans la mer avec toutes les cérémonies habituelles de son pays. Il me supplia encore de ne pas permettre à l'Indien blanc au long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le scalper ou de lui fracturer les membres.—Car, ajouta l'Arabe, s'il coupe un morceau de mon corps pour le manger, je ne serai pas capable d'être un guerrier dans l'autre monde.

Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure exprima un mélange d'horreur, d'étonnement et de férocité; il rugit comme une hyène en fureur. La colère du médecin effraya le malade et hâta sa mort, car il rendit le dernier soupir pendant que j'essayais de calmer l'irritable Van.

Je remis le corps entre les mains des Arabes; ils l'enveloppèrent dans de la toile et répétèrent les cérémonies que j'ai déjà racontées. Seulement je me trouvai dans l'obligation de participer à leurs mystères.

Voici donc un nonchalant garçon de l'Ouest, sans lien ni famille, transformé en scheik de mer, en Arabe, en musulman, et marié. Pour donner l'idée combien ces changements (du moins le dernier, qui gouverne les autres) pesaient peu sur mon esprit, je n'aurais même pas reconnu ma femme au milieu d'un groupe de jeunes filles. Tout occupé de son père, je n'avais point remarqué ses traits. Je ne savais même pas son nom, quoique je l'aie employé ici pour faciliter ma narration. Je possédais un Coran, mais j'ignorais où était le pays que désormais je devais considérer comme le mien.

La première démarche que je fis pour me rapprocher de Zéla fut, je crois, excellente, car cette démarche tendait à obtenir des renseignements sur la dame. En conséquence et pour bien commencer, j'appris d'abord son nom. Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à cette époque, sera trouvé profondément imprimé sur mon cœur lorsque j'aurai cessé de vivre. Si par hasard un Van Scolpvelt désire disséquer mon corps, je le lui permets volontiers, plus volontiers encore j'accorde cette faveur à l'estimable Van, s'il existe. Il verra bien que je n'ai pas pour la science cette haine sans bornes qu'il m'a si souvent reprochée. Il trouvera joint un codicille à mon dernier testament, et ce codicille exprime le désir que mon corps, enseveli dans un tonneau de vrai skédam, soit envoyé à Amsterdam (ville natale de Van Scolpvelt): l'un sera pour le scientifique docteur, l'autre pour la femme du bon munitionnaire, si toutefois elle a eu l'esprit de faire passer son hydropisie.

Après avoir déjeuné et satisfait la dernière demande de l'Arabe mourant, dont le corps fut jeté dans la mer, mes pensées s'envolèrent vers l'asile de mon épouse vierge. J'avais appris, quoique avec peine, la gutturale prononciation de son nom, tâche fort difficile, car j'avais été obligé d'en répéter cent fois les deux syllabes avant que la vieille duègne fût satisfaite de ma sifflante aspiration. Après cette première étude, la bonne femme me dit:

—Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni effleurer ses vêtements; il ne faut pas beaucoup parler, et ne rester auprès d'elle que pendant quelques minutes, car les pensées de lady Zéla conversent avec l'âme de son père; toutes ses joies de jeune fille sont mortes avec le bon vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus brillants que les étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure, plus belle que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de l'affliction; ses lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de chagrin. Toute sa beauté est cachée sous une éclipse, car les larmes sont sa seule nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné la jeune fille, depuis que l'âme de son père l'a laissée seule dans un monde inconnu. Ô étranger, soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre récompense.


L

—Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit la duègne, et dans une heure elle sera préparée à recevoir visite.

L'heure demandée par la vieille femme fut suivie de tant de minutes, que bien certainement mon ardeur se serait refroidie jusqu'à l'indifférence si j'avais été un amoureux vif et impatient. Je dois peut-être ajouter que la certitude d'être solidement marié aidait beaucoup à calmer mes désirs, de plus que cette heure d'attente, étant celle où j'avais l'habitude de fumer ma pipe en savourant avec lenteur le nectar de mon café, fit qu'elle ne me parut ni plus longue ni plus courte que tout autre moment de la journée. Je n'ai jamais perdu ce vice ou plutôt cette vertu, car au moment où je parle, si je me trouve dans l'obligation de sortir avant d'avoir pris mon café ou fumé ma pipe, je suis aussi bourru qu'un dogue auquel on prend un os ou qu'une femme qui voit son mari, harassé de fatigue, s'étendre nonchalamment sur un chapeau neuf posé avec soin au milieu d'un fauteuil.

Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries d'un amoureux, je me perdais dans l'odorante fumée de tabac de Skiray; j'en remplissais mes poumons, j'en savourais l'enivrante odeur, odeur aussi douce et aussi parfumée que celle des roses de Bénarès. Tantôt mes lèvres capricieuses retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient comme un jet d'eau vers le ciel, tantôt encore elles la faisaient monter en spirales pour la laisser s'empreindre des chatoyantes couleurs d'un rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et absorbait tellement mon attention, que je n'avais point vu entrer la vieille femme arabe. Je suppose que les beautés de l'intéressante duègne s'étaient cachées, comme celles de la lune, sous un nuage ou sous une éclipse, car sa sombre figure me fit tressaillir, et je crus un instant que la fumée de ma pipe s'était condensée dans une sorcière noire.

—Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d'un ton de reproche, a attendu jusqu'à ce que le café servi pour vous fût entièrement froid et que les confitures fussent devenues aigres.

—Personne n'est venu m'avertir, répondis-je en me levant.

La figure de la messagère était si froide et si irritée, que bien certainement un seul de ses regards avait dû opérer la transformation de l'atmosphère du café et de la qualité des confitures. Cependant elle dissimula sa colère et me répondit d'un ton plaintif:

—Je suis restée ici debout pendant un si long espace de temps, que mes pieds y ont pris racine.

Je me mis à rire; la pauvre vieille disait vrai, et voici pourquoi: la chaleur de ses pieds nus avait fait fondre le goudron, et comme le vaisseau était penché de côté, l'Arabe avait toutes les peines du monde à se maintenir en équilibre.

Après avoir cherché dans mon esprit les choses les plus aimables, après les avoir dites à la messagère d'un ton et d'un air aussi gracieux que possible, je la suivis dans la cabine qu'habitait Zéla.

La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte par une petite esclave malaise (cette esclave était le premier cadeau que j'avais fait à Zéla), et je pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec autant de respect, d'émotion et de silence qu'en met une femme pieuse en entrant dans le sanctuaire d'une église. La jeune fille était assise les jambes croisées sur une petite couche, et elle était si hermétiquement enveloppée dans une draperie blanche (deuil national de son pays), qu'il me fut impossible de distinguer les merveilleuses perfections vantées par l'Arabe. La pose de Zéla avait la grâce froide et digne des statues de marbre qu'on pose aux portes des temples égyptiens; mais un mouvement me révéla bientôt que la charmante statue était une créature humaine. Après avoir lentement décroisé ses jambes, la jeune fille se leva, glissa ses pieds nus dans des pantouffles brodées, s'avança vers moi et me prit la main, que de son front elle porta à ses lèvres.

—Asseyez-vous, je vous prie, ma chère sœur, lui dis-je, tout ému de cette naïve caresse, de ce gracieux témoignage de sa reconnaissance.

Zéla reprit sa première position et resta immobile; ses bras retombèrent nonchalamment le long de son corps, et ses pieds mignons se cachèrent dans le lin du vêtement qui l'enveloppait, comme se cachent de petits oiseaux sous l'aile de leur mère.

La seule chose visible de cet ensemble de grâces (suivant la vieille Arabe) était les cheveux, et ces cheveux, d'un noir de jais, couvraient Zéla tout entière. J'avais senti et savouré, avec un inexprimable bonheur la douce pression des lèvres tremblantes de la belle Arabe, et l'imagination, ou peut-être un léger contour que la fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me dépeignait la bouche de Zéla adorablement petite (je déteste les grandes bouches); et je pense maintenant que cette passion silencieuse forma le premier anneau de la chaîne de diamant qui nous unit, chaîne qui n'a pu être brisée ni par le temps ni par l'usage.

Quelques minutes s'écoulèrent en silence. J'étais plongé dans l'extase d'un enchantement indéfinissable; mais j'avoue que je fus presque heureux d'en être distrait quand la porte s'ouvrit pour donner passage à la duègne, les mains chargées d'un plateau sur lequel étaient servis du café et diverses espèces de confitures.

Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste pour essayer de l'en empêcher, mais la vieille femme me pria de rester assis et silencieux. Zéla prit une petite tasse sur un plateau d'argent et me la présenta.

J'étais si occupé à regarder, à admirer la blancheur et la délicatesse de forme des jolis doigts de Zéla, que je renversai le café en portant la tasse à mes lèvres, tasse que j'aurais pu avaler sans peine, car elle n'était pas plus grande que l'aromatique coquille du macis (enveloppe de la muscade).

Quelques jours après ma première entrevue avec Zéla, la vieille femme me fit observer qu'elle regardait la maladresse de mon action comme d'un très-mauvais présage pour mon bonheur à venir.

Après m'avoir offert des confitures, Zéla rendit le plateau à la duègne, et se rassit sur sa couche.

J'ôtai de mon doigt un anneau d'or entouré de deux cercles formés avec des poils de chameau (l'anneau donné par le père de la jeune fille), et je l'offris à Zéla.

La pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si amèrement que son ample veste se soulevait sous les battements de son cœur. Je voulus cacher l'objet dont la vue réveillait de si douloureux souvenirs; mais la jeune fille tendit la main vers moi, saisit l'anneau, le porta à ses lèvres et le baigna de ses larmes.

La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et, sans être guidée par le regard, la belle enfant tendit vers moi ses jolies petites mains, prit une des miennes, et glissa doucement l'anneau à mon doigt.

Cet anneau était l'antique sceau de la tribu de son père, et, comme tous les cachets des princes, il rendait vrai le faux, faux le vrai; il donnait ou il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon la capricieuse volonté de celui qui en était l'heureux possesseur.

Avant de laisser retomber ma main, Zéla la porta encore à son front et l'effleura doucement de ses lèvres.

Je pris vivement dans ma poche une bague que j'avais choisie dans les bijoux de de Ruyter, bague d'un grand prix, car elle était massive, d'or pur, et fermée par un rubis de la grosseur d'un grain de raisin; et, prenant avec tendresse la main de Zéla, qui pendait immobile entre les plis de son grand voile, je plaçai cette bague au second doigt de sa main droite.

La vieille femme sourit.

L'approbation tacite de ce sourire éveilla mon audace; je gardai, pressée entre les miennes, la main de Zéla, et j'en couvris de baisers les petits doigts tremblants.

J'outre-passais sans doute les droits que j'avais sur Zéla, car le front de la vieille femme se rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides de sa figure devinrent plus profondes, changement de physionomie peu avantageux aux agréments extérieurs de ce gardien de l'étiquette, dont le temps et le soleil avaient donné au teint l'ineffaçable couleur du bronze. Je laissai tomber la main de Zéla, qui alla se cacher, toute rougissante d'effroi ou de pudeur, sous les plis de son voile blanc.

L'échange mutuel de nos bagues était la déclaration définitive de notre mariage.

—Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner vos ordres; que puis-je faire pour vous être agréable, pour vous rendre moins tristes et moins longues les heures de votre isolement? J'ai mis en liberté toutes les personnes qui appartenaient à la tribu de votre père, et elles sont traitées par mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis un étranger, chère lady, j'ignore une grande partie de vos habitudes; daignez donc, je vous en supplie, guider ma conduite par vos bienveillants conseils. Le rais, qu'on nomme ici le père des Arabes, vous aime avec tendresse; il sera, si vous le voulez, l'écho de vos pensées; parlez-lui, ordonnez; entendre et obéir ne seront pour moi qu'une seule et même chose.

Zéla ne répondit à mes supplications que par de violents sanglots.

Cette douleur m'attrista profondément; je gardai le silence, puis la crainte de devenir importun me fit songer à la retraite.

—Ma chère sœur, dis-je en me levant, calmez-vous, je vous en prie, et souvenez-vous de mes paroles: Je suis et je serai toujours votre esclave le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué.

Après avoir salué l'éplorée jeune fille, je sortis de la cabine triste et heureux à la fois.


LI

Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive avant que le bonheur d'entendre sa voix musicale me fût accordé. Zéla semblait muette et souvent aussi immobile qu'une statue de marbre. Ni supplications ardentes ni prières murmurées tout bas n'avaient le don d'émouvoir cette insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son calme dans la grande froideur de ses sentiments pour moi. Cependant, malgré l'apparente monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse dans laquelle ils me jetaient, j'éprouvais un véritable bonheur auprès de Zéla, bonheur étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel pourtant, car il occupait les heures du jour, car il remplissait de rêves enchanteurs le sommeil de la nuit.

Après avoir soigneusement cherché à être agréable à Zéla en l'entourant de toutes les choses qui, par leur possession, pouvaient lui apporter un amusement, je fouillai dans l'immense butin enlevé aux Marratti. Les vêtements, les meubles, les bijoux, enfin tout ce qui appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son père ou de sa tribu, fut déposé dans la cabine de la jeune fille. Le désir de lui plaire, celui d'attirer son regard, celui plus ardent encore d'entendre sa voix mélodieuse, me rendaient infatigable; mais, à mon grand chagrin, Zéla parut si froide, si indifférente, si insensible, que j'en arrivai à croire qu'il serait infiniment plus logique d'adorer une momie des pyramides, et bien certainement, si l'exaspération que je ressentais n'avait pas été adoucie par les généreuses paroles de mon ami Aston, je me serais donné l'amer plaisir d'exprimer à Zéla le vif mécontentement que me faisait éprouver sa conduite. Dans l'excès de ma mauvaise humeur, je me jurais à moi-même de cesser entièrement mes visites; mais tout en jurant je consultais ma montre pour savoir combien d'heures ou de minutes me séparaient encore de l'instant de mon entrevue avec elle. J'aurais, je l'avoue, difficilement renoncé au bonheur de la voir, et quoique ma visite fût un monologue ou un silence, elle était l'oasis de ma vie, le repos de mon existence active.

Heureusement pour moi la vieille Arabe n'était ni discrète, ni silencieuse, ni réservée. Quand elle traversait le pont pour remplir soit une commission de Zéla auprès du rais, soit une partie de son service, elle s'arrêtait et me parlait de la jeune fille. Dans les premiers jours de ses longues causeries, je maudissais souvent la force des jambes de la vieille, car les miennes se fatiguaient à rester ainsi stationnaires; mais ni engagement, ni prières ne pouvaient parvenir à persuader à la duègne que je lui permettais de s'asseoir.

—Non, me disait-elle d'une voix grave, je dois rester debout devant mon malek, et, du reste, sa bonté me permettrait-elle de prendre un siége qu'il me serait encore impossible d'user de cette bienveillante autorisation. Lady Zéla attend mon retour pour prendre son café.

Je conclus de là que la jeune fille était douée d'une merveilleuse patience, si elle attendait ainsi une douzaine de fois par jour la rentrée de sa camériste, qui causait souvent de longues heures avec moi.

J'avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter à la vieille femme que Zéla n'était pas insensible à mes soins, qu'elle disait que j'étais bon, que je l'étais non-seulement parce qu'elle le jugeait ainsi, mais parce que son peuple le trouvait, qu'il était bien dommage que je ne parlasse sa langue qu'imparfaitement, bien dommage encore que j'appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne, qu'elle était fâchée que la grande Kala passée (mer Noire) se trouvât entre moi et le pays de ses pères, mais que j'étais doux, bon, beau comme un zèbre, et qu'elle aimait à entendre ma voix.

Ce délicieux poison rallumait des espérances qui commençaient à s'éteindre; il me faisait croire à l'avenir et souffrir avec patience les douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille devint un personnage amusant, spirituel; elle s'embellit de ses paroles comme d'un fard, et je finis par trouver sa voix dure et sèche plus musicale que le son harmonieux d'une harpe éolienne. Mes veilles de nuit s'abrégeaient merveilleusement, elles se remplissaient de l'éclatante lumière des yeux de Zéla, que je n'avais cependant pas vus.

Je ne m'explique pas encore par quelle puissance attractive et magnétique j'ai pu si tendrement aimer Zéla, dont je n'avais pas entendu la voix, dont je n'avais pas rencontré le regard, dont je n'avais pas même reçu un signe de sympathie, car son premier et bienveillant accueil n'avait été que l'accomplissement d'une coutume; elle avait reçu son sauveur, son mari, mais le cœur n'entrait pour rien dans le témoignage de son respect et de sa gratitude.

