Un Coeur de femme
VI
LA PENTE INSENSIBLE
Lorsque Juliette fut rentrée du théâtre et que, coiffée pour la nuit, elle eut renvoyé sa femme de chambre, elle s'assit à sa table, afin d'écrire à Poyanne le compte rendu de sa journée. Cette mignonne table, où la multiplicité des petits objets trahissait une gentille minutie d'esprit, faisait un coin dans son appartement, encore plus à elle que le bureau du paisible salon Louis XVI. Les portraits de sa mère, ceux de son père, de son mari et d'autres chers morts, ceux de ses amis préférés, étaient appendus à portée de la main et du regard sur le pan de mur tendu de soie, contre lequel s'appuyait cette table, témoin de ses meilleures minutes. Au-dessus des cadres en cuir, en vieille étoffe, en argent ciselé, une bibliothèque-étagère contenait les volumes qu'elle lisait le plus volontiers: une Imitation, des poètes intimes, quelques romans d'analyse tendre et surtout des moralistes, ceux qui unissent, comme Joubert, comme le prince de Ligne, comme Vauvenargues, la finesse aiguë de l'observation à toutes les délicatesses de la bonté. La lampe voilée de dentelle éclairait cet univers familier de sa lueur adoucie, et le virginal lit de bois de rose à colonnettes tournées avec les cinq ou six petits oreillers préparés pour dormir, et la cheminée où brûlait une flamme souple. Le battement régulier de la pendule emplissait seul de son bruit cette chambre close dont les deux fenêtres donnaient sur le jardin. Que ces heures de solitude étaient chères à Juliette, qui aimait à s'attarder sur une lecture et surtout à écrire! Elle avait ce joli goût de la correspondance qui s'en va de nos mœurs hâtives, et c'était sans cesse entre ses amis et elle un continuel échange de billets à propos d'une phrase mal comprise dans la causerie du jour, sur un livre prêté ou à lire, sur un souci de santé ou simplement une commission à faire. Ces mille riens servent aux femmes de prétexte pour broder les plus gracieuses fleurs de fantaisie sur l'étoffe si monotonement grise de la vie mondaine. Avec l'ami des amis, avec l'époux secret de son choix, et quand les exigences de la politique le tenaient loin de Paris, qu'elle avait souvent causé ainsi par de longues, d'interminables lettres, laissant sa plume courir rapide sur le papier mince, bleuté vaguement, et sa pensée suivre cet homme dont alors les ambitions la passionnaient, et qu'elle admirait, en le conseillant avec ce tact effacé, caresse unique pour l'amour-propre d'un mari ou d'un amant!… Mais ce soir-là et au sortir de cette représentation de Hamlet, elle resta longtemps, la tête dans sa main, avant de pouvoir tracer seulement une ligne de la lettre qu'elle voulait écrire. Allait-elle lui parler de Casal, de la demande qu'il lui avait adressée et de la réponse qu'elle avait faite?
—«Je le dois,» dit-elle enfin tout haut en plissant son front; et dans le mouvement de résolution que révélait cette parole, elle commença d'écrire. Après une demi-heure, elle avait terminé une lettre vraie ou elle racontait la rencontre avec Raymond dans la loge de Gabrielle et l'essentiel de leur conversation, le tout simplement, droitement; elle ajoutait que si cette présence du jeune homme chez elle devait être désagréable à Henry, elle n'attendait qu'un mot pour s'y soustraire. Cette lettre finie, elle la relut et elle vit Poyanne la lisant à son tour, juste dans vingt-quatre heures. Elle le connaissait trop pour douter de sa réponse. C'était une coquetterie d'âme naturelle, à cet homme généreux, qu'il ne voulût, dans ses rapports avec Juliette, rien devoir à l'autorité. Il était de ces amants qui disent toujours à leur maîtresse: Vous êtes libre. Seulement ils ne peuvent pas s'empêcher de souffrir, et la femme à laquelle ils permettent ainsi d'aller comme elle veut, sur le chemin de ses fantaisies, sent, à de certaines minutes, qu'elle leur marche sur le cœur. Ce cœur saigne, sans une plainte, et sa muette souffrance s'élève comme un de ces tendres reproches auxquels un être délicat préférerait les plus violents outrages. Juliette éprouva ainsi par avance l'impression de la peine que cette lettre si franche infligerait à son ami. La scène qui avait suivi le dîner chez Mme de Candale se représenta tout d'un coup à son esprit avec une force extrême et l'animosité d'Henry contre Raymond. Persuadée comme elle était que l'amour de Poyanne avait diminué, Juliette aurait dû logiquement ne pas tenir compte d'une antipathie qu'elle jugeait inique. Mais elle lui gardait encore trop d'affection véritable pour se décider de sang-froid à un parti-pris de cette dureté.
—«Non,» fit-elle, «je n'enverrai pas cette lettre; à quoi bon?» Elle se leva et, jetant ce papier dans la flamme, elle le regarda brûler avec ce malaise bien connu de ceux qui ont traversé ces périodes des fins de liaison, où ce qui fut le charme de l'intimité en devient la corvée douloureuse. On ne veut pas renoncer à cette douce coutume de raconter son cœur la plume à la main, et l'on ne peut plus, et l'on recommence indéfiniment de noircir des feuilles que l'on froisse les unes après les autres jusqu'à une dernière, comme celle que Mme de Tillières se décida enfin à mettre dans l'enveloppe, et qui n'enferme plus rien que des phrases banales et gauches. Dans celle-là, le nom de Casal n'était même pas prononcé.
—«Je ne sais pas pourquoi je suis si troublée d'une pareille vétille,» se disait-elle le lendemain matin pour endormir le remords qui tressaillait en elle. «Qu'y a-t-il de mal à recevoir un ami de Gabrielle de Candale et de Marguerite d'Arcole? Quel prétexte avais-je de répondre: non, à sa demande de venir ici? Gabrielle a raison. Il a obéi à un joli sentiment. Il a voulu protester contre l'effet que les discours de d'Avançon devaient avoir produit sur moi. C'est comme s'il s'engageait à une tenue irréprochable rue Matignon, et par conséquent à ne pas me faire la cour… Quelques visites de temps à autre qui contribuent à lui donner un peu plus de respect pour ce qu'il y a de bon en lui… Mais Henry lui-même les approuverait s'il le connaissait mieux, si je pouvais lui expliquer de vive voix…—D'ailleurs,» continuait-elle en relisant une lettre reçue de Besançon le matin même, «il ne s'occupe guère de moi en ce moment.»—Elles étaient, ces pages où Poyanne racontait son arrivée dans sa ville natale et son entrevue avec quelques électeurs notables, toutes remplies de détails sur la lutte électorale qui allaient s'engager. Il semblait qu'il eût évité à dessein la plus légère allusion sentimentale. Cet amant timide, et qui craignait de lasser son amie par sa tendresse, avait écrit, lui aussi, une première lettre, puis une seconde, une troisième, et il les avait brûlées, comme elle avait fait elle-même, pour en envoyer une dernière, extérieure et indifférente. Juliette aurait pu et dû le deviner. Mais nous n'accordons jamais aux autres le crédit de penser qu'ils nous ressemblent par les susceptibilités douloureuses du cœur. Elle poussa un soupir et se dit simplement:
—«Comme il a changé! Ses lettres d'autrefois étaient si tendres!»
Elle remit ces pages, que couvrait la haute écriture droite et loyale du comte, dans une petite enveloppe de cuir à serrure et qui portait la date de 1881. Dans son culte pour celui qu'elle considérait avec raison comme une des figures supérieures de cette époque, elle avait pris la pieuse habitude de ne jamais laisser se perdre même un billet de cette chère main, et, à chaque commencement d'année, elle commandait ainsi une gaine précieuse pour ce trésor auquel elle avait jadis tant tenu. Le sentiment du passé, de ce qu'il y avait de diminué, comme d'éteint entre eux, lui serra le cœur, et elle devint plus songeuse encore tout en s'amusant, pour occuper ses doigts, à disposer dans des vases des fleurs envoyées de Nice par le général de Jardes qui voyageait sur ce bord d'Italie pour le grand ouvrage militaire, rêve de toute sa vie. Les roses à demi ouvertes et comme lassées par le voyage, les pâles narcisses, les mimosas dorés, les œillets rouges et blancs, les violettes russes mêlaient leurs odeurs. Les pauvres plantes encore vivantes, altérées d'eau et qui allaient renaître pour quelques jours, exhalaient leur âme dans cette agonie de parfums,—nostalgique soupir vers le pays du soleil et les jardins enchantés de la Provence. Mme de Tillières était trop profondément remuée depuis la veille pour que cette invisible caresse d'aromes ne la pénétrât pas d'une étrange langueur. Une tristesse l'envahit qui lui mit des larmes dans les yeux; elle les essuya de sa main fine et presque avec terreur en entendant ouvrir la porte du premier salon. Elle se prit à trembler de tout son corps à l'idée que Casal avait peut-être profité aussitôt de la permission demandée, qu'il allait entrer et la voir dans cet état de trouble inexplicable. Il l'interrogerait. Que lui dirait-elle? Heureusement la porte en s'ouvrant donna passage non pas au jeune homme, mais à d'Avançon, et l'ex-diplomate était si occupé d'une idée dont l'éclair brillait dans ses yeux gris qu'il ne remarqua même pas la pâleur de la marquise, ses yeux humides, l'agitation de ses mains.
—«Je suis sûre qu'il va me taquiner sur la soirée d'hier à l'Opéra?» se dit la jeune femme, après le premier saisissement de délivrance. Et elle continuait d'arranger ses fleurs, mais presque avec gaîté, cette fois, en épiant du coin du regard le vieux Beau qui ménageait visiblement un effet. Elle le connaissait si bien!… Elle savait qu'une des manies de cet homme était de ne jamais aller droit au but. Il croyait devoir à son ancien métier de préparer ses mots comme il préparait son visage, cosmétiquant ses cheveux un par un, si bien que son crâne chauve en était comme laqué de noir, nuançant sa moustache de manière à lui conserver un grisonnement vraisemblable. Il lui arrivait de dire, au début d'une conversation, une phrase qui devait lui servir une demi-heure plus tard à en placer une autre. Il attendit moins longtemps cette fois. Mme de Tillières ne s'était trompée qu'à moitié. Il venait bien lui parler de Casal. Seulement il ignorait que le jeune homme eût été, la veille, des invités de la comtesse. Juliette venait de lui dire en lui tendant une des larges anémones qui sont la gloire du Midi:
—«Vous ne me complimentez pas sur mes fleurs? C'est notre ami de Jardes qui a eu cette gentille pensée.»
—«Et va-t-il revenir bientôt?» demanda le diplomate. Puis, sans attendre la réponse: «Croyez-vous qu'il pousse jusqu'à Monte-Carlo tenter la fortune?…»
—«C'est bien possible,» dit Juliette.
—«Ça me fait penser,» reprit d'Avançon avec un empressement à saisir cette grosse attache de causerie qui démentait toutes ses prétentions à la finesse de la Carrière, «que j'ai assisté hier, rue Royale, à une des plus grosses parties que j'aie vues depuis longtemps… Vous me reprochiez d'avoir été dur pour Casal, quand je l'ai rencontré ici l'autre jour. Savez-vous combien il a perdu devant moi entre minuit et demi et une heure? Voyons, dites un chiffre… Vous ne voulez pas… Hé bien! trois mille louis, vous entendez… Il sortait sans doute de quelqu'un de ces bars ou ses amis et lui ont la jolie habitude d'aller s'assommer d'alcool, car son inséparable lord Herbert Bohun dormait pendant ce temps-là sur un des fauteuils du cercle et lui-même avait l'air passablement gai… Et puis ces jeunes gens s'indignent que leurs aînés leur servent un peu de morale de temps en temps!…»
—«Mais,» interrompit Mme de Tillières, «est-ce que M. Casal est si riche que cela?»
—«Il a dû avoir ses deux cent cinquante mille francs de rentes à sa majorité,» dit d'Avançon. «Que lui reste-t-il maintenant? C'est une autre affaire, avec les femmes, un gaspillage de vaniteux, et ces parties-là…»
L'ex-diplomate triomphait en rapportant à Juliette cette anecdote destinée à lui prouver qu'il n'avait pas calomnié le jeune homme l'autre jour. Il continua de parler contre le jeu, sans se douter que l'esprit de son interlocutrice, en train de porter maintenant elle-même les menus vases pleins de fleurs ici et là dans la chambre, était touché tout autrement par ce qu'il venait de raconter.
—«Ainsi, après m'avoir quittée à l'Opéra,» pensait-elle, «il est allé boire et puis jouer.» Il n'y avait rien là que de très simple. Ne savait-elle pas que Casal passait au club, comme tant de jeunes gens de sa classe et de ses goûts, une partie des nuits? Pourquoi cette idée lui fut-elle soudain si pénible? S'était-elle donc imaginé que quelques mots échangés dans une baignoire de théâtre allaient par magie transformer des habitudes qui n'offraient, d'ailleurs, aucun rapport avec ces mots? Avait-elle secrètement souhaité qu'il reçût, de cet entretien avec elle, une impression assez forte pour ne pas vouloir la profaner le même soir?… Toujours est-il que pendant le reste de la visite de d'Avançon, puis durant l'après-midi et tard dans la nuit, elle ne put secouer cette pensée, obsédée par l'image des désordres de la vie d'un homme qu'elle connaissait pourtant si peu. Cette obsession continuait, malheureusement pour le repos de Juliette, le travail commencé en elle par Mme de Candale. Elle sentit redoubler la tentation de se rapprocher de lui, sous le prétexte, aussi spécieux que dangereux, d'une bonne influence à prendre. En croyant nuire à Raymond dans l'opinion de Mme de Tillières, d'Avançon venait de fournir à ces deux êtres, déjà trop préoccupés l'un de l'autre, un terrain de rapprochement et de causerie. La femme la plus réservée peut chapitrer un viveur sur la passion du jeu, tandis qu'elle ne le ferait ni sur celle de l'ivrognerie sans l'avilir, ni sur celle de la galanterie sans se compromettre. Aussi quand Casal parut à son tour dans le petit salon Louis XVI, vingt-quatre heures après le maladroit diplomate et deux jours après la permission accordée à l'Opéra, sa visite était-elle espérée avec une impatience qu'il n'aurait pas osé soupçonner. Mme de Tillières n'était plus, cette fois, ni souffrante, ni étendue sur la chaise longue, dans une de ces robes vaporeuses qui consolent de la migraine par leur coquetterie. Mais, dans sa toilette de ville et ses cheveux blonds encore libres du chapeau, elle avait cet air jeune fille, cette physionomie à la fois candide et futée, douce et spirituelle, qui était son charme unique dans ses minutes de détente et lorsqu'elle ne se reinait point. Tout entière à la pensée de ce qu'elle voulait dire au jeune homme, une pointe de rose brillait à ses joues, qui animait son fin visage, et ses yeux bleus eurent un regard que Casal ne leur connaissait pas, quand elle jeta cette petite phrase, après les premières banalités de la causerie:
—«Vous voulez que l'on vous croie calomnié, et vous passez les nuits à jouer au cercle… Ne dites pas non. J'ai ma police. Vous perdiez plus de soixante mille francs samedi à une heure du matin.»
—«Mais à deux je les regagnais et trente mille de plus,» répondit-il en riant.
—«C'est encore pis,» reprit-elle; et, pour se conformer au programme qui justifiait seul un entretien de cette intimité, voici qu'elle commença un gentil sermon d'amie inquiète, et Casal l'écoutait avec une componction qui n'était qu'à moitié menteuse,—lui, le fringant, le scandaleux Casal, qui avait subi dans tous les clubs, voire dans les tripots, des différences de plus de cent mille francs vingt fois dans sa vie,—lui qui faisait école parmi les apprentis viveurs, dont ils citaient les mots, dont ils portaient la fleur à leur boutonnière!… Certes, ces jeunes habitués de Phillips, qui se donnaient des maux d'estomac à s'indigérer des cock-tails et des brandy and sodas à côté de lui pour attirer son regard, eussent été bien étonnés de le voir assis en face d'une jeune et charmante femme et en train de se laisser faire de la morale! L'unique dé avec lequel ils jouaient leurs boissons de la soirée,—«Herbert le voit toujours double,» disait Casal,—en fût demeuré immobile de stupeur dans son cornet! Et à cette morale ce prince de la fête répondait par des phrases analogues à celles qui lui avaient si bien réussi lors du dîner, rue de Tilsitt, sur les tristesses de sa vie manquée, ses lassitudes intimes, son besoin de s'étourdir, enfin des discours de mauvais sujet repentant dans les vaudevilles vertueux! Il convient d'ajouter que, pendant cette conversation édifiante, il reconstituait mentalement sa nuit du vendredi au samedi afin de deviner qui l'avait si bien servi auprès de Mme de Tillières. Il se voyait sortant de l'Opéra si heureux de la réponse de Juliette qu'il en avait eu un accès de tendresse pour Candale, et il avait reconduit ce lourdaud, à pied, jusqu'à la rue de Tilsitt. Il avait passé au cercle ensuite. Qui donc y avait-il vu qui connût Mme de Tillières? Parbleu, d'Avançon, debout parmi les spectateurs qui faisaient galerie aux pontes. Le vieux Beau s'était empressé de venir le dénoncer à la rue Matignon. Le procédé était de ceux que les hommes pardonnent le moins, et avec raison. Une loi de franc-maçonnerie masculine veut qu'ils n'initient jamais les femmes aux scènes qui ont pour théâtre l'intérieur des clubs. Les maris et les amants ont trop d'intérêt à cette discrétion pour ne pas l'observer et tenir la main à ce que tous l'observent. Mais Raymond eût volontiers donné à l'ex-diplomate la moitié de son gain, dans cette partie si perfidement incriminée, pour le récompenser de ce grand service. Ne venait-il pas de saisir à cette occasion une preuve nouvelle de la sympathie que lui portait déjà la marquise, et puis quelle plate-forme pour manœuvrer que ce sermonnage féminin! Il lui suffisait de l'accepter docilement pour avoir le droit de dire, sur la fin de la visite:
—«Si je pouvais m'abonner à causer seulement ainsi une heure par jour, je donnerais bien ma parole de ne pas jouer au moins d'un an.»
—«Donnez-la tout de même,» fit Mme de Tillières avec une grâce coquette.
—«Vous le voulez?» reprit-il d'un ton si sérieux que la jeune femme sentit du coup combien, sans y prendre garde, elle s'était avancée sur le chemin de la familiarité. Il était trop tard pour reculer, et, continuant, elle, sur un ton de plaisanterie:
—«Oh! un an,» dit-elle, «ce serait exiger beaucoup. Si vous commenciez par trois mois?»
—«Hé bien! vous avez ma parole,» répondit-il, toujours sérieux. «Avril, mai, juin. D'ici en juillet, je ne toucherai pas une carte.»
—«Nous verrons cela!» reprit-elle en riant davantage encore; et afin que cette promesse, formulée avec une certaine solennité, ne constituât point un premier secret entre eux deux, elle ajouta: «Voilà qui fera beaucoup de plaisir à quelqu'un chez qui je déjeune demain… Vous ne devinez pas? C'est Mme de Candale. Je vais lui porter votre serment tout chaud.»
Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces mots, qu'elle en comprit le danger, et surtout après le départ du jeune homme, il lui parut qu'elle venait de commettre une grave imprudence. N'allait-il pas prendre cette phrase pour une indication de rendez-vous, et que penserait-il d'elle alors? Elle eut l'idée d'écrire à Gabrielle, par mesure de précaution, afin de remettre le déjeuner à un autre jour… Elle ne le pouvait guère. C'était, ce lendemain, l'anniversaire du jour où, toutes jeunes filles, elle et Mme de Candale s'étaient rencontrées; elles avaient adopté la tendre habitude de déjeuner une année chez l'une, une année chez l'autre, à cette date, et c'était aussi un prétexte à cet échange de jolis cadeaux qui fait la grâce de l'amitié entre femmes. Elles adorent ces occasions de courir les magasins, de voir en détail les nouveautés. Elles éprouvent un enfantin délice à manier ces mille brimborions, fins comme leurs doigts, du luxe et de la mode. Elles goûtent un plaisir unique à se faire des surprises de gâterie qui ne sont pas plus des surprises qu'à dix ans les jouets du petit Noël ou les présents de fête. C'est ainsi que Juliette avait préparé pour Gabrielle la plus délicieuse ombrelle à manche de Saxe, et pour rien au monde elle n'eût renoncé au plaisir de donner ce souvenir à son amie à la date fixée. «Si je lui demandais de venir déjeuner chez moi?» songea-t-elle; «oui, pour que Casal s'imagine que j'ai eu peur de lui, s'il a l'idée de se faire inviter… Mais il ne l'aura pas…» Ces allées et venues de ses imaginations l'agitèrent tellement qu'elle en avait oublié Poyanne lorsque vint l'heure habituelle de lui écrire le compte rendu de sa journée. Cette fois, elle ne s'interrogea pas une minute sur la question de savoir si elle lui parlerait ou non de Casal. Elle acceptait déjà le compromis, ou mieux la dualité de conscience que lui représentait ce secret gardé vis-à-vis de son amant. Cela n'allait pas, malgré les sophismes dont elle s'était étourdie, sans un obscur remords qui la gêna au point de lui rendre la composition de cette nouvelle lettre aussi difficile que l'avant-veille:
—«Mon Dieu,» se disait-elle en la terminant, «comment s'y prennent les femmes qui trompent leur mari? Moi, je n'ai qu'un peu de silence à garder et qui m'est déjà si pénible!… Il ne faudrait point que cela se répétât souvent…»
Elle essayait de se persuader de la sorte qu'elle ne désirait pas revoir Casal aussi tôt. En réalité, quand elle arriva rue de Tilsitt, à l'heure du déjeuner, avec la précieuse ombrelle, si elle n'y avait pas trouvé Raymond, elle eût été un peu déçue. Mais elle avait deviné juste sur l'effet produit par son imprudente phrase. La première action du jeune homme, en quittant la rue Matignon, avait été de donner à son cocher l'adresse de l'hôtel de Candale. Il avait trouvé la comtesse en train d'examiner des bijoux posés dans des écrins ouverts, les plus récents de ces petits chefs-d'œuvre d'orfèvrerie autour desquels les joailliers d'Old Bond Street et ceux de la rue de la Paix se livrent des batailles quotidiennes.
—«Vous arrivez bien,» s'écria-t-elle gaîment à la vue de Casal; «lequel préférez-vous de ces bracelets?…» Et elle lui tendit deux cercles d'or, l'un revêtu d'un émail noir sur lequel le mot Remember était écrit en lettres de roses, l'autre fermé par une montre microscopique, original paradoxe d'élégance tombé aujourd'hui dans la vulgarité.
—«Mais celui-ci,» dit le jeune homme en désignant le second des deux objets. «Il a un double avantage: celui d'abord de ne pas étaler une devise prétentieuse, et puis, c'est si commode pour les adieux… Mais oui,» insista-t-il avec son rire gai, «une femme s'ennuie avec son amant; elle n'ose pas consulter la pendule pour voir si elle peut décemment filer. Elle met les bras autour du cou du bien-aimé, elle appuie sa jolie tête, comme cela, de profil, et regarde l'heure à son poignet…»
—«Ça vous ressemble, cette idée-là,» dit la comtesse. «Vous mériteriez que vos impertinences fussent répétées à la personne pour qui j'ai choisi ce bracelet; et elles le seront, pour vous punir, pas plus tard que demain matin.»
—«Si c'est Mme de Tillières?…» fit Casal.
—«Voyez-vous qu'il a deviné tout de suite!» interrompit la comtesse. «Alors, si c'est Mme de Tillières?…»
—«Soyez juste,» continua Raymond, «répétez-lui mes impertinences, comme vous dites, mais devant moi, que je puisse me défendre.»
—«Êtes-vous libre demain matin?» fit la comtesse. «Venez déjeuner; mais tâchez de mériter cette gâterie, car c'en est une de vous prier ce jour-là.»
Et elle lui expliqua avec force détails toute l'histoire de leur amitié, que Casal n'eut pas de mérite à écouter religieusement. Si bien qu'à son entrée dans le petit salon de la rue de Tilsitt, la première personne qu'aperçut Juliette fut le jeune homme. Oui, elle eût été un peu déçue qu'il n'eût pas essayé de se rapprocher d'elle ainsi, et pourtant elle ne fut pas hypocrite de prendre aussitôt la physionomie mécontente et comme serrée, qu'elle avait eue le jour où Casal faisait chez elle sa première visite. Les situations ambiguës fournissent prétexte à ces contrastes. Elle devait être tour à tour, successivement et avec la même bonne foi, atteinte dans son intérêt pour Raymond ou touchée dans ce qu'elle croyait devoir à Poyanne aussi longtemps qu'elle laisserait place en elle aux complications sentimentales qui l'amenaient, dès cette première période, à être émue à la fois par ces deux hommes. Mais si Casal eut la naïveté de prendre au sérieux le reproche muet d'indiscrétion que lui adressait cette subite froideur, Gabrielle n'y vit qu'une courte comédie destinée à tromper un demi-remords. Elle était, elle, rayonnante de gaîté communicative en prenant le bras de son confident de la veille pour passer dans la salle à manger, tandis que Candale conduisait Juliette. Les mondaines ont un goût particulier pour organiser de ces petits déjeuners à la fois clandestins et innocents dont tout leur plaît: la fantaisie de l'intimité plus libre, la certitude qu'aucun importun ne les dérangera, et, osons le dire, la joie un peu animale de manger de bon appétit. C'est avec le souper, quand elles soupent, le seul repas auquel leurs jolies dents blanches fassent vraiment honneur. Le matin, elles se sont levées trop tard et n'ont qu'à peine grignoté les rôties beurrées de leur thé. Elles arriveront pour dîner à huit heures, serrées dans leur corset comme un horse-guard dans sa tunique rouge, fatiguées de la journée, l'estomac troublé par le thé, les pâtisseries et les tartines des cinq heures, préoccupées de vingt intérêts de cœur ou de vanité, et, devant un repas dont le seul menu réveille un écho dans l'orteil d'un goutteux, elles mangeront à peine de quoi soutenir leurs nerfs jusque vers minuit. Vers midi, au contraire, elles ont déjà marché, respiré l'air du Bois. Elles portent un petit costume anglais d'une étoffe souple et pas trop ajusté. Le déjeuner avec une amie ou deux, et un ou deux amis,—pas plus,—c'est alors une petite fête improvisée, d'autant plus que celui qu'elles veulent bien y associer est nécessairement un oisif et qui n'a d'autre métier que de leur plaire. À Paris, aucun homme occupé ne déjeune, et ce dont elles sont plus friandes que d'une aile de perdreau froid à déchiqueter, c'est du temps de ceux à qui elles donnent ce titre flatteur et absorbant d'ami. On s'étonne souvent que leurs choix, non seulement en passion, mais en simple affection, s'égarent sur des personnages sans autre esprit qu'un bagout insignifiant, sans autre mérite apparent que de bonnes manières et un bon tailleur. On trouverait que, neuf fois sur dix, ces inexplicables Favoris ont aussi cette qualité, la première de toutes, qu'ils sont toujours là. Au fond de la rancune que Mme de Candale conservait à Poyanne, il y avait ce grief spécial: elle lui en voulait, occupant une grande place dans la sympathie de Juliette, de se tenir, comme il faisait, hors de ces menues relations. Le double désir de ne pas compromettre Mme de Tillières et de suffire à ses travaux avait en effet conduit le comte à se retirer presque absolument du monde, et Gabrielle, en regardant son amie et Casal assis l'un en face de l'autre à cette table de déjeuner, ne pouvait s'empêcher de se tenir à elle-même ce petit monologue, avec cette puissance de dédoublement que les écrivains modernes s'imaginent avoir découvert,—comme si toutes les femmes n'excellaient pas depuis des siècles et naturellement dans cet art de vivre à la fois et de se regarder vivre.
