Un Cadet de Famille, v. 2/3
LXV
De Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé un matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab était amarré dans le port de Saint-Louis.
Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore obscur, et je grimpai sur le Piton du Milieu avec l'agilité d'un chevreuil.
Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de carènes et de mâts.
Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du havre, sur le point de hausser son drapeau.
À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée—le vent avait été frais pendant la nuit—qu'une mouette peut le faire. Le schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner en Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon français et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela?
Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que de Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le port.
Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la recherche d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience ne me permit pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un batelier. Je saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec la légèreté d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa mon oreille; je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans une fiévreuse étreinte.
La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance comment il avait été blessé.
De Ruyter sourit et me montra le schooner.
—Que voulez-vous dire? m'écriai-je.
—Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est passé.
Après avoir croisé, pendant quelque temps sur la côte au nord du canal de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles entourées d'un banc d'ambre.
En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de la nuit ne laissait rien distinguer, des lumières bleues et des roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il était en panne, et la cime de son mât était brisée.
Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me fit découvrir que c'était notre schooner de Boston,—qui l'avait vu une fois ne pouvait l'oublier.—Doublement empressé de lui porter secours, je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et longue proue s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire qu'à notre tour nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab pliaient comme des bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait trop de vent, mais parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus montré mon drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le schooner, et je fus surpris de le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile et s'éloigner de nous.
Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait nous tenir tête. Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais essayer d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât cria: «Une autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite.
Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt, côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées de canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui ôtâmes toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et j'en pris possession.
—Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de votre bras.
—Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire atteinte par une balle.
—La blessure n'est pas sérieuse, j'espère?
—Non, ce n'est rien.
—Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux; qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à fait brisé?
—Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout...
—Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle il allait donner des soins.
Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en s'écriant:
—Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre médecin que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore la main entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez raison, quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les guéris. J'opère si doucement!
Ici le docteur appliqua sur la blessure une compresse d'eau-forte.
—Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre.
Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van:
—C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils tombent dans l'insensibilité.
Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.
—Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement calme.
—Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter.
—J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre attention aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la sensibilité des chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le muscle granule. Je vais dompter l'enflure, et votre main sera bientôt guérie.
Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla.
Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades.
À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage.
—J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils avaient été séparés pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le grab, et je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris le schooner en touage, et je commençai à le radouber avec les matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa et nous garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un groupe d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de leur prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près d'une des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; alors je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici.
Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner. Tâchons d'entrer dans le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place. Il est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands auxquels le schooner était consigné.
LXVI
Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se l'étaient pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de sorte que je n'ai droit qu'au salvage du vaisseau et de sa cargaison; mais le salvage sera assez lourd.
Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le schooner d'un œil de propriétaire; j'espérais en avoir le commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le plus au monde; je l'aurais préféré à un duché.
Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé avec un œil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla.
De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais pas comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris le schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement était la seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable.
J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands. Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en détruisant les édifices mal fondés; les calculs ressemblent au mors à l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval impatient. Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre.
Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités, signa des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner.
Un mois après, j'étais enfin au comble de mes vœux.
Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer. Pendant que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait seule, resta auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans la ville quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le vaisseau restait alors sous la surveillance d'Aston.
Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon. J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la résidence,—et je n'avais nullement l'intention de l'employer,—était auprès de moi. Ainsi, je n'avais plus rien à désirer, et ma joie était aussi vaste, aussi illimitée que l'élément sur lequel je flottais; de plus, je croyais qu'étant aussi profonde, elle serait aussi éternelle. Non seulement je n'étais pas un arithméticien, mais encore je n'avais pas le don de la prescience, pas même pour une heure. Cette maudite prescience, qui change la joie en douleur en calculant l'avenir! Je ne le fis jamais, et je repris la mer aussi libre d'esprit, aussi intrépide que le lion quand il quitte les jungles pour aller chasser dans les plaines.
Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six; de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay pendant la mousson du sud-ouest.
Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes convaincus que le schooner était son égal.
Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque. Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le contraignis de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île de Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de Diego-Garcia.
—Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris par un vaisseau de guerre anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves et ma cargaison sont tombés entre les mains des Anglais.
Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit:
—Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves et la cargaison?
—Je le crois.
Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert, rendre efficace à la réalisation de nos désirs.
Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient séparés, ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous dirigeâmes notre course, avec le vent en notre faveur, vers Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d'un croissant, et elle contient dans son enceinte une toute petite île, derrière laquelle il y a un port vaste et en dehors de tout danger.
En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de naviguer de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate. Cette dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le lendemain nous la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau qui fait le trafic des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme s'il était dans l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau.
La frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la voile comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la poursuite du grab.
Mais cette manœuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de l'île contre le vent.
J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien mes mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île, j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné d'une forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait été si lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des marins appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder les esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à ne rien faire.
Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures.
Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que le schooner était de ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; loin de là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans aucune défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de l'abandon momentané de la frégate qui chassait le français; ils étaient, disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la France. Nous étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me voyant quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, en récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données.
LXVII
Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner se hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de Ruyter. Je n'avais pas douté le moins du monde du succès de son stratagème pour attirer l'attention de la frégate, afin de me donner le temps de me sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la frégate pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité de la nuit favorisait cette double manœuvre.
Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie, qui étaient très-favorables à notre course, nous conduisirent dans le canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.
Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents.
Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de nous. Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des esclaves, et je descendis à terre.
Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six. Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin de gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à se faire sentir.
Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque aussi grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme une prise légitime.
Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous avions besoin d'eau.
Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient.
Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre hollandais me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une voix de basse, mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa cabine. À cette prière était jointe celle de ne point la priver de son eau.
—Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me rafraîchir.
—Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des tonneaux.
—Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse Hollandaise; garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez pas de celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de Constantia, du Cap lui-même.
—Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau.
L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le supplia de tenter cet effort sur un autre.
—Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce baril est imbuvable.
—Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur mon vaisseau.
Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon action, je saisis un levier de fer et j'arrachai le bondon, car je crus que le tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon enlevé, je mis un seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait le tonneau de côté.
L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de la vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce cri de rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant tomber dans le seau un magnifique collier de perles. La figure livide de la vieille femme devint plus rouge qu'une cornaline.
—Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse.
La vieille s'élança sur moi.
—Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains; mettez-les toutes dans le seau.
Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et de cornalines.
Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse Hollandaise, qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les avait cachés si adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations m'adresser à moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir boire un verre d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de perles.
Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous ne trouvâmes plus rien.
À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague, qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son doigt court et épais.
—Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci est un contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous êtes ma femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je consommerai le rite, mais jusque-là soignez votre douaire.
Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions que peu d'arrimage à bord du schooner.
Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote et moi.
—C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous cherche, soyez-en sûr.
Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec gaieté:
—Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son anneau de mariage pour une bouteille de skédam.
Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et de Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit le signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant qu'il allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force ou de leur adresse.
Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils se séparèrent comme une bande de canards sauvages, allant çà et là, vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je les poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. Quelques-uns réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du plus grand nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés de paddy, de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant nous trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, et, avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de roupies.
De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer très-vite.
J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis pour rejoindre le grab.
Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau.
Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin semblait vouloir se diriger.
Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit en panne et commença un engagement avec de Ruyter.
Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers sous le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin.
À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité.
Avant qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le brigantin s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de s'y briser.
Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous essayâmes de le touer hors des rochers.
C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres, avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage du brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort par accident.
Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche dans un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était bouché) quand il fut foudroyé par l'explosion.
Le rais me dit d'un air froid et grave:
—Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme avait disparu.
—C'était don Murphy. Pauvre garçon!
—Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres de ses chefs.
Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie des armes et des provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que le butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord.
Après avoir réparé les avaries du brigantin,—car nous l'avions retiré des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement meurtri,—nous l'envoyâmes à l'île de France.
Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter.
LXVIII
De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde, pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une île qui avoisine celle de Bornéo.
De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions, en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix, pour lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois manifesté une grande admiration.
Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu probable qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût été difficile de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le cœur, car ils cachaient leur mutuelle émotion sous le masque transparent d'une indifférence et d'un calme affectés. Après cet adieu, de Ruyter me renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me pressa affectueusement les mains et remonta sur le grab.
Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la baie, je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre deux îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans avoir de trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une vitesse remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la plus sûre pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à l'entrée de la baie, et qui appartenait aux Anglais.
En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais. De plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île qu'il nous plairait de choisir.
Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la côte malaise, qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal qui offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe.
Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un Américain que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je pouvais en toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma fortune. Cet Américain était non-seulement un parfait marin, mais encore un homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé à New-York, il avait, depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et s'y était formé une santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste qu'un cheval de Suffolk.
Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des réelles qualités de cet homme, qui était froissé de la déférence qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié.
Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il résolut de se vouer à jamais au service de mon bord.
—D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais sur un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le roi dans les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en ai retiré se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des blessures et rien de plus.
Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé avec quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se trouve au sud de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles. Comme nous avions à faire une course de près de deux milles, nous prîmes le temps d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres venant de cette côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre proa était trop grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à débarquer, et je dis à mes hommes de conduire le proa dans le havre.
Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville.
Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois et le chemin que nous suivions tout parfumé de l'odorante émanation des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage de la mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de navets un champ de paysan en Angleterre.
Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une fabuleuse consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant de beaux pour en trouver de magnifiques.
Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire, notre arrivée n'attira aucun regard.
Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que nous avions jugé utile de faire connaître.
Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais dans le port.
La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages.
Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa, nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine.
—De graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher Trelawnay, me dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre vie aux ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec le vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre eux.
—Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais, avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc que je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston, j'avais le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait tout à fait autre chose.
—Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme, vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de trente ans.
—Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué, presque décrépit.
LXIX
Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement construit.
La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel, où nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis sinon ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre ami de venir respirer l'air en parcourant la ville.
Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes, Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des bambous et des paillassons.
Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch. Aston aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout homme marié doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus, l'odeur de l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez grand attrait pour me retenir.
J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de boutiques nommée le bazar des Bijoutiers.
Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir jeté un coup d'œil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai de celle qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire était un Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux pieds, le marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le loisir d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux pour ses oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces anneaux étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau de collégien.
En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa voir son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux; l'autre, aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un morceau de chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de l'oreille pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui ressemblait à un candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour admirer l'effet de cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu la tête sur son épaule, et d'attirer sous son regard le bout de l'oreille si bien parée.
À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur bistrée.
Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria:
—Quel ange!
Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé.
—Je désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix gutturale.
—En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre métal ne doit être touché par vos belles mains.
Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes dans les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit, calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me soutint que je n'en payais qu'une.
—J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur.
—Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban, et me l'arracha de la tête.
Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses.
Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle ne servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes veines comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et après l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux.
Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du bazar.
Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui m'entouraient:
—Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous frappe, tuez-le!
La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant que l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras.
La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont j'étais si heureusement doué.
Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai mes furieux assaillants.
Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'œil sur le champ de bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la porte de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation.
Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut.
La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout à l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées, la foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces d'or, mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de la porte.
Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent.
Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai d'un coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de l'homme, qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les deux bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit s'effondra entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité d'un passage qui s'étendait derrière le bazar.
Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses menaces du marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en écoutai un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les dédales de l'étroit passage.
La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était fort dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace irritée, mais encore de laisser connaître mon nom et ma profession: l'un et l'autre eussent été un arrêt de mort.
Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré. Malheureusement pour moi, mon cœur trouva un obstacle dans la rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais eu plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un dernier adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait motivé mon abandon.
Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai du bazar.
En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide, après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques changements.
Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées, je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être aperçu; mais notre commune chambre était vide: Aston était encore absent.
La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou qu'un accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin dans la ville avec moi, me décida à aller à sa recherche.
J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon blanc d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance de ma personne.
Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant qu'il m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant sourire fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt éclater.
Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le premier objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait encore la porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle n'était plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire n'était point formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine de sepays et des officiers de police. Aston et un officier écoutaient en silence la narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce groupe s'étaient joints la famille et les amis du marchand, et ils mêlaient aux plaintes du Parsée un lamentable concert d'injures et de malédictions.
Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait sa boutique quelques heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours; puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en lambeaux, il jura de se venger.
Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le Parsée repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le consoler, et disparut.
LXX
Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me rejoindre.
—Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne vous eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale.
—Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de curieuse indifférence.
—La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur le lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils n'eussent pas laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je ne lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais j'ai fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement je me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays.
—Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute.
—Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais, ce qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées cet homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et, tandis que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de prix,—cette femme était sans nul doute la complice du voleur,—un Arabe entre dans la boutique, saisit tous les objets qui tombent sous ses mains, poignarde un homme, frappe le bijoutier, et disparaît chargé du butin, après avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli la boutique.
—Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston.
—Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a arrêté quelques pillards.
—Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que vous, et je vais vous raconter toute l'affaire.
Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui qu'on désignait sous le nom de voleur.
—Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable étourderie; elle peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé.
—S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je partirai cette nuit avec le vent de terre.
Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du lendemain.
Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort d'un homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont ceux qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent pas que l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans cette ville, si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement naturel. J'avais donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le crime, car le frère du Parsée n'était pas mort.
Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques nouvelles, je visitai les boutiques, j'achetai les choses dont j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir.
Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par un homme de haute taille.
En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même qui avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques observations sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que le bijoutier auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs boîtes pleines de bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises à l'hôtel quand il s'y trouvait des étrangers.
Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente. Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du bijoutier me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le hasard d'une découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que j'avais pillés pouvaient entrer dans le port, et malgré les changements que j'avais opérés dans mon costume, il était facile de me reconnaître.
À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop longtemps le schooner à mon contre-maître, et celle, plus grande encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui, j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence.
Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert, variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes.
Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du cœur que me causa ma séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir est encore plein de regret.
Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et je cachai le tout dans une manche de sa jaquette.
Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans aucun aide.
Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de peignes, de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile, embarrassante, et qui laisse croire qu'un homme est incapable de dormir loin de sa maison sans être entouré par la moitié d'une boutique de mercier.
Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien, n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au frottement des brosses.
Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons sauvages de ce rampant parasite.
Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit remplir mes poches ou mon estomac.
LXXI
Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par mes bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut facile d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port sans attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs nocturnes, je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui, par des voies plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me conduire au havre.
Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante, j'atteignis un grand emplacement désert, dans lequel se trouvait un chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier, dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré.
Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la terre parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques. Clair et sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de ténèbres, lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité lumineuse, ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque d'argent. Le seul bruit qui, de minute en minute, vînt attirer l'anxieuse attention de mon oreille, étaient les voix confuses et indistinctes de quelques hommes occupés sur le bord du rivage et le: Tout va bien des sentinelles sepays.
En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et à ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes.
Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles. J'étais sauvé!
Le cœur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de bambous, et me dit:
—Qui va là? Arrêtez!
Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une garde pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer de mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette langue:
—Un ami!
Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que, pour gagner mon proa, il me fallait un ordre.
—Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un.
Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant:
—Voici mon billet de passe, monsieur.
—Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà tout.
Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat posait son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge, je l'empêchai de donner l'alarme.
L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné pour n'avoir aucune poursuite à craindre, je repris, pour revenir à mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant de l'arsenal je gagnai les abords de la mer.
Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course. Tout à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les bases; cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi. Fort peu effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure de ce sombre et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine lame de mon poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai l'inconnu. La capricieuse variation de la lumière que répandait la lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je ne découvris rien.
—Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche... Si c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un tort.
Et je repris ma course.
Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était amarré.
Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de ce promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait mon bateau.
Pendant ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos contre un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui permettait à mon ombre de tracer sur le sable une silhouette gigantesque, je vis à côté d'elle un long bras armé d'une plus longue lance, dont le mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je me retournai avec vivacité, et en levant ma main gauche je m'enveloppai le bras dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le coup; car un homme, armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce mouvement de défensive n'intimida point mon agresseur, et son arme perça de part en part, mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon manteau. Je poussai un cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai hardiment la figure de ce nocturne assassin. La babiole de Birmingham n'était qu'un objet de luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi l'inutile jouet, et je saisis mon poignard, dont, grâce au bon rais, je savais parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus élevé que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette position ne lui permettait pas de renouveler facilement son attaque.
Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver.
Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain contre lesquelles je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien en lui criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on ne doit pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se précipita, pour se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture d'un mur; de ce mur se détachèrent quelques pierres, et je lançai au fuyard les plus grosses dont je pus m'emparer.
Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par une haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour parler à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire flotter un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se trouvait devant le chantier.
—Mon homme est pris, me dis-je.
Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant et se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau.
Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je ne pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et me dit:
—Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher!
—Comment? m'écriai-je.
Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le mystère de la bravade du drôle.
Un tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était de mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les plus grandes précautions.
Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce que je disais:
—Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué?
La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit:
—Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé!
—Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé.
—Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à votre cœur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera.
—Vraiment!
Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et je bondis vers le tronc de l'arbre.
Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à son mouvement.
Irrité jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce rapidité que met un éclair à courir le long d'une barre de fer.
La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans la main, et il tomba lourdement dans le gouffre.
J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui, mes bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur, je réussis à gagner la terre.
LXXII
Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à traverser que le pont que Mahomet nommait Al Sirut, lequel était plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une épée, et avait en outre l'enfer au-dessous de lui.
Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent de ma poitrine,—car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru prudent de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le malheureux bijoutier.
Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur.
Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la mort.
Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau. Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation. La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un lit dans le gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus dans la gluante composition de cette bourbe immonde.
Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle sinistre d'une suprême agonie.
Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans frissonner de la tête aux pieds.
Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon ennemi.
Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait dégagée d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes espérances.
Le cœur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse corporelle, ou plutôt une fascination sauvage, me retint involontairement auprès du moribond. La pensée d'aller chercher du secours dans le port, celle de donner l'alarme, me vinrent à l'esprit; car, entièrement occupé du pauvre marchand, je ne songeais pas au danger dans lequel mon dévouement pouvait m'entraîner.
Ce dévouement eût été inutile.
Les efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint plus indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de boue sur lequel il était couché.
Tout était fini... Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui oppressa mon cœur quand la surface agitée du canal fut devenue entièrement calme.
Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques pas de moi: Tout va bien.
La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses sensations qui m'oppressaient le cœur, qu'elles me parurent presque injurieuses.
Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je dus songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif chagrin que mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville d'où je fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont j'avais si peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti l'existence et la fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné là, si le frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête les malédictions les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du mal, pourquoi as-tu guidé ma main pour me laisser le remords, le regret et la honte!
Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire me firent comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces soupçons. Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au moment de notre fatale rencontre.
Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en me désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce, il eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son caractère vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se venger directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre une éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de justice une accusation contre moi!
Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa, quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état, de gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau.
Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets que l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer.
LXXIII
Je gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes de lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les canots des pêcheurs qui sortaient du port.
Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar.
Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent à aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où il n'y avait pas le moindre vestige d'habitants.
Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque. Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer sans effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a marqué tous les incidents.
À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni le vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me réveiller.
J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient tellement glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me croire paralysé.
Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes dissipèrent entièrement mon malaise.
Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner.
Le vaisseau était si bien placé pour échapper aux regards, que je ne l'aperçus qu'après avoir doublé un bras de mer. Un homme de l'équipage, placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre approche, et en voguant avec rapidité j'atteignis promptement le vaisseau, sur le pont duquel Zéla était en observation, un télescope à la main.
Franchissant d'un bond le plat-bord du schooner, je tombai presque agenouillé auprès de ma chère Zéla, et mes mains frémissantes voulurent se croiser, comme autrefois, autour de sa taille d'abeille, mais la belle enfant n'avait déjà plus la frêle ceinture d'une jeune fille. Je pris donc dans mes bras mon précieux trésor, et je l'emportai dans ma cabine.
Le contre-maître, qui attendait des questions ou des ordres, m'avait silencieusement suivi.
—Avez-vous vu des étrangers dans la largue, Strang? lui demandai-je.
—Les bateaux du pays, et rien de plus, capitaine.
—Bien! Faites lever l'ancre, nous allons diriger notre course vers l'est.
Le contre-maître remonta sur le pont, et, à la prière de Zéla, je consentis à accorder un peu d'attention aux blessures que j'avais reçues.
Les grands et nombreux plis de mon abbah, fait en drap de poil de chameau, et les châles qui entouraient mes reins m'avaient préservé de l'atteinte du poignard; mais mes yeux étaient noircis par le coup que j'avais reçu sur le front, et mon poignet gauche me faisait cruellement souffrir.
La vieille Kamalia me mit une compresse sur la tête, enveloppa soigneusement mon poignet, et ma jeune et belle Arabe parfuma mes tempes et frotta mes membres roidis avec de l'huile et du camphre.
Les remèdes employés pour soulager mes douleurs, remèdes qui les guérirent et d'une manière presque radicale, furent l'huile chaude, le magnétisme d'une main charmante, un poulet rôti, du vin de Bordeaux, du café, une pipe et deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le mieux opéré, je l'ignore; je sais seulement qu'ils me rendirent la santé. Mon bras seul résista au charme de ces applications externes et internes, car je fus obligé de le garder pendant longtemps enveloppé dans une écharpe; je crois même qu'il n'a jamais reconquis sa force première.
En me quittant, de Ruyter m'avait dit:
—Quand j'aurai franchi les détroits de la Sonde, je m'arrêterai à Java, dirigez-vous vers Bornéo.
Je traversai les détroits de Drion, et je ne ralentis plus la rapidité de ma course pour aborder les vaisseaux du pays dont je faisais journellement la rencontre.
Un matin cependant j'abordai un vaisseau d'un aspect étrange. Singulièrement construit, encore plus singulièrement équipé, ce vaisseau, qui, selon les apparences, était de cent tonneaux, avait deux mâts. Ses cordages étaient faits avec une herbe d'une couleur sombre, et ses voiles, en coton blanc mélangé de violet, ne me révélaient, ni par leur nuance ni par leur forme, à quelle nation il appartenait. Très-élevé hors de l'eau, le corps du navire avait une teinte d'un gris blanchâtre aussi terne que triste; en outre, il était si mal gouverné, qu'il allait d'un côté et de l'autre avec la plus surprenante irrégularité.
J'envoyai un coup de mousquet à l'inconnu, dans l'intention de le forcer à s'arrêter, car nous pouvions à peine nous tenir éloignés de lui.
À cet ordre, il mit en panne, mais en s'y prenant d'une façon si inhabile et si gauche, qu'il fut presque démâté.
Alors apparut à mes yeux un fantastique équipage, entièrement composé de sauvages nus et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, groupés sur le pont, nous regardaient d'un air stupide; les autres, suspendus aux agrès, semblaient attendre notre approche avec la stupeur et l'effroi.
Quand j'eus hissé un drapeau anglais, ils répondirent à cette politesse par l'exhibition d'un morceau de drap peint et en lambeaux. Il était impossible de deviner d'où venait ce vaisseau, à quelle nation il appartenait, où il allait; tout cela était un mystère. En outre de cet extérieur fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé, il avait à sa carcasse tant d'ouvertures qu'on pouvait voir du dehors tout ce qui se passait à l'intérieur.
Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre accoutrement des gens qui encombraient le pont en désordre, donnaient à ce vaisseau l'air d'avoir été construit avant le déluge, et je trouvais un véritable miracle dans son apparition sur l'eau; comment avait-il la force de s'y maintenir?
Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de mettre à l'eau, afin de passer à notre bord, un vieux débris de canot; mais n'ayant ni la patience, ni le temps d'attendre la fin de la difficile opération, et, de plus, désirant examiner l'étranger, plutôt par curiosité que dans un espoir de conquête, je fis descendre un bateau de notre poupe, et je me dirigeai vers lui.
Vu de près, le triste bâtiment était encore d'un aspect plus sauvagement bizarre, et lorsque j'eus grimpé sur ses côtés saillants, il m'apparut dans toute sa fabuleuse étrangeté.
Le pont supérieur était couvert d'un paillasson, et ses sauvages habitants, coiffés avec des feuilles de palmier, n'avaient point d'autres vêtements. À mon approche, un homme mince, osseux et d'une haute taille, vint au-devant de moi.
Cet homme se distinguait de son farouche entourage par la blancheur de sa peau et par la différence de son accoutrement. Avant de lui adresser la parole j'examinai un instant sa figure. Je vis que des traits saillants et réguliers, des cheveux blonds, un visage ovale avaient fait de cet homme un être d'une beauté réelle, beauté qu'il eût conservée si un tatouage extraordinaire et grotesque n'avait point effacé la délicatesse du teint et grossi le modelé des formes. Ce hideux tatouage couvrait la figure, les bras, la poitrine, et l'image peinte d'un affreux serpent était enlacée autour de la gorge, de manière à faire croire que, non content d'étrangler sa victime, le reptile voulait encore se précipiter dans sa bouche, car une tête armée d'une langue rouge et pointue était dessinée sur la lèvre inférieure. L'œil vert et la langue effilée du serpent étaient si bien rendus, qu'en voyant l'homme agiter sa mâchoire il semblait que l'affreuse bête se mît en mouvement.
Ce tatouage d'une sauvagerie inouïe faisait ressortir le front calme et les yeux pensifs de l'étranger. Mon rapide examen avait embrassé tous les détails dans l'ensemble, et il était achevé quand le capitaine me demanda d'une voix douce et d'un ton aussi affable que poli:
—Vous êtes Anglais, monsieur?
—Oui, monsieur. Et vous?
—Moi, je suis de l'île de Zaoo.
—De l'île de Zaoo? Où est-elle située? Je n'en ai jamais entendu parler.
—Dans la direction de l'archipel de Sooloo.
—Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne connais ni l'île dont vous me parlez, ni l'archipel où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces îles?
—Oui, monsieur.
—Natif?
—Non, monsieur.
—Et de quel pays êtes-vous?
Le capitaine hésita un instant à me répondre, puis il me dit:
—Je suis Anglais, monsieur.
—Vraiment! et comment diable se fait-il que vous vous trouviez sur un pareil vaisseau, et arrangé d'une aussi inconcevable façon?
—Si vous voulez descendre dans ma cabine, monsieur, je vous le dirai, mais j'ai peur de n'avoir pas de rafraîchissement à vous offrir.
En approchant des écoutilles, j'entendis les cris d'une femme.
Le capitaine s'arrêta.