Mon esprit indépendant ne s'était jamais plié ni même arrêté à la recherche de ce grand sentiment qu'on appelle l'amour, et en vérité je ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a pu pénétrer et remplir si exclusivement mon cœur.

Avant de comprendre que j'aimais ardemment Zéla, les soins dont je l'entourais m'apparaissaient sous la forme froide de l'accomplissement d'un devoir, devoir sacré, parce qu'il m'avait été imposé par un père mourant, par un père dont la suprême volonté me confiait son enfant prisonnière et orpheline. Dans la transparente pureté de la jeunesse, les scènes touchantes se reflètent comme sur un lac d'azur, et cette scène de deuil, d'exil, de larmes, fut la première dans laquelle le hasard me fit jouer un rôle, la première où un appel sympathique fut fait aux bons sentiments de mon cœur, qui alors était une fontaine scellée, mais qui s'ouvrit bientôt à la pitié et à la tendresse, et maintenant l'amour en coule comme un puissant torrent, il emporte tout ce qu'il trouve devant lui.

Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc silencieusement son nid sous l'abri de mon cœur, tandis que je le croyais tranquillement encagé dans la chambre qui lui servait de prison.

Les paroles de la duègne, en ranimant le feu de mes espérances, me conduisirent plus souvent auprès de Zéla, dont je regardais pendant des heures entières la passive main pressée entre les miennes. L'air qui entourait la jeune fille me semblait chargé de parfums odoriférants, et le contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux que les branches pendantes d'un saule, remplissait mon âme d'amour quand par hasard ils effleuraient ma joue. Tous mes sens me parurent délicieusement raffinés, et un monde de nouvelles pensées, un monde d'idées naquit dans mon cœur.

Quand enfin il me fut permis de voir la radieuse splendeur des grands yeux noirs de Zéla, mes membres chancelèrent, mon cœur palpita convulsivement, et, les deux mains de la jeune fille enfermées dans les miennes, je restai pendant un quart d'heure dans l'extase d'une adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la jeune fille remarqua mon agitation, si elle en fut émue ou seulement flattée; mais elle retira vivement ses mains et couvrit ses yeux de diamant. Je les avais assez vus: leur regard de flamme avait embrasé mon cœur, et le feu en devint inextinguible.

D'une voix entrecoupée, Zéla murmura quelques paroles qui bourdonnèrent à mon oreille comme le chant d'un colibri, oiseau charmant et gazouilleur des bosquets de cannebiers. L'haleine de Zéla fut plus odoriférante que ne le sont ces arbres. La tête me tourna, et je crus devenir fou en contemplant le monde de délices qui s'ouvrait devant mes yeux.

C'est ainsi que l'amour s'alluma dans mon sein, un amour pur, profond, ardent et impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon regard dans le brillant miroir où se reflétait l'âme divine de Zéla, elle fut l'étoile de ma vie, la déité à laquelle je devais offrir la virginité de mes affections. Jamais un saint dévot ne s'est consacré à son Dieu avec une adoration plus intense que la mienne. Je n'étais ni l'époux ni l'amant de Zéla, j'étais son esclave; ma vie lui appartenait sans partage, elle était tout pour moi, j'étais à elle pour elle.

Quand la triste mortalité rendra mon corps au néant, quand mon âme s'envolera, comme une colombe longtemps captive, elle n'aura de joie et de repos que le jour où il lui sera permis d'être réunie à celle de Zéla. Alors ces deux âmes sœurs se confondront ensemble, et comme un rayon de soleil elles s'élanceront brillantes dans l'éternité.


LII

Aucune circonstance digne d'être mentionnée ne marque dans mes souvenirs l'époque de ce mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt dans la latitude de l'île Maurice, à trente-deux lieues N.-O. de l'île Bourbon.

En visitant l'île Maurice, en 1521, les Portugais la nommèrent l'île des Cygnes, parce qu'elle était l'asile favori de cet oiseau. Les lourds et avares Hollandais furent les premiers qui prirent possession de cette île, mais vers une époque très-éloignée du passage des Portugais, c'est-à-dire vers l'an 1600. Ces nouveaux possesseurs changèrent le doux nom de l'île des Cygnes en celui de Maurice, faisant, par cette dénomination, un compliment à l'amiral dont Maurice était le prénom.

Comme je l'ai déjà dit, les Français succédèrent aux Hollandais, et ils appelèrent l'île île de France; ils en firent leur place de ralliement et le rendez-vous de tous leurs croiseurs. Les Français avaient soin d'apprendre le moment du départ des flottes indiennes appartenant à la compagnie qui rentraient dans leur patrie ou qui partaient pour l'étranger. Dans l'un ou l'autre cas, ils envoyaient leurs vaisseaux pour les arrêter, et les vaisseaux, secrètement armés en guerre, avaient des lettres de marque.

Ce mode d'attaque faisait beaucoup de tort aux flottes anglaises, qui souvent marchaient protégées par leurs propres vaisseaux de guerre. Mais les petits croiseurs français, qui naviguaient très-vite et qui étaient remplis d'aventuriers intrépides, s'attachaient aux flottes anglaises comme s'attachent des Arabes vagabonds autour d'une caravane dans le désert; tandis que les vaisseaux de guerre anglais étaient empêchés d'agir par la crainte de perdre de vue les vaisseaux marchands, qui pouvaient être arrêtés d'un autre côté pendant leur absence.

Les Français s'exposaient rarement à attaquer les Anglais en plein jour ou quand il faisait beau temps, à moins cependant qu'ils ne fussent soutenus par une frégate, presque toujours à leur suite, dans l'espoir de s'emparer de quelque traînard. Quand il faisait mauvais temps et pendant les nuits obscures, les Français trompaient les Anglais en faisant de faux signaux pour les attirer; cela avait lieu au moment des rafales, qui sont très-fréquentes dans ces latitudes. Si les Anglais perdaient leur convoi de vue, ce qui arrivait souvent, ils étaient sûrs d'être attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires français; mais étant tous très-bien armés, les vaisseaux réussissaient quelquefois à se défendre non-seulement contre les vaisseaux de guerre secrets de l'ennemi, mais encore ils parvenaient à chasser bravement l'escadre française.

La possession de l'île Maurice était d'une très-grande importance pour les Français, car elle les mettait à même de pouvoir harceler le commerce de l'Angleterre et de tenir un pied dans l'Inde. Ils n'épargnaient aucune dépense pour fortifier l'île, et, pour dire la vérité, ils employèrent peu de temps pour obtenir le résultat d'en rendre le sol utile et productif. Ils y introduisirent et y cultivèrent avec succès les épices et les fruits de l'Inde. Ils y ajoutèrent du riz et plusieurs espèces de blé: celui de Bourbon, de la Cochinchine et de Madagascar. Mais l'île étant très-petite (elle n'a que dix-neuf lieues de circonférence), les améliorations apportées par les Français furent naturellement fort limitées.

Par leur négligence, les Hollandais avaient laissé le plus précieux de leurs ports, au nord-ouest, se remplir de la boue et des pierres envoyées par le torrent des montagnes qui s'élèvent tout auprès.

Dirigé par un gouverneur habile et entreprenant, les Français débarrassèrent ce port, bâtirent un mur et construisirent un magnifique bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et les mettre à l'abri des vents, qui sont toujours, dans les tempêtes, d'une violence épouvantable.

Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon, et nous arrivâmes bientôt en vue de l'île Maurice.

Cette île a une forme ovale, et la partie dont nous rasions le côté nord-ouest est grande, inégale, ayant çà et là des signes de végétation.

—Ce côté de l'île, nous dit de Ruyter, a été retourné sens dessus dessous par l'action des volcans, et les gens instruits de cet événement croient que l'île Maurice était autrefois liée à celle de Bourbon, mais qu'elles ont été divisées en deux par la force d'un feu intérieur.

Nous vîmes plusieurs énormes cavernes voûtées dans lesquelles la mer s'écoulait avec un bruit de tonnerre; de gros morceaux de rocher gris, rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur les autres dans un désordre fantastique, puis la terre s'éleva peu à peu, et nous vîmes des roches escarpées, même au centre de l'île, s'unissant à une montagne qui s'élève comme un dôme.

—Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois une plaine élevée de treize cents pieds au-dessus de la mer, quoique, du côté où nous sommes, elle nous paraisse d'une roideur impraticable; l'autre côté, au Port-Louis, a l'élévation si graduelle qu'un cheval peut aller au galop jusqu'à son sommet, qu'on nomme le Piton du milieu. Ce piton, pointu comme un pain de sucre, est entouré par une plaine.

Nous découvrîmes encore sept montagnes qui ressemblaient à sept grands géants tenant un conseil; puis plusieurs petits promontoires étendant dans la mer leurs racines pleines de rochers, et qui formaient de magnifiques baies, des rivages couverts de sable blanc et des vallées étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des rivières verdoyantes et boisées. Ces vallées étaient remplies d'arbrisseaux et de fleurs.

Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout sur le pont, armés de télescopes, et nous admirions le ravissant paysage qui se déroulait devant nos yeux.

—Que cette vallée est tranquille et belle! dis-je à mes amis; allons y demeurer.

Puis, quand la marche du vaisseau nous montrait un site plus enchanteur encore, nous répétions la même exclamation.

Tous les trois, nous aimions les beautés de la nature, et de Ruyter se plaisait à nous faire admirer les changements merveilleux de ce splendide panorama.

—Vraiment, m'écriai-je, cette île est le paradis des poëtes orientaux. Quelle est la personne sensée qui voudra quitter cette terre après l'avoir connue? Ô mes amis, abandonnons l'incertain océan, abandonnons la mer capricieuse, la mer aux sourires perfides qui nous attire vers la souffrance, vers le désappointement et vers la mort!

Aston n'était pas moins enthousiasmé que moi, et notre enchantement était partagé par tout l'équipage. La joie illuminait toutes les figures, chaque cause personnelle de chagrin ou de mécontentement était oubliée; l'union et l'harmonie la plus parfaite régnaient sur le vaisseau. Quand nous jetâmes l'ancre, les hommes montèrent aux mâts comme des écureuils, et dans un instant les voiles furent ferlées. Des canots rôdèrent bientôt autour du grab, presque submergés par la grande quantité de poissons et de fruits qu'ils venaient nous offrir.

Le plaisir qui remplissait mon cœur était presque de l'ivresse, car j'avais à mes côtés ma petite fée orientale, ma belle Zéla, qui, cédant à mes ardentes prières, avait consenti à m'accompagner sur le pont.

Quand le doux vent de la terre vint jouer dans les cheveux de la jeune fille, quand il pressa contre elle ses légers vêtements de gaze, en révélant les contours de ses formes élégantes, Aston la regarda avec une admiration surprise, et compara la belle enfant à un jeune faon.

De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue de Zéla, s'approcha d'elle pour lui adresser quelques paroles d'affectueuse bienvenue. Il prit sa main; mais, stupéfait de la merveilleuse beauté de la jeune fille, il resta silencieux, ne pouvant que par sa muette contemplation lui exprimer combien il la trouvait belle. Après quelques secondes de cet éloquent silence, de Ruyter parla à la jeune Arabe d'une voix douce et caressante comme un chant, puis, se tournant vers moi, il me dit en anglais:

—Cette jeune fille est une fée de l'Orient; elle est trop délicate et trop frêle pour être touchée par la main d'un homme. Je vous félicite de tout mon cœur, mon cher Trelawnay, et il n'existe pas un homme qui puisse rester froid et indifférent devant votre bonheur. Par le ciel! mon ami, je croyais que votre mariage était un sacrifice; mais je trouve que vous possédez un diamant pour lequel un roi donnerait sa couronne. Souvenez-vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce trésor comme on garde son propre cœur, le bonheur vous abandonnera, et la fortune sera toujours impuissante pour vous donner une femme comparable à lady Zéla.

La jeune fille regardait autour d'elle comme une gazelle effrayée. Surprise de se voir entourée et regardée par tant d'étrangers, elle rougit; la pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa cabine; mais je tenais sa main emprisonnée dans la mienne et je feignais de ne pas comprendre la prière de son regard.

Pour retenir Zéla le plus longtemps possible auprès de moi, j'envoyai chercher un tapis et des coussins, puis, environnée de ses femmes, la jeune fille s'assit sur le pont.


LIII

De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour dire à son capitaine que les Anglais avaient levé le blocus du Port-Louis. Contraints à cette retraite par les pertes qu'ils avaient faites de leurs hommes et de leurs bateaux, les Anglais voulaient encore avoir le temps de rentrer à Madras avant que le sud-ouest mousson commençât à se faire sentir. D'ailleurs, comme la flotte qui devait regagner l'Angleterre était censée avoir passé les latitudes des îles, le but des frégates qui bloquaient Port-Louis se trouvait atteint.

De Ruyter convint avec la corvette qu'aussitôt qu'elle aurait renouvelé sa provision d'eau et de vivres, elle irait au Port-Louis, et que, par la traverse sur terre, de Ruyter la rejoindrait avant son départ pour lui donner les dépêches destinées au général français.

Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le grab et nous envoyâmes les prisonniers et les blessés sur la corvette.

—Il faut maintenant songer à nos malades, me dit de Ruyter, lorsque le transport des étrangers fut opéré. Je vais me mettre à la recherche de quelques logements, et vous envoyer toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin.

Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore pour se rendre au Port-Louis; mais, avant son départ, il me donna des instructions précises sur tout ce que je devais faire pendant son absence, et il quitta le vaisseau en nous promettant d'être rentré dans trois ou quatre jours.

Il avait été convenu qu'après avoir chargé le grab, nous le mettrions dans un lieu sûr, et que nous irions passer quelque temps dans la maison de campagne de de Ruyter, car mon ami possédait des terres considérables dans l'intérieur de l'île.

Cette île a, relativement au climat, une particularité digne de remarque, et je n'ai jamais trouvé dans aucune autre partie de l'Inde l'étrange bizarrerie de sa température. Généralement les îles ont sur les côtes une atmosphère douce et fraîche, tandis que l'intérieur des terres est chaud, malsain, excepté toutefois les hauteurs du centre de l'île; mais, à l'île Maurice, c'est le contraire: il fait si horriblement chaud le long de la côte entière, l'air y est si impur, qu'à Port-Louis et dans ses environs, personne n'ose sortir pendant six mois de l'année, tellement on est sûr de recevoir un coup de soleil, coup de soleil fort dangereux, car d'ordinaire il amène la frénésie, la fièvre, le choléra-morbus ou la dyssenterie. En revanche et à la même période de l'année, dans l'intérieur de l'île, et surtout au côté opposé au vent, l'air est doux, suave et sain.

Depuis novembre jusqu'en avril, l'air de la ville de Saint-Louis est si insupportablement chaud, que peu de personnes, à l'exception des esclaves, osent y rester. Les habitants assez heureux pour avoir la liberté de choisir le lieu de leur résidence vont s'établir dans l'intérieur de l'île. Ajoutez à ces six mois d'étouffante chaleur une fin d'année pluvieuse, pendant que d'horribles orages ravagent les côtes. Toujours à la même époque, l'intérieur de l'île est calme, doucement chauffé par le soleil. J'ai été témoin de ce fait, fait d'autant plus étrange que l'île, nous l'avons dit, n'a que dix-neuf lieues de circonférence.

J'exécutais avec une infatigable ardeur les ordres de de Ruyter; l'insomnie et le travail étaient pour moi un plaisir, car mon corps était fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes bientôt construit sur le rivage des magasins en barres de bois, en planches et en paillassons, et toutes les choses qui n'appartenaient pas au grab furent débarquées et envoyées dans la ville sur le dos des mulets, des buffles et des esclaves. (Je rougis d'être obligé de dire que les esclaves sont les principales bêtes de somme de l'île Maurice).

De Ruyter avait fait de grands efforts et de grands sacrifices afin d'obtenir des buffles et des ânes pour remplacer les esclaves dans l'humiliante et pénible fatigue de porter des fardeaux pendant des journées d'une chaleur insupportable. Mais la moindre indifférence, mais le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires des esclaves accueillirent les humaines propositions de de Ruyter rendirent sa tâche difficile.

Ces trafiquants sans cœur ne veulent ni voir ni entendre parler d'un projet qui ne tend pas à augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez eux, les organes communs de la nature sont abrutis; leur vue des choses est rétrécie à la circonférence qu'embrasse le regard.

