Un Coeur de femme
The Project Gutenberg eBook of Un Coeur de femme
Title: Un Coeur de femme
Author: Paul Bourget
Release date: November 11, 2013 [eBook #44161]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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PAUL BOURGET
Un
Cœur de femme
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23–31, PASSAGE CHOISEUL, 23–31
M DCCC XC
DU MÊME AUTEUR
| Édition elzévirienne | ||
| Poésies (1872–1876). Au bord de la mer.—La Vie inquiète.—Petits Poèmes. 1 vol. | 6 | » |
| Poésies (1876–1882). Edel.—Les Aveux. 1 vol. | 6 | » |
| L'Irréparable. L'Irréparable.—Deuxième Amour.—Profils perdus. 1 vol. | 6 | » |
| Cruelle Énigme. 1 vol. | 6 | » |
| Édition in-18 | ||
| CRITIQUE | ||
| Essais de Psychologie contemporaine. (Baudelaire.—M. Renan.—Flaubert.—M. Taine.—Stendhal.) 1 vol. | 3 | 50 |
| Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. (M. Dumas fils.—M. Leconte de Lisle.—MM. de Goncourt.—Tourguéniev.—Amiel.) 1 vol. | 3 | 50 |
| Études et Portraits. (I. Portraits d'écrivains.—II. Notes d'esthétique.—III. Études Anglaises.—IV. Fantaisies.) 2 vol. | 7 | » |
| ROMAN | ||
| L'Irréparable. L'Irréparable.—Deuxième Amour.—Profils perdus. 1 vol. | 3 | 50 |
| Pastels. (Dix portraits de femmes.) 1 vol. | 3 | 50 |
| Cruelle Énigme. 1 vol. | 3 | 50 |
| Un Crime d'Amour. 1 vol. | 3 | 50 |
| André Cornélis. 1 vol. | 3 | 50 |
| Mensonge. 1 vol. | 3 | 50 |
| Le Disciple. 1 vol. | 3 | 50 |
| Un Cœur de femme. 1 vol. | 3 | 50 |
Tous droits réservés.
À
M. LE DOCTEUR ALBERT ROBIN
MEMBRE DE L'ACADÉMIE DE MÉDECINE,
comme un témoignage d'admiration pour le savant, de reconnaissance pour l'ami.
P. B.
Juin 1890.
UN CŒUR DE FEMME
I
UN ACCIDENT DE VOITURE
Par une bleue et claire après-midi du mois de mars 1881 et vers les trois heures de relevée, une des vingt «plus jolies femmes» du Paris d'alors,—comme disent les journaux,—Mme la comtesse de Candale, fut la victime d'un accident aussi désagréable qu'il peut être dangereux et qu'il est vulgaire. Comme son cocher tournait l'angle de l'avenue d'Antin pour gagner la descente des Champs-Élysées, le cheval du coupé prit peur, fit un écart et s'abattit en heurtant la voiture contre le trottoir si maladroitement que le brancard de gauche cassa net. La comtesse en fut quitte pour une forte secousse et quelques secondes d'un subit saisissement nerveux. Mais toutes les combinaisons de sa journée se trouvaient bousculées du coup; or la liste en était longue, à juger par l'ardoise blanche encadrée de cuir et placée sur le devant de la voiture avec la petite pendule et le portefeuille aux cartes de visite. Aussi le joli visage de la jeune femme, ce mince visage aux traits délicats, au profil ténu, aux frais yeux bleus et qu'éclairait une si chaude nuance de cheveux blonds, exprimait-il une contrariété voisine de la colère tandis qu'elle descendait de son coupé au milieu d'une foule déjà compacte. La curiosité générale dont elle se vit l'objet acheva de la mettre en méchante humeur, et ce fut avec une voix très dure, elle si juste d'ordinaire, si indulgente même pour ses gens, qu'elle dit au valet de pied:
—«François, aussitôt que le cheval sera debout, vous laisserez ce maladroit d'Aimé se débrouiller tout seul… Vous irez au cercle de la rue Royale. Il me faut une voiture avant une demi-heure chez Mme de Tillières.»
Et elle s'achemina, de son pied chaussé de bottines presque trop fines pour la moindre marche, vers la rue Matignon, où habitait l'amie dont elle venait de jeter le nom au pauvre François. Ce dernier, un grand garçon tout penaud dans sa longue livrée brune, pâle encore de l'effroi que lui avait causé la chute du cheval, n'avait pas fini de répondre:—«Oui, madame la comtesse,» que déjà son camarade, dégringolé du siège et rouge, lui, d'humiliation, le gourmandait sur sa gaucherie à l'aider. Mais Mme de Candale avait fendu la masse des curieux. Elle ne songeait plus qu'au bouleversement de son après-midi.
—«Oui, le maladroit!» se disait-elle, «il faut que cela m'arrive le jour où je suis le plus pressée… Pourvu encore que Juliette soit chez elle?… Si elle n'est pas là, tant pis, j'attendrai chez sa mère… Je voudrais pourtant bien la trouver… Il y a une semaine tantôt que nous ne nous sommes vues. À Paris, on n'a le temps de rien…»
Tout en se tenant ce discours intérieur, elle allait, portant haut sa petite tête coiffée d'une délicieuse capote de couleur mauve, sa souple taille dessinée dans un long manteau gris presque ajusté avec une bordure de plumes de la même nuance. Elle allait, regardée par les passants, de ce regard où une femme peut lire, dans sa jeunesse le triomphe, dans sa vieillesse la défaite de sa beauté. Quand la promeneuse a cet air «grande dame» qu'avait Gabrielle de Candale et qui, même aujourd'hui, ne s'imite pas, c'est toute une comédie de la part de celui qui croise cette femme. Il la croise, et vous diriez qu'il ne l'a pas vue. Mais attendez qu'elle soit à deux pas et observez le geste rapide par lequel il se retourne, une fois, deux fois, trois fois, pour la suivre des yeux. Que les physiologistes expliquent ce mystère! Elle n'a pas eu besoin, elle, de se retourner, pour être sûre de l'effet produit, et, que les moralistes expliquent cet autre mystère, elle est toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou manchot, et quand bien même elle porterait, comme Mme de Candale, un des grands noms historiques de France! Certes, celle-là n'avait pas dans son monde la réputation d'être une coquette. Elle venait d'échapper à un vrai danger. Elle devrait se passer de son coupé neuf pendant quelque temps peut-être,—un coupé anglais, très profond, avec des fenêtres étroites, commandé à Londres sur ses indications spéciales, et dont elle jouissait depuis deux mois à peine. C'était sans doute un cheval perdu,—le meilleur de l'écurie. Autant de motifs pour arriver maussade à la maison de la rue Matignon. Et pourtant, lorsqu'elle pesa, de sa main gantée, sur le lourd battant de la vieille porte cochère, la charmante Sainte, comme l'appelait justement l'amie à qui elle venait demander asile, ne montrait plus entre ses sourcils dorés la même barre d'irritation. Elle avait goûté, durant ces cinq minutes de marche, le plaisir de se sentir très jolie, au coup d'œil lancé par quelques admirateurs anonymes, et les Saintes le savourent avec d'autant plus de friandise, ce plaisir si féminin, qu'elles se permettent moins d'être femmes. Celle-ci avait même son expression à demi mutine des jours de gaîté, tandis qu'elle traversait la cour et qu'elle gagnait là-bas au fond, à gauche, un petit escalier à perron abrité dans une cage de verre. Mais ce pouvait être la joie de savoir, par la réponse du concierge, que Mme de Tillières n'était pas sortie. Trouver tout de suite une confidente à qui l'on raconte les péripéties d'un accident, d'ailleurs inoffensif, c'est de quoi se réjouir presque de l'accident, et, tout en poussant le bouton du timbre, la comtesse souriait à cette pensée:
—«Je suis sûre que mon amie aura encore plus peur que moi…»
Quoique neuf années à peine aient passé sur les événements dont cette visite inattendue fut le prologue, combien de personnes à Paris, et même dans la société de Mme de Candale, se rappellent la charmante et mystérieuse femme que cette dernière appelait ainsi «mon amie» tout court, lorsqu'elle s'en parlait à elle-même, dans le silence de son cœur, et à voix haute, lorsqu'elle en parlait aux autres? Aussi ne sera-t-il pas inutile, pour l'intelligence de cette aventure, d'esquisser au moins en quelques lignes le portrait de cette disparue qui, dès ce temps-là, était un peu une inconnue, même pour les amis de son amie. Mais quoi! Mme de Tillières était une de ces mondaines à côté du monde, réservées et modestes jusqu'à l'effacement, qui déploient à passer inaperçues autant de diplomatie que leurs rivales à éblouir et à régner. D'ailleurs, n'y avait-il pas comme un symbole de ce caractère et une preuve de ce goût pour une demi-retraite dans le simple choix de cette habitation, sur l'étroit perron de laquelle se dessinait à cette minute l'aristocratique silhouette de Gabrielle? Une atmosphère de solitude flottait autour de cette maison séparée du corps principal de bâtiments par une cour, et enveloppée de jardins du côté qui regarde la rue du Cirque. Mais cette rue Matignon tout entière, avec le long mur qui la borde d'une part, avec les vieilles demeures qui n'ont pas changé depuis le dernier siècle, évitée comme elle est des voitures de maîtres, qui préfèrent aller des Champs-Élysées au faubourg Saint-Honoré par l'avenue d'Antin, n'est-elle pas, à de certaines heures, comme un paradoxe de tranquillité provinciale dans ce quartier si moderne et si vivant? Même le petit escalier isolé dans sa guérite de verre avait sa physionomie originale. Ses cinq marches tendues d'un tapis aux couleurs passées se terminaient par une porte, vitrée, elle aussi, dans sa partie supérieure, afin de donner de la lumière à une antichambre, et garnie à l'intérieur par des rideaux rouges. Ce n'était ni le pavillon vulgaire, puisque la maison comptait quatre étages, ni l'hôtel proprement dit, puisque Mme de Tillières et sa mère, Mme de Nançay, habitaient seulement le rez-de-chaussée et le premier; et c'était pourtant un logis bien à elles, car elles avaient fait installer un escalier interne qui réunissait leurs appartements et leur épargnait l'escalier commun dont l'entrée à droite faisait pendant à la petite cage de verre. Sans exagérer la signification de ces riens, de même que l'étalage du luxe suppose toujours quelque vanité, la préférence donnée à une demeure un peu mélancolique, dans une rue un peu séparée, révèle plutôt un certain quant à soi, et comme une peur des succès de société. Et puis, si Mme de Tillières ne s'était pas étudiée de toutes façons à défendre son intimité, aurait-elle résolu l'invraisemblable problème de rester veuve à vingt ans et de passer les dix années qui suivirent ce veuvage, à Paris, libre, riche et délicieuse, sans presque faire répéter son nom?
S'il est donc naturel que les indifférents aient déjà oublié cette femme très peu semblable aux élégantes de cette fin de siècle, en revanche, ses quelques amis,—oh! pas nombreux,—s'intéressaient dès lors à elle avec un fanatisme que le temps n'a pas diminué. Aux curieux qui s'étonnaient qu'une aussi jolie personne consumât ses jeunes années dans cette sorte de pénombre, ces amis répondaient invariablement par cette phrase: «Elle a tant souffert!» et chacun la prononçait sur un ton qui indiquait des confidences trop délicates, trop sincères pour être redites. La tragédie qui avait rendu Juliette veuve justifiait trop cette explication de son caractère. Le marquis Roger de Tillières, son mari, un des plus brillants capitaines de l'état-major, avait été tué en juillet 1870, à côté du général Douay, et par une des premières balles tirées dans cette déplorable campagne. Cette nouvelle annoncée sans ménagements à la marquise, alors enceinte de sept mois, avait provoqué chez elle une crise affreuse, et elle s'était réveillée mère, avant le terme, d'un enfant qui n'avait pas vécu trois semaines. C'était, n'est-ce pas, de quoi demeurer à jamais brisée. Mais si terribles ou si étranges qu'ils soient, les événements de notre vie ne créent rien en nous. Tout au plus exaltent-ils ou dépriment-ils nos facultés innées. Même heureuse et comblée, Mme de Tillières eût toujours été cette créature d'effacement, de demi-teinte, d'étroit foyer, presque de réclusion. Quand ce goût de se tenir à l'écart n'est pas joué, il suppose une délicatesse un peu souffrante du cœur chez des femmes aussi bien nées que Juliette, aussi belles, aussi riches,—elle et sa mère possédaient plus de cent vingt mille francs de rente,—et par conséquent aussi vite emportées dans le tourbillon. Ces femmes-là ont dû sentir, dès leurs premiers pas, ce que la grande vie mondaine comporte de banalités, de mensonge et aussi de brutalités voilées. Un instinct a été froissé en elles, tout de suite, qui les a fait se replier; elles réfléchissent, elles s'affinent, et elles deviennent par réaction de véritables artistes en intimité. Ce leur est un besoin que toutes les choses dans leur existence, depuis leur ameublement et leur toilette jusqu'à leurs amitiés et leurs amours, soient distinguées, rares, spéciales, individuelles. Elles s'efforcent de se soustraire à la mode ou de ne s'y soumettre qu'en l'interprétant. Elles vivent beaucoup chez elles et s'arrangent pour que ce soit comme une faveur d'y être reçu. Comment s'y prennent-elles? C'est leur secret. Elles arrivent aussi, en se faisant désirer, à ce que leur présence dans un salon soit une autre faveur. Ce gentil manège ne va pas pour elles sans quelque danger, celui d'abord d'attacher une importance excessive à leur personne, et celui, en pensant trop à leurs sentiments, de développer dans leur âme des maladies d'artifice et de complication. Mais le commerce de ces femmes offre d'infinis attraits. Ne suppose-t-il pas un choix qui, par lui seul, est une constante flatterie pour l'amour-propre de leurs amis? Puis il abonde en menues attentions, en gâteries quotidiennes. Connaissant par son détail le caractère de tous ceux qui les approchent, leur tact vous épargne le froissement même le plus léger. Elles sont, quand on a vécu dans leur sphère d'affection, indispensables et irremplaçables. Elles laissent derrière elles, quand elles ont disparu, un souvenir aussi profond qu'il est peu étendu, et telle fut la destinée de Juliette. Encore aujourd'hui, si vous rencontrez les plus fidèles d'entre les habitués du petit salon de la rue Matignon, le peintre Félix Miraut, le général de Jardes, M. d'Avançon, l'ancien diplomate, M. Ludovic Accragne, l'ancien préfet, racontez-leur, pour voir, quelque anecdote qui prête aux commentaires; s'ils sont en confiance, la causerie ne s'achèvera pas sans qu'ils vous aient dit:
—«Si vous aviez connu Mme de Tillières…»
Ou bien:
—«Voilà des gens que l'on était sûr de ne pas rencontrer chez Mme de Tillières…»
Ou bien:
—«Je n'ai vu que Mme de Tillières qui…;» mais n'insistez pas, sinon vous les verrez prendre une physionomie d'initiés et revenir à la matière habituelle de leur entretien: Miraut à son dernier tableau de fleurs; de Jardes à son nouveau projet d'armement; d'Avançon à sa mission secrète en Italie, après Sadowa; Ludovic Accragne à l'œuvre de l'hospitalité de nuit dont il est un agent très actif. Il semble qu'ils aient pris, à l'école de leur amie d'autrefois, ce goût de discrétion que les femmes de cette nature exigent chez leurs dévots. D'ailleurs, le peintre avec son langage trop concret, trop imagé, le général avec sa parole technique, le diplomate avec la politesse de ses formules, et l'ex-fonctionnaire avec la raideur administrative des siennes, seraient-ils capables de vous traduire cette chose exquise qui est le charme et que Mme de Tillières possédait à un degré unique? Le charme! Une femme seule, quand elle en a beaucoup aimé une autre,—cela se trouve,—peut faire revivre dans quelque confidence à mi-voix ce rien de mystérieux, cette magie de grâce qu'enveloppe ce mot par lui-même indéfinissable. Pour évoquer Mme de Tillières, dans ce qui fut l'innocente et durable sorcellerie de sa séduction, c'est à Mme de Candale qu'il faut s'adresser, quand elle consent à en parler, ce qui n'arrive guère, car cette pauvre Sainte redoute souvent ce souvenir comme un remords. Il nous est si difficile, quand la fibre du scrupule tressaille en nous, de ne pas nous considérer un peu comme la cause des malheurs dont nous avons été l'occasion, et que de fois la fine comtesse s'est revue en pensée sonnant à la porte de «son amie» par cette après-midi claire de mars, et chaque fois c'est pour songer:—«Si pourtant nous ne nous étions pas parlé ce jour-là! Si je n'étais pas venue rue Matignon!» Faut-il appeler hasard, faut-il appeler destinée ce jeu continuel et inattendu des événements les uns sur les autres, qui veut que tout le malheur ou tout le bonheur d'un être dépende parfois du glissement d'un cheval sur le pavé, de la maladresse d'un cocher, du bris d'un brancard de voiture et d'une visite qui en est résultée?
Hasard, destinée ou providence, il est certain que Mme de Candale ne remuait ni ces idées-là, ni aucun pressentiment douloureux sous la capote mauve qui coiffait si coquettement sa tête blonde, lorsque le valet de pied l'introduisit à travers le grand salon d'abord, puis dans l'autre, le plus petit, où Juliette se tenait comme à l'ordinaire. Cette dernière écrivait, assise à un étroit bureau placé à l'abri d'un paravent bas et dans l'angle de la porte-fenêtre, si bien qu'il lui suffisait de lever les yeux pour voir le jardin. Les arbres, par ce clair jour bleu du premier printemps, poussaient déjà leurs bourgeons lilas à la pointe de leurs branches encore noires. Le vert gazon perçait la terre brune de ses brins rares et courts, et, comme un simple mur revêtu de lierre séparait le jardinet de deux jardins plus vastes, développés eux-mêmes jusqu'à la rue du Cirque, c'était presque sur un fond de parc défeuillé que se détachait son joli visage, lorsque, ayant aperçu Mme de Candale, elle se leva pour la prendre dans ses bras avec un petit cri de joyeuse surprise.
—«Regarde,» disait-elle, «je suis habillée. J'attends ma voiture. J'allais passer chez toi pour avoir de tes nouvelles…»
—«Et tu ne m'aurais pas trouvée,» répondit la comtesse, «et puis il n'y aurait eu personne pour te raconter que, telle que tu me vois, tu as peut-être failli ne plus me voir jamais.»
—«Quelle folie!»
—«Mais c'est que je viens d'échapper tout simplement à un gros danger.»
—«Tu me fais peur…»
Et Gabrielle de commencer le récit,—légèrement romancé, comme tous les récits de femme,—de son accident de voiture, tandis que Juliette l'écoutait en ponctuant ce discours de légères exclamations. C'était bien le plus doux nid pour un intime entretien d'amies, et d'amies vraies comme ces deux-là, que cette pièce attiédie toute la matinée par le soleil de mars et réchauffée maintenant par la flamme paisible d'un feu nourri de longues et larges bûches. Vous y auriez cherché en vain le fouillis d'étoffes et de bibelots un peu disparates habituel aux Parisiennes d'aujourd'hui. Par une spirituelle fantaisie d'aristocratie, la marquise avait tout simplement transporté rue Matignon l'ameublement d'un des boudoirs de Nançay, en sorte que les moindres détails, dans ce petit salon, révélaient le goût du temps de Louis XVI,—époque où le château a été restauré par l'aïeul de Mme de Tillières, Charles de Nançay, le protecteur de Rivarol. Les teintes blanches et un peu neutres de ces bois gracieusement ouvrés, les nuances bleues des étoffes vieillies s'harmonisaient avec les quelques portraits anciens appendus aux murs dans leurs cadres dédorés. Juliette avait-elle eu l'intuition que ce décor d'il y a cent ans convenait mieux qu'un autre au caractère particulier de sa beauté? Il est certain qu'avec un nuage de poudre sur ses cheveux blonds,—d'un blond aussi cendré que le blond des cheveux de Gabrielle était doré,—avec une mouche au coin de sa bouche fine, avec du rouge à sa joue rosée, avec des mules hautes à ses pieds si minces et une robe à la Marie-Antoinette autour de sa souple taille, elle eût paru la contemporaine de la célèbre marquise Laure de Nançay, dont le portrait faisait, sur la cheminée, pendant à celui du marquis Charles. Et même sans mouches ni poudre, sans rouge et sans mules, elle ressemblait, d'une ressemblance presque inquiétante, à cette arrière-grand'mère, si indignement récompensée de la plus romanesque passion,—dans un temps qui ne l'était guère,—par un passage affreux des mémoires de Tilly! Chez Juliette comme chez cette jolie ancêtre, l'air gracieux, enfantin, presque d'un Saxe trop fragile, était corrigé par l'expression profonde du regard et le pli triste du sourire. Un détail de physionomie achevait de transformer chez Mme de Tillières en charme rêveur la joliesse un peu mignarde du XVIIIe siècle. Dans les instants où elle était émue sans vouloir le paraître, la dilatation soudaine de la pupille, jusqu'à faire paraître noirs ses beaux yeux d'un bleu sombre et tendre, donnait la sensation d'une nervosité maladive, contenue par la volonté la plus ferme. Ce visage, où il y avait à la fois tant de noblesse de race et tant de passion renfermée, présentait un contraste singulier avec le visage de Mme de Candale, aussi délicatement patricien, aussi affiné par une hérédité séculaire, mais tout en énergie et en action. La comtesse, qui vit comme hypnotisée par son culte pour le terrible maréchal de Candale, l'ami de Montluc et son rival en massacres, eût été, au siècle des luttes religieuses, une de ces rudes guerrières dont L'Estoile raconte les audaces cruelles, et, plus près de nous, une chouanne, une de ces amazones de la Vendée et du Cotentin qui firent le coup de feu le long des routes, braves comme les plus braves de leurs compagnons. La marquise de Tillières, toute tendresse et toute douceur, faisait songer à ces héroïnes de la vie amoureuse dont l'histoire a incarné le type dans la touchante figure d'une La Vallière ou d'une Aïssé. L'une était un Van Dyck descendu de sa toile par la vertu de l'atavisme, et l'autre un pastel de jadis comme animé par un mystérieux enchantement. Mais si aux analogies extérieures correspondait une analogie morale, s'il y avait en effet, chez l'une, des frémissements secrets d'héroïsme, et chez l'autre des abîmes voilés de passion, cela, leur causerie sur ce coin de canapé n'aurait pu l'apprendre au plus subtil des écouteurs: car, aussitôt le récit de l'accident terminé, ce Van Dyck habillé par Worth et ce pastel paré par Doucet avaient commencé de se raconter leur semaine, et c'était simplement le papotage de deux amies qui, tour à tour, parlent chiffons, visites ou soirées, qui potinent enfin,—pour employer le vilain mot actuel qui sert à désigner ce jolis gazouillis d'oiseaux moqueurs,—jusqu'à cette phrase inévitable prononcée par la comtesse:
—«Voyons, quand viens-tu dîner chez moi, pour causer vraiment? Veux-tu demain?»