—J'avais oublié, me dit-il, que nous ne pouvons pas descendre là.
—Quelqu'un est malade!
—Oui, monsieur, une de mes femmes est en couches, et, je crois, avant terme, car les douleurs de l'enfantement ont été occasionnées par le mal de mer; la pauvre créature souffre beaucoup.
—La nourrice de ma femme, dis-je à l'étranger, connaît un peu la science médicale, je vais l'envoyer chercher.
Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe fut bientôt installée auprès de la malade. Pour ne pas gêner les femmes, nous nous installâmes sur le pont auprès de la poupe, et l'étranger me dit:
—Il y a si longtemps que je n'ai parlé l'idiome de ma jeunesse, et tant d'années se sont écoulées depuis l'époque où les événements que je vais vous raconter ont eu lieu, que j'ai grand'peur, monsieur, de ne pouvoir me faire comprendre.
—Le temps est calme, capitaine, vous n'avez pas besoin de vous presser; faites-moi donc tranquillement le récit de vos malheurs, et comme vous ne semblez pas très-bien fourni en provisions de bouche, permettez-moi d'envoyer chercher des choses qui rafraîchiront votre mémoire en dégageant votre esprit.
À ma demande, le schooner nous envoya du bœuf, du jambon, du vin de Bordeaux et de l'eau-de-vie.
Les Anglais se détestent jusqu'à ce qu'ils aient mangé ensemble.
En mangeant, nous nous traitâmes de compatriotes, et au choc des verres, nos cœurs s'ouvrirent avec l'abandon d'une vieille camaraderie.
Le seul témoignage de civilisation que donnât encore cet Européen transformé en sauvage était un goût prononcé pour le tabac, et, en véritable gentleman, il fumait du matin au soir.
Quand le capitaine eut dégusté un dernier verre d'eau-de-vie, quand l'odorante fumée du tabac eut tracé autour de nous un vaporeux nuage, il commença le récit de son histoire. Mais ce récit fut fait dans un idiome si bizarre, il le suspendit tant de fois pour l'entremêler d'étonnantes réflexions, qu'afin d'éviter à mes lecteurs la peine que j'ai eue à deviner le sens des mots, le fond de l'idée, l'ensemble du tout, je vais prendre la liberté de corriger la phraséologie de ce capricieux narrateur.
LXXIV
«J'ai quitté l'Angleterre, il y a sept ou huit ans, avec un vaisseau de la compagnie des Indes orientales, protégé par un convoi, et qui se rendait à Canton. Le premier officier du bord, qui avait opéré avec mon père des transactions mercantiles, et qui lui devait pour une livraison de marchandises considérablement d'argent, eut l'esprit de persuader à mon père de lui fournir encore une grande quantité d'objets. Comme mon père ne s'était point rendu aux désirs de l'officier sans une vive et longue discussion, il fut convenu en dernier ressort, et pour contenter les deux parties, que j'accompagnerais l'officier à bord en qualité de midshipman.
À l'époque où ce marché eut lieu, j'étais employé comme premier commis dans la maison de mon père, et les traités de l'affaire me parurent si avantageux pour ma famille et pour moi, que j'y donnai de grand cœur mon adhésion. Voici quelles étaient les clauses de ce marché: je devais faire le voyage en passager, et recevoir pour le compte de mon père la moitié du bénéfice des ventes qui seraient opérées par l'officier. Si la carrière maritime me convenait, je devais la suivre; sinon, au retour du vaisseau, je m'installais de nouveau dans la maison de mon père.
Je n'ai pas besoin de vous exprimer, monsieur, avec quel plaisir (j'avais quinze ans) je quittai le comptoir paternel, les livres de facture, les livres de compte, pour aller voir un pays dont j'avais entendu faire de merveilleuses descriptions. Au curieux désir qui accompagne tous les voyageurs se joignait l'orgueilleuse joie de prendre place parmi les aspirants de marine, qui étaient si fiers et qui semblaient si heureux lorsqu'ils étaient sur terre. Je ne savais pas à cette époque que la cause de leur joie était leur délivrance momentanée d'un assujettissement tyrannique. Je l'ignorais, mais j'en eusse été instruit que ma satisfaction serait restée la même, tant il me semblait que, sous la protection d'un premier officier, mon initiation au service devait être aussi facile qu'agréable.
Mes illusions se dissipèrent vite, et dès que nous eûmes quitté les downs ma situation devint insupportable. Outre les fonctions serviles et abjectes que mes camarades et moi nous étions obligés de remplir, le premier contre-maître, mon patron, ajouta à ces ennuis le tourment de sa haine. Un jour, étant de faction avec lui, il m'injuria, et, non content d'une méchanceté de paroles que je n'avais point provoquée, il m'accabla de coups. Trop faible et trop timide pour me défendre, je fus dès lors en butte à ses moqueries et à ses mauvais traitements. Une autre fois, et toujours sans cause, l'officier me dit:
—Votre usurier de père vous a fourré auprès de moi pour lui servir d'espion, pour me voler mes profits. Ce vieux juif ne s'est pas contenté de ma parole, il lui a fallu un écrit; mais je veux bien être damné si je ne fais pas de vous un domestique, un esclave.
Ma vie devint de jour en jour plus triste et plus misérable.
Notre capitaine vivait à bord comme une espèce de demi-dieu, et je suis bien certain qu'il se croyait supérieur à l'humanité entière. Il ne fréquentait que deux ou trois des passagers qui appartenaient à la noblesse, et tous ses ordres étaient transmis à l'équipage par le premier officier.
Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère, et le vent soufflait avec violence, un homme placé en vigie cria:
—Une voile étrangère à notre gauche!
—Très-bien, répondis-je, je vais avertir.
Mais avant de remplir ma mission, je jetai un coup d'œil sur la mer, où je ne vis qu'un énorme nuage noir. Je trouvai l'officier de faction endormi sur la glissoire d'une caronade. La vue de ce sommeil si calme au moment de la tempête fit naître en moi le premier sentiment de haine et de vengeance qui eût jamais entr'ouvert les replis de mon cœur.»
—Bien! m'écriai-je en interrompant le capitaine, vous avez poignardé le coquin et jeté sa carcasse dans la mer?
«—Non, monsieur, non. J'étais jeune, et ma rancune n'avait encore que la malice de l'enfance. Si je rencontrais aujourd'hui cet homme sans âme, j'agirais peut-être avec plus de vaillance que je ne l'ai fait à cette époque. Je ne troublai point le sommeil de mon ennemi; je descendis doucement auprès du capitaine, que je réveillai en lui disant:
—Il y a un grand vaisseau de notre côté, sous le vent.
—Où est l'officier de quart? me demanda le capitaine en sautant hors de son lit.
—Je l'ai inutilement cherché, monsieur.
—Il n'est pas à son poste! s'écria le capitaine en se précipitant sur le pont.
L'officier dormait toujours; le capitaine courut jusqu'à lui et l'appela par son nom.
En entendant la voix bien connue de son sévère commandant, l'officier épouvanté se dressa sur ses pieds et balbutia quelques excuses.
Mais, sans lui répondre, le capitaine s'éloigna de l'échelle, car on ne pouvait perdre le temps en paroles; un ouragan terrible se préparait, la mer était violente, et la masse noire et remuante que j'avais prise pour un nuage apparaissait sous la forme effrayante d'un énorme vaisseau démâté, lancé vers nous avec une vélocité extraordinaire.
—Abaissez le gouvernail, mettez tous les hommes à l'ouvrage! cria le capitaine d'une voix forte.
Tout s'agita.
Une voix humaine, qui essayait de se faire entendre au milieu de la rumeur des éléments bouleversés, nous héla, et cette voix semblait descendre des hauteurs d'une tour, car l'énorme vaisseau, poussé par le vent et emporté par les vagues gigantesques qui l'élevaient au-dessus de nous, paraissait avoir des proportions énormes.
Les lumières bleues qui brûlaient sur son gaillard d'avant se réfléchissaient dans notre voile de perroquet, bien carguée. Il paraissait inévitable qu'au moment où l'étranger allait être replongé dans l'auge profonde où nous étions placés, sa descente nous écraserait ou nous couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre les mâts avec un bruit pareil au roulement du tonnerre, et l'équipage, en chemise, à moitié endormi, se précipitait pêle-mêle hors des écoutilles et jetait des cris horribles en voyant le vaisseau s'avancer vers nous.
Paralysés par l'épouvante, nous restions inactifs, le regard et l'esprit suspendus aux mouvements du vaisseau que la mer et le vent faisaient tournoyer sur lui-même. Cette scène effrayait les plus hardis; les faibles tombaient à genoux, se tordaient les bras ou se précipitaient la tête la première dans les écoutilles. Quoique cet affreux spectacle n'eût duré qu'un moment, cet instant d'angoisse avait eu assez de puissance pour me transformer d'enfant en vieillard.
Une voix forte et distincte nous héla avec une trompette et nous dit:
—Tribord votre gouvernail, si vous ne voulez pas être écrasés!
Au même moment une vague nous éleva en l'air, et l'étranger nous frappa. Ce choc fut suivi d'un craquement horrible: nos hommes répondirent à ce fracas par de désolantes clameurs; je crus tout perdu, et, les mains convulsivement pressées contre les haubans, j'attendis la mort.
Mes yeux étaient fixés sur le vaisseau étranger: je crus le voir passer au-dessus de nous et rester dans l'air comme un rocher gigantesque. Le vent mugissait avec furie dans nos haubans, et la mer inondait de ses lames froides le pont de notre vaisseau.
Après cette pause terrifiante, la confusion, le bruit du vent et des vagues, le murmure des voix me rendirent la raison. L'étranger avait atteint notre quartier, enlevé le bateau de la poupe, ainsi que notre grand mât, mais rien de plus, et nous étions hors de danger. Après avoir hélé une troisième fois, le vaisseau nous demanda notre nom, et nous ordonna de rester auprès de lui toute la nuit, ajoutant à cette demande qu'il appartenait à Sa Majesté Britannique et qu'il s'appelait la Victoire.
Le capitaine n'adressa aucun reproche au premier officier, mais il fut provisoirement mis en prison.
La frayeur causée par la fatale rencontre de ce vaisseau avait été si grande que chacun semblait avoir l'esprit sous la domination d'un mauvais enchantement, et notre capitaine, ainsi que les officiers, n'accomplissaient leur devoir qu'à l'aide des fréquents signaux de la Victoire, qui veillait sur elle et sur nous, tant elle avait peur de nous voir fuir.
Le lendemain je me rendis sur le pont, et je m'aperçus que nous avions perdu notre convoi, et que la Victoire nous faisait signe qu'il fallait la prendre en touage. Pour effectuer ce difficile travail sans mettre un bateau à la mer, qui était très-agitée, nous jetâmes dans l'eau un tonneau vide, ayant une corde que le vaisseau devait prendre à son bord. Ils l'attrapèrent et attachèrent des aussières aussi grandes que nos câbles à la corde; nous les tirâmes à bord et elles furent attachées à un mât; puis, chargés de toutes nos voiles, nous nous dirigeâmes vers l'île de Madère.
Cette entreprise de sauvetage rendait notre situation très-périlleuse; car, malgré l'immense longueur des aussières avec lesquelles nous touâmes, le poids et la grandeur de la Victoire, qui était à cette époque le plus grand vaisseau du monde, nous donnaient des secousses terribles, surtout quand nous étions élevés sur la crête des vagues et qu'elle s'enfonçait auprès de nous dans l'abîme de la mer. Quelquefois les cordes de touage, en dépit de leur grosseur, qui était celle d'un corps humain, cassaient en deux comme un fil d'Écosse, et nous étions obligés de recommencer la tâche dangereuse et difficile de l'attacher à notre bord. Heureusement le vent diminua de violence; car s'il avait gardé sa force première, nous eussions infailliblement échoué.
Le poids de la Victoire était si lourd, qu'outre le danger d'emporter notre mât, il avait fait entr'ouvrir les joints du vaisseau, et la mer débordait sur nous en emportant tout ce qu'elle rencontrait.
Notre capitaine héla la Victoire et lui montra les difficultés insurmontables de notre situation.
—Si vous coupez les cordes de touage, répondit le capitaine du vaisseau royal, nous vous ferons couler à fond.
À bord de la Victoire, ils avaient allégé le poids du vaisseau en jetant dans la mer tous les canons de son pont supérieur, et en plaçant des voiles d'orage sur les troncs des mâts inférieurs, et par tous les moyens qui se trouvaient en leur pouvoir.
Le lendemain le vent diminua, mais la mer fut encore très-agitée.
Nous rencontrâmes un grand vaisseau des Indes orientales faisant route pour Madère, nous le fîmes arrêter, et il fut contraint de prendre notre place.
Alors notre capitaine se rendit à bord du vaisseau de feu l'amiral Nelson, et son commandant, après avoir grondé le nôtre pour sa négligence, lui pardonna sa faute en considération du service qu'il avait rendu à la Grande-Bretagne en sauvant le plus précieux de tous les vaisseaux anglais, celui qui portait le corps de Nelson et son triomphant drapeau.
Le commandant de la Victoire donna à notre capitaine un certificat sur lequel étaient détaillés tous les incidents de sa belle conduite. Ce témoignage de satisfaction calma un peu notre fier commandant, dont la colère contre le coupable officier avait disparu avec le danger.