Ils sont semblables à la guêpe, dont l'œil, rond comme une lentille, grossit dans des proportions énormes le plus petit objet qui se trouve devant lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d'une fleur, s'il est éloigné d'un mètre du centre de son regard. Ces hommes stupides voient donc les objets aussi clairement que la guêpe. Il était inutile de leur parler d'un gain à venir, gain que la recherche des ânes et des buffles pouvait leur produire. Ils disaient que cette recherche était une perte de temps, et que, les esclaves étant tout prêts, il fallait s'en servir. Quant à la souffrance de ces malheureux, elle ne pouvait attendrir des êtres qui n'ont pas de sentiments humains. À toutes les réflexions généreuses que fit de Ruyter, ils opposèrent cette étrange question:

—Est-ce la loi? Je ne puis pas la trouver: elle n'est pas dans mon livre.

Tel est, en un mot, le résumé de leurs réponses aux avocats de l'humanité. À chaque appel, ils restent aussi sourds que des crocodiles, et pendant que vous leur parlez de charité chrétienne, ils fouettent ou donnent l'ordre de fouetter le dos nu d'un pauvre esclave succombant de fatigue sous le poids d'une trop lourde charge.

J'ai vu de ces malheureux nègres couverts d'ulcères, et dont les plaies saignantes étaient déjà à moitié dévorées par des mouches et par des vers. C'est alors que ces infortunés appellent de tous leurs vœux celle que les riches craignent tant: la mort, la mort qui devient leur seul refuge, leur seule espérance, est accueillie comme une fée bienfaisante, et, après la suprême séparation de l'âme d'avec le corps, ce corps, masse morte et corrompue, est jeté, sans cercueil, dans la mer ou dans un fossé. J'ai vu le dos de ces pauvres martyrs aussi couvert de nœuds qu'un pin, et la peau en était aussi dure et aussi rocailleuse; de cette peau, semblable à de l'écorce d'arbre, le sang tombait goutte à goutte comme de la gomme.

Pendant que des centaines de ces malheureux travaillaient tous les jours dans les chantiers, à Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs maîtres, abrités et protégés dans l'intérieur de leurs habitations, se plaignaient de la chaleur en faisant de temps à autre des pas de tortue pour donner un ordre.

La pitié et la douleur que je ressentis en voyant le déplorable état dans lequel se trouvaient les esclaves à l'île Maurice, ne pouvaient être comparées, dans l'énergie de leur sensation, qu'à l'ardent souhait que je fis en suppliant le ciel d'envoyer sur la tête des oppresseurs les plus terribles malédictions. Ces monstres seront un jour anéantis, je l'espère, et s'ils doivent être immortels, que ce soit dans l'éternité, mais dans une éternité de souffrance. En toute justice, le mal qu'ils ont fait aux nègres doit leur être rendu, et je défie l'invention la plus hardie des démons d'arriver à égaler la cruauté de ces êtres sans âme.

Quoique ce barbare traitement des esclaves ne fût pas tout à fait aussi rigoureux dans l'intérieur de l'île, je me hâtai, le cœur plein de dégoût, de reconquérir, en terminant mes affaires le plus promptement possible, le bonheur d'aller chercher quelques jours de repos sur la colline déserte et boisée que de Ruyter m'avait indiquée comme étant le lieu de sa résidence. Je savais que là, s'il y avait du pouvoir, la douleur de l'oppression y était non-seulement adoucie, mais encore à peine sensible.

De Ruyter rentra au grab le troisième jour de son départ, et, quoique actif et énergique dans toutes ses entreprises, il fut étonné de l'extrême promptitude que nous avions mise à opérer le débarquement. Le vaisseau qui, avec sa carène chargée et toutes voiles déployées, était entré dans le port quelques jours auparavant à demi submergé sous le poids de sa cargaison, flottait maintenant sur l'eau aussi légèrement qu'une mouette endormie. Ses voiles étaient détendues, ses mâts et ses vergues baissés et démantelés, et le grab lui-même amarré près du rivage.

De Ruyter apprit à Aston qu'il avait obtenu la permission de le garder avec lui, ainsi que les quatre hommes de sa frégate, et que la parole d'honneur du jeune lieutenant était la seule chaîne qui l'attachât au grab.

Aston parut enchanté, et serra avec une reconnaissante affection la main de de Ruyter.

À l'arrivée de notre commandant, je traitais avec Aston la grande question des esclaves. De Ruyter prit la parole et nous dit:

—Il y a de cela deux jours, je me rendais vers la porte d'une église (je ne vais jamais au delà), qui, ouverte pour la première fois à la piété des fidèles, venait d'être consacrée. J'allais donc aux environs de cette église pour y chercher un marchand d'esclaves avec lequel j'avais une affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable fripon, ajoute à ses vices naturels celui d'être faussement religieux et d'affecter une grande exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs de chrétien; il pousse l'hypocrisie si loin, que, s'il restait sur le globe en compagnie d'un seul homme dont les croyances différeraient de celles qu'il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet homme. Sa foi est un fanatisme, un fanatisme aveugle, irréfléchi et intolérant.

Ne trouvant pas mon coquin, je m'approchai de la porte ouverte de l'église. Un coup d'œil dans l'intérieur me montra que les carreaux blancs de la nef étaient obscurcis par une douzaine de prêtres noirs. Une foule de monde venue pour voir la cérémonie encombrait l'église. Rien ne m'intéressant, j'allais continuer mes recherches, car un mélange d'encens, d'ail et de sueur formait une si horrible atmosphère que, pour l'avoir respirée une seconde, j'avais déjà des nausées.

Au moment de mon départ, je fus presque coudoyé par un esclave converti qui entrait dans l'église. Voyant à sa droite un bassin de pierre rempli d'eau, le nègre crut que cette eau était mise là pour servir aux ablutions; il y plongea vivement ses deux mains et lava jusqu'aux coudes ses bras noirs et sales. Un dévot, qui s'aperçut de cette action, frappa sur la tête du nègre penché avec une croix qu'il tenait à la main. La croix de la rédemption servit à exécuter un meurtre! Je frissonnai; je ne comprends pas ainsi la religion. Si j'avais été Dieu, j'aurais foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre nègre tomba baigné dans son sang, il n'eut même pas le temps d'exhaler une plainte.

—Qu'a-t-on fait à ce misérable assassin? demanda Aston.

—Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue, car un nègre n'est pas un homme.

—C'est horrible! m'écriai-je; mais n'en parlons plus, de grâce, et hâtons-nous d'aller établir nos quartiers sur la colline, loin des oppresseurs et des esclaves.


LIV

De Ruyter laissa le rais à bord du grab en qualité de commandant, et quand tous les préparatifs de notre départ furent terminés, nous nous mîmes en route.

Le personnel de la caravane se composait de de Ruyter, d'Aston, de Zéla, accompagnée de ses femmes et de quelques Arabes de sa tribu. Notre voyage dans l'intérieur des terres se fit sur des mulets, des petits chevaux et des ânes. Nous suivîmes le rivage de la mer, qui était magnifiquement tessellé d'une grande variété de coquillages de toutes les couleurs et de toutes les formes. Je marchais aux côtés de Zéla, qui était gracieusement assise sur un petit cheval dont elle dirigeait vaillamment la marche.

—Chère sœur, lui dis-je, regardez la sublime beauté de ce paysage, voyez comme les nuages gris laissent à découvert le sommet des collines, tandis que leurs bases sont encore cachées par la vapeur: elles ressemblent à un groupe de magnifiques îles ou à une compagnie de cygnes noirs nageant sur un lac calme et silencieux. Quelques-unes sont couvertes d'arbres et de buissons jusqu'à la crête, tandis que d'autres se montrent dépouillées et flétries par les feux volcaniques.

Le sang d'une race intrépide coulait dans les veines de Zéla. Elle avait été élevée au milieu des périls de la guerre, et ne savait point affecter des sentiments qu'elle n'éprouvait pas. Elle traversa les ravins, marcha le long des précipices, passa à gué les ruisseaux et les rivières, non-seulement sans nous arrêter par une représentation de craintes imaginaires, de larmes forcées, de prières, de cris, d'évanouissement; mais encore en ne faisant attention aux dangers réels des passages que pour dire de sa voix douce et mélodieuse que les endroits que nous traversions étaient charmants aux regards, ou bien encore elle arrêtait sa monture sur les bords d'un précipice pour cueillir quelque fleur rare ou arracher les ondoyantes branches du plus gracieux des arbres indiens, l'impérial mimosa, dont la délicatesse est aussi sensible que celle de l'amour vrai, car il fuit le toucher des mains profanes.

—Mettez cette branche fleurie dans votre turban, me dit Zéla en me tendant une de celles qu'elle venait de cueillir, car je suis sûre que dans ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres qui nourrissent leurs petits avec du sang humain, et ils aiment à leur donner les hommes jeunes et beaux. Mettez donc la branche dans votre turban, mon frère; je vous nomme ainsi parce que vous m'avez priée de ne point vous appeler mon maître, et ne froncez jamais vos sourcils: je n'aime pas l'expression que cet air sévère donne à votre physionomie, il nuit à votre beauté; le sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant, prenez ma branche, elle sera pour vous un préservatif contre les charmes de la magie.

J'acceptai en souriant les fleurs du mimosa et je les plaçai dans mon turban.

En traversant une plaine sablonneuse, Zéla tressaillit, et sans arrêter son cheval, qui marchait lentement, elle sauta par terre et courut comme une biche vers une colline de sable. N'ayant jamais été le témoin d'une adresse et d'une légèreté semblables, Zéla eut le temps de revenir avant que l'étonnement dans lequel j'étais plongé se fût tout à fait dissipé.

—Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais regard? lui dis-je en riant.

—Oh! non, s'écria-t-elle; regardez, vous qui aimez les fleurs, dites-moi si vous en avez jamais vu une qui soit aussi radieusement belle que celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont supérieures à celles de la rose, qui perd parfum et fraîcheur par jalousie si elle se trouve auprès de cette invincible rivale.

Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par l'odieuse fleur dont elle aspirait si joyeusement la prétendue suavité. Cette fleur était une grande branche rouge, couverte de boutons bruns, de baies jaunes, et exhalant l'horrible odeur du musc.

—En vérité, ma chère sœur, m'écriai-je, la rose aurait autant raison d'être jalouse que vous de craindre le voisinage de la figure de Kamalia, votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce, et son abominable odeur me rend malade.

Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de Zéla avec ces rudes paroles par l'impatience et le chagrin que me firent éprouver les caresses dont elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres.

Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent; et pendant une seconde elle me contempla avec un étonnement plein de tristesse, puis l'éclat de son regard se ternit, et ses longues paupières se couvrirent d'une rosée de perles; la branche aimée s'échappa des mains de la jeune fille, sa figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante tristesse du dernier adieu qu'elle fit à son père, lorsqu'elle murmura faiblement:

—Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais plus que vous n'étiez pas né dans la tribu de mes pères. Cet arbre, que j'aime, ressemble à celui qui abritait la tente de ma famille; il nous protégeait contre l'ardeur du soleil, quand nous dormions sous son ombre. Nos vierges entrelacent ses fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si elles meurent, on en couvre la pierre de leurs tombeaux. Pardonnez-moi d'avoir cueilli ce souvenir du passé, je ne puis empêcher mon cœur de préférer cette fleur à toutes les fleurs; mais puisque vous dites qu'elle vous rend malade, eh bien!... je ne l'aimerai plus, je ne la cueillerai plus!... Puis, ajouta la jeune fille d'une voix entrecoupée par les sanglots, pourquoi parerais-je mes cheveux d'une couronne de cette fleur, puisque j'appartiens à un étranger et que mon père est mort?

Je n'ai pas besoin de dire que non-seulement je ramassai la fleur pour la remettre entre les mains de Zéla, mais encore je lui fis comprendre que mon ignorance était l'excuse de ma conduite. Après avoir calmé le chagrin de la douce et sensible enfant, je courus sur la colline, j'arrachai l'arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla:

—Chère sœur, j'ai dédaigné cette fleur uniquement parce que vous avez dit du mal de la rose, la plus belle parure de nos parterres, mais en examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai Zéla), je me suis assuré que la rose peut en être jalouse aussi bien que mes compatriotes pourraient l'être de vous. Je planterai cet arbre dans le jardin de notre habitation.

—Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh bien, moi, je planterai un rosier auprès de lui, et ces deux charmantes fleurs uniront leurs parfums. Notre affection et nos soins pour ces chers arbustes les feront grandir, prospérer et vivre ensemble, sans rivalité jalouse. On doit aimer sans préférence exclusive tout ce qui est beau; moi, j'aime tous les arbres, tous les fruits et toutes les fleurs.

Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je voyais à travers les plis vaporeux de la légère robe de Zéla son pauvre petit cœur aussi agité qu'un oiseau mis en cage. Pour arracher ses pensées au sujet qui l'avait attristée, je dis en lui serrant la main:

—Vous devez être fatiguée, chère Zéla; mais ne craignez rien, voici le dernier ruisseau que nous avons à traverser, et nous serons bientôt dans cette magnifique plaine.

—Oh! me répondit la jeune fille, Zéla n'a jamais craint que son père quand il était en colère, car alors ceux qui osaient regarder les éclairs qui déchirent la nue en feu ne pouvaient soutenir le regard de leur chef. La voix de mon père était plus forte que le bruit du tonnerre, et sa lance plus fatale que l'éclat de la foudre. Hier au soir, en parlant à cet homme grand qui est si doux, je croyais que vous alliez le tuer, et je voulais vous dire de ne pas le faire, parce que j'avais lu dans ses yeux qu'il vous aime de tout son cœur; c'est très-mal, mon frère, de se fâcher contre ceux qui nous aiment.

—Vous voulez parler d'Aston, ma chère Zéla, mais je n'étais nullement en colère contre lui: je l'aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs amis du monde; la vivacité de mes paroles était puisée dans le sujet de notre conversation, car nous parlions des horribles cruautés qui sont exercées dans l'île Maurice sur les pauvres esclaves.

—Je voudrais bien connaître votre langue, mon frère, j'aimerais tant à vous écouter! Si j'avais compris vos paroles, j'aurais passé une nuit calme; car, ignorant le sujet de votre conversation, j'ai beaucoup pleuré, j'avais tant de chagrin de vous croire fâché contre une personne qui vous aime!

Je rassurai bien tendrement l'adorable jeune fille, et nous reprîmes avec joie notre route. De Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée Vacois, au milieu de l'île. Notre montée avait été très-difficile et très-rude. Devant nous, au centre de la plaine que nous traversions, se trouve la montagne pyramidale dont j'ai déjà parlé, et qu'on nomme le piton du Milieu. Sur notre droite s'étendaient le port et la ville de Saint-Louis. Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et magnifiques plaines, dont la riche végétation se mire dans une belle rivière; et vers le nord, d'autres plaines se penchant vers la mer: elles paraissaient les unes arides, les autres cultivées. On distinguait çà et là des champs de cannes à sucre, d'indigo et de riz. Du sud à l'est, le pays volcanique et montagneux est couvert de jungles et d'anciennes forêts, mais le nord-est est presque une surface plane. Dans la plaine où nous nous trouvions, il y a un grand nombre de mares d'eau qui forment de jolis lacs, et à l'époque des grandes pluies, le débordement de ces lacs rend la plaine marécageuse et la couvre de cannes, de roseaux et d'herbes gigantesques.

Telle était la magnifique scène qui se déroulait sous nos yeux. Le soleil, qui s'était levé à l'est au-dessus de la montagne, dispersa les brouillards jaunes du matin et découvrit entièrement les beautés mystérieuses de cette île, fraîche et radieuse comme une vierge sortant du bain.

Nous mîmes pied à terre pour nous reposer sous l'ombrage d'un groupe de bananiers qui semblaient s'être plu à dessiner un cercle enchanté autour d'un chêne incliné vers le lac, dont l'eau, claire et limpide comme un diamant, avait une incommensurable profondeur. Des poissons rouges de la Chine jouaient sur la surface de l'eau, et les mouches-dragons rouges, vertes, jaunes et bleues volaient en bourdonnant autour de nous.

Interrompus dans leurs ablutions matinales, le chaste pigeon ramier et la blanche colombe s'envolaient vers les bois; la perdrix grise courait se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient dans l'eau, tandis que les perroquets jaseurs caquetaient sur les arbres comme des femmes mariées en mauvaise humeur. Pendant le bruissement harmonieux de ses fuites, de ses gais ramages, le nonchalant babouin au ventre rebondi mangeait avec la gloutonne voracité d'un moine: il était inattentif à tout ce qui ne tendait pas à gorger de bananes son insatiable panse.


LV

On nous avait dit à l'île Maurice que le lac auprès duquel nous nous reposions possédait des crevettes aussi grosses que des homards, et que des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de longueur.