—«Ma petite Juliette s'obstine à garder sa mine sévère. Elle voudrait bien nous faire croire qu'elle est fâchée. Mais il ne faudrait pas avoir, madame, cette distraction dans vos yeux, en me parlant, qui me prouve que vous n'écoutez que M. Casal en train de causer avec Louis… Si elle pouvait s'éprendre pour lui d'un sentiment véritable pourtant et si ce mariage avait lieu?… Qu'elle épouse ce sauvage d'Henry de Poyanne, et je la perds, au lieu qu'avec Raymond, qui a les goûts de Louis, nos goûts, nous mènerions une si gentille vie…—Lui, me paraît tout à fait emballé… Bon, elle se déride. Ce qu'il vient de dire est fin, et comme il la regarde peu à peu!… Allons. Il lui parle. Elle lui répond. Elle s'apprivoise…»
C'était, ce petit commentaire muet, l'accompagnement d'une de ces causeries qui vagabondent, suivant la règle ordinaire, à travers les infiniment petits des préoccupations parisiennes et qui vont des courses d'Auteuil à la politique, ou du dernier procès à des détails de cuisine, en passant par le théâtre, et les allusions au plus récent scandale, jusqu'à ce qu'un hasard de conversation ayant amené Candale à dire à Raymond:
—«Je t'ai admiré, hier. C'est la première fois que je t'aie vu refuser de te mettre en banque, et avec Machault, qui gagne toujours…»
—«Je vieillis,» répondit l'autre en haussant les épaules, «je suis brouillé avec la dame de pique.»
—«Voilà du moins un caprice raisonnable,» fit Gabrielle, «mais de quand date-t-il et combien durera-t-il?»
—«Ce n'est pas un caprice, madame, je vous le jure,» répliqua le jeune homme avec la même simplicité sincère qu'il avait mise la veille à donner sa parole. Cette phrase, intelligible à la seule Juliette, la fit tressaillir dans ses fibres profondes. Casal lui eût dit en propres termes qu'il l'aimait, elle n'eût pas éprouvé une émotion plus forte. Elle détourna les yeux une minute, pour qu'il n'y lût point les sentiments confus qui l'agitaient, et parmi lesquels dominait une espèce de plaisir invincible. Elle aurait dû, prenant ces mots comme ils avaient été prononcés, s'enfermer dans un quant à soi de plus en plus impénétrable. À partir de ce moment, il lui fut au contraire impossible de garder son masque de défense. En lui prouvant le bienfait immédiat du premier conseil reçu, Raymond ne l'excusait-il pas à ses propres yeux de l'accès trop facile qu'elle lui avait déjà donné auprès d'elle? Et par-dessus tout il continuait de lui plaire infiniment, grâce à ce magnétisme personnel qui déconcerte toutes les analyses et qui semble justifier la dure formule des savants qui considèrent l'amour comme un simple phénomène physique.—Il est certain que Louis de Candale avait depuis longtemps quitté le fumoir où l'on était venu après déjeuner, et la jeune femme, elle, était encore là qui subissait le charme de la présence de Raymond. Cet abandon à ce charme était si complet qu'elle fut prise d'un saisissement lorsque, ayant regardé par distraction la montre du bracelet que la comtesse lui avait passé au poignet, elle vit comme l'aiguille avait marché.
—«Trois heures!» s'écria-t-elle avec une réelle surprise, «et ma voiture que j'ai commandée à deux!… Allons, je me sauve…»
—«Veux-tu m'attendre?» demanda Gabrielle, «je sors avec toi.»
—«Ah!» dit Juliette qui remettait son chapeau devant la glace, «je voudrais bien, mais je dois aller prendre ma cousine.»
Elle s'étonna elle-même, en descendant l'escalier, de ce nouveau mensonge inventé si soudainement. Pourquoi? Sinon qu'elle n'aurait pu, à cette seconde, supporter sans en souffrir les taquineries certaines de Gabrielle. Les secrets reproches de sa conscience grondaient déjà trop fort dans son cœur. Comme d'habitude en quittant la rue Matignon, le valet de pied avait mis dans le coupé la correspondance arrivée par le courrier de midi. Il s'y trouvait trois lettres, dont une de Poyanne. Mme de Tillières en regarda longtemps la suscription avant de l'ouvrir. Elle venait d'avoir, à un degré presque insoutenable, l'impression qu'elle se conduisait très mal envers cet ami absent. Sous l'influence subite de ce remords, elle le vit dans cet exil de Besançon, assis à sa table et lui écrivant, au sortir des luttes fiévreuses de la politique, pour se rafraîchir l'âme à son cher souvenir. Tous les motifs de tendre admiration qui l'avaient attachée au noble orateur se réveillèrent à la fois en elle. Ses mains frémissaient en déchirant l'enveloppe. Peut-être, si elle avait, cette fois, rencontré dans ces pages une phrase de chaude effusion, aurait-elle retrouvé là, dans ce court instant de crise intérieure, la force de se reprendre tout d'un coup. Les minutes les plus décisives de notre existence sentimentale sont celles-là, quand l'émotion nous envahit trop vivement pour que nous puissions nous tromper sur sa nature, sans que cependant elle ait encore noyé en nous tous les scrupules. Mais c'était de nouveau la lettre gaie, vaillante, presque insoucieuse, que le comte croyait devoir plaire à sa maîtresse. Pas un mot n'y vibrait qui pût toucher l'âme déjà malade de Juliette à la vraie place. Ah! les malentendus des éloignements! Les cruelles, les irréparables mésintelligences qu'emportent et que redoublent ces feuillets sur lesquels nous ne savons pas, nous n'osons pas mettre tout le sang de notre amour et toutes ses larmes! Écrire à la femme que l'on aime, après plusieurs jours de séparation, c'est lui parler sans voir ses yeux;—c'est jeter des paroles dont le retentissement dans cette création idolâtrée vous échappe, hélas! et qui vous la perdent quelquefois pour toujours;—c'est ne pas la sentir sentir! Et elle lit votre lettre en répétant, ce que dit Juliette cette fois encore: «Comme il a changé!» Et ce n'était pas vrai; mais le croire, pour elle, était si dangereux, au moment où elle allait être entourée par la plus savante, par la mieux conduite des séductions!
Il faut dire, en effet, pour ne pas être injuste envers cette charmante femme et d'ordinaire si prudente, que Raymond eut l'art, durant les quelques semaines qui séparèrent ces premières rencontres et le retour de Poyanne, de se conduire avec un tact impeccable. Il eût été renseigné avec une exactitude absolue sur l'isolement momentané de Mme de Tillières, qu'il n'eût pas déployé plus de finesse délicate. Et ce n'était pas, chez lui, ce tact et cette finesse, le résultat d'un calcul. Non, il s'abandonnait tout simplement à la sincérité de ses propres émotions. Là était pour Juliette le véritable péril: le jeune homme devait agir avec elle, naturellement et sous l'impulsion de sa sensibilité actuelle, comme il eût fait par la plus rusée diplomatie. À travers une vie si déprimante, il était resté assez fin de nature, assez artiste en sensations pour se laisser aller avec délices à l'attrait de rapports très nouveaux pour lui, et sans une seule de ces violences d'amour-propre qui, brusquant les attaques, donnent l'éveil à la défiance des femmes. Comme il se le disait, le soir de l'Opéra, dans ce langage expressif et brutal qu'il cessa bientôt d'employer en se parlant de Juliette, il était «pincé.» Or, quand un viveur professionnel et qui a beaucoup abusé de la galanterie, devient véritablement amoureux d'une femme honnête ou qu'il croit telle, il a des retours soudains d'adolescence, comme une ivresse de rajeunissement qui fait de lui un personnage nouveau et d'un singulier intérêt pour cette femme à laquelle il procure la plus douce des flatteries. Peut-être n'y a-t-il pas de phénomène qui montre mieux combien l'amour greffe en nous, suivant l'admirable formule du philosophe antique, un animal nouveau sur l'animal d'habitudes, si bien qu'aimer c'est à la lettre devenir un autre et, au moins pour un temps, se conduire au rebours de son passé, de son caractère, de ses idées et de son être entier.
C'est par la tête que commence ce rajeunissement qui repose, comme toutes les conversions durables ou momentanées, sur une loi générale de l'intelligence. Nous avons tous l'imagination de nos mœurs. S'occuper d'une femme, pour un débauché, c'est donc voir avec un détail, précis comme les gravures d'un livre de libertinage, la manière dont elle se donnera, et la sorte de plaisir qu'il goûtera auprès d'elle. Et c'était bien ce coup d'œil de connaisseur en impureté, dont Casal avait, dès le premier soir, enveloppé Mme de Tillières, la déshabillant de sa toilette de soirée et la toisant comme une fille. Dès leur seconde entrevue, il éprouva une impossibilité de la brutaliser ainsi dans sa pensée,—impossibilité qui grandit encore à mesure que les occasions de la rencontrer se multipliaient. Car il trouva bientôt le moyen de la voir sans cesse, tantôt chez Mme de Candale, tantôt au théâtre, tantôt rue Matignon. C'était là surtout, dans le tête-à-tête du petit salon aux teintes effacées, qu'il devait sentir mieux le mélange de passionné désir et d'absolu respect que lui imposa Juliette presque tout de suite. Elle eut, dès la troisième visite, et durant celles qui suivirent, dans le bonjour gracieux et réservé tout ensemble dont elle l'accueillait, dans le geste par lequel elle prenait quelque ouvrage en le faisant s'asseoir, dans le son de sa voix aux premières phrases, comme une façon d'abolir la familiarité acquise lors de la causerie précédente, et la moitié de cette nouvelle conversation se passait ainsi à reconquérir le terrain perdu. Puis, lorsqu'elle se détendait dans un demi-abandon, elle gardait des yeux à la fois impénétrables et inaccessibles, une chasteté d'attitude qui ne permettait pas la plus légère audace de paroles, et, surtout, elle donnait cette impression d'un être si vivement sensible qu'un rien le froisse, défense plus sûre qu'aucune autre sur un homme vraiment épris. C'est la fleur aux pétales trop fragiles devant laquelle hésitent les doigts qui voudraient la cueillir, et Casal, vaincu par cette influence, prit vite l'habitude de s'en aller de ses visites sans avoir rien fait que de jouir du frémissement intérieur dont le pénétrait cette présence, quitte à se raisonner sur le trottoir de cette solitaire rue Matignon.
—«Et moi,» songeait-il, «qui me suis tant moqué lorsque je voyais un camarade tombé par une femme!… Mais il faut avouer que celle-ci ne ressemble à aucune autre…» Puis, comme il avait de l'esprit avec lui-même, malgré son émotion:—«C'est aussi ce qu'ils disaient tous,» ajoutait-il. Et, après un éclair de doute:—«Non, cette fois je ne me trompe pas, je m'y connais, elle est unique…»
Il s'abîmait alors dans l'occupation habituelle aux amoureux, depuis le commencement du monde, et qui consiste à se démontrer par le menu les raisons que l'on a de préférer son amie à toutes les autres. C'était là, semble-t-il, une occupation bien fade pour un homme, blasé, comme celui-là, sur tous les plaisirs. Mais ce qui ajouta aussitôt à la griserie de ce roman intérieur un piquant singulier, c'est que précisément il s'accomplissait pour Raymond dans des conditions d'existence aussi peu favorables que possible à des sentiments de cet ordre. Comme il continuait de voir ses amis et de vaquer à ses occupations d'homme de club et de sport, il éprouva presque tout de suite à un extrême degré cette impression d'une vie dédoublée, qui correspond si bien, chez les civilisés, à la multiplicité de la personne et qui donne à toute liaison cachée, fût-elle innocente, une poésie de mystère. D'ailleurs le détail d'une des journées, prise au hasard, et qui peut être donnée comme le type de la vie du jeune homme pendant ces quelques semaines, montrera, mieux que ne feraient toutes les analyses, les complexités de cette passion, à laquelle il ne fallut que ce temps-là pour grandir et se développer dans le décor des habitudes les plus contraires à toute passion.
… Un mois est déjà passé depuis qu'à l'Opéra, Casal a si timidement demandé la permission d'une visite. Il est dix heures du matin. Le jeune homme s'habille dans le cabinet de toilette de son hôtel de la rue de Lisbonne. Sur une petite table placée devant la fameuse bibliothèque de bottes, se trouve un écrin ouvert qui montre un collier de perles destiné à servir de cadeau de rupture à Christine Anroux. Elle lui est devenue, cette pauvre actrice, tout à fait insupportable, au point qu'il s'est décidé à en finir avec elle, d'une manière définitive, lui qui disait: «Je n'ai jamais rompu avec aucune femme. Je les garde toutes.» Sur un fauteuil à bascule, se balance Herbert Bohun, venu pour monter à cheval avec lui. Demeuré athlétique malgré ses excès, avec un visage délabré et des épaules de boxeur, l'Anglais bat le tapis de la pointe de sa badine et par exception il parle, ce qui ne lui arrive guère, d'habitude, avant midi. Il raconte, en style télégraphique, sa soirée de la veille:
—«Excellent dîner, hier, chez Machault… Je n'aurais pas donné ma soif pour vingt livres, en me mettant à table… Château-Margaux blanc, très recommandable; un 69 de Latour, ensuite, excellent; du Champagne, trop doux; puis du porto rouge, supérieur… Chez Phillips ensuite. T'y ai attendu… Voilà ma guigne. Pas pu me finir de la nuit, même avec son whisky…»
Tandis que ce terrible maniaque d'alcool, célèbre pour avoir dit aux Indes, en tombant dans une rue, lors d'un tremblement de terre: «Je ne me croyais pas si plein que ça…,» déplore en ces termes son étrange déception de la nuit, Raymond, assis à sa toilette, sourit à sa pensée. Il se revoit à cette même heure ou Herbert l'attendait chez Phillips, dans le salon de la rue de Tilsitt, causant avec Gabrielle et Juliette. De quoi? Il ne se rappelle que la toilette de Mme de Tillières, sa robe de dentelle noire sur de la moire rose, la même que celle du premier soir. Et comme Herbert insiste:
—«Voilà six jours que tu me manques!… quelque nouvelle bourgeoise, hein?…»
—«Ma foi non,» dit Casal. «Je me suis couché à onze heures, j'étais fatigué.»
—«Ça te réussit,» reprend l'autre. «Teint excellent, œil frais, bonnes conditions. Tu es prêt?»
Le fait est que, depuis des années, Casal n'avait pas été aussi joli garçon qu'à ce moment-là, et aussi jamais la sensation de la vie physique n'avait été plus forte en lui. Les femmes de haute galanterie qui se promenaient dans l'avenue du Bois, par ce matin de printemps, se dirent l'une à l'autre en le voyant passer à cheval avec lord Herbert:
—«Il est étonnant, ce Casal, toujours vingt-cinq ans!»
Dans ce rajeunissement des libertins par un amour romanesque, un second principe, et le plus puissant, quoique en apparence si contraire à ce romanesque même, réside en effet dans la soudaine interruption de leurs constants excès. Une sorte de convalescence anormale se produit alors dans leur physiologie. L'épuisante fatigue de la fête quotidienne se remplace par une économie de forces qui renouvelle toutes les énergies de l'homme, et,—telle est l'ironie de la nature,—ce renouveau est perçu le plus souvent par celui chez lequel il s'accomplit, sous la forme d'une joie sentimentale! Jamais Casal n'avait éprouvé plus de plaisir à monter, non pas le paisible Boscard, mais Téméraire,—par Roméo et Fichue-Rosse,—le plus vif de ses chevaux, et quand les deux amis reviennent déjeuner rue de Lisbonne, c'est encore Casal qui mange de bon appétit, tandis que l'ivrogne goûte à peine aux plats exquis préparés par le cuisinier artiste que Raymond a hérité de son père. Il y a pourtant une autre cause plus noble à la gaîté du jeune homme que la poussée brutale de la force et de la santé. Dans la causerie de la veille il a surpris une allusion faite par Mme de Tillières à une course projetée dans un magasin de la rue de la Paix, et il s'est promis à lui-même de guetter le coupé qu'il connaît déjà si bien. La joie de faire ainsi des actions d'écolier est le signe le plus indiscutable de la passion chez tout homme qui a passé trente-cinq ans, surtout quand cet homme est dressé au positivisme réfléchi que la grande débauche suppose, comme les affaires et la politique. Voilà donc Raymond se promenant entre la place Vendôme et l'avenue de l'Opéra, comme un provincial en mal d'élégance et fouillant du regard toutes les boutiques les unes après les autres. Son cœur bat plus vite, il vient de reconnaître Juliette à travers une vitrine. Et il entre, et il prend la physionomie confuse d'un collégien surpris en fraude, pour la saluer! Mais comme elle n'a point paru fâchée, il la reconduit à sa voiture avec un bonheur d'enfant qui le suivra tout le reste de l'après-midi. Tout à l'heure, quand il tirera au cercle de la place Vendôme, les artistes en escrime pourront admirer son jeu, les hygiénistes critiquer son abus des exercices, et les autres habitués, couchés sur les divans rouges, dans leur costume de salle, prolonger leurs habituelles discussions sur la méthode française et la méthode italienne; il ne songera, lui, qu'à une tête blonde s'inclinant pour un adieu à une fenêtre de voiture, et le soir il y songera encore chez Mme d'Arcole, où il s'attardera dans l'espérance de revoir la même tête blonde apparaître et ces yeux—si doux qu'ils l'affolent, si réservés et si pénétrants qu'ils l'arrêtent toujours sur le bord d'un aveu! Mais Juliette n'arrive pas, et, au lieu d'aller se consoler chez Phillips ou au club, Raymond rentre seul rue de Lisbonne, en se raisonnant:
—«Je suis tout de même un peu trop naïf… De deux choses l'une: ou c'est une coquette ou elle a un sentiment pour moi. Dans les deux cas, il faudrait agir. Je me dis cela tous les soirs, et puis le lendemain je me laisse prendre à ce joli regard. Je ne me reconnais plus. Mais quoi?… Jamais je n'ai rencontré quelqu'un qui de loin lui ressemble… Il n'y a pas à dire, quand elle est là, je redeviens petit, petit. Et elle?… si je lui déplaisais, est-ce qu'elle me recevrait, comme elle fait, des trois ou quatre fois par semaine?… Elle savait que je devais aller chez la duchesse, ce soir, on l'a invitée devant moi. Pourquoi n'est-elle pas venue?… Elle avait quelque chose de triste dans les yeux aujourd'hui, comme une souffrance. J'ai cependant fouillé dans sa vie. Il n'y a rien, absolument rien, pas une ombre d'ombre d'histoire… Qu'est-ce qui peut la faire se reprendre ainsi sans cesse, comme si elle luttait contre une pensée? Quelle pensée?… Mais c'est bien simple. Elle m'aime et elle ne veut pas m'aimer. Allons, ce sera pour demain.»
… Oui. Quelle pensée? Le jeune homme s'endort sur cette question à laquelle sa profonde connaissance des femmes lui permet de faire cette réponse, délicieusement apaisante pour son inquiétude. Il n'a pas tort d'interpréter ainsi les incertitudes qu'il devine dans les manières d'être de Mme de Tillières, mais il se trompe, en croyant, comme il fait, que les principes religieux, le désir de sauvegarder une situation mondaine, la défiance contre son caractère, à lui, le fidèle souvenir d'un mari perdu tragiquement, produisent ces va-et-vient dans le cœur de Juliette, ces abandons tour à tour et ces reprises. Cette pensée qui va sans cesse grandissant dans ce cœur qu'une pente insensible a déjà conduit hors du chemin tracé par sa volonté, c'est que le retour de Poyanne approche et approche à chaque heure, à chaque minute… Encore quinze jours, encore dix, encore cinq, et il sera là, et il faudra lui expliquer comment elle a laissé un nouveau venu entrer dans son intimité,—et quel nouveau venu!—sans en prononcer le nom une fois dans ses lettres, jusqu'à ce qu'enfin, après tant d'incertitudes, tant de remises à plus tard, tant d'innocentes et coupables faiblesses, il ne reste plus que deux jours, plus qu'un jour, plus que quelques heures…
—-Ah! qu'elles sont dures à passer, ces dernières heures où l'attente de ce qu'elle appréhende se mêle d'une façon si cruelle au remords de ce qu'elle a permis—elle ne se rend plus compte elle-même comment. Ce serait si peu pour un autre, si peu même pour elle, à condition qu'elle eût parlé!… Demain, Henry entrera dans ce petit salon où Casal est encore venu aujourd'hui. Que lui dira-t-elle? Pourquoi a-t-elle prévu cette difficulté dès le premier soir, et pourquoi, la prévoyant, a-t-elle laissé arriver les choses à cette crise?… Si elle dit la vérité à l'absent, quelles phrases trouvera-t-elle pour lui détailler les nuances de sentiment par lesquelles elle a passé et qui l'ont conduite à faire une série d'actions qu'elle savait déplaisantes à Poyanne,—et à les faire en les taisant? Mais elle-même les connaît-elle, ces nuances? Ose-t-elle se regarder dans l'âme avec son habituelle sincérité? Non. Elle a trop peur d'y découvrir quelque chose qu'elle sait pourtant s'y cacher. Si elle continue de se taire, peut-elle espérer que son amant ne découvrira pas qu'elle reçoit Casal,—sinon comme d'Avançon, Miraut et quelques autres, du moins d'une façon presque régulière? «Son amant…» Elle se répète ces deux mots comme si elle reprenait la conscience abolie depuis plusieurs semaines d'une situation qui est le secret dangereux et l'engagement définitif de sa vie. Et elle essaie de se ressaisir, de comprendre du moins sous quelle influence elle a laissé ainsi les journées succéder aux journées, l'une entraînant l'autre dans un tourbillon qui l'a conduite où elle en est maintenant. Elle a beau se démontrer que, pendant ces quelques semaines écoulées avec une rapidité qui lui semble aujourd'hui surnaturelle, Raymond n'a pas prononcé une parole qui n'eût pu être écoutée par Poyanne,—établir par les faits que ses relations avec le jeune homme se réduisent à d'innocentes visites, à d'officielles rencontres au théâtre ou chez Mme de Candale,—s'affirmer qu'elle n'a pas, fût-ce une minute, outrepassé ses droits de femme, indépendante après tout,—fixer son esprit sur cette idée qu'elle a voulu seulement exercer une action de bienfaisance en recevant un homme mal jugé,—ces paradoxes de conscience qui lui ont semblé si spécieux s'évanouissent devant la nécessité d'une explication pourtant bien simple. Pourquoi donc l'attente en est-elle si douloureuse à la pauvre femme, qu'elle passe au lit, en proie à la plus cruelle détresse morale, toute l'après-midi qui précède le retour de celui à qui elle s'est donnée pour toujours?… À peine si un rais de lumière glisse à travers les rideaux de cette chambre close. Elle est là, les yeux ouverts, les tempes battantes de migraine, qui regarde… Que regarde-t-elle? Et quelle tempête se déchaîne donc dans sa conscience troublée? Un coup frappé à la porte, faiblement mais si distinctement à cause du grand calme, la fait tressaillir, et elle voit entrer Gabrielle qui, ayant su par Mme de Nançay la nouvelle du retour d'Henry de Poyanne et la migraine de son amie, a voulu voir cette dernière. La petite comtesse s'assied auprès du lit. Elle prend dans ses mains les mains brûlantes de Juliette, et elle lui dit, avec cet instinct de curiosité qui se mélange à la pitié chez les meilleures des confidentes:
—«Alors, Poyanne revient demain?»
—«Oui,» répond Mme de Tillières d'une voix éteinte.
—«Mais,» reprend Mme de Candale en se rapprochant d'elle plus encore, «est-ce qu'il ne va pas être un peu jaloux de notre ami?…»
—«Ah! tais-toi,» dit Juliette en serrant plus fortement la main qui tient la sienne, «ne m'y fais pas penser.»
—«Allons,» insiste la comtesse, «voilà ce qui te fait si mal, c'est de t'exalter de la sorte pour des scrupules d'enfant. Tu es bien libre de recevoir qui te plaît, peut-être… Et veux-tu qu'une fois je te parle comme à ma sœur? Il te plaît beaucoup, Raymond, et veux-tu que je te dise encore quelque chose et que tu sais bien?…»
—«Non, tais-toi,» redit Mme de Tillières en se redressant et regardant l'autre avec égarement. «Je ne veux pas t'entendre.»
—«Mais,» continue Gabrielle qui, devant ce trouble pour elle inexplicable, se décide à frapper un grand coup, «pourquoi ne l'épouserais-tu pas?»
—«L'épouser?» s'écria Juliette d'un accent déchiré, «mais c'est impossible, entends-tu, impossible.»
—«Et pourquoi?»