Cette indulgence était naturelle; un lien de parenté unissait les deux hommes, et ils portaient l'un et l'autre le nom de Patterson. Vous savez, monsieur, que les Écossais ont des clans, et qu'il leur importe fort peu que tout le monde soit détruit si leur propre clan est sauvé, ou s'il gagne par la perte générale. Mais je vous demande pardon, monsieur, peut-être y a-t-il parmi eux des hommes très-dignes, très-honnêtes et très-bons.»
LXXV
«—Le premier officier, reprit le capitaine après une pause de quelques secondes, connut bientôt l'auteur de la disgrâce qu'il avait encourue, et je crois fort inutile de vous dire, monsieur, que cette découverte n'adoucit pas à mon égard les cruels procédés de mon chef. J'étais déjà fort misérable, je le devins plus encore; et souvent, bien souvent, je me suis surpris à envier l'existence orageuse du vagabond, et celle du mendiant, sans pain et sans asile. L'un et l'autre n'étaient-ils pas mille fois plus heureux que moi? Mais pardon, monsieur, tout cela est fort peu intéressant pour vous, et cette narration, que votre courtoisie daigne écouter, vous paraît bien insipide et bien longue.»
—Non, non, mon cher capitaine, votre histoire n'est ni dépourvue d'intérêt, ni trop étendue; je l'écoute avec plaisir et avec attention. Continuez-en donc le récit; je suis tout à vous.
Et mes paroles étaient vraies, car chaque mot de ce pauvre homme faisait vibrer en moi un tendre souvenir, souvenir triste et qui mettait devant mes yeux la pâle et mélancolique figure de mon ami Walter. N'existait-il pas en effet entre ce narrateur à demi sauvage et mon pauvre compagnon d'infortune une similitude étrange?
Tous deux, forcément jetés dans une carrière antipathique à leurs goûts, avaient été les victimes d'une haine brutale sans cause, et partant sans excuse. Ce rapport, si poignant pour moi et qui remplissait mon cœur d'une douloureuse compassion, m'attira vers le capitaine.
Sa parole lente, sa voix douce, son regard pensif, me firent oublier les affreuses caricatures qui souillaient son corps, et je ne vis plus ses traits qu'au travers de mes souvenirs ou, pour mieux dire, que dans la beauté de son âme.
«—Enfin, reprit le conteur en me remerciant de mon attention par un bienveillant sourire, nous entrâmes dans la mer de la Chine.
Une nuit le vaisseau était amarré près d'une île (j'ai oublié pour quelle raison), on m'ordonna d'aller me coucher dans le bateau qui était derrière le bâtiment, afin de le garder. J'obéis avec joie, car en entendant cet ordre, l'idée que je pouvais saisir cette occasion pour me sauver me traversa l'esprit. Sans craindre ni même réfléchir sur les dangereux hasards d'une pareille entreprise, je m'abandonnai à l'impulsion rapide qui se faisait la maîtresse de ma conduite.
Je trouvai dans le bateau un mât, une voile et un petit baril d'eau, car la veille on s'en était servi pour aller explorer l'île. La trouvaille inattendue de ces différents objets me persuada que la Providence, après m'avoir inspiré, veillait encore sur moi; ma détermination fut dès lors complétement arrêtée.
Pauvre insensé que j'étais! il ne me vint pas même à l'esprit qu'il me manquait les choses les plus indispensables, et surtout la première de toutes: du pain.
Mon repas du soir était dans ma poche, et il se composait de biscuit et d'un morceau de bœuf. Quant au lendemain, Dieu y pourvoirait, ou, pour mieux dire, je ne songeais ni à mes besoins futurs ni aux difficultés inouïes que j'allais avoir à surmonter.
La nuit était sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la nuit était assez calme.
Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui attachait le bateau, et, après quelques minutes d'anxieuse attente, j'élevai le mât; je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt loin du vaisseau.
Une heure s'écoula, et cette heure eut pour mon cœur palpitant la durée d'un siècle. J'avais si grand'peur d'être vu et par conséquent arrêté dans ma fuite! Les hommes de quart découvrirent l'enlèvement du bateau, car une lanterne fut hissée et je vis distinctement une lumière bleue.
Ce signal m'épouvanta, et je me dirigeai vers l'île de manière à gagner son côté opposé au vent, pour m'y cacher jusqu'à l'entière disparition du vaisseau.
Grâce à mon penchant pour les voyages sur mer, grâce encore à l'intérêt d'enfant et de jeune homme que j'avais pris à examiner les bateaux dans les chantiers du port de Londres, je savais très-bien en gouverner la marche.
Veuillez, monsieur, réfléchir pendant quelques secondes sur l'étrange métamorphose non-seulement de mon esprit, mais encore de mes vues et de mon caractère. Né au milieu du confort d'une existence heureuse, j'avais été, dans l'espace de quelques mois, de fils de famille aimé et libre dans la maison paternelle, transformé en misérable, en domestique, en esclave, et à ce changement déplorable en succédait un peut-être plus déplorable encore, mais dont mon esprit n'approfondissait pas les inévitables douleurs.
Le lendemain de ma fuite, j'entrevis l'abandon réel de ma position, et j'eus peur en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole, sur un petit bateau, frêle planche de salut, pour m'aider à franchir cet abîme immense qu'on appelle l'Océan. Je vous avoue franchement que j'aurais été heureux de reprendre ma chaîne sur le vaisseau. Je pleurai amèrement, et mes mains défaillantes abandonnèrent le gouvernail.
La vie me devint odieuse, et mes yeux aveuglés suivirent d'un regard morne la marche du bateau, qui voguait à la grâce du vent et des flots.
Les cruels tiraillements de la faim m'empêchèrent de dormir. Cependant le besoin de repos est si impérieux pour un corps jeune, qu'après avoir bu quelques gouttes d'eau mes yeux se fermèrent et une somnolence agitée m'étendit, faible et sans courage, dans le fond de ma barque.
Je dormis, et quand je m'éveillai, le jour était resplendissant. Je tendis ma voile au souffle de la brise, et je naviguai avec le vent en cherchant à découvrir dans quelle latitude je me trouvais.
À en juger par la direction du vent et par la position de l'étoile du Nord, je marchais vers les îles de l'archipel de Sooloo, et la terre élevée que j'avais aperçue en m'éveillant était Bornéo. Je naviguai vers le sud, pensant que l'île de Paraguai, près de laquelle j'avais laissé le vaisseau, se trouvait derrière moi.
La brise se maintint douce et fraîche. Nul vaisseau n'apparaissait sur la nappe d'azur de l'Océan, et ma barque volait sur l'eau comme une mouette effrayée.
Je voulais gagner Bornéo, mais le vent changea, et je fus contraint, ne pouvant lutter avec lui, de continuer ma course au gré de son caprice.
La crainte de mourir de faim me donnait d'affreux tiraillements d'estomac. Je surmontai cette douleur, plutôt morale que réelle, et je m'occupai de la course de mon léger bâtiment. Le vent doublait de force, et j'étais sûr d'arriver bientôt à une des nombreuses îles dont je voyais les formes devant moi, et j'étais bien déterminé à descendre sur le premier rivage qui s'offrirait à mes regards.
Je passai la journée dans les spasmes de l'agonie; j'avais horriblement faim, et je me sentais aussi malade que désespéré.
J'atteignis le soir sans découvrir aucune terre, et je perdis de vue celles qui étaient derrière moi. Ces alternatives d'espoir et de mécomptes accablèrent mon esprit, et j'accusai le ciel de m'avoir abandonné sans commisération à mon inexpérience et à ma faiblesse. La nuit était aussi claire que le jour; mais cette clarté, propice si j'avais eu une boussole pour guide, ne m'était d'aucun secours. Triste, fiévreux et maussade, je tenais d'une main faible le gouvernail, lorsqu'un bruit indistinct me fit tressaillir; quelque chose venait de franchir les bords de mon bateau; je me traînai vers cet objet inconnu, et une joie bien naturelle remplit mon cœur, lorsque je découvris un poisson aux écailles argentées et pesant près d'une livre. Mais ma joie fut de courte durée, car je n'avais ni feu pour faire cuire mon imprudent visiteur, ni couteau pour lui enlever son épaisse écaille. J'étais entièrement dépourvu de tout.
Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je repris avec désespoir mon poste au gouvernail.
Quelques minutes après, je fus encore arraché à mes sombres réflexions par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de l'eau.
Je manœuvrai du côté de cet objet, et je saisis une tortue. Ces deux enfants de la mer, envoyés par cette divine protectrice des malheureux que nous nommons la Providence, en m'ôtant la crainte de mourir de faim, tranquillisèrent mon esprit. Je remerciai le ciel, et après avoir attaché le gouvernail, je m'endormis presque calme.
Malheureusement je fus éveillé par le froid de l'eau qui se précipitait sur moi par-dessus le plat-bord du bateau, penché de côté et tout près de couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis lestement les nœuds, et, quoique pleine d'eau, la barque se releva.
J'employai tout mon courage et toutes mes forces à vider avec ma casquette ce dangereux réservoir d'eau, et quand j'eus achevé cette pénible besogne, le vent souffla avec violence, la mer s'agita et la lourdeur de l'air me fit pressentir un orage. Je remis la voile à sa place, et le bateau glissa sur la mer avec une rapidité si grande, qu'elle me donna la certitude de pouvoir approcher de la terre avant le lever du soleil.
Les tiraillements d'estomac dont je souffrais depuis quarante-huit heures devinrent si violents, que j'y cherchai un remède dans la repoussante nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa queue, et, grâce à ma faim, la goût du poisson m'en parut si délicieux que, tout surpris de la rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me demandai comment il était possible qu'on eût adopté la maladroite coutume de faire cuire le poisson. Malgré le vif plaisir que je ressentais en dégustant mon frugal repas, j'eus assez de prudence et d'empire sur moi-même pour en réserver une partie; mais celle que j'avais mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en augmenta l'importunité, et mes souffrances redoublèrent.
Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la vis se débattre convulsivement au fond du bateau, et comme elle avait été sur le point de fuir quand l'eau avait inondé mon frêle esquif, je l'attachai par ses nageoires, et je passai le reste de la nuit à me demander par quels moyens il me serait possible d'arriver à sa chair.
—Quelle imprévoyance, me disais-je en contemplant avec désespoir la forte carapace du crustacé, quelle imprévoyance de m'être hasardé seul sur l'immensité de l'Océan sans couteau, sans vivres et sans boussole! Car il me semblait que la possession de ces trois choses m'aurait facilité et même rendu agréable une navigation de dix ans tout autour du globe.»
LXXVI
«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que ses vagues agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre bateau, et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, de vider l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour cette opération, une ressource bien grande.
Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans hésitation l'heure dernière de ma misérable vie.
Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur, mais sans horizon.
Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la mer entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je fus obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond.
Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais de vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de l'horizon, espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait à la vie, un morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse course. Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait involontairement toute mon attention sur la tortue.
J'essayais vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux s'y trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de comprendre qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole que d'en éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma prunelle se tournait toujours vers le même point.
Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à l'avant du bateau.
Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre sur une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris avec désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul secours de mes faibles mains, ce granit d'écaille.
Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à l'exception toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il me semblait que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de l'une ou de l'autre.
Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la conquête de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je mis tous mes soins à chercher dans le bateau la possibilité d'extraire, sans danger de destruction, un fort clou, une pointe ou un morceau de fer qui pût remplir l'office de couteau; malheureusement mes recherches furent inutiles et je ne découvris absolument rien.
Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon pouvoir, mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de sa tête calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace que la semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace.
La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le transport d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé, je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir, sinon de la briser en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler sa dure carapace; mais je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé ma barque qu'entamé, même légèrement, cette espèce de pierre. Après une lutte acharnée, lutte de violence, d'adresse et de ruse, je parvins à saisir la tête de la tortue, je l'attachai fortement avec une corde, et à l'aide de ce dernier moyen je la tuai.»
—Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine.
«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la tortue se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et j'arrachai ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me fit répandre le fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les chairs, le goût m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était rempli de petits œufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de ces œufs calma tout à fait mes douleurs d'estomac.
Une fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de la terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se montrait à ma gauche.»
En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur la table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées ressemblaient à des griffes de vautour.
«—À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans la crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque vers l'île qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma barque, qui volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je croyais, dans la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau avec autant de lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour distinguer le ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir de gagner la terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher mon bateau sans le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le faire, afin de chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par cette précaution, les rochers ou les bancs de sable.
Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où le ressac était d'une prodigieuse hauteur. Tout d'un coup je me trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je pouvais trouver une mort plus douloureuse encore.
Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais dans le bateau ou dans la mer.
Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des rochers; je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit en arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le bruit des vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un si étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes épaules inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du rivage était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition. Ce rivage était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de l'atteindre. Tout d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon frêle esquif.
Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là, je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue, ensanglanté par les blessures que j'avais reçues en me heurtant contre les rochers, je sentis que je coulais à fond.
Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le cœur plutôt de joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et d'insupportable misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de bien-être inonda mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul mortuaire. Je me souviens cependant que je me débattis mécaniquement ou convulsivement; que je recommandai mon âme à Dieu, puis que j'éprouvai une sensation d'angoisse comme si mon cœur eut éclaté dans ma poitrine; puis, enfin, je perdis entièrement connaissance.»