Les deux principales rivières de l'île prennent leur source dans cette plaine; en marchant elles augmentent leur volume par le tribut que leur payent une infinité de ruisseaux, jusqu'à ce qu'elles arrivent à être fortes et puissantes. Coulant parallèlement pendant quelque temps, elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de se surpasser en largeur et en vélocité. Après cette lutte ambitieuse et coquette, elles se séparent; l'une va forcément à droite, l'autre à gauche, arrosent leurs districts respectifs, et finissent par payer à leur tour un tribut au puissant océan.

Après avoir rassasié nos sens de la vue des incomparables beautés de cette riche nature, nous fûmes obligés de penser à des choses moins poétiques et moins délicates, car nos estomacs demandaient à grands cris d'être promptement restaurés. Nos gens placèrent devant nous les mets favoris des marins, c'est-à-dire du poisson, des fruits, des légumes, nourriture simple et sans apprêt, dont nous savourâmes les délices avec un zèle vraiment sacerdotal.

Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous retombâmes insensiblement dans la contemplation des sublimes merveilles que renfermait cette île. La tiède chaleur du soleil levant faisait monter vers nous le parfum des citrons, des oranges, des framboises, celui encore plus doux des mangoustans sauvages et des fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient à celles des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la vallée envoyait l'encens confondu avec la rosée du matin. L'air pur et frais des premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations embaumées, remplissait nos cœurs et nos sens d'un indéfinissable bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques, qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se précipiter dans la profondeur des couverts.

Le plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle effeuillait des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, l'émail de ses dents de perle.

Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et quand je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement:

—Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si vous tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus froncer les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte jusqu'à ce que le soleil se couche et se lève de nouveau.

En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne la botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour.

De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il fallait nous mettre en route.

Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du piton du Milieu, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines entourées de montagnes.

Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs, nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans bruit, réfléchissant dans son onde cristalline des chênes nains, des oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner.

Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre de bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude infinie de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient si épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni la tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette ou de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait le fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un air de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité.

Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un peuple de génies, et je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs droits divins.

Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de Ruyter me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient nullement en harmonie avec le lieu dans lequel nous nous trouvions.

—Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le pont d'un vaisseau armé en guerre.

J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant, le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des démons, des jungles admee (hommes sauvages), des orangs-outangs ou des centaures.

La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon imagination, qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée de deux démons prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que je commençai à maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir le soleil. Zéla arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire, toujours suivie de près par les deux démons, s'approcha de la jeune fille.

Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers Zéla, je saisis la bride de son cheval, dont j'excitai vivement la marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon blanc et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose devait m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à poursuivre la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette ténébreuse et impénétrable forêt.

Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et, penchée vers moi, me dire de sa voix musicale:

—Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis.

Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la jeune fille.

—Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre esprit avant d'être transformée en faon?

—Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce bois, votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous entourer, car chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici, il y a des murs de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous vivrez comme les abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez d'admirer, de parfums, de fruits et de rosée.

—Ce bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je partage votre admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, marbre ou pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la liberté, l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie.

—Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre esclave.

—Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la liberté pour tous.

Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine. L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les rayons du soleil, nous rendit presque aveugles.

En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après avoir gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au travers d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une plate-forme élevée. Sur cette plate-forme était assise la maison de de Ruyter.

—Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre résidence, je suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu l'esprit de trouver cette délicieuse, cette ravissante situation! Toutes les beautés que nous avons admirées ne sont point comparables à celles qui environnent ce charmant séjour. La possession de ce paradis terrestre doit satisfaire à jamais toutes les ambitions, tous les désirs d'un homme; car la nature y a jeté à profusion toutes ses parures pour le rendre parfait.

—Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et dans l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je n'ai jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau.

—Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous aurez la journée entière pour admirer tout cela. Maintenant il faut songer au repas; votre mari, continua de Ruyter en se tournant vers Zéla, n'est bon à rien, si ce n'est cependant à rôder dans les déserts; regardez, mon enfant, il a choisi la place la moins ombragée du jardin, afin de recevoir sur sa tête toute la chaleur des rayons du soleil. Par le ciel! je crois qu'il ôte son turban; il serait un saint parmi les Raypaats (descendants du soleil).

Zéla accourut vers moi et me dit doucement:

—Ne restez pas au soleil, mon frère; dans ce moment-ci sa chaleur est très-dangereuse. Voyez comme les boutons et les fleurs cherchent à échapper à son brûlant contact, en fermant leurs corolles et en se cachant sous l'ombre des feuilles, qui baissent également avec tristesse leur tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous endormis dans les bois; il n'y a pas un animal qui ose rester sans abri quand la chaleur est aussi étouffante. Tout dort maintenant; le vent même est allé se cacher dans les cavernes que nous avons vues ce matin sur le rivage. Il n'y a que la méchante mouche qui soit éveillée; elle ramasse les vapeurs empoisonnées pour s'en faire un venin, et la nuit elle jette son cri de guerre; puis elle perce avec sa lance le doux et bienfaisant sommeil: la mouche est le mauvais esprit des ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon frère, le capitaine l'ordonne, et vous obéissez mieux à sa voix qu'à celle de Zéla.

Je suivis la jeune fille, en pensant qu'elle avait fait une très-jolie description de la tribu des mouches.

Tout le monde mit pied à terre sous une verandah, et nous fûmes conduits par de Ruyter dans l'intérieur de la maison. Une double rangée de persiennes protégeait les appartements contre les ardeurs du soleil, et laissait l'air et le vent circuler par les ouvertures en toute liberté. La salle d'entrée occupait le tiers de la maison: elle était pavée en grands carreaux de marbre blanc, et un bassin d'une forme ovale, rempli d'eau, jetait dans l'air la fraîcheur la plus suave.

En visitant le jardin, je découvris une citerne dont l'eau, après avoir arrosé la terre, formait une cascade et allait sauter de rocher en rocher, jusqu'à ce qu'elle eût atteint la rivière, dont on voyait, des hautes fenêtres de la maison, la nappe calme et argentée.

De Ruyter avait fait creuser la montagne jusqu'à la source d'une de ces fontaines, dont il dirigeait le cours dans ses terres.

Autour de la salle dans laquelle nous étions entrés s'étendait un large divan garni de coussins; les murs étaient ornés d'armes indiennes et européennes pour la chasse, mêlées à des dessins et à des gravures de prix.

Zéla et ses femmes furent conduites dans une aile de la maison, et sur la porte d'entrée de l'appartement qui s'y trouvait était écrit ce mot en caractères persans: Le Zennanah.

—Cette désignation, nous dit de Ruyter, est une fantaisie de l'artiste qui a peint l'intérieur de la maison; car votre Zéla est la première femme qui entre ici.

Après avoir montré à Aston la chambre qui lui était destinée, de Ruyter se tourna vers moi et me dit:

—Je crois, mon Trelawnay, qu'une chambre entourée de murailles ne pourrait convenir à votre esprit errant: nous vous laisserons aller çà et là; du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec ma permission. Si vous avez besoin de quelque chose, frappez dans vos mains, et si ces besoins sont des besoins réels, ils seront à l'instant satisfaits. Quant aux choses luxueuses, j'évite ce luxe du climat; mais il n'est pas défendu. La défense n'atteint jamais son but et met une valeur sur des ombres. Quand la cloche sonnera une heure, le déjeuner sera servi dans la salle.


LVI

Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris:

—Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase? Parle-t-il bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce luxe dont la grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus raffinées et les plus exquises de la civilisation?

—Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de notre juste admiration.

—Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans cette royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le choix d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus laides et plus sales qu'une hutte irlandaise.

Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi.

Nous nous mîmes à table.

—Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne pas abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se conformer à celles du nôtre.

Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la jeune fille se décida à se rendre à nos prières.

Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était jamais assise sur une chaise.

Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir pour manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et impuissants efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une si adorable gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger embarras, je lui ôtai la fourchette des mains en la priant de m'apprendre à me servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz servis sur mon assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, rieusement donnée, fut très-peu profitable, car l'impatience me faisait avaler ensemble et le riz et la chair du poulet.

Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir.

Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les pipes, nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et nos yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de bien-être qui remplissaient nos cœurs, nous restions silencieux, et cet engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature physique; car nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos d'un profond sommeil.


Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de confitures. Quand nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter.

Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par une montée facile dans une chambre d'été, dont la construction extérieure, aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient exactement aux draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on découvrait un panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés de l'île se montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient pleinement voir leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer et le port entier de Bourbon s'offraient aux regards.

—Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses petites mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on pas qu'il est tout près de nous?

Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé, égorgeant des tortues sous la banne du pont.

Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun, suivre des regards les mouvements légers et souples de Zéla, qui voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux rayonnants de plaisir.

Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme si elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait, tout en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les plus rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce peuple, ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans les pays qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté simple et naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble des qualités extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les villes populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les montagnes. La beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le front des jeunes filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle étincelle dans le brillant et doux regard de la sauvage gazelle.

Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le cheval du désert et l'antilope sont les plus rapides et les plus beaux des animaux.

Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un corbillard royal, habite les landes sablonneuses.

Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude par le soleil de la liberté.

C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le cœur, rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments.

J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes, leurs traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à découvrir si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il serait plus facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui, qu'à un homme de cœur et d'imagination de contempler avec calme l'idéale beauté des vierges de l'Est.

La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année; et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une femme faite, son développement précoce donnait des promesses de la plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et légèrement ondulés.

Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni brillants, ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive, lorsque le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la surprise y jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de souffrance. Les cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient extraordinairement longs, et quand la jeune fille dormait, ils se pressaient contre ses pâles joues en y jetant le doux reflet de leur ombre. La bouche était pleine d'harmonie et de grâce; la figure, petite et ovale, était fièrement portée par un joli cou aux mouvements onduleux; les membres de Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des gestes vifs et légers.

Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache, dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que Zéla, leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de cette idée, je descendis rapidement auprès d'elle.

—J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans mes bras, chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi.

—Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie, laissez-moi m'en aller.

—J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation.

—Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands yeux; laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence.

Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut.

Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que je fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de préjugés. Ce voyageur dit:

«Les Arabes sont nombreux dans l'Inde; ce sont des hommes magnifiques, au teint blanc, aux formes belles, osseuses et musculeuses; leurs mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs regards intelligents, hardis, etc, etc.»

Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa mère, d'une beauté célèbre, avait été apportée du Caucase géorgien, et le hasard de la guerre l'avait faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut la mort de cette femme, et elle quitta le monde, heureuse d'y laisser sa vivante image.

Zéla était belle, plus belle que je n'ai pu la décrire, car je ne suis pas versé dans la science des paroles, et les paroles sont souvent impuissantes à représenter ce que l'œil voit, aussi bien qu'à exprimer ce que le cœur ressent.


LVII

Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les trouvai en train de discuter sur la nécessité de faire une visite officielle au commandant de Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent l'heure pour le lendemain, ne me paraissait ni agréable à faire ni urgente à mes intérêts personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien m'en dispenser. La soirée se termina très-agréablement, quoiqu'il y eût manqué, pour l'entière satisfaction de mon cœur, la présence aimée de la belle Arabe.

Obligés de nous lever le lendemain aux premiers rayons du soleil, nous nous couchâmes de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le sommeil. Mon esprit inquiet me jeta bientôt hors du lit et hors de la maison. J'errai dans les champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je vis arriver, sans avoir fermé les yeux un instant, les splendides lueurs de la plus belle journée.

Quand mes deux amis parurent, nous allâmes visiter les plantes et les arbrisseaux que de Ruyter avait apportés des différentes îles de l'archipel des Indes. De Ruyter avait une grande passion pour le jardinage, la construction et l'agriculture. Il aimait l'île Maurice, non-seulement pour la douceur de son climat, mais encore pour la bonté de son terrain, qui produisait toute chose et en profusion.

—J'ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il, toutes sortes de gens, même des princes, et j'ai vu que les hommes heureux, mais heureux dans toute l'acception du mot, sont les jardiniers. Je confesse avec franchise que si le hasard ne m'avait pas fait marin, j'aurais été, par choix, un modeste cultivateur.

Il n'existe pas dans le monde un fruit ou une fleur qui soit resté inconnu à de Ruyter. Il avait tout vu, tout recueilli, tout réuni dans son jardin, et au milieu de cette quantité innombrable d'arbres et de plantes, il y en avait au moins le quart qui m'étaient complétement inconnus. À l'exception de la plate-forme, sur laquelle était bâtie la maison, et qui comprenait le jardin, les terres d'alentour étaient incultes. On avait en partie déraciné tous les arbres, en laissant çà et là des groupes de cannelliers ou de chênes d'une hauteur prodigieuse.

La maison n'avait qu'un seul étage. Sa façade regardait le sud, en dominant une plaine; la mer formait l'horizon au nord-ouest, et l'est déployait un immense rideau de bois, de précipices et de rochers. À l'exception d'une plaine voisine de la maison, rien n'indiquait le travail de la culture; on se serait cru dans la solitude d'un immense désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des sentiers qui coupaient cette plaine, on n'eût découvert des chaumières de bois. De Ruyter avait eu le soin de faire produire à ses terres les choses indispensables à la vie, et de les peupler de travailleurs heureux dans leur dépendance libre.

—Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d'après les règles du calcul, d'ensemencer la terre des grains, des fruits ou des végétaux qu'elle reproduit avec le plus d'abondance, pour en échanger le surplus inutile à la consommation de la maison contre les choses de luxe qui y manquent: mais, outre la satisfaction que je ressens de voir tout le monde heureux autour de moi, j'ai le plaisir de la distraction, le bonheur de la santé et celui plus grand encore d'améliorer la cruelle destinée de ceux qui souffrent sous les impitoyables lois d'un système détestable, d'un système que j'abhorre, mais auquel malheureusement il m'est impossible d'apporter des remèdes: ce système est celui de l'esclavage.

J'ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que j'ai pu; vous ne trouverez pas un seul esclave dans mon domaine. Le pain que vous mangez n'est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le plus exquis des pains, mais il n'est ni aigri ni taché par le sang ou les larmes d'un pauvre captif surchargé de travail. Une centaine d'esclaves, que j'ai rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes fermiers.

Je reçois d'eux une partie des fruits de la terre: un m'apporte tous les ans du blé, un autre du café, et ainsi de tous. J'ai donc de cette manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du tabac, du vin, de l'huile, enfin tout ce que la terre produit. Je dispose à ma guise du superflu des choses que vous mangez; ici ce sont les fruits d'un travail libre, et je crois que cette connaissance des faits vous rendra la modeste chère que je vous fais faire infiniment plus savoureuse.

Je ne suis point un de ces pédants et lourds moralistes qui prêchent l'émancipation des nègres en faisant des pas de géant pour fuir l'exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de ces gaillards qui examinent la doctrine d'un tailleur avant de se hasarder à porter l'habit qu'il leur a fait, quoiqu'ils n'aient pas l'idée honnête et juste de le lui payer. Je regarde la perfection de l'ouvrage et non la piété de ceux qui l'ont fait, et je suis mieux servi par des gens libres, travaillant de bonne volonté, que par des mains d'esclaves sans cœur.

La visite que de Ruyter et Aston devaient faire au commandant de Saint-Louis fut remise au lendemain, et nous procédâmes à nous occuper suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le plan d'un pavillon qu'il voulait construire, comme un zennanah, pour les femmes. Aston arracha des pommes de terre et des yams; moi, je construisis un berceau de bambous entrelacés, et je plantai sous son abri notre arbre mystique, le jahovnov chéri de ma chère Zéla.

Après avoir terminé mon petit travail, la fatigue d'une nuit sans repos se fit sentir: elle affaiblit mes forces, et, n'ayant ni l'envie ni la prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai sous l'ardeur d'un soleil brûlant, près du faible ombrage d'un laurier-rose, et je m'endormis profondément.

Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons du soleil, qui dardaient sur moi leur fulgurante lumière. Je sentais que ma tête, presque sans abri, allait être livrée à la flamme de cette lave ardente, et que j'en éprouverais de vives douleurs. Mais mes forces étaient tellement abattues, que je n'avais pas l'énergie de me relever.

Au moment où j'allais forcer la paresse à se plier aux ordres de la raison, j'entendis un léger frôlement. D'où pouvait-il provenir? Tout en m'adressant cette question, je restais immobile, car j'étais étendu sur la terre avec tant d'indolence, que je ne pouvais ni remuer ni regarder, quoique mon ouïe fût violemment tendue dans la direction de l'indistinct murmure qui venait de se faire entendre. Je sentais pourtant qu'il était nécessaire de quitter la position nonchalante que j'avais prise, car le bruit augmentait de minute en minute. «C'est peut-être un serpent» pensai-je en moi-même. Ce rapide soupçon fut bientôt détruit par le souvenir de l'assurance que de Ruyter m'avait donnée qu'il n'y avait dans l'île aucun reptile venimeux. J'écoutai encore, et, toujours immobile, je me dis: «Ce sont des lézards qui attrapent des mouches;» au même instant, je sentis sur mon front un toucher froid et dont la douce sensation me fit soudain ouvrir les yeux. Zéla et Ador, la petite esclave malaise, cherchaient à me garantir contre les rayons du soleil en plaçant sur ma tête un morceau de feuille de palmier tallipot, car une feuille entière a quelquefois trente pieds de circonférence.