—«Parce que je ne suis pas libre,» dit la malheureuse en se laissant retomber sur ses oreillers; et voici qu'à travers ses sanglots, son cœur gonflé de peines inavouées se répand dans un aveu que Mme de Candale écoute en pleurant, elle aussi. La fidèle Sainte ne se dit pas ce que quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent se diraient à sa place en apprenant que leur meilleure amie a un amant et a su si bien le cacher: «J'ai été trop sotte.» Elle n'en veut pas à Juliette de l'illusion où elle est restée depuis des années sur le véritable rôle de Poyanne dans cette existence. La petite comtesse possède une trop grande manière de sentir pour s'abaisser à ces mesquineries-là. Elle comprend seulement avec épouvante quel jeu terrible elle a joué en jetant, comme elle a fait, Casal dans la vie de Mme de Tillières. Elle demeure terrassée de son œuvre, car elle n'a plus une minute d'hésitation maintenant. Elle voit distinctement ce que Juliette n'ose pas lire dans son propre cœur, un commencement d'amour passionné pour Raymond, et cela dans le même éclair de révélation qui vient de lui apprendre la liaison avec Henry.—«Ah! pauvre! pauvre!» gémit-elle en couvrant son amie de baisers, puis avec angoisse:
—«Mais que vas-tu faire?»
—«Ah!» dit Mme de Tillières avec désespoir, «est-ce que je sais, maintenant?»
VII
RESTES VIVANTS D'UN AMOUR MORT
Certaines parties de notre caractère sont si profondément spéciales, si intimement et naturellement nôtres, que la passion, cette magicienne et qui transforme tant de choses dans l'être humain, laisse ces parties-là intactes. Mme de Tillières, entraînée, emportée comme malgré elle sur le périlleux chemin d'un nouvel amour, durant ces semaines d'intimité croissante avec Raymond, n'en avait pas moins continué d'être, pour ce qui ne touchait pas à ce sentiment en train de grandir, la femme discrète et prudente de toujours, celle que les malveillants accusaient d'être un peu en dessous, et dont les admirateurs adoraient la réserve délicate. Elle avait trouvé le moyen, pendant ce mois et demi, et au jour la journée, que ni sa mère ni ses familiers ne rencontrassent trop souvent Casal. Un de ces amis pourtant était moins facile à tromper que les autres, ce d'Avançon qui, dès la première visite du jeune homme, avait éprouvé, en face de cet hôte inattendu, un inconscient mouvement de défiance. Sa sortie de cette fois-là, puis sa dénonciation sur la séance du jeu au club, avaient été reçues d'une manière qui contrastait trop avec l'habituelle docilité de Juliette pour ne pas l'étonner. Il avait donc ouvert les yeux et bientôt acquis la mortifiante conviction qu'une amitié se nouait entre Casal et Juliette, grâce à l'entremise de Mme de Candale. Il lui avait suffi de venir rue Matignon à l'improviste et d'y trouver Raymond, d'aller à l'Opéra ou au Théâtre-Français, et d'y voir le même Raymond causant avec Mme de Tillières, pour que sa défiance du début s'exaltât jusqu'à une jalousie aussi passionnée qu'elle était, en droit strict, peu justifiée. La jeune femme redoubla cette jalousie en s'en montrant irritée, et elle le lui dit, un jour qu'il recommençait ses diatribes contre la jeunesse moderne, d'une façon qui lui ôta l'envie de reprendre ce sujet de discussion. Le vieux Beau nourrissait à l'égard de Mme de Tillières un sentiment trop mêlé d'intérêt et de vanité pour le sacrifier à une pique d'amour-propre. Il avait d'abord pour elle une affection vraie,—car c'était un tendre, un fidèle cœur sous ses dehors de diplomate désabusé et malgré ses maladresses de Sigisbée honoraire;—puis il se servait de cette adroite amie pour garder un peu de paix dans son ménage, ayant dans Mme d'Avançon, qu'une maladie nerveuse retenait à l'appartement depuis des années, la plus acariâtre des compagnes;—enfin, il était fier de représenter la vie élégante auprès de cette créature si fine, au même titre que Poyanne représentait la politique, Miraut les arts, Accragne les bonnes œuvres, et le général de Jardes le souvenir de Tillières. S'il était assidu au whist de cinq heures, tantôt à l'Impérial, tantôt au Petit Cercle, s'il ne perdait pas une syllabe des racontars qui traînaient dans les salons ou dans les coulisses de l'Opéra, c'était surtout pour arriver chez son amie d'un air important et confidentiel, et il rapportait à la douce isolée un écho du Paris qui s'amuse. Il eût, certes, froncé le sourcil devant l'intrusion de tout nouveau venu dans le sanctuaire du petit salon Louis XVI. Mais rien ne pouvait lui être plus désagréable que d'y voir précisément un des héros de cette vie élégante;—sans compter qu'il ressentait depuis des années pour Casal l'antipathie instinctive professée par les chefs de file d'une génération contre les chefs de file de la génération suivante. Le monde du chic et du sport ne se distingue en cela ni de celui des arts, ni de celui de la littérature ou du barreau, de l'armée ou de la magistrature. Faut-il ajouter qu'un détail exaspérait dans le cas présent cet antagonisme? À cette première visite de Casal, d'Avançon s'était un peu trop posé en maître et seigneur du paradis de la rue Matignon. Peut-être n'eût-il pas été fâché de laisser croire à des droits plus entiers que ceux dont il faisait étalage. Ces sortes de fanfaronnades entrent pour une forte part dans les rivalités entre amis des femmes, qui n'ont pas la passion pour excuse. Les attitudes prises dominent si étrangement le monde obscur et changeant de notre sensibilité vaniteuse! Le plus clair résultat de ces diverses influences fut qu'à la veille du retour de Poyanne, le diplomate avait déjà livré trois batailles contre Casal, non plus auprès de Mme de Tillières, mais dans l'immédiat entourage de la jeune femme. Il avait commencé par la mère, chez laquelle il allait régulièrement, et il avait tracé là, de l'ancien ami de Mme de Corcieux, un portrait si noir qu'il avait manqué son but, par excès de zèle,—oubliant lui-même le grand principe de M. de Talleyrand, son idole: tout ce qui est exagéré est insignifiant.
—«Soyez tranquille,» avait répondu Mme de Nançay, «s'il est tel que vous le dites, il ne viendra pas souvent chez Juliette.»
Et elle avait parlé à sa fille, avec une indulgente ironie, des inquiétudes de leur commun ami. Mme de Tillières s'était mise à rire, et une plaisanterie sur cette étrange jalousie, jointe à la parfaite tenue de Casal dans une ou deux rencontres, avait suffi pour que la vieille dame s'endormît dans son inaltérable confiance envers son enfant, d'autant plus que cette dernière avait ajouté, non sans une pointe de remords, en parlant de Raymond:
—«C'est un des intimes de Mme de Candale.»
D'Avançon, battu de ce côté, comme l'en convainquit une nouvelle conversation avec Mme de Nançay, s'était replié sur ceux des cinq habitués de la rue Matignon qui se trouvaient à Paris, Miraut et Accragne. Il savait à quel point Juliette était attachée à l'un et à l'autre. Si tous les deux venaient lui rapporter que l'opinion s'occupait déjà des assiduités auprès d'elle d'un viveur aussi scandaleux que Casal, sans doute elle forcerait le jeune homme d'espacer ses visites. Il y avait bien quelque indélicatesse dans le fait de mêler ainsi des amis, auxquels la présence de Casal chez Juliette pouvait rester inconnue, à la satisfaction de mesquines rancunes personnelles. Mais l'infortuné diplomate ne se rendait déjà plus compte qu'il n'obéissait dans cette circonstance qu'à des mobiles égoïstes. Reçu plus froidement rue Matignon depuis sa tentative auprès de la mère, il commençait de souffrir cruellement de cette situation nouvelle, et, s'il n'allait pas jusqu'à soupçonner Mme de Tillières de s'éprendre de Raymond, il n'avait pas si tort en apercevant un danger vague dans une intimité qui l'avait, au premier abord, simplement froissé. Il croyait donc de bonne foi servir les intérêts de sa meilleure amie, en arrivant, comme il fit une après-midi, dans l'atelier de Miraut, afin de donner l'éveil à ce dernier.
L'artiste habitait rue Viète un hôtel contigu à celui qu'occupait alors son camarade d'Italie, le regretté Nittis, et qui fut, en ces années-là, un joli rendez-vous d'amateurs rares et d'écrivains subtils. C'est sous l'influence de ce Napolitain aux yeux si épris des choses modernes que Miraut modifia sa facture et qu'il inaugura particulièrement ses portraits au pastel, traités avec le décor familier des habitudes autour de la personne. En ce moment il était surtout célèbre par ses admirables tableaux de fleurs. Comme beaucoup de peintres d'une touche de pinceau presque féminine, ce maître en délicatesses est une sorte d'athlète aux larges épaules, avec un profil à la François Ier. Ce phénomène de contraste entre la physiologie apparente de l'homme et son œuvre s'est remarqué en sens inverse, et sans que nous puissions l'expliquer davantage, chez Delacroix, par exemple, exécuteur chétif d'œuvres violentes, comme Puget jadis, et probablement Michel-Ange lui-même. Chez Miraut, tout le reste de la nature morale est à l'avenant. Cet Hercule a des douceurs de jeune fille dans le caractère, une timidité d'enfant, un naïf besoin de protection et de gâterie qui déconcerte comme la gentillesse de ces chiens énormes, aussi forts que des lions et plus domptés que des caniches. C'est grâce à la fréquence de semblables anomalies que s'est créée cette figure du bon géant qui traverse tant de légendes, et dont la plus populaire incarnation demeure le Porthos du joyeux et génial Dumas. Quand d'Avançon entra dans l'atelier, le peintre était debout à son chevalet, en train de copier une touffe d'œillets, blancs, safranés et rouges,—somptueusement vêtu de velours noir, suivant sa coutume, et clignant son œil brun pour y voir plus fin. C'était une magie que la ténuité du coup de pinceau donné à petites touches par cette main, vigoureuse à briser une pièce de cinq francs. Il fit grand accueil au diplomate, tout en continuant de peindre et de causer, avec cette facilité à s'occuper de deux choses à la fois, qui dévoile un côté mécanique, presque ouvrier, dans le talent des peintres. C'est bien aussi pourquoi ils demeurent presque tous si gais à travers la vie, tandis que l'écrivain, de plus en plus privé de mouvement, obligé à l'absorption continue de la pensée dans son travail, va toujours et toujours s'attristant. D'Avançon était trop un homme du monde, dans la mauvaise acception du terme, pour ne pas mépriser un peu cette sorte de nature, et il ne fréquentait guère rue Viète. Il comptait que cette rareté même de ses visites donnerait plus d'importance à sa révélation sur l'amitié nouvelle de Casal et de Juliette. C'était calculer sans l'extrême finesse cachée dans la plupart des artistes, quand leur vanité n'entre pas en jeu. Tout en échevelant avec sa conscience habituelle les pétales de ses jolies fleurs, Miraut s'était demandé aussitôt quel intérêt amenait le diplomate chez lui. Il comprit de quoi il s'agissait au son de voix avec lequel l'autre l'interrogea tout d'un coup:
—«Êtes-vous homme à rendre un vrai service à Mme de Tillières?»
Et d'Avançon recommença le récit, nuancé pour la circonstance, que Mme de Nançay avait déjà subi. À mesure qu'il parlait, il pouvait voir la prunelle claire du peintre s'assombrir d'inquiétude. La seule idée de se permettre une observation vis-à-vis de Juliette faisait trembler la main du pauvre homme au point qu'il posa sa palette et ses pinceaux, pour répondre cette phrase, si simplement, mais si fortement logique:
—«Et pourquoi ne lui dites-vous pas cela vous-même?»
—«Parce que je ne suis pas bien avec Casal,» répliqua d'Avançon, «et que, venant de moi, ce conseil n'aurait par conséquent aucune importance.»
—«Mais,» riposta le peintre, «c'est que moi, au contraire, je suis très bien avec lui, et, je vous le jure, vous vous trompez sur son compte.» Enchanté d'avoir imaginé cette échappatoire, il reprit ses outils et recommença de peindre en entonnant un éloge de Raymond, que le diplomate dut subir à son tour:—«Il a beaucoup d'esprit, savez-vous?… Il la divertira un peu, où voyez-vous le mal?… Tenez, je juge les gens du monde à un petit détail, moi qui ne suis qu'un brave et honnête peintre. Quand j'entends un de ces connaisseurs de salon causer tableaux, je sais à quoi m'en tenir. Je me dis: toi, mon garçon, tu tailles, tu tranches et tu n'y entends rien, tu n'es qu'un vaniteux. Toi, tu n'as pas la prétention de m'apprendre mon métier, tu as l'esprit bien fait… Ainsi vous, d'Avançon, vous me voyez peindre depuis une demi-heure, vous ne m'avez pas donné un conseil. Voilà le tact, mon cher ami. Hé bien! ce Casal en est rempli et il a du goût…»
—«Ce que c'est que l'orgueil des artistes,» grommelait le vieux Beau un quart d'heure plus tard en descendant l'avenue de Villiers. «Celui-là est vraiment un brave homme, comme il le dit lui-même, et qui aime Juliette de tout son cœur. Casal lui aura servi quelques compliments sur une de ses toiles, et le voilà pris. Mais allons chez Accragne. C'est un austère qu'on ne gagne pas avec des flatteries…»
Et, de son pied resté léger malgré l'âge, un pied mince et chaussé du plus fin soulier verni à guêtres blanches,—le soulier de ses journées sans menace de goutte,—il franchissait le seuil de la haute maison, au cinquième étage de laquelle habitait l'ancien préfet de l'Empire. Resté veuf et sans enfants, après dix années du plus heureux mariage et au moment même où tombait le régime auquel il avait consacré sa vie, Ludovic Accragne s'était emprisonné dans les œuvres de charité, comme un savant frappé au cœur s'emprisonne dans le travail. Il s'était renoncé lui-même, et il avait trouvé la paix dans cet oubli absolu de sa personne au profit d'une besogne de bienfaisance. Demeuré administrateur même dans la charité, par cette survivance du métier dans l'homme qui fait qu'un soldat vieillit en s'imposant une consigne et qu'un professeur retraité débite un cours à la table de famille, il acceptait vaillamment ce qui rebute les plus dévoués: le maniement de la paperasserie, la tenue minutieuse des courriers, la vérification des comptes. L'amitié pour Mme de Tillières, qu'il avait connue toute jeune dans sa dernière préfecture et retrouvée à Paris, si solitaire, était la seule fleur de cette existence redevenue heureuse par l'abdication. Il convient d'ajouter, pour éclairer d'un jour plus complet cette figure originale, que ce juste avait hérité de son père, ancien haut fonctionnaire de l'Université, un fonds de voltairianisme invincible, sur lequel Juliette et Mme de Nançay lui faisaient vainement la guerre. En se représentant les traits divers de cette nature, dans la cage de l'ascenseur qui le hissait le long de la haute maison, d'Avançon ruminait le moyen de l'aborder sans recevoir un de ces coups de boutoir que Ludovic Accragne lui prodiguait volontiers, à cause de ses élégances surannées.
—«Bah!» se dit-il, «j'emploierai le procédé qui m'a réussi à Florence en 66 avec Rogister…»
Il faut l'avouer, au risque de diminuer le mérite de cette unique négociation dont l'ex-diplomate était si fier, ce procédé avait consisté tout simplement à flatter la manie de ce comte Otto von Rogister, numismate érudit et ministre fort médiocre. D'Avançon s'était lié avec lui en visitant sa collection et lui cédant à titre gracieux une assez belle médaille qu'il se trouvait posséder. Cette amitié entre l'envoyé Prussien et le Français avait abouti à un de ces succès médiocres et inutiles, mais qui font la gloire des chancelleries:—la connaissance avant l'heure d'une importante nouvelle, connaissance qui n'avait d'ailleurs changé quoi que ce fût aux affaires en cours. Rogister avait été cassé aux gages pour son indiscrétion, mais il était parti de Florence si enchanté de sa pièce à fleur de coin, qu'il avait négligé d'en vouloir à son perfide adversaire, et depuis lors, ce dernier se croyait de la force d'un Rothan ou d'un Saint-Vallier, les deux collègues de sa génération les plus fameux au quai d'Orsay. On a vu à quelles maladresses cette naïve infatuation conduisait cet homme. Son très réel esprit et son très bon cœur étaient gâtés par le souvenir de cette réussite déjà lointaine, mais toujours présente à son orgueil. Qui mesurera les ravages qu'un succès isolé produit sur toute une destinée? Si d'Avançon ne s'était pas cru un génie supérieur pour l'intrigue adroite, il n'aurait pas conçu cet étrange projet de liguer les différents amis de Juliette contre Casal, et il ne se serait pas acharné comme il le fit, dans le sens le plus cruellement maladroit, exaspéré dans son amour-propre par son quadruple échec auprès de Juliette elle-même, de Mme de Nançay, de Miraut et d'Accragne.
Il aborda pourtant le grand homme de bien, comme il convenait pour le séduire, en le questionnant avec détail sur cette œuvre de l'hospitalité de nuit, qui restera l'honneur de la charité mondaine à notre époque. L'ancien préfet rayonnait. Il déployait pour son interlocuteur complaisant des projets d'hospices et feuilletait devant lui des budgets rangés dans des cartons verts, qui donnaient à ce cabinet le plus morne aspect bureaucratique. M. Ludovic Accragne était lui-même un personnage aussi rêche que son nom, avec un grand long corps tout en os, des mains et des pieds énormes et une tête chauve qui eût été d'une laideur presque repoussante si ce visage ravagé, dont les yeux bordés de rouge clignotaient derrière des lunettes bleues, n'eût été éclairé par un sourire d'une bonté angélique. Cette bonté se révélait aussi par la voix,—une de ces voix si chaudes et si douces qu'elles deviennent pour le souvenir la seule physionomie de celui qui parle avec cet accent-là, et cette voix se fit presque frémissante pour répondre lorsque d'Avançon eut prononcé solennellement sa phrase:
—«Maintenant, mon cher ami, laissez-moi vous entretenir d'un vrai service à rendre à Mme de Tillières.»
—«Lequel?» dit Accragne, aux lèvres duquel revint son bon sourire, aussitôt que l'autre eut nommé Casal.—«Je sais ce que c'est,» continua-t-il. «Notre chère Mme de Tillières l'a intéressé à notre œuvre… Il nous a déjà souscrit dix nouveaux lits… Que voulez-vous? Il faut coqueter un peu pour l'amour des pauvres… Vous, clérical, vous ne pouvez pas vous en indigner. L'Église a bien inventé le Purgatoire pour nourrir le culte…»
—«Il ne me manquait plus que cela,» se disait d'Avançon en reprenant l'ascenseur après avoir dû essuyer cette fois, non plus l'éloge de Casal, mais quelques plaisanteries plus ou moins heureusement inspirées du Dictionnaire philosophique, «et il ne voit pas que si ce garçon donne son argent à cette œuvre que le diable emporte, au lieu de le jeter sur le tapis vert, ce n'est pas naturel!… C'est encore heureux que de Jardes soit absent, j'aurais sans doute appris que Casal se dévoue à quelque entreprise patriotique, la poudre sans fumée ou la direction des ballons! Mais, patience. Poyanne va revenir, et, si je n'aime pas ses idées à celui-là, du moins il a du bon sens…»
C'est ainsi que le drame de cœur qui se préparait depuis plusieurs semaines, grâce au silence de Mme de Tillières et à ses complications de sentiment, allait se trouver du coup amené à une crise aiguë par l'impardonnable maladresse d'un ami qui se croyait, qui était très dévoué. Mais comment aurait-il soupçonné que sa démarche auprès de Poyanne constituait pour Juliette le plus grand danger et préparait à Poyanne lui-même les plus cruelles douleurs? De telles aventures représentent la rançon, parfois affreuse, des bonheurs défendus. Elles ne sont qu'un cas entre mille de cette loi, évidente pour quiconque étudie la vie humaine avec suite et sans parti pris, à savoir que la plupart du temps nos fautes se punissent par leur propre succès. Il y a, dans ce que nous appelons le jeu naturel des événements, comme une profonde justice qui nous laisse mener notre existence au gré de nos mauvais désirs; puis la simple logique de ces désirs réalisés nous en châtie inévitablement. Juliette de Tillières et Henry de Poyanne s'étaient appliqués, des années durant, à tromper de leur mieux leur entourage le plus immédiat, sur le caractère de leur liaison. Ils y avaient réussi. Quoi d'étonnant qu'une des personnes de cet entourage, dupée comme les autres, vînt agir dans le sens de ses convictions et faire à ces amants, dont il ne soupçonnait pas les vrais rapports, un mal irréparable? Le pire était que ce terrible d'Avançon, racontant pour la quatrième fois ses doléances sur l'intrusion de Casal rue Matignon, devait nécessairement outrer l'expression de sa pensée. Il avait dit à Mme de Nançay: «On pourrait un jour parler de Juliette à propos de ces visites…;» à Miraut: «J'ai peur que l'on n'en parle…;» à Ludovic Accragne: «Je crois que l'on en parle…» Il devait dire à Poyanne: «Je sais que l'on en parle…» Et il ne donna même pas à Mme de Tillières le temps de le prévenir, tant la haine contre Raymond s'était exaltée dans ce cœur d'homme de cinquante ans, oisif et jaloux. Poyanne était arrivé par un train de cinq heures du matin. À onze heures, d'Avançon, qui avait eu soin de s'informer de ce retour, lui débitait sa philippique:
—«Il n'y a que vous, mon cher ami,» conclut-il, «qui puissiez prévenir cette pauvre femme du tort qu'elle fait à sa réputation… J'aurais voulu lui parler moi-même… Mais, vous vous rappelez, elle est toujours à me taquiner sur mon antipathie envers les jeunes gens, comme si j'avais cette antipathie pour des hommes tels que vous, mon cher Henry!… En revanche, ces viveurs d'aujourd'hui me font horreur, c'est vrai. Ce n'est pas que je blâme la fête chez la jeunesse. Mes amis et moi, nous nous sommes beaucoup amusés, mais nous savions nous amuser… Nous n'aurions jamais imaginé de nous réunir comme ces messieurs, sans femmes, vous entendez, sans femmes, pour nous gorger de nourriture et nous griser à rouler sous la table!… C'est bon pour les Anglais, ces mœurs-là… Mais tout leur vient de Londres, aujourd'hui, leurs vices comme leur toilette… Croiriez-vous qu'ils prétendent ne pouvoir être chaussés que par un certain Domas, Somas, Tamas…, je ne sais plus, qui envoie un ambassadeur comme un roi, chaque printemps, passer la mer et visiter les chaussures de ces jeunes snobs?»
Le vieux Beau eût pu continuer longtemps à flétrir l'anglomanie de la jeunesse moderne. Le comte de Poyanne ne l'écoutait plus. À peine si l'autre, insistant:—«Vous parlerez à Mme de Tillières?» il répondit:—«Je tâcherai de trouver un joint.» Il venait de recevoir en plein cœur un de ces coups de couteau comme tant d'imprudentes mains nous en donnent, qui ne savent pas à quelle place follement sensible elles nous frappent; et nous ne pouvons même pas saigner, sinon en dedans, d'un sang qui nous étouffe, et tout seuls. Quand d'Avançon fut parti, fier de sa diplomatie comme tout un congrès, il ne se doutait guère qu'il laissait derrière lui un homme au désespoir. Le coupable dénonciateur aurait eu moins d'allégresse à traverser la Seine, puis les Champs-Élysées, pour rentrer chez lui, et à rencontrer Casal vers les hauteurs du rond-point, qui revenait du Bois sur le paisible Boscard. Le jeune homme causait en riant avec son compagnon qui n'était autre que lord Herbert.
—«Amuse-toi, mon ami, amuse-toi. Ça n'empêche pas,» songea d'Avançon après l'avoir suivi des yeux quelque temps, avec un peu d'envie pour cette fière tournure, «que nous allons te tailler des croupières… Poyanne va ouvrir le feu. Juliette ne peut pas deviner que je l'ai vu dès ce matin. Je la connais. Elle est si prudente. Elle était née pour être la femme d'un diplomate. Sa première idée, quand elle saura qu'on parle d'elle, sera de s'arranger pour que Casal vienne moins souvent. L'animal se fiche, insiste, commet quelque grosse sottise, et nous en voilà débarrassés. Si ce moyen-là échoue, nous en trouverons un autre. J'en avais trois pour rouler Rogister… Ce qui me fait plaisir, c'est de ne pas m'être trompé sur Poyanne. Je savais bien qu'il verrait, lui, les choses comme elles sont…»
Tandis que ce bourreau sans le savoir se prononçait ce petit monologue de fatuité professionnelle et croyait faire honneur à la Carrière par sa dextérité, sa malheureuse victime, ce Poyanne, au bon sens duquel il rendait cet hommage de connaisseur, allait et venait, en proie au plus subit, au plus violent accès de douleur. La vaste pièce où le comte marchait ainsi, pour tromper par le mouvement l'excès de son agitation intérieure, était un cabinet de travail que des livres garnissaient du haut en bas des quatre murs. Les hautes fenêtres ouvraient sur la verdure du paisible jardin du square et sur la masse grise de l'église Sainte-Clotilde. Que de fois, depuis ces deux années, le grand orateur était resté à se promener de même indéfiniment, à cette même place, le cœur traversé par la cruelle idée qu'il n'était plus aimé, jamais pourtant avec une douleur comparable à celle de ce matin de son retour. Elle n'était pourtant pas bien grosse, cette révélation apportée par le diplomate: Mme de Tillières recevait quelquefois un ami nouveau dont elle ne lui avait jamais parlé dans ses lettres. Rien de plus. Mais, pour celui qui aime, les faits ne sont rien. Leur signification sentimentale est tout, et pour comprendre le terrible contre-coup que celui-ci devait avoir dans le cœur du comte, il est nécessaire d'expliquer dans quelle situation morale il se trouvait au lendemain de sa campagne dans son collège.
