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Un été dans le Sahara

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The Project Gutenberg eBook of Un été dans le Sahara

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Title: Un été dans le Sahara

Author: Eugène Fromentin

Release date: November 2, 2011 [eBook #37914]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN ÉTÉ DANS LE SAHARA ***

UN ÉTÉ
DANS LE SAHARA

PAR

EUGÈNE FROMENTIN



colophon



PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS—8, RUE GARANCIÈRE, 6e

26e mille



UN ÉTÉ

DANS LE SAHARA



TABLE DES MATIÈRES



DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
 
Dominique. 52e mille. Un volume in-16.
Les Maîtres d'autrefois: Belgique-Hollande. 34e mille. Un volume in-16 sur alfa.
Un Été dans le Sahara. 26e mille. Un volume in-16.
Une Année dans le Sahel. 20e mille. Un volume in-16 sur alfa.
Eugène Fromentin (1820-1876). Plaquette in-8º illustrés.
Lettres de jeunesse. Biographie et notes par Pierre Blanchon (Jacques-André Mérys). 7e édition. Un volume in-16.
Correspondance et fragments inédits. Biographie et notes par Pierre Blanchon. 4e édition. Un volume in-16 avec un portrait.



UN ÉTÉ

DANS LE SAHARA

PAR

EUGÈNE FROMENTIN



colophon



LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS—8, RUE GARANCIÈRE 6e



Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.



Paris, 15 octobre 1856.

PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION

——

Ces livres sont déjà d'une autre époque; et, disons-le nettement, la pensée de les faire revivre, après tant d'années, ne pouvait plus venir qu'à l'auteur lui-même. Les lecteurs d'autrefois, s'il les conserve, ceux d'aujourd'hui s'il doit en avoir, jugeraient peut-être l'idée bizarre et sans opportunité; aussi, l'auteur se croit-il obligé de la motiver en quelques pages.

Un été dans le Sahara date de 1856. Une année dans le Sahel ne parut que deux ans après. Le métier de l'auteur n'était pas d'écrire; on lui sut gré de s'en tirer convenablement. On lui tint compte aussi de la bonne foi, de la déférence et même des ingénuités dont il donnait la preuve, en touchant à un art qui n'était pas le sien et ne devait pas l'être. Chacun de ses livres eut deux éditions. Tout portait à croire que l'auteur n'en écrirait pas d'autres; c'était une dernière raison pour que leur publicité s'arrêtât là.

Si ces livres ne contenaient que des récits ou des tableaux de voyage, une bonne partie de leur valeur aurait disparu. Les lieux ont beaucoup changé. Il y en a, parmi ceux que je cite, qui pouvaient alors passer pour assez mystérieux; tous ont perdu l'attrait de l'incertitude, et depuis longtemps. L'intérêt qui s'attachait à ces notes, en leur nouveauté, ne serait donc plus le même, soit qu'on y reconnût mal les traits du présent, soit qu'on n'y trouvât plus le piquant des choses inédites. D'ailleurs, quel est le lecteur, un peu au courant des explorations récentes, qui s'occuperait avec la moindre curiosité d'un petit coin de l'Afrique française, parcouru jadis par un observateur spécial, aujourd'hui que le vaste monde est à tous et qu'il faut, pour surprendre, instruire ou intéresser, de lointains voyages, beaucoup d'aventures, ou beaucoup de savoir?

J'ajoute que, si leur unique mérite était de me faire revoir un pays qui cependant m'a charmé, et de me rappeler le pittoresque des choses, hommes et lieux, ces livres me seraient devenus à moi-même presque indifférents. A la distance où me voici placé de tout ce qu'ils évoquent, il m'importe à peine qu'il y soit question d'un pays plutôt que d'un autre, du désert plutôt que de lieux encombrés, et du soleil en permanence plutôt que de l'ombre de nos hivers. Le seul intérêt qu'à mes yeux ils n'aient pas perdu, celui qui les rattache à ma vie présente, c'est une certaine manière de voir, de sentir et d'exprimer qui m'est personnelle et n'a pas cessé d'être mienne. Ils disent à peu près ce que j'étais, et je m'y retrouve. J'y retrouve également ce que j'ai rêvé d'être, avec des promesses qui toutes n'ont pas été tenues et des intentions dont a plupart n'ont pas eu d'effet. De sorte que si j'ai peu grandi, du moins je n'ai pas changé. Voilà quel est, pour l'auteur qui vient de les relire, le sens actuel de ces livres de jeunesse; et c'est uniquement à cause de cela qu'il y tient.

A l'époque où je fus pris du besoin d'écrire, je n'étais qu'un inconnu, très ignorant et désireux de produire; pour ces deux raisons, fort en peine.

J'avais visité l'Algérie à plusieurs reprises; je venais d'y pénétrer plus loin et de l'habiter posément. Une sorte d'acclimatation intime et définitive me la faisait accepter, sinon choisir, comme objet d'études et, très inopinément, décidait de ma carrière, beaucoup plus que je ne l'imaginais alors, et, l'avouerai-je? beaucoup plus que je n'aurais voulu.

Je rapportais de ce voyage de vifs souvenirs, à défaut de bons documents. Surtout, j'en rapportais le désir impatient de le reproduire n'importe comment, n'importe à quel prix. Je me persuadais qu'il n'y a pas de sujet médiocre, ni de sujet ennuyeux, mais seulement des cœurs froids, des yeux distraits, des écrivains ennuyés. La nouveauté du sujet ne m'embarrassait guère. Il ne me semblait nullement téméraire de parler de l'Orient après tant d'auteurs grands ou charmants: convaincu que, n'étant personne encore, j'avais chance au moins de devenir quelqu'un, et qu'à être ému, net et sincère, ou risquait encore d'être écouté.