LXXVII
L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa narration, puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en vidant le contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe, il me dit d'un air moitié grave, moitié souriant:
«—Je n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de force ni plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je resté dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues bondissantes, je l'ignore.
La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme d'un rêve, fut une suffocation. Il me semblait—car j'étais incapable de me rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de moi—qu'on essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant imaginaire, qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes derniers efforts, et cela en enveloppant toute ma personne dans l'avalanche des eaux torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid glacial de l'eau, le bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris, me jetaient dans le désespoir d'une impuissance complète.
Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant; mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes sauveurs, car les soins les plus attentifs m'étaient prodigués pour me rappeler à la vie.
Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le bonheur d'échapper aux tourments d'une misérable mort.
En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues,—mon premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir,—me considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir.
La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient leurs poignets ainsi que le bas de leurs jambes.
Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la fraîcheur.
Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi.
La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim.
Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante moisson de fruits et de racines. Je dévorais tout, et les pauvres filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la voracité avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.
Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement satisfaite, je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais échappé à la mort, chose impossible par l'interrogation, mais à savoir dans quel endroit je me trouvais.
La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de cette eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient placés entre la mer et moi.
J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un lac et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était pas visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle prenait la source dans des jungles.
Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de l'eau.
Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au rivage.
Pendant quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; néanmoins, après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et enfin rendu à la vie.
Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et attentivement veillé par mes jeunes protectrices.
Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la petite barque.
Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de l'eau en remontant vers la source.
Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux rives si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que par moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un dôme impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de ces arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et comme des fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une pomme.
L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent non-seulement de mon corps, mais encore de mon souvenir. La rivière faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une infinité de détours, et par moments elle devenait tellement étroite, que deux barques de front eussent été incapables de marcher.
Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait au regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert d'émeraude, et par la croissance extraordinaire de la végétation.
Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet d'eau. Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque aussi profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis avec empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui couvrait la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je n'y pus découvrir aucun sentier.
Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles m'invitèrent à les suivre.
Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.
Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout à fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul propriétaire.
Ce fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines, entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains l'une contre l'autre.
À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes filles et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de joie, des acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina curieusement, et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes pieds, en demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur, les matrones du village accoururent avec un empressement qui donnait à leur marche pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me considérèrent en jetant des cris de ravissement.
La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes rôties, des fruits, du maïs et du riz.
Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards.
—La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de votre bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit d'une vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est vide d'accidents.—Je trouvai donc un asile dans le domaine des êtres les plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et j'appris plus tard que j'étais arrivé dans le pays quelques jours après le départ du roi et de ses sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse autour de l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par an.
Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les filles du roi.
À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses sœurs, et, lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.»
—Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut pas au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid:
—Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de l'étranger recueilli.
—Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante, et mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout mon cœur que cette admirable coutume devienne universelle.
«—Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée ma femme.»
—Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave.
«—Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné de sa suite, il fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé.
Je m'habituai peu à peu aux mœurs douces et naïves de ce peuple primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi lui-même.
Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit État.
Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes belles-sœurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente séparation, et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour.
Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de civilisation, ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de l'île.»
—Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes destiné.
—Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois ans, plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais ont touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos côtes, ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples sans défense.
Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, monsieur, solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des armes et des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent.
—Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est très-utile, mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une pétition pour lui demander un secours personnel sont choses absurdes et infaisables. Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort de ces peuplades? ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul guide ses démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera absolument rien.
—Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de perles d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde, excepté moi, ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor.
—Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en cachette, échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne vous sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent.
Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien que je n'ai pas trahi son admirable confiance.
—Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles de ma famille, et je désire l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si aimé de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la plus odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je reparaisse dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait sauvage par mes goûts, mes mœurs, mes habitudes.
Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à me faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À Londres, ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je serais suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve échappée de sa cage.
LXXVIII
—Mais, au nom du vieux Neptune! mon cher capitaine, dites-moi, de grâce, où vous avez trouvé cet antique vaisseau; ou bien encore, est-ce le banc d'huîtres remplies de perles que vous avez mis à flot?
—Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit mois, je fis un voyage autour de la partie de l'île au sud-est, et ce fut pendant ce voyage que je trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la terre par la seule force du vent. Je l'approchai, et, ne voyant personne sur le pont, j'en franchis les bords.
En ouvrant les écoutilles pour descendre dans l'intérieur du vaisseau, je sentis l'horrible exhalaison qui se répand hors des corps putréfiés, et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-mêle les uns sur les autres, et dans un désordre difficile à décrire. Quelques vestiges de vêtements en lambeaux, de coiffures à demi pourries, nous firent supposer que les corps étaient ceux d'un équipage arabe ou lascar, et peut-être un mélange de ces deux nations. Un énorme chat et quelques rats d'eau d'une monstrueuse grosseur déchiraient et mangeaient les corps, dont l'odeur était renversante.
Mes gens me dirent,—et je crus en leurs paroles,—que ce bâtiment était un vaisseau du pays, attaqué par des pirates, qui, non contents de piller le pauvre navire, en avaient massacré l'équipage.
Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de l'île, après l'avoir nettoyé et arrangé autant qu'il nous fût possible de le faire. J'ai travaillé pendant toute une année pour réparer les nombreuses avaries de ce pauvre naufragé, et vous voyez, monsieur, que mes soins et ma bonne volonté ont produit peu de chose. Mais je n'avais ni outils convenables, ni fer, ni cordages, ni goudron, et je manquais encore de canevas, d'ancre et de câbles.
Je suis donc maintenant fort embarrassé, monsieur, car je ne sais si je dois continuer ma course ou obéir à la voix de la raison, qui me dit de regagner mon île; votre bienveillance m'encourage et m'enhardit à vous demander un conseil. Monsieur, que dois-je faire? Quel parti dois-je prendre?
Je pressai affectueusement les mains du capitaine, et je lui dis d'un ton amical:
—Je ne puis vous donner de conseils, mon ami; mais quelque parti que vous preniez, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'il soit le plus utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous causerons de cela demain, car la nuit s'avance, et il faut que je retourne au schooner.
Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le vaisseau de mon compatriote, accompagné, dans cette seconde visite, par un charpentier et par le bosseman; ils devaient m'aider à examiner le vaisseau, afin de savoir s'il était possible de le mettre en mer.
Le résultat de nos observations ne fut pas tout à fait défavorable au vaisseau. Le prince de Zaoo m'expliqua une fois encore les obligations qui le contraignaient à visiter un port européen pour y faire achat d'armes, de munitions et d'une quantité d'articles différents dont il avait besoin.
Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai donc à Son Altesse de diriger sa course, avec les brises de la terre, le long de la côte de Malabar et de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait réparé et mis en état de tenir la mer; de là, je l'engageai à se rendre au Bengale pour y acheter les objets dont il avait besoin.
L'itinéraire de ce petit voyage une fois arrêté, nous prîmes un verre de grog, et le capitaine répondit aux questions que je lui adressai sur la position, la beauté et la grandeur de son île.
—Très-petite et très-basse, me dit-il, cette île est coupée en deux par une montagne, et les natifs prétendent que, si on doit en croire la tradition, cette montagne était autrefois toujours enflammée, ce qui ferait supposer, ajouta le prince, que l'île était un volcan sorti du fond de la mer, et élargi par du corail vivant; et vous connaissez, monsieur, la rapidité merveilleuse de la végétation de ce climat. Les natifs ajoutent que le village où demeure le roi était entouré par les eaux de la mer et par les coquillages qu'on trouve en creusant la terre. On peut croire à cette opinion, car elle est presque fondée sur des preuves.
L'île entière est maintenant couverte de bois touffus et de forêts impénétrables, à l'exception toutefois du sommet de la montagne et de certaines places qui avoisinent les rivières et les golfes, mais cela parce qu'elles ont été éclaircies par les naturels, qui désiraient y construire leurs habitations. Nous avons dans l'île des sangliers, des chèvres, des daims, des singes, de la volaille. On y trouve aussi des racines bonnes à manger, et une grande variété d'herbes potagères, des mangoustans, des plantins, des noix de coco, et bien d'autres fruits. Ajoutez à cela que les côtes de la mer nous fournissent des coquillages et du poisson. La Providence est si généreuse en notre faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse peu d'inquiétude pour nos besoins matériels. La pêche et la chasse sont nos uniques travaux.
Assez sages pour se contenter de ce qu'ils ont, les habitants de l'île n'usent pas leurs forces pour acquérir un superflu inutile. L'excès de travail rend amer au goût le fruit forcément arraché à la terre, aussi ne lui demandent-ils que les choses qu'elle veut bien donner.
Les femmes veillent avec soin à l'intérieur de leurs maisons.
Notre peuple, répandu dans l'île, habite de petits villages, gouvernés par leurs propres lois, qui sont simples, justes et concises. Un grand conseil est tenu deux fois par an, les rois y assistent, entendent les plaintes, et jugent les différends.
Les femmes sont entièrement libres. Chacune d'elles peut épouser l'homme de son choix et rentrer dans sa famille si, maltraitée par son mari, elle désire s'en séparer.
Avant le mariage, le commerce entre personnes de différents sexes est toléré; mais, quand on est marié, une telle liberté attirerait sur les deux parties le déshonneur, et, de plus, le mépris de la société. La polygamie est permise, quoique les chefs seuls aient la permission d'avoir plus de deux femmes.
Comme chaque femme est obligée de faire l'ouvrage de sa maison, non seulement elle est contente que son mari prenne une autre femme, mais généralement elle la lui procure elle-même, soit une sœur favorite, soit une amie, car il n'y a parmi elles ni servantes, ni esclaves.
Les femmes sont bien faites, agréables et très-attachées à leurs familles; propres en leur personne, elles sont vêtues d'habits faits de l'écorce d'un arbre, et cette écorce, qui est douce et durable, se teint très-facilement et de toutes les couleurs.
Nos maisons sont élevées sur un étage de bambous, et la partie inférieure sert de magasin de provisions. Le tabac que vous fumez croît dans l'île; tout le peuple s'en sert. Les natifs fabriquent leurs pipes de bois avec une sorte de jasmin rampant, et cela en forçant la moelle à sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte; le bassin de la pipe se fait avec un bois brûlé extrêmement dur. Ils font eux-mêmes leurs éperons et leurs couteaux, et les manches de ces derniers sont ornés de sculptures.
Il y a une remarquable diversité dans les traits et dans le teint du peuple.
Il y a eu autrefois quelques relations commerciales par échanges (car la monnaie est inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de solides vêtements, de l'airain et de vieux mousquets, et qui recevaient en échange une variété de gommes, de résines, de noix de coco, de l'huile et du bois de sandal; mais les abords de l'île sont dangereux à cause des courants et des immenses récifs de corail sur lesquels la mer se brise constamment. Il n'y a qu'un port, encore est-il très-petit et très-peu sûr.
—Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi consiste-t-elle?
—Nous avons nos superstitions, monsieur; mais nous n'avons pas de prêtres. Nos chefs président les cérémonies particulières, chantent les prières et offrent des sacrifices aux mauvais esprits.
—Mais, mon cher prince, quelle est leur foi?
—Oh! elle est fondée sur le même principe que la vôtre, une croyance dans le bon esprit qui est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui est dessous.
Le prince de Zaoo avait approvisionné son vaisseau de viande de daim et de chèvre coupée en tranches de l'épaisseur d'une côtelette, de poissons trempés dans l'eau salée et séchés au soleil, et, de plus, d'un grand nombre de noix de coco, d'une réserve d'arrack fait de la séve fermentée de l'arbre, avec melons, citrons, oignons, et une extraordinaire quantité de tabac en feuilles menues, mais d'un excellent parfum.
Le capitaine me donna une charge de tabac et une de ses pipes. J'ai conservé et je conserve encore cette dernière comme un précieux souvenir de cet être étrange. Des figures grotesques et sauvages d'animaux inconnus sont profondément ciselées sur cette pipe.
Pendant la journée, une de ses femmes accoucha d'un prince, et, à ma grande surprise, elle parut sur le pont, avec l'intention de prendre un bain dans la mer.
Ayant déjà employé plus de temps qu'il ne m'était possible à tenir compagnie au capitaine, je songeai à quitter définitivement son bord; je lui fis cadeau d'une carte marine, d'une boussole, de quelques bouteilles d'eau-de-vie et d'un sac de biscuit.
Le bon capitaine m'accabla de remercîments et me contraignit à accepter une petite bourse de perles. Je lui promis de visiter son île à mon premier loisir, et, après nous être cordialement embrassés, nous fîmes voile chacun de notre côté.
LXXIX
Constamment à la recherche de quelque découverte, je ne laissais passer ni à la portée de mon regard ni à celle de ma voix les vaisseaux ou les embarcations du pays qui traversaient la mer. Je les arrêtais tous, les abordant lorsqu'ils en valaient la peine, ou les laissant continuer leur course si leur chargement ne tentait ni mes goûts, ni l'ambition de mon équipage.
Un matin j'aperçus à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise chassée hors de son chemin, à son retour de Bornéo. Cette jonque glissait et flottait si légèrement sur l'eau, qu'elle ressemblait tout à fait à une caisse de thé. Elle avait le fond de sa carène et les côtés du haut bord peints de décorations représentant des dragons verts et jaunes. Les mâts, au nombre de six, étaient de bambou. Une double galerie, ornée de la proue à la poupe, haute comme un grand mât de hune, portait six cents tonneaux. L'intérieur de cette galerie était un véritable bazar, et une grande foule l'encombrait. Chaque individu avait en sa possession une petite part de la galerie, et les parts étaient métamorphosées, là en magasins, ici en boutiques, plus loin en tentes.