Depuis quelques mois, cet homme si ferme, et qui avait traversé sans y sombrer de si durs orages, éprouvait une impression de lassitude qu'il expliquait par une suite de contrariétés presque simultanées, ne voulant pas admettre le terme superstitieux de pressentiment. En réalité, il se trouvait dans une de ces périodes de la vie où tout nous manque à la fois, comme à d'autres tout nous réussit, sans qu'il soit besoin d'invoquer le grand mot de hasard. Ce que l'on nomme le bonheur, dans le sens populaire de chance et de veine, résulte d'un rapport exact entre nos forces et les circonstances, presque indépendant de notre volonté. Pour emprunter un exemple très significatif à une très glorieuse histoire, les qualités de Bonaparte correspondaient si précisément au milieu issu de la Révolution, qu'à cette période toutes ses entreprises devaient lui réussir, et lui ont réussi. Dès Eylau, et malgré le triomphe, il est visible qu'il n'y a plus harmonie entière entre ce génie et les conditions nouvelles de l'Europe. Chaque homme traverse ainsi une époque ou il est, dans sa vie privée et publique, ce que les Anglais appellent énergiquement: the right man in the right place, celui qui convient à la place qui lui convient. Même ses défauts s'adaptent alors à des nécessités de position, comme la frénésie imaginative de l'Empereur à la France de 1800 tout entière à reconstruire. Plus tard, et dans la période de malheur, même les qualités de cet homme tournent à sa ruine; ainsi l'excessive énergie de Napoléon dans une Europe affamée de repos et parmi des soldats épuisés de guerre. Dans la mesure où les destinées modestes et régulières peuvent se comparer à une fortune grandiose, sans cesse jouée et rejouée parmi d'innombrables dangers, telle avait été l'histoire politique et sentimentale d'Henry de Poyanne. Lorsque, au lendemain de la guerre, les électeurs du Doubs l'envoyaient au Parlement, et qu'il rencontrait, presque aussitôt, Mme de Tillières, il devait et réussir à la Chambre et plaire à la jeune femme pour toutes les raisons qui l'avaient rendu obscur et malheureux jusque-là. M. Thiers, auquel nul ne saurait refuser, à défaut des fortes vues d'ensemble, un sens très aiguisé des adaptations, disait de sa voix datée, à propos du premier discours du comte:
—«Quel dommage que ce jeune homme n'ait pas débuté à la Chambre des pairs en 1821!»
Les meilleures qualités de Poyanne eussent en effet trouvé leur plein essor dans l'atmosphère si noble et si haute de la Restauration. Mais n'était-ce pas d'une Restauration que rêvait obscurément la France d'alors, éclairée, pour quelques instants trop courts et par le péril, sur ses profonds intérêts nationaux? Il s'agissait, on se le rappelle, dans cette heure douloureuse, de travailler à une besogne de patriotisme. Or le désintéressement du comte, sa généreuse éloquence, la largeur et la fermeté à la fois de ses principes, le souvenir vivant de sa bravoure personnelle lui avaient acquis du coup une extraordinaire autorité morale. En même temps son effort pour se reconstruire une existence utile sur les débris de son foyer brisé lui donnait cette poésie mélancolique du caractère, irrésistible sur une femme, plus romanesque encore qu'amoureuse, et plus tendre que passionnée. On le sentait si frémissant de blessures cachées, si vibrant de douleurs contenues! Dix années plus tard, où en était-il de ce double triomphe? En politique, et après l'entreprise avortée du 16 mai, à laquelle il avait refusé son concours, la jugeant irréalisable, qu'était devenue la popularité du brillant orateur de Bordeaux et de Versailles? Au Parlement, ce refus et ses doctrines de socialisme chrétien, de plus en plus affirmées, l'isolaient dans son propre parti, et les électeurs de son département commençaient à se lasser d'un député dont les succès oratoires ne procuraient ni un chemin de fer local, ni un bureau de tabac. Préoccupé uniquement de ses idées, poursuivant son rêve d'un rétablissement de la province pour refaire la vie française, et de la corporation pour protéger avec efficacité la vie ouvrière, Poyanne n'avait pas étudié cette lente métamorphose de ses commettants, et il venait de s'y heurter soudain au cours de sa campagne pour les deux sièges devenus libres à son Conseil général. C'était même cette constatation, plus encore que le règlement de quelques intérêts privés, qui l'avait décidé à prolonger son séjour. Il avait voulu, par conscience, se rendre compte du chemin parcouru depuis quelques années par ses adversaires, et dans les réunions auxquelles il avait assisté, dans les causeries auxquelles il avait pris part, quel crève-cœur pour lui de devoir s'avouer que la popularité allait à un de ses collègues de la Chambre, médecin sans clients, mais faiseur habile, qui commençait d'appliquer les procédés mécaniques d'élection auxquels doit nécessairement aboutir ce honteux esclavage de l'intelligence par le nombre: le suffrage universel. Tout peuple qui renie ses chefs naturels, ceux avec lesquels il a grandi, souffert et triomphé à travers les siècles, se voue à la tyrannie des charlatans. Si étrange que ce fait puisse paraître aux politiciens avisés d'aujourd'hui, le comte n'avait pas cessé de croire à la générosité de l'instinct populaire, et l'avilissement moral de son collège l'avait frappé au plus vif de son être intime, comme eût fait la nouvelle subite d'une trahison de sa chère Juliette.
Peut-être, sous l'influence de cette cruelle désillusion, avait-il lu les lettres de cette dernière, durant ce triste voyage, terminé par un double insuccès final, avec un cœur plus sensible. Il avait senti, à travers cette correspondance, que là aussi un changement s'accomplissait et que cette âme sur laquelle il avait appuyé tout son avenir de tendresse pouvait lui manquer. Elles arrivaient bien exactement, ces lettres. C'était toujours la même écriture élégante et souple, dont la seule vue, sur la longue enveloppe bleuâtre, lui mettait des larmes aux yeux. C'était le même journal quotidien d'une vie de femme isolée et douce, attentive et affectionnée. Qu'y manquait-il donc, et pourquoi, au lieu d'y trouver l'élan de jadis, y reconnaissait-il à chaque ligne,—en se le reprochant,—des traces d'effort, comme de devoir? Il n'osait pas s'en plaindre dans ses réponses, et, comme on l'a vu, il écrivait, lui, des pages de bonne humeur, les billets d'un homme d'action qui s'égaie à travers sa tâche, quitte à rester, une fois l'enveloppe fermée, indéfiniment, le coude sur sa table et la tête dans sa main, à se regarder dans le cœur, et il y trouvait la même inexplicable contraction de timidité souffrante qui l'avait empêché, la veille de son départ, de demander à sa maîtresse un véritable adieu. Comme à cette heure de la séparation, il étouffait de paroles à dire qu'il ne pouvait pas dire, de plaintes à répandre qui lui retombaient sur l'âme en un poids de silencieuse mélancolie. Et comme alors aussi, cet être si noble, si étranger aux bassesses d'égoïsme qui se dissimulent si souvent dans les rancunes d'amour, cherchait en lui-même la cause qui expliquât ce changement de ses relations avec Mme de Tillières. Il s'accusait de ne pas l'aimer pour elle. Il se reprochait de devenir despotique et déplaisant. Il se formulait des projets d'une conduite à l'égard de Juliette, si doucement enveloppante et tendre, que son amie redeviendrait celle d'autrefois. Il appliquait toute la force de sa passion à se démontrer les qualités qui la lui avaient rendue si chère. Sa tristesse se fondait alors en adorations inexprimées, et c'était justement la minute où, recevant sa lettre de la veille, cette femme idolâtrée disait, elle: «Comme il a changé…» et tâchait de justifier le coupable silence qu'elle prolongeait de semaine en semaine.
Quand une âme est ainsi remplie jusqu'au bord par des éléments confus de douleur, le moindre accident détermine en elle des révolutions instantanées, analogues à celles que provoque le passage d'un courant d'électricité dans un vase où se heurtent, sans se mélanger, des amas de substances chimiques. Des combinaisons nouvelles se produisent, si rapides, qu'elles semblent miraculeuses. Avant cet entretien avec d'Avançon, et le matin même, tandis que le train de l'Est le ramenait vers la ville où il devait retrouver Mme de Tillières, Henry de Poyanne se sentait incapable d'engager avec elle une causerie vraie, où il lui racontât les secrètes agonies de son cœur. Il prévoyait des mois et des mois encore de ce silence dont il étouffait depuis si longtemps. Le cruel diplomate n'avait pas encore tourné l'angle de la rue Saint-Dominique, et non seulement cette explication avec Juliette paraissait possible au comte, mais il la sentait inévitable. Il en avait besoin comme de respirer, comme de marcher, comme de manger, tant la révélation qu'il venait d'entendre donnait une forme à la fois précise et insupportable à ses doutes sur les sentiments actuels de sa maîtresse… À la première minute qui suivit cet entretien inattendu, ce fut en lui un assaut d'images sans raisonnement, et d'une intensité très douloureuse, comme il arrive lorsqu'une main maladroite nous a touchés soudain à une place secrètement morbide. Au lieu d'apercevoir ces deux simples faits: la présence de Casal chez Juliette et le silence de cette dernière, à l'état de renseignements abstraits, qu'il s'agissait d'interpréter, une évocation exacte comme une photographie lui montra cet intérieur de la rue Matignon, associé au souvenir de ses plus douces tendresses, le petit salon bleu et blanc avec sa figure pour lui vivante, le bureau près de la porte-fenêtre, les branches des arbres du jardin par derrière le vitrage, toutes ces choses d'une si rare intimité, et, dans ce cadre de délicatesse aimée, cet hôte détestable, ce Casal qu'il avait appris à si mal juger chez cette pauvre Pauline de Corcieux. Le rapprochement de cet endroit et de cet homme lui infligea une sensation torturante qu'augmenta encore l'image de Juliette assise, comme autrefois, dans son fauteuil favori, à l'angle de la cheminée, causant avec le visiteur, puis, le soir, accoudée à son bureau, pour lui écrire, à lui, Poyanne, et se taisant sur cette odieuse visite. Car elle ne pouvait pas douter que cette visite ne fût odieuse à son amant. La scène qui avait précédé le départ pour Besançon se représenta soudain à la pensée de cet homme inquiet. Il s'entendit prononcer ses phrases de ce soir-là, et le regard de Juliette reparut dans sa mémoire. Dieu juste! Était-il possible qu'il s'y cachât déjà un mensonge? Et dans le tourbillonnement de ces visions de souffrance, le comte se sentit si misérable que, les larmes lui venant aux yeux, les sanglots lui montant à la gorge, il se jeta sur le divan de son cabinet de travail, et ce soldat si courageux, cet orateur si mâle, ce croyant si sincère, se prit à gémir comme un enfant:
—«Ah! comment a-t-elle pu?» répétait-il à travers ses larmes… Tout d'un coup, et comme il prononçait ces mots à voix haute, un sursaut de souvenir vint lui glacer le cœur. Il se rappela les avoir dits,—oui, les mêmes mots, exactement les mêmes,—treize années auparavant, le jour où il avait appris la trahison de sa femme. L'analogie des deux crises s'imposa aussitôt avec une telle force, que cet excès de souffrance aiguë provoqua une réaction. Il y a, dans l'ordre moral, des poussées soudaines d'énergie qui sont une forme de l'instinct de conservation, aussi spontanée que tel mouvement physique à l'heure de l'extrême danger, le geste, par exemple, avec lequel un homme en train de se noyer s'accroche à une épave. Nos sentiments ne meurent pas en nous sans avoir lutté pour l'existence avec tout ce qu'ils contiennent de sève intérieure. L'amour passionné pour Juliette vivait trop profondément dans le cœur du comte pour ne pas se débattre dans son agonie, et cet amour se révolta contre un jugement qui assimilait l'épouse infâme à la maîtresse, objet depuis tant d'années d'une si dévote ferveur. Poyanne se releva du divan; il passa les mains sur son visage, et il dit, à voix haute encore et d'un accent farouche:
—«Non, non, cela, ce n'est pas vrai.»
L'idée qu'il chassait ainsi loin de sa pensée presque sauvagement, c'était l'hypothèse, soudain entrevue dans un frisson d'horreur, que Juliette fût la maîtresse de Casal. Il lui suffit d'évoquer, dans l'éclair d'une seconde, cette vision de souillure pour que son âme se rejetât aussitôt en arrière, avec cette ardeur de négation devant les fautes de la femme, heureux privilège des hommes très chastes et très fidèles. Ce n'est pas d'avoir été trahis, c'est d'avoir trahi qui nous rend si prompts à soupçonner. La croyance du comte dans l'honneur de Mme de Tillières était absolue, parce que sa conduite à lui-même avait été irréprochable vis-à-vis d'elle, et qu'il la jugeait, involontairement, d'après lui. Cette foi profonde, il la retrouva intacte, malgré sa douleur, et il se tendit tout entier à ne pas admettre l'injurieuse, l'avilissante idée qui avait traversé son noble esprit. L'horloge intérieure de nos facultés est montée de telle sorte que le branle donné à une pièce se transmet aussitôt à toute la machine, et c'est ainsi que ce mouvement de sensibilité blessée réveilla, dans cet homme qui s'abandonnait, la force de vouloir:
—«Voyons,» se dit-il, «il faut raisonner.» Et il se remit à marcher de long en large, mais, cette fois, en se contraignant à une analyse lucide, comme s'il se fût agi d'une de ces discussions parlementaires où il excellait. Chez le civilisé d'aujourd'hui, le métier reprend ses droits dans toutes les heures de crise, sitôt la première secousse subie et amortie. Un homme de lettres alors pense en homme de lettres, un acteur pense en acteur, et un debater comme l'était Henry de Poyanne, pense en debater, avec la rigueur d'une logique qui s'applique aux infiniment petits de la vie du cœur, comme elle faisait d'habitude aux données d'un problème de politique, et presque dans les mêmes termes.
—«Oui, raisonnons,» se disait le comte, «et d'abord circonscrivons la question… Ainsi elle aurait vu ce Casal souvent, très souvent. D'Avançon m'a laissé entendre quotidiennement. N'exagère-t-il pas? Que vaut son témoignage? C'est un esprit judicieux, mais bien passionné… Soit. Cette passion même, dans l'espèce, est un argument pour sa thèse. S'il est venu ici dès ce matin, c'est qu'il a guetté mon arrivée; donc il fallait qu'il fût très tourmenté… Admettons le fait et creusons-le: Juliette a vu Casal souvent depuis mon départ, lui qu'elle ne connaissait pas, il y a quelques semaines,—elle qui ouvre si difficilement sa porte, et cela, quand elle savait mon opinion sur cet homme… Il ne peut y avoir à cette conduite que deux raisons: ou bien il lui plaît… Pourquoi pas? Il plaisait tant à cette pauvre Pauline… Ou bien elle s'ennuie, et elle reçoit qui la distrait. Après celui-ci, un autre, puis un autre. C'est un commencement de transformation de sa vie… Soit!… Voyons-y clair dans ces deux raisons…»
Telles étaient les phrases, suivies de vingt autres pareilles, par lesquelles cette intelligence, redevenue maîtresse d'elle-même, avait le courage de rédiger, si l'on peut dire, le dossier de la situation. Le cœur saignait, quoique le malheureux homme en eût, car l'une et l'autre de ces deux raisons sous-entendait toutes les angoisses supportées depuis tant de jours. Que Juliette se fût laissé prendre à quelque comédie de sentiment jouée par Casal ou qu'elle accueillît ce garçon par simple goût de se distraire, c'était le signe, dans les deux cas, d'une lassitude intime et profonde pour ce qui concernait sa liaison avec Henry. Et elle le comprenait si bien elle-même qu'elle s'était tue de ces visites. Cette explication de son silence parut évidente au comte.
—«Elle a eu pitié de moi,»—songea-t-il; et cette idée lui fut un martyre dans son martyre, comme pour tous ceux qui, sentant gronder en eux la passion, ont rencontré cette pitié-là. Un instinct les avertit que la haine, la perfidie, les égarements mêmes des abandons cruels, laissent encore, pour un amant, place à une espérance,—et la pitié, non. Une femme qui a voulu vous tuer tombera peut-être dans vos bras après vous avoir blessé d'un coup de couteau; celle qui a été séduite par un rival insidieux vous reviendra folle de remords, et celle aussi qui aura cédé, loin de vous, à l'attrait du libertinage. Mais la maîtresse qui plaint dans son amant une souffrance d'amour qu'elle ne partage plus, l'amie désenchantée qui voudrait vous guérir doucement, comme elle s'est elle-même guérie, de la délicieuse fièvre de trop sentir, n'attendez plus que jamais celle-là se reprenne à vous aimer comme vous l'aimez. Fuyez cette affreuse bonté qui ne vous permet même pas de vous repaître de votre peine. Suppliez-la d'être cruelle, de vous chasser, de vous brutaliser jusqu'à la mort. Elle vous serait moins dure qu'en vous ménageant, avec cette câlinerie meurtrière dont chaque délicatesse vous prouve ce que vous avez perdu en perdant l'amour de cette créature si tendre. Les profondes amertumes de cette charité cruelle, Henry de Poyanne les goûta soudain en imagination, et elles lui firent si mal qu'il se dit:—«Tout plutôt que cela, fût-ce même une rupture.» À partir de cette minute il n'hésita plus, et, en arrivant rue Matignon, à deux heures, sa volonté de tout savoir était aussi entière que l'avait pu être celle d'entrer dans l'armée à l'époque de la guerre. Qu'allait-il apprendre? Un frisson de mort le saisissait à la pensée que cette bouche tant aimée lui dirait peut-être:—«C'est vrai, je ne vous aime plus…»—Mais, à un certain degré de doute, la certitude, si horrible soit-elle, paraît préférable à cette nuit du cœur où l'on ignore tout de l'être que l'on adore, et la confidence de d'Avançon venait de porter du coup cet homme déjà malade à ce degré-là. Dans les quatre heures qui s'étaient écoulées entre les discours du diplomate et cette entrée dans le petit salon Louis XVI, il avait pu mesurer l'étendue de la plaie ouverte dans son âme. Et qu'elle était blessée aussi, l'âme de la femme à laquelle il allait montrer sa misère; et pourquoi avait-il, à force de silence, laissé venir les choses au point où les explications ne font plus que montrer les fautes irréparables du passé?
Au moment où la porte s'ouvrait devant Henry, Mme de Tillières était assise sur une des deux profondes bergères, qui sait? les mêmes peut-être dont la soie aujourd'hui joliment passée avait entendu les phrases de rupture échangées entre l'aïeule d'il y a cent ans et le cruel Alexandre de Tilly. Il n'y avait certes aucun rapport entre le noble Poyanne et le cynique séducteur des célèbres Mémoires. Mais, à coup sûr, si désespérée que fût alors la misérable amante de cet émule de Valmont, elle ne l'était pas plus que son arrière-petite-fille de 1881. Quoique le soleil du mois de mai remplît de sa gaie lumière et le ciel bleu aperçu par les portes-fenêtres et les grands arbres déjà verts du jardin, Juliette avait fait allumer du feu. Enveloppée d'une longue robe flottante et toute blanche, avec sa pâleur lassée, avec ses yeux battus d'insomnie, avec sa bouche contractée, on la devinait grelottante de ce froid intérieur qu'aucun printemps ne réchauffe. Le comte lui prit la main pour y mettre un baiser; il sentit que cette petite main moite d'émotion tremblait dans la sienne. À retrouver ainsi, vaincue et brisée, celle qu'il venait interroger, quoiqu'il en eût, un peu comme un juge, cet homme si misérable oublia pour une minute ses propres peines. De voir consumés, tirés, comme fondus, les traits de ce visage trop aimé, lui serra le cœur. Un détail de physionomie acheva de le bouleverser en lui révélant le trouble de sa maîtresse: les yeux bleus de Juliette avaient leur regard noir des minutes où l'iris agrandi démesurément envahissait jusqu'au bord de la prunelle. Quel motif secret de souffrance torturait jusqu'au fond de l'âme cet être trop sensible? Cette question, Poyanne se la posa involontairement, et il lui fut impossible de ne pas rattacher aussitôt cette visible souffrance aux sentiments d'un ordre inconnu que la dénonciation de d'Avançon lui avait montrés dans son amie de dix années. Quoique bien rapides, ces pensées altérèrent son visage, à son tour, et Mme de Tillières, qui, dès l'entrée, l'avait deviné, elle aussi, rongé d'inquiétude, comprit qu'il venait lui demander une explication. Mais sur quoi? Arrivé du matin, il ne pouvait pas avoir entendu parler des visites de Casal. D'ailleurs elle s'était fixée, dans son insomnie de la dernière nuit, à cette volonté définitive: elle les lui apprendrait, ces visites, dès cette première entrevue. Mais il fallait pour cela qu'il fût dans une situation d'esprit ouverte et facile, et il arrivait si évidemment tendu, si contracté. Sans doute la faute en était aux lettres reçues à Besançon. À peine si elle avait trouvé en elle, depuis ces huit jours, l'énergie de tracer quelques lignes sur ce même papier dont autrefois elle couvrait des pages et des pages… Tandis que ces idées se remuaient dans leur pensée à l'un et à l'autre, ils commençaient de se parler et ils échangeaient ces paroles de banalité qui ressemblent, dans les duels de conversation, aux petites passades par lesquelles les escrimeurs amusent leurs épées avant de s'engager à fond. Poyanne s'était assis, et, après quelques demandes affectueuses, tous les deux prononçaient, coupées par des silences, des phrases comme celles-ci:
—«Je suis content,» disait-il, «que la santé de Mme de Nançay ne vous ait donné aucun souci… Mais avec ce beau temps…»
—«Oui,» répondit-elle, «pour une fois nous avons eu un vrai mois d'avril.»
—«Et le ménage de Mme de Candale?»
—«Je vous remercie, il va beaucoup mieux. Elle s'est tant intéressée à votre campagne!…»
—«Où j'ai complètement échoué.»
—«Vous compenserez cela par un triomphe à la Chambre.»
Mon Dieu! que la vieille mère et la jeune comtesse, que le printemps et le Parlement étaient loin de leur commune préoccupation! Et que c'est une chose amère, quand elle n'est pas délicieuse, que ces entrevues après une longue absence, entre deux êtres qui ne peuvent ni éviter de s'expliquer ni le supporter; et ils reculent, reculent encore l'instant où il leur faudra recevoir et enfoncer dans le cœur saignant l'un de l'autre la pointe aiguë de la vérité! Puis cette attente même devient intolérable et l'on se décide à parler, comme fit Juliette avec un frémissement de tout son être. Elle prit la main de Poyanne. Simplement, mais avec un sourire forcé et un regard presque suppliant, elle lui dit:
—«Vous êtes triste, Henry, je le vois. Vous m'en voulez de ce que je vous ai écrit, ces derniers jours, d'une manière bien hâtive… Mais si vous saviez comme j'ai été souffrante, comme je le suis encore, vous me pardonneriez… Vous n'augmenteriez pas mon malaise par la vue du vôtre… Faut-il vous répéter que je n'ai jamais pu, que je ne peux pas vous supporter malheureux?…»
Elle était sincère dans ce geste, dans cette phrase, dans le regard qui l'accompagna,—si profondément sincère et remuée!—Depuis la demi-heure déjà que durait ce cruel tête-à-tête, où cependant pas une parole de reproche n'avait été prononcée par Poyanne, elle sentait cet homme souffrir, et cette sensation, qui jadis avait été le principe premier de son amour, vivait en elle à une profondeur qu'elle ne soupçonnait pas. Toutes les cordes de charité romanesque, autrefois touchées par les mélancoliques confidences du comte, se reprirent à vibrer dans son cœur. Ce fut un réveil de ses sentiments, inattendu, irréfléchi, irrésistible. Si Henry de Poyanne avait été de force à combiner avec précision les différents effets de cette entrevue, capitale pour l'avenir de sa liaison, il n'eût pas employé d'autre méthode:—montrer sa douleur. Il y avait tant de mois, au contraire, qu'il se croyait habile en se masquant d'une demi-indifférence. À présent qu'il ne raisonnait plus, il allait redevenir, pour Juliette, l'être supérieur et malheureux qu'elle avait plaint avec assez de passion pour en devenir amoureuse, grâce à ce lien mystérieux qui unit la miséricorde à la tendresse et la sympathie consolatrice aux troubles de la volupté. La passion était morte et mort l'amour. Son rêve de bonheur s'élançait maintenant vers un autre, mais le magnétisme de pitié qui l'avait enchaînée à Poyanne existait toujours. Elle le subit sans même essayer de s'en défendre. À cette seconde elle était réellement incapable, comme elle venait de le dire dans une ingénuité sans calcul, de supporter les peines de cet homme qui pourtant ne pouvait plus, ne devait plus suffire à la rendre heureuse. Quant à lui, et dans ses tristes méditations, c'était justement cette pitié qu'il avait appréhendée avec le plus d'horreur. Aussi son visage se crispa-t-il davantage encore. Il repoussa la main de Mme de Tillières, et il répondit:
—«Ah! Juliette, ne me faites pas tort… Je n'ai jamais mesuré vos lettres à leurs pages. Je les ai aimées tant que j'ai cru qu'elles étaient pour vous un besoin du cœur et non un devoir…»
—«Ingrat,» interrompit la jeune femme sur un ton de coquetterie tendre, «qui pouvez penser que je me passerais de vous écrire!»