Quand Zéla s'aperçut que j'étais éveillé, elle voulut s'enfuir, mais je saisis avec promptitude l'ourlet de son ample pantalon brodé, et je lui dis en souriant:

—Laissez-moi vous remercier, chère.

—Non, je ne suis pas contente de vous; pourquoi vous coucher ainsi au soleil? Ne savez-vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que la morsure du chichta? et que, si elle tombe sur un front nu, elle est plus fatale que le bahr?

—Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici?

—Pour cueillir des fruits.

—Pour quelle raison avez-vous apporté cette feuille de palmier? il n'y en a pas de ce côté du jardin.

Les yeux de la jeune fille découvrirent l'arbre que j'avais planté; et elle me répondit vivement:

—Pour qui pensez-vous donc que j'aie pu l'apporter? J'ignorais que vous étiez assez imprudent pour vous coucher au soleil; ma feuille est destinée à couvrir le jahovnov.

—Comment avez-vous appris, chère sœur, que je l'avais planté? je n'en ai parlé à personne.

Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants, dans l'expression de ses traits, ce limpide miroir de l'âme, que je ne lui étais plus indifférent. Je pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes l'habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le cœur.


LVIII

À la porte de la maison nous rencontrâmes de Ruyter, qui dit à Zéla:

—J'allais vous rendre une visite, chère lady, et vous demander une tasse de ce café exquis que fait si bien la vieille Kamalia.

—Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en souriant la jeune fille; ma nourrice excelle, il est vrai, dans l'art de distiller les liqueurs; elle fait non-seulement de très-bon café, mais encore des sorbets délicieux, et son arekec est excellent; de plus, la science de Kamalia ne se borne point à cette seule connaissance; elle est très-savante, car elle sait lire dans les vieux livres de notre pays et dans un ciel plein d'étoiles.

—Son air antique me laisse croire, répondit de Ruyter, qu'elle a étudié dans des papyrus, et je ne serais pas étonné si elle pouvait découvrir le mystère des hiéroglyphes.

Nous nous rendîmes au zennanah, et quand la vieille gouvernante nous eut comptés sur ses quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite sacré qui n'est jamais négligé dans l'Est, celui de présenter des rafraîchissements sans la cérémonie avare et sans cœur qui est usitée en Europe, cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs s'ils veulent oui ou non prendre quelque chose, puis à les regarder d'un air féroce s'ils acceptent l'offre.

Je suivis Kamalia pour apprendre comment se fait le véritable café oriental.

Les musulmans seuls savent faire le café, car les liqueurs fortes leur étant défendues, leur palais est plus fin et leur goût plus exquis.

Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans un poêle; Kamalia prit quatre poignées de baies de moka, pas plus grandes qu'un grain d'orge (ces baies avaient été soigneusement choisies et nettoyées), puis elle les mit dans une casserole de fer où elles furent lestement rôties; la vieille femme ne les retira de cette casserole qu'au moment où elles eurent atteint une couleur d'un brun foncé; les baies trop cuites furent enlevées et les autres mises dans un grand mortier de bois pour y être broyées. Réduit en poudre, le café fut tamisé au travers d'un morceau de drap en poil de chameau, et, pendant cette opération, une cafetière qui contenait quatre tasses d'eau bouillait sur le feu. Quand la gouvernante se fut assurée de la finesse de la poudre de café, elle la versa dans l'eau, replaça la cafetière sur le feu, et, au moment où ce mélange fut sur le point de bouillir, elle ôta la cafetière, la frappa contre le poêle et la remit sur les charbons; cette dernière opération fut répétée cinq ou six fois.

J'ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans le café un très-petit morceau de macis, mais pas assez cependant pour qu'il fût possible d'en distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il faut que la cafetière soit en étain et sans couvercle, autrement il serait impossible que l'ébullition pût former sur sa surface une épaisse couche de crème.

Quand le café fut tout à fait ôté du feu, Kamalia le laissa reposer un instant et le versa dans les tasses, où il garda pendant quelques instants une onctueuse couche de crème.

Ainsi préparé, le café a non-seulement une délicieuse odeur, mais encore le goût le plus exquis. On pourrait croire que l'opération est ennuyeuse à faire, à en juger par mon récit; elle n'est cependant ni longue ni difficile. Kamalia demandait deux minutes par personne, de sorte que pour quatre tasses elle avait employé huit minutes.

Zéla nous offrit le café; la petite esclave malaise la suivait auprès de chacun de nous, portant dans ses mains des confitures et de l'eau. Après avoir servi le café, Zéla m'apporta une chibouque (pipe turque), car quand une femme arabe est dans son propre appartement, elle emplit et allume une pipe, mais seulement pour son père ou pour son mari. Zéla ôta de ses lèvres de corail le pâle bout d'ambre de la pipe et me l'offrit, en croisant ses mains sur son front, puis elle me quitta pour s'occuper d'Aston et de de Ruyter.

La seule boisson admissible pour conserver la sensibilité du goût, pendant qu'on respire la vapeur de cette exquise et inestimable feuille qui pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l'est du golfe Persique, est le café comme je l'ai dépeint, ou le jus d'un fruit dans de l'eau glacée, ou bien encore du thé du Tonkin, cueilli pendant que les feuilles étaient imbibées de la rosée du matin. Pour bien faire le thé, il faut choisir les meilleures feuilles et les mettre dans l'eau un instant avant qu'elle ne bouille, et non les étuver comme on fait en Europe. Quand les feuilles commencent à s'ouvrir, l'infusion est piquante et aromatique, sans être ni devenir amère ou fade. Les fumeurs raffinés ont une antipathie prononcée pour les liqueurs fortes, parce qu'ils trouvent qu'elles affaiblissent la sensation délicate du palais, en détruisant la saveur de la pipe.

Le père de Zéla était profondément versé dans l'art de fumer, et il avait initié théoriquement sa fille dans ses mystères les plus cachés, comme étant une partie indispensable de l'éducation féminine, et de Ruyter, qui n'était point ignorant de cette science pratique, nous disait entre deux nuages de fumée odorante:

—Je considère les perfections des femmes européennes comme des pièges dans lesquels les imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes n'ont généralement aucune connaissance utile; elles sont coquettes, vaniteuses, et ressemblent beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et cependant elles se moquent des filles arabes, les traitent de barbares, parce qu'elles seules ont l'esprit d'apprécier les choses utiles.

Les femmes arabes savent fabriquer des étoffes, en faire des vêtements, semer le blé, le broyer et en confectionner le meilleur pain, chasser et tuer l'antilope ou l'autruche, et les faire cuire de plusieurs manières. Fidèle au serment d'amour qui l'attache à un homme, l'Arabe est active, vigilante, dévouée, courageuse; sa poitrine et son amour sont le bouclier qui protége, qui sauve quelquefois leur mari. Quant à la beauté des femmes en général, c'est une question qui ne peut être résolue que par le goût.

À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les dents noires sont trouvées charmantes, et, en Chine et en Tartarie, la beauté consiste en de grosses lèvres. Dans d'autres parties de l'Europe, les points de beauté sont considérés homogènes à ceux d'un cheval; il faut là grandeur, largeur et solidité de structure. En Angleterre, il y a une race amazone qui est arrivée à réunir en elle les perfections du cheval, du bœuf et du chêne. Mais ceux qui aiment les formes délicates, friandes et féminines doivent les chercher dans les pays ou fleurissent le cerba aux belles fleurs cramoisies, la datte et l'ondoyant bambou, car ces arbres aiment les coins les plus sauvages de la nature, et refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et surtout avec les plantes cultivées.

Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se rendirent à Port-Louis pour faire au commandant de la ville la visite qui avait été projetée. Je regardai partir mes deux amis, et, fort peu désireux de les accompagner, je pris une bêche et je me rendis dans le jardin.

Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et je n'étais réellement heureux que pendant les heures qui nous réunissaient soit dans le zennanah, soit à l'heure des repas ou des promenades.

La figure si placide et si calme de la jeune fille s'animait un peu; la pâleur des joues avait fait place à l'incarnat du bonheur; nous étions pourtant l'un et l'autre bien ignorants de l'amour. Malgré les fautes que je faisais en parlant la langue arabe, nous causions assez bien sur les sujets ordinaires, mais nous étions également novices dans le langage du cœur. La violence de mes passions, violence qui me rendait si impétueux, était maintenue par la plus grande sensibilité.

Je ne pouvais trouver des paroles assez tendres, assez émouvantes pour exprimer mes nouveaux sentiments, car leur profondeur exigeait, pour être bien comprise, la perfection de l'éloquence. Si j'essayais de parler, les mots expiraient sur mes lèvres, et quand j'étais assis auprès de Zéla, sous l'ombre d'un arbre, nous causions à l'aide des antiques caractères de son pays, et ces caractères sont pour des amoureux bien supérieurs à l'alphabet de Cadmus.

Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux des images d'oiseaux, de vaisseaux, de maisons, et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le langage muet des fruits et des fleurs. Ces figures charmantes, nos regards, le doux mouvement des lèvres de Zéla, le toucher de nos mains unies me semblaient une langue éloquente, et surtout fort intelligible. Le temps passait aussi rapidement que les petites bouffées du vent qui agitaient la surface miroitante de la citerne ou que celles qui courbaient, en nous effleurant, la tige des fleurs.

Après avoir longuement causé, nous nous promenions çà et là, ravageant le jardin, le dépouillant à plaisir de ses plus beaux fruits, et nos grandes disputes avaient pour cause la grosseur ou la maturité d'un fruit. Zéla s'animait dans ses éloges sur la fraîcheur d'une datte, moi je soutenais que rien ne pouvait surpasser l'ananas à la fière crête ou le doux brugnon. Pendant l'ébat de cette joyeuse querelle, Aston, qui s'était tout doucement approché de nous, s'écria en riant:

—Le mangoustan est le meilleur des fruits, car non-seulement il a une saveur personnelle, mais encore celle du brugnon, de la datte et de l'ananas.

—Eh quoi! Aston, vous êtes là? Je vous croyais parti pour la ville; mais c'est trop tard maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi n'êtes-vous pas allé avec de Ruyter?

—Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et moi nous sommes partis il y a de cela six heures, et nous sommes de retour. Midi vient de sonner, nous vous avons cherché partout; le dîner est prêt.

—Vous plaisantez, très-cher. Zéla et moi nous sommes ici depuis une heure.

—Éveillez-vous, rêveur que vous êtes! et regardez le soleil. Ne voyez-vous pas qu'il a passé le sud, et qu'il plane maintenant au-dessus de votre tête? Il faut en vérité qu'il ait affecté votre cervelle! Mais, allons, Trelawnay, levez-vous: nous qui comptons le temps par nos appétits et les dates du calendrier, nous avons besoin de quelque chose de plus substantiel et de plus solide que la délicate nourriture de l'amour.

Étonnés de comprendre avec quelle rapidité le temps s'était écoulé, nous rentrâmes à la maison, et, ignorante de tout artifice, Zéla ne sut répondre aux railleries de de Ruyter que par cette phrase ingénue:

—Je ne savais pas qu'il était si tard, et je crains d'avoir trop dormi.

Comme j'avais, ainsi que Zéla, mangé beaucoup de fruits, nous avions parfaitement oublié l'heure du dîner.

—Le commandant de Port-Louis désire vous voir, me dit de Ruyter. Il nous a tous invités à dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande bonté.

Quelques jours après, de Ruyter décida que le lendemain, à la pointe du jour, nous nous rendrions à la ville. En conséquence, aux premiers rayons de l'aurore, nous nous mîmes en route. Nous passâmes le Piton, et, par un chemin assez beau, nous arrivâmes à la ville de Port-Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi doucement vers la mer, que de l'autre elles s'élèvent hautes et escarpées. Les terres voisines de la ville étaient bien cultivées; des groupes de jolies cabanes, aux verandahs vertes, étaient dispersées çà et là dans des plantations, et ces plantations étaient séparées les unes des autres par des avenues d'arbres. Ces arbres étaient des vacours impénétrables, à cause de l'épaisseur et de la quantité de leurs feuilles hérissées et pointues. Nous vîmes une grande variété de bananiers et de champs d'ananas fermés par des haies de pêchers, de roses persanes et par un magnifique arbrisseau indien, nommé le neshouly, puis encore, pareil à un saule pleureur, le bambou qui penchait sa tête sur la rivière d'un air amoureux de sa gracieuse forme.


LIX

En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port, à l'entrée d'une charmante vallée que nous venions de franchir, et au-dessus de laquelle était une montagne, nous passâmes devant d'assez jolies maisons entourées de jardins remplis de fruits et de fleurs. Après avoir traversé les faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales, étroites, dépavées, aux maisons construites avec des matériaux mélangés de mauvaises pierres, de boue et de bois. En approchant du havre, nous découvrîmes la maison du commandant, et les vilaines habitations qui entouraient cette résidence lui donnaient l'apparence extérieure d'un magnifique palais.

Le commandant nous reçut avec une politesse parfaite, avec cette politesse française qui contraste si vivement avec les manières du grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut de sa puissance, regarde chaque étranger comme un importun, et lui demande d'un air bourru:

—Que voulez-vous, monsieur?

Si, contre sa nature, ce personnage vous engage à entrer dans l'intérieur de sa maison, et si vous trouvez sa femme, qui n'est point préparée à recevoir votre visite, elle rougit de colère, et, après avoir adressé à son mari quelques mots à demi prononcés, elle sort du salon comme une furie; à moins que vous n'ayez personnellement ou par un moyen quelconque la puissance de calmer cette femme, elle sera de mauvaise humeur pendant toute la durée du jour, et à ses yeux vous passerez éternellement pour un importun.

La réception que nous fit le commandant français fut tout à fait différente, car il nous accabla de prévenances et d'amitiés.

Pendant qu'on préparait des rafraîchissements, il m'entraîna dans le boudoir de sa femme et lui dit:

—Ma chère, je vous présente un jeune chef arabe.

Quand le commandant nous eut quittés, la dame me fit asseoir à côté d'elle sur un canapé, et m'adressa, sans en attendre la réponse, une foule de questions, ne mettant pas un seul instant en doute que je n'étais pas ce que je semblais être.

—Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos châles sont encore plus magnifiques que vous. Je désirerais bien savoir s'ils sont de véritables cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête? Croyez-vous à la vierge Marie? Avez-vous jamais aimé? Voudriez-vous être baptisé?

Les mains de la dame étaient aussi vives que sa langue, et elle me déshabillait presque pour examiner plus à l'aise chaque partie de mes vêtements.

—Votre peau est bien douce, reprit-elle après un court silence, et vous n'êtes pas très-noir. Les femmes arabes sont-elles belles? Aimez-vous les Françaises? Mon intention est de rentrer bientôt en France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur, ni l'entourage d'un peuple barbare, ni le manque absolu d'une société amusante; les choses indispensables au bien-être de l'existence sont ici en profusion, mais j'en suis lasse, car elles ne satisfont plus que des besoins matériels.

L'arrivée de de Ruyter suspendit pendant quelques minutes le bavardage de l'éloquente dame, et elle accueillit mon ami avec un empressement qui prouvait la haute considération qu'elle avait pour son hôte. Pour elle, de Ruyter était le seul gentleman de l'île; il avait passé plusieurs années à Paris, et elle lui parlait sans cesse de cette chère ville.

—Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-il? Où l'avez-vous trouvé? Il me plaît beaucoup, et je suis positivement déterminée à l'emmener avec moi à Paris. Pensez donc à la magique sensation qu'il y fera! N'est-il pas surprenant que ces peuples, qui vivent dans les déserts avec des lions et des tigres, aient un air si distingué et se comportent d'une manière si convenable? Mon cher de Ruyter, vous faites-vous une idée de ce que sera ce garçon quand il aura passé un hiver à Paris, et appris à valser? La belle et chère créature! Souvenez-vous bien que vous m'avez donné ce garçon, de Ruyter. Qu'il met donc bien son turban! Quel est votre nom? Allons, montrez-moi comment vous pliez vos châles; tout Paris raffolera de vous.