—«Demain? Non,» fit Mme de Tillières, «j'ai ma cousine de Nançay chez moi. Veux-tu après-demain jeudi?»
—«Jeudi? jeudi? C'est moi qui ne suis pas libre, je dîne chez ma sœur d'Arcole. Veux-tu vendredi?»
—«C'est une gageure,» reprit Juliette en riant, «je dîne chez les d'Avançon. Imagine-toi qu'il faut que ce soit moi qui mette la paix dans le ménage de mon adorateur. Seulement Mme d'Avançon se couche très tôt, et si c'est ton jour de loge à l'Opéra et que tu n'aies personne…»
—«Personne… Cela, c'est parfait. Ne fais pas atteler, j'irai te prendre à neuf heures chez les d'Avançon… Mais c'est loin, vendredi, c'est très loin. J'ai une idée, si tu venais ce soir, tout simplement?»
—«Mais,» répondit Mme de Tillières, «regarde sur mon bureau, cette lettre que je finissais quand tu es entrée… J'écrivais à Miraut qui me demande un jour depuis très longtemps, et comme j'étais seule avec ma mère…»
—«Tu n'enverras pas la lettre, voilà tout,» fit la comtesse, «et tu me rendras service… C'est un peu une corvée, ce dîner… Toute la chasse de Pont-sur-Yonne… Tu les connais, les chasseurs. Prosny, d'Artelles, Mosé…»—Et, avec un mouvement d'hésitation:—«Enfin, un dernier que tu n'auras peut-être pas envie de connaître, lui… Tu es tellement ce que les Anglais appellent particular…»
—«Et les Français prude ou chipie,» interrompit Juliette en recommençant à rire. «Et tout cela parce que je ne veux pas venir chez toi les jours de cohue… Et quel est-il, ce mystérieux personnage que je dois te défendre de me présenter?…»
—«Oh! pas bien mystérieux,» reprit Gabrielle; «c'est Raymond Casal.»
—«Celui de Mme de Corcieux?» interrogea Juliette; et sur un geste affirmatif de la comtesse:—«Le fait est,» ajouta-t-elle avec malice, «que le sévère Poyanne désapprouvera… Je n'échapperai pas à la phrase: «Pourquoi Mme de Candale reçoit-elle des hommes comme celui-là?»
Sans doute l'ami dont Mme de Tillières raillait gaiement la surveillance un peu ombrageuse n'était pas en grande faveur auprès de la comtesse, car cette dernière eut dans les yeux un petit éclair de joie mauvaise à cette moquerie, et, comme encouragée, elle reprit:
—«D'abord, tu lui diras que c'est l'ami de mon mari bien plus que le mien. Et puis, veux-tu que je te parle franchement? Casal, n'est-ce pas, cela signifie pour toi, pour Poyanne, pour n'importe qui, un mauvais sujet qui ne fréquente les femmes que pour les perdre, un fat qui a compromis Mme de Hacqueville, Mme Ethorel, Mme de Corcieux et mille et trois autres, un joueur qui a tenu au cercle des parties extravagantes, un brutal qui ne se lève de la table de jeu que pour monter à cheval, faire des armes, chasser et finir la nuit, drunk as a lord? Le voilà, ton Casal et celui de ton Poyanne…»
—«Mon Casal!» interrompit Juliette, «je ne le connais pas, et mon Poyanne,—cela, non, je ne veux pas être responsable des antipathies de mes amis, sois juste.»
—«Mais si, mais si, ton Poyanne,» insista la comtesse. «Voyons, s'il était veuf au lieu d'être simplement séparé, et si sa coquine de femme lui faisait la surprise de mourir à Florence, où elle mène une vie?…»
—«Eh bien! achève,» dit Mme de Tillières.
—«J'ai toujours eu l'idée que tu serais capable de l'épouser, et lui, je parierais qu'il y pense, car il monte déjà la garde autour de toi comme autour d'une fiancée.»
—«D'abord je ne crois pas du tout qu'il nourrisse de si ténébreux projets,» fit Juliette en riant de plus belle, «et puis je ne sais pas ce que je répondrais si le cas se présentait, et enfin une fiancée de vingt-neuf ans et huit mois peut se permettre d'affronter les séductions d'un viveur très fat, très joueur, un peu jockey, un peu maître d'armes, et très ivrogne, car voilà le portrait peu flatté de ton convive…»
—«Tu m'as justement coupé la parole quand j'allais te dire que cette légende-là ne ressemble pas plus au véritable Casal que le Napoléon III des Châtiments à notre pauvre empereur… Fat! Est-ce sa faute s'il est tombé sur trois ou quatre folles qui l'ont affiché? Tu as beau rire. Oui, qui l'ont affiché! Pauline de Corcieux, c'en était à ne plus la recevoir. Et après leur rupture, qui est allé crier du mal de l'autre à tous les échos? Elle, ou lui? Ce dont je suis sûre, moi, qui me pique d'être une très honnête femme, c'est que jamais, entends-tu, jamais il ne m'a dit un mot qu'il ne devait pas me dire. Et intelligent, intéressant, tout plein des souvenirs de ses grands voyages! L'Orient, les Indes, la Chine, le Japon; il a couru le monde entier. Viveur? Joueur? Il était un peu plus riche que ces messieurs, il a eu plus de chevaux, perdu plus d'argent. Voilà bien de quoi s'indigner. C'est possible qu'il ait la manie de l'escrime. Mais il n'en parle pas, et je n'ai jamais entendu raconter qu'il ait abusé de sa force à l'épée. C'est possible aussi qu'il boive, mais il a eu le bon goût de venir toujours chez moi parfaitement maître de lui… Sais-tu ce que c'est que ce garçon? Un enfant gâté à qui la vie a été trop facile, mais qui a gardé un tas de charmantes qualités. Et beau avec cela! Mais tu l'as vu?…»
—«Je crois qu'on me l'a montré une fois à l'Opéra,» dit Juliette, «un grand, avec des cheveux noirs et une barbe blonde.»
—«Il y a longtemps alors,» reprit Gabrielle. «Il ne porte plus que la moustache. Comme c'est drôle, la vie de Paris! Vous avez dû vous rencontrer cent fois.»
—«Je sors si peu,» dit Juliette, «et d'ailleurs, avec mes distractions, je ne reconnais jamais personne.»
—«Enfin, sortiras-tu ce soir pour venir voir le beau Casal, oui ou non?»
—«Oui. Mais comme tu en parles! Comme tu te montes! Si je ne te connaissais pas?…»
—«Tu dirais que je suis amoureuse de lui, n'est-ce pas? Que veux-tu? J'ai du sang de bataille dans les veines, et l'horreur des injustices du monde… Et puis ne va pas me dénoncer à Poyanne?»
—«Ah! encore Poyanne,» fit Juliette en haussant ses fines épaules.
—«Mais oui,» reprit la comtesse en secouant la tête, «Quand il n'est pas là, tout va bien. Et puis, il te parle, et j'ai toujours remarqué comme un mot de lui t'influence. Mais on entre… Cette fois, c'est la voiture…»
Entendez-vous d'ici le papotage de l'adieu qui répète celui de l'arrivée, aussitôt que le domestique annonce en effet que la voiture de la comtesse est avancée, les «déjà,» les «mais tu ne fais que d'arriver,» les «à ce soir, ma douce,» et puis des baisers, et puis des rires autour du nom de Casal prononcé de nouveau, et puis le silence à peine souligné par le va-et-vient de la pendule et le craquement du feu, quand Mme de Candale est partie? Juliette, restée seule, s'assit à sa table, et après avoir déchiré le petit billet destiné à Miraut, elle prit dans le casier à enveloppes une dépêche bleue pour un nouveau billet qui devait être plus difficile à écrire, car elle tourna et retourna longtemps le porte-plume entre ses doigts minces, tout en regardant le jardin, maintenant plus mélancolique sous le ciel foncé joliment, et voici les lignes qu'elle se décida enfin à tracer:
«Mon ami,
«Ne venez pas ce soir avant onze heures. Gabrielle sort d'ici. Je ne l'avais pas vue depuis dix jours et j'ai dû accepter de dîner chez elle ce soir. Ce ne serait pas amical de la quitter tout de suite après. Ne me boudez pas si je remets de deux heures à vous écouter me dire ce qui s'est passé à la Chambre aujourd'hui et comment vous avez parlé. Ne m'arrivez pas avec vos yeux déçus où je lis un reproche pour ce que vous appelez—si faussement—mon côté mondain. Vous savez trop ce que c'est que le monde pour moi sans vous,—sans toi, et comme je voudrais avoir le droit d'y proclamer à tous ce que tu es pour ton amie.
«Juliette.»
Puis sur la place réservée à l'adresse, quand elle eut fermé cette dépêche, elle écrivit le nom d'un orateur de la Droite bien connu à cette époque, et qui avait joué à Versailles un rôle assez analogue à celui que M. de Mun occupe très noblement aujourd'hui. Et ce nom n'était autre que celui du comte Henry de Poyanne,—ce qui prouve que les amies les plus intimes ne se font jamais que des moitiés de confidences. Car si Mme de Candale soupçonnait, comme on a vu, les sentiments de Poyanne pour Mme de Tillières, elle était à mille lieues de croire que ces sentiments fussent partagés, et qu'une liaison d'amant à maîtresse unît ces deux êtres. Les très honnêtes femmes,—et quoique Gabrielle le dît un peu trop, elle en était une,—ont de ces naïvetés qui prouvent leur absolue droiture. Et que d'autres petites choses il racontait entre les lignes, ce gentil billet bleu! Si Juliette l'avait relu sincèrement au lieu de le clore tout de suite, elle se serait rendu compte que les grâces de ces coquettes phrases, le «tu» subit et les caresses de la fin cachaient—ou compensaient—une perfidie? Non. Mais une légère infidélité tout de même. N'en est-ce pas une, pour une maîtresse, que de faire une action dont elle sait d'avance que son amant en sera peiné, et Poyanne, qui parlait, ce jour-là, dans une séance importante de la Chambre, ne serait-il pas froissé, quand il saurait que Juliette, pouvant le voir dès huit heures, et après avoir manqué à cette séance sous un prétexte frivole, avait encore reculé cette entrevue pour dîner avec quelqu'un qu'il n'aimait pas? Elle n'avait pas dit à Gabrielle que plusieurs fois, et à l'occasion de Mme de Corcieux dont il connaissait le mari, Poyanne avait jugé Casal très durement. Si elle l'avait relu une seconde fois, ce gracieux billet, la jolie veuve se serait peut-être demandé encore pourquoi, liée comme elle l'était dans la vie et pour toujours,—puisqu'ils avaient échangé, elle et Poyanne, une promesse secrète de mariage,—elle venait d'éprouver, à écouter Gabrielle, une espèce de curiosité singulière pour ce Casal si antipathique à son futur mari. Elle en aurait peut-être conclu, si elle avait été tout à fait vraie avec elle-même, que, dans son sentiment pour Poyanne, un peu de lassitude commençait de s'insinuer, et d'un peu de lassitude à beaucoup d'ennui le passage est si rapide, aussi rapide que d'un peu de curiosité à beaucoup de coquetterie… Mais pouvons-nous jamais démêler l'écheveau des mille fils qui se croisent dans notre pensée derrière les phrases de nos lettres quand nous écrivons à quelqu'un qui nous tient de très près au cœur? Il en est du sens secret des billets d'amour comme des événements tragiques auxquels nous prenons part, et quand Juliette, une demi-heure plus tard, fit arrêter sa voiture devant le bureau de poste de la rue Montaigne, pour glisser elle-même sa dépêche dans la boîte, elle ne soupçonnait pas plus ce que signifiait, au fond, tout au fond, sa gracieuse prose, que Mme de Candale ne soupçonnait la funeste importance que son invitation improvisée allait prendre dans l'existence de sa plus chère amie.
II
L'INCONNU
Madame de Tillières avait l'habitude, lorsqu'elle ne dînait pas à la maison, de faire sa toilette bien à l'avance, afin d'assister au repas de sa mère, si elle ne pouvait le partager. Mme de Nançay conservait, de ses trente ans de province, le principe de se mettre à table sur le coup de sept heures moins un quart, très exactement. Cette salle à manger du premier étage, où il ne pouvait pas plus de dix personnes, était commune aux deux femmes. Cette mère qui adorait sa fille, pour sa fille et non pour elle-même,—sentiment rare chez les mères comme chez les filles,—s'était appliquée à organiser leur intérieur de façon que leurs deux existences se côtoyassent sans se mêler. Elle avait son étage, son salon, ses domestiques, sa distribution de journée indépendante;—toujours levée à six heures, été comme hiver, pour la messe d'un couvent voisin, couchée à neuf, et ne descendant guère au rez-de-chaussée. Elle voulait que Juliette fût à la fois libre comme si elle vivait seule, et protégée. Dans l'excès de son abnégation, elle se reprochait d'accepter la gâterie que lui faisait Mme de Tillières, avant chacune de ses sorties. Elle l'acceptait pourtant, car elle comprenait qu'en dehors de ces conditions-là, Juliette, qui ne sortait déjà pas beaucoup, ne sortirait plus jamais. Et puis, ce lui était un charme si doux de contempler sa fille dans la primeur de sa parure! Elles passaient là quelquefois, toutes les deux, des minutes d'une si tendre intimité! Il était rare que quelqu'un s'y trouvât en tiers. Dans les premiers temps où Poyanne faisait la cour à Juliette, il inventait sans cesse des prétextes pour venir caresser ses yeux à ce délicat tableau: cette jeune femme en grande toilette servant cette mère toujours en deuil, dans cette salle à manger silencieuse, à la lueur paisible de deux grandes lampes de style Empire juchées sur leurs hautes colonnes. Depuis que ses rapports avec Mme de Tillières avaient changé, il éprouvait comme une pudeur d'affronter les regards de Mme de Nançay. Cet homme de tribune, renommé pour son sang-froid au milieu d'assemblées hostiles, se sentait, dans cette présence vénérée, en proie à ces appréhensions angoissées qu'un secret coupable inflige aux âmes très droites. Il redoutait ces clairs yeux bleus, trop intelligents,—des yeux de vieille femme à demi sourde,—seule jeunesse de ce pâle visage flétri. Quoiqu'elle eût soixante ans à peine, Mme de Nançay en paraissait plus de soixante et dix, tant ses propres chagrins et ceux de sa fille avaient empoisonné chez elle les sources de la vie. Elle avait perdu, coup sur coup, son mari et ses deux fils dans l'année même qui avait précédé le tragique veuvage de Juliette. Cette mère douloureuse, et qui, visiblement, habitait en pensée avec ses chers morts, se ranimait d'une joie émue lorsqu'elle tenait ainsi sa dernière enfant auprès d'elle, parée, souriante et caressante, comme dans la demi-heure qui précéda le départ pour le dîner chez Mme de Candale. Ce soir-là, Juliette portait une robe de dentelle noire sur une jupe de moire rose, avec des nœuds de la même nuance. Dans ses cheveux cendrés et à ses fines oreilles luisaient des perles. Son corsage à peine échancré laissait voir la naissance de sa gorge et de ses souples épaules, tout en dégageant l'attache ferme de son cou et dessinant la sveltesse de son buste. Ainsi vêtue, elle avait en elle les grâces mêlées d'une jeune femme et d'une jeune fille. Ses bras à demi nus allaient et venaient, et ses belles mains, chargées de bagues, s'occupaient sans cesse à rendre quelque menu service à la vieille mère, lui versant à boire, ou bien lui préparant son pain, choisissant un fruit pour le partager. En s'acquittant de ces soins délicats, ses yeux bleus brillaient dans son teint de blonde, plus rosé que d'ordinaire. Un sourire plus gai plissait sa bouche au coin de laquelle une fossette se creusait à droite. Enfin elle avait son air des jours contents. Sa mère considérait avec bonheur cette expression joyeuse de physionomie. Elle savait du premier regard si sa Juliette se préparait à subir une corvée ou à s'amuser véritablement, et cet amusement lui représentait, avec une reprise de goût pour le monde, les chances d'un nouveau mariage pour cette fille qu'elle appréhendait de laisser seule bientôt; et voici qu'après s'être tue quelques minutes, elle lui dit, avec la voix claire et haute des sourds, en approchant de son oreille sa main un peu tremblante, pour mieux saisir la réponse:
—«J'ai presque envie d'être jalouse de Gabrielle, tant on voit que cela t'amuse d'aller chez elle. Et qui doit-il y avoir encore?»
—«Très peu de monde,» répondit Mme de Tillières, qui se sentit rougir. «Des chasseurs de la société de chasse de Candale. C'est pour lui tenir compagnie qu'elle m'a invitée…»
—«C'est pourtant l'exemple de ce ménage-là qui t'empêche de te remarier,» dit Mme de Nançay en secouant la tête et ajoutant avec mélancolie: «Pauvre petite femme! et si courageuse, et avec cela pas d'enfants.»
—«Oui,» répondit Juliette, «si courageuse,»—et l'éclat de ses yeux se ternit une minute à la pensée du malheur secret qui rongeait la vie de son amie. Louis de Candale, encore garçon, était l'amant d'une Mme Bernard, la femme d'un riche industriel, dont il avait un fils. Presque aussitôt après son mariage, cette liaison avait repris, quasi publique, et supportée depuis dix ans par la comtesse avec une fière résignation qu'un simple détail expliquera: toute la fortune lui appartenait et la noble femme ne voulait pas que le dernier des Candale en fût réduit à vivre d'une pension mendiée à une épouse outragée. Et puis elle espérait toujours, elle aussi, un fils de ce nom auquel elle avait voué le plus romanesque des cultes. Enfin elle aimait son mari malgré tout. Mme de Tillières connaissait cette triste histoire, par les confidences de Gabrielle, et trop intimement pour n'en point partager toutes les amertumes. Elle ajouta, complétant la phrase de sa mère:—«Ah! je ne crois pas que j'aurais jamais cette patience.»
—«Allons!» reprit Mme de Nançay, «j'ai eu tort de te rappeler ces tristes choses. Te voilà comme je ne t'aime pas, toute sombre. Donne-moi ton sourire avant de me quitter et sois gaie, comme tout à l'heure. J'étais si heureuse. Voilà au moins six mois que je ne t'avais pas vu ces yeux-là.»
—«Chère maman,» songeait Juliette un quart d'heure plus tard, tandis que son coupé l'emmenait vers la rue de Tilsitt, où habitaient les Candale,—«comme elle m'aime! Et comme elle connaît mes yeux, comme elle sait y lire! C'est pourtant vrai que ce dîner chez Gabrielle m'amuse comme une enfant? Pourquoi?»
Oui, pourquoi?—Cette question, qu'elle ne s'était posée ni après l'entretien avec son amie, ni après avoir écrit la lettre à Henry de Poyanne, s'empara d'elle tout d'un coup à la suite de la remarque de sa mère et dès qu'elle fut assise dans l'angle de la voiture. C'est la place où les femmes réfléchissent le plus profondément, parce que c'est la place où elles se sentent le plus isolées, le plus défendues contre la vie qui frémit autour d'elles. Dix minutes ainsi passées,—les dix minutes qui séparent la rue Matignon de la rue de Tilsitt,—avaient suffi bien souvent à Mme de Tillières pour analyser par le menu tous les petits faits observés dans une soirée. Mais, cette fois, il lui aurait fallu des heures et des heures pour décomposer le travail accompli dans sa tête depuis sa conversation avec Gabrielle, et, quoique cette silencieuse fût habituée à voir très clair en elle-même, elle devait nécessairement se tromper sur la nature de ce travail.
Le petit germe de curiosité déposé d'abord en elle par le nom de Casal avait, si l'on peut dire, fermenté dans sa rêverie. Toute l'après-midi, et dans le va-et-vient machinal de ses courses, elle s'était laissée penser à lui, accueillant, sans y prendre garde, les images qui flottaient autour de ce nom. C'est ainsi que Mme de Corcieux lui était apparue, telle qu'elle l'avait rencontrée à l'époque de la rupture avec Casal, consternée de mélancolie et changée à ne pas la reconnaître. Il y a, dans tout cœur de femme, une certaine quantité d'intérêt disponible, au service d'un homme capable de se faire aimer ainsi, presque jusqu'à la mort. Cet obscur intérêt s'était remué autrefois dans Mme de Tillières, qui se souvint d'avoir éprouvé pour l'abandonnée une pitié infinie et de s'être dès lors demandé: «Que peut bien avoir cet homme pour qu'elle y tienne jusqu'à s'en déshonorer?…» Casal possédait encore, pour exciter cette curiosité singulière chez Mme de Tillières, ce pouvoir de séduction qu'exercent les libertins professionnels sur beaucoup d'honnêtes femmes. Or Juliette, ayant pris un amant, comme elle avait fait, pour des raisons toutes morales, avait su garder toutes les délicatesses d'une honnête femme, même dans l'irrégularité d'une situation qu'elle et Poyanne considéraient d'ailleurs comme un mariage. Cette fascination projetée, si l'on peut dire, par les Don Juan sur les Elvire,—pour rappeler le symbole immortel qu'en a donné Molière,—a été bien souvent signalée et aussi souvent déplorée. Elle demeure un problème encore insoluble. Quelques-uns veulent y voir le pendant féminin de cette folie masculine qu'un misanthrope humoriste a nommée le rédemptorisme, le désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être tiendrions-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme une loi de saturation du cœur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires. Un petit fait corrobore cette hypothèse: cet attrait du libertin ne commence, chez les honnêtes femmes, que vers la trentième année et lorsque la vie vertueuse leur a donné tout ce qu'elle comporte de joies un peu sévères. Sans doute, Mme de Tillières, quand elle arrivait à Paris, au lendemain de la guerre, jeune veuve enivrée de douleur et de fierté, eût éprouvé une antipathie immédiate pour cette personnalité de Casal, qui la préoccupait davantage de minute en minute, depuis quelques heures. À travers tous les va-et-vient de sa pensée, elle cristallisait, suivant la spirituelle expression mise à la mode par Beyle, et sans s'en douter, pour cet homme avec qui elle allait passer la soirée. Elle se crut sincère en répondant au «pourquoi» qu'elle s'était formulé assez courageusement: «Je suis curieuse de connaître quelqu'un dont Gabrielle fait tant de cas malgré sa réputation, voilà tout…» Et elle ajouta, pour se justifier de ce qu'elle sentait malgré tout d'un peu malsain dans son élan secret vers cette rencontre: «C'est toujours l'histoire du fruit défendu.» Dans tous les cas, malsain ou non, cet élan fût demeuré invisible à l'observateur le plus subtil quand elle descendit de sa voiture dans la cour de l'hôtel des Candale, tant sa voix était calme et nette pour dire au cocher: «A onze heures moins un quart…,» et tant son mystérieux visage exprimait de paisible candeur à son entrée dans le hall où se trouvaient déjà réunis tous les convives, et c'est à peine, lorsqu'on lui nomma celui pour lequel, en définitive, elle avait accepté cette invitation, si elle parut prendre garde à lui. Casal s'inclina de son côté avec une indifférence pareille, si bien que Gabrielle, occupée à les guigner de l'œil l'un et l'autre, appréhenda, devant la froideur de son amie, un sermon de Poyanne. Elle s'approcha de Juliette, et, tout bas:
—«Eh bien! comment le trouves-tu?» demanda-t-elle.