L'aspect général de cette jonque était tellement étrange, que je ressentis le plus vif désir de l'examiner dans ses détails.
Tous les métiers y étaient pratiqués comme au milieu de la ville la plus active, depuis la forge du fer, jusqu'à la fabrication de la paille de riz. On s'y occupait encore de la sculpture des éventails d'ivoire, des broderies d'or sur mousseline, et même de la préparation des porcs gras, que l'on portait sur des bambous pour être vendus. Dans une cabine, un Tartare voluptueux et un Chinois au ventre arrondi se préparaient ensemble, et à l'aide d'un mélange de leurs provisions personnelles, à faire le plus grand des festins.
Devant un brasier ardent rôtissait un superbe chien farci de curcuma, de riz, de gousses d'ail, et lardé avec des tranches de porc. À ce rôti, d'un choix si bizarre pour un Européen, était joint le délectable et célèbre colimaçon de mer ou nid d'hirondelle marine, les nageoires d'un requin cuites à l'étouffée dans une gelée d'œufs. Un immense bol chinois, plein de punch, était au centre de la table, et un jeune garçon était chargé d'agiter, avec une cuiller, le contenu de ce bol.
De ma vie je n'avais vu de pareils gourmands, et ils maniaient leurs fourchettes avec la même dextérité qu'apporte un jongleur à faire passer d'une main dans l'autre les objets à l'aide desquels il donne les preuves de son adresse.
Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient de plaisir, et le Tartare, qui avait une bouche aussi grande que l'écoutille d'un vaisseau, paraissait avoir tout autant d'arrimage.
Quand j'eus appris que les deux gloutons étaient les principaux marchands du bord, et partant les personnages les plus remarquables, je me fis annoncer auprès d'eux. Mais, pareils aux immondes pourceaux qui s'absorbent entièrement dans la dégustation de la nourriture étalée devant eux, ils refusèrent de m'écouter, ne voulant pas même, par une seconde d'attention, détourner leur regard et leur esprit de la table à laquelle ils étaient presque cramponnés.
Par mon ordre, un matelot m'introduisit dans la cabine, et dit au propriétaire tartare que je désirais lui parler.
Le Tartare grogna une incompréhensible réponse, et sa main, salie par la graisse, plaça une poignée de riz sur un coin de la table, l'étendit avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz quelques morceaux de lard et cinq ou six œufs, il me fit signe de m'asseoir et de manger.
Cette offre dégoûtante me souleva le cœur; je fis un signe de refus, et, laissant ces brutes malpropres à leur trivial plaisir, je me rendis dans la cabine du capitaine, cabine bâtie près du gouvernail.
Étendu sur une natte, le capitaine fumait de l'opium à travers un roseau, et, en regardant attentivement la carte et la boussole, il chantait d'une voix traînante:
—Hié! Hooé! Hié! Chée!»
J'adressai vainement à ce personnage une foule de questions, et je fus enfin forcé de comprendre que pour obtenir une réponse, il serait aussi raisonnable d'interroger le timon.
D'un côté, un rêveur abruti; de l'autre, deux hommes stupéfiés par la double ivresse de la bonne chère et du punch. Nullité complète d'un côté aussi bien que de l'autre.
Je pris vivement la résolution de me servir moi-même. En conséquence, je hélai le schooner en lui donnant l'ordre de m'envoyer une bonne partie de l'équipage.
Mes gens arrivés, nous commençâmes une perquisition générale. Chaque cabine fut visitée, et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes oreilles furent frappées par un bruit, par un caquetage tellement assourdissant, que, de mémoire d'homme, il ne s'en était jamais entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille évolutions, les allées et venues, les tours d'adresse des singes, des perroquets, des kakatoës, des canards, des cochons et de divers autres bêtes et oiseaux qu'on voyait par centaines dans cette arche de Mackow.
La consternation et la terreur répandues parmi la foule bigarrée de l'équipage ne peuvent se décrire: elles étaient délirantes. On n'aurait jamais pu croire qu'un vaisseau placé sous le pavillon sacré de l'empereur de l'univers, le roi des rois, le soleil de Dieu qui éclaire le monde, le père et la mère des hommes, pût, et dans ses propres mers, être aussi mal gouverné.
Le premier instant de stupeur passé, l'équipage s'écria:
—Qui êtes vous? Depuis quand êtes-vous là? Que faites-vous ici?
Toutes ces questions étaient faites sans qu'un regard daignât apercevoir le schooner, dont les bords bas et noirs, tandis qu'il était en travers de la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un simple bac ou à un serpent d'eau. Quand les Chinois découvrirent mon vaisseau, ils parurent fort surpris qu'une troupe si nombreuse et si bien armée fût sortie d'un bâtiment à l'apparence tellement insignifiante, que sa carène sortait à peine des eaux.
En voyant transporter ses ballots de soieries dans nos bateaux, un marchand de Hong nous offrit des foulards, en protestant contre la confiscation de ses marchandises, et cela sous le prétexte que nous ne saurions trouver de place pour les arrimer.
Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois se montrèrent réfractaires et appelèrent au secours pour défendre leur propriété. À cet appel répondirent des soldats tartares, et leur petite troupe, bien serrée, s'abritait sous la corpulence du gras et gourmand propriétaire, qui, la main armée de la carcasse du chien et suivi du Chinois, s'avançait à ma rencontre en soufflant et en crachant.
Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela me fut facile, car elles pendaient jusqu'à ses genoux; de son côté, mon adversaire fit mine de me casser un mousquet sur la figure; mais son action ne fut qu'un insultant défi et non une véritable atteinte, car je lui fermai pour toujours la mâchoire d'un coup de pistolet. La balle entra dans la bouche du gros personnage. Comment aurait-elle pu faire autrement, cette bouche étant fendue d'une oreille à l'autre?
L'homme tomba avec moins de grâce que César, mais comme un bœuf frappé à la tête par un coup de massue.
Les Chinois ont autant d'antipathie pour le salpêtre (excepté dans les feux d'artifice) que les bœufs de Hatspur et les seigneurs bien vêtus, et leur empereur, la lumière de l'univers, punit aussi sévèrement celui qui tue ses sujets qu'un propriétaire celui qui tue ses oiseaux.
Un comte anglais me disait l'autre jour qu'il ne voyait pas de différence entre le meurtre d'un lièvre et le meurtre d'un homme, car il réclamait la même punition pour les deux cas. Cependant j'ai tué bien des lièvres sur les propriétés du Comte, et bien des hommes dans le temps de mes excursions au travers du globe.
Mais revenons à la jonque.
Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais elle ne dura qu'une ou deux minutes; quelques flèches furent tirées et deux hommes tombèrent.
Irrité de l'opposition que les Chinois tentaient de mettre à la réalisation de mes desseins, je ne ramassai point les objets de prix que j'avais convoités, je refusai l'argent qu'ils m'offrirent pour racheter leur cargaison, et je m'emparai de la jonque comme d'une proie légitime.
Nous commençâmes alors un pillage régulier, et l'intérieur des magasins et des cabines fut entièrement dévalisé. Tout fut fouillé: coins obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles, et les ballots ouverts tombèrent sur le pont.
La partie massive de la cargaison, qui consistait en camphre, bois de teinture, drogues, épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies, le cuivre, une quantité considérable d'or en lingots, quelques diamants et des peaux de tigre devinrent notre propriété.
En mémoire du vieux Louis, je mis de côté plusieurs sacs remplis de colimaçons de mer, car j'avais trouvé une prodigieuse quantité de ces précieux animaux dans la cabine du marchand tartare. Je n'oubliai pas de m'emparer des œufs salés qui, avec du riz et de la graisse de porc, formait la première partie de l'approvisionnement de la jonque. Quelques milliers de ces œufs me donnaient pour mes hommes une excellente et agréable nourriture.
Les Chinois conservent les œufs en les faisant simplement bouillir dans l'eau salée jusqu'à ce qu'ils soient durs: le sel pénètre à travers la coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant de longues années.
Le capitaine philosophe, dont la mission était de veiller à la navigation et au pilotage de la jonque, n'ayant rien à faire avec les hommes et la cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa drogue narcotique.
Son regard appesanti était encore fixé sur la boussole, et sa voix psalmodiait:
—Hié! Hooé! Hié! Chée!
Quoique je lui eusse demandé à plusieurs reprises et sur tous les tons s'il était attaché à sa natte, je n'avais pu obtenir pour toute réponse que cet éternel refrain:
—Hié! Hooé! Hié! Chée!
Voyant l'inutilité de mes demandes, je dirigeai mon couteau sur la poitrine du capitaine; mais mon geste passa inaperçu, car les yeux du dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je cassai le réservoir de sa pipe, et il continua à aspirer par le tuyau, en répétant:
—Hié! Hooé! Hié! Chée!
Je poussai le capitaine hors de sa cabine, et, passant à la poupe, je coupai les cordes du timon; la jonque glissa au gré des flots; mais j'entendis encore le capitaine chanter sur le même ton de calme indifférence:
—Hié! Hooé! Hié! Chée!
Nous avions fait une bonne capture; tout notre vaisseau était rempli de marchandises; nos hommes échangèrent leurs guenilles contre des chemises et des pantalons de soie aux couleurs variées, et cet accoutrement leur donnait plus de ressemblance avec des jockeys qu'avec des matelots.
Quelques jours après, je fis sortir d'un ballot de pourpre, dans lequel elle s'était nichée, une nonchalante et belle truie chinoise, qui pensait peut-être que ce lit royal lui était acquis parce qu'il faisait partie de l'équipage, ou parce qu'il avait servi à la transporter à bord.
J'eus aussi quelques armes curieuses, entre autres le mousquet qui, s'il avait obéi à la bienveillante intention de son maître, eût terminé ma carrière. Le canon, la platine et les montures de ce mousquet étaient profondément ciselés, des roses et des figurines d'or massif les couvraient. Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me rappelle la circonstance qui l'a mis en ma possession. Sans l'intérêt du souvenir que j'y attache, il aurait, comme tant d'autres objets, été éloigné de moi, et par le temps, dont l'immensité absorbe tout, et par la préoccupation de plus graves événements.
LXXX
Je me trouvai bientôt au sud-est de l'île de Bornéo; le moment de rencontrer de Ruyter était proche; je songeai donc à me diriger en toute hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un petit groupe d'îles situé tout près de Bornéo. Mais, au moment de gagner la vue de la terre, le vent s'abaissa tout à fait, et nous restâmes stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet arrêt me fut doublement fatal, car il retarda mon arrivée auprès de de Ruyter, et me fit perdre un de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes et suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il clouait un morceau de cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J'étais sur le pont: je courus vers la proue, et je vis un énorme requin dont la mâchoire monstrueuse s'était saisie de la jambe du matelot. Le monstre fouettait la mer à l'aide de sa longue queue, et il tiraillait sa victime en cherchant à l'entraîner avec lui. Une forte corde était attachée sous les aisselles de l'homme, qui se cramponnait aux chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la cruelle mort qui le menaçait. Quand il m'eut aperçu, il s'écria d'un ton lamentable:
—Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi!
Je dis aux hommes accourus à l'appel désespéré de leur malheureux camarade d'apporter des harpons, des piques d'abordage, et de mettre à l'eau le bateau de poupe.
Avec la promptitude des matelots, qui ne craignent rien quand ils voient un de leurs amis en danger, ils attaquèrent le monstre. Un frère du malheureux sauta dans la mer, armé d'un poignard. L'écume était rougie par le sang, car le vorace et cruel démon de la mer avait été blessé et harponné avant d'avoir lâché sa proie. Malheureusement la corde du harpon ne put résister au double effort de la lutte du requin et de la persistance des hommes: elle se brisa, et notre proie disparut dans la profondeur de la mer.
Évanoui de douleur et d'épouvante, le pauvre matelot fut doucement posé sur le pont; sa jambe était mutilée d'une manière horrible, la chair du mollet était arrachée; elle pendait comme un bas, en laissant les os entièrement à découvert.
J'avais, à bord du schooner, une espèce de chirurgien que Van Scolpvelt avait ramassé à l'île de France. C'était un paresseux, un ivrogne, mais il connaissait parfaitement son métier. Malgré les soins habiles du docteur, le blessé mourut. Cette perte était inévitable, car la gravité de la blessure dépassait l'art de la chirurgie.
À bord d'un vaisseau, une mort inattendue produit toujours de profondes et douloureuses sensations; tous les hommes de l'équipage en souffrent. Ces sensations se traduisent chez les uns par un abattement moral qui vient de la crainte d'un pareil sort; chez les autres, par une sorte de superstition craintive. Les matelots sont aussi ignorants et ont aussi peu de rapport avec les gens instruits que les Arabes emprisonnés dans l'immensité du désert.