—«Hé bien, oui,» reprit Poyanne avec un visible effort sur lui-même, «j'aime mieux vous parler franchement. Oui, vos lettres m'ont fait du mal. Non point parce qu'elles étaient hâtives ou courtes, mais j'y sentais, ce que je sais à présent, que vous ne m'y parliez pas à cœur ouvert… Vous me les envoyiez comme un journal de votre vie, et vous ne m'y disiez pas que vous étiez en train de nouer une nouvelle amitié que j'ai apprise déjà depuis les quelques heures que je suis à Paris. On s'en préoccupe tant autour de vous!… Voilà ce qui m'a blessé profondément, pourquoi vous le cacher?…»
Leurs yeux s'étaient croisés pendant que le comte formulait ainsi, avec une netteté implacable, l'accusation au-devant de laquelle Mme de Tillières comptait bien aller, mais à son heure. Elle plissa le front à son tour et un flot de sang empourpra son visage. Poyanne venait, dans ces quelques mots, de se poser devant elle, non plus seulement en malheureux, mais en juge, et aussitôt l'orgueil s'était mélangé à la sympathie dans ce cœur de femme, tendre mais fier. Elle répondit avec une certaine hauteur:
—«Moi non plus, Henry, je n'ai jamais entendu me cacher de vous… Il y a des choses que j'ai mieux aimé vous dire de vive voix que de vous les écrire… Je sais trop combien les malentendus sont faciles par lettres… Interrogez et vous jugerez…»
—«Amie!» soupira de nouveau le comte avec une mélancolie où ne passait plus aucun souffle de reproche, «comme vous me comprenez peu! Moi, vous interroger! Moi, vous juger!… Quelles paroles de vous à moi, Juliette! Je vous en supplie, ne voyez pas en moi un jaloux. Je ne le suis pas. Je n'ai pas le droit de l'être. Je vous estime trop pour vous soupçonner. Me suis-je jamais permis, depuis que je vous aime, de surveiller vos relations? Que vous receviez telle ou telle personne, je pourrai avoir peur que vous n'ayez un jour à le regretter, mais me défier de vous à cause de cela,—jamais. Seulement, que vous vous mettiez à votre table pour m'écrire, et puis que vous pesiez chacune des phrases de votre lettre au lieu de vous laisser aller, tout simplement; que vous me traitiez comme quelqu'un qu'il faut ménager; que vous ayez peur de moi, enfin, et que j'en aie la sensation, voilà ce qui me perce le cœur, et des phrases comme celles que vous venez de prononcer, aussi, sur des malentendus possibles entre nous… Voyez-vous, ce n'est pas de la chose en elle-même que je souffre, c'est de ce que je devine, de ce que je vois par derrière. Je vois que vos sentiments ont changé. Je vois,—ah! laissez-moi parler,» insista-t-il sur un geste de Mme de Tillières, «il y a si longtemps que cette idée m'obsède,—je vois que l'intimité est finie entre nous, cette existence cœur à cœur dont je m'étais fait une si chère habitude. Je vois que je vous aime toujours comme autrefois, et que, vous, vous ne m'aimez plus. Ce petit fait de cette amitié nouvelle et de ce silence, c'est un signe entre vingt, entre trente… Si j'ai pris cette occasion de vous parler comme je vous parle, comprenez que ce n'est pas que j'y attache plus d'importance qu'à tant d'autres. Il n'y a pour moi d'important que votre cœur… Juliette, si vraiment je ne suis plus pour vous ce que j'ai été, je vous en conjure, ayez le courage de me le dire. J'ai bien celui de vous le demander… M'aimez-vous encore? Je peux tout entendre à cette minute… Vous dites que vous ne savez pas me supporter malheureux… C'est ce doute terrible qui est entré en moi dont je souffre tant… Faites-le cesser… Même de vous perdre serait moins cruel que de ne plus savoir ce que vous voulez, ce que vous sentez…»
Elle l'écoutait parler d'une voix de plus en plus brisée et sourde, qui révélait, bien plus encore que les mots, la peine intérieure. Elle voyait, tendue vers elle dans une expression d'angoisse infinie, cette physionomie tourmentée, toute pauvre et chétive dans la vie habituelle, mais transfigurée à cet instant par le charme de la grande douleur. Elle comprenait, ce dont elle avait douté depuis des mois,—en se complaisant peut-être dans ce doute,—que Poyanne disait vrai, que cet amour pour elle tenait en lui aux racines les plus profondes, les plus saignantes du cœur, et elle eut comme l'impression physique, insoutenable, qu'en lui répondant qu'elle ne l'aimait plus, elle le déchirerait réellement, ce cœur douloureux. Le sursaut d'orgueil qu'elle venait d'avoir devant une question accusatrice, comment le garder devant la douceur vaincue de ce désespoir, qui lui mettait une arme aux mains et qui lui disait: Frappe?… Mais non. Elle ne pouvait pas frapper. Elle ne pouvait pas articuler une phrase qui l'eût rendue libre, en achevant de briser cet homme qui l'avait aimée, qui l'aimait. Elle s'était donnée à lui pour qu'il fût heureux, et elle le retrouvait si misérable, si blessé devant elle et par elle! L'inconscient désir d'une existence renouvelée qui l'avait conduite à ses dangereuses relations avec Casal,—ses révoltes secrètes contre la chaîne de sa liaison,—sa volonté de maintenir son indépendance au jour de l'explication,—sa lassitude et son besoin de liberté,—tout le travail accompli en elle depuis ces dernières semaines, qu'était-ce en regard de cette agonie qui lui prit, qui lui terrassa soudain toute l'âme? Et voici que des larmes lui montèrent aux yeux, irraisonnées, et qu'elle se leva, et, tombant à genoux devant son ami, elle lui mit les bras au cou, comme elle aurait fait à un enfant malade, sans réfléchir, sans raisonner; et tremblant, éperdu de saisissement, cet homme, qui passait tout d'un coup de l'extrême anxiété à une joie inespérée, ne pouvait que balbutier:
—«Tu pleures? Tu m'aimes encore? Non. Ce n'est pas possible!… Tu m'aimes? Tu m'aimes?…»
—«Tu ne le sens donc pas?» répondit Juliette à travers ses larmes. «Vois-tu, je ne veux plus que tu aies jamais, jamais, jamais, un seul instant comme celui-ci… Pourquoi n'as-tu pas parlé plus tôt? Pourquoi m'écrivais-tu, toi aussi, des lettres glacées?… Mais c'est fini… Ne sois plus triste. Avant ce moment je ne savais pas ce que tu étais pour moi. Je t'appartiens pour la vie… Je te jure que je ne verrai plus la personne qui t'a porté ombrage… Tais-toi. Je te le jure… Tu ne m'en parleras plus jamais… Tu me croiras, si je te dis que je ne le voyais pas pour moi, mais à cause d'une amie qu'il aime… Mais qu'il n'en soit plus question jamais, tu m'entends, jamais… Je veux que tu sois heureux, que tu ne te défies point de toi, de moi, de notre amour; que notre vie recommence comme autrefois. Quand nous verrons-nous chez nous?… Demain… Veux-tu? Souris-moi, regarde-moi avec tes yeux qui me donnent ta joie… Tu es mon cher, mon si cher ami!…»
C'était à son tour, à lui, de l'écouter, et elle pouvait maintenant voir ce visage s'illuminer d'une extase souffrante, mais si douce pour elle qui à cette minute n'avait dans le cœur que cette tendresse. Elle mentait,—mais était-ce mentir?—en disant qu'elle l'aimait,—et à cet instant elle était aussi frémissante que si elle l'eût aimé! Pourtant, elle savait bien qu'en laissant entendre, comme elle le faisait, que Casal n'était reçu rue Matignon que pour une autre, elle commettait une action indigne d'elle. Oui, elle le savait,—ou elle aurait dû le savoir,—et aussi qu'en offrant, en implorant ce rendez-vous dans leur petit appartement de Passy, elle manquait à toute sa dignité de femme. Que lui importait, pourvu qu'elle ne subît plus cet affreux contrecoup de cette douleur? Et lui, prouvant encore à quelle profondeur il avait été atteint, il demandait:
—«Jure-moi que tu me parles vraiment ainsi par amour.»
—«Je te le jure,» répondit-elle.
—«Vois-tu,» reprenait-il, «sans cet amour, je ne sais pas ce que je deviendrais. Tu me dis que j'aurais dû te parler plus tôt… Mais c'est si dur de n'être pas deviné quand on aime! Comprends bien que tu es libre. Tu m'aurais répondu tout à l'heure que tu ne voulais plus être à moi, va, je ne t'aurais pas fait un reproche; je crois que j'en serais mort comme on meurt de ne plus respirer l'air… Mais tu as raison. C'est fini… Tiens, je crois que pour éprouver la joie qui me remplit le cœur aujourd'hui, je consentirais à bien d'autres peines… Comme je suis heureux! Comme je suis heureux!»
—«C'est bien vrai?» interrogea-t-elle presque avec égarement.
—«Ah! bien vrai,» répéta-t-il en serrant contre lui cette tête chérie, et sans remarquer comme ces yeux, qui venaient de le regarder avec tant d'exaltation, s'assombrissaient soudain d'une vision que la pauvre femme voulut pourtant chasser de toute son énergie, car elle rendit son baiser à son amant avec une passion qui aurait suffi pour enlever à Henry jusqu'à son dernier doute, s'il en avait conservé. Cet homme était trop jeune, malgré l'âge et malgré les déceptions, trop entièrement loyal et simple, pour soupçonner que ce mouvement de passion avait pour cause un horrible remords, tout d'un coup éprouvé par sa maîtresse. Elle venait de sentir qu'en se rejetant, par une sorte de frénésie de charité, dans les bras de Poyanne, elle ne pouvait pas oublier l'autre.
VIII
DUALISME
Quand Henry de Poyanne fut parti, sur cette promesse donnée d'un rendez-vous pour le lendemain matin dans le petit appartement de Passy, Mme de Tillières éprouva d'abord une étrange impression de calme,—ce calme brisé qui suit les explications décisives. Il dura juste le temps de reprendre conscience de son cœur troublé. Elle s'habilla comme à l'ordinaire, pour les courses de son après-midi. Puis, lorsqu'elle fut dans sa voiture, et après avoir jeté l'adresse de la couturière chez laquelle on l'attendait, elle se sentit si triste à nouveau qu'il lui fut odieux de penser seulement à cette corvée d'un essayage, et que de vaquer aux menus achats projetés lui parut au-dessus de ses forces. Avant même que le cheval eût tourné l'angle de la rue du faubourg Saint-Honoré, elle avait déjà changé l'itinéraire et dit à son cocher:
—«Allez d'abord au Bois, comme vous savez…, jusqu'à la Muette.»
Il lui arrivait sans cesse, au printemps, et lorsque le ciel était, comme ce jour-là, parfaitement bleu et clair, de gagner ainsi, afin de se promener solitairement, la portion du bois de Boulogne comprise entre le second lac, le champ de courses d'Auteuil et la Seine. Elle choisissait, pour y arriver, un chemin détourné qui lui évitait les rencontres et dont ses gens avaient l'habitude: la contre-allée de l'avenue de l'Impératrice d'abord, puis celle qui longe les fortifications. Là se trouvent, avec des échappées de vue sur les coteaux lointains de Meudon, les allées les plus abandonnées de la coquette forêt parisienne. Vers les trois heures, le lacis des routes réservées aux cavaliers est absolument désert; à peine si quelque personnage excentrique y passe de temps à autre, poussant sa monture sur la terre encore foulée du matin. De vieilles gens, des bourgeois de la banlieue, des collégiens en récréation animent d'une vie provinciale les larges avenues ou les sentiers plus étroits. Mme de Tillières aimait à marcher dans ces derniers, suivie de sa voiture qu'elle pouvait toujours apercevoir dans l'intervalle des arbres, et, là, isolée tout ensemble et protégée, elle se livrait silencieusement à ces sensations de vraie nature si rares à Paris. Elle regardait les feuilles déployer à la pointe des branches leur doux tissu d'un vert tendre, presque transparent, ici, un chêne isolé tordre ses bras sur une pelouse, là, un marronnier secouer ses girandoles de fleurs. D'autres fleurs à ses pieds s'ouvraient dans le gazon, véroniques bleuâtres ou pâquerettes blanches aux pétales rosés. L'azur là-haut se teintait d'une vapeur finement grise, et elle écoutait les oiseaux chanter, comme autrefois, quand elle errait, enfant déjà songeuse, dans les taillis du parc sauvage de Nançay. À de certaines places, des massifs de pins d'Écosse dressaient leur ramure d'un vert plus sombre, où le vent éveillait cette lente cantilène qui, les yeux fermés, nous ferait croire à l'approche de la mer. Parfois la jeune femme s'asseyait sur le coin d'un banc inoccupé. Des sifflets de locomotive arrivaient du fond de l'espace et le vague grondement du bruit des voitures lui attestait que la vie implacable continuait autour d'elle, qui l'oubliait, qui s'oubliait… Une rêverie l'envahissait, l'enveloppait, indéterminée, confuse et bienfaisante, où sa pensée se confondait avec le charme du printemps épars autour d'elle; et cette place, à une demi-heure de l'Arc, lui faisait une oasis de paix et de fraîcheur, aussi retirée que la vallée la plus farouche de son cher pays de l'Indre.
La paix et la rêverie,—voilà bien ce que Juliette venait d'habitude chercher et trouver dans ses promenades, et elle s'en revenait plus sérieuse encore, plus résignée à cette acceptation du sort que conseille l'âme végétale avec sa beauté sans conscience, sans ambitions et sans désirs… Quelle pensée habite la plante? D'être dans la forme permise, à la place imposée, et rien de plus. Il n'est pas besoin de philosophie pour l'écouter, pour le comprendre, cet apaisant conseil des arbres et des fleurs. Il suffit de ne pas fermer son cœur à l'harmonie des choses et de les sentir, sans les raisonner; mais il est aussi des heures où cette nature, au lieu de nous prodiguer les enseignements de sa soumission, semble nous convier à la révolte par l'ironie d'une sérénité étalée avec trop de complaisance autour de nos troubles intimes. Elles ne nous disent pas simplement, ces feuilles baignées de lumière, ces chansons des oiseaux, ces corolles des fleurs: «Accepte le sort!» Elles disent: «Abandonne-toi à l'instinct. Notre félicité fut à ce prix…» Et quand le devoir nous ordonne, au contraire, de dompter, d'étouffer cet instinct du libre bonheur, le ciel de mai, les joyeuses verdures, la clarté du jour, tout avive en nous le supplice de la passion combattue. Si Mme de Tillières, au sortir de son entretien avec Poyanne, avait espéré que cette promenade baignerait ses nerfs de tranquillité, comme elle s'était trompée! Le long des chemins ombragés des feuillages nouveaux, elle aperçut devant elle, au lieu des rêves pacifiés qui l'enveloppaient d'habitude, cette inévitable, cette cruelle idée: après cet entretien, elle devait absolument, irrémédiablement fermer sa porte à Casal. Elle le devait parce qu'elle l'avait promis, sans que Poyanne relevât sa promesse, il est vrai. Mais ne pas la relever, c'était l'accepter. Elle le devait, parce que les deux hommes, si elle n'agissait pas ainsi, se rencontreraient tôt ou tard chez elle, et la seule imagination du regard échangé entre eux à cette rencontre la faisait défaillir. Elle le devait enfin, parce qu'elle était la maîtresse de Poyanne, et qui voulait lui rester fidèle. Et voir Casal, elle ne pouvait plus s'y tromper à présent, c'était une déloyauté:—puisqu'elle l'aimait!
Oui, elle l'aimait. Cette évidence, contre laquelle son malheureux esprit tourmenté luttait en vain depuis des jours, s'imposait à elle par la douleur presque folle que lui infligeait en ce moment la seule pensée de cette séparation nécessaire… Elle l'aimait! Comment cet amour n'avait-il pas été assez fort tout à l'heure pour lui inspirer le courage de se rendre libre en acceptant l'offre de Poyanne et en prononçant le «je ne vous aime plus» qu'il lui demandait? Mais c'est qu'elle n'aurait pas pu dire sincèrement cette phrase de la rupture, puisque la sensation de la souffrance de cet amant, déjà trahi dans son cœur, était si puissante sur elle—puissante jusqu'à paralyser son amour nouveau et son élan vers le bonheur! Quel désordre insensé de sa sensibilité la faisait à cet instant vivre à la fois par ces deux hommes? Tout le courant de son être intime la portait vers l'un, mais il lui fallait, pour aller vers lui, marcher sur l'autre, et cela, elle ne le pouvait pas. Elle venait de subir, avec une force terrifiante, et qui lui avait permis de se comprendre enfin tout entière, la dictature de douleur exercée sur elle par celui à qui elle appartenait de par son libre choix depuis des années,—et cette dictature, jamais, non, jamais, elle ne la secouerait. Elle revoyait les yeux d'Henry, elle entendait sa voix. La pitié la brisait de nouveau à ce souvenir. Était-ce même la pitié? Quand on plaint seulement quelqu'un, on demeure calme, ou du moins on a sa vie à soi à côté de cette souffrance qui vous demeure extérieure, au lieu que Juliette, au contact de cette agonie d'âme qu'elle avait vue dans le regard, sur le visage, sous les paroles de son amant, avait senti un mortel malaise s'insinuer dans l'être de son être, dans le cœur de son cœur. L'énergie de l'existence personnelle s'était subitement tarie en elle, et pourtant elle aimait Raymond!… Elle le revoyait, lui aussi, avec ses prunelles claires, avec son sourire, avec sa noble physionomie, avec le charme qui émanait de son moindre geste, et dont elle s'était enivrée, sans s'en douter, minute par minute, depuis des semaines, au point que rompre avec lui pour toujours, c'était entrer dans le noir et le froid du tombeau. Elle l'aimait, de quel étrange, de quel maladif amour, et qui n'était pas capable d'abolir entièrement l'ancienne affection? C'était de l'amour cependant. Si elle en avait douté, le trouble qui la possédait par cette après-midi de printemps l'en aurait trop avertie. À cette heure, elle se sentait de la tendresse plein l'âme, des larmes plein les yeux, un désir fou d'avoir Raymond là auprès d'elle, et qu'elle pût le regarder, s'appuyer à son bras, et que cela fût permis… La langueur tiède de l'atmosphère, l'arome que les fleurs invisibles répandaient dans la brise, la douceur du ciel de la divine saison, tout remuait chez elle ce songe du bonheur qui nous rend quelquefois si ravis, quelquefois si tristes par ces journées d'un azur clément, et elle évoquait tantôt Casal pour s'abandonner à ce songe, tantôt Poyanne pour y résister, désespérée du dualisme inexplicable, presque monstrueux, qui la déchirait. Elle s'attachait avec toute sa force à cette résolution de la fidélité quand même au premier amour, qui, chez les femmes d'une certaine race, est comme l'honneur et l'absolution de la faute. Contrairement à l'aphorisme du moraliste, il n'est pas rare qu'une femme n'ait eu dans toute sa vie qu'un amant. Il est rare qu'en en ayant eu deux, elle n'en ait pas plusieurs autres encore. C'est dans le passage de la passion unique à la seconde faiblesse que se fane, pour ne plus renaître, cette fleur de sa propre estime dont une créature fière a besoin comme de l'air qu'elle respire, comme du pain qui la nourrit.
—«Non,» se répétait Mme de Tillières, «je suis la femme d'Henry. Je me suis donnée à lui pour toute la vie. Même si j'étais indifférente à ses douleurs, je lui devrais, je me devrais de lui rester fidèle. Je ne suis pas responsable de mes sentiments. Je le suis de mes actes. Je veux être forte et je le serai… Je le veux…,» insistait-elle; et elle tendait toute son énergie à dominer l'excessive détresse qui lui noyait soudain toute l'âme quand elle se reprenait à se dire, trouvant une dernière douceur à employer mentalement un prénom que sa bouche n'avait jamais prononcé:
—«Je ne verrai plus Raymond!»
Après deux heures de cette promenade où elle essayait de tromper, par un mouvement physique, l'anxiété qui la dévorait, Juliette finit par remonter dans sa voiture, ayant du moins fixé sa pensée flottante sur une résolution positive. Elle ne s'était pas senti la force de dire elle-même à Casal qu'elle ne voulait plus, qu'elle ne pouvait plus le recevoir. Le consigner à la porte sans explication était un procédé inqualifiable et qu'il n'avait d'ailleurs pas mérité. Elle avait donc imaginé de demander à Gabrielle de Candale qu'elle voulût bien prier le jeune homme de ne plus venir rue Matignon, sous le simple prétexte que de mauvais propos de monde rapportés à Mme de Nançay avaient créé des difficultés entre Juliette et sa mère. Elle n'aperçut les inconvénients de cette ruse qu'après l'avoir exposée à son amie, chez laquelle elle se fit conduire au retour du Bois, et qui lui répondit, en secouant sa blonde tête:
—«Tu sais que je ferai ce que tu voudras, mais croira-t-il à cette raison?»
—«Qu'il y croie ou non,» reprit Juliette, «il comprendra que je ne veux plus le recevoir et il est trop galant homme pour essayer de s'imposer.»
—«Il t'aime,» répondit Gabrielle.
—«Ne me dis pas cela,» interrompit nerveusement Mme de Tillières, «tu ne dois pas me le dire…»
—«Mais, ma douce, c'est pour te montrer qu'il peut vouloir une explication…»
—«Hé bien!» reprit Juliette d'une voix sourde, «je serai toujours à temps de lui répéter ce qu'il saura déjà par toi…»
—«Es-tu sûre d'en avoir le courage?» demanda la comtesse.
—«Ah!» fit Juliette en cachant son visage dans ses mains, «tu vois que tu ne crois plus en moi, depuis que je t'ai tout avoué… Tu vois comme tu as cessé de m'estimer.»
—«Moi,» s'écria Mme de Candale en embrassant son amie, «je ne crois plus en toi! J'ai cessé de t'estimer! Mais je n'ai jamais compris combien je t'aime, avant cette journée d'hier… Si tu savais comme j'ai pensé à toi toute cette nuit, comme j'ai tremblé à l'idée de cette entrevue avec Poyanne, comme je t'attendais avec anxiété?… Ne plus t'estimer! Et de quoi? De ce que ma fatale imprudence n'a pas deviné l'engagement secret qui te rendait si rebelle quand je te donnais ce nouvel ami?… Car c'est moi qui te l'ai donné… Mais c'est vrai, à présent, j'ai peur…» Et elle ajoutait, voyant dans les yeux de Juliette une détresse infinie: «Non, ne m'écoute pas, je suis folle. Je te promets d'être adroite et de t'éviter cette visite… Il ne soupçonnera pas l'intimité à laquelle tu le sacrifies. Il ne sera donc pas jaloux. Il n'a pas la moindre idée de tes sentiments pour lui. Il n'osera pas enfreindre ta défense… Et, la semaine prochaine ou l'autre, nous partirons toutes deux pour Nançay ou pour Candale, veux-tu? Je te soignerai comme une sœur. Je te gâterai. Je te guérirai. Mais, je t'en supplie, ne répète pas que je t'aime moins!…»
—«Que tu me fais du bien de me parler ainsi!» Et, appuyant sa tête sur l'épaule de son amie, elle ajouta: «C'est la seule place au monde où je ne souffre pas. J'ai tant besoin que tu me dises que je ne suis pas un monstre…»
Ce soupir, échappé du plus profond d'une âme en proie aux plus obscurs, aux plus douloureux des troubles moraux, ceux dont nous avons honte, à la minute où nous en mourons, devait pour toujours rester dans le souvenir de Mme de Candale. Jamais plus elle ne laisserait tomber, fût-ce par étourderie, une seule phrase comme celle que son anxiété lui avait arrachée tout à l'heure, où Juliette pût deviner une défiance de son caractère. Mais la chère comtesse eut beau prodiguer les tendres consolations de sa sympathie à sa pauvre amie, elle avait trop montré d'un mot que cette dernière n'était plus absolument la même femme pour elle. Rien que dans la façon de prononcer le nom de Poyanne, dans l'effort visible que lui coûtaient ces deux syllabes, la pure et fière Gabrielle avait mis, à son insu, de quoi percer un cœur endolori auquel tout maintenant devait être blessure. Ses adorables gâteries furent impuissantes à détruire cette impression entièrement, de même qu'en multipliant les assurances sur l'issue heureuse de son ambassade auprès de Casal, elle n'arriva pas à supprimer l'effet de son premier cri: «Mais croira-t-il à cette raison?…»
Au lieu de quitter la rue de Tilsitt, tranquillisée du moins sur l'exécution pratique du plan qu'elle avait combiné, Mme de Tillières rentra chez elle, plus remuée encore, et plus misérable; et il lui fallut bien constater qu'une coupable espérance s'était déjà glissée dans son esprit malade, qui l'épouvanta comme un crime. Certes, elle avait été très sincère dans son projet de ne plus jamais recevoir Raymond,—très sincère dans sa démarche auprès de Gabrielle. Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de souhaiter que la première idée de son amie fût réalisée et que le jeune homme tentât d'avoir avec elle un entretien définitif et direct. Par un détour étrange et qui lui donnait un remords affreux, elle éprouvait un besoin irrésistible, à l'heure de la séparation, d'être bien sûre qu'elle était aimée de lui. Inconséquence si naturelle à un cœur qui ne s'accepte pas tout entier! N'en arrive-t-il pas ainsi chaque fois que nous quittons pour des motifs étrangers à l'amour: orgueil, intérêt ou noblesse, un être idolâtré? Quel amant a pu sacrifier une maîtresse chérie, même à quelque impérieux devoir, et lui pardonner, si elle s'est consolée trop vite? La vanité n'entre pas seule en jeu dans ce singulier sentiment. La passion s'y montre dans la franchise de son invincible égoïsme, et Juliette ne pouvait pas comprendre cela, qu'après sa visite chez Mme de Candale, elle se trouvait justement moins forte contre la passion, par suite d'un phénomène moral qui allait dorénavant dominer le cruel va-et-vient de son âme désemparée, et l'affoler de contradictions constantes. Partagée, comme elle était, entre deux sentiments incompatibles, il était inévitable qu'elle s'abandonnât toujours en imagination à celui des deux qu'elle immolait dans l'ordre des faits, d'autant plus qu'un des deux, celui qui l'attachait à Poyanne, était tout négatif et incapable de lui donner jamais aucune joie. Avec quels remords elle le constata, dans cette nuit qui suivit et dans la matinée du lendemain! Elle n'avait pu supporter que cet homme souffrît pour elle. Pour lui épargner cette souffrance, elle avait résolu de tout lui dévouer d'elle-même, son corps et son âme, et maintenant qu'elle le voyait moins anxieux, elle n'avait plus de pensée que pour l'autre! Était-elle donc un monstre, comme elle l'avait crié à son amie dans une angoisse suprême?
Ah! cette matinée du lendemain, où, pour la première fois depuis si longtemps, elle se rendit au petit appartement de Passy pour s'y retrouver avec son amant, quel frisson d'inexprimable effroi elle devait en garder pour des jours et des jours! Qu'elle devait se revoir de fois arrivant devant la maison, entrant dans le logis paré de fleurs par le comte, comme s'il eût été un amoureux de vingt-cinq ans,—et le reste! C'était pourtant un drame bien banal que celui dont ces murs mystérieux furent le théâtre, et il se reproduit chaque soir dans des centaines d'alcôves conjugales où des femmes, ayant un amour caché au cœur, s'abandonnent par devoir à des maris que souvent elles haïssent d'une haine mortelle. Mais la plupart du temps, l'intérêt qui les pousse à ces abandons est si fort qu'il noie, chez elles, et cette haine et le dégoût et jusqu'à la tristesse. Il s'agit de faire accepter à ce mari une grossesse illégitime, d'endormir des soupçons jaloux, ou simplement de régler une note de modiste trop chargée. Que leur importe de prêter leur personne à des plaisirs qu'elles ne partagent point, lorsqu'elles ont la perspective, à côté, de bonheurs défendus, mais qui leur font d'avance oublier cette corvée des sens, hideuse quand elle n'est pas enivrante! Il en est pourtant, parmi ces femmes, qui, tout en aimant hors du mariage, ont voulu demeurer fidèles à la foi jurée, et qui n'ont pas cédé à cet amour. Elles ont mis leur orgueil à cacher leur cœur, même à celui qui l'a troublé. Et elles continuent d'être des épouses soumises avec ce dévorant cancer de la passion en train de ronger le plus profond de leur être. Celles-là, du moins, ces martyres de l'honneur et de l'amour, s'il s'en rencontre qui lisent ce récit d'une longue et cruelle tragédie intime, comprendront vraiment l'assaut de mélancolie dont Juliette fut la victime avant, pendant et après ce rendez-vous. Elle l'avait offert la première cependant, et elle en partit sans avoir même pu donner le change à celui qu'elle voulait rendre heureux,—à quel prix! Car le comte lui dit, au moment de se séparer, cette phrase qui entra dans ce cœur de femme tourmentée comme une lame aiguë:
—«Répète-moi qu'en venant ici, tu es venue pour toi et non pour moi.»