—«Mais,» fit Mme de Tillières en souriant, «je ne le trouve pas… C'est un beau garçon comme il y en a tant.»
—«Je t'avais bien dit que ce n'est pas ton genre,» reprit Mme de Candale. «Je t'avertis que je l'ai mis à table à côté de toi. Si cela t'ennuie, il est encore temps de changer.»
—«A quoi bon?» répliqua Juliette en hochant gracieusement la tête.
Gabrielle n'insista pas davantage. Toutefois cet excès d'indifférence ne lui parut guère naturel, et elle avait raison. Les deux femmes étaient très amies. Mais ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche pas de s'aimer tendrement. En réalité, aucun homme n'avait produit sur Mme de Tillières, depuis qu'elle retournait dans le monde, une impression comparable, par la soudaineté de la secousse, à celle dont l'avait saisie, au premier regard, l'ancien amant de Mme de Corcieux. L'extrême attente ayant comme monté toutes les cordes de son âme, elle était préparée à sentir, avec une vivacité inaccoutumée, ou le chagrin de la déception ou le plaisir de rencontrer un être à la hauteur de sa curiosité. Or, Casal avait, dans son aspect, de quoi frapper fortement une imagination un peu romanesque, même sans ce travail d'esprit préliminaire.
Ce jeune homme réalisait pleinement ce contraste énigmatique entre sa réputation et sa personne, sur lequel Mme de Candale avait tant insisté qu'elle en avait vaguement monté la tête à Juliette. Il n'était à aucun degré le «beau garçon comme il y en a tant» dont cette dernière avait parlé avec une dédaigneuse hypocrisie, et il ne ressemblait pas davantage à l'image déplaisante qu'elle en avait gardée pour l'avoir aperçu autrefois, accoudé sur la balustrade de velours d'une loge de cercle, avec une espèce de morne insolence. Il y a un âge d'apogée, pour toutes les physionomies, une époque unique où elles donnent la totale intensité de leur expression. Pour certains hommes, musclés et bilieux comme celui-là, cette période coïncide avec celle de la seconde jeunesse. Casal avait trente-sept ans. Les fatigues de la vie de plaisir qui épuisent les lymphatiques, congestionnent les sanguins et détraquent les nerveux, ces exorbitantes et multiples fatigues du jour et de la nuit, l'avaient, lui, affiné et comme spiritualisé. Elles s'étaient imprimées sur son visage en traces qui jouaient la pensée, en stigmates qui faisaient croire à une intime et noble mélancolie. Le teint offrait ce caractère, qui ne s'acquiert pas, d'une chaude pâleur uniforme sur laquelle ne sauraient mordre ni les excès des veilles passées au jeu, ni les journées de chasse avec le coup de fouet de l'air. Les cheveux, coupés ras et encore très noirs, poussaient leurs cinq pointes sur un front carré, divisé en deux par la ligne de la volonté, et qui commençait à s'agrandir vers les tempes. Il y avait de la rêverie, semblait-il, sur ce front, comme il y avait de la tristesse dans les rides des paupières, comme il y avait une finesse pénétrante dans les prunelles d'un vert très clair et tirant sur le gris. Le nez droit et le menton solide achevaient en vigueur ce masque un peu creusé, où la sensualité de la bouche se dissimulait sous le voile d'une moustache châtaine, presque blonde. Casal avait profité du prétexte d'un voyage aux Indes pour changer sa coiffure et faire couper sa barbe où quelques fils d'argent apparaissaient déjà. Ses joues ainsi dégarnies se marquaient du pli un peu amer où se trahit le désenchantement de l'homme qui a souri avec dégoût de trop de choses. C'était une figure à la fois vieillie et jeune, énergique et alanguie, dont les traits excluaient toute idée de vulgarité. Il devait paraître incroyable que cette physionomie appartînt à un viveur professionnel, quoique le corps, svelte dans sa robustesse, révélât l'habitude de l'exercice quotidien. Casal, naturellement grand et fort, ne passait guère de jour, depuis sa première jeunesse, sans se dépenser à quelque sport violent, escrime ou paume, boxe ou cheval, chasse ou yachting. Sa mise, un peu trop soignée, révélait le souci puéril, passé vingt-cinq ans, d'un prince de la mode. Mais il semblait si peu y penser. Une si évidente habitude d'élégance émanait de tout son être, qu'il avait l'air créé ainsi, comme un animal de haute vie, fabriqué par la Nature pour s'habiller, pour exister de cette manière-là, et non d'une autre. Le tout formait un ensemble à la fois mâle et joli, très viril et vaguement efféminé, qui expliqua du coup à Mme de Tillières pourquoi cet homme avait inspiré des passions presque tragiques dans un monde de caprices et de frivolité; pourquoi aussi les autres hommes, y compris Poyanne, nourrissaient contre lui cette animosité particulière. Les femmes, qui nous connaissent beaucoup mieux que nous ne l'imaginons, savent très bien que le succès d'un de nos semblables auprès d'elles excite chez toute la corporation une envie égale à la jalousie que leur inspirent les amours heureuses d'une d'entre elles. Le simple extérieur de Casal devait infliger une humiliation constante à la plupart de ceux qui se trouvaient en sa présence, et, de toutes les vanités masculines, la vanité physique, pour être la moins avouée, n'en est que plus passionnée et plus jalouse.
—«C'est positif qu'il ne ressemble pas aux autres.» Cette petite phrase, qui contenait en germe toute une nouvelle fermentation d'idées, Mme de Tillières se la prononçait mentalement, un quart d'heure plus tard, et c'était le résultat d'un de ces examens où les femmes les plus distraites excellent et qui vous dévisagent un nouveau venu en quelques coups d'œil lancés si vite. Elles savent comment vous avez les yeux et les dents, les mains et les cheveux, vos gestes et vos tics, votre humeur et votre éducation, avant que vous ne sachiez, vous, seulement, si elles vous ont regardés. Le dîner avait été annoncé, et Candale avait offert son bras à Juliette pour passer dans la salle à manger, celle du premier étage et qui est réservée aux réceptions fermées. Quoique cette petite salle ait été aménagée, au rebours de la grande, celle du rez-de-chaussée, pour servir de cadre à des causeries d'intimité, un détail y révèle tout le caractère de la comtesse, qui appartient à ce que l'on pourrait appeler la section Champs-Élysées du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire qu'au rebours des boudeurs et des boudeuses des environs de la rue Saint-Guillaume, elle unit à la plus ancienne noblesse le goût du «chic» et de l'élégance la plus récente, mais certaines nuances ne permettent pas qu'on la confonde avec des femmes simplement riches. Elle a fait tendre par exemple sur un panneau de cette salle à manger une des dix tapisseries, encore intactes, princier cadeau que le duc d'Albe offrit au vieux maréchal de Candale lors d'une ambassade secrète de ce dernier auprès de lui. Il n'y a pas un coin de cet hôtel, à la fois si moderne et si plein des reliques d'un passé terrible, qui ne trahisse ainsi le culte étrange de la jeune femme pour ce sanglant ancêtre. Cette tapisserie, en particulier, tissée à Bruges, et qui représente une marche de lansquenets à travers un bois, piques dressées, apparaît dans cette étroite pièce, avec l'inscription qui rappelle l'illustre donataire, comme le signe d'un orgueil nobiliaire très affecté. Peut-être, pour le goût d'autrefois, cela eût-il senti son parvenu. Mais les femmes comme Gabrielle, qui veulent à la fois briller comme leurs rivales de la finance et pourtant s'en distinguer, se mettent volontiers à être fières de leur noblesse, comme si cette noblesse datait de la veille. C'est une des mille formes du conflit engagé depuis cent ans entre la vieille et la nouvelle France. Il arrive à Mme de Candale de dire: «Quand on s'appelle comme nous…» avec le même étalage de sa race que si elle n'était pas, en effet, une Candale authentique, unie à un cousin aussi Candale qu'elle, ce qui ne l'empêche pas d'avoir à sa table, comme ce soir,—à côté de sa sœur, la duchesse d'Arcole, mariée au petit-fils d'un maréchal de Bonaparte,—le petit-fils d'un célèbre banquier de Vienne, M. Alfred Mosé. Il est vrai que les Mosé sont convertis depuis deux générations. Sur les trois autres convives, un seul, le vicomte de Prosny, descendait d'une famille qui, à la rigueur, pût traiter de pair, moins l'illustration, avec celle du grand maréchal. Mais la baronnie du baron d'Artelles date du règne de Louis-Philippe, tandis que Casal est le fils d'un industriel enrichi dans les chemins de fer et sénateur d'après le Deux Décembre, comme d'ailleurs le père de la comtesse elle-même. Telles sont les inconséquences d'un temps où les prétentions les plus raides se heurtent à d'irrésistibles nécessités de mœurs. Louis de Candale avait la passion de la grande chasse, et, si considérable que fût la fortune de sa femme, il lui fallait bien, pour satisfaire ce goût sans doute héréditaire et entretenir les premiers tirés de France, accepter quelques partners pris à son club. C'est ainsi que Mosé, dont l'unique affaire était de mener la vie élégante, et qui avait réussi à forcer la porte du Jockey par une diplomatie de dix années, se trouvait occuper dans le budget de Pont-sur-Yonne une place trop importante pour n'être pas traité en ami par son associé et la femme de cet associé. La comtesse, trop vraiment chrétienne, trop intelligente et trop juste pour donner dans le fanatisme anti-sémitique, affectait pourtant d'être très hostile aux étrangers, afin de ne presque pas recevoir son ennemie Mme Bernard, née Hurtrel, des Hurtrel de Bruxelles, et elle se tirait de cette petite contradiction qui admettait Mosé parmi ses intimes, par des phrases adroites, afin d'excuser cette exception en la soulignant. Elle vantait ce camarade du comte pour sa discrétion, pour son ton véritablement exquis, pour la générosité dont il donnait des preuves à toutes les œuvres de bienfaisance. Ces éloges étaient mérités. Car cet homme blond, chauve à quarante-cinq ans, avec des yeux très fins dans un mince visage exsangue, possédait au plus haut degré la suite dans la voie adoptée qui demeure le secret du succès de cette forte race dont il gardait le type malgré le baptême. Il tenait son rôle de gentleman avec une irréprochable rigueur. Si pourtant un philosophe s'était rencontré parmi les convives, n'aurait-il pas éprouvé une intense impression de l'ironie inhérente aux choses à voir le descendant du peuple le plus persécuté de l'histoire, assis sous une tapisserie donnée par un furieux persécuteur à un autre persécuteur? Et c'eût été pour lui une ironie encore de regarder Mme d'Arcole en train de manier de l'argenterie anglaise devant une table toute servie à l'anglaise, quand le premier duc d'Arcole s'était rendu célèbre par sa haine implacable contre le peuple britannique et sa lettre de provocation à Hudson-Lowe. Mais les philosophes ne vont guère dans le monde, et, quand ils y paraissent, c'est pour noyer aussitôt leur philosophie dans une débauche de snobisme. Il y a ainsi des dessous de contradictions absurdes à presque toute réunion, ne fût-ce que de cinq ou de six personnes. Le plus sage est de ne pas plus les scruter que ces personnes elles-mêmes. On eût fort étonné Mosé, tandis qu'il dégustait la crème d'asperges du potage, si on lui eût rappelé que le vieux Candale l'aurait probablement brûlé de ses mains; comme on eût étonné d'Artelles, occupé à servir la comtesse, sa voisine, en lui remémorant que son arrière-grand-père, à lui, poussait la charrue dans les plaines de Beauce;—comme on eût étonné Mme de Candale en lui démontrant que l'action d'avoir placé Casal à côté de Juliette n'était pas absolument digne d'une très honnête femme;—comme on eût étonné Juliette en lui affirmant que son indifférence, de plus en plus marquée envers son voisin, dissimulait un intérêt de plus en plus vif. Quant à Prosny, déjà occupé à déguster l'amontillado du premier service avec une joie de connaisseur, et au gourmand Candale qui se consolait de ne pouvoir inviter sa maîtresse par l'excellence de sa propre table, ils étaient à l'abri de toutes les surprises de la pensée, et Casal, lui, avait trop roulé de-ci de-là pour s'étonner jamais de rien.
Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute sorte sur l'accident de voiture dont Mme de Candale avait été la victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme celles-ci:
—«Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?…»
—«Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais pas de poudre de bois!»
—«Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses Purdeys étaient en capilotade après.»
—«Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.
—«Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!…»
—«Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.
—«Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du roi, et deux par derrière…»
—«Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui passer…»
—«Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois armes… Et vous appelez ça chasser?…» reprit d'Artelles.
—«Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»
Mme d'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance mauve avec des cœurs de velours violet, garnissaient deux autres cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées, car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand Mme de Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition, dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir;—action très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul goûté, avec Mme de Tillières, le délicieux décor des choses autour d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois femmes: Mme de Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; Mme d'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire. Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur présentation.
À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée, lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne, mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord. Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les préférer. À détailler Mme de Tillières avec ce coup d'œil respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de suite: «Mais c'est une très jolie femme…» et aurait commencé de lui faire deux doigts de cour,—comme on chantait dans les naïves romances de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié. Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression, susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle, qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet étranger avait dans le ventre,—admirable formule d'argot créée par ce Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui d'hier?…» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut; jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux esprits de salon intolérables aux spécialistes.
Ce sont là quelques-unes des facultés qui donnent à un homme une maîtrise, et leur présence ou leur absence explique pourquoi, dans une carrière aussi unie et monotone que la vie de plaisir, certains personnages exercent une dictature, tandis que d'autres sont toujours à la suite. Le moraliste en est encore à comprendre comment la sûreté de l'observation, la modestie du bon sens, l'énergie de la conclusion exacte, peuvent se rencontrer ainsi, jouant à vide et sans que l'homme qui les possède ait l'idée de produire une action utile ou seulement sérieuse. Ce déséquilibre étrange entre le moyen et la fin traduit-il une timidité foncière, ou bien faut-il y voir une preuve de plus à l'appui de cette vérité si bien résumée par la sagesse du langage qui a dérivé le mot de corruption d'un verbe latin dont le sens est briser? L'habitude du plaisir précoce et continue aurait-elle pour résultat de rompre en nous, de dissoudre cette sève de notre être qui crée l'Idéal? Quelle que soit la cause de ce singulier effet, il est constant que Casal aura passé sa vie à partager les débauches de compagnons dont pas un ne le vaut et dépensé le meilleur de son esprit à résoudre des problèmes tels que celui qu'il se posa quand Mme de Tillières eut attiré son attention: «Qu'est-ce au juste que cette petite femme?» Et encore cette petite femme-là, comme il l'appelait irrévérencieusement dans sa pensée, valait-elle du moins la peine d'être étudiée.
Cette étude, commencée au moment où le maître d'hôtel offrait à la sensualité des convives un magnum de la bonne année de Cos d'Estournel, révéla tout d'abord à Raymond une agitation extraordinaire chez la jeune femme. Il en jugea ainsi aux brusques sautes d'idées qu'elle avait dans sa conversation avec Candale ou avec la comtesse,—car, pour lui, elle continuait à ne pas lui parler,—puis au frémissement de ses lèvres dans le sourire, enfin au battement de paupières par lequel elle semblait vouloir éteindre son propre regard. Il en conclut deux choses: l'une, que sous ces dehors de pastel adouci, avec ses cheveux d'un blond pâle, son teint transparent et ses yeux d'un azur clair, Mme de Tillières était sans doute une personne à impressions très vives, une passionnée toujours en train de se refouler et de se dompter;—l'autre, qu'il y avait à cette table quelqu'un à qui elle s'intéressait extrêmement. En une seconde il eut fait le décompte des hommes ici présents. Était-ce Candale, ce quelqu'un? Non. Elle lui parlait trop gaîment. D'Artelles? Le baron s'en fût aperçu depuis longtemps et n'aurait point passé, comme il le faisait, quatre de ses soirées sur sept dans les coulisses de l'Opéra. Prosny? Ce grand gourmand de vicomte se vantait lui-même d'avoir «dételé» depuis des années. Mosé? Mais Mme d'Arcole, avec qui ce dernier causait en aparté à cette minute même et à laquelle il faisait officiellement la cour depuis des mois, n'avait pas échangé avec Mme de Tillières une seule de ce œillades significatives que les femmes jalouses ne s'épargnent jamais,—si prudentes soient-elles. Que restait-il, sinon Casal lui-même? Malgré ses succès, ou peut-être à cause d'eux, le jeune homme n'était ni très vaniteux, ni trop modeste. Il se croyait parfaitement capable d'inspirer mieux qu'un caprice, une passion, et dès la première rencontre… Mais il croyait aussi qu'il pouvait déplaire jusqu'à l'antipathie, et il admettait même, ce qui prouve la trempe de son bon sens, qu'il passât inaperçu. Cela dépendait et de la femme et du moment de sa vie. À quelle crise de son existence sentimentale en était Mme de Tillières? Voilà ce que l'examen le plus pénétrant ne pouvait apprendre à un Parisien qui n'avait, pour tout renseignement sur elle, que de petites phrases comme celles-ci, entendues au hasard:
—«Mme de Tillières? C'est une charmante femme, et distinguée et simple…»
—«Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse…»
Ou encore:
—«Il y a pourtant d'honnêtes femmes dans le monde. Voyez Mme de Tillières: lui connaissez-vous un amant?…»
—«Bah! c'est une sournoise qui cache son jeu mieux que les autres, voilà tout…»
—«Si c'est moi qui l'occupe,» conclut Casal en lui-même, après cette première méditation, «c'est comme à l'escrime, il faut voir venir.»
C'était la sagesse, en effet, d'autant plus que Mme de Tillières avait dû certainement entendre parler de lui d'une façon sévère. Il connaissait trop sa situation personnelle pour en douter. Cela suffisait à lui tracer un rôle de mesure, de tact et de discrétion, en vertu de cette méthode pratiquée d'instinct par tous les hommes qui réussissent auprès des femmes: intéresser en déroutant. Il continua donc à s'effacer, s'interdisant les manières d'enfant gâté qu'il avait parfois, se posant en écouteur plutôt qu'en causeur, et réservé comme un secrétaire d'ambassade de la vieille école. Le résultat de cette tenue ne se fit guère attendre. Juliette, qui, elle-même, avait voulu voir venir son voisin, appréhenda que le dîner ne s'achevât sans qu'elle eût pu essayer de savoir ce qu'il y avait au juste derrière la physionomie de cet homme vers lequel elle continuait de se sentir trop attirée. Et ce fut elle qui lui posa tout d'un coup une question destinée à le faire causer.
—«Vous me croirez si vous voulez,» venait de dire Prosny, excité déjà par le vin à outrer son penchant naturel aux racontars invraisemblables, «mais j'ai connu en Normandie un braconnier qui chassait sans bras. Oui, messieurs, son petit garçon lui chargeait son fusil, le lui posait sur une pierre, et notre homme tirait… avec ses pieds!… Ma foi, à l'affût, il tuait son lapin tout comme un autre…»
Comme la table entière se récriait sur cette fantastique anecdote, que le Normand Prosny confirmait de sa maigre et rouge figure, Mme de Tillières se tourna vers Casal, et, d'une voix un peu troublée:
—«Et vous, monsieur,» dit-elle, «vous n'avez donc pas de récits extraordinaires à nous conter, comme ces messieurs?»
—«Mon Dieu, madame,» fit le jeune homme en souriant, «c'est qu'il n'y a guère qu'un certain nombre d'histoires de chasse, et ils les auront bientôt toutes dites. Pourtant, je ne connaissais pas celle que vient de nous servir Prosny et qui dépasse un peu la permission… Mais il faut pardonner leurs gasconnades aux chasseurs, en pensant à ce que cette passion représente de vie saine et naturelle dans notre existence factice et frelatée de civilisés…»
—«J'avoue ne pas saisir,» reprit Juliette, «ce qu'il y a de bien sain et de bien naturel à se poster sept ou huit au bord d'un bois pour fusiller, à bout portant, de malheureux lapins et des faisans, que vous ne faites même pas lever vous-même…»
—«D'abord ce n'est qu'une espèce de chasse,» dit Casal, «mais c'est pourtant un commencement… On prend le goût d'un gibier plus difficile, et j'ai vu des camarades à moi, oh! pas beaucoup, mais j'en ai vu partir de là et finir par aller chasser le tigre aux Indes, le buffle en Afrique, et le mouflon dans le Turkestan. Croiriez-vous cela, madame, que trois de mes amis ont eu le courage d'aller chercher là-bas, sur les frontières de la Chine, une bête dont parlait le voyageur Marco-Polo, l'ovis poli, et ils l'ont retrouvée et tuée.»
—«Avez-vous fait vous-même de ces grandes chasses?» demanda-t-elle.