Le matelot n'étudie que la mer, l'Arabe ne voit que ses landes sablonneuses, les vents et les étoiles. Semblable aux livres de magie, le caractère des éléments ne peut être déchiffré, et qui pourrait contempler les puissances mystérieuses du ciel et de la mer sans devenir superstitieux? Certainement ce n'est ni l'Arabe rêveur ni le matelot craintif, car la croyance de ces deux hommes dans la vérité des signes et des présages est aussi vieille que le sable et la mer. Cette superstition est donc générale; elle a été partagée par les marins de toutes les nations et de tous les cultes, depuis le grand Nelson, depuis même le capitan-pacha, commandant de la marine ottomane, jusqu'au corsaire mainotte et au rais arabe, qui assurent que c'est un terrible présage de malheur de commencer un voyage le vendredi. Cependant ce jour est celui du sabbat, du mosleum et de plus encore celui du crucifiement du Sauveur des hommes.
J'avais commencé mon dernier voyage et quitté l'île de Poulo-Pinang pendant la matinée d'un de ces jours néfastes; et une chose digne de remarque, c'est que trois hommes de mon bord, et trois des meilleurs marins et des plus estimables par la grandeur de leur caractère, s'étaient montrés vivement peinés lorsque j'avais donné l'ordre de lever l'ancre. La moquerie insouciante avec laquelle j'accueillis l'expression de leurs superstitieuses craintes m'attira cette prophétique réponse:
—Vous verrez, monsieur, vous verrez; nous ne sommes pas encore rentrés au port.
Le malheureux dont j'avais à déplorer la perte était un de ces trois hommes, et le frère de cet infortuné mourut peu de temps après, et d'une manière aussi bizarre.
Un jour que je me trouvais en panne à la hauteur de Bornéo, je quittai le schooner dans un bateau pour aller voir une petite baie située à l'embouchure d'une rivière. Quand j'eus visité la baie, nous suivîmes le courant de la rivière et nous jetâmes le grappin afin de dîner en repos. À la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le frère du mort, nageur de première force, engagea un Malais à lutter avec lui de vigueur et d'adresse; ils se jetèrent ensemble au milieu du courant et disparurent bientôt à nos regards. Cette disparition me parut si longue, que je commençai à m'en effrayer. Tout à coup, la noire tête de l'Indien se montra à la surface de l'eau.
—Sur mon âme, s'écria-t-il en aspirant l'air à pleins poumons, cet homme est le diable en personne, car il m'a vaincu.
Le noir regagna le bateau, mais le marin ne revint pas. Notre anxiété fut terrible: tous les regards étaient tournés vers l'eau comme s'ils avaient eu la puissance d'en pénétrer le profond courant; mais le malheureux plongeur ne se montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et j'employai à cette malheureuse recherche tous les moyens dont il m'était possible de disposer. Ils furent infructueux.
La nuit nous obligea à regagner le schooner. La mort bizarre de ces deux frères produisit sur l'équipage une douloureuse impression. Quel obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son retour vers nous? Était-ce la végétation touffue qui rampait dans le fond de la rivière, ou bien encore les branches d'un arbre l'avaient-elles entouré de leurs réseaux de mort? Je m'adressai vainement toutes ces questions, questions insolubles et dont le secret était entre les mains de Dieu. Quelques-uns de mes hommes pensèrent que le chagrin avait porté le pauvre matelot à chercher un refuge dans une mort volontaire.
La fatale destinée de ces deux hommes nous attrista horriblement, et leur souvenir couvrit le schooner d'un voile de deuil.
Nous reprîmes notre course en nous avançant avec lenteur le long de la côte du sud-est pour gagner le port où avait été fixé le rendez-vous avec de Ruyter. Le temps, extraordinairement clair et beau, était rafraîchi par de calmes et douces brises.
Un soir, quelques minutes avant le coucher du soleil, de légères et diaphanes vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes du côté de l'ouest. Au moment où le soleil disparut derrière ce voile de gaze, une barre de flamme s'élança le long du sommet des montagnes, s'entrelaça autour du sombre dôme de la cime la plus élevée et y resta pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune était d'un rouge sombre, la mer changea de couleur et devint extraordinairement calme et transparente. Je tressaillis en voyant les rochers, les poissons et les coquillages qu'elle renfermait dans son sein. Nous sondâmes, il y avait douze brasses d'eau. L'atmosphère était brûlante et lourde, et la flamme d'une chandelle allumée sur le pont s'élevait aussi claire que si elle avait été dans une caverne.
Je donnai l'ordre de ferler les voiles, de laisser tomber l'ancre en attendant, pour la lever, le premier souffle du vent.
—Mon brave, dis-je au second contre-maître, qui, avec les deux frères, s'était montré soucieux quand j'avais choisi un vendredi pour le jour de mon départ, maintenant que nous sommes amarrés, le charme fatal est détruit, n'est-ce pas?
—Nous ne sommes pas encore dans le port, monsieur, me répondit le marin d'un ton et d'un air pleins d'humeur.
LXXXI
Le rivage qui se trouvait auprès de nous était excessivement bas: il ressemblait à un immense marais couvert de prodigieux roseaux qu'on voyait onduler çà et là sans que le moindre souffle du vent en agitât les hautes tiges. Ce marais était la demeure des sauvages éléphants, des tigres, des boas, et l'air pestilentiel qui s'en exhalait en rendait l'abord et même le voisinage extrêmement dangereux.
Au milieu du profond silence de la nuit, nous crûmes entendre le rugissement des tigres; ces voix graves et sonores nous faisaient frissonner d'épouvante. J'attendais avec une anxieuse impatience le premier souffle de brise, tellement je souffrais d'exposer mon équipage aux réels dangers de ce sombre rivage. Évidemment le pays était inhabité et inhabitable pour des hommes, et cependant l'obscurité de la nuit nous laissa voir des lumières semblables à celles dont se servent les pêcheurs, et qui vacillaient çà et là; d'autres nous paraissaient stationnaires, comme si elles provenaient des huttes d'un village.
Le ciel n'avait ni étoiles, ni nuages; il était pur, et son calme menaçant fut enfin troublé par le rayonnement des éclairs qui illuminèrent les montagnes.
J'étais assis sur le pont avec Zéla, et nous regardions ces signes extraordinaires et qui nous pénétraient insensiblement d'une profonde mélancolie. Zéla me racontait, de sa voix douce et musicale, les effrayantes tempêtes qu'avaient vues ses premières années. Elle me parlait de ces feux étranges, des simouns, des orages, passage du vent dans les brûlants déserts de son pays natal. Tout à coup, un bruit étrange, bruit plus fort que celui que fait le tonnerre en se précipitant dans l'espace, fit retentir l'air d'une sinistre clameur.
—Chut! m'écriai-je en laissant tomber la main de Zéla. Que s'est-il passé?
Je bondis sur le pont; mais le coup était porté avant qu'il me fût possible d'appeler mes hommes endormis sur le tillac.
Nous étions complétement démâtés.
Je regardai en haut, et la clarté des éclairs me montra deux longues perches nues. Les barres de bois, les vergues, les agrès, tout avait été emporté par le vent. La mer, qui était blanche d'écume, nous couvrait comme si nous avions été placés sous une cataracte.
Nos sabords et une grande partie des passages avaient été emportés, les fers des canons enlevés, et les canons eux-mêmes détachés à leur place. Notre petit vaisseau plongeait follement dans la mer, et pendant une seconde, nous nous trouvâmes entièrement submergés. D'une main je saisis Zéla, de l'autre les haubans, mais c'était avec une peine inouïe que je résistais à l'entraînement de l'eau. Si le câble attaché à l'ancre ne s'était pas brisé, nous eussions infailliblement coulé à fond.
Enfin, je repris un peu d'espoir en voyant la proue du schooner reparaître au-dessus de l'eau.
Je hélai mes hommes, mais personne ne répondit à mon appel.
—Mon Dieu! m'écriai-je, la mer a-t-elle englouti tout l'équipage?
Quelques matelots, pâles, muets, haletants, se traînèrent vers moi.
—Y a-t-il des hommes hors du navire? leur demandai-je avec angoisse.
Et, en faisant cette question, je regardai à la proue.
—Oh! capitaine! s'écria une voix venant de la mer, à l'aide, par grâce, à l'aide!
Les éclairs qui sillonnaient la nue resplendissaient comme des rayons de soleil sur la blancheur immaculée de la mer, et dans cette nappe d'argent je pus distinguer plusieurs têtes noires qui luttaient faiblement contre la violence des vagues.
La voix qui m'avait appelé était celle d'un garçon suédois que j'aimais beaucoup, et mon imagination me montra aussitôt le pauvre marin dans le désespoir d'une horrible agonie.
Le fatal simoun était passé. Je détachai Zéla, qui s'était suspendue à mon bras par une étreinte convulsive, et, après l'avoir mise en sûreté, j'ordonnai à mon contre-maître américain de tenir le gouvernail. Cela fait, je me précipitai vers un petit bateau qui était sur la poupe, car celui de la proue avait été emporté, et, voyant avec joie qu'il avait échappé à la violence des vagues, je criai aux hommes de venir m'aider à sauver leurs camarades. Ils hésitèrent un instant, car les pauvres diables savaient à peine s'ils étaient sauvés eux-mêmes. Ils se mirent néanmoins à ma disposition, et, pour exciter le courage de mes compatriotes, je les appelai par leurs noms en leur disant:
—Voyons, mes garçons, faut-il que nos camarades périssent faute d'un bateau et d'une corde? Bon courage! venez, mettez vite le bateau à l'eau. Où est Stang? Par le ciel, il est dans la mer, car je n'aurais pas eu besoin de l'appeler... Vite, mes garçons, poussez le bateau... bien; maintenant, prenez garde, il peut vous échapper ou couler à fond... La, la, il est à flot; maintenant, que quatre des meilleurs hommes du bord entrent dedans. Je vais avec vous; je sais où ils sont; et vous, criai-je au contre-maître, gardez le vaisseau sous le vent, hissez des lumières et préparez des cordes.
Nous quittâmes le vaisseau; le vent s'était soudainement abaissé; mais la mer était aussi agitée et aussi tumultueuse que l'est une rivière à l'endroit où elle se jette dans la mer. Les éclairs avaient disparu, et la nuit était profondément obscure.
Aussitôt que nous fûmes derrière le schooner, nous ramassâmes deux hommes qui s'étaient sauvés en s'attachant aux morceaux de bois qui flottaient auprès du vaisseau. Je fis ramer dans toutes les directions, en appelant mon second contre-maître et le garçon suédois qui s'étaient perdus. Nos recherches furent vaines, et la crainte de périr nous-mêmes m'obligea à faire diriger notre marche sur le vaisseau.
Le vent et la pluie nous fouettaient la figure; la nuit était horrible; ce fut avec une peine inouïe que nous arrivâmes à gagner le côté droit du vaisseau, que le vent poussait avec violence vers la mer.
Au moment où les naufragés essayèrent de grimper à bord du schooner, un roulis frappa le bateau, qui coula à fond, me laissant avec six hommes flotter sur la surface de l'eau.
Je m'éloignai rapidement de mes compagnons, dans la crainte d'être saisi par la main convulsive d'un mourant, car j'entendais aussi confusément que dans un rêve leurs cris de désespoir.
En entrant dans le sillage du vaisseau, qui s'éloignait rapidement, je vis les hommes du bord se précipiter à l'arrière pour nous jeter des cordes; aucune ne nous atteignit. Alors on nous cria de saisir les barres de bois qui flottaient autour du vaisseau; mais ces barres étaient trop loin de la portée de nos mains.
—Une corde, ou nous sommes perdus! criai-je d'une voix distincte, car je savais que le seul bateau qui restait sur le schooner ne pouvait pas être mis à l'eau.
Je crus que ma dernière heure était arrivée. Tout à coup, quelque chose de blanc parut sur le pont du schooner, et une voix divine, une voix céleste, une voix qui pénétra mon cœur, qui domina le bruit de la tempête et les cris des malheureux, cria:
—Voici une corde, mon Dieu! portez-la jusqu'à lui ou faites-moi mourir!
L'extrême bout d'une petite corde blanche vint tomber presque dans ma main. Bien sûrs étaient les yeux qui l'avaient dirigée, bien ferme la main qui l'avait tendue. Cette main était la tienne, Zéla; ton petit bras et tes doigts mignons possédèrent en ce moment suprême plus de force que ceux des plus vigoureux marins; ils sauvèrent cinq hommes qui n'avaient plus devant eux pour tout avenir qu'une minute d'existence!
Je puis à peine voir le papier sur lequel j'écris, car les longues années qui se sont écoulées depuis ce jour heureux et néfaste n'en ont point amorti le souvenir.
Ô mon ange adoré, ne m'avez-vous pas, du haut du ciel, pris sous la sainte égide de votre protection, en me préservant de la mort dans les batailles où je la cherchais avec désespoir? N'avez-vous pas, esprit gardien, détourné le coup de l'assassin prêt à frapper un cœur dévoué à vous seul? N'avez-vous pas guéri les blessures qui étaient trop graves pour se cicatriser à l'aide des remèdes humains, et ouvert les mains de la mort quand j'ai senti ses doigts glacés se presser sur ma poitrine? Ne m'avez-vous pas rendu la santé par les moyens les plus miraculeux?