—«Pour moi, pour toi?» dit-elle avec un sourire frémissant, «et est-ce que je distingue ton bonheur du mien? Quelle idée as-tu encore?»
—«Ah!» fit-il, «c'est que ton regard est si triste! Je connais trop bien tes yeux.»
—«Ce sont les yeux d'une amie un peu malade!» reprit-elle en haussant ses fines épaules, avec cette grâce vaincue des êtres trop souffrants et qui ne peuvent plus lutter; «mais ce n'est rien. Quand vous reverrai-je? Demain? Voulez-vous venir à deux heures, rue Matignon?»
—«Voilà qui est convenu,» dit Poyanne en l'attirant contre lui par un geste caressant, «vous avez raison. C'est moi qui suis un inquiet, un maniaque, un insensé… Si vous ne m'aimiez pas, seriez-vous ici? Pardonnez-moi…»
—«Lui pardonner?» songeait Juliette dans la voiture qui la ramenait chez elle quelques minutes plus tard. «Pauvre ami et si délicat! Il faut que lui du moins ne doute jamais plus de moi. Je lui dois cela. Ma vie est à lui, tout entière. Devant ma conscience, je l'ai épousé… Comme j'ai de la peine à lui cacher ce que j'éprouve!… C'est qu'il m'aime… Comme il m'aime!…» Puis elle revenait malgré elle vers une autre image. Elle se rappelait Casal: «Lui aussi, il m'aime, ou croit m'aimer. Il croit… Dans quinze jours, il aura oublié ces quelques semaines d'une si douce intimité. Il reprendra sa vie de plaisir. Quand on prononcera mon nom devant lui, il se dira: Ah! oui, cette petite Mme de Tillières, à qui j'ai commencé de faire la cour… Et puis sa mère m'a empêché de continuer… Allons, c'est fini, fini… Et mon beau rêve de prendre sur lui une bienfaisante influence, de le tirer de ses désordres, de le faire valoir tout ce qu'il vaut, d'empêcher qu'il ne tombe plus bas!… Du moins je lui aurai prouvé qu'il existe d'honnêtes femmes et qui ne se laissent pas dire ce qu'elles ne doivent pas entendre. Il a été si simple, si parfait avec moi!… D'honnêtes femmes? mon Dieu, s'il savait…» Elle se sentit rougir sous son voile et dans son coin de fiacre clandestin à cette seule idée: «Non, je ne pourrais pas lui expliquer. Et pourtant, si Henry avait été libre, il n'y aurait pas un mot à prononcer contre moi, et ce que je fais me le prouve à moi-même!… Cela doit suffire…»
Elle se répétait ces phrases, une fois rentrée, et d'autres pareilles. Elle n'arrivait pas à vaincre l'espèce d'obsession qui maintenant la contraignait de penser à Casal dans un éclair de vision intense comme la réalité même. Ce ne sont pas les mêmes côtés de notre âme qui raisonnent et qui sentent, et Juliette eut beau se démontrer que, ses relations avec le jeune homme étant rompues pour toujours, elle devait l'oublier, toute sa force d'imagination ne fut plus occupée, à l'approche du moment où elle le savait appelé rue de Tilsitt, qu'à se représenter ses faits et gestes… «Midi. Il doit revenir du Bois et trouver la lettre de Gabrielle, s'il ne l'a pas eue ce matin. Il se demande ce qu'elle peut avoir à lui dire. Il croit peut-être qu'il s'agit de régler la partie de bateau arrêtée l'autre semaine, sur le yacht de son ami lord Herbert…» À l'évocation de ce projet évanoui, tout un décor d'eau bleue, de ciel clair, de collines vertes, se peignait dans la rêverie de Mme de Tillières, et les heures de lente et douce causerie dans cet uniforme mouvement du mince vapeur qui glisse avec le courant du fleuve.
—«A quoi penses-tu?» lui demanda sa mère, assise en face d'elle, à la table du déjeuner. «Est-ce que tu as un chagrin?»
—«Ma chère maman, quelle idée!» répondit-elle en tressaillant, comme si les yeux clairs de la vieille femme lisaient jusqu'au fond de son cœur. Et vainement elle se força au sourire, à la conversation, à la gâterie envers cette mère trop perspicace et qui secoua sa tête blanchie tout en observant en silence combien le pauvre visage de sa chère fille avait changé. Il était comme réduit à présent, comme consumé. Quel malaise mystérieux avait battu ces paupières où se devinait l'insomnie, pâli ces joues où semblaient rester des traces de larmes? Juliette nourrissait-elle en secret un sentiment malheureux? Car de soupçonner son enfant d'une faute ou d'un remords, la noble, la pieuse Mme de Nançay en était incapable comme elle eût été incapable de se consoler si elle avait deviné la vérité; et cette confiance absolue de la mère était aussi une douleur pour Juliette, même à ce moment où tant de plaies saignaient en elle, et tout en se le reprochant, elle aspirait à la solitude. Car là, du moins, il lui était permis de s'abandonner au tourbillonnement de ses pensées. Ce matin surtout, ce lui fut un soulagement infini de redescendre dans son petit salon, et là, de nouveau, les yeux fixés sur la pendule, elle se reprit à ce dévorant calcul des minutes et des secondes par lequel nous nous associons de loin au moindre geste de ceux que nous aimons, faute de pouvoir être auprès d'eux, à vivre leur vie, à tout éprouver de leurs sensations:
—«Une heure et demie… Il est rue de Tilsitt, Gabrielle le reçoit en haut, dans cette pièce qui doit lui rappeler, à lui, tant d'heures si douces. Elles ne reviendront plus… Elle lui parle… Mon Dieu! pourvu qu'il ne s'imagine pas que j'ai eu peur de lui parler moi-même?… Non. Il croira que c'est simplement un signe d'indifférence. Hélas!… Mais le croira-t-il? Allons, qu'est-ce que cela me fait?… Il écoute. Qui sait? Tout n'était sans doute qu'un jeu pour lui, et ce que lui dit Gabrielle lui est bien égal. Mais non. Il m'aimait, et s'il ne me l'a jamais dit, c'était par respect… Quelle délicatesse dans ce cœur—malgré sa vie!… Que va-t-il devenir, maintenant?… Ah! que c'est dur!…»
Puis, après une de ces méditations inconscientes où tout notre être s'en va de nous dans celui d'un autre, et d'où nous nous réveillons comme d'un sommeil morbide, brusquement:
—«Deux heures et quart,» reprit-elle, «c'est fini. Pourvu que Gabrielle n'ait pas eu d'autres visites et qu'elle puisse sortir aussitôt pour venir tout me raconter… Mais on sonne… On va ouvrir… Ce ne peut être qu'elle…»
Mme de Tillières avait en effet pris la précaution de condamner sa porte pour tout le monde, excepté pour Mme de Candale. Ce lui fut donc une surprise, presque à s'évanouir, lorsque le valet de pied introduisit la personne dont elle avait perçu le coup de sonnette, à travers les murs, avec cette acuité maladive des sens propre aux périodes d'extrême tension nerveuse. Elle avait devant elle Casal lui-même. Elle s'était levée pour s'élancer au-devant de Gabrielle. Le saisissement que lui infligea la présence inattendue du jeune homme fut si violent qu'elle dut se rasseoir. Ses jambes se dérobaient sous elle. Malgré l'habitude qu'elle avait de se dominer et quel que fût son intérêt dans ce moment à dissimuler son trouble, elle se sentit pâlir, puis rougir, et sa voix s'arrêta dans sa gorge serrée. Ce lui fut une profonde douceur, dans cette émotion, de voir que Casal n'était pas lui-même moins ému qu'elle. Lui aussi, la démarche qu'il venait d'oser lui enlevait sa présence d'esprit pour ce début d'entretien. Visiblement, à cette entrée dans ce petit salon, il n'était ni le séducteur de sa propre légende, ni le viveur habitué aux adresses de la rouerie masculine, ni le fat gâté par ses retentissants et faciles succès, ni rien qu'un amoureux avec les spontanéités de la passion sincère. Si Juliette s'était jamais imaginé qu'il jouât la comédie avec elle, l'attitude qu'il gardait à cette seconde l'eût détrompée. Ce qu'il y a en effet de particulier dans l'amour vrai, et les femmes le savent d'instinct, c'est qu'il souffre de son triomphe, si ce triomphe coûte une douleur à celle qui en est la victime, et, au lieu d'avoir dans ses prunelles un éclair d'orgueil devant le bouleversement de la jeune femme, si favorable à une déclaration, ce Parisien rompu à toutes les expériences galantes laissait paraître lui-même le trouble d'un jeune homme qui a peur de sa propre audace—et qui craint de déplaire ou de blesser, plus encore qu'il n'espère réussir…
—«Pardonnez-moi, madame,» fit-il après un silence, «si je me suis permis de forcer votre porte en me servant du nom de Mme de Candale… J'arrive de chez elle et j'ai tenu à vous parler aussitôt… Peut-être ce que j'ai à vous dire est-il de nature, sinon à justifier, à expliquer du moins mon indiscrétion… Mais si vous désirez que je me retire et remettre cet entretien à tel moment qui vous conviendra, je suis prêt à vous obéir…»
Il parlait d'une voix soumise, presque avec timidité. Mme de Tillières, elle, avait eu le temps de se reprendre et la force de le regarder. Soit que cette attitude non jouée lui touchât le cœur, soit qu'elle voulût ne point paraître redouter cette conversation, soit enfin qu'elle cédât à cet attrait de la présence qui se montre au principe de toutes les faiblesses, quand on aime, elle n'agit pas comme elle aurait dû agir pour demeurer dans la logique de son parti pris. Il était si simple de répondre: «Gabrielle vous a dit tout ce que je vous dirais moi-même,» et d'ajouter un mot qui blâmât la visite de Casal de manière à en rendre le renouvellement impossible! Au lieu de cela, elle s'écoutait elle-même répliquer au jeune homme par cette petite phrase, si banale dans ses termes, si grosse de dangers à cet instant:
—«Mon Dieu, monsieur, j'avoue qu'après ce qu'a dû vous dire Mme de Candale, je ne vous attendais pas. Mais je n'ai aucune raison pour refuser de vous écouter et de vous répondre, s'il s'agit, comme je le pense, justement de la commission, un peu délicate, dont j'avais chargé Gabrielle…»
—«Oui, madame,» reprit le jeune homme en s'asseyant, et avec un accent devenu plus ferme. «Vous l'avez deviné, il s'agit de cela, et d'abord, permettez-moi de vous répéter la réponse que j'ai faite tout à l'heure à la comtesse. Vous n'avez, dois-je y insister? aucune résistance à craindre de ma part dès l'instant que vous exprimez un désir comme celui qu'elle m'a transmis… Je comprends les scrupules auxquels vous obéissez, et, si durs qu'ils puissent être pour moi, je les approuve. Je tiens à vous le répéter et à vous donner ma parole que cette visite sera la dernière, si vous persévérez dans votre décision après m'avoir entendu… Je n'aurais qu'un reproche à vous faire, si la faute n'en était évidemment à moi qui n'ai pas su vous faire apprécier le degré de mon respect, de mon culte pour vous. J'aurais aimé que vous me parliez vous-même, au lieu d'employer un tiers, même Mme de Candale. Vous m'auriez épargné mon indiscrétion de tout à l'heure, car je vous aurais dit aussitôt ce que je voulais vous dire depuis bien des jours déjà…»
—«Hé bien!» reprit Juliette avec un sourire, «j'ai eu tort.» Elle voyait déjà, comme s'ils eussent été écrits sur les lèvres de Casal, les mots qu'il se préparait à prononcer; elle en avait à l'avance un frémissement dans tout son être; et, par un dernier effort, elle essayait de maintenir la causerie sur ce ton de demi-légèreté mondaine qui constitue, pour les femmes, la plus habile défense: «Oui, j'ai eu tort, mais, vous le voyez, j'étais, je suis encore bien souffrante… Cet entretien était pénible pour vous, et, pourquoi ne pas vous l'avouer? pénible pour moi. Il y a des choses toujours dures à dire, surtout quand elles s'adressent à un homme qui ne les a pas méritées… Mais vous connaissez ma mère, vous lui avez été présenté ici. Vous savez combien elle est peu de ce temps, et vous devinez ce que deviennent pour elle les moindres rapports de la malveillance… Je n'ai pas le droit d'entrer en lutte avec elle. Vous comprenez cela aussi… Ne voyez donc là aucun grief personnel, et, dans six mois, dans un an, je vous recevrai de nouveau comme aujourd'hui, avec beaucoup, beaucoup d'estime et une très vraie sympathie.»
—«Tout cela est irréfutable,» répondit Raymond en inclinant la tête, «et encore une fois j'ai accepté cet arrêt… Seulement, voici ce que je tiens à y ajouter… En me parlant comme vous venez de le faire, vous vous êtes adressée au Casal officiel, au monsieur qui vous a été présenté voici deux mois, qui est en relation de visite avec vous, comme avec Mme de Candale, avec Mme d'Arcole et vingt autres… Tiendriez-vous exactement le même discours, si celui que vous traitez ainsi en simple connaissance venait vous dire: Depuis que je vous connais, madame, ma vie a changé absolument. Elle n'avait aucun but, elle en a un. Je me croyais fini, usé de cœur, incapable d'un sentiment profond. J'en éprouve un. J'acceptais de vieillir, comme tant de mes camarades, entre le club et le champ de courses, sans autre intérêt que de tuer les jours après les jours, à travers ce que l'on est convenu d'appeler le plaisir. Je vois aujourd'hui devant moi le plus sérieux, le plus haut, le plus passionné des intérêts… Je vous affirme que j'aurais mis des semaines et des semaines à vous parler de la sorte, si les choses n'en étaient pas arrivées à cette crise aiguë. Entre ce que j'étais, le soir où je me suis assis auprès de vous à la table de Mme de Candale, et ce que je suis maintenant, il y a un amour comme je n'en avais jamais ni senti ni imaginé, un amour fait de respect et de dévouement, autant que de passion, et voilà ce que j'ai voulu que vous sachiez, pour avoir le droit d'ajouter ceci: lorsque, dans six mois, vous me permettrez de revenir, si je vous apporte, après cette séparation, le même cœur rempli du même amour et si je viens vous demander d'accepter mon nom et de devenir ma femme, me répondrez-vous certainement: Non?»
Dès la minute où le jeune homme avait commencé de parler, Mme de Tillières s'était bien attendue à ce qu'il lui dît: «Je vous aime!» Et, comme on a vu, elle s'était préparée à recevoir cette déclaration un peu en badinant, quitte à s'indigner si Raymond s'exprimait en termes trop vifs. Elle avait espéré redevenir assez maîtresse d'elle-même pour se gouverner et ne lui laisser plus rien deviner de ses angoisses. Elle ne soupçonnait pas qu'il dût trouver au service de sa passion des paroles d'une si caressante délicatesse, ni surtout qu'il eût pu concevoir ce projet de mariage, si étrangement opposé à tout ce qu'elle connaissait de son caractère et de son passé. Une pareille offre, énoncée en ces termes et par cet homme, constituait une preuve plus forte que toutes les protestations, en faveur du sentiment que Mme de Tillières avait su lui inspirer. Contre un aveu brûlant et qui révélât un désir de sa personne, elle eût, certes, trouvé l'énergie d'une révolte immédiate et qui l'eût sauvée. Contre des reproches et des exigences d'explication, n'eût-elle pas eu l'arme du léger persiflage et sa tenue officielle de femme du monde? Au contraire, une douceur infinie s'était insinuée dans son cœur malade à mesure que le discours de celui qu'elle aimait le lui révélait si tendre, si semblable à ce qu'elle n'avait même pas osé désirer. Elle sentit sa volonté se dissoudre en une défaillance déjà coupable, que traversa soudain, avec la rapidité d'un éclair illuminant un vaste paysage, le souvenir de Poyanne et de la matinée.—Elle portait encore la robe de sa visite à Passy!—Elle comprit, à la terreur que lui donna la double sensation de son attendrissement actuel et de ce rendez-vous si récent, qu'elle était perdue, si elle ne dressait pas une barrière infranchissable entre elle et celui qui possédait le pouvoir de la remuer de la sorte. Pourquoi ne se produisit-il pas alors en elle un mouvement d'entière franchise? Pourquoi n'avoua-t-elle pas à Casal qu'elle n'était pas libre? Que de malheurs eussent été épargnés et à elle-même et à d'autres! Mais ces confessions-là, et qui parfois arrêtent à jamais l'espérance d'un homme, si épris soit-il, par la sublimité de leur loyal courage, les femmes ne les font guère qu'à ceux dont elles ne se soucient pas. À ceux qu'elles veulent décourager, mais sans cesser d'en être aimées, elles préfèrent cacher à tout prix leurs fautes.—Et, tout exceptionnelle qu'elle fût par tant de côtés de sa nature, Juliette obéit dans cette circonstance à la commune loi!—Elles excellent alors à inventer quelqu'une de ces imaginations romanesques qui les protègent en les auréolant; et celle-ci eut la force de répondre:
—«Vous voyez que je vous ai écouté jusqu'au bout, quoique j'eusse le droit et le devoir de vous arrêter dès les premiers mots… Je vous répondrai bien nettement. J'ai juré dans une circonstance solennelle que, si j'avais le malheur de devenir veuve, je ne me remarierais jamais… Ce serment, je l'ai prêté et je le tiendrai…»
Elle devait plus tard éprouver souvent le remords de ce mensonge qui sous-entendait le souvenir de son mari, car à qui pouvait-elle avoir fait un pareil serment et dans quelle circonstance, sinon à Roger de Tillières et lors du départ pour la campagne de 1870? Et cela n'était pas dans la manière de sa délicatesse habituelle de mêler un tel souvenir à un tel entretien. Mais elle n'avait pas le choix parmi les moyens: il s'agissait avant tout pour elle de ne pas mettre Casal sur la piste de sa liaison avec Poyanne. C'était le plus redoutable des dangers dans la situation si fausse où elle s'était engagée. Sur le moment, d'ailleurs, elle n'eut pas le temps d'avoir ce remords, car elle put voir, tandis qu'elle parlait, la physionomie de celui dont elle brisait ainsi toute l'espérance se décomposer. Le jeune homme était venu rue Matignon avec la certitude, grandie chaque jour depuis ces deux mois, qu'il était aimé. Il n'avait pas douté du prétexte de rupture transmis par Mme de Candale, et il avait été lui-même d'une entière bonne foi en disant à Mme de Tillières ce qu'il lui avait dit. Toute la conduite de Juliette à son égard lui paraissait dominée par ces deux faits: le premier, qu'elle s'intéressait à lui avec passion; le second, qu'elle combattait cette passion à cause de la défiance éveillée en elle par d'Avançon, dès le lendemain de leur rencontre,—défiance sans doute augmentée par de méchants propos. Il n'avait pas supposé qu'elle répondrait nettement à sa demande, mais il s'attendait à une phrase qui, dans sa crise de sentimentalisme exalté, lui suffirait pour supporter l'absence et l'exil: «Revenez dans six mois et alors seulement je vous parlerai…» Il avait déjà escompté l'occupation de ces six mois qu'il se proposait de passer de nouveau sur mer avec Herbert Bohun. Il était si sûr de rentrer avec le même amour au cœur, les mêmes paroles aux lèvres, et si sûr aussi qu'avec sa nature Juliette n'aurait pas changé d'ici là! Par un phénomène fréquent chez les grands mépriseurs de femmes lorsqu'ils se laissent prendre au charme d'une d'entre elles, il mettait Mme de Tillières très à part de tout ce que lui avait appris son expérience, et il croyait d'elle, par instinct, ce qu'il niait le plus habituellement des autres. Aussi n'éprouva-t-il pas un doute d'une seconde devant la révélation inattendue du romanesque et mystérieux engagement qui ruinait du coup l'échafaudage d'illusions construit dans son rêve. Comme il se fût moqué autrefois d'un camarade qui eût admis ainsi sans hésiter une histoire de cette simplicité d'invention! Mais, après tout, croire à cette histoire n'était pas pour lui plus extraordinaire que ce rêve de mariage. Il disait vrai. Cette idée d'épouser Mme de Tillières avait germé en lui depuis des jours et des jours. Elle était née de la conviction que cette femme n'avait jamais eu, n'aurait jamais, ne pouvait pas avoir d'amant; puis, de cette autre conviction que lui, Raymond, n'avait non plus jamais éprouvé, n'éprouverait jamais ce qu'il éprouvait auprès d'elle. Pourtant, et malgré la vivacité des sentiments qu'il portait à Juliette, il conservait, de tant d'intrigues, ce tact particulier qui fait qu'un homme comprend à quelle minute il doit insister ou bien avoir l'air de céder. Il eut la finesse d'apercevoir combien Mme de Tillières était troublée, mais aussi que ce trouble se changerait vite en révolte s'il essayait de lutter contre elle. S'il se dérobait, au contraire, il se ménageait un retour possible; et il avait la chance de renouer la conversation sur un autre terrain, au cas où, dans sa phrase d'adieu, elle relèverait, elle, un mot quelconque. Ce ne fut pas, il convient de lui rendre cet hommage, un calcul aussi lucide. Il était lui-même trop bouleversé pour raisonner avec cette précision. Mais les hommes très habitués aux aventures et qui ont beaucoup réfléchi sur l'amour ressemblent à ces soldats bien exercés, qui font la manœuvre savamment même sous le feu de l'ennemi.
—«Alors, madame,» dit-il en se levant, «puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous pour toujours. Je sais ce qui me reste à faire…»
Elle s'était levée aussi. Ses malheureux nerfs étaient si émus et sa pensée si tendue qu'elle entrevit derrière les paroles du jeune homme une résolution funeste, et involontairement:
—«Quoi?» s'écria-t-elle. «Vous ne partirez pas d'ici sans m'avoir juré…»
—«Que je ne me tuerai pas,» répondit Casal avec une nuance d'ironie. «Vous venez d'en avoir la pensée… Non, n'ayez pas peur d'avoir ma mort sur la conscience… J'ai voulu simplement dire qu'il ne me reste plus qu'à reprendre mon existence d'autrefois. Elle ne m'amusait guère, elle m'amusera moins encore, mais elle m'aidera à vous oublier… Permettez-moi pourtant un dernier conseil,» ajouta-t-il, en la fixant avec des yeux devenus durs. «Ne jouez plus jamais avec un cœur d'homme, même si l'on vous a dit beaucoup de mal de cet homme; cela n'est pas loyal d'abord, et puis vous risqueriez de tomber sur quelqu'un qui aurait l'idée de se venger le jour où il s'en apercevrait… Je vous l'affirme, tout le monde ne me vaut pas, quoi que pensent de moi vos amis.»
—«Moi!» dit-elle, «j'ai joué avec vous!…» Et elle répéta, d'une voix plus basse: «J'ai joué avec vous! Ah! vous ne le croyez pas… Vous ne pouvez pas le croire…»
Elle s'était approchée de lui en prononçant ces mots. Voyant ce mouvement, il lui prit la main, qu'elle ne retira pas. Elle était brûlante de fièvre, cette petite main qu'il serra d'une pression lente. Il attira Juliette vers lui, sans qu'elle se défendît. Elle était à bout de ses forces, et, au moment de se séparer de lui pour toujours, son courage la trahissait. Il lui parlait maintenant d'une voix pénétrante et passionnée:
—«Hé bien! non,» osait-il lui murmurer, «non, vous ne vous êtes pas jouée de moi; oui, vous avez été sincère depuis le premier jour jusqu'à celui d'aujourd'hui; non, vous n'avez pas été, vous n'êtes pas une coquette. Et puisque vous n'avez pas joué avec moi, savez-vous ce que cela signifie?… Ah! laissez-moi vous le dire, orgueilleuse que vous êtes et qui voulez lutter contre l'évidence, c'est que vous avez deviné mon sentiment, c'est qu'il vous touchait, que vous le partagez, c'est que vous m'aimez… Ne me répondez pas. Vous m'aimez. Je l'ai senti si souvent depuis ces dernières semaines, et tout à l'heure encore en entrant. À cette seconde je le sens de nouveau si vivement après en avoir douté… Pardonnez-le-moi… Et puis taisez-vous… Laissez-moi vous le répéter, nous nous aimons. Je comprends bien à qui et dans quel moment vous avez juré de ne pas vous marier, mais que peuvent contre la passion des promesses d'enfant, que l'on n'a le droit ni de donner ni d'exiger, puisque l'on n'a pas le droit de jurer que l'on ne vivra plus, que l'on ne respirera plus, que l'on fermera son âme pour jamais à la lumière, au ciel, à l'amour.»
Ces phrases, dans le goût de celles que tous les amants ont soupirées dans des heures pareilles et qui ne sont banales que parce qu'elles traduisent quelque chose d'immortellement vrai, l'élan instinctif vers le bonheur,—Raymond les disait, le visage tout près de celui de Juliette. Il l'attira plus près encore, et il sentit la tête de la jeune femme s'abandonner sur son épaule. Il se pencha pour lui prendre un baiser. Il en fut empêché par la peur… Elle avait fermé les yeux et elle était blanche comme une morte. L'excès de l'émotion venait de la faire s'évanouir. Il la souleva entre ses bras, et il la porta sur la chaise longue, épouvanté de sa pâleur et cherchant des sels. Cinq minutes s'écoulèrent ainsi pour lui dans une horrible angoisse. Enfin, elle rouvrit les paupières, elle passa les mains sur son front, et, voyant Casal à ses genoux, la mémoire lui revint, foudroyante. La conscience de sa situation la saisit avec une violence presque folle, et s'éloignant de lui avec terreur:
—«Allez-vous-en,» dit-elle, «allez-vous-en. J'ai votre parole de m'obéir… Ah! vous me tuez…»
Il voulut parler, lui reprendre les mains; elle répéta:
—«J'ai votre parole, allez-vous-en.»