—«Quelques-unes,» répondit-il, «les plus faciles. Je suis allé aux Indes, et j'ai tué ma demi-douzaine de tigres, comme tout le monde. Mais j'ai gardé de ce voyage des impressions uniques… Quand on a vu se lever beaucoup d'aurores, par les fenêtres du cercle, cela vous change jusqu'au ravissement d'en voir d'autres à dos d'éléphant, et de traverser quelqu'une de ces vastes rivières qui coulent toutes roses et enluminées sous un ciel qui s'enflamme… Avec un peu de danger pour agrémenter le paysage, je ne dis pas que ça n'ennuierait pas à la longue, mais c'est exquis. Je vous jure qu'on trouve la vie de club et de fête bien mesquine à ces moments-là…»
—«Mais alors pourquoi la menez-vous?» interrogea-t-elle. Le petit frisson que donne à toutes les femmes la sensation du courage personnel de l'homme avait été si vif pendant ces quelques paroles de Casal, qu'elle avait cessé de se surveiller pour une seconde. Son exclamation la surprit elle-même, en la faisant un peu rougir. Elle se trouva trop familière et elle eut peur qu'il n'en profitât tout de suite pour se familiariser de son côté avec elle. Il eut la finesse de répondre en secouant la tête, avec une espèce de bonhomie gaie:
—«C'est l'histoire des femmes mal mariées, madame. C'est joué, c'est perdu. On a commencé à s'amuser, ou ce qu'on appelle ainsi, à vingt ans, parce qu'on était jeune; on continue à cinquante parce qu'on ne l'est plus… On est un inutile et un raté. Mais quand on le sait…»
Il riait, en disant cela, du rire d'enfant qu'il avait gardé et qui était une de ses grâces. Il y a toujours quelque ridicule pour un homme aussi comblé que l'était Casal, très riche, fêté partout et libre de ses actions, à laisser entendre qu'il a manqué sa vie. Mais ce rire sauvait ce ridicule qui, d'ailleurs, n'est pas perceptible aux femmes. Les plus fines, pourvu qu'elles aient du cœur, sont disposées à croire un homme qui leur jouera la comédie des destinées avortées. C'est leur roman secret, à elles toutes, de consoler ces misères-là. D'ailleurs, peut-être Casal ne mentait-il pas en condamnant une existence avec laquelle il n'aurait cependant pas pu rompre. Lui aussi était saturé de ses sensations habituelles. Il y eut un silence entre eux, durant lequel il se commit une de ces fautes de tact que le langage parisien désigne du terme assez inexplicable de gaffe. On en était aux trois quarts du dîner. C'est le moment habituel où éclatent ces étourderies que l'entraînement de la conversation et quelques verres des vin fin rendent presque inévitables. Le baron d'Artelles s'était mis à parler de Mme de Corcieux, que toutes les personnes présentes savaient avoir été la maîtresse de Casal. Il n'en disait rien de très méchant, mais ce rien suffisait à mettre le jeune homme dans une position un peu fausse.
—«Quelle diable d'idée,» continuait-il, «cette pauvre Pauline a-t-elle eue de se teindre subitement en blond? Elle n'a donc pas une amie pour lui dire que ça lui donne dix bonnes années de plus, et elle commence à n'en plus avoir besoin, de ces dix années-là, ni même de cinq…»
—«C'est comme le vieux Bonnivet, que vous avez dû voir souvent, madame,» dit le politique Mosé en s'adressant à Gabrielle de Candale afin de couper la conversation, «vous savez s'il se teignait?»
—«Vous voulez dire s'il se cirait,» dit Candale.
—«S'il se salissait,» dit Mme d'Arcole.
—«Bref,» reprit Mosé, «qu'il fût teint, ciré ou sali, il cachait la chose à tout le monde, y compris son coiffeur, qui me disait d'un ton si comique: «Si j'osais lui en parler seulement, monsieur, je lui ferais ça si bien.» Bref, notre Bonnivet tombe malade. Ses rhumatismes lui nouent tous les membres. Je vais le voir et je le trouve blanc comme neige. Devinez son premier mot: «Voyez comme j'ai souffert, Mosé, j'en ai blanchi.»
—«Cela n'empêche pas,» insista d'Artelles, lequel, comme tous les gaffeurs, tenait à son idée, «que Mme de Corcieux pourrait bien se tenir tranquille. Voyons, quel âge a-t-elle à peu près? Vous devez savoir ça, vous, Casal?…»
Ces mots n'eurent pas plus tôt été prononcés que l'imprudent causeur sentit leur indiscrétion, et, s'arrêtant tout court, il devint pourpre au milieu du silence de toute la table, ce qui acheva de rendre l'attitude du jeune homme plus délicate. Il ne pouvait ni attaquer ni défendre son ancienne amie. Il fut naturel et dit simplement:
—«Mme de Corcieux? Mais quand je l'ai saluée à l'Opéra l'autre semaine, elle avait l'âge d'une très jolie femme, et Bonnivet, lui, tout ancien pair de France qu'il fût, étalait sur les fauteuils de l'Agricole un très vieil homme, et terriblement cassé, quoiqu'il eût l'habitude de dire avec son grand air: «Il n'y a pas d'âge, il n'y a que des forces…»
Tout le monde rit et la causerie tourna. Casal, qui avait eu la sensation de plaire à sa voisine, très particulièrement, prit soin que l'entretien restât général pour raconter avec un joli tour deux ou trois anecdotes de son voyage au Japon. Il trouva le moyen d'être si gentiment spirituel, qu'une fois sortis de table, la comtesse s'approcha de lui, et, malicieusement:
—«En avez-vous fait des frais pour mon amie,» lui dit-elle, «et, soyez content, vous lui avez plu. Et maintenant, allez fumer en paix… Mais vous ne fumez pas, vous? Seulement, je vous connais, vous voulez causer avec ces messieurs un peu plus librement et boire votre eau-de-vie en paix… N'en buvez pas trop, et revenez-nous vite…»
Le jeune homme sourit en s'inclinant. Mais quand, une heure plus tard, ses compagnons revinrent du fumoir, Mme de Candale chercha en vain parmi eux sa mâle et spirituelle figure. Il avait eu la coquetterie de disparaître sur son succès. Elle regarda Juliette, qui, elle aussi, venait de constater cette absence et qui, ne se sachant pas observée, fronçait ses jolis sourcils. Lorsque à onze heures moins un quart on annonça la voiture, ce petit mouvement d'humeur durait encore, et la malicieuse question de la comtesse au baiser d'adieu n'était pas faite pour dissiper cette humeur:
—«Tu ne t'es pas trop ennuyée?» demanda-t-elle. «Tu vois que Casal vaut mieux que sa réputation.»
—«Mais,» dit Juliette, en riant d'un rire un peu forcé, «il ne m'a pas beaucoup laissé le temps de le juger.»
—«C'est tout de même vrai qu'elle est blessée qu'il soit parti si vite. A-t-il été maladroit!» pensa Gabrielle quand son amie eut disparu. En quoi, toute fine qu'elle était, elle se trompait, car, dans son coupé, en train de rouler vers la rue Matignon, Mme de Tillières ne songeait qu'à ce prétendu maladroit, et ce lui fut une surprise presque douloureuse quand le valet de pied qui ouvrit la porte de l'appartement lui dit, en la débarrassant de son manteau:
—«M. le comte de Poyanne est là qui attend Madame la marquise.»
Elle l'avait absolument oublié.
III
L'AUTRE
Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne,—les uns et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le cœur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences arrivent aux lèvres, et, par nature, Mme de Tillières avait la passion des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!… Il disait son enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis l'évidence de la trahison—et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène, sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux avaient été blessés, et la fuite de Mme de Poyanne, et les désespoirs du comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en 1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur,—lui rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la générosité de ses doctrines;—et tout cela sans jamais dépasser son rôle de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et le goût du cœur des autres,—charmante faculté, car elle permet d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de l'âme,—mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses. Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement. On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie étrange des contradictions du cœur qui tourne au vice nos meilleures vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!
Ces réflexions sur les avantages et les périls de son propre caractère, Juliette ne se les était jamais formulées, quoiqu'elle se fût dit souvent. «Je suis trop faible,» ou «J'aurais dû parler nettement,» à propos de telle ou telle petite circonstance qui eût exigé un «non» précis et désagréable à quelqu'un de ses amis. Il en est de notre caractère comme de notre santé. Nous en souffrons longtemps avant de nous savoir malades. Mme de Tillières ne savait pas davantage pourquoi bien des choses qui faisaient sa joie, les autres années, faisaient maintenant son malaise; par exemple ces tête-à-tête du soir avec Poyanne, où ils demeuraient l'un et l'autre silencieux pendant des dizaines de minutes;—et les efforts qu'ils tentaient, ou lui ou elle, pour rouvrir la causerie, marquaient mieux le contraste entre les soirées d'aujourd'hui et celles de jadis. Elle trouvait chaque fois, pour s'expliquer cette gêne, qu'elle jugeait momentanée, une raison tirée d'un détail quelconque. Ainsi, quand, à son retour de l'hôtel de Candale, la simple phrase du domestique sur la présence de Poyanne lui infligea un petit sursaut de réveil presque douloureux, elle attribua tout de suite ce frisson pénible à la peur d'avoir froissé son amant; d'autant plus qu'à un second regard, et tandis qu'on la débarrassait de son manteau, elle reconnut le valet de chambre du comte debout dans un coin de l'antichambre. À sa question, cet homme répondit:
—«J'attends les épreuves du discours de Monsieur pour les porter à l'imprimerie…»
—«C'est vrai, il a parlé,» se dit Juliette «il va m'en vouloir de ce que je rentre si tard. Je ne l'ai pas habitué à lui montrer si peu d'intérêt.»
En réalité cette visite lui était rendue désagréable par le besoin qu'elle éprouvait de continuer la solitaire rêverie de sa voiture et de penser librement à Casal. Telle était la profondeur de l'impression produite sur elle par cette rencontre. Mais comment aurait-elle admis cette cause à sa contrariété, quand elle était si persuadée qu'elle aimait Poyanne pour toute sa vie? C'était l'honneur de sa faute que cette persuasion-là. Combien on se fait illusion à soi-même, et des années, sur ces fins de sentiments!… Puis il suffit d'une heure pour que cette illusion ne soit plus possible. Juliette devait l'éprouver ce soir même.
—«Vous êtes fâché contre moi, mon ami,» dit-elle en rentrant dans le petit salon Louis XVI, plus doucement pâle encore aux clartés mêlées du feu et des lampes. Le comte se tenait assis au bureau d'où elle lui avait écrit cette après-midi. Quand il la vit, il se leva en hâte pour lui baiser les doigts, et, lui montrant les papiers qui encombraient la mince tablette:
—«Fâché?» répondit-il, «vous voyez que je n'ai pas eu le temps de l'être. Je travaillais chez vous en vous attendant, ce dont vous m'excuserez, n'est-ce pas? Nous sommes sortis de séance si tard, et j'avais les épreuves de mon discours à corriger pour l'Officiel. J'ai dit à Jean de me les apporter chez vous, et fort heureusement,» ajouta-t-il avec la bonne humeur de la corvée accomplie, «elles sont presque finies… Vous permettez?»
Il acheva, en se rasseyant, de tracer quelques signes dans les marges, puis il réunit les feuillets épars, qu'il glissa dans une grande enveloppe déjà préparée, et il alla lui-même remettre le paquet au valet de chambre qui l'attendait dans le vestibule. Tout ce manège ne dura pas dix minutes. Pourquoi Juliette, qui, dans l'appréhension d'un froissement de son ami, s'était faite d'avance tendre et caressante, se trouva-t-elle presque froissée elle-même et en tout cas déconcertée par le calme de cet accueil? Certes, la faute qu'elle avait commise en s'intéressant à Casal toute la soirée, au point d'oublier Poyanne, était bien vénielle dans l'ordre des faits. Il n'en allait pas ainsi dans l'ordre du cœur. Quoiqu'elle ne s'en rendît compte qu'obscurément, elle aurait souhaité que son amant, par une mauvaise humeur un peu injuste, l'acquittât de cette faute et lui permît de la réparer en gentilles câlineries. Le contraste entre son trouble intime et la tranquillité apparente de Poyanne lui infligea en même temps une sensation de froideur. À maintes reprises et depuis que son amour commençait de dépérir, il lui avait semblé qu'Henry n'avait plus vers elle les mêmes élans de tendresse. C'est le premier signe et le plus singulier mirage d'une passion décroissante et qui ne le sait pas: nous reprochons à ceux que nous aimons moins de ne plus nous aimer autant,—et nous sommes de bonne foi! Jamais Mme de Tillières n'avait éprouvé cette impression de quelque chose de mort entre elle et Poyanne comme à ce moment. Elle s'était approchée de la cheminée, et, tendant au feu ses pieds chaussés de bas de soie à jour, elle suivait dans la glace les moindres mouvements du comte qui vaquait, avec une minutie d'auteur, aux derniers soins de ses épreuves. Pourquoi une autre image s'interposa-t-elle soudain, jusqu'à lui remplacer celle de son amant? Pourquoi, dans l'éclair d'une demi-hallucination, vit-elle l'homme à côté de qui elle avait dîné, le «beau Casal,» comme Gabrielle l'avait appelé,—avec sa silhouette robuste et svelte, avec ses gestes souples dont chacun disait la force, avec son masque si viril dans sa lassitude? Et voici que, cette image du souvenir s'étant effacée pour laisser la place à celle de la réalité, elle aperçut de nouveau dans la glace celui à qui elle appartenait par son libre choix et depuis des années. Il lui apparut tout d'un coup et par le contraste, si gauche, si chétivement souffreteux que cette comparaison lui causa un malaise presque insoutenable.
Henry de Poyanne, alors âgé de quarante-quatre ans, était assez grand et mince. Naturellement délicat, les fatigues de la vie parlementaire, succédant aux chagrins rongeurs de sa jeunesse, avaient comme consumé sa santé. Ses épaules étroites se voûtaient un peu par l'habitude de travailler assis. Ses cheveux blonds grisonnaient et se faisaient rares. Son teint se plombait de ces couleurs bistrées qui disent la lassitude du sang, les désordres de l'estomac et l'énervement d'une existence toute sédentaire. Il y avait bien de l'aristocratie encore dans ces lignes d'un visage presque émacié et d'un corps que le frac de soirée dessinait dans sa maigreur; mais on y sentait aussi la pauvreté de la nature et un précoce épuisement. Le regard des yeux bleus, d'un beau bleu loyal, et le pli hautain de la bouche rasée restaient magnifiques. Ils révélaient ce qui soutenait le généreux orateur depuis sa première et malheureuse enfance: l'ardeur contenue du sentiment, la foi profonde, l'invincible énergie de la volonté. Une femme ne pouvait s'être donnée à cet homme que par les meilleures qualités d'elle-même, par enthousiasme pour son éloquence, ou par le passionné désir de panser les blessures dont avait saigné cette destinée. C'étaient bien aussi les deux motifs qui avaient déterminé l'abandon de Mme de Tillières. Mais c'est le danger de ces liaisons fondées uniquement sur le romanesque, et dans lesquelles la maîtresse a cédé à l'admiration intellectuelle ou à la pitié sentimentale: il vient toujours une heure où cette admiration se lasse par l'accoutumance, où cette pitié s'émousse par sa satisfaction même. Cette maîtresse alors ouvre les yeux. Elle tremble de s'être trompée sur la nature de ses sentiments, et trop tard! Heureuse encore celle en qui cette pensée s'éveille, hors de tout motif étranger et sans que le charme émané d'un autre homme soit le principe secret de ce soudain désenchantement! Toutefois, si Juliette eut dans ses prunelles claires, qui fixaient avidement la glace, ce passage du plus amer regret qui puisse traverser une âme fière, Henry de Poyanne ne le remarqua pas lorsqu'il se rapprocha d'elle,—non, pas plus que le maître d'hôtel qui apportait, dans ces soirées de tête-à-tête, le plateau en argent chargé de la bouilloire, de la théière, des gâteaux, avec le flacon d'eau-de-vie et l'aiguière de boisson glacée parmi les verres et les tasses.
—«Vous avez beaucoup travaillé, voulez-vous que je vous prépare votre grog?» dit la jeune femme en se retournant vers le comte et lui montrant le plus joli sourire de gâterie. Ces sourires-là peuvent-ils être qualifiés d'hypocrites? Ils ont pour but d'épargner d'inutiles peines, et celles qui les ont aux lèvres se croiraient coupables d'y laisser monter leur secrète amertume. Elles ne savent pas sur quel chemin elles s'engagent à la première minute où elles commencent de ne plus avoir le regard et le visage de leur cœur, ne fût-ce que pour accomplir cette insignifiante action d'offrir une boisson familière à celui qu'elles veulent encore charmer.
—«Volontiers,» répondit le comte à l'offre de son amie; et il se mit à la regarder à son tour, qui de ses fines mains commençait de verser l'eau chaude dans un verre russe à gaine de vermeil ciselé, puis y broyait les morceaux de sucre avec la cuiller. Elle était adorable d'attitude, assise près du plateau, et plus pareille que jamais à un pastel de l'autre siècle avec l'or pâli de ses cheveux. Ses beaux bras dégagés des manches avaient de si gracieuses souplesses, l'harmonie de sa toilette noire et rose avec son teint un peu animé par la flamme du foyer était si délicatement voluptueuse que, presque malgré lui, le comte se rapprocha d'elle:
—«Comme vous êtes jolie ce soir,» lui dit-il, «et quel bonheur de me retrouver auprès de vous au sortir de cette aride et dure politique!»
Tout en parlant, il se penchait pour lui prendre un baiser; mais elle, détournant la tête avec un geste de légère impatience:
—«Prenez garde,» fit-elle, «vous êtes si maladroit que vous allez me faire répandre tout ce flacon.»
Elle était en effet sur le point de verser dans le grog une cuillerée d'eau-de-vie, à la seconde où Poyanne s'était appuyé pour l'embrasser sur le dossier de sa chaise. Ce n'était rien, ce petit mot, et il n'y avait qu'un peu de mutinerie coquette dans le mouvement par lequel elle lui déroba son visage et laissa le baiser effleurer seulement la soie souple de ses cheveux. Pourtant, il s'éloigna aussitôt, en proie à une pénible impression, celle de l'amant dont la maîtresse ne vibre pas à l'unisson de son cœur, à lui. Oui, ce n'était rien, ce geste de retraite; mais quand des scènes semblables de gracieuse rebuffade se sont produites une centaine de fois, cet amant finit par éprouver une peur horrible, celle de déplaire, qui éteint le feu des regards, contracte le cœur et ferme la bouche aux paroles d'amour. Là résidait le principe du malentendu qui devait de plus en plus séparer ces deux êtres. Sans y réfléchir et obéissant à cette instinctive diminution de tendresse qu'elle subissait depuis tant de jours, Juliette infligeait trop souvent ces refus de caresse à cet homme qu'elle accusait ensuite en elle-même d'indifférence. Elle continuait à préparer le breuvage promis, piquant avec la pointe de la fourchette une des tranches de citron déposées dans une assiette, puis ayant goûté au grog du bout des lèvres:
—«Vous voyez,» dit-elle d'un air de reproche, «il est trop fort, vous me l'avez fait manquer, et il faut que je vous en prépare un autre.»
—«Ne vous donnez pas cette peine,» répondit-il, en faisant mine d'approcher.
—«Cette fois,» reprit-elle, «je vous défends de bouger et de me gêner dans ma petite cuisine.»
—«On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase. Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de leader pour manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de demander un rendez-vous à Mme de Tillières afin de lui dire adieu, avant son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite d'être analysé dans ses causes.
Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour. La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et, quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était là que son cœur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple petite phrase:
—«Quand vous verrai-je chez nous?…»
Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées. Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles cœurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation: plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée. Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre. Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les existences des deux femmes étaient si étroitement unies; et ce mensonge, pourtant bien véniel, le comte ne se pardonnait pas à lui-même d'en être la cause. Si épris qu'il fût de cette tête charmante, dans les yeux bleus de laquelle il avait bu l'oubli de ses misères, ou peut-être parce qu'il en était épris avec l'idéalisme natif de son âme, il souffrait qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy. L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges. Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent combien de significations diverses ces mots si simples en apparence, d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait peu que sa situation, vis-à-vis de Mme de Tillières, fût humiliante ou non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du cœur chez presque tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas le courage de la détromper. Les reproches du cœur sont-ils possibles à formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle, et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:
—«Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût… Pauvre ami, vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore hier?»
—«Merci!…» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?…»
La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un discours ou qui le racontent:
—«Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de nous inquiéter des misères du peuple… De Sauve venait d'interpeller le ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi. Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous devinez sur l'ancien régime,—comme si les quelques progrès dont notre âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la Commune!… Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les deux grandes forces historiques du pays!… Je leur ai montré que nous pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont de réalisable,—tout sauver et tout diriger ensuite… Mais vous connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis… Et à quoi bon?… Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer seulement une action… À gauche et à droite, toute la vie politique aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement, si vainement!…»
Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables depuis la guerre, écœurantes de bavardage vide!… Juliette savait que l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la suture entre les deux Frances, œuvre manquée du siècle, par une monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère, qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du cœur, quitte à protester au nom du cœur même contre la possession de cet époux, amant ou ami, par le travail professionnel, comme fit Mme de Tillières au moment où le comte s'arrêta de parler.
—«Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous pensiez un peu à votre amie?»
—«Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?… Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions amères?…»
—«Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu pensé à moi aujourd'hui?»
—«Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.
—«Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé la soirée.»
—«Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez chez Mme de Candale!»
—«Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.
—«Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette insinuation.
—«Pas le moins du monde,» dit Mme de Tillières, qui continua, comme indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»
—«Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.
—«M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du comte par ce nom de l'ancien amant de Mme de Corcieux.
—«Comment Mme de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette. Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de notre histoire.»
—«Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très agréablement avec lui.»
—«Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation, chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que cette pauvre Pauline invitait pour le garder…»
—«Elle l'aimait donc beaucoup?» fit Juliette.