Madame *** bavarda ainsi jusqu'à ce que l'accès de fatigue la contraignît à se taire, puis elle protesta qu'il lui serait impossible de supporter que je la quittasse un instant. Elle se coucha sur le canapé et me dit de lui donner un punka et un éventail.

—Ah! s'écria-t-elle, qui voudrait vivre dans un pays où la chaleur est si insupportable; on ne peut dire un seul mot de bienvenue à un ami sans être près de mourir de fatigue. Je vous assure que ce mois-ci je n'ai pas prononcé vingt paroles. Ce garçon doit être bien las aussi. Vous connaissez notre maison, de Ruyter, et je vous prie—voilà une chère créature!—de m'envoyer quelques-unes de mes femmes et de me passer cette eau de Cologne.

Après un magnifique déjeuner, le commandant nous conduisit, avec le capitaine et quelques officiers de la corvette, qui était alors à Port-Louis, dans un cabinet de lecture que les marchands avaient établi là; nous trouvâmes rassemblées les principales personnes militaires, civiles et mercantiles du pays. Le commandant fut prié de lire une lettre de remercîments, adressée par tous les habitants de l'île au capitaine de la corvette, aux officiers, à de Ruyter, en un mot à tout l'équipage du grab et de la corvette, pour le grand service qu'ils avaient rendu en exterminant les pirates de Saint-Sébastien.

Le capitaine français dit que le succès de l'entreprise devait être attribué à l'adresse et à l'intrépidité de de Ruyter.

Après cet éloge, auquel répondirent des félicitations chaleureuses, le commandant offrit aux capitaines des vaisseaux deux belles épées, et au premier lieutenant et à moi deux coupes d'argent avec des inscriptions dessus.

Pour se conformer à un désir exprimé par de Ruyter, le commandant de l'île ne fit aucune mention de la frégate anglaise.

Après avoir pris quelques rafraîchissements, feuilleté des livres et parcouru des journaux, nous nous séparâmes.

À notre rentrée dans la maison du commandant, où un dîner public devait se donner le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait absolument nous contraindre à dormir pendant la chaleur de la journée, mais je pris la fuite et je me rendis sur le port.

Le magnifique schooner américain était là, et j'aurais volontiers consacré mon séjour à Port-Louis à la contemplation de ses formes merveilleuses, si les plaintes des esclaves chancelants sous leurs lourds fardeaux, si leurs fronts couverts de sueur, leurs yeux fatigués et leurs dos meurtris ne m'eussent chassé loin de ce triste spectacle.

Je poursuivis ma promenade autour de Port-Louis. La ville a une population de dix-sept à dix-huit mille âmes, et il y a au moins huit cents Européens. Le reste est un mélange de toutes les nations, ce qui fait que le nombre des esclaves y est énorme. Ces esclaves sont presque tous natifs de Mozambique, de Madagascar ou de différentes îles. La ville n'emploie pour le transport de ses marchandises ou de ses denrées ni chevaux ni charrettes, et les esclaves et les buffles sont les bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des natifs et je causai avec eux jusqu'au moment où l'heure m'annonça qu'il était temps de rentrer dans la maison du commandant.

À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit jusqu'au dehors de la ville, et nous quitta en nous engageant à aller lui rendre visite toutes les fois que nous voudrions bien songer à lui.


LX

J'éprouvais une si ardente impatience de rentrer à la maison, que je n'accordai aucun égard au paysage.

—Quelle opinion avez-vous de cette dame? me demanda de Ruyter.

—C'est un ange de douceur; elle a un caractère divin, des sentiments et un courage de lionne! Quoiqu'elle soit très-silencieuse, elle est spirituelle, parce que son silence est la timidité d'une méditation profonde, car des yeux si beaux et une bouche si adorable ne peuvent être sans signification.

—Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez assez dit. J'admets qu'elle possède les beautés de sa nation, c'est-à-dire la jeunesse et la toilette; quant aux charmes que vous énumérez si pompeusement, je ne suis pas sur la voie qui peut me les faire découvrir, et je n'ai même aucune idée de leur mystérieuse existence. J'ai vécu, Trelawnay. Appelez-vous timidité l'air et les manières d'une courtisane? Quant à sa profonde méditation, vous pouvez tout aussi bien appeler contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez encore de son extrême silence, mais je préférerais être couché dans un gouffre avec un ouragan sur ma tête, ou bien encore être condamné aux galères, que de supporter l'horrible torture d'entendre parler une Française une heure par jour dans un climat des tropiques.

—Une Française! m'écriai-je, de qui parlez-vous?

—De qui? Mais de quelle autre personne, pensez-vous que je puisse parler, si ce n'est de la femme avec laquelle nous avons passé la journée?

—Ah! je l'avais tout à fait oubliée; j'ai cru que vous me parliez de Zéla.

—Ah! ah! répondit de Ruyter en riant, vous êtes le garçon qui écrivit à son père en finissant ainsi sa lettre:

«Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi.»

Je vous croyais plus grand dans vos vues que cela, Trelawnay. Les esprits sérieux ne doivent jamais se laisser assujettir par un ennemi aussi rampant et aussi faible que l'amour. Vous vous nourrissez d'un poison qui tuera les nobles sentiments de votre cœur et l'énergie de votre nature; vous avez maintenant dans le sein un feu aussi inextinguible que celui qui brûle dans le flanc de cette montagne. Souvenez-vous de mes paroles, mon garçon; il vous détruira comme ce volcan détruira cette montagne, quoiqu'elle soit de granit.

Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que vous êtes déjà soumis et résigné comme un esclave sans espoir, résigné et soumis à la plus énervante des passions humaines!

Les femmes ressemblent à des plantes parasites qui jettent leurs sauvages tendrons sur un arbre, sur deux, sur trois, jusqu'à ce que, devenues un dur cordage, elles étranglent ceux qu'elles embrassent.

Votre front grand et ouvert indique un jugement qui, à sa maturité, devra écraser la vile passion au premier jour de sa naissance. Des hommes comme vous, Trelawnay, sont créés pour accomplir de nobles et grandes choses, pour faire des actions qui les placent au-dessus de la faiblesse du genre humain; ils ne doivent consacrer leur temps ni aux idées étroites et intéressées, ni aux plaisirs d'un seul individu, quelque digne qu'il en soit. Comment, vous vous livrez à l'amusement puéril de caresser une pauvre petite babiole, une poupée d'enfant!

Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter termina son discours par la citation d'une phrase de son auteur favori (Shakspeare), mais, comme tout le monde, il citait dans l'espoir de gagner sa propre cause:

«Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif Cupidon desserrera de votre cou son étreinte amoureuse, et, comme une goutte de rosée rejetée de la crinière d'un lion, il tombera à vos pieds.»

Pour adoucir la peine qu'il m'avait faite, de Ruyter ajouta:

—Je ne blâme pas positivement l'amour que vous avez pour Zéla: elle est votre femme, et, de plus, digne d'être aimée; mais je blâme une affection exclusive qui vous fait perdre votre temps et vos talents, et ils peuvent l'un et l'autre être utilement employés.

Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de conversation auquel mon silence donnait des limites restreintes, il essaya de réveiller en moi l'intérêt que j'avais autrefois pour mes devoirs particuliers.

Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et, pour éviter une plus longue discussion, je donnai un coup de cravache à mon cheval, et je laissai de Ruyter causer avec Aston.

En galopant vers la hauteur sur laquelle était située la maison, je fus très-surpris de voir que les fenêtres et les jalousies de la salle du milieu étaient hermétiquement fermées. La soirée était fraîche, le soleil avait disparu derrière les collines; à l'ouest, une douce brise venant de la mer faisait bruire les arbres et demandait l'ouverture de toutes les croisées. Un malheur devait être arrivé, pour que la préoccupation empêchât de prendre le soin habituel de changer l'air des appartements. Comme Zéla occupait entièrement mes pensées, malgré la censure que de Ruyter venait de me faire sur l'amour, je sautai à bas de mon cheval, je brisai une jalousie, et je tombai dans la salle.

La soudaine transition de la lumière à une complète obscurité m'empêcha de distinguer les objets.

—Qui est là? criai-je vivement.

—Fermez la fenêtre, me répondit une voix, fermez la fenêtre; elle se sauvera; fermez vite.

En avançant, je fis un faux pas et je tombai dans le bassin.

La voix vociférait toujours:

—Fermez la fenêtre. Ah! elles se sauveront! elles se sauveront!

Je sortis du bassin, et en regardant autour de la salle, je vis une forme longue, maigre et sombre qui s'avançait vers moi.

Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage fantastique de Van Scolpvelt.

D'une main le docteur tenait une lanterne, et de l'autre il brandissait un long bambou blanc.

Il passa près de moi sans me regarder, car ses yeux, presque hors des orbites, dévoraient le plafond.

Après avoir fermé la fenêtre, il murmura:

—Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et l'air leur a fait du bien; elles étaient un peu étourdies, mais elles ont repris leur vivacité première. Eh bien! c'est vraiment merveilleux; regardez... Ah! c'est vous, capitaine?... Je croyais que c'était un des noirs; je suis content que vous soyez venu, car vous serez enchanté de voir les jolies bêtes qui folâtrent dans l'air.

—Que voulez-vous dire, docteur? Je ne vois rien; je crois, en vérité, qu'une vision diabolique occupe votre esprit; il le faut vraiment pour que vous ayez la force de supporter l'étouffante atmosphère de cette chambre.

—Je ne sens pas la chaleur, répondit Van Scolpvelt. N'ouvrez pas les fenêtres, regardez-les, je vous en prie.

—Je les vois et j'entends leurs faibles cris. Que faites-vous renfermé avec ces oiseaux? Êtes-vous en train de les ensorceler?

—Des oiseaux, hum! des oiseaux! Elles ne sont pas plus des oiseaux que moi, elles sont vivipares et classées dans le même rang que les animaux, et que vous-même. L'autre jour, quand je vous ai envoyé mon Spallanzani, vous l'avez rejeté. Eh bien! si vous l'aviez lu, vous ne seriez pas si ignorant; une chauve-souris un oiseau!

—Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j'ai mal au cœur.

—Mal au cœur! qu'est-ce que cela fait, ne suis-je pas ici? Je désire vous faire voir le secret de l'expérience. Ne croiriez-vous pas, en regardant leurs mouvements, qu'elles ont l'usage de leurs orbes visuels? Imaginez-vous qu'ils ont été brûlés!

—Brûlés?

—Oui, il y a une demi-heure.

—Quelle est la brute qui a fait cela?

J'ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me dit en pleurant:

—Je suis bien contente que vous soyez revenu; cet horrible Indien jaune a attrapé des chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec des aiguilles brûlantes.

Voici ce qui était arrivé. En venant rendre visite à de Ruyter, le docteur avait trouvé des chauves-souris dans les trous d'un vieux mur en ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec un fil de fer rouge, et après avoir arraché les yeux à la troisième, il les avait mises en liberté dans la chambre, afin de voir s'il leur était possible de diriger leur vol avec la même rapidité et la même précision qu'avant d'être si horriblement privées de la vue. Van nommait cela une expérience intéressante, délicieuse, et surtout satisfaisante.

—Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai sur la chauve-souris ordinaire, mais moi j'essaye sur la classe vampire. Ce soir je résoudrai une autre question. On dit que les chauves-souris sont de si admirables phlébotomistes qu'elles insinuent leurs langues,—qui sont pointues comme les plus fines lancettes,—dans les veines des personnes endormies; elles se servent de leurs longues ailes comme d'un éventail pour rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient une énorme quantité de sang. Ces vampires ailés préfèrent les veines qui sont derrière le cou ou sur les tempes. Quelquefois la victime meurt insensiblement, affaiblie degré à degré par la perte de son sang.

Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune, échauffé, fiévreux; vous dont les veines sont grandes et pleines, vous devez aller reposer cette nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité de sang qu'aspirera le vampire, et je m'engage à empêcher que vous saigniez après, ce qui constitue le seul danger de cette expérience. Pensez au bienfait dont vous doterez la science, car si le succès couronne notre tentative, les ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens employés pour ôter le sang seront avantageusement remplacés par cet inestimable phlébotomiste. Vers le matin nous ferons l'examen de la construction physiologique de la langue du vampire, car peut-être y découvrirons-nous un moyen pour perfectionner les lancettes dont on se sert usuellement.

Échauffé par ses désirs, le docteur devint éloquent, et son éloquence, que n'interrompit pas l'arrivée de de Ruyter et d'Aston, me faisait rire aux éclats.

Comme je savais qu'il était parfaitement inutile de disputer avec Van Scolpvelt, je me contentai de refuser nettement sa charmante proposition en lui exprimant l'horreur que je ressentais pour tout ce qu'il avait déjà fait.

Le docteur se tourna vers Aston et vers de Ruyter en les suppliant l'un et l'autre, toujours au nom de la science, de se soumettre à cette savante expérience. Mais les trouvant sourds à ses ardentes prières, le docteur donna à ses traits la mine la plus plaintive et la plus attendrissante, et dit à Zéla:

—Et vous, me...

La jeune fille n'en écouta pas davantage; elle se sauva avec la rapidité d'un lièvre.

Van Scolpvelt gronda sourdement contre l'égoïsme des hommes, contre la légèreté d'esprit des femmes, puis il dit d'un air inspiré:

—Eh bien, ce sera moi! oui, moi! Je me coucherai auprès du mur; qu'on m'y fasse immédiatement porter une couche ou des tapis suffisants.


LXI

Aston et moi nous nous jurâmes de punir Van Scolpvelt de sa cruauté envers les chauves-souris. Notre plan d'attaque fut arrêté, et pendant que de Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis suivre de deux garçons noirs afin d'examiner sur toutes leurs faces les localités du puits. Bâti à la façon orientale, ce puits était large, profond, et des marches de pierre cassées, usées, conduisaient à la proximité de l'eau. Couchées au centre d'une végétation de plantes grasses, de fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et les excréments des chauves-souris, le passage des crapauds, ne contribuaient pas faiblement à les rendre fort dangereuses. Quand je fus parvenu, avec une peine inouïe, à descendre ce gluant escalier, je plongeai un bambou dans l'eau afin de me rendre compte de sa profondeur; cette profondeur n'était que de trois pieds.

J'envoyai un garçon me chercher le hamac de de Ruyter, et nous le plaçâmes, la tête sur les marches du puits, en passant une corde dans les anneaux qui étaient à chaque bout; à ces deux soutiens nous joignîmes une seconde corde mise transversalement, afin de donner de la roideur au hamac quand le docteur y serait étendu.

Les branches d'un grand arbre ombrageaient l'ouverture du puits, nous attachâmes une poulie à la plus forte des branches, à celle dont le feuillage nous parut assez épais pour dissimuler le jeu de la poulie. Ceci fait, j'instruisis les noirs de mes projets; je leur appris les rôles qu'ils avaient à jouer, et je les emmenai à la maison, pour les habiller suivant les exigences du devoir qu'ils devaient consciencieusement remplir.

En entrant dans la salle pour appeler de Ruyter,—car il avait été convenu qu'Aston resterait avec le docteur pour l'amuser jusqu'à l'heure qui devait sonner le repas,—je fus obligé de m'arrêter pour écouter avec une juste admiration le discours prononcé par le savant Esculape.

—Je voudrais, criait Van Scolpvelt d'une voix stridente, je voudrais que ma mère ne m'eût point donné la vie, ou bien encore que cette vie m'eût été accordée par le ciel mille années avant cette époque de ténébreuse ignorance, époque désastreuse, qui laisse lâchement dépérir la science. Si les hommes étaient sages, sensés ou seulement raisonnables, ils eussent fait des prodiges pour activer la marche tortueuse de la science. Elle se serait avancée à la voix protectrice de l'encouragement, à l'aide des protections du pouvoir; elle eût prospéré, grandi, et son éclatante lumière serait venue dissiper les sombres nuages qui nous enveloppent. Le chimiste et sa batterie galvanique ne seraient pas en train de détruire, mais de créer! Ô ma mère, si vous étiez arrivée jusqu'à cette sombre période, si vous aviez connu une époque de faiblesse telle, qu'il soit impossible au savant de trouver un homme assez généreux pour se coucher auprès d'un puits! Qu'auriez-vous dit dans la stupeur de votre affliction? vous, ma mère, qui m'aimiez, vous qui ne révériez que la science et moi, votre unique enfant; et, en aimant ce fils de vos entrailles, vous aimiez encore la science! la science, à laquelle j'avais consacré mes jours et mes nuits; et vous savez, ma mère, avec quelle ardeur les Van Scolpvelt ont poursuivi leur divine, leur sainte profession. Vous souvient-il encore du jour où les suites d'une trop grande application à l'étude vous donnaient une vive douleur à l'œil? cette douleur s'augmenta, et je vous dis:

—Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher votre œil, vous aurez un cancer.