LXXXII
Mais, esclave de mes devoirs, je suis forcé de reprendre le cours de ma narration. Zéla, qui n'avait pas quitté le pont (elle ne le quittait jamais à moins d'y être forcée par mes prières), avait été présente à toute la calamité. Comme je l'ai déjà dit, Zéla appartenait à une race énergique, et sa forme fragile possédait un caractère et une âme d'une incroyable énergie. Elle avait montré aux matelots à bord du schooner—les yeux de l'amour percent les ténèbres de la plus sombre nuit—où il fallait jeter les cordes; mais, n'ayant pas confiance en l'adresse des matelots, elle avait saisi la sonde de la mer sur laquelle, heureusement, il n'y avait pas de plomb, et, après avoir démêlé un grand rouleau, elle courut sur les cordes du pied du grand mât. L'homme qui me fit la narration de ce qui s'était passé me dit que Zéla courait comme un esprit de l'air.
Quand Zéla fut sur l'extrême bout, elle entendit ma voix, et, dirigée par le son, elle jeta le rouleau de corde. Dans la crainte de mal viser son but, la pauvre enfant avait attaché l'autre bout avec l'intention de se jeter dans la mer pour me l'apporter. Quatre des hommes qui étaient avec moi saisirent la corde, qui n'était pas beaucoup plus grosse qu'une corde à fouet, et il est vraiment merveilleux qu'elle ait pu nous supporter.
Le schooner nous jeta un autre appui, et nous nous trouvâmes bientôt en sûreté.
Deux hommes qui, ne sachant pas nager, s'étaient entortillés dans les cordages du bateau, disparurent avec lui, car il est bon de remarquer que les marins sont généralement très-mauvais nageurs.
Dès que j'eus franchi le bord du schooner, Zéla se jeta dans mes bras. Ses lèvres étaient aussi froides que de la glace, et son visage, d'une pâleur livide, paraissait couvert des ombres de la mort. Je plaçai Zéla sur l'écoutille, à côté de la jeune fille malaise, et, en voyant son corps inanimé soutenu par la petite esclave, je m'écriai avec angoisse:
—Mon Dieu! mon Dieu! va-t-elle donc mourir?
La vieille Kamalia, qui était couchée dans la cabine, s'écria aussitôt:
—Non, malek, il est vrai que la Mort est venue, mais ce n'est pas encore pour ma jeune maîtresse; quand elle viendra de nouveau, la sombre fille de la nuit, la noble race de Bani Bedar Kurcish, qui est contemporaine avec les sables, sera éteinte pour toujours. Quand la vague salée et destructive touche la racine des dattiers du désert, ils meurent; ceci est écrit dans le livre du prophète. Je rachète par ma mort la vie de lady Zéla, et je jurai, le jour où la Mort prit sa mère, qu'au moment où cette déesse des ténèbres prendrait une âme de notre maison, cette âme serait celle de la vieille Kamalia. Démon bleu! le prophète m'a entendu, il faut que tu lui obéisses.
Ces paroles furent suivies d'un râle étouffant, et je crus que la pauvre nourrice se noyait.
Je savais que la cabine avait été remplie par l'eau de la mer, je demandai une lanterne, et j'ordonnai à la jeune fille malaise et à deux hommes de porter la pauvre femme sur le pont.
Il n'y avait pas un seul vêtement sec sur le vaisseau, et tous les soins que je pouvais donner à ma chère Zéla se réduisaient à des caresses. Je pressais convulsivement contre mon sein le corps glacé de la pauvre enfant; je soufflais sur ses yeux, et après mille peines, j'eus le bonheur de voir monter sur ses joues pâlies une légère rougeur.
Les hommes que j'avais chargés d'enlever la vieille Kamalia de la cabine envahie par l'eau me crièrent qu'elle était morte, roide et froide comme une pierre.
Lorsque la cabine fut mise en état de recevoir ma femme, je l'y transportai, aidé par la jeune fille malaise, qui me promit de veiller sur elle; et, le cœur plus tranquille, je me rendis sur le pont.
Le soin de débarrasser le vaisseau des débris qui l'encombraient occupa trop mon esprit pour me donner le loisir de faire l'énumération des pertes d'hommes que nous avions faites. Tout à coup, mes oreilles furent frappées par des cris perçants poussés par la jeune Malaise. Je me précipitai vers la cabine, et je trouvai Zéla dans les convulsions de l'agonie. La pauvre chère était saisie avant terme par les douleurs de l'enfantement, et elle mit au monde un petit être sans vie. Quand les douleurs de Zéla se furent calmées, je la contraignis à boire un verre de grog très-fort. Cette brûlante composition réchauffa son sang, et elle tomba bientôt dans le calme d'un profond sommeil.
Sous la bienfaisante influence de cet heureux repos, le visage de Zéla reprit son expression de douceur divine, et elle me parut si parfaitement belle, que je la regardais avec autant de plaisir et de surprise que si mon regard ne s'était jamais fixé sur sa délicieuse figure.
Dans la crainte que le souvenir de la vieille Kamalia ne vînt, au réveil, frapper l'esprit de Zéla, je défendis à la Malaise de parler de la mort de la pauvre femme, et je me disposai à faire disparaître son corps.
Une lanterne à la main, je m'approchai de l'endroit où son cadavre avait été déposé. La figure de Kamalia n'avait subi aucun changement; elle ressemblait à une momie que j'avais vue à l'île de France, et qui, datant de l'époque de Cléopâtre, avait été enterrée près de deux mille ans.
La momie dont je parle avait autant d'apparence de vie que les restes livides et flétris de la nourrice. Les vers étaient bien fraudés de leur proie, car la peau, d'un bleu livide, ne couvrait que des os. Une raie, d'un cramoisi terne, tachait une veine des tempes, et sur cette veine descendaient quelques mèches de cheveux gris semblables à de la mousse sur un arbre mort. Les bras de Kamalia pendaient roides, et toute la pose de ce corps avait une expression de rigidité sauvage. Je cachai le cadavre de la fidèle servante dans une cabine isolée, et je remontai sur le pont.
—Des battures à l'avant!... cria un homme en vigie.
Malgré son état fracassé, le schooner, qui avait quelques voiles, passa les battures, et nous vîmes le ressac qui se brisait sur les rochers enfoncés dans l'eau. Au point du jour, le temps reprit sa tranquillité, le soleil se leva dans toute sa splendeur, et un voile de brouillard vaporeux se suspendit au-dessus du rivage d'où l'ouragan nous avait éloignés.
Le vaste et sombre marais dont nous avions rasé les bords couvre une immense étendue de terre; il est exactement placé au-dessous de l'équateur. Je bénis encore le ciel que sa fureur nous ait chassés des rives dangereuses de cet impur terrain, dont la vapeur pestilentielle nous eût évidemment été mortelle.
Le constructeur du schooner n'aurait pas reconnu le pauvre vaisseau, et bien certainement le prince Zaoo se serait refusé à faire un échange entre mon bâtiment et la vieille carcasse pourrie sur laquelle il naviguait. Fracassé, démâté et brisé, le schooner était livré à la merci des vagues et du vent. Outre cela, notre butin et nos provisions étaient entièrement gâtés.
Après avoir donné mes ordres, je laissai le pont à la charge du contre-maître. Je fis la revue de mes hommes, et je me retirai dans ma cabine.
Nous avions perdu le contre-maître, le munitionnaire, le garçon suédois et sept matelots.
Je trouvai Zéla endormie, et, pour ne pas réveiller la chère créature, je plaçai des chaises à côté de sa couche; mes bras enveloppèrent le cou de Zéla, et dans cette position, je m'endormis profondément.
Mais mon sommeil fut horrible; je rêvai qu'on me faisait subir d'effroyables supplices, que j'étais déchiré en mille morceaux par des requins et des tigres, que ma tête était écrasée comme une noisette entre les énormes mâchoires d'un crocodile. Dans l'effervescence des prodigieux efforts que je tentais pour me sauver, je renversai les chaises et je tombai en entraînant Zéla dans ma chute.
—Qu'avez-vous, mon ami? s'écria Zéla tout épouvantée.
Je ne pus répondre; la sueur coulait de mon front, et j'étais sans haleine.
—Très-cher, dit Zéla en m'embrassant, vous venez de faire un mauvais rêve; ne vous effrayez pas ainsi, le temps est calme et nous sommes ensemble.
Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il me fût possible de me ressouvenir de tout ce qui s'était passé. Quand je repris mes sens, mon cœur bondit de joie; mon adorée Zéla était appuyée sur lui, et son beau visage était souriant.
Retardés par la faiblesse du vent, par le manque de toile, nous mîmes cinq jours à gagner notre port de destination.
En retrouvant de Ruyter, toutes nos souffrances furent oubliées, et nous nous arrêtâmes sous la proue du grab en chantant et en poussant des cris de joie, comme si nous avions fait un voyage des plus propices. Tant il est vrai qu'un rayon de joie fait oublier les souffrances les plus longues et les plus terribles!
De Ruyter monta sur notre bord; il était stupéfait de nous voir si fracassés par la tempête.
—Holà! mes garçons, nous dit-il, avez-vous fait un voyage au pôle arctique? Avez-vous été environnés par des remparts de glace pendant un demi-siècle?
—Non, lui répondis-je; seulement nous avons transformé le schooner en une cloche à plongeur ou en une torpille, afin de croiser en dessous de l'eau.
—Mais que vous est-il donc arrivé? et ses yeux perçants parcoururent le vaisseau: vous êtes-vous battus avec le simoun? Il n'y a pas de machines humaines capables d'opérer une pareille dévastation. Ah! ah! tous vos hommes ne sont pas ici, il manque plusieurs figures bien familières.
De Ruyter possédait le don si rare de ne pas oublier une figure sur laquelle il avait arrêté son regard.
Quand j'eus raconté à de Ruyter notre funeste histoire, il me dit en souriant:
—Fort bien; vous avez été sauvés par un miracle. Le mal n'avait point de remède. Il faut que nous nous occupions de réparer le désastre. J'espère que le corps du vaisseau n'est pas endommagé. Nous avons ici assez de barres de bois, et je vous fournirai des cordages et de la toile. Quant à moi, j'ai eu plus de succès en attaquant un convoi de vaisseaux en course dans les détroits de la Sonde. Nous avons démâté un fainéant croiseur de la Compagnie, pris deux vaisseaux chargés, l'un de munitions navales et militaires, l'autre de provisions. Je les ai conduits à Java, et j'ai vendu fort avantageusement les vaisseaux et leurs cargaisons.
En revenant de Java, nous avons ramassé deux vaisseaux marchands particuliers, dont un, destiné pour Macao, était chargé de caisses d'opium, ce qui vaut mieux que les dollars, car l'opium est très-cher dans ce moment-ci. L'autre bâtiment était chargé d'huile, de café, de sucre candi et de plusieurs autre choses; du reste, vous les verrez tous deux, ils sont là dans le port. Outre cela, j'ai rendu de grands services au peuple de ces parages, peuple que les Maures nomment des Beajus ou hommes sauvages, et pour ces services ils m'ont fait roi de leur île. Me voici donc un roi prospère, avec mille Calibans pour mes sujets. Regardez, ils m'apportent du bois, de l'eau, et ils m'ont fait voir et apprécier toutes les qualités de leur territoire.
—Quels services avez-vous donc rendus à ce peuple? demandai-je à de Ruyter.
—Voici. Près des îles de Tamboc, qui ne sont point habitées, je fus tout surpris de découvrir une flotte de proas. Les prenant pour des pirates, je passai au beau milieu de leur flotte. Comme ils étaient amarrés auprès du rivage, plusieurs se sauvèrent. Quelques-uns levèrent l'ancre et tentèrent de fuir; mais, à l'exception de deux ou trois, je m'emparai de tous. Quand j'eus abordé les bateaux, je découvris qu'ils appartenaient à des pirates malais et mauresques. Ces pirates avaient visité la côte au sud-est de Bornéo, surpris les habitants, qui, par la raison que leur pays est inondé d'eau pendant la saison des pluies, vivent dans des maisons flottantes attachées à des arbres. Les malheureux ne purent se sauver, car les corsaires arrivaient auprès d'eux avec leurs chaloupes et prenaient indistinctement les hommes, les femmes et les enfants. Après cet exploit, les ravisseurs se mirent en mer, et ils avaient touché aux îles de Tamboc pour prendre des provisions et de l'eau, quand, fort heureusement pour les prisonniers, je les surpris à mon tour. Je trouvai près de deux cents captifs dans les différents proas; je les mis tous en liberté, et, leur faisant cadeau des chaloupes, je les amenai ici, près de leur pays natal.
Je dois faire observer au lecteur que nous étions amarrés dans un port au sud de l'île de Bornéo. Ce port était dans une baie formée par trois petites îles, qui n'étaient point habitées ni même habitables, car la plus grande n'avait pas un mille de circonférence. Le canal entre nous et la plus grande des îles avait à peine un mille de largeur, et le passage en était fermé par un banc de sable sur lequel la mer se jetait sans cesse. Le grab se trouvait tout à fait environné de terre, et j'avais eu une grande peine, malgré les descriptions de de Ruyter, à découvrir le lieu de notre rendez-vous.
Pour ajouter un malheur de plus aux calamités qui avaient accablé le schooner, mes hommes furent soudainement saisis d'une fièvre putride et de la dyssenterie. Nous attribuâmes ce fléau à l'atmosphère pestilentielle qui s'était exhalée du fatal rivage marécageux auprès duquel nous nous étions arrêtés. Quelques malades moururent; et à peine leurs âmes se furent-elles séparées de leurs corps que nous fûmes obligés de les jeter dans la mer, tant l'odeur qu'ils répandaient était insupportable. Et tous ces malheurs étaient attribués à la néfaste journée du vendredi.