—«Ah! follement,» reprit le comte avec une amertume singulière où se retrouvait le fonds de douloureuse sévérité que garde contre les histoires d'adultère un homme autrefois trahi par sa femme, «et ce fut toujours pour moi un mystère horriblement triste que cette passion de cette créature charmante pour ce fat qu'il fallait voir, avec ses airs ennuyés d'être aimé ainsi!… Et le mari est spirituel, distingué, instruit. Il adorait, il adore toujours Pauline. J'ai cessé d'aller dans la maison à cause de ce que j'y voyais. J'en souffrais trop pour Corcieux et pour elle… La malheureuse! Elle a été si punie! Le Casal a été affreux de dureté, paraît-il…»
—«Il en a pourtant parlé ce soir avec beaucoup de tact,» dit Mme de Tillières.
—«Est-ce qu'il devrait même prononcer son nom?» fit le comte.
Il y eut un silence entre les deux amants. La jeune femme se repentait maintenant d'avoir, elle, mentionné seulement son voisin de soirée. Elle avait joué avec la jalousie de Poyanne, et elle appréhendait de l'avoir éveillée. Elle était trop profondément sensible pour ne pas regretter aussitôt une peine infligée à quelqu'un qu'elle croyait encore aimer d'amour, qu'elle aimait certainement d'affection et d'habitude. Elle se trompait encore ici sur le sentiment de cet homme, trop noble pour le soupçon, même après les atroces expériences de son mariage. Dans la manière dont Juliette venait de lui parler de Casal, le comte n'avait vu qu'une preuve du plaisir goûté par son amie dans le monde et sans lui. Ce plaisir lui semblait bien innocent, et il se reprochait le sentiment qui le faisait en souffrir comme un égoïsme et une injustice. Hélas! La logique du cœur, qui ne compte ni avec nos générosités, ni avec nos sophismes, lui montrait dans le goût croissant de Mme de Tillières pour les sorties et les nouvelles connaissances un signe de plus qu'il ne suffisait pas à la rendre heureuse. Cependant l'horloge sonna. Elle marquait minuit.
—«Allons,» reprit-il avec un soupir, «il est temps que je vous dise adieu. Quand vous verrai-je?»
—«Quand vous voudrez,» répondit Juliette. «Voulez-vous dîner demain avec ma mère et ma cousine de Nançay?»
—«Je veux bien,» dit-il; et avec une voix un peu troublée:—«Vous savez que je vais peut-être vous quitter après-demain pour quatre ou cinq semaines?»
—«Non,» fit-elle, «vous ne m'en aviez pas parlé.»
—«Il y a deux élections pour le Conseil général ces jours-ci, et on me réclame là-bas.»
—«Toujours la maudite politique,» dit-elle en souriant.
Il la regarda de nouveau avec des yeux où elle ne lut pas,—où elle ne voulut pas lire une demande que les lèvres de cet homme passionné ne formulèrent point.
—«Adieu,» reprit-il d'une voix plus troublée encore.
—«A demain,» dit-elle, «à sept heures moins un quart. Venez un peu avant.»
Quand la porte se fut refermée, elle resta longtemps seule, accoudée à cette même cheminée dans la glace de laquelle l'image de Poyanne se reflétait tout à l'heure encore. Pourquoi de nouveau le souvenir de Raymond Casal vint-il se glisser devant elle, et à quelles idées répondait-elle en disant tout haut, avant de sonner sa femme de chambre:
—«Est-ce que je n'aimerais plus Henry?»
IV
LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR
Tandis que Juliette se couchait sur cette douloureuse question dans son lit étroit de jeune fille, qu'elle avait voulu reprendre après son veuvage avec tous les autres meubles de sa vie heureuse d'autrefois,—tandis que Poyanne revenait à pied vers son logement de la rue de Martignac, près de l'église Sainte-Clotilde, et se reprochait comme un crime de ne savoir pas plaire à son amie,—que faisait celui dont l'apparition subite entre ces deux êtres constituait, à leur insu, le plus redoutable danger pour les débris du bonheur de l'un, pour les lassitudes morales de l'autre, ce Raymond Casal, si diversement jugé par les hommes et par les femmes? Se doutait-il qu'à ce moment même, et au lieu de s'endormir, sa jolie voisine du dîner continuait de penser à lui, en prenant la résolution de n'y point penser?—Elle n'en avait pas le droit, puisqu'elle en aimait, qu'elle voulait continuer d'en aimer un autre.—Il était parti de l'hôtel de Candale, bien persuadé qu'il avait plu à Mme de Tillières, et très tôt, pour ne pas gâter cette impression. Mais son premier mouvement lorsqu'il se retrouva sur le trottoir de la rue de Tilsitt, chaudement enveloppé de son pardessus du soir, et qu'ayant aspiré gaîment l'air frais, il regarda le ciel et le vit plein d'étoiles, ne fut pas de songer au délicat profil de la jeune veuve. Il devait sentir plus tard seulement à quelle profondeur il avait été touché déjà. Très réfléchi, sa réflexion s'était toujours appliquée à des choses extérieures, et il ne se connaissait pas dans les dessous de son être intime. Mais qui se connaît entièrement? Qui peut dire: demain, je serai gai ou triste, tendre ou défiant? Épuisé comme il était de sensualité satisfaite, blasé sur les jouissances que représentent ici la jeunesse, une fière tournure, des relations choisies, deux cent cinquante mille livres de rente et l'intelligence de Paris, Casal devait se croire et se croyait à l'abri de toute surprise romanesque. Son joyeux rire d'enfant,—ce rire qui révélait quelques-unes de ses plaisantes qualités: son fonds de naturel, son absence de haine, son humeur facile,—eût éclaté de lui-même, si quelqu'un lui eût soutenu que justement ces côtés épuisés et blasés de sa personne le rendaient mûr pour une crise sentimentale, ou légère ou profonde, mais une crise.
Depuis longtemps il s'ennuyait de la pire des monotonies, celle du désordre. Rien de plus régulier, de moins relevé par l'imprévu, de plus distribué en distractions fixes, suivant la saison et l'heure, que cette vie de «fêtard» perpétuel,—pour donner aux viveurs leur affreux nom moderne, cette étiquette barbare qu'ils ont adoptée depuis une dizaine d'années. Cet envers exact de l'existence bourgeoise, en faisant du plaisir une occupation presque mécanique, finit par excéder autant que l'autre et pour des raisons analogues. Le plus souvent ce «mal aux cheveux intérieur,» comme disait gaîment Casal à propos d'un camarade pris tout d'un coup de la folie du mariage, se traduit en effet par un soupir nostalgique vers la vie conjugale, qui apparaît au «fêtard» comme délicieuse d'inattendu! Elle l'attire par ce même attrait de nouveauté qui pousse un brave homme de mari à souper en cabinet particulier, pendant une absence de sa femme, avec des filles aussi sottes que cette femme est spirituelle, aussi fanées qu'elle est fraîche, aussi vénales qu'elle est pure. Mais ce prurit irrésistible du mariage ne se déclare guère que chez les viveurs qui ont connu autrefois les profondes douceurs d'une vraie vie de famille, ou bien chez ceux qui ont continué, à travers la Fête,—cela se rencontre,—d'être bons fils vis-à-vis d'une vieille mère, bons frères à l'égard d'une sœur inquiète. Casal, lui, privé de ses parents très jeune, enfant unique, à peu près brouillé avec ses deux oncles, habitué depuis sa première jeunesse à une indépendance absolue, semblait devoir rester célibataire comme il était brun, comme il était bilieux et musclé, par constitution et pour toujours. On ne l'imaginait guère se laissant prendre à la naïve adoration devant la candeur des jeunes filles qui apparaît d'habitude chez les Parisiens blasés avec les premiers rhumatismes. En revanche, la finesse native de ses sensations, conservée intacte malgré le milieu, son goût de la difficulté à vaincre et le besoin d'employer des facultés inoccupées devaient lui rendre piquante une aventure avec une personne aussi différente de ses habitudes, et aussi distinguée dans cette différence que Mme de Tillières. Il ne connaissait pas cette espèce de femmes; elle était donc aussi dangereuse pour lui qu'il était, lui, dangereux pour elle,—avec cette réserve que la jeune veuve était capable du plus profond, du plus mortel amour, au lieu que la passion, chez Casal, avait beaucoup de chances pour n'être qu'un caprice, jouant l'amour par l'intensité du désir. On n'a pas impunément dix-huit années de débauche dans le sang et dans les moelles. Mais en humant à pleins poumons l'air du soir le long des Champs-Elysées qu'il descendait de son pied leste d'escrimeur, il n'en était même pas au caprice, et si l'image de Juliette lui revint, ce fut à travers un labyrinthe de pensées qui aurait fait apprécier davantage à la jeune femme ce que son amie Gabrielle de Candale appelait quelquefois les pédanteries de Poyanne.
—«Voilà une jolie soirée,» se disait Casal; «si le printemps continue ainsi, les courses seront belles cette année… Et le dîner n'était pas mauvais. On recommence à bien manger dans le monde. C'est à nous qu'on doit cela, tout de même. Si nous n'avions pas été là une demi-douzaine à dire la vérité à Candale et à quelques autres sur leur chef et leur cave, ou en seraient-ils encore?… Ce qu'il faudrait trouver, par exemple, c'est le moyen d'employer ces deux heures-ci, de dix à minuit. On devrait fonder un club rien que pour cela… Le matin il y a le sommeil, la toilette, le cheval. Après le déjeuner il y a toujours quelques petites affaires, puis, de deux heures à six heures, l'amour. Quand il n'y a pas l'amour, c'est la paume ou c'est les armes. De cinq à sept heures, il y a le poker. De huit à dix, le dîner. De minuit au matin, le jeu et la fête. De dix à minuit, il y a bien le théâtre, mais combien de pièces par an valent la peine d'être vues deux fois? Et je suis trop vieux, ou pas assez, pour aller jouer les fonds de loge.»
Cette idée de théâtre ramena sa pensée vers une mauvaise mais fort jolie actrice du Vaudeville dont il était l'amant plus ou moins intérimaire depuis six mois, la petite Anroux: «Tiens,» songea-t-il, «si j'allais voir Christine.» Il s'aperçut passant la porte de la rue de la Chaussée-d'Antin, montant l'escalier de service, parmi toutes les odeurs qui flottent dans les arrière-fonds d'un théâtre et débouchant dans la loge étroite où s'habillait la demoiselle. Les serviettes tachées de blanc et de rouge traîneraient sur la table. Deux ou trois acteurs seraient là, tutoyant leur camarade. Ces messieurs s'en iraient discrètement pour la laisser seule avec un protecteur sérieux comme il était, malgré sa belle mine, à cause de sa fortune connue, et elle commencerait de lui raconter les potins du foyer. Il l'entendit qui disait des phrases comme celle-ci, tout en faisant sa figure: «Tu sais, Lucie est avec le gros Arthur, c'est dégoûtant, rapport à Laure.»—«Ma foi, non,» conclut-il, «je n'irai pas… Je vais toujours passer au cercle…» Les salons de jeu s'évoquèrent dans son imagination, déserts à cette heure, avec les valets de pied en livrée sommeillant sur les banquettes et levés soudain à son approche, avec le relent du tabac mêlé aux fades odeurs du calorifère. «C'est vraiment trop funèbre,» reprit le jeune homme en lui-même. «Si je poussais jusqu'à l'Opéra? Et quoi faire? Entendre le quatrième acte de Robert pour la cinq centième fois? Non. Non. Non. J'aime mieux encore Phillips…» C'était le nom d'un bar anglais, sis rue Godot-de-Mauroy. À la suite d'une discussion suivie de duel qui avait eu lieu chez Eureka,—ou plus familièrement l'Ancien,—un autre bar, célèbre, celui-là, parmi les viveurs de ces vingt dernières années, Casal et sa bande à lui avaient fait scission et quitté la rue des Mathurins pour émigrer dans le cabaret de la rue Godot. S'il se rencontre jamais un chroniqueur renseigné de la jeunesse contemporaine, ce sera pour lui un curieux chapitre que l'histoire des cafés et restaurants durant cette fin de siècle, et, parmi les plus étranges de ces endroits, il devra noter ces espèces d'assommoirs de la haute vie où de vrais grands seigneurs ont pris l'habitude d'aller, au sortir du théâtre, boire des cock-tails et du whisky, côte à côte avec des jockeys et des bookmakers porteurs de bons tuyaux. Casal se peignit en pensée la salle étroite avec son long comptoir, ses tabourets hauts, ses gravures de courses, puis, au fond, le retiro, orné du portrait de quatre entraîneurs illustres.
—«Bah!» se dit-il, «à cette heure-ci je n'y trouverai que Herbert avec ou sans sa serviette.»
Ce lord Herbert Bohun, le frère cadet d'un des plus riches d'entre les pairs anglais, le marquis de Banbury, était un terrible buveur d'alcool qui, à trente ans, tremblait parfois comme un vieillard. Il s'était rendu fameux pour avoir trouvé des mots étonnants de simplicité dans l'aveu de cette redoutable passion. C'était lui qui répondait à cette demande: «Comment allez-vous?»—«Mais très bien, je jouis d'une soif excellente.» Il croyait ingénument prononcer la phrase correspondante à cette autre: «Je jouis d'un bon appétit.» Sa grande plaisanterie, qui n'était qu'à moitié une plaisanterie, consistait, dans les dîners d'intimes, afin de porter son verre à ses lèvres sans le renverser, tant son geste était peu sûr, à passer derrière son cou une serviette. Il en prenait une des extrémités avec sa main gauche, l'autre coin avec sa main droite qui tenait le verre, et la main gauche tirait, tirait jusqu'à ce que le sacro-saint alcool arrivât aux lèvres du buveur.
—«Mais,» pensa Casal, «il est déjà trop tard. Il ne me reconnaîtra plus. Décidément, ce qu'il me faudrait, c'est une bourgeoise de cette heure-ci,»—c'était le terme consacré, dans la bande de ses intimes, pour signifier une maîtresse du monde,—«une veuve ou séparée qui ne sortirait guère et à qui je serais sûr de faire plaisir en allant la voir…»
Ce singulier monologue avait mené le raisonneur jusqu'au rond-point. Ce fut là seulement qu'il se rappela de nouveau sa voisine et il se dit à mi-voix:—«Ma foi, cette petite Mme de Tillières ferait joliment mon affaire. Avec qui peut-elle être?…»
Certes, la formule était très irrévérencieuse et elle achevait une suite d'idées qui, transcrites en détail, eussent paru, même à un moins naïf que Poyanne, terriblement positives et cyniques. Pourtant un embryon de sentiment s'agitait par-dessous, ce qui prouve que le cœur de chacun est un petit univers à part, où les images les moins romanesques peuvent servir de prétexte à la naissance d'une émotion romanesque. Si Casal n'eût pas subi, d'une manière inconsciente, le charme de délicatesse émané de Juliette, comme un arome à la fois entêtant et imperceptible s'exhale d'une plante cachée dans un coin de chambre, il n'eût pas éprouvé au même degré cette sensation de répugnance au souvenir de la vulgarité de Christine Anroux. Il s'était donné, pour n'aller ni au théâtre, ni au club, ni chez Phillips, des raisons excellentes, mais qui n'auraient pas eu plus de poids sur son esprit ce soir-ci que les autres soirs, s'il n'eût été travaillé par un secret besoin d'être seul. Et pourquoi? Sinon pour penser longuement à la jeune femme dont le souvenir, surgi tout d'un coup, effaça en une seconde ces imaginations de coulisses, de cercle et de bar. La fine silhouette se dessina dans le champ de sa vision intérieure avec une netteté prodigieuse. Les hommes de sport, qui vivent d'une vie physique très intense, finissent par développer en eux des sens de sauvages. Ils possèdent d'une façon surprenante cette mémoire animale, propre aux cultivateurs, aux chasseurs, aux pêcheurs, à tous ceux en un mot qui regardent beaucoup les choses et non les signes des choses. Les formes et les couleurs s'impriment dans ces cerveaux sans cesse en présence d'impressions réelles et concrètes avec un relief que les travailleurs de cabinet ou les causeurs de salon ne soupçonnent pas. Celui-ci revit le buste de Juliette dans sa grâce svelte et pleine, les souples épaules et le corsage noir avec ses nœuds roses, l'attache voluptueuse de la nuque, les cheveux d'un blond si doux, le saphir sombre des yeux, les lèvres sinueuses, l'éclat des dents avec la fossette du sourire, les bras où courait comme une ombre d'or, les mains nerveuses, la salle à manger tout autour, avec la tapisserie du duc d'Albe, avec les teints pâlis ou pourprés des convives. Mme de Tillières eût été là, présente et vivante, qu'il n'en eût pas distingué les traits avec une précision plus aiguë. Cette évocation eut pour résultat que le raisonnement à demi ironique sur l'emploi de sa soirée céda aussitôt la place à une impression assez brutale encore, mais, du moins, franche et naturelle: le désir sensuel pour cette jolie créature que son instinct pressentait voluptueuse et passionnée sous ses dehors de chaste réserve.
—«Oui,» continua-t-il, «avec qui est-elle? Ce n'est pas possible qu'elle n'ait pas d'amant.» Puis tout de suite, la mémoire morale arrivant pour compléter, pour interpréter la mémoire physique: «C'est égal. Elle m'a regardé avec des yeux très particuliers, après avoir eu l'air de ne pas me remarquer au commencement… C'était combiné avec Mme de Candale, ce dîner-là. Elles sont amies intimes. Alors, c'est que ma petite voisine a voulu me connaître. Je n'ai pas trop mal manœuvré. Ça, j'en suis sûr. Maintenant, que signifie cette curiosité? A-t-elle entendu parler de moi par une autre femme? Par son amant?… Après tout, peut-être n'a-t-elle pas d'amant et s'ennuie-t-elle dans son coin?… On la voit si peu. Elle doit vivre très retirée… Elle est bien jolie. Si je me mettais à lui faire la cour? Je n'ai rien devant moi pour tout ce printemps. C'est une idée… Mais où la retrouver?… J'ai dîné à côté d'elle, je peux toujours aller lui rendre visite au lieu de lui mettre simplement un carton…»
Il fut si content de cette idée qu'il en rit tout haut une minute:—«C'est cela,» reprit-il, «mais alors il faudrait y aller dès demain… Demain? Qu'est-ce que je fais demain? Au Bois le matin avec Candale. Bon, cela. Il me renseignera. Déjeuner chez Christine. Ça peut se manquer, ce déjeuner. Je déjeune trop cette année-ci. Toute la journée est gâtée ensuite. Je lâche Christine et à deux heures je vais chez la petite veuve. À quatre heures, je tire avec Wérékiew. Comme ces gauchers sont difficiles!… Si je rentrais tout simplement me coucher maintenant? Il est dix heures et demie. C'est bien tôt, mais voilà huit jours que je m'endors à quatre heures du matin. Relayons pour être en forme…»
Sur cette sage résolution, il obliqua par la rue Boissy-d'Anglas, sans s'arrêter ni à l'Impérial ni au Petit Cercle, et il se dirigea tout droit vers la rue de Lisbonne, où il habitait un hôtel hérité de son père et aussi complètement monté que s'il eût continué de vivre en famille. Il y a ainsi derrière toutes ces santés extraordinaires des hommes d'excès, et que l'on cite comme tels, un fond caché d'hygiène. Ceux qui méconnaissent cette loi disparaissent bien vite, et ceux qui survivent, ceux qui étonnent des générations successives par leur infatigable activité à la chasse, au jeu, à la salle—et ailleurs,—ont gardé, comme Casal, le pouvoir de se surveiller à travers cette existence de déraillement continu. C'est, tantôt, une sobriété monastique le matin qui corrige le trop bon dîner de la veille; tantôt un repos pris judicieusement à l'heure exacte où le surmenage commencerait; tantôt un dosage savant d'exercices adaptés, la présence quotidienne du masseur, un véritable traitement d'hydrothérapie à domicile. Machiavel disait: «Le monde est aux gens froids,» et le demi-monde aussi, quelque paradoxal que paraisse cet aphorisme. Tant il y a que le lendemain matin, lorsque Raymond se leva vers les huit heures pour passer dans sa salle de bain et de là dans son cabinet de toilette, il était merveilleusement dispos et rafraîchi par le plus calme de tous les sommeils.
Ce cabinet de toilette de Casal était fameux parmi les viveurs, à cause de ce que le jeune homme appelait plaisamment ses deux bibliothèques, quoiqu'il en eût ailleurs une véritable et garnie des livres les mieux choisis. Celles du cabinet de toilette consistaient en deux vitrines: une première avec une rangée admirable de fusils anglais à tout usage, et une seconde ou se trouvait renfermée la plus étonnante collection de bottes, bottines et souliers:—quatre-vingt-douze paires,—et pour les circonstances les plus variées de l'existence de sport, depuis la chasse à courre jusqu'à la pêche au saumon, sans parler des tenues du polo et de l'ascensionnisme. Il n'était pas rare que de jeunes snobs vinssent, dès cette heure-là, pour assister à la toilette de ce maître en haute vie et s'ébahir devant cet étrange musée. Mais au matin qui suivit le dîner chez Mme de Tillières, il resta, sans autre compagnie que son valet de chambre, à se regarder beaucoup dans la glace de l'immense armoire à trois pans qui renfermait ses innombrables costumes et achevait de meubler la pièce. Malgré les raffinements d'installation qui faisaient de ce coin de sa demeure la garçonnière typique d'un Parisien élégant en l'an de grâce 1881, anglomane et athlétique, Raymond n'était pas un fat. S'il avait mis dans sa première jeunesse son amour-propre à ces puérilités d'un luxe minutieux, il n'y pensait plus depuis des années, au rebours de presque tous ses confrères dans le métier d'homme à la mode; et, s'il se regardait ce matin-là dans la glace, une fois habillé, c'était par ressouvenir de son projet de la veille. Il était bien plus près de quarante ans que de trente. À cet âge, on a déjà cette première petite surveillance de soi qui, dix ans plus tard, se tournera en défiance, et, vingt ans plus tard, si on ne désarme pas, en artifice. Il faut croire qu'il se trouva encore capable de plaire et il faut croire aussi que sa résolution de faire une visite dès ce jour-là à Mme de Tillières ne s'était pas en allée avec le sommeil, car, avant de monter à cheval, il griffonna un billet à l'adresse de Mme Christine Anroux, 83, avenue de l'Alma, où il se dégageait du déjeuner, et c'est en chantonnant entre ses dents un air en vogue à cette date: «Elle est tellement innocente…» qu'il commença de se diriger vers le Bois, monté sur un alezan joliment découplé, mais pas très vite, Boscard.—Ce terme d'argot dont le monde actuel désigne les parasites professionnels lui servait de malicieuse épigramme contre le camarade qui lui avait vendu ce cheval, un certain vicomte de Saveuse, très bien né, mais de procédés plus qu'indélicats, qui avait trouvé le moyen de lui faire payer cet animal deux fois sa valeur. Saveuse,—alias «la Statue du Quémandeur,»—avait en outre la fâcheuse habitude d'emprunter à ses voisins de jeu des plaques de vingt-cinq louis jamais rendues. Et Casal se vengeait de ces supercheries répétées et aussi du petit crève-cœur d'avoir été dupé dans ce marché par ce surnom donné à la pauvre bête, qui n'en pouvait mais.