Il n'avait même pas eu le temps de répondre, qu'elle avait pressé sur le timbre de la sonnette électrique qui traînait sur la table, parmi les bibelots. Devant ce geste, le jeune homme dut se relever. Un domestique entra:
—«Excusez-moi, monsieur,» dit Mme de Tillières, «si je suis trop souffrante et forcée de vous quitter… François, quand vous aurez reconduit M. Casal, vous ferez descendre ma femme de chambre. Je me sens bien mal…»
IX
CASAL JALOUX
On s'est souvent moqué des hommes qui prétendent avoir l'expérience des femmes, en montrant qu'un jour se rencontre dans leur vie inévitablement où cette expérience ne leur sert de rien. Elle n'empêche pas en effet que l'illusion symbolisée dans la légende païenne par le classique bandeau de l'Amour ne s'interpose tôt ou tard entre les plus désabusés et la réalité, aussitôt que le cœur est pris, et l'on voit Don Juan se conduire avec autant de naïveté que Fortunio, et un Casal demander en mariage avec une timidité folle une femme qui est depuis des années la maîtresse d'un autre. Peut-être faut-il reconnaître dans ce phénomène singulier une preuve de plus à l'appui de la thèse qui assimile l'amour à une suggestion. L'hypnotiseur met un livre dans la main du sujet endormi. Il lui dit: «Respirez cette rose,» et l'hypnotisé approche le volume de son visage, sur lequel se trahit la félicité d'un promeneur qui a cueilli une belle fleur et qui en savoure avec gourmandise le caressant arome… La femme que nous aimons nous raconte les plus romanesques, les plus étranges histoires; et, de sa bouche idolâtrée, nous acceptons comme vrais, presque avec religion, des récits qui, venant de n'importe quelle autre, nous feraient hausser les épaules. L'analogie est même d'autant plus frappante que cet état d'illusion se dissipe le plus souvent en une seconde, comme le sommeil hypnotique. Un souffle sur les paupières, et voilà le dormeur réveillé. Un événement presque insignifiant, mais qui touche à la place juste, et voilà le crédule amoureux en réaction contre sa confiance, avec une force de scepticisme proportionnée à cette confiance même. Pas une minute, durant la scène où il s'était enfin décidé à se déclarer, Casal n'avait mis en doute la véracité de Mme de Tillières. Il avait cru à l'observation faite par la mère. Il avait cru au mystérieux serment de ne jamais se remarier. Juliette eût imaginé de lui servir bien d'autres prétextes et plus invraisemblables, afin de prévenir tout conflit entre Poyanne et lui, que cet ancien amant de Mme de Corcieux, de Christine Anroux et de cinquante autres, n'aurait même pas eu l'ombre de l'ombre d'une défiance. Le magnétisme émané de la jeune femme le dominait à ce point que ni dans l'après-midi qui suivit cette scène, ni le lendemain, ni le surlendemain, il ne put, lui si ferme d'ordinaire et si lucide, s'arrêter à un projet. Il avait retiré de cette visite la double évidence que Juliette l'aimait et qu'elle ne voulait plus le recevoir, et il ne pensait pas à se servir de la première de ces deux certitudes pour tenter la lutte contre une résolution devant laquelle il s'inclinait—comme un collégien en vacances devant les prétendus remords d'une tante qui lui a savamment tourné la tête. Enfin il aimait, lui aussi, et pour la première fois. Le réveil devait être encore plus terrible.
Il y avait donc trois jours que le jeune homme s'était retrouvé sur le pavé de la rue Matignon, après avoir tenu Juliette évanouie entre ses bras, sans même appuyer sur ses lèvres pâlies par la fièvre le baiser pour lequel il s'était penché sur elle,—trois jours qui avaient passé pour lui, dans la dévorante anxiété des désirs contradictoires, à esquisser des brouillons de lettres aussitôt raturées, et à les déchirer en se raisonnant:
—«Si j'essaie de m'imposer à elle, qu'arrivera-t-il? Qu'elle me jugera mal, et voilà tout…»
Il existe comme un code tacite du gentleman, et qui domine, dans une certaine classe sociale, toutes les relations d'homme et de femme. Ce code impose ses prescriptions à l'amoureux qui n'a rien obtenu et qui, par conséquent, semblerait-il, n'a aucun devoir, comme à l'amant qui paraît avoir tous les droits. De même que le second, fût-il indignement trahi, doit se taire et ne pas se venger, le premier doit, s'il est éconduit, ne pas troubler de ses importunités la vie de celle qui ne veut plus le recevoir. Si injuste que soit, au regard de la passion, ce règlement conventionnel établi tout entier au profit de la femme, un homme s'y soumet toujours lorsqu'il tient d'abord à l'estime de celle qu'il aime; et, quelque douleur que lui infligeât cette absolue mesure, vraisemblablement Casal aurait continué, pendant des semaines, de souffrir ainsi à l'écart et sans pouvoir agir, si un petit fait n'était survenu, qui produisit sur lui cette brusque impression du souffle capable de briser le charme du magnétisme lorsqu'il passe sur les yeux de l'hypnotisé.—Oh! un très petit fait et très simple et presque insignifiant, mais y a-t-il quelque chose d'insignifiant pour un cœur que le regret consume?—Il pouvait être deux heures de l'après-midi, et Raymond, qui avait accepté à déjeuner avec Mosé, au Café Anglais,—un déjeuner offert à un prince étranger de passage à Paris,—s'en revenait seul à pied. Il s'était rendu à l'invitation de l'insidieux personnage, pour n'être pas seul avec ses pensées, et il s'était en allé, sous un prétexte quelconque, afin de les retrouver, ces maudites pensées. Les amants malheureux sont ainsi. Ils fuient leur peine et l'oubli de leur peine avec une égale impuissance à se supporter malades ou guéris. Le jeune homme,—ô décadence d'un prince des viveurs transformé en soupirant éconduit!—suivait le trottoir de la rue de la Paix, et pourquoi? pour fouiller du regard tour à tour les voitures et les boutiques avec l'inavouée, l'enfantine espérance d'apercevoir au passage la femme à laquelle il songeait uniquement… Son cœur bat plus vite, il vient de reconnaître le cheval bai brun, le cocher et le valet de pied de Juliette, ce même valet de pied qui l'a reconduit lors de sa dernière visite. Le coupé débouche de la rue des Capucines. Un embarras de voitures permet à Casal de se hâter et d'arriver sur le trottoir, de manière que Mme de Tillières ne puisse pas esquiver son salut. Qui sait? De le voir guettant ainsi sur cet angle du trottoir la touchera peut-être, et, pour lui, de la regarder, ne fût-ce qu'une demi-minute, sera encore un bonheur, et voici qu'à l'étroite fenêtre, au lieu du profil délicat de Juliette, de ses beaux yeux d'un bleu sombre et tendre, de sa pâle et fine joue, il reconnaît le visage ridé, les prunelles sévères, les cheveux blancs de Mme de Nançay, de cette mère soupçonneuse qui lui a fermé la porte du petit salon de la rue Matignon. La vieille dame le reconnaît aussi, et il la voit avec stupeur répondre à son salut, maintenant inévitable, par la plus gracieuse inclinaison de tête, un sourire amical de ces yeux graves et de cette bouche si volontiers triste. Un Parisien ne se trompe pas à l'éloquence de ces riens où une femme jeune ou âgée sait empreindre toute sa sympathie ou son antipathie, toute son indifférence ou toute sa rancune,—mille nuances. Les quelques fois où Casal avait rencontré Mme de Nançay, il lui avait plu infiniment, soit qu'elle eût été sensible à l'empressement discret du jeune homme, soit qu'une divination instinctive lui eût fait deviner la jolie qualité de l'affection vouée par Raymond à Mme de Tillières, soit enfin que, renseignée par Mme de Candale, et en dépit des racontars de d'Avançon, elle eût vu en lui pour sa fille un mari possible. Mais pour Raymond qui en était resté au récit de la prévention contre lui de cette mère inquiète, la visible bienveillance de ce salut échangé au passage devait être inexplicable. Le contraste était trop fort entre ce que lui avaient dit Mme de Candale d'abord, puis Juliette, pour qu'un homme de son bon sens ne s'en étonnât point:
—«Voilà qui est bien étrange,» songea-t-il, «et pourquoi me salue-t-elle avec cette amabilité, après avoir exigé, comme elle l'a fait, que l'on me consignât à la porte de la rue Matignon?… Si c'est de l'hypocrisie, elle est bien inutile… Je n'ai cependant pas été la dupe d'une fantasmagorie:—elle était là tout à l'heure, encore plus avenante de physionomie qu'il y a quinze jours lorsque je l'ai rencontrée chez Mme de Tillières pour la dernière fois… Ça n'a pas de sens…»
Il passait la porte du cercle des Mirlitons au moment où il se prononçait en esprit cette phrase qu'il accompagna malgré lui d'un hochement d'épaules. Il monta droit à la salle d'armes, décidé,—car, même dans son désarroi moral actuel, il suivait ses anciens principes d'entraînement continuel,—à se briser l'âme en brisant en lui la bête à force d'exercices. Mais il eut beau se livrer avec fureur à son sport préféré, et boutonner ses adversaires, les uns après les autres, aussi durement que s'ils eussent été ses rivaux auprès de Juliette, il ne put échapper aux réflexions qu'enveloppait sa surprise de tout à l'heure. Il y a dans le dévidement logique des idées une force qui travaille en nous, à notre insu, et nous demeurons confondus, parfois, de nous retrouver, sans nous être doutés du chemin parcouru, à une telle distance du point de départ. Le «ça n'a pas de sens» d'avant la séance d'escrime s'était résolu, quand Raymond franchit de nouveau la porte du cercle pour rentrer rue de Lisbonne, dans le petit monologue suivant:
—«Il n'y a pas à dire: mon bel ami… Mme de Nançay n'a rien contre moi, absolument rien. Voilà qui est évident d'après ce salut. D'ailleurs, où avais-je l'esprit pour admettre qu'une mère prudente, et qui sait la vie, demande à sa fille de ne plus recevoir du tout un monsieur compromettant? Comme si un pareil changement d'habitudes ne compromettait pas davantage une jeune femme, aux yeux des amis qui viennent dans la maison, et aux yeux de ses gens?… Mais alors cette discussion avec la vieille dame n'aurait été qu'un prétexte?… Mme de Tillières aurait imaginé ce moyen de ne plus me voir?… Cette habileté-là ne lui ressemble pas, elle si droite, si simple, si vraie, à moins que?…»
Il hésita quelques minutes devant l'hypothèse nouvelle qui surgissait devant lui. Elle lui était horriblement douloureuse, parce qu'elle impliquait que Juliette lui avait menti, et quand une femme vous a menti sur un point, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne vous ait pas menti sur d'autres. Dans la magnifique et définitive étude que Shakespeare nous a donnée de la jalousie en composant Othello, cet analyste incomparable n'a pas négligé de marquer cette influence de l'analogie sur le soupçon. La première goutte du virus est inoculée dans le cœur du Maure par cette phrase de Brabantio: «Elle a trompé son père. Elle pourrait bien te tromper…,» et Yago insiste: «Elle a trompé son père, en vous épousant…» Tous les hommes qui aiment savent cela: que la première défiance marque le passage d'une frontière impossible à repasser. Aussi une sorte d'instinct presque animal les pousse-t-il souvent à ne pas vouloir constater le premier mensonge. Ils préfèrent ignorer, avec le vague, l'inexprimé sentiment au fond du cœur, qu'il y a quelque chose à savoir. Casal, lui, possédait un esprit trop viril pour ne pas préférer la vérité la plus amère à l'illusion la plus douce, et il continua son raisonnement:
—«A moins que?… Hé bien! Pourquoi pas? À moins qu'elle ne m'ait roulé—tout simplement… De plus forts que moi ont été mis dedans par des femmes qui n'avaient ni ces yeux, ni ce sourire, ni cette voix, ni ces manières… D'ailleurs, c'est tout naturel qu'elle m'ait menti, puisqu'elle voulait ne plus me revoir et que je ne lui fournissais aucun motif… Mais pourquoi ne plus me recevoir? À cause de ce serment? Un serment fait à son mari avant le départ pour la guerre?… Ça n'a pas beaucoup de sens non plus, cette histoire-là. Quand j'ai commencé de lui faire la cour, elle s'en est parfaitement aperçue. Je ne pouvais vouloir d'elle que deux choses: ou devenir son amant ou l'épouser… Son amant? Non, elle ne l'a pas cru, elle m'aurait fermé sa porte tout de suite, puisqu'elle est décidée à ne pas être ma maîtresse. Son procédé actuel prouve du moins cela d'une façon irréfutable. Elle devait donc prévoir que je lui demanderais sa main, un jour ou l'autre. Le serment existait déjà,—s'il existe,—et elle me laissait aller… S'il existe?… Et s'il n'existe pas, si c'est un prétexte comme la discussion avec la mère? Alors qu'y a-t-il au fond de cette soudaine rupture?… Voyons, monsieur Casal, vous aurait-on fait poser comme un simple tompin?»
Cette reprise d'un terme du vocabulaire le plus trivial, dans une phrase de ce discours intérieur et à propos de Juliette, marquait la rentrée en scène du Casal d'avant les visites à la rue Matignon,—de ce Casal qui se demandait, en quittant l'hôtel de Candale: «Avec qui peut bien être cette petite femme?»—et c'était aussi la disparition, pour toujours sans doute, du Raymond sentimental, qui, depuis plusieurs semaines, chantait la romance à Madame avec des innocences de Chérubin attendri! Le petit souffle avait passé sur les yeux de l'hypnotisé. Cette crise de premier désenchantement fut si dure qu'il lui fallut, le soir, s'abolir à coup d'alcool pour se supporter, et, à minuit, lord Herbert et lui étaient à peine capables de penser ou de parler, tant ils avaient «chargé,»—comme disait l'Anglais dans ses métaphores de yachtman. Il n'y avait pas de meilleur compagnon que Bohun pour des parties de ce genre, étant de ces ivrognes taciturnes qui s'intoxiquent méthodiquement et continuent à se tenir raides, comme des soldats en parade. Casal ne risquait pas de verser avec lui dans la confidence. Dans ces moments-là, l'Anglais n'écoutait ni ne répondait. Quelle vision regardait-il avec ses yeux bleus de fils des rois de la mer? Comment était-il arrivé à systématiser sa passion pour le whisky, au point de pouvoir compter les nuits de tout cet hiver, où il était rentré lucide? La seule personne qu'il aimât au monde était Casal,—pourquoi encore? Était-il vraisemblable que ce goût de l'ivresse et cette amitié tinssent à la même cause? Herbert avait, dans sa jeunesse, été l'amant d'une femme qui le trompait avec tout Paris et dont Casal, en effet, n'avait pas voulu à cause de son camarade. Ce dernier le savait-il? Jamais il ne s'était expliqué là-dessus. Il est certain d'autre part qu'à travers les apparentes stupeurs de son ivresse il gardait assez de lucidité pour deviner tout ce qui se passait dans la tête de son unique ami. Car, au moment de le quitter, il lui serra la main en lui disant, d'une façon très particulière, le mot du poète de son pays: «She was false as water…» Et ce «fausse comme l'eau» représentait dans sa bouche une injure fort énergique, étant donné l'opinion qu'il professait sur ce liquide.—Il se vantait de n'en jamais consommer que pour son tub.—Il est certain aussi que le conseil de défiance formulé de la sorte par son compagnon d'orgie répondait trop bien aux idées douloureuses qui continuaient de hanter Raymond, car il eut besoin d'un suprême effort de volonté pour ne pas se laisser aller à cet attendrissement de la boisson, qui a déterminé tant d'irréparables aveux.
—«Herbert a raison,» songeait-il le lendemain matin, à cheval, poussant Téméraire dans les allées les plus désertes du Bois, sous un ciel gris et qui achevait de torturer ses nerfs déjà irrités par l'alcool de la veille: «Les meilleures ne valent rien… Celle-là pourtant, une hypocrite!… Hé oui, puisqu'elle m'a vraisemblablement menti sur deux points… Derrière cette rupture il y a autre chose… Mais quoi?…»
Il ne voulait pas faire la réponse ni se prononcer nettement à lui-même le mot qui lui dévorait le cœur. Il entrevoyait que l'influence d'un autre homme expliquait seule la soudaine énergie de Juliette à son égard, et il ne supportait pas de l'entrevoir. Cette tempête intérieure eut pour résultat, d'abord, que le pauvre Téméraire fut ramené à l'écurie, couvert d'écume et brisé par une course forcée,—pour le plus grand désespoir du groom préposé à son entretien,—et puis, que Casal lui-même se dirigeait de nouveau, à deux heures, vers la rue Matignon. Pourquoi? Il savait d'avance que Mme de Tillières l'aurait, suivant toutes les probabilités, consigné définitivement à sa porte, mais il éprouvait l'impérieux besoin de s'en assurer. Il calculait aussi qu'il y avait une chance contre mille pour qu'elle n'eût pas osé donner cet ordre. Dans ce cas-là, il la verrait, et, cette fois, il lui arracherait l'aveu du vrai motif qui avait si subitement déterminé cette volte-face dans leurs relations. Il reconnut, avec une émotion mêlée de la plus cuisante anxiété, le coin de cette rue, le long mur du jardin qui la borde sur un côté, la face de la maison. Il entra sans parler au concierge, et marcha tout droit vers le perron protégé par la petite guérite vitrée. La force du désir était si vive en lui,—et nous sommes toujours si près de croire à ce que nous désirons fortement,—que ce lui fut une déception lorsque le valet de pied lui répondit, avec une physionomie inscrutable:
—«Madame la marquise n'est pas chez elle…»
—«Je devais m'y attendre,» se dit Casal, «et ce n'est pas fier d'être venu me faire dire cela…»
Il s'en allait sur cette pensée, du pas mélancolique d'un homme qui n'a aucun but devant lui, lorsque, en fouillant la rue de cet œil aiguisé qui fonctionne quasi mécaniquement chez les chasseurs, les pêcheurs et les escrimeurs, tous gens dressés à une observation continuelle du détail des choses autour d'eux et devant eux, il aperçut, marchant en sens inverse, sur l'autre trottoir, quelqu'un qu'il ne reconnut pas bien d'abord, et avec lequel il échangea un coup de chapeau presque hésitant.
—«Parbleu,» se souvint-il tout d'un coup, «c'est le comte Henry de Poyanne… C'est juste… Il est lié avec Mme de Tillières… Je me rappelle avoir entendu Mme de Candale ou Juliette, je ne sais plus, dire qu'il revenait ces jours-ci… Il va peut-être chez elle… Je verrai bien s'il est reçu… S'il l'est, je ne pourrai plus douter que la porte me soit fermée…»
Il se retourna pour suivre des yeux celui dans lequel il ne soupçonnait pas encore un rival, et il vit que Poyanne, arrêté sur le seuil de la maison de Mme de Tillières, s'était, lui aussi, retourné, pour le suivre également des yeux. Les deux hommes demeurèrent quelques secondes, immobiles, à se dévisager. Puis le comte poussa le battant de la porte et ne reparut plus.
—«Allons,» pensa Casal, «ça y est… Elle le reçoit et elle ne me reçoit pas… Mais pourquoi diable a-t-il fait ainsi attention à moi? Au temps où nous nous voyions chez Pauline de Corcieux, à peine si nous nous adressions la parole et si j'avais l'air d'exister pour lui, tandis que maintenant… Mme de Tillières lui aurait-elle raconté qu'elle m'a consigné? Dans quels termes sont-ils? C'est le seul de ses amis que je n'aie pas vu avec elle… Nous en avons parlé. Dans quelles circonstances?…»
Il se souvint alors tout d'un coup, et avec une exactitude extrême, d'une petite scène qui, sur le moment, avait passé pour lui inaperçue;—mais cette rencontre à cette porte la fit ressusciter soudain dans le champ de sa vision intérieure, comme si elle eût daté de la veille. C'était chez Mme de Candale. Juliette se montrait gaie et rieuse. La comtesse avait par hasard prononcé le nom du grand orateur monarchiste, et Casal s'était mis à le plaisanter. Avec son tact habituel, il avait tout de suite senti qu'il faisait fausse route, car les deux amies n'avaient pas relevé un seul de ses mots et les sourcils de Mme de Tillières s'étaient subitement froncés. Puis la causerie avait changé et la jeune femme ne s'y était plus mêlée que distraitement. Casal se rappela encore ce détail. Quel rapport pouvait bien rattacher ses préoccupations d'aujourd'hui à son impression d'alors? Il ne s'en rendait pas compte, mais l'image de cet homme debout sur la porte de Juliette et qui l'accompagnait, lui, l'évincé, de son regard, lui resta présente toute l'après-midi qu'il passa au jeu de paume des Tuileries. Là, ayant rencontré le jeune marquis de La Môle, député de la droite comme le comte Henry, il lui demanda:
—«Tu connais Poyanne, toi, Norbert?»
—«Beaucoup. Pourquoi cela?»
—«Parce que je dois dîner avec lui un de ces jours. Quel homme est-ce?»
—«Du talent, mais…,» et le jeune marquis fit avec sa raquette le geste d'un barbier qui vous rase le visage…, «dans les grands prix…»
—«Et sous le rapport des femmes?…»
—«Un prédestiné… Tu sais que la sienne l'a lâché et qu'elle vit à Florence avec un des Bonnivet, m'a-t-on dit… Quant à lui, nous ne lui connaissons pas de maîtresse… Pourtant,» ajouta-t-il en riant, «j'ai bien cru autrefois que Mme de Candale en tenait pour lui… Elle était là, dans la tribune, toutes les fois qu'il devait parler, avec une de ses amies que l'on voit quelquefois dans sa baignoire, à l'Opéra, une blonde, un peu fade, d'assez beaux yeux. Tu ne saisis pas?…»
—«Pas du tout,» répondit Raymond qui venait de reconnaître Mme de Tillières à ce signalement rapide. «Mais,» ajouta-t-il, «c'est justement chez Mme de Candale que nous devons ou devions dîner. Il était absent, et tout a été remis…»
—«Il est revenu il y a quatre ou cinq jours,» reprit La Môle, «nous sommes de la commission de l'armée ensemble… Il est allé dans le Doubs faire une campagne qui n'a pas réussi…»
Ce bout de dialogue entre ces deux artistes dans l'art de couper la balle fut interrompu par la reprise d'une partie où Raymond commit fautes sur fautes. Il venait d'apercevoir nettement une piste nouvelle de douloureux soupçons, et il sentait qu'il allait lui être impossible de ne pas s'y engager aussitôt. Il se produit dans tout homme chez qui s'éveille la défiance un phénomène d'hyperacuité des sens analogue à cet instinct du sauvage en guerre à qui n'échappe ni le froissement d'une herbe, ni le bris d'une branche, ni un fil accroché à un buisson, ni un caillou déplacé par un pied hâtif. Que celui-ci avait marché vite, conduit ainsi de petits signes en petits signes sur le fatal chemin! La rencontre avec Mme de Nançay l'avait fait douter du prétexte imaginé par Juliette. Ce doute sur ce premier point l'avait amené au doute sur le mystérieux serment, et il en était à suspecter tout le caractère de celle en qui, depuis deux mois, il avait tant cru, lorsque le regard échangé avec Poyanne avait appelé son attention sur cet ami mystérieux de Mme de Tillières. D'apprendre que le comte n'avait aucune maîtresse connue, que les discours du célèbre orateur étaient assidûment suivis par Juliette, enfin que le retour de ce personnage coïncidait absolument avec son exclusion à lui,—n'était-ce pas assez pour provoquer une autre crise d'imagination jalouse? Son expérience de Parisien, si longtemps endormie par l'ensorcellement de son nouvel amour, devait rendre cette crise plus intense encore. Il avait trop vécu pour ne pas savoir qu'avec les femmes tout est toujours possible, et pourtant Juliette lui était si chère que de concevoir qu'elle avait, elle, un amant, lui paraissait presque monstrueux, et il se raisonnait au soir de cette fatale conversation dans le jeu de paume, couché sur un des divans de son petit salon, s'empoisonnant de tabac, contre toutes ses habitudes, et incapable de supporter même la société d'Herbert Bohun:
—«Oui, il y a un homme derrière cette résolution… C'est trop net, trop carré, trop absolu… Pour que Juliette ne m'ait pas prié simplement d'espacer mes visites, il faut que quelqu'un soit intervenu qui ait dit:—Ou lui ou moi… Et ce quelqu'un serait Poyanne? Averti par qui? Mais par d'Avançon, cela va de soi. Encore l'autre jour, il me regardait d'une manière… Je le repincerai au demi-cercle, ce voyageur-là… Donc Poyanne débarque chez elle… Il la met au pied du mur. Mais de quel droit, s'il n'est pas son amant? Et elle n'a pas d'amant. Non. Elle n'en a pas. Ou bien c'est une coquine comme je n'en ai pas rencontré… Allons donc!» Et il se raidit contre sa propre douleur. «Et pourquoi ne serait-ce pas une allumeuse?» Il éprouvait un atroce plaisir à salir son sentiment par ce terme odieux. «Ça l'aura amusée de me rouler, moi, Casal, de m'avoir là, par terre, sous ses petits pieds, à cause de tout ce qu'on lui avait dit de moi… Elle était inoccupée, ce printemps, j'ai fait un intérim; l'autre, le vrai, est revenu… La vieille mère, la foi jurée, le vague fantôme du mari mort, on m'a tout servi, j'ai tout gobé,—et le tour est joué… Hé bien! non, elle était sincère. Il a fallu la croix et la bannière pour forcer sa porte dans les commencements… Dans cette première visite, sa pâleur, puis sa rougeur,—sa manière d'être à l'Opéra, puis chez Mme de Candale, puis chez elle, tout a été si naturel de sa part, et si peu fair… Puis sa tristesse ces derniers temps? Mais si elle est la maîtresse de Poyanne et si elle ne peut pas le quitter pour une raison quelconque, tout en m'aimant? Cela encore est possible.—La maîtresse de Poyanne?» Il répétait ces mots à haute voix, avec une amertune infinie, et, de même qu'il recommençait d'employer, en pensant à Juliette, des paroles brutales, il retrouva dans sa fièvre de défiance ce pouvoir de flétrir l'image qu'il se formait d'elle, abandonné dès le premier jour. Il se contraignit à se la figurer dans les détails d'un rendez-vous de galanterie, et cette vision exaltant son trouble intime jusqu'à la frénésie:
—«Cela ne peut pas durer ainsi,» conclut-il après des heures de pareilles allées et venues de sa pensée, «je veux savoir et je saurai…»
Que de maris, que d'amants tourmentés ainsi par les affres du doute, angoissantes comme celles de la mort, se sont prononcé la même phrase et se sont heurtés au même indéchiffrable problème! Savoir, tenir la preuve, quelle qu'elle soit; mais la preuve, après laquelle on comprend du moins l'être dont on souffre,—c'est pour le jaloux le rêve de l'eau pour le marcheur du désert, de la maison close pour le vagabond de la route, de la terre ferme pour le marin en détresse. Par un étrange illogisme de la passion, le malheureux qui soupçonne a pour suprême désir de connaître avec certitude la chose dont la simple imagination le désespère. C'est dans ces minutes-là que se commettent des infamies qui révèlent l'arrière-fond criminel de tout cœur exaspéré. Espionner, briser des cachets de lettres, forcer des serrures, le soupçon conçoit tout, il ose tout. La première idée de Casal fut qu'il mettrait à la poursuite de Mme de Tillières quelqu'un de ces limiers de police privée, dont l'existence presque avouée est une des hontes du Paris moderne. Puis le jeune homme éprouva comme un haut-le-cœur à la pensée de livrer le nom de celle qu'il aimait si profondément à travers ses défiances, aux infâmes exécuteurs de ces basses œuvres de jalousie. Il y avait en lui cette droiture native qui se retrouve aux heures tragiques de la vie, et que révoltent les abjections de certains compromis. Après avoir creusé dans tous les sens cette question des rapports de Poyanne et de Juliette, Raymond en vint à cette évidence que Mme de Candale, elle, savait la vérité. C'était aussi la seule personne avec laquelle il eût un champ libre d'action. Mais comment arracher à cette loyale amie un secret qu'elle devait garder avec plus d'énergie encore que s'il eût été le sien propre? Voici le procédé auquel il s'arrêta au sortir d'un de ces accès de méditation concentrée qui finissent, devant un problème infiniment compliqué, par vous faire mettre le doigt sur la solution simple, et c'est le plus souvent la juste. Mme de Candale aimait vraiment Mme de Tillières. En admettant qu'une liaison cachée existât entre son amie et Poyanne, elle devait se demander avec une certaine anxiété ce que Raymond pouvait en soupçonner. Dans ces conditions il était assuré de la bouleverser, s'il allait droit à elle, lui dire: «Je sais tout…» Puis il profiterait de ce bouleversement pour nommer quelqu'un dont il connaissait les relations avec Juliette comme certainement innocentes. La comtesse défendrait Mme de Tillières. Ce serait le moment alors de lui nommer Poyanne et de constater si cette seconde défense était exactement identique à la première. Toute maîtresse d'elle-même que fût la jeune femme, il y avait beaucoup de chances pour qu'elle fût déconcertée, et elle se laisserait aller à repousser plus vivement celle des deux accusations qui serait vraie. L'ingéniosité de ce plan parut si forte à Casal, qu'il résolut de l'exécuter le jour même, et, dès les deux heures, il entrait dans le salon de la rue de Tilsitt, où il avait goûté, entre Mme de Candale et son amie, de si douces heures de conversation. Ce souvenir lui fit mal, à revoir la figure connue de la pièce, la disposition des meubles, le buste du vieux maréchal, et, assise dans son fauteuil préféré, Gabrielle qui n'était pas seule. Alfred Mosé se trouvait là, et un détail prouvera le déraillement moral de Raymond: lui qui considérait avec justice le petit-fils du célèbre banquier comme le plus fin des hommes et le plus difficile à tromper, à peine put-il cacher son impatience de rencontrer un tiers entre lui et la comtesse. Heureusement, Mosé possédait, au service de sa conduite mondaine, un tact d'une finesse supérieure, et il ne resta que dix minutes après l'arrivée du nouveau visiteur,—juste assez de temps pour ne point paraître se douter qu'il était de trop. L'effort que fit Mme de Candale pour le retenir le trompa cependant, car il crut cet effort joué, au lieu que la pauvre femme, à qui les yeux de Raymond avaient causé une épouvante, appréhendait réellement de rester seule avec le nouveau venu.