—Mon fils, ôtez-le.

Ce fut votre seule réponse. J'enlevai à l'instant votre œil, et vous ne laissâtes échapper ni une plainte, ni un regret, ni un soupir; votre beau front rayonna de joie, car la main de l'opérateur avait été calme, légère, sûre et ferme; et, ajouta Van Scolpvelt avec exaltation, où trouveriez-vous aujourd'hui une pareille femme?

Notre réponse fut un immense éclat de rire.

Van Scolpvelt se leva furieux; il alluma, en grondant de sourdes paroles, l'inséparable amie de ses études, son écume de mer, et il se rendit au jardin en rappelant à Aston qu'il avait promis d'aller, d'heure en heure, lui rendre visite dans sa couche aérienne.

Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles qu'ils avaient à jouer. Avec de la chaux liquide, de Ruyter dessina sur le corps nu des jeunes garçons des lignes blanches, et dont l'éclat ressortait vivement sur la teinte noire de leur peau; ces lignes donnaient à nos acteurs une apparence de squelette réellement effrayante. Ce ne fut pas tout; nous attachâmes à leur dos, en forme d'ailes, des archets malais couverts de papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur mîmes entre les mains des aiguilles à coudre, liées ensemble avec du fil, mais séparées les unes des autres comme celles dont les matelots se servent pour tatouer leur peau.

Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent au bout du cordage qui devait être hissé au moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu, je me glissai sous l'arbre qui avoisinait le puits, et les garçons spectres se cachèrent sous les buissons de chaque côté du hamac. Les noires chauves-souris voltigeaient les unes autour du puits, les autres au-dessus de la tête de Van Scolpvelt, qui était couché sur le dos, et qui semblait les regarder avec une anxiété curieuse et non effrayée. Van s'était muni d'un bandage, afin d'arrêter l'écoulement du sang, quand, en sa qualité de médecin, il se serait écrié:—Arrêtez! assez!...

Le plus profond silence régnait dans le jardin. Je donnai le signal de l'entrée en scène. Aussitôt les spectres se levèrent, et leur voix criarde jeta un hurlement aigu; ils battirent bruyamment leurs ailes, et vinrent envelopper le docteur dans les pans du hamac. Un second signal éleva l'amant de la science au-dessus de l'arbre, et, quand il redescendit à la hauteur du puits, les noirs gambadèrent autour du docteur et le piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une rapidité si légère et à la fois si tourmentante, que le docteur dut se croire la proie d'un essaim de guêpes sauvages.

Après cette seconde scène, nous précipitâmes le hamac dans les profondeurs du puits; alors le spectacle devint étrange: troublées dans leur retraite, les chauves-souris s'élancèrent dehors en battant confusément leurs ailes; les crapauds et les rats augmentèrent le tapage, et ce fut la symphonie la plus horriblement discordante que j'aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé au fond du puits, nous poussâmes ensemble le cri aigu des Indiens; ce cri retentissant effraya tous les habitants du puits, qui sortirent en désordre de leur sombre demeure.

Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le puits, ce spectacle était épouvantable, et pour celui qui était au centre même de l'insurrection, il devait être horrible.

Je commençai à comprendre que mon espièglerie pouvait devenir dangereuse, et je fis part de mes craintes à de Ruyter.

—Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van Scolpvelt a le cœur d'un stoïcien; c'est sa philosophie ou sa peur,—car ces deux sentiments ne sont pas incompatibles, quoiqu'ils doivent l'être,—qui l'empêche d'appeler au secours.

—Chut! dis-je tout bas, j'entends sa nageoire agiter l'eau; il se remue, écoutez: son coassement s'élève plus haut que celui des crapauds.

Nous entendîmes Van marmoter des plaintes en faisant des effort inutiles pour se délivrer de sa prison. Il clapota dans l'eau quelques instants, et resta enfin silencieux.

Nous étions assez certains de ne faire qu'une méchanceté sans conséquence pour ne pas nous effrayer du silence de Van. Une heure s'écoula. À la dernière minute de cette éternité (pour le docteur), Aston se dirigea vers le puits d'un air nonchalant, parut très surpris de ne pas trouver le docteur, et l'appela en arpentant le jardin dans toutes les directions. J'avais suivi Aston, et nous approchâmes doucement du puits. Van se débattait dans l'eau en maudissant le jour de sa venue dans le monde, les chauves-souris, le puits et tous les diables qui se trouvaient dedans. Ces malédictions étaient proférées en hollandais, en latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la voix du docteur; il s'exclama, s'attendrit, s'indigna, et nous courûmes chercher des cordes et des lumières.

Un garçon descendit dans le puits, attacha une corde autour des reins du docteur, et nous le hissâmes jusqu'aux dernières branches de l'arbre avec une telle rapidité, que le pantalon et la chemise du pauvre savant se déchirèrent par lambeaux.

Quand le docteur fut déposé par terre, il était tellement épuisé, tellement ému, qu'il lui fut à peine possible de respirer. La résurrection de Lazare ne donne qu'une faible idée de la figure de Van Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait, sous la terne lueur de nos lanternes, des teintes cadavéreuses. La tête du docteur oscillait sur ses épaules; ses jambes pliaient comme des bambous sous les caresses du vent; son cou, ses mains et son front étaient couverts d'une vase verte; ses cheveux longs et minces pendaient comme ceux d'une sirène; les sourcils de Van se tenaient droits, et son regard effaré paraissait aussi bourru et aussi furieux que celui d'un chacal pris dans un piége.

Quand il se sentit en état de marcher, il nous tourna le dos et se dirigea vers la maison sans répondre un seul mot à nos pressantes questions.

—Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous vu les vampires? Qui donc vous a poussé dans le puits? Avez-vous été saigné?

Van Scolpvelt me regarda d'un air féroce et ne répondit rien.

On lui prépara un verre de skédam; il le but sans mot dire, passa une chemise et se coucha sur le divan de la salle.


LXII

Le lendemain, munis de nos lances, Aston et moi, nous grimpâmes le côté boisé de la montagne. Après avoir rôdé pendant quelque temps, nous suivîmes le cours d'une petite rivière qui était à moitié consumée par l'aride chaleur d'un temps sec et sans air. Les eaux de cette rivière serpentaient sous l'ombrage des arbres et des arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure par l'humide contact de l'eau, se penchaient amoureusement vers leur faible nourrice pour lui payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur ombre.

Le soleil brûlant dévorait comme un ardent incendie tout ce qui affrontait ses rayons. Le chêne robuste, le fin pin, le palmier gigantesque, le teck majestueux, qui s'élèvent comme des chefs au-dessus de tous les arbres de la forêt, montraient tristement leurs cimes brûlées, séchées, presque anéanties par l'angoisse de la soif. Les bruyants perroquets étaient silencieux, et les singes inconstants, à moitié endormis, se traînaient sur les branches avec une apathie si nonchalante, qu'ils nous laissaient passer indifféremment.

Si je cherchais à attirer leur attention en leur jetant ma lance ou une pierre, ils montaient doucement et d'un air chagrin sur une branche plus élevée, ou bien encore ils changeaient simplement de place. Il n'y avait pas, sous ce ciel brûlant, un autre animal visible.

Notre vive jeunesse, notre santé de fer semblaient nous mettre à l'épreuve du soleil, car nous marchions joyeusement, insouciants de tous les obstacles que nous présentaient les buissons, les bambous et les ronces. Nous débarrassions les chemins avec nos lances, et nous nous faisions un passage aussi adroitement que les sangliers dont nous cherchions les traces.

En traversant la rivière pour rentrer au logis (midi venait de sonner dans nos estomacs), nous fûmes étonnés d'entendre tout près de nous la détonation d'une arme à feu. Cette détonation, dont le silence tripla la sonorité, fut semblable à celle d'un coup de canon, car elle se répéta de rocher en rocher.

Dans une seconde, tout le bois fut en confusion; tous ses hôtes, effrayés, s'agitèrent. Nous courions vers l'endroit d'où le coup de mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi par une litière de petits, qui joignaient au cri de leur mère leur timide voix, passa rapidement devant nous.

Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de cette précieuse bande. La féroce mère se retourna et mit sa poitrine entre ses enfants et nos armes.

Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi quelquefois aux siens; mais il y a si longtemps qu'elle leur a donné le jour, qu'il est bien possible qu'elle ne s'en souvienne plus.

Je devançai Aston, et je me précipitai au-devant du sanglier. Ma lance se brisa, car le coup, mal dirigé, ne fit qu'effleurer la peau dure et ridée de l'animal. La terre, sèche et glissante, me fit perdre pied, et je tombai devant la bête. Je saisis le petit poignard que j'avais dans ma poitrine, et, sans m'effrayer des regards féroces et des défenses énormes de mon ennemi, j'allais l'attaquer quand Aston me cria:

—Restez tranquille! ne bougez pas!

Je retins mon haleine, et je sentis la lance d'Aston glisser au-dessus de moi. Elle atteignit le sanglier au cœur, et la bête, expirante, tomba sur moi.

Une voix inconnue s'écria aussitôt et d'un ton ravi:

—Cette belle personne fera des jambons excellents. Je l'emporterai là-bas pour la saler et la préparer.

Et au même moment quelqu'un, le propriétaire de la voix, empoigna mes jambes.

—Que je sois pendu si vous faites cela! m'écriai-je en me levant et en regardant le personnage, qui n'était autre que Louis, arrivé le matin à la maison avec une provision de vivres.

—Ah! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le beau porc!

Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait en imagination sur le cadavre encore chaud de la victime d'Aston.

Tout à coup l'attention de Louis fut attirée par les cris des pourceaux, qui couraient éperdus en cherchant leur mère çà et là.

—Comment! cria-t-il, elle a des petits et vous ne me le dites pas?

Nous réussîmes sans peine à attraper tous les orphelins. Louis les dorlota, les caressa; il les pressa dans ses bras en les appelant ses jolis petits chéris.

—Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il; je vous donnerai des soins aussi tendres que ceux que vous a prodigués votre mère.

En achevant cette bienveillante promesse, Louis se tourna vers nous.

—Avez-vous faim? nous demanda-t-il; si vous le voulez, je vais allumer du feu, afin de faire cuire deux de ces petits?

—Sur quel animal avez-vous tiré un coup de fusil, Louis?

—Ah! c'est vrai. J'ai tiré, et fort adroitement. Je l'avais tout à fait mis en oubli; mais, avant de vous montrer ma victime, laissez-moi attacher les jambes de ces belles petites créatures. Mon fusillé n'est pas encore mort.

Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris, Louis nous montra un arbre sur une branche duquel était couché un énorme babouin.

Les entrailles de la pauvre bête sortaient de son corps au milieu d'un ruisseau de sang.

Quoique à l'agonie, il se collait à l'arbre avec ses pieds de derrière.

À notre approche, il nous fit la grimace et se mit à caqueter.

Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea le canon vers l'arbre, la pauvre bête parut désespérée; sa colère se changea en peur, elle nous jeta un regard pitoyable et fit un dernier effort pour fuir vers une branche moins à portée des coups de son ennemi. Ce mouvement fut fatal au babouin, car il tomba sans vie au pied de l'arbre.

Louis sauta sur le singe, le saisit promptement par la nuque et lui coupa la gorge.

Cette action ressemblait tellement à un homicide, que je frissonnai.

—Allons-nous-en, dis-je d'un ton impatienté; laissons-le, laissons-le!

—Pourquoi? demanda Louis; moi je veux l'emporter, la chair du singe est excellente: si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du tout.

—En vérité, s'écria Aston, cet homme est un cannibale, allons-nous-en.

Nous quittâmes Louis en lui promettant d'envoyer une litière et des domestiques pour enlever le sanglier.


LXIII

Notre première rencontre fut celle de Van Scolpvelt, qui, assis sous une haie de poiriers épineux, dévorait du regard et de la pensée les caractères d'un grand in-folio ouvert devant lui. De temps à autre il s'occupait attentivement à regarder, à l'aide d'un microscope, un objet d'abord invisible à nos yeux.

Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde attention à notre approche. Il continua à tenailler avec un petit couteau un malheureux hérisson.

—Regardez, dit-il à Aston d'un ton dur, regardez cet héroïque animal; je le perce de part en part, il est vivant, il a des muscles, des nerfs, et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il ne fait pas le moindre bruit, il ne trouble pas inutilement, sottement, le cours d'une savante expérience: que ce calme dévoué soit une leçon pour vous!

En entrant dans la maison, nous trouvâmes de Ruyter occupé à parcourir des journaux et à feuilleter des livres nouvellement arrivés.

—Jetez un coup d'œil sur les papiers du grab, me dit-il en me les montrant du regard; ils sont dignes d'intérêt.

—Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous renouvelle devant Trelawnay une prière que je vous ai déjà faite: celle de livrer à la publicité les charmants récits que renferme votre journal particulier.

J'attendis avec impatience la réponse de de Ruyter, et elle frappa vivement mon esprit.

—Si j'étais ambitieux, nous dit-il, si j'aspirais à la vaine gloire de rendre mon nom immortel, et si pour le faire je n'avais qu'à écrire, je n'écrirais pas. Quand la vie d'un homme est pure de toute mauvaise action, quand elle est brillante et sans tache, il a conquis, par l'effort seul de sa volonté, la plus appréciable des gloires, celle de l'estime de ses concitoyens.

Il y a peu de héros grecs et romains qui aient été des auteurs, et cependant leurs noms, illustrés par leurs actions, se sont perpétués jusqu'à nous. Eschyle, Sophocle sont lus; mais Socrate, Timoléon, Léonidas, Portia et Arie sont admirés et connus. Les éclatantes actions de l'héroïsme, de la dévotion, de la générosité, les ont préservés de l'oubli. L'immortalité qui est conquise par la conduite est la plus honorable. Il y a des milliers de gens qui sont incapables de comprendre les idées d'un grand auteur, mais qui s'échauffent et qui brûlent de plaisir en écoutant le récit d'une action noble et généreuse.

Pour en revenir à la demande que vous m'avez faite, je ne puis en satisfaire les désirs, parce que je ne tiens qu'à une seule chose, et cette chose est la bonne opinion, l'estime, l'amitié de ceux que j'aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis, et j'y attache plus de valeur qu'à l'approbation du gouvernement français, qui m'a écrit ici, mon cher Aston, que vous deviez être emprisonné en attendant la possibilité d'un échange. Cet ordre n'a point de personnalité, mais, en égoïste, je vous offre votre liberté sans conditions, et je vous donnerai un passage dans un de vos ports, aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra fastidieuse.

—Si vous attendez cette époque pour m'embarquer, mon cher de Ruyter, j'ai de longs jours devant moi, car bien certainement elle n'arrivera jamais. Jusqu'à présent j'ai à peine joui d'un plaisir vrai ou ressenti une joie qui puisse être comparée à celle qui remplit mon cœur depuis que j'habite votre résidence. Je suis parfaitement heureux ici, et je n'y éprouve pas un désir qui ne soit à l'instant satisfait. Le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur est l'incertitude de sa durée. De sorte, mon cher de Ruyter, que je me vois obligé de vous confesser sincèrement que mes lèvres démentiraient mon cœur si je vous remerciais, en voulant les mettre à profit, des bonnes intentions que vous avez pour moi en me rendant libre.

—Épargnez-vous cette inutile phraséologie, répondit de Ruyter en se levant et en serrant la main d'Aston; vous vous plaisez ici, restez-y, amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je ménagerai le commandant, et, d'après ce que vous m'avez dit de vos affaires, votre séjour au milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans votre profession.

—Que ma profession soit maudite! s'écria Aston lorsque de Ruyter eut quitté la salle. Je n'étais qu'un enfant quand je suis entré au service, et je n'ai été qu'un imbécile de persister dans cette carrière; elle ne me laisse voir dans l'avenir ni gloire ni fortune, et je me sais incapable aujourd'hui de remplir un emploi sérieux et productif. Je suis dans la marine depuis l'âge de dix ans, et j'en ai vingt-cinq. Je n'ai jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre; ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux presque blanchis par les orages; je possède des cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà tout ce que j'ai gagné et probablement tout ce que je gagnerai.

—Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans vos vieux jours, une bonne place à l'hôpital de Greenwich, une jolie petite cabine grande de six pieds, mais toute à vous seul; des vivres, un jardin planté de choux pour promenade, et trois sous par jour, juste assez pour acheter votre tabac. Que peut-on désirer de plus?

Aston continua de se plaindre, de maugréer, et moi de lui donner pour consolation la perspective de l'hôpital.

—Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en quittant le ton de la plaisanterie, abandonnez la carrière maritime; vous la suivez sans espoir de promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire. Puisque vous n'avez point de fortune, associez-vous avec nous, et bien certainement, au bout de quelques années, vous aurez une aisance qui vous permettra de jouir en repos de la seule ambition de votre cœur: celle de consacrer vos jours à la culture de la terre. Car, continuai-je, un homme sans argent n'a point de patrie. D'ailleurs, Aston, vous êtes Canadien, et, si vous allez en Angleterre sans argent, vous serez obligé de vous apercevoir qu'à l'entrée des villes il y a de laides affiches, des affiches très-désagréables à la vue, quoique proprement peintes, et qui glissent dans l'intelligence des arrivants pauvres de malhonnêtes insinuations; quelque chose comme ceci: «Les mendiants ne sont pas reçus ici,» de sorte que Greenwich...

Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai en riant par la fenêtre.

Aston refusait d'écouter avec sérieux mes propositions, et il m'était impossible de lui infuser mes goûts et les principes qui en dérivaient.

Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à lui demander quel parti il voulait prendre.

C'était assurément un excès de délicatesse, car Aston et lui étaient des amis sérieux et inséparables.

Je me rendis au port, où était amarré le grab, pour donner aux hommes une considérable portion de leur part de prise. J'en congédiai un grand nombre, ne laissant sur le grab que les hommes nécessaires au vaisseau. Je dis au rais que deux fois par semaine je me rendrais à bord du grab, et qu'à son tour il viendrait nous voir à la résidence.

Quand j'eus réglé tous les comptes qui regardaient le grab, je me dévouai de cœur, de corps et d'âme aux plaisirs de la vie rurale.

Presque tous les jours j'explorais l'île dans une nouvelle direction; je découvrais les endroits bien fournis de gibier, les rivières et les lacs riches en poisson; quelquefois de Ruyter était mon guide; mais plus souvent encore je servais de cicerone à Aston.

Quand le jour était bon pour la chasse, nous allions tous ensemble, chargés de provisions, dîner à l'ombre des bois. Dans ces occasions, comme il n'y avait presque rien à faire sur le grab, Louis était notre pourvoyeur. Si le temps se montrait favorable aux travaux du jardin, nous passions la journée à planter, à bêcher, à arroser. L'orage, la pluie ou les variations capricieuses de l'atmosphère nous trouvaient dans la salle escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous évitions autant que possible l'ennui d'aller à la ville, et nous répondions assez mal aux invitations journalières qui nous étaient faites par la femme du commandant, ainsi que par les officiers et les marchands. De Ruyter et, pour dire la vérité, chacun de nous détestait ce qu'on appelle le monde. En conséquence, mon ami avait, pour y construire son habitation, choisi un endroit presque inaccessible, surtout dans la saison des pluies. Il fermait ainsi avec finesse l'entrée de sa solitude aux paresseux, frivoles et ennuyeux visiteurs. À ce propos, de Ruyter citait les paroles de Morin, philosophe français, qui disait:

«Ceux qui viennent me voir me font un honneur, mais ceux qui s'en abstiennent me font une faveur.»

Quand quelques personnes de Port-Louis se hasardaient à venir nous rendre une visite, leurs discours n'avaient qu'un sujet, celui des dangers qu'ils avaient affrontés en passant à gué les rivières et les marais. En écoutant ces lamentations, de Ruyter souriait avec malice, et il montrait qu'on pouvait remédier au mal par quelques travaux dont il avait déjà le plan.

—Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-il, mes projets prendront une forme, je ferai construire une route directe d'ici à Port-Louis.

Quand les niais visiteurs nous avaient débarrassés de leur présence, de Ruyter s'écriait:

—Comment s'y sont-ils pris pour arriver ici avec tant de facilité? Il faut que nous enfermions l'eau, afin d'augmenter le marécage des prairies, la force du torrent et les vibrations du pont de bambou. Malgré cet amour de la solitude, de Ruyter n'était pas insociable; les hommes de cœur, de talent ou d'esprit, en un mot, les hommes estimables étaient les bienvenus, et quand la porte de la maison s'ouvrait devant eux, de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait de son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait et faisait sentir que l'offre de son hospitalité, que l'acceptation de cette offre étaient des deux parts une grande preuve d'amitié.

Plus le séjour de ces personnages privilégiés et dignes de l'être était long, plus de Ruyter paraissait content. J'ai vécu dans peu de maisons (celles des hommes mariés sont en dehors de la question) où les convives, ainsi que leur hôte, eussent le droit de jouir d'une liberté égale à celle qui régnait chez de Ruyter. Si les hommes qui s'appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter, ils n'auraient pas besoin de grands mots, de vernis sur leurs bottes et d'amidon à leur chemise pour se distinguer du commun des martyrs.

Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait point la civilisation, que le ciel en soit béni! car sa timidité naïve et vraie était celle du pigeon ramier et non la mine affectée d'une coquette. Pauvre chère enfant, elle croyait que son mari seul avait le droit d'occuper ses pensées, et elle ne s'imaginait pas qu'en Angleterre la fashion fait de ce sentiment un crime plus odieux que celui de l'adultère.

Les circonstances de notre première rencontre, notre vie sur le vaisseau et enfin notre séjour sous le même toit achevèrent en peu de temps de former un lien d'intimité qui, dans d'autres circonstances, eût demandé bien des mois.

D'ailleurs les coutumes arabes, toutes favorables au mari, le dispensent sagement du fatigant ennui de faire la cour. Je dis sagement, parce que, quand on offre son amour à une femme jeune et belle, le jugement est aveuglé par la passion. En Orient, les choses sont mieux arrangées, le procès est court; les parents, dont la raison est formée et les passions flétries, se chargent de tous les préliminaires nécessaires à la conclusion du mariage. L'époux et l'épouse se voient et sont mariés dans la même heure; «car, disait le vieux rais, et il était savant, les jeunes hommes et les jeunes femmes ressemblent à du feu et à de la poudre; en conséquence, on doit les séparer ou les unir.»

En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur domestique et de l'affection conjugale avec enthousiasme, et j'ai vu des maris écouter ces paroles en faisant des grimaces de possédé; quelques-uns, c'est vrai, ont la tête aussi dure que celle d'un bélier, et leur peau est à l'épreuve des coups de leur femme et endure le joug avec magnanimité. C'est dans l'Est que règne en triomphe l'amour conjugal; là, les gens non mariés sont les seuls à peu près qui soient pauvres, abandonnés et méprisés.

Quoique jeune, Zéla était sensée; la mort de son père, sans être mise en oubli, ne laissait plus dans son souvenir que la trace d'une affliction calme, sereine, et dont la force avait été amortie par les sentiments d'un amour protégé par les volontés paternelles.

J'apprenais l'anglais à Zéla; elle me donnait quelques notions de la langue arabe, et nous passions de longues heures à étudier ensemble. Zéla était une bonne élève, et la seule punition que je me permettais de lui infliger pour une faute de paresse ou de négligence était un déluge de baisers sur son beau front.

Ma femme m'accompagnait dans mes promenades, et, armée d'une légère lance, elle nous suivait dans les bois et sur les montagnes. Son corps de fée, souple et délicat, était doué, malgré cet extérieur de faiblesse, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Si nous étions arrêtés dans notre course par les eaux d'un torrent ou par la profondeur d'un ravin, je portais Zéla dans mes bras.

Notre bonheur ne pouvait plus s'accroître, car il était parfait, absorbant, et nous ne pensions pas plus aux autres, quand nous étions ensemble, qu'aux événements qui pouvaient se passer dans la lune ou dans les étoiles.

Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la petite part de pensées et d'affection qui pouvait, sans lui nuire, être dérobée à notre profonde tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient avec nos sentiments, et regardaient avec admiration un amour si étrange et si en dehors de toute comparaison.


LXIV

Nous jouissions depuis quelques mois du calme bonheur d'une vie tranquille, quand des nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter la résolution de se mettre en mer. L'esprit de notre commandant ne pouvait se permettre aucun repos quand un but à atteindre fixait son attention. Il était donc, dans chaque circonstance et dans les diverses occupations de sa vie, entièrement absorbé par les causes ou par les choses qui réclamaient son expérience et ses soins.

En arrivant chez lui, de Ruyter s'était dépouillé de son costume de marin pour revêtir celui de planteur, et, avec la blanche veste du colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement seyait si bien à la belle figure de de Ruyter, qu'un étranger aurait pu croire qu'il n'en avait jamais porté aucun autre. Exclusivement occupé de jardinage, d'agriculture, de tailles et de semences, de Ruyter n'allait jamais au port; il détestait l'odeur du goudron, et nous disait avec le plus grand sérieux:

—La vue de la mer me donne mal au cœur, et je maudis sa brise, car elle déracine mes cannes à sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette haine du moment s'étendait si loin, qu'une défense expresse interdisait dans la conversation toute phrase nautique et dans les repas la présence des viandes salées.

Un jour, occupé dans le jardin à transplanter des fleurs, je fus tout surpris de m'entendre appeler par de Ruyter de la manière suivante:

—Holà! mon garçon, venez à l'avant, nous avons besoin de vous.

—À l'avant! m'écriai-je en rejetant aussitôt ma bêche, et je courus vers la maison tout disposé à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté dans mon projet par l'étonnement que me causa l'occupation de mon ami.

Le parquet était couvert de cartes maritimes, d'instruments nautiques, et, agenouillé devant ces cartes, de Ruyter mesurait la longueur des distances à l'aide d'une échelle géographique et d'un compas. La grande et maigre forme du rais arabe était penchée sur mon ami, et il désignait avec sa main osseuse un groupe d'îles dans le canal de Mozambique.

De Ruyter était si attentivement occupé de son travail, qu'au premier moment il ne s'aperçut pas de mon entrée; je me mis donc à examiner sa mobile physionomie. Le nuage qui pendant les jours de calme couvrait les yeux de de Ruyter s'était évaporé; ils brillaient d'un éclat étrange et donnaient à sa physionomie un air visible de satisfaction. De la figure de de Ruyter mon examen tomba sur celle du rais, mais les traits en étaient aussi immobiles que la proue d'un vaisseau. Bruni par le goudron et par les tempêtes, le visage du vieux marin ressemblait à un antique cadran solaire dont la surface corrodée ne marque plus les heures.

—Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la tête, il faut que nous nous mettions en mouvement. Donnez l'ordre de brider nos chevaux, nous allons nous rendre au port.

Quand j'eus rempli les désirs de de Ruyter, il changea de costume et nous nous mîmes en route.

Le cheval de de Ruyter n'allait pas assez vite au gré de l'impatience de son fougueux cavalier.

—Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant pied à terre, ils ne sont bons que pour des moines. Traversons les collines à pied avec notre boussole.

Un domestique qui nous avait accompagnés prit les chevaux, et nous nous élançâmes en avant avec une rapidité égale à l'essor d'une grue.

Une barque nous porta sur le grab, et de Ruyter, en reprenant son autorité, si bien mise en oubli depuis quelques mois, fit lever d'un regard les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit d'un geste tout l'équipage à ses ordres. Les nouveaux mâts, les barres et les voiles étaient en partie terminés; le fond du vaisseau avait été caréné, sa proue allongée, car le grab se dessinait en corvette.

Quand de Ruyter m'eut fait connaître ses intentions, quand il eut donné ses derniers ordres, il débarqua avec le rais pour recruter dans Port-Louis les hommes de son équipage, acheter les provisions et terminer toutes ses affaires. Aussitôt que la population flottante de la ville eut appris que de Ruyter avait besoin de volontaires, des aventuriers, des matelots de toutes les nations vinrent en foule lui offrir leurs services.

Le nom de de Ruyter était un aimant attractif pour tous ces hommes, et celui qui avait le bonheur d'être engagé pour un voyage croyait sa fortune faite; au lieu de fuir la rencontre de ses créanciers, il flânait nonchalamment dans les rues, buvait et se querellait chez le marchand de vin, promenant ensuite d'un air vainqueur la volage maîtresse qui avait fui pendant les jours de tempête.

De Ruyter était fort difficile dans le choix de ses hommes, surtout lorsqu'il les prenait parmi les Européens; et, pour dire la vérité, il ne s'adressait à eux que dans les cas d'extrême urgence, car l'expérience lui avait appris combien il est difficile de gouverner de pareils vagabonds. Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le vieux rais de compléter le nombre voulu pour son équipage avec des Arabes et différents natifs de l'Inde, tâche que l'encombrement des gens oisifs et de bonne volonté rendait extrêmement facile. Pendant ce recrutement, je travaillais ferme à bord du grab (je continuerai toujours de désigner ainsi le vaisseau, car il subira plusieurs transformations, et mes lecteurs pourraient se fatiguer d'un continuel changement de nom).

Après quelques jours de travail, au lieu de ressembler à une carène flottante, le grab eut les allures d'un vaisseau de guerre; ses côtés étaient peints en couleurs différentes, l'un entièrement noir, l'autre traversé par une grande raie blanche. En me faisant comprendre qu'il irait seul en mer, de Ruyter m'avait dit:

—Je pars pour intercepter quelques vaisseaux anglais dans le canal de Mozambique, et je ne serai absent que pendant un mois ou six semaines. Employez ce temps à vos plaisirs, surveillez les plantations, et faites achever les travaux que nous avons commencés. Vous semblez être si parfaitement heureux ici, vous êtes devenu un si bon planteur, et il y a tant de choses là-bas qui exigent la présence d'un maître, qu'il vaut mieux, puisqu'un de nous doit rester, que ce soit vous, mon cher Trelawnay. D'ailleurs, en admettant même que votre présence ne soit pas indispensable au bon ordre de ma maison, une cause sérieuse vous obligerait à y rester: il est impossible que nous abandonnions Aston à lui-même.

À mon retour, je vous communiquerai les projets que j'ai en vue, projets qui sont fort importants; ainsi donc, attendez-moi patiemment; sitôt rentré, nous arrangerons le grab, nous nous embarquerons tous et nous conduirons Aston dans une colonie anglaise.

Quand de Ruyter eut complété ses approvisionnements, nous fîmes un festin sur le grab, et à la fin de cette apparente réjouissance, nous nous séparâmes.

De Ruyter leva l'ancre avec le vent de la terre, et le matin de son départ, aux premiers rayons du jour, Aston et moi nous grimpâmes sur une hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et les ailes blanches effleuraient l'eau comme un albatros.

Ma vie de planteur reprit son cours; c'était une vie calme et heureuse, embellie surtout par mon amour pour Zéla, qui n'avait point diminué. Tous les jours je découvrais en elle une qualité nouvelle, une qualité digne d'admiration.

Zéla était ma compagne inséparable, car je pouvais à peine supporter qu'elle me quittât un instant, et mon amour était trop profond pour craindre la satiété. Mon imagination n'errait loin de Zéla que pour la comparer avantageusement à tout ce qui l'entourait.

La jeune fille s'était si bien enlacée autour de mon cœur, qu'elle était devenue une partie de moi-même; la vivacité de nos sentiments, si libres de s'épancher dans la solitude, s'était journellement accrue, et nous nous aimions d'une affection dans laquelle se rencontraient tous les intérêts de notre vie. Je ne me rendais à Port-Louis que dans le cas d'absolue nécessité, ou quand mon devoir et le souvenir des recommandations de de Ruyter me forçaient à aller rendre une visite au commandant de la ville. La femme de cet aimable Français, qui était vraiment une bonne créature, conservait sa prédilection pour moi; elle aurait bien voulu non-seulement me garder dans sa maison, mais encore obtenir une visite de Zéla.

—Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait un bijou de grand prix si vous l'initiiez aux élégantes manières du monde.

J'étais trop profondément dégoûté des femmes polies et maniérées pour partager l'opinion de la femme du commandant. Même dans leur extrême jeunesse, la beauté des femmes civilisées est sinon détruite, du moins amoindrie par les mains officieuses des maîtres de danse, de musique, qui leur apprennent une grâce affectée, sans charme, gauche, et quelquefois même malséante.

Quand on présente ces pauvres jeunes filles dans le monde, elles y sont minutieusement examinées par ces êtres qu'on appelle gentlemen, titre qu'ils ont gagné en buvant, en dansant ou jouant aux cartes. Si la jeune fille est riche, un joueur sans argent l'épouse pour remettre un peu d'ordre dans le dérangement de sa fortune; mais si elle est pauvre, elle doit passer sa vie à attendre le hasard, qui, en la sauvant des piéges tendus à sa vertu, doit lui donner une position honorable. Je savais donc tout ce que Zéla avait à craindre du contact des femmes et du regard des hommes, et je tenais à la laisser dans toute la candeur de sa sauvage naïveté.


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