Boscard avait pris le trot à l'entrée du Bois, dont les massifs comme saupoudrés d'une verdure blonde étaient adorables à voir par cette matinée de premier printemps. Si cette bête n'avait pas beaucoup de fond, elle était d'allure très douce, et le fait que Casal l'eût commandée ce matin prouvait chez lui une disposition rêveuse. Quand le hasard,—ou ce que nous appelons ainsi par ignorance des puissances cachées qui dominent toute existence,—se mêle de rapprocher deux personnes, il multiplie les circonstances, de manière à justifier la crédulité des pressentiments. Mais la logique suffit, au moins en apparence, pour expliquer tous les faits. S'il était naturel qu'un jour ou l'autre Casal fût présenté à Mme de Tillières, il ne l'était par moins qu'il rencontrât au Bois à cette heure-là, non seulement Candale avec lequel il avait pris rendez-vous, mais encore Mosé, Prosny et Mme d'Arcole,—et pas moins encore que ces personnes eussent remarqué la veille les distractions de la marquise après le départ hâtif du jeune homme, et l'en plaisantassent gaîment. À chaque instant, des hommes et des femmes du monde jettent des taquineries semblables sans y attacher d'autre importance, et Casal savait de reste ce que valent les petits propos de ce genre, simples prétextes à causer. Dans le cas particulier, ces mêmes propos venaient appuyer trop fortement son observation de la veille pour qu'il négligeât d'y prendre garde. Ce fut d'abord Prosny galopant dans une allée transversale et qui, sans arrêter son superbe cheval noir, lui cria:
—«Pas contente, la petite dame, hier, après ton départ, pas contente…»
Puis au détour du chemin, ce fut Mosé qui arrêta le cavalier d'un salut un peu appuyé. Il était à pied, suivant son habitude, luttant contre un précoce diabète et pratiquant l'hygiène de la marche avec cette énergie dans la tenue de la volonté qui demeure le trait le plus caractérisé des Juifs comme des Yankees. Ces deux espèces humaines, les plus entêtées du monde et aussi les moins bien connues à cause de leur récente arrivée à la fortune, ont pour trait commun cette volonté qui va du petit au grand et qu'aucune défaite ne lasse. Il n'est pas rare de voir un Sémite et un Américain se fabriquer, à cinquante ans, toute une destinée nouvelle et jusqu'à des goûts inédits, à coups de parti-pris personnels, systématiquement et continûment appliqués. L'Israélite, lui, possède par surcroît ce don spécial de ne jamais manquer au soin du détail, si léger soit-il. C'est ainsi que Mosé, jadis brouillé puis réconcilié avec le beau Casal, s'empressa de saisir cette occasion de lui rendre le léger service d'un avis peut-être agréable:
—«Comme vous nous avez quittés vite hier au soir,» lui dit-il.
—«J'avais un ami qui m'attendait au cercle,» répondit Casal. La pénétration des yeux fins de Mosé venait de l'inquiéter, déjà, et de le déterminer à ce mensonge.
—«Et vous nous avez emporté toute l'attention de ces dames,» continua l'autre. «Mme de Candale et sa sœur se sont mises à bavarder dans un coin, et, quant à Mme de Tillières, vous parti, plus personne.»
Un quart d'heure plus tard, et comme Casal méditait sur ce renseignement, il croisa Mme d'Arcole en train de conduire elle-même ses deux ponnettes blanches. Du bout du fouet elle lui fait signe d'arrêter, et quand il est auprès de la voiture:
—«Comment la trouvez-vous, la petite amie de ma sœur? Idéalement jolie, n'est-ce pas?… Et vous l'avez lâchée pour aller Dieu sait où… Maladroit!»
Elle eut, en redonnant du pull up à son coquet attelage qui partit vite, un sourire de la bouche et des yeux qui, traduit en clair langage, signifiait: «Si vous n'êtes pas un imbécile, mon petit Casal, vous ferez la cour à votre voisine d'hier au soir, et vous réussirez.» Ce n'était pas un conseil très digne d'une honnête femme, sœur elle-même d'une très honnête femme. Mais, d'instinct, la duchesse n'aimait pas beaucoup Juliette qu'elle trouvait toujours entre elle et sa sœur,—précisément parce qu'elle adorait cette sœur unique,—et elle n'eût certes pas été fâchée de pouvoir dire à Gabrielle: «Hé bien! ton irréprochable amie, la voilà qui flirte avec Casal.» Et pour achever de montrer à ce dernier que son flair de libertin ne l'avait pas trompé, le gros Candale lui disait, quand, s'étant enfin rencontrés, ils chevauchèrent côte à côte, avec son rire lourd où se trahit son fond d'origine allemande,—un Candale s'est marié dans le Wurtemberg, lors de l'émigration:
—«Ma foi! ça n'a pas mal marché hier, mieux que je ne pensais. Elle est un peu prude, cette petite veuve… Mme Bernard prétend que feu Tillières s'est fait tuer par ennui de l'avoir épousée… J'avais peur de toi… Mais tu as été parfait… Et elle a eu un petit air vexé que tu aies filé… Non. C'était à payer sa place…»
—«Et qui est-ce?» interrogea Raymond.
—«Comment, qui est-ce? Mais c'est la veuve de Tillières, l'aide de camp du général Douay!»
—«Je ne te demande pas cela. Qui est-ce comme caractère?»
—«Ah! tout ce qu'il y a de plus pot-au-feu, de plus gnan-gnan… Ça vit avec une vieille maman dans une maison triste comme un tombeau. Enfin, c'est le genre de ma femme, juge un peu.»
Tout l'esprit de Candale consistait à diriger ainsi de misérables épigrammes contre cette créature exquise à laquelle il ne pardonnait ni les bienfaits qu'il en recevait: cette fortune abandonnée à toutes ses fantaisies,—ni l'outrage de la trahison qu'il lui infligeait: cette maîtresse reprise aussitôt après le mariage et scandaleusement affichée. Il ajouta, après avoir joui de son mot:
—«Elle te plaît donc beaucoup? Voudrais-tu l'épouser, par hasard?…»
C'en fut assez pour que Casal s'abstînt de lui poser la question qu'il avait déjà aux lèvres sur l'adresse de la jeune femme. «Il ne manquerait pas d'aller bavarder auprès de sa Mme Bernard,» songea-t-il. «D'ailleurs, je trouverai cette adresse dans le premier annuaire.» Il se sentait déjà saisi d'une telle impatience qu'il abrégea sa promenade, en proie à une petite excitation d'attente très rare chez lui. Quand il rentra, son premier soin fut d'ouvrir un de ces prétendus livres d'or où, moyennant le prix de l'abonnement, les plus vaniteux des bourgeois se font enregistrer, entre des grands seigneurs ou des millionnaires, avec leur rue et leur numéro, comme membres authentiques du high life. Le nom de Mme de Tillières ne figurait pas dans ce répertoire.
—«Je ne peux cependant questionner aucune des personnes qui étaient hier à ce dîner,» se dit Casal, «leur attention est déjà si éveillée!…»
Justement cet éveil prouvait trop à quel degré il avait intéressé sa voisine pour qu'il renonçât à son idée de visite. Mais s'il n'eût pas été lui-même intéressé par elle plus qu'il ne l'imaginait, il eût remis cette visite, quitte à profiter adroitement d'un hasard,—une conversation avec Mme de Candale, par exemple,—pour savoir l'adresse cherchée. Au lieu de cela, il ne put se tenir d'envoyer son valet de chambre la demander chez le concierge de la comtesse. «C'est le vrai moyen,» songea-t-il. «Ce concierge n'a pas pu encore être prévenu par des racontars d'office. Il trouvera cette demande toute naturelle.» Et cependant, petit détail qui montrera combien l'image de Mme de Tillières tenait déjà dans la pensée du jeune homme à des fibres très sensibles, l'idée d'un commentaire, malgré tout possible, de la part des deux domestiques lui fut si insupportable, qu'il chargea son messager de trois autres commissions parfaitement inutiles dans le quartier de l'Arc de Triomphe, afin de dire comme en passant: «Et puisque vous serez près de l'hôtel de Candale, entrez donc dans la loge pour demander ou demeure exactement Mme de Tillières. Retiendrez-vous le nom?» Grâce à cette ruse d'adolescent, qui eût bien diverti ses camarades de Phillips s'ils l'avaient soupçonnée, il sonnait, dès les deux heures, à cette porte de la rue Matignon, vers laquelle Gabrielle de Candale s'était réfugiée la veille. L'accident de voiture portait déjà ses conséquences.
—«Ça lui va d'habiter ici,» se disait le jeune homme en traversant la vieille cour et se dirigeant vers la cage vitrée du fond. Le concierge lui avait répondu que Mme de Tillières était chez elle. La jeune femme ne condamnait jamais sa porte, par la même défiante prudence qui lui faisait recevoir également tous ses amis très tard le soir. Elle s'appliquait à éviter jusqu'aux plus légères remarques de ses gens. D'ailleurs, comme elle connaissait peu de monde, comme c'était son habitude de convier ses fidèles très exactement à des rendez-vous séparés et précis, et qu'elle ne prononçait jamais de phrases d'invitation banales, une telle liberté d'entrée n'offrait guère d'inconvénient. Cette facilité d'accès acheva de ravir Casal.
—«Rien à cacher…,» songeait-il en sonnant à la porte doublée de rideaux rouges. «Si elle pouvait être seule,» ajouta-t-il tout bas, tandis que le valet de pied le conduisait par le grand salon du devant jusqu'à cette petite pièce plus intime, témoin cette nuit même de la violente sortie de Poyanne contre lui. Quand il entra, il vit du premier coup d'œil Mme de Tillières, couchée plutôt qu'assise sur une chaise longue, comme une personne souffrante, et dans un déshabillé de dentelles blanches qui affinait encore sa beauté. Auprès d'elle, assis sur un fauteuil bas et lui parlant presque à mi-voix, bien qu'ils fussent seuls, se tenait d'Avançon. Casal et l'ancien diplomate se connaissaient du Petit Cercle où ce dernier allait souvent montrer sa physionomie de vieux Beau et humer les potins les plus récents. Les jeunes gens de la rue Royale se moquaient de lui qui grondait sans cesse contre la mauvaise éducation ou les tristes plaisirs d'aujourd'hui. À cinquante-six ans qu'il allait avoir, d'Avançon était aussi empressé auprès des femmes qu'à vingt-cinq. C'était l'homme qui ne fume pas après dîner pour ne pas quitter le salon, celui que vous apercevez, en arrivant, abîmé là-bas dans les délices d'un aparté avec celle que vous voudriez le plus approcher. Et il cause de cette voix rentrée qui ne laisse arriver à vous aucun de ses mots. S'il est installé dans une maison où vous êtes venu espérant un tête-à-tête, vous pouvez rester, rester encore. Vous ne lui ferez pas quitter la place. Vous ne le tuerez pas, comme disent joliment les amoureux impatientés. Le d'Avançon, car l'individu est un type, adore des liaisons toutes leurs menues corvées si pénibles au positivisme de la génération actuelle, depuis les visites jusqu'aux courses en voiture pour faire des emplettes. Les femmes leur savent un gré infini, à ces Sigisbées en cheveux gris, de ce culte le plus souvent désintéressé. Les maris sont reconnaissants à ces chiens de garde volontaires de ces assiduités peu dangereuses. Les amants les abominent et plus encore les aspirants au titre. Aussi la première pensée de Casal fut-elle d'envoyer mentalement au diable l'attentif de Mme de Tillières, sans se douter que la jeune femme appréciait surtout dans son patito sur le retour un dévouement jamais démenti pour la vieille Mme de Nançay.
—«En voilà une tuile,» se dit-il. «Je le connais, le gêneur; il est à l'épreuve de la balle. Allons, c'est une visite perdue.»
—«Casal ici?» se disait de son côté d'Avançon. «Oh! oh! je me charge d'y mettre bon ordre,» et, tout en serrant la main du nouveau venu, sa surprise était telle qu'il ne put se tenir de l'exprimer à voix haute. «Comment, chère amie,» fit-il, «vous connaissez ce mauvais sujet-là, et vous me l'avez caché!»
—«J'ai eu l'honneur d'être présenté à Mme de Tillières chez Mme de Candale,» dit Casal, répondant pour celle à qui s'adressait d'Avançon. Il venait de comprendre, à regarder le visage de Juliette, que, pour une minute, elle était incapable de parler, tant avait été forte la surprise causée par son apparition inattendue. Cette évidence compensa du coup la vive contrariété que la présence du fâcheux lui avait infligée à lui-même. Il n'avait plus besoin de discuter avec ses souvenirs, ni d'interroger Prosny ou Mosé, Mme d'Arcole ou Candale. Un tel trouble et si subit,—elle avait rougi jusqu'à la racine de ses cheveux cendrés,—quel symptôme d'un frémissement extraordinaire chez une femme de la société, en qui la maîtrise constante de soi est la vertu professionnelle, comme le courage chez les militaires! Vivraient-elles si elles ne s'habituaient à tout cacher toujours de leurs sensations, plus espionnées par la malignité que celles d'un inculpé par le juge qui l'interroge? Mais celle-ci avait traversé depuis la veille des heures d'une trop anxieuse réflexion pour que ses nerfs ébranlés eussent en ce moment toute leur énergie au service de sa volonté. Après avoir répondu tantôt par un: «Non, je l'aime encore,» tantôt par un: «Non! nous ne nous aimons plus,» à sa propre question sur Poyanne et leurs communs rapports, elle avait roulé au fond d'un abîme d'infinie tristesse. Il y a, dans les fins d'amour, de ces minutes d'une mélancolie navrante, ou l'on mesure, où l'on touche, pour ainsi dire, la misère de la vie, à constater la ruine en nous-mêmes des sentiments sur lesquels posait tout notre avenir de cœur. C'est alors des découragements d'âme à désirer en mourir. C'est des détresses durant lesquelles les blessures du passé se rouvrent et saignent avec cette nouvelle blessure du présent, pour nous attester que si tout doit périr de ce qui fut notre joie, rien ne s'abolit jamais entièrement de ce qui fut notre peine. Pendant cette nuit où Casal dormait d'un sommeil d'enfant, où Poyanne se rongeait, lui aussi, de chagrin, Juliette avait versé des larmes amères sur l'oreiller de ce petit lit, témoin jadis de ses innocentes, de ses heureuses imaginations de jeune fille. Mais pourquoi, à travers ses larmes, et du fond de ce désespoir intime où elle se laissait tomber, se prenait-elle à revoir sans cesse l'image du jeune homme qui, lui, sans doute, était loin de songer à sa voisine de la veille? Du moins elle le croyait ainsi. Pourquoi, dans le sommeil lassé qui lui ferma les yeux vers le matin, subit-elle le va-et-vient de rêves traversés par cette même image? Si un véritable directeur moral, le Lacordaire des admirables lettres à Mme de Prailly, par exemple, avait reçu sa confession à son réveil, il l'aurait éclairée sur les causes secrètes de cette mélancolie et de ses rêves. Il est bien certain que si nos songes ne prédisent en aucune manière l'avenir, leur signification n'est négligeable ni pour le moraliste ni pour le médecin qui trouvent en eux des enseignements sur les parties inconscientes de notre être. Quelques faits établis scientifiquement le démontrent: un homme rêve qu'il a été mordu à la jambe. Peu de jours après, un abcès se déclare à cette jambe. La nature animale s'était donc sentie touchée en lui avant qu'aucune trace extérieure ne révélât cette atteinte. Il fallait de même que Raymond eût produit sur Juliette une impression autrement vive qu'elle ne le soupçonnait, pour que ce souvenir se trouvât mêlé à toutes ses pensées depuis qu'elle avait quitté l'hôtel de Candale. Mais quels termes assez délicats un saint prêtre comme le noble Lacordaire eût-il employés pour expliquer à une femme de cette délicatesse, le caractère vrai de cette impression? Eût-il admis lui-même que Casal, ce libertin notoire, ce viveur authentique, avait éveillé en elle, par sa seule présence, un obscur frisson de désir et de volupté? Malgré son mariage presque aussitôt brisé tragiquement, malgré sa liaison avec Poyanne, où le don de sa personne avait eu pour motifs une idée et un sentiment, Juliette conservait cette virginité de sensation,—phénomène si connu de toutes les femmes qu'il sert de prétexte à leur plus fréquent mensonge. Il y avait en elle une amoureuse endormie à laquelle venait de parler cet homme qui correspondait évidemment chez elle à ce Beau idéal des sens dont le type varie avec chaque système nerveux. À coup sûr le prêtre l'aurait mise en garde contre toute nouvelle rencontre avec quelqu'un d'assez dangereux pour devenir aussitôt un principe d'obsession, et cela au moment même où elle se sentait détachée de celui qui faisait, depuis des années, son plus solide appui moral. Mais justement depuis ces années-là, Mme de Tillières ne se confessait plus. De sa piété ancienne, il semblait ne lui rester qu'un remords toujours étouffé et cette espérance invincible dans la bonté de Dieu, qui est en effet la moelle même de toute foi religieuse. Elle n'avait donc personne, pour la guider aux heures périlleuses, que sa réflexion solitaire, que sa volonté de ne jamais déchoir à ses propres yeux. Aussi, au lendemain de cette nuit tourmentée, et en se réveillant toute migraineuse, s'était-elle rattachée, sans comprendre les causes complètes de son désarroi intérieur, à cette idée qui lui représentait la sauvegarde de sa dignité: prodiguer, même dans cette décroissance de l'amour, toute sa sollicitude, et de plus en plus, à l'amant qu'elle considérait comme son mari.
—«Je lui cacherai que je ne l'aime plus d'amour,» s'était-elle dit, «et je n'y aurai pas de peine, car lui non plus, il ne m'aime pas comme autrefois. Mais l'affection, mais l'estime, c'est de quoi vivre encore, de quoi être contente, sinon heureuse.»
Elle avait ensuite prié, comme elle continuait de le faire, chaque matin et chaque soir, quoique séparée des sacrements et se sachant hors de la loi de l'Église, avec une ferveur pieuse, et elle était parvenue ainsi à une sorte de calme brisé dont elle jouissait comme d'une douceur tout en écoutant les bavardages de d'Avançon, lorsque l'entrée de Casal était venue la surprendre d'un saisissement, si violent cette fois qu'elle ne put ni le vaincre tout de suite, ni s'en dissimuler le motif. Ce ne fut qu'un éclair, et déjà elle s'était, par un geste gracieux, assise au lieu de rester étendue, elle avait rejeté sur ses pieds la traîne de sa longue robe, faite pour la chambre, et elle répondait à Casal qui lui demandait en s'asseyant lui-même:
—«Vous êtes souffrante, madame?»
—«Oui,» fit-elle, «j'ai eu ce matin un peu de migraine. J'espérais qu'elle s'en irait vers le milieu de la journée, et je la sens au contraire qui augmente…»
Elle prit, en parlant, un flacon de sels qui se trouvait sur une petite table à portée de la chaise longue, et elle le respira lentement. C'était dire au visiteur: «Vous voyez, monsieur, que vous ne devez pas rester longtemps…»—Mais qu'importait à ce dernier la froideur de cet accueil qu'il sentait voulue? Que lui importait la visible mauvaise humeur de d'Avançon debout maintenant contre la cheminée et qui, assurant sur son nez son lorgnon de presbyte, considérait avec une impertinente attention le sommaire d'un numéro de revue posé sur cette cheminée?… Casal venait de surprendre la preuve la plus indiscutable qu'il intéressait la jeune veuve jusqu'au trouble,—davantage encore, jusqu'à la crainte. Cette rougeur suivie de pâleur, et, après l'amabilité gracieuse du dîner de la veille, tout de suite cette retraite en arrière sans qu'aucun fait nouveau eût pu survenir,—autant de signes que le jeune homme devait recueillir et recueillit avec délices. Peut-être, s'il eût trouvé dans ce petit salon de l'avenue Matignon, éclairé maintenant par le plus clair soleil de deux heures, une personne gaie et rieuse, prête à sortir et l'entretenant de la dernière pièce des Français, du prochain concours hippique et de la plus récente séparation, aurait-il mentalement soupiré.
—«Allons, toutes les mêmes.»
Et conclu:
—«Ce n'est pas la peine de quitter Christine.»
Mais l'atmosphère de demi-réclusion répandue autour de Mme de Tillières et qu'il avait comme respirée dès l'entrée;—mais l'énigme du caractère de cette femme, chez laquelle il avait constaté, la veille, une curiosité singulière de le connaître, puis qu'il retrouvait bouleversée de cette connaissance et résolue à le fuir;—mais cette résistance même, à laquelle il venait de la voir se résoudre, tout se rencontrait de ce qui pouvait porter à son plus haut degré son caprice de viveur blasé. L'homme d'action qu'il était par naissance et qui s'ennuyait d'être inoccupé tressaillit en lui du même tressaillement qu'à la salle, quand un tireur d'un jeu nouveau touchait son fer, ou qu'autrefois aux Indes dans sa première chasse au tigre. Cependant, Juliette avait commencé une de ces causeries sans objet qui ont déterminé tant d'écrivains, dramaturges ou romanciers, à partir en guerre contre le papotage du monde. Elles seraient très vaines, en effet, ces causeries, si elles n'avaient pour but de masquer des pensées qui ne sauraient être exprimées sans rendre impossibles certaines relations à la fois forcées et trop délicates.
—«Comme Mme d'Arcole était en beauté hier au soir,» disait la jeune femme.
—«Très belle, en effet,» répondait Casal, «et comme le blanc lui va.»