—«Ah çà!» se disait donc Alfred en descendant l'escalier, «y aurait-il quelque chose entre la jolie comtesse et Raymond?»
Tandis que ce subtil observateur, aussi habile diplomate dans la manœuvre de ses propres intérêts que d'Avançon l'était peu, repassait en esprit les diverses observations qui pouvaient donner un corps à son hypothèse, Casal, lui, commençait déjà l'attaque, avec cette brusquerie qu'il jugeait, non sans raison, le meilleur procédé pour surprendre le secret dont la possession devait, lui semblait-il, tuer du coup son amour. Car il s'était bien juré, s'il acquérait la preuve d'une intrigue entre Poyanne et Juliette, de considérer cette dernière comme morte pour lui. Il y penserait sans plus d'émotion que s'il se fût agi d'une petite actrice ou d'une fille par laquelle il eût été roulé.
—«Savez-vous,» dit-il, lorsque la porte se fut refermée derrière la mince silhouette de Mosé, après une minute d'un de ces silences de tête-à-tête si gros d'orages, «savez-vous, madame, que vous n'avez pas été gentilles, Mme de Tillières et vous, de vous moquer de moi comme vous avez fait?…»
Il avait pris, pour lancer cette phrase, son ton le plus détaché, celui d'un homme qui a été victime d'une mystification, qui l'a démasquée et qui s'apprête à la rendre au mystificateur. Mais il n'avait pu changer l'expression de ses prunelles claires, plus dures encore à cette minute qu'à son entrée, et ce fut avec une anxiété singulière que Gabrielle répondit:
—«Expliquez-vous.» Et elle ajouta: «Et puis n'ayez pas votre air persifleur. Quand il s'agit de mon amie et de moi, vous savez qu'il est très déplacé…»
À tout hasard, la brave et fière petite comtesse se préparait à se fâcher, afin de couper court à l'entretien, et tout net, s'il tournait du côté qu'elle appréhendait déjà. Casal soupçonnait quelque chose, voilà qui était évident,—mais quoi?
—«Non,» reprit Raymond, «vous n'avez pas été gentilles. Pourquoi avez-vous imaginé de mêler Mme de Nançay à toute cette histoire, quand il était si simple à votre amie de me dire tout bravement, tout uniment:—Monsieur, vous êtes un galant homme, je m'en fie à votre honneur… Je ne suis pas libre. Vous me gênez en venant chez moi, vous bouleversez toute ma vie. Ne venez plus?»
—«Vous continuez à parler par énigmes,» dit Mme de Candale en fronçant le sourcil et avisant sur la table un ouvrage commencé, «mais cela vaut peut-être mieux… Vous m'avez négligée depuis quelques jours, vous êtes retourné dans votre bande et j'ai bien peur qu'en venant ici aujourd'hui, vous ne vous soyez trompé d'adresse.»
—«Hé bien!» répondit-il avec un accent de plus en plus âpre, «puisque vous voulez que je mette les points sur les i, madame, j'irai droit au fait… Je sais, entendez-vous bien? je sais que Mme de Nançay n'est pour rien dans la résolution de Mme de Tillières… C'est un homme qui a exigé que je fusse consigné à la porte, parce qu'il en a le droit,—et cet homme, je connais son nom…»
S'il avait espéré surprendre une émotion quelconque sur le délicat visage de la comtesse, cette attente était bien trompée, car les petites mains, qui avaient pris le crochet, continuaient d'en faire courir la pointe dans la laine sans un tressaillement. La bouche demeurait immobile et empreinte d'une expression de demi-dégoût. Les yeux suivaient le travail des mains, et c'était la plus naturelle attitude du monde: celle d'une femme à laquelle un fâcheux débite un récit parfaitement insignifiant. Seules les épaules se soulevaient, avec ce joli geste qui ne daigne même pas s'indigner contre une accusation insensée. Mais, si fidèle amie que fût Mme de Candale et si prudente, elle était femme et curieuse, et elle commit la faute de laisser Raymond parler encore, pour en savoir davantage. Elle avait échappé au premier des deux pièges qu'il avait résolu de lui tendre. Accepter que le jeune homme continuât, c'était lui permettre de dresser le second.
—«Ah!» insistait-il, «vous ne me répondez pas… Et vous avez raison. Vous comprenez que c'est un peu dur tout de même d'être sacrifié aux jalousies de qui? d'un monsieur Félix Miraut, un cabotin de peinture qui se croit un grand seigneur de la Renaissance parce qu'il s'habille en velours pour copier trois brins de lilas et une rose, d'un industriel en couleurs qui se fait cent mille francs de rente à coup de visite…»
Il allait, allait, traçant du brave artiste une de ces caricatures atroces et faussement ressemblantes, comme l'envie excelle à en dessiner, d'après les traits visibles des hommes célèbres. Il lui suffit d'interpréter en mal quelques-uns des innocents enfantillages presque toujours inséparables du talent. Les ennemis de Miraut lui reprochaient en effet l'excentricité de ses costumes d'intérieur comme un cabotinage, et le goût du monde comme une marque de vilaine diplomatie. Il portait ces costumes, parce qu'il s'en amusait, et il allait dans les salons, parce qu'après sept heures, et fatigué de travail, cet artiste très raffiné aimait à reposer ses yeux sur un joli décor. En outrant, dans ce cas, la critique contre un homme encore assez jeune pour plaire et assez intimement lié avec Mme de Tillières pour être suspecté sans trop d'invraisemblance, Casal comptait bien tromper la finesse de son interlocutrice, d'autant plus qu'en parlant de Miraut, il pensait à l'autre, à son vrai rival; et sa voix n'avait pas de peine à se faire railleuse et dure, sa physionomie à exprimer une souffrance dont la comtesse fut la dupe; car, soudain rassurée sur la piste suivie par la défiance de Raymond, elle se prit à lui sourire indulgemment comme à un malade:
—«Mais vous êtes fou, mon pauvre ami,» répondait-elle, «fou à enfermer. Miraut jaloux de vous! Miraut ayant des droits sur Mme de Tillières!… Voyez, je ne peux même pas me fâcher contre vous… Miraut! Pourquoi pas d'Artelles? Pourquoi pas Prosny? Pourquoi pas d'Avançon? Tenez, pendant que vous y êtes, vous devriez vous défier de d'Avançon… Je vous assure que les assiduités d'un homme aussi dangereux sont un beau sujet de méditation pour un connaisseur en caractères comme vous vous montrez en ce moment.»
—«Alors, si ce n'est pas Miraut…,» dit Casal avec une ironie qui fit soudain se refroncer les sourcils de Mme de Caudale.
—«Si ce n'est pas Miraut?…» répéta-t-elle.
—«C'est peut-être bien l'ami qui est revenu précisément le jour où l'on m'a donné congé… M. de Poyanne, je crois.»
—«Écoutez, Casal,» répondit la jeune femme en haussant de nouveau les épaules, mais cette fois sans sourire, «je vous ai toujours défendu quand on vous attaquait, j'ai toujours dit que vous valiez mieux que votre réputation, qui est détestable. Tout à l'heure encore je n'ai pas voulu vous prendre au sérieux… Mais si vous l'êtes, sérieux, si vous soupçonnez vraiment d'une aussi vilaine façon une femme qui est ma meilleure amie, que vous avez connue par moi et chez moi, et si vous allez colportant vos calomnies comme vous venez le faire ici, c'est une abominable action, entendez-vous, et que je n'admettrai pas… Mme de Tillières a été avec vous d'une loyauté parfaite. Elle nourrissait des préventions qu'elle a dominées par égard pour moi. Elle vous a reçu et n'a eu avec vous aucune coquetterie. Des difficultés avec sa mère lui rendent vos rapports pénibles, presque impossibles… Elle vous en prévient loyalement, et voilà qu'au lieu de lui obéir, vous la calomniez, et que vous exercez votre imagination à salir les amitiés qui l'entourent… C'est une indignité, entendez-vous? une indignité…»
—«Vous avez raison, madame,» dit Raymond, après un nouveau silence, «et je vous demande pardon… Je vous promets,» ajouta-t-il d'une voix sourde, «que je ne vous parlerai plus jamais de Mme de Tillières…»
—«Et que vous ne penserez plus d'elle ce que vous venez d'en dire?» insista la comtesse.
—«Et que je ne le penserai plus…,» dit Casal; et il eut la force de continuer l'entretien sur un autre ton, en abordant un autre sujet, mais cette fois, il n'arriva plus à tromper Gabrielle qui pourtant ne chercha pas à en savoir davantage. Elle se reprochait déjà de n'avoir pas suivi le seul procédé vraiment efficace pour dérouter une inquisition jalouse: le silence. Elle sentit, sans bien comprendre cependant la force de la ruse employée par le jeune homme, qu'elle avait trop parlé. Aussi, lorsque Casal eut pris congé d'elle, demeura-t-elle longtemps, longtemps, le front dans sa main, à se faire des reproches et à se demander si elle devait ou non prévenir Juliette. Un danger menaçait son amie. Elle le sentait, par le même instinct qui lui faisait apercevoir maintenant dans Raymond des abîmes de passion auxquels elle n'eût pas cru avant cette visite:
—«Oui,» conclut-elle, «j'irai rue Matignon, et tout de suite, la mettre en garde… Après tout, que peut-il faire, sinon l'ennuyer d'une lettre ou d'une scène? Mais comment a-t-il découvert la vérité?»
Non. Casal ne l'avait pas entièrement découverte, cette vérité cruelle.—L'épreuve pourtant avait réussi et Mme de Candale, en défendant son amie d'une façon si légère à propos de Miraut, puis si vive à propos de l'autre, venait de préciser le champ de recherches où cette jalousie en éveil allait opérer: c'était bien du côté de Poyanne qu'il fallait poursuivre le secret de la vie de Mme de Tillières. Trop évidemment, la comtesse n'avait pas attaché une importance égale aux deux accusations. Pourquoi, sinon parce que la seconde touchait à quelque chose de vrai, et l'autre non? Quand le jeune homme se retrouva face à face avec lui-même, au sortir de cette visite, il subit la crise de souffrance dont s'accompagne chaque progrès de la jalousie vers la certitude. Un fait nouveau était acquis et Raymond l'interpréta aussitôt, comme il arrive aux cœurs tourmentés, dans le sens de ses pires imaginations. «Plus de doute,» se disait-il en marchant du côté du Bois pour dompter son anxiété par une de ces promenades forcenées qui, dans ces heures-là, ne fatiguent même pas le corps, «non, plus de doute, Poyanne est son amant.»
Les visions affreuses qu'il avait essayé de fuir en hasardant son étrange démarche auprès de Mme de Candale lui revinrent, sans qu'il luttât contre elles, cette fois. Elles le hantaient, elles l'obsédaient de nouveau, le soir, assis à table avec son inséparable lord Herbert. Elles ne devaient pas le quitter durant les jours qui suivirent, et qu'il employa tour à tour à lutter contre sa peine à force d'excès, puis à prendre et reprendre encore les idées d'où naissait cette peine. Ne possédant pas les données qui lui eussent permis de reconstituer toute l'histoire de Juliette depuis dix années, il ne devinait en aucune manière le drame qui s'était joué dans cette âme, ce duel entre l'amour et la pitié, cette lutte entre la soif du bonheur personnel et un besoin de fidélité à des engagements pris. Cette créature si fine lui apparaissait comme une énigme de duplicité d'autant plus monstrueuse qu'il l'avait sentie plus charmante. S'était-il assez abandonné à sa merci! L'avait-il assez sottement jugée noble, fière, délicate, pure! et elle s'amusait à tromper avec lui le loisir que lui laissait l'absence d'un amant!—«Oui, d'un amant,» insistait-il, apercevant, à mesure que les jours succédaient aux jours, s'efforçant d'apercevoir plus d'indiscutable signification dans l'attitude de Mme de Candale. Puis, à de certaines minutes, il était bien contraint de se dire:
—«Non, ce n'est pas encore une preuve absolue, la preuve… Mais l'a-t-on jamais, à moins d'avoir vu?…»
Telles étaient les dispositions d'esprit où se trouvait cet homme malheureux en gagnant, une semaine environ après sa visite chez Mme de Candale, son fauteuil du Théâtre-Français, le dernier mardi de la saison. Malgré son malaise intime, étant de la race de ceux qui ne se rendent pas, il multipliait les occasions de ne pas rester seul, et, après avoir vaqué toute la journée à des occupations de sport, il s'entraînait le soir à des corvées de vie élégante, comme s'il n'eût pas porté dans son cœur la lancinante plaie du plus affreux soupçon. Et puis, en allant dans les endroits comme l'Opéra ou la Comédie qu'il détestait le plus jadis, et à cette époque de l'année, il recherchait,—sans se l'avouer,—la possibilité de revoir Mme de Tillières. Il ne l'avait pas rencontrée une seule fois depuis que, réveillée de son évanouissement, elle l'avait renvoyé de chez elle. En vain se tendait-il à ne pas écouter la voix qui plaidait dans son cœur pour la jeune femme. Elle éveille en nous un écho si tendre, cette voix qui défend notre amour contre nous-mêmes! Et, malgré lui, Casal voyait dans la réclusion que supposait cette constante absence un signe que son trouble de la dernière entrevue n'avait pas été joué. Une de ces superstitions inexplicables et invincibles, comme en ont les amants, l'empêchait de croire qu'elle eût quitté Paris, quoiqu'il y eût bien des probabilités pour qu'elle eût pris ce sage parti. Mais non, tout ne pouvait pas être ainsi fini entre eux, sans une nouvelle et décisive explication, et, ce soir encore, il était là dans une stalle, n'écoutant pas la pièce et fouillant les loges de sa lorgnette, bien qu'il eût déjà constaté que la baignoire de Mme de Candale, où Mme de Tillières venait toujours, restait désespérément vide. Tout d'un coup, à trois rangées de fauteuils de lui, en avant, ses yeux rencontrèrent le visage, tourné de son côté, de quelqu'un qui le regardait lui-même, et il reconnut Henry de Poyanne. Comme dans la rue Matignon, et sur le seuil de la maison de Juliette, ce croisement de regards ne dura qu'une seconde, et aussitôt le comte parut uniquement occupé à suivre le dialogue et le jeu des acteurs. Raymond, lui, n'avait pas besoin de se détourner pour continuer à considérer son rival. Il lui suffisait de se pencher un peu, et il voyait les cheveux blonds par places et grisonnants à d'autres du célèbre orateur, son profil perdu, ses maigres épaules, la main sur laquelle cet homme appuyait son menton, sans doute pour se donner une contenance, et cette main fine serrait la lorgnette avec une nervosité qui révélait une émotion contenue. Du moins Casal se l'imagina ainsi. Lui-même était bouleversé. Il y a dans la présence du rival que nous soupçonnons de posséder ou d'avoir possédé la femme dont nous sommes épris, un principe de répulsion qui va chez certains êtres jusqu'à l'anéantissement et qui chez d'autres éveille de ces rages froides auxquelles un crime ne coûterait pas. De telles rencontres remuent dans notre nature amoureuse tout l'arrière-fond féroce du mâle qui tue plutôt que de partager. Les volontés les plus étranges en jaillissent qui nous étonnent, plus tard, comme si c'était un autre qui les avait conçues et exécutées. Ainsi et tandis qu'il contemplait avec l'avidité de la jalousie cet homme assis à quelques mètres de lui et l'objet de ses plus douloureuses rêveries depuis des heures et des heures, une singulière, une folle idée s'empara soudain de Casal. Il eut l'intuition qu'il la tenait, cette preuve tant désirée. Cette fois il allait pouvoir achever en évidence absolue les probabilités, encore douteuses malgré tout, de son entretien avec Mme de Candale. Il n'ignorait pas que Poyanne s'était battu en héros pendant la guerre. Il savait, d'autre part, le duel de Besançon, auquel le comte avait su contraindre l'amant de sa femme. Il avait donc devant lui quelqu'un de trop brave pour supporter le moindre affront:
—«Raisonnons,» se dit-il. «Si je l'aborde dans l'entr'acte et que je lui fasse, de lui à moi, et sans témoins, une de ces demi-avanies qu'un homme de son caractère ne peut tolérer sans obéir pour cela à des raisons impérieuses, je saurai tout enfin… S'il est l'amant de Mme de Tillières et si c'est lui qui m'a réellement fait mettre dehors, à tout prix il voudra que le nom de cette femme ne soit prononcé ni entre nous, ni à propos de nous, et il s'arrangera pour éviter une rencontre. S'il n'y a rien entre eux, il m'arrêtera au premier mot, et puis je lui donnerai ou il me donnera un coup d'épée… On ne sait jamais… Ça m'amusera de me battre en ce moment, et ce risque vaut bien la chance d'avoir ma preuve… Car s'il file doux, c'est bien une preuve, cette fois, et indiscutable.»
Ce projet insensé n'eut pas plus tôt saisi cette âme frénétique que l'accomplissement en devint inévitable. À de certaines minutes,—et Casal en était à une de ces minutes-là,—il semble que l'amour ressuscite en nous le sauvage primitif pour lequel concevoir et agir ne font qu'un, et un peu du calme impassible du sauvage se mélange en effet à ces fureurs lucides d'un instant. Si tous les nerfs de Raymond étaient tendus comme pour un combat au couteau, personne ne s'en aperçut parmi les camarades qui lui serrèrent la main, lorsque, la toile tombée, il alla se poster à l'entrée du couloir, afin d'attendre Poyanne au passage, et il l'abordait avec les formes les plus courtoises:
—«Me ferez-vous l'honneur, monsieur,» lui dit-il, «de m'accorder un instant d'entretien?… Ici, voulez-vous?» Et il lui indiqua un angle dans ce couloir à l'écart des allants et venants: «Nous serons plus seuls…»
—«Je vous écoute, monsieur,» répondit le comte, visiblement stupéfait de cette entrée en matière. Il eut la sensation immédiate que son interlocuteur inattendu voulait lui parler de Juliette, puis il se dit: «C'est impossible. D'abord, il ne sait rien, et puis, malgré tout, il est trop gentleman pour cela.» Cependant l'autre reprenait, toujours à mi-voix, et du même ton que s'il se fût agi d'une petite confidence échangée entre deux indifférents du monde sur une histoire de cercle ou de salon:
—«C'est bien simple, monsieur, et je ne vous retiendrai pas longtemps; je voulais uniquement vous demander si vous avez quelque raison particulière pour me dévisager comme vous venez de le faire tout à l'heure, à plusieurs reprises, avec une insistance qui, j'ai le regret de vous le dire, ne saurait en aucune manière me convenir.»
—«Il y a un malentendu entre nous, monsieur,» répliqua Poyanne. Il était devenu très pâle et faisait un visible effort pour garder la plus tranquille politesse devant un si étrange discours. «Car j'ignorais, voici cinq minutes, que vous fussiez dans la salle…»
—«Je suis désolé de devoir vous contredire, monsieur,» repartit Raymond. «Vous m'avez fixé, je vous le répète, à plusieurs reprises, et comme ce n'est pas la première fois que pareille chose arrive, j'ai voulu en avoir le cœur net et vous avertir que je suis prêt, au besoin, à vous défendre de me regarder ainsi…»
À mesure qu'il prononçait ces paroles d'une si gratuite et d'une si extraordinaire insolence, il pouvait suivre, sur le visage du comte, la lutte qui se livrait, dans le gentilhomme, la lutte entre la fierté outragée et l'absolue résolution de ne rien relever. Poyanne venait, en effet, d'apercevoir, avec la rapidité de raisonnement qui s'éveille en nous dans de semblables moments, cette vérité: «Casal sait que Mme de Tillières l'a renvoyé à cause de moi. Donc, il sait aussi mes relations avec elle. Un homme capable de cette inqualifiable algarade est aussi capable de la nommer si nous nous battons… Il faut à tout prix éviter cela…» Et il eut l'énergie de se dompter à nouveau et de répondre:
—«Encore une fois, monsieur, je vous affirme qu'il y a entre nous un malentendu. Je n'ai jamais eu aucun motif pour vous regarder d'une façon qui puisse vous gêner, et je n'ai pas l'intention de commencer après un entretien qui n'a par conséquent plus la moindre raison de se prolonger et que je vous prie de vouloir bien interrompre…»
—«En effet!» dit Casal, «je vois que je n'ai pas à causer davantage avec un lâche…» Cette phrase d'insulte lui partit des lèvres malgré lui. Elle était absolument contraire à son plan de simple enquête. Mais c'est qu'à trouver le comte si troublé à la fois et si maître de ce trouble, si sensible et si délibérément disposé à éviter une querelle, il avait eu de nouveau, comme dans sa conversation avec Mme de Candale, une seconde d'évidence. Cette seconde suffit pour que la fureur de la jalousie lui arrachât le mot irréparable après lequel un homme de cœur, qu'il soit ou non l'amant d'une femme, ne recule plus. De si pâle, le visage du comte était devenu pourpre.
—«Monsieur,» dit-il, «je vous ai répondu comme j'ai fait tout à l'heure, parce que j'ai cru que vous vous trompiez de bonne foi… Je vois que vous me cherchez une mauvaise querelle et que vous désirez une affaire. Vous l'aurez… J'ignore pour quel motif vous voulez bien vous occuper de quelqu'un qui ne s'est jamais occupé de vous. Mais je n'admets pas que personne au monde me parle comme vous venez de me parler, et j'aurai l'honneur de vous envoyer deux de mes amis, à une seule condition,» ajouta-t-il impérieusement, «c'est que vous exigerez des vôtres ce que j'exigerai des miens, leur parole que cette affaire demeure absolument secrète…»
—«Cela allait de soi, monsieur,» dit Casal; et comme pour prouver à son interlocuteur la sincérité de cette promesse, il interpella Mosé qui passait, pour lui demander:
—«Voyons, Alfred, vous rappelez-vous exactement à quelle date on jouait ici la pièce de Feuillet, où Bressant était si étonnant? L'Acrobate, je crois,—le même sujet que ce chef-d'œuvre de La Petite Marquise, mais en romanesque. Nous discutions là-dessus, M. de Poyanne et moi. Il tient pour 1872 et moi pour 1873…»