—«C'était sa revanche de l'autre jour,» interrompit d'Avançon en fermant la revue et enlevant son binocle qu'il remit avec soin dans un étui spécial. «Vous vous rappelez, chère amie, comme elle était jaune et fanée lorsque nous l'avons rencontrée à cette exposition de la rue de Sèze?… À propos, quand viens-je vous prendre pour aller voir ensemble la tapisserie dont nous parlions tout à l'heure?»
—«Va, mon bonhomme,» songeait Casal, tandis que l'ex-diplomate continuait, décrivant par le menu ladite tapisserie, indiquant sa place possible dans le petit salon et prodiguant les allusions à d'autres courses semblables chez les marchands, «donne-toi beaucoup de mal pour me faire sentir que je suis de trop ici et que tu es l'intime de la maison. Ça ne m'empêchera pas d'y revenir. Et vous, madame, vous voudriez bien aussi que je vous croie très absorbée par ce que vous raconte votre ami d'Avançon. Malheureusement je suis persuadé que c'est une petite comédie, cette attention-là, comme votre migraine, et vous êtes par trop jolie, avec votre façon de poser votre doigt contre votre tempe, comme si vous aviez vraiment mal, très mal!…»
Et cependant il plaçait un mot de temps à autre, laissant voir, comme la veille dans la conversation du dîner, cette qualité maîtresse de son esprit: la justesse dans le renseignement. Quoiqu'il n'eût guère acheté de bibelots dans sa vie que pour faire des cadeaux de jour de l'an à des femmes du monde ou du demi-monde, comme il avait tenu à les faire choisis, d'après son habitude d'amour-propre et son goût naturel de supériorité, il s'était adressé à des camarades bons connaisseurs, et il put se donner le malicieux plaisir de relever une ou deux erreurs de d'Avançon sur quelques marques de faïence.
—«Vous êtes donc aussi collectionneur, monsieur Casal?» lui demanda Mme de Tillières.
—«Moi,» fit-il en riant, «pas le moins du monde. Mais j'ai eu des amis qui l'étaient et je les ai écoutés.»
—«Lui collectionneur,» reprenait d'Avançon, «comme on voit que vous ne le connaissez que depuis vingt-quatre heures, ma chère amie!»
Et poursuivant avec une ironie où achevait de se révéler sa colère contre la présence de Casal, cette étrange colère si fréquente chez les hommes de plus de cinquante ans qui ne voudraient pas dire qu'ils sont jaloux d'une amie et qui le sont pourtant, sans en avoir le droit, avec une violence enfantine, il continuait:
—«Non, vous ne savez pas ce que c'est que les jeunes gens d'aujourd'hui, si vous les croyez capables de s'occuper d'autre chose que de chic et de sport… Celui-ci, vous voyez, est intelligent. Moi, je l'ai connu à l'œuf… Mais oui, mais oui, il débutait au cercle juste comme j'allais partir pour ma mission de Florence… Il était doué!… Il dessinait, jouait du piano, parlait quatre langues!… Vous avez dû constater quelle mémoire il a, hé bien! si vous pouviez l'entendre, comme moi, causer avec ses amis: Est-ce Farewel ou Livarot qui gagnera demain à Auteuil?… Avez-vous un bon tuyau?… Quel champagne avez-vous eu à dîner ce soir? De l'extra-dry ou du brute?… Machault a tiré avec Wérékiew, le gaucher. Ont-ils fait jeu égal?… Où en est la banque ce soir? Et la ponte?… Pas autre chose, madame, vous ne leur arracherez pas autre chose…»
Tandis que l'ex-diplomate débitait cette tirade d'un accent d'autant plus comique qu'il conservait même dans sa rageuse rancune l'espèce de mesure courtoise affectée par les hommes de la carrière, Juliette ne pouvait s'empêcher de tourner vers Casal des yeux inquiets. Ce dernier était trop occupé à étudier les moindres nuances de cette physionomie charmante pour ne pas lire dans ce regard une crainte instinctive qu'il ne fût froissé. Il eût au contraire remercié volontiers le jaloux qui lui rendait le service de lui conserver la sympathie de la jeune femme. Quelle meilleure occasion de sortir sur une preuve de tact, en ne s'offensant pas de ces âcres critiques, et riant de son bon rire gai:
—«Est-il mauvais,» dit-il, quand d'Avançon se tut. «Mais est-il mauvais!»—Et il se leva pour prendre congé, puis, frappant sur l'épaule du vieux Beau avec une familiarité gaie qui faisait la plus gracieuse et la plus dure des réponses, car c'était traiter le sermonneur comme un grand enfant:—«Allons,» insista-t-il, «ne continuez pas à dire trop de mal de moi à Mme de Tillières quand je ne serai plus là, et vous, madame, ne le croyez pas trop…»
—«Je parierais qu'elle lui fait une scène à mon sujet,» se disait-il cinq minutes plus tard en s'acheminant de pied par la rue Matignon maintenant, du côté des Champs-Élysées. «Voilà tout ce qu'il aura gagné avec sa mauvaise humeur… Le naïf!…» Et il haussa les épaules. «Mais comment la revoir à présent et bientôt?» Puis après une minute de réflexion: «Il faut aller chez Mme de Candale.»
—«Vous avez été vraiment trop peu aimable pour M. Casal,» disait en effet Juliette au même moment à d'Avançon. «Qu'avez-vous contre lui?»
—«Moi?» répondait le diplomate embarrassé, «mais rien du tout. Ces viveurs-là ne me sont pas sympathiques, en principe… Mais vous semblez plus souffrante?»
—«C'est vrai,» dit Mme de Tillières, qui s'était de nouveau couchée sur la chaise longue, en fermant à demi les yeux, «je vais même être obligée de me coucher. Il faut que je sois debout pour le dîner, j'ai ma cousine de Nançay et Poyanne…»
Elle mentait, car sa tête blonde n'était pas plus endolorie qu'à la minute où le visiteur avait troublé son entretien avec le fidèle d'Avançon, mais elle voyait ce dernier en veine de continuer son discours, et elle ne voulait pas entendre de nouveau des phrases dures contre Casal. Le vieux Beau la regarda quelques minutes en hésitant, sans que sa bouche osât prononcer la phrase qu'il avait dans le cœur: «Défiez-vous de cet homme.» Au lieu de cela, il poussa un soupir et dit simplement:—«Allons, adieu, je viendrai demain savoir comment vous allez.» Et il fallait que réellement ce lui fût une vraie peine, à cette fine et douce femme, de penser que Raymond n'était pas estimé de ses meilleurs amis, car le soir et lorsque à dîner sa mère la questionna, devant Poyanne, sur les visites reçues dans la journée, elle prononça le nom de d'Avançon seul, sans mentionner l'autre. Il fallait aussi que cet autre, qu'elle était pourtant bien résolue à ne plus revoir, occupât fortement son imagination, car elle demeura comme insensible à l'adieu que le comte lui fit le soir même, avant ce dîner. Il était arrivé un quart d'heure plus tôt pour lui parler en tête-à-tête:
—«Décidément, je pars demain matin,» lui avait-il dit, «et pour six semaines peut-être. Je profiterai de ce voyage pour régler quelques affaires en souffrance et refondre définitivement la rédaction de notre journal là-bas…»
—«J'espère que vous ferez nommer vos candidats,» avait-elle répondu; et elle n'avait pas trouvé un mot de regret à donner au malheureux homme. Elle n'avait pas deviné dans ses yeux le reproche de le quitter ainsi sans un de ces baisers que les amants emportent comme le viatique de la mélancolique absence. Encore eut-il cette illusion d'attribuer à la migraine le silence qu'elle garda durant le dîner, et la facilité avec laquelle, dès les dix heures, elle le laissa partir en même temps que sa cousine. Ah! comme ce départ eût été plus amer, s'il eût deviné à quelles tentations il l'abandonnait, sa chère, son unique amie, celle qu'il aimait si profondément sans plus savoir lui montrer cet amour!
V
PREMIÈRE FAUTE
En pensant à Mme de Candale comme à une auxiliaire possible dans son projet d'investissement du cœur de Juliette, Casal comptait sur la sympathie de Gabrielle d'abord, qu'il se savait acquise, et ensuite sur ce goût irrésistible qui pousse toutes les femmes romanesques à s'intéresser aux sentiments qu'elles croient malheureux ou naïfs, et il n'allait pas avoir trop de peine à jouer la comédie d'un de ces sentiments-là.—Serait-ce même une comédie?—Malgré la certitude où il était maintenant, après sa visite, d'intéresser Mme de Tillières, il se trouvait vis-à-vis d'elle dans une incertitude qui, aussitôt et durant l'après-midi qui suivit cette visite, le troubla jusqu'à l'inquiéter. Il eut à la salle des Mirlitons, où il tirait avec Wérékiew, deux ou trois distractions dont s'étonnèrent les admirateurs de son jeu. À dîner,—un dîner avec deux camarades rencontrés au cercle et emmenés au Café Anglais par peur de la solitude,—il fut très silencieux, et non moins morne à un spectacle d'acrobates où ces camarades l'entraînèrent à leur tour. Aux habitués de Phillips, parmi lesquels il échoua vers les minuit, il parut si terne qu'ils l'interrogèrent sur sa santé. À mesure que se rapprochait le moment d'aller chez Mme de Candale pour lui parler de son amie, il entrevoyait obstacles sur obstacles entre cette amie et lui, et ce fut avec un véritable battement de cœur qu'il franchit le seuil de l'hôtel de la rue de Tilsitt, moins de quarante-huit heures après y avoir dîné, et vingt-quatre heures après s'être heurté chez Juliette à la présence de d'Avançon. Cette espèce de timidité chez un homme habitué, comme lui, à tous les triomphes, cette gaucherie subite et complètement inattendue, devaient plaire à Gabrielle et la lui rendre favorable. Mais il y avait chez la jeune femme pour la bien disposer envers le soupirant improvisé de Juliette, un autre sentiment sur lequel Casal ne pouvait pas compter, une aversion singulière pour Henry de Poyanne, et cette aversion a joué dans ce drame mondain un rôle trop important pour que l'on n'essaye pas d'en donner la raison. C'est ici un cas entre mille de ce problème de l'amitié entre femmes qui a préoccupé, ne fût-ce qu'une heure, tout mari défiant et tout amant jaloux.
Gabrielle de Candale,—commençons par le dire à l'éloge de la jolie comtesse,—chérissait Juliette de Tillières d'une affection très vraie. Elles s'étaient connues très jeunes filles dans un de ces bals comme il s'en donne dans les châteaux de province, et qui sont les plus authentiques revues de ce qui reste de vieille noblesse française. Nançay et Candale, situés tous les deux sur les bords de l'Indre, commencèrent de voisiner à partir de ce jour, malgré les vingt-cinq lieues qui les séparent. La guerre de 1870, en isolant les deux femmes dans leurs terres et frappant l'une si cruellement, les avait de nouveau rapprochées. Puis Gabrielle avait pris son amie comme confidente du malheur secret de sa vie. Elle avait pleuré auprès de Juliette à son tour, comme autrefois Juliette auprès d'elle. Ce doux échange de pitié avait forgé entre ces deux êtres, également généreux et tendres, une imbrisable chaîne, faite du plus pur métal de dévouement. Avec tout cela, et adorant son amie d'une si jolie manière, si complète, si délicate, si désintéressée, Gabrielle détestait le sentiment de cette amie pour Poyanne, par un détour du cœur assez compliqué. Oui, elle le détestait, parce que jamais l'autre ne lui en avait parlé d'une façon tout à fait ouverte. Sans aller jusqu'à soupçonner d'une liaison coupable sa chère sœur d'élection, elle comprenait qu'entre Juliette et cet homme les rapports étaient très intimes, plus intimes que ce qu'elle en voyait. Elle se disait que Poyanne aimait Mme de Tillières, et que Juliette, de son côté, n'était pas insensible à cet amour. Sans doute, si la comtesse eût été initiée à ce coupable mais noble roman par l'un ou l'autre des deux complices, elle n'eût pas nourri cette antipathie pour des relations qu'elle croyait pures, et dont le mystère l'irritait en même temps qu'elle en était deux fois jalouse. Jalousie d'amitié d'abord. Qui ne la connaît, cette innocente et ombrageuse susceptibilité du cœur si naturelle que même les animaux en subissent l'atteinte? Imposez donc au chien de votre foyer la présence d'un autre compagnon de sa race auprès de vous, et le partage de vos caresses. Jalousie d'envie, ensuite. Certes, la noble créature eût protesté avec une colère indignée contre l'existence en elle de cette passion, la plus basse, la plus détestable au regard d'un esprit élevé. Hélas! c'est aussi la plus habile à s'insinuer dans les ténébreux replis des consciences, la moins avouée à la fois et la plus générale. Car son origine réside dans ce qui nous constitue essentiellement comme personnes sociales: notre ressemblance avec d'autres individus. Aussi l'envie s'exaspère-t-elle avec la multiplicité des analogies. Jamais l'artiste le plus pauvre n'enviera un millionnaire comme il envie un autre artiste, presque aussi pauvre que lui. Imaginez maintenant deux femmes, jolies toutes deux, jeunes, comblées de biens les plus précieux de la naissance et de la fortune; supposez qu'elles soient liées, comme l'étaient Juliette et Gabrielle, puis que l'une des deux éprouve et ressente un amour partagé, tandis que l'autre demeure emprisonnée par la fatalité des événements et par ses principes dans les tristesses d'un mariage malheureux. Dites ensuite si l'envie n'est pas aux portes de cette âme de femme isolée, pour généreuse qu'elle soit. Ce sera, au commencement, un obscur malaise, une antipathie instinctive et inexplicable contre l'homme qui lui inflige à son insu la douleur de cette comparaison avec son amie. Bientôt elle cherche à se justifier à elle-même cette antipathie en constatant les défauts de cet homme; elle le regarde avec ces yeux de la malveillance qui découvriraient de la sensualité dans un Marc-Aurèle et de l'égoïsme dans un Vincent de Paule. Mme de Candale avait ainsi reconnu chez Henry de Poyanne une excessive personnalité, tout simplement parce que le grand orateur, hanté de ses idées, obsédé de son œuvre, parlait un peu trop de politique. Elle l'accusait de tyrannie, parce qu'à maintes reprises Juliette avait refusé cette invitation-ci ou celle-là pour passer une soirée ou dîner avec lui. Elle en concluait de bonne foi que ce mariage, s'il se faisait jamais, serait le malheur de Mme de Tillières. Gabrielle n'en était pas moins convaincue de sa propre estime à l'égard de Poyanne.—«Je ne l'aime pas, voilà tout…,» ajoutait-elle en riant. Seulement, comme Juliette, dans son désir de maintenir une paix profonde autour d'elle, se gardait bien de transmettre à son amant de telles critiques, ce dernier ne soupçonnait en aucune façon quel adversaire il avait dans la jeune comtesse. Il en appréciait, au contraire, les qualités de race, l'irréprochable honneur, la religion éclairée. Il la plaignait d'être mariée à un personnage aussi vulgaire que Candale. Il la sentait l'amie dévouée de Mme de Tillières à laquelle il disait:
—«Vous avez là une affection vraie…»
Quand ces procédés de délicatesse ne désarment pas ceux qui nous sont hostiles, leur plus immédiat résultat est d'accroître cette hostilité. Tous les moralistes ont signalé cette loi mélancolique de notre nature: ce que nous pardonnons le moins aux autres, ce sont nos torts envers eux, surtout quand ces torts ne sont pas très nets et que nous les sentons plutôt que nous ne les reconnaissons. Mme de Candale aurait vu Poyanne franchement déclaré contre elle, cette hostilité lui eût moins déplu que la continuelle déférence du comte. Elle allait, dans ses mauvais jours d'injustice, jusqu'à le considérer comme un hypocrite. Qui sait? Peut-être cette âme, déçue et comme crucifiée par la misère morale de son mari, souffrait-elle encore d'une autre comparaison: celle du grand seigneur oisif et brutal dont elle portait le nom avec le gentilhomme laborieux, éloquent, bienfaisant qu'était l'autre. Tout cet ensemble de mauvais sentiments devait d'autant plus agir sur la jeune femme, à une minute donnée, qu'elle s'en rendait moins compte. En faut-il davantage pour expliquer l'accueil que la démarche de Casal était assurée de trouver chez elle?… Vous la voyez assise à sa table, dans une espèce de salon-boudoir ou elle se tient, pour ses intimes, sous le buste du grand maréchal, son ancêtre, sculpté en marbre par Jean Cousin. Elle écrit des billets en retard, cette quotidienne correspondance de politesse, de sympathie ou de charité pour laquelle les femmes de son rang doivent trouver et trouvent sans cesse de jolies formules inédites. Elle a commandé sa voiture pour deux heures et demie. Il est deux heures. Le timbre sonne un coup… C'est un fournisseur. Un second coup… C'est une visite:—«J'aurais dû défendre ma porte,» dit-elle en posant sa plume et guettant l'arrivée de l'importun: «Tiens,» fait-elle tout haut, «c'est vous, Casal. En voilà un hasard!» et tout bas, en elle-même: «Pourquoi vient-il me voir, lui qui ne fait jamais de visite?» Et pendant ce temps, le jeune homme répond avec un sourire qui cache un vague embarras: «J'avais un mot à dire à Candale à propos d'un cheval, s'il veut remplacer celui de l'autre jour. J'ai su que vous étiez là et je suis monté. Je vous dérange?»—«Mais non,» répond-elle, «vous ne vous prodiguez pas tant,» et tout de suite la conversation commence, partant de ce cheval, prétexte imaginé tout d'un coup par Raymond, pour arriver au dîner de l'avant-veille. Mme de Candale prononce le nom de Mme de Tillières. Elle voit passer dans les yeux de Casal une petite flamme de curiosité, une question sur ses lèvres.
—«Bon,» se dit-elle, «j'y suis. Il vient me parler de Juliette.»
C'est dans ces minutes-là qu'une femme est vraiment femme, féline et charmante de grâce adroite, à ce moment précis où elle découvre, dans le tête-à-tête, l'intérêt que vous inspire une autre femme. Elle a aussitôt un premier mouvement de curiosité qui lui fait tendre un peu sa gracieuse tête, ramasser toute son attention dans ses yeux futés. Si elle écrit, elle pose sa plume. Si elle n'écrit pas, qu'elle soit près du bureau, elle la prend, ou bien un ouvrage, un livre. Si c'est une étrangère et qui fume, elle allume une cigarette, afin de n'avoir pas l'air de cette curiosité. Puis elle jette une phrase,—une toute petite et légère phrase. C'est alors que les perfides excellent à vous empoisonner, du coup et à l'avance, l'avenir entier de votre passion par quelqu'une de ces insinuations où le classique «on dit tant de choses» sert de véhicule aux plus atroces médisances. Elles vous nomment, là, très tranquillement, et d'une bouche qui darde la calomnie dans un sourire, le Monsieur qui a été ou qui passe pour avoir été du dernier bien avec la dame de vos pensées. Et puis elles ont un: «Comment, vous ne saviez pas ça?…» et un: «Vous voyez, vous pouvez aller de l'avant…» qui leur seront certes comptés dans l'autre monde, s'il y a une place dans le purgatoire pour les félonies de salon. Au contraire, celles qui sont bonnes, mais qui flairent une histoire d'amour avec l'avidité d'une chatte introduite dans une chambre où il y a une jatte de lait, déploient leur plus caressante diplomatie à vous engager sur le chemin des confidences. Vous n'en êtes qu'à la période des soupirs. Vous avez donc le droit de raconter un secret qui n'est encore que le vôtre, quitte à le regretter plus tard. Parmi ces ruses pour vous ouvrir le cœur, la plus banale, mais aussi la plus habile, consiste à vous dire simplement ce que vous auriez vous-même envie de dire, à vous parler tout haut votre pensée. C'est la plus sûre manière pour ces charmantes curieuses de savoir si elles ont deviné juste. Il faut ajouter que la plupart du temps nous leur rendons cette petite inquisition facile. C'est ainsi que, relevant au passage le nom de celle qui le préoccupait, Casal commença.
—«A propos de Mme de Tillières, comment va-t-elle? Est-ce que vous l'avez revue depuis avant-hier?»
—«Non,» dit la comtesse; «je ne vous demande pas: et vous?… Sauvage comme je vous connais, je parierais que vous ne lui avez seulement pas mis de carte.»
—«Ne pariez pas,» reprit Raymond en riant, «vous perdriez. J'ai fait mieux que de lui porter une carte. Je me suis permis de lui faire une visite en règle.»
—«Alors c'est une série,» dit-elle; «hé bien! pour une fois vous avez eu raison. Elle est délicieuse, mon amie, et spirituelle comme si elle n'était pas jolie, et distinguée, et fine… Seulement, vous savez, c'est une honnête femme. Cela vous changerait un peu d'en avoir quelques-unes et de bien vous convaincre que l'espèce existe… Et de quoi avez-vous causé tous les deux?»
—«Mais de rien,» répliqua Casal. «Je ne demanderais pas mieux que de me laisser convaincre. Par malheur, les honnêtes femmes sont plus entourées que les autres. Je vous rencontre seule, vous, madame, c'est pour une fois… Je n'ai pas eu cette chance-là avec Mme de Tillières. J'arrive chez elle, qui trouvé-je là?…»
Il s'arrêta sur ce point d'interrogation. Avec une tout autre personne que Gabrielle, il eût calculé assez juste en supposant que la réponse lui dirait l'amant de Juliette,—s'il y en avait un. Mais y en avait-il un? Il tournait et retournait ce problème depuis la veille, et il aurait passé quelques secondes d'une véritable souffrance si la comtesse lui avait répondu un nom d'homme accompagné d'un «naturellement.» Mais ces petites trahisons, la menue monnaie de l'amitié féminine, n'étaient pas dans le caractère de Mme de Candale, qui se contenta de hocher la tête en signe d'ignorance.
—«D'Avançon,» reprit Casal, obligé de faire la réponse après avoir fait la question. «Vous avouerez que, pour une première visite, ce n'est pas tentant. Avec cela que le bonhomme m'a gratifié d'un joli paquet de choses désagréables, et j'étais là!… Vous devinez l'abattage que j'ai dû subir, le dos tourné. Mme de Tillières ne va plus vouloir me reconnaître…»
—«Qu'est-ce que cela peut bien vous faire?» insinua malicieusement la comtesse.
—«Comment,» dit-il, «ce que cela peut me faire? Croyez-vous que ce soit très agréable de passer pour une espèce de brute, bonne tout au plus à faire la conversation avec des jockeys, des croupiers et des cocottes? Ma parole d'honneur, c'est à peu près en ces termes que ce vieux galantin m'a présenté…»
—«Et qu'avez-vous répondu?»
—«Je ne pouvais pas me fâcher, n'est-il pas vrai, pour ma première visite, avec un ami intime de la maison; mais voulez-vous être bonne pour moi?»
—«Je vous vois venir,» reprit la comtesse en riant de nouveau, «il faudrait dire à Juliette que vous valez un peu mieux que cela… C'est votre faute, aussi. Pourquoi ne vous voit-on jamais, sinon par hasard, en passant? Et pourquoi vivez-vous vingt-trois heures sur vingt-quatre avec une bande de joueurs, de viveurs et de demoiselles qui vous affichent, vous démoralisent et vous ruinent?… Vous me direz,» ajouta-t-elle, «que ce n'est pas mon affaire.»
—«Ah! madame,» répondit Casal en lui prenant la main et la lui baisant, d'un geste à la fois respectueux et familier qui toucha la jeune femme, «s'il y avait beaucoup de personnes dans la société qui vous ressemblassent…»
—«Allons, allons,» fit-elle en le menaçant du doigt, «vous ne me flattez pas pour rien. Vous voulez que je vous donne l'occasion de vous justifier un peu, auprès de ma jolie amie, des médisances de d'Avançon? Alors, venez me faire une petite visite dans ma baignoire à l'Opéra demain vendredi…»
—«Mon Dieu!» se dit-elle lorsque Casal fut parti, «pourvu que Juliette ne m'en veuille pas de cette invitation?… Que je suis sotte! Elle était toute contrariée, l'autre soir, quand il a disparu après le dîner. Elle sera ravie de le revoir. Et quand elle flirterait un peu en dehors de son politicien, où serait le mal? Au moins celui-ci peut l'épouser… L'épouser, lui, Casal? Quelle folie!… Et pourquoi pas? Il est riche, bien apparenté et si jeune!… Oui, si jeune de cœur, malgré sa vie et sa réputation. Était-il gentil, tout à l'heure, en me parlant d'elle, et presque timide? Qu'est-ce qui lui a manqué, à ce garçon-là? Une bonne influence… Mais que dira Poyanne quand il saura ces deux rencontres, coup sur coup? Il dira ce qu'il voudra. Voilà qui m'est bien égal…»
Malgré ces raisonnements, et quoique cette hypothèse d'un mariage, après tout possible, entre la jeune veuve et Raymond continuât de flotter dans sa pensée, la comtesse n'était pas absolument rassurée lorsqu'elle dit à son amie, le vendredi soir, dans le coupé qui les emportait vers l'Opéra:
—«A propos, j'oubliais… J'ai invité Casal dans ma loge. Cela ne t'ennuie pas.»
—«Moi,» répondit Mme de Tillières, «pourquoi?»
Elle avait lancé ce simple «pourquoi?» d'un ton un peu tremblé qui ne pouvait pas échapper à une personne aussi fine, aussi habituée aux inflexions de sa voix que Mme de Candale. Cette dernière attendit un mot sur la visite de Casal rue Matignon, et ce mot ne fut pas prononcé. Ce léger trouble d'accent et ce silence révélaient tout autre chose que de l'indifférence à l'égard de cet homme que Juliette n'avait encore vu que deux fois. Depuis cette visite elle avait en effet pensé à lui constamment, mais, avec une loyauté profonde, elle s'était efforcée d'opposer l'image de Poyanne à celle du tentateur: «Comme c'est heureux,» avait-elle songé, «que je l'aie mal reçu. Il ne reviendra plus. J'aurais été si ennuyée de devoir parler de lui à Henry dans mes lettres. Il est si dur pour ce pauvre garçon! Et d'Avançon pire…» Elle se rappelait la sortie de l'ex-diplomate. «Je ne peux pas croire qu'ils aient raison…» Comme à la plupart des femmes qui n'ont aucune notion précise du décor du vice, cette formule:—un viveur—ne lui représentait rien que de vague, d'abstrait, d'indéterminé. Cela signifiait une destruction coupable de soi-même, un égarement presque douloureux par les remords qui le suivent. Un attrait complexe de curiosité, d'effroi et de pitié émane pour le doux esprit féminin de ces profondeurs obscures du péché de l'homme: «Non, Gabrielle y voit plus juste. Il a dû être mal entouré, mal aimé. Quel dommage!… Mais qu'y faire? Oui, c'est heureux que je ne le revoie plus. Avec ses habitudes, il aurait essayé de me faire la cour. Déjà cette visite, dès le lendemain de ce dîner, sans que je l'en eusse prié, n'était pas bien correcte. Il faut lui rendre la justice qu'il a été parfait de tact, et vraiment d'Avançon a été inqualifiable. Oui, mais s'il m'avait trouvée seule, que m'aurait-il dit?…» Un petit frisson de crainte la saisissait à cette idée. «A quoi pensé-je là? C'est fini. Il ne reviendra plus…» Et voilà que son imprudente amie la remettait tout d'un coup en face du jeune homme!…
—«Mais,» demanda-t-elle assez brusquement, «je croyais que tu ne voyais guère M. Casal en dehors de tes grands dîners de chasse?»
—«C'est vrai,» répondit Mme de Candale, «pourtant il est venu me rendre visite hier, et il avait l'air si malheureux…»
—«De quoi?» fit Juliette.
—«Mais n'est-il pas allé te voir aussi?» interrogea Gabrielle, «et n'a-t-il pas rencontré chez toi d'Avançon?»
—«Je ne comprends pas le rapport,» dit Mme de Tillières, un peu confuse de voir que l'autre savait la visite de Casal.
—«C'est bien simple,» reprit la comtesse. «Il paraît que d'Avançon a été atroce pour lui…»
—«Tu connais le pauvre homme,» répliqua Juliette en affectant de rire, «il est jaloux, c'est de tous les âges et surtout du sien, et les nouveaux visages lui déplaisent.»
—«Enfin Casal est parti, persuadé que tu avais de lui une affreuse opinion, et il est venu me le raconter… Tu lui fais peur, c'est positif… Si tu l'avais vu, et comme tout en lui me disait:—Défendez-moi auprès de votre amie,—va, tu aurais été touchée comme moi… Et je l'ai invité pour qu'il se défende lui-même, par sa seule manière d'être… Que veux-tu? Je m'intéresse à lui, comme je te disais l'autre jour. J'ai idée que c'est dommage de laisser un garçon de cette valeur tomber de plus en plus dans des sociétés indignes de lui. Et puisqu'il paraît tenir à notre opinion, pourquoi le décourager de vivre dans le vrai monde? Ce n'est pas ton avis?…»
Juliette répondit une phrase évasive. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas montrer à Gabrielle le tremblement nerveux que la présence de Raymond lui causait de nouveau. Peut-être aussi avait-elle désiré obscurément cette présence, tout en essayant de se démontrer le contraire, et se réjouissait-elle, dans sa demi-épouvante, à l'idée qu'elle allait revoir Casal, sans qu'il y eût de sa faute à elle? Et puis, la comtesse, en cherchant à se justifier d'avoir invité le jeune homme, venait de trouver involontairement la plus dangereuse des excuses pour une femme aussi sensible que Mme de Tillières à cet attrait de la pitié romanesque, à ce «quel dommage!» qu'elle s'était déjà prononcé à elle-même. C'était par là, par cette fissure toujours ouverte dans ce tendre cœur, que l'amour s'était insinué une première fois, lorsqu'elle avait plaint les douleurs de Poyanne, et souhaité d'en réparer le ravage. De la pensée que Casal était misérable par les désordres de sa vie, et qu'une influence bienfaisante pouvait l'en tirer, au projet d'aider à ce rachat, d'être cette influence, que le passage était tentant! Mais cette tentation ne se formulait pas tout de suite dans cette âme troublée avec cette netteté, au lieu que tout de suite elle écouta la voix de sa conscience lui prononcer cette autre petite phrase:
—«Cette fois, je ne pourrai pas cacher à Henry que j'ai vu Casal.»
C'était son habitude, lorsque Poyanne était absent, de lui tenir une espèce de journal quotidien de sa vie et de ses pensées. Quand elle entra avec la comtesse dans la baignoire d'avant-scène pour laquelle son amie avait troqué sa loge des premières l'année précédente,—un peu à cause d'elle,—c'était cette dernière nuance de sentiment qui la dominait, et une impression de défiance contre le jeune homme. Il était là qui causait, en lorgnant la salle, avec Candale et d'Artelles. Il avait dans les yeux, quand il la salua, non point cette sorte de fatuité défiante qui dit à une femme: «Vous voyez, je suis arrivé à vous rencontrer malgré vous,» mais au contraire presque une souffrance. Depuis l'invitation de Mme de Candale, ce séducteur, ce roi de la mode, ce blasé ne se reconnaissait plus. Au lieu de s'apaiser, son malaise d'inquiétude avait augmenté. Il se disait, malgré son expérience: «Mme de Tillières va être froissée de me retrouver là. Elle croira que je m'impose à elle, et, pour peu que d'Avançon ait continué son travail de démolition, je suis perdu dans son esprit.»—Cette anxiété se changea en une réelle douleur quand elle passa devant lui pour gagner sa place sur le devant, aussi gracieusement froide et distante dans ses yeux et toute sa physionomie qu'elle avait semblé bouleversée la veille. Pour là première fois, l'évidence de la sensation qui le travaillait apparut à Raymond. Il ne s'agissait plus de se trouver une «bourgeoise» de dix heures du soir, ni de s'organiser un flirt plus ou moins intéressant.
—«Ça y est, je suis pincé,» se dit-il en employant mentalement un terme de son argot habituel, pour désigner un état moral qui ne lui était guère habituel et qu'il redoutait avec son bon sens en le désirant avec son cœur, et il étudiait Juliette qui, vêtue de blanc cette fois, s'installait à côté de Mme de Candale tout en rose. Les deux femmes préludaient à cette première prise de possession de la loge et de la salle, qui consiste à disposer, sur la petite tablette de velours, l'éventail, un mouchoir, une lorgnette d'écaille, un flacon de sels, tout en regardant de-ci de-là et passant la revue des loges, sans en avoir l'air. Et ce sont, tandis que les chanteurs vont et viennent sur la scène, que l'orchestre prolonge ou accélère l'accompagnement, que les hommes dans le petit salon du fond chuchotent de leur côté, toutes sortes de menues réflexions auxquelles le jeune homme était accoutumé comme à se mettre en habit le soir ou à monter à cheval le matin. D'ordinaire, il ne les remarquait plus, mais dans les dispositions de cœur où il était, il voulut y voir la preuve que Mme de Tillières était sur le point de se reprendre tout à fait, si déjà elle ne s'était reprise. On jouait l'Hamlet de M. Ambroise Thomas, assez médiocrement. L'excellente artiste qui tenait le rôle d'Ophélie n'était entourée que de doublures, et, dans le demi-jour de la baignoire, Casal pouvait entendre des phrases comme celles-ci: «Mon Dieu! le vilain roi! Comment a-t-elle pu empoisonner son mari pour un pareil homme?…—Qui est dans la loge de Mme de Bonnivet? Ce n'est donc plus Saint-Luc?…—Je me demande toujours si le fantôme est un véritable acteur?…—Mais oui, il remue la bouche…—Tiens, dans la baignoire de Mme Komof, c'est cette petite Mme Moraines, n'est-ce pas? Comme elle se pousse! Elle est bien jolie…—Regarde donc la reine. À qui trouves-tu qu'elle ressemble?…—Je ne vois pas…—A Marie de Jardes. Mais c'est frappant…» Telles sont les idées qu'échangent d'ordinaire, au son d'une musique tantôt médiocre, tantôt sublime, ces sphinx endiamantés des premières loges ou des avant-scènes dont le profil, contemplé de loin, agite des souvenirs de roman dans la cervelle de deux ou trois rêveurs pauvres cachés dans la salle. À l'Opéra, il y a toujours par représentation une couple de jeunes gens, chauffés à blanc par quelque lecture mal comprise, et qui ont économisé sur leur budget d'étudiants faméliques ou de répétiteurs en chambre, de simples employés ou de provinciaux en voyage, afin de venir se réchauffer au soleil de la Haute Vie! Pourtant ces insensés qui s'exaltent à la chimère d'une délicatesse d'âme pareille à celle des visages et des toilettes, n'ont pas tout à fait tort. Avec cette mobilité déconcertante qui fait d'une Parisienne un continuel miracle de contradiction, voici que ces mêmes femmes, après avoir causé comme dans leur salon, se prennent soudain à suivre un morceau dans l'œuvre de l'artiste, et, d'un coup, elles se trouvent au diapason de cette œuvre et de l'émotion idéale que le musicien a voulu traduire. C'est ainsi qu'au moment où le rideau se leva sur l'acte de la folie, la comtesse de Candale dit pour elle-même et pour ses invités:
—«Maintenant, il faut écouter.»
Le silence s'établit dans la loge. Il y a, en effet, dans ce quatrième acte d'Hamlet, une romance divine dont le compositeur français a, dit-on, emprunté le thème à un chant populaire du Nord. Ces quelques mesures d'une mélancolie nostalgique et désespérée passent et repassent sans cesse dans la plainte d'Ophélie, tandis qu'autour d'elle ses compagnes vont et viennent dansant et chantant, elles aussi, et c'est le contraste, toujours poignant pour le cœur, de la Vie qui s'égaie, qui se déploie, insoucieuse, autour de l'Ame en proie à la passion solitaire, au douloureux martyre de sa plaie intime… Le printemps arrive parmi les fleurs, il rit dans le ciel immortellement jeune, il sème dans les gazons les calices des tendres primevères, et dans les regards des amants il fait trembler les larmes ravies du bonheur. Toutes les bouches s'ouvrent pour saluer la fête enivrée de l'heure et des sens, toutes, excepté celle de l'abandonnée, à qui le prince cruel a dit tour à tour: «Suave Ophélie,» et: «Entre dans un couvent.» À travers la félicité des autres, elle aperçoit, elle, son irréparable misère, et tout ce qui aurait pu être. «Ah!» soupire-t-elle, «heureuse l'épouse au bras de l'époux…» Et sa raison s'en va dans ce soupir… Non, ce n'est pas possible qu'elle ait été trahie, si le prince, son prince, si Hamlet, son Hamlet vit encore. Puisqu'elle est seule et brisée loin de lui, c'est qu'il n'est plus de ce monde, et elle marche vers le fleuve qui coule, qui coule, promettant la couche où toute souffrance s'oublie. Non, laissez-la, vous toutes à qui elle a distribué les fleurs de son bouquet, avec sa grâce d'amoureuse blessée, laissez-la s'en aller vers cette eau—moins trompeuse que le cœur de l'homme, moins mouvante que l'espérance, moins rapide dans sa course que la fuite de l'heure douce,—et y noyer, avec le souvenir de la joie perdue, son inguérissable amour. «Adieu,» soupire-t-elle encore, «adieu, mon seul ami…» La Vie peut continuer de rire et de tournoyer, le printemps de prodiguer la lumière et les parfums, l'Ame malade est affranchie pour jamais…
Le charme étrange de la musique et sa vertu particulière, c'est de ne pas préciser le symbolisme qu'elle enveloppe. Elle se prête ainsi aux exigences des sensibilités les plus distinctes. Tandis que la belle et plaintive phrase de la romance se développait, prise et reprise, à travers une combinaison scénique infiniment habile, chacune des parsonnes réunies dans la baignoire de Mme de Candale sentait frémir à cette mélodie touchante quelque pensée intime de la nuance de cette phrase. Gabrielle, qui n'avait qu'à se retourner pour voir Mme Bernard, la maîtresse de son mari, dans la loge entre les colonnes, retrouvait dans le soupir de l'abandonnée un peu de la souffrance secrète de sa vie. La résolution de Juliette s'amollissait des invisibles larmes que l'attendrissement de l'harmonie faisait comme tomber sur son cœur. Et Casal lui-même, envahi qu'il était par l'émotion romanesque, pour la première fois depuis des années, oubliait ses boutades habituelles contre le bruit «plus cher que les autres.» Il éprouvait et se laissait éprouver un trouble, tout ensemble voluptueux et triste, à écouter cet air, pourtant bien connu, auprès de la femme qu'il commençait d'aimer. Elle était si près de lui, avec ses cheveux blonds simplement relevés sur le derrière de la tête, avec sa nuque mince dont la blancheur se prolongeait par l'échancrure de la robe jusqu'au creux des épaules, avec la ligne fine de sa joue entrevue en profil perdu, avec le parfum qui émanait de toute sa toilette, un arome de lilas de Perse, presque imperceptible,—oui, si près, et si loin pourtant! Et il la voyait, il la sentait comme fondue dans la même impression que lui. Ah! qu'il pût seulement lui parler à cette seconde, il saurait bien vraiment si elle s'était reprise, si elle avait dominé tout à fait le premier intérêt constaté en elle dès leurs deux premières entrevues… Mais la porte s'ouvre, quelqu'un entre dans le petit salon qui précède la loge. L'enchantement est rompu, c'est Mosé à qui Candale serre la main, et Mme de Candale se lève pour aller causer avec le nouvel arrivant à qui elle laisse à peine le temps de saluer Mme de Tillières.
—«Venez ici,» dit-elle au visiteur en lui montrant une place à côté d'elle sur le canapé de ce petit salon d'entrée, «vous avez votre figure à potins… Voyons, contez-moi cela.»
—«Mais non, madame,» répond Mosé en riant, «je ne sais pas la plus petite nouvelle.»
—«Si c'est moi qui vous gêne…,» dit Candale, qui tourne le bouton de la porte, sa canne de soirée à la main. Il s'appuie de son bras libre au bras de d'Artelles en ajoutant: «Suis-je un bon mari? je vous l'emmène aussi.»
—«Va-t-elle se lever?» songeait Casal, resté seul avec Juliette sur le devant de la loge. Et c'était vrai que Mme de Tillières se disait à la même minute: «Mon devoir est d'éviter même ces cinq minutes de demi-tête-à-tête,» mais elle restait assise sur son fauteuil, affectant de parcourir à nouveau la salle du bout de sa lorgnette. Dans la glace qui garnissait la paroi de la baignoire, elle avait vu la physionomie de Raymond tout assombrie d'inquiétude, et voici qu'elle ressentait à la fois son émotion du premier soir devant ce beau, ce fier visage d'homme, et un attendrissement irrésistible devant cette évidente timidité qui flattait en elle les plus intimes orgueils de la femme. Ses nerfs, encore tout remués par la musique, lui rendaient difficile un effort intime, et, le cœur serré d'une attente, qu'elle jugeait coupable au moment même où elle la subissait avec de secrètes délices, elle ne se leva point. D'ailleurs, le jeune homme commençait de lui parler. Pouvait-elle lui faire l'affront de ne pas lui répondre,—et pourquoi?
—«Cet acte est beau,» disait-il, «et à cause de lui, je pardonne presque au compositeur d'avoir touché à Hamlet, quoique je déteste que l'on gâche des sujets déjà traités, en les représentant sous une autre forme… Il faut la voir jouer à Londres, cette pièce de Shakespeare, et par Irving. Le connaissez-vous, madame?…»
—«Je ne suis jamais allée en Angleterre,» répondit-elle; et elle pensa: «Gabrielle a raison, je lui fais peur…» Ce fut une sensation de quelques secondes, mais délicieuse. Cette réserve de Casal mettait sa conscience à elle en repos, et surtout c'était la preuve qu'elle plaisait déjà tant au jeune homme qui continuait d'expliquer le jeu souligné du grand acteur anglais, critiquant sa parole trop continûment mordante, vantant ses gestes précis et sa subtile intelligence. Il s'arrêta, et avec un sourire:
—«Avouez, madame,» fit-il, «que vous me trouvez un peu ridicule de prétendre avoir un goût artistique à moi.»
—«Mais pourquoi cela?» demanda-t-elle. Un petit frisson venait de la saisir. Elle se rendait compte que cette phrase en amènerait une autre et que la conversation allait devenir plus dangereuse.
—«Pourquoi?» reprit Casal, «mais à cause du portrait que votre ami d'Avançon vous a tracé l'autre jour.»
—«Je ne l'ai pas écouté,» dit-elle en s'éventant pour cacher le trouble qui la ressaisissait. «J'avais une telle migraine!»—«Ou veut-il en venir?» se demandait-elle.
—«Oui,» fit Casal avec une mélancolie qui n'était qu'à moitié feinte. «Mais le jour où vous ne l'aurez plus, cette migraine, vous l'écouterez et vous le croirez. Oh! ou lui ou un autre… Je le disais hier à Mme de Candale, c'est un peu dur tout de même d'être jugé toujours sur quelques folies de jeunesse… Et puis, il m'a semblé… Vous me permettez de vous parler bien franchement?…»
Elle inclina la tête. Il avait su poser cette question énigmatique avec cette grâce un peu enfantine, si puissante sur les femmes lorsqu'elle est associée chez un homme à toutes les énergies d'une maturité virile. Il continua:
—«Il m'a semblé que cela ne vous plaisait pas de me voir chez vous. Et c'est vrai, vous ne m'aviez pas dit de venir.»
—«Mais,» fit-elle toute troublée de ce coup droit qu'elle ne pouvait guère parer, «c'est vous qui ne vous y plairiez pas. Je vis dans mon coin, si retirée de tout ce qui vous intéresse…»
—«Vous voyez,» reprit-il, «vous avez écouté le réquisitoire de d'Avançon, malgré votre migraine. Hé bien! je voudrais tenir de vous-même l'autorisation d'aller quelquefois rue Matignon, quand ce ne serait que pour vous faire un peu revenir sur ce réquisitoire. Ce ne serait que justice, avouez-le.»
Il était si beau à cette minute, de ses yeux clairs émanait une telle douceur, tout cet entretien avait été si rapidement poussé que Juliette répondit comme malgré elle:
—«Je vous verrai toujours avec beaucoup de plaisir.»
C'était la phrase la plus banale. Mais dite ainsi, en réponse à cette demande et après que Mme de Tillières s'était promis d'être si discrète, cette petite phrase équivalait à une première faiblesse. Le «merci» presque ému de Casal lui fit trop comprendre que le jeune homme l'interprétait ainsi. Elle eut alors la force de se lever et d'aller à son tour dans le fond de la loge rejoindre Gabrielle et Mosé.—Il était trop tard.