Le hasard m'avait fourni le thème; restait à trouver la forme. L'instrument que j'avais dans la main était si malhabile, que d'abord il me rebuta. Ni l'abondance, ni la vivacité, ni l'intimité de mes souvenirs ne s'accommodaient des pauvres moyens de rendre dont je disposais. C'est alors que l'insuffisance de mon métier me conseilla, comme expédient d'en chercher un autre, et que la difficulté de peindre avec le pincean me fît essayer de la plume.

Voilà, qu'on me pardonne ce retour sur leurs origines, comment sont nés ces deux livres: à côté d'un chevalet, dans le demi-jour d'un atelier, au milieu d'ombres fort sérieuses, que le soleil oriental constamment en vue, comme une sorte de mirage éblouissant, ne parvenait pas toujours à égayer. La chose entreprise, il me parut intéressant de comparer dans leurs procédés deux manières de s'exprimer qui m'avaient l'air de se ressembler bien peu, contrairement à ce qu'on suppose. J'avais à m'exercer sur les mêmes tableaux, à traduire, la plume à la main, les croquis accumulés dans mes cartons de voyage. J'allais donc voir si les deux mécanismes sont les mêmes ou s'ils diffèrent, et ce que deviendraient les idées que j'avais à rendre, en passant du répertoire des formes et des couleurs dans celui des mots. L'occasion de faire cette épreuve est assez rare, et je n'étais pas fâché qu'elle me fût donnée.

J'entendais dire, et j'étais assez disposé à le croire, que notre vocabulaire était bien étroit pour les besoins nouveaux de la littérature pittoresque. Je voyais en effet les libertés que cette littérature avait dû se permettre depuis un demi-siècle le afin de suffire aux nécessités des goûts et des sensations modernes. Décrire au lieu de raconter, peindre au lieu d'indiquer; peindre surtout; c'est-à-dire donner à l'expression plus de relief, d'éclat, de consistance, plus de vie réelle; étudier la nature extérieure de beaucoup plus près dans sa variété, dans ses habitudes, jusque dans ses bizarreries, telle était en abrégé l'obligation imposée aux écrivains dits descriptifs par le goût des voyages, l'esprit de curiosité et d'universelle investigation qui s'était emparé de nous.

Un même courant, d'ailleurs, emportait l'art de peindre et celui d'écrire hors de leurs voies les plus naturelles. On s'occupait moins de l'homme et beaucoup plus de ce qui l'environne. Il semblait que tout avait été dit de ses passions et de ses formes, excellemment, décidément, et qu'il ne restait qu'à le faire mouvoir dans le cadre changeant des lieux, des climats, des horizons nouveaux. Une école extraordinairement vivante, attentive, sagace, douée d'un sens d'observation, sinon meilleur, du moins plus subtil, d'une sensibilité plus aiguë, avait déjà renouvelé sur un point la peinture française et l'honorait grandement. Cette école avait, comme toutes les écoles, ses maîtres, ses disciples et déjà ses idolâtres. On voyait, disait-on, mieux que jamais: on révélait mille détails jusque-là méconnus. La palette était plus riche, le dessin plus physionomique. La nature vivante pouvait enfin se considérer pour la première fois dans une image à peu près fidèle, et se reconnaître en ses infinies métamorphoses. Il y avait du vrai et du faux dans ces dires. Le vrai excusait le faux, et le faux n'empêchait pas que le vrai n'eût un prix réel. Le besoin d'imiter tout, à tout propos, faisait naître à chaque instant des œuvres singulières; et lorsque le don d'émouvoir s'y mêlait par fortune, il inspirait des œuvres considérables. Comment s'étonner qu'un pareil mouvement, se produisant à côté des lettres contemporaines, ait agi sur elles, et que, devant de tels exemples, participant eux-mêmes à de tels besoins, sensibles, rêveurs, ardents, les yeux comme nous bien ouverts, nos écrivains aient eu la curiosité d'enrichir aussi leur palette et de la charger des couleurs du peintre?

Je n'oserai pas dire que je leur donnai tort, tant ils avaient d'éclat, tant ils mettaient d'habileté, de zèle, de souplesse et de talent à se donner raison. Seulement, à considérer les choses en dehors de ce mouvement dont l'effet n'était irrésistible qu'au milieu du courant, en m'isolant du souvenir de certains livres, si bien faite pour convaincre, et de l'admiration qui m'attachait à quelques-uns, je me demandais s'il était nécessaire d'ajouter aux ressources d'un art qui vivait de son propre fonds et s'en était trouvé si bien. En définitive, il me parut que non.

Il est hors de doute que la plastique a ses lois, ses limites, ses conditions d'existence, ce qu'on appelle en un mot son domaine. J'apercevais d'aussi fortes raisons pour que la littérature réservât et préservât le sien. Une idée peut à la fois s'exprimer de deux manières, pourvu qu'elle se prête ou qu'on l'adapte à ces deux manières. Mais sa forme choisie, et j'entends sa forme littéraire, je ne voyais pas qu'elle exigeât ni mieux, ni plus que ne comporte le langage écrit. Il y a des formes pour l'esprit, comme il y a des formes pour les yeux; la langue qui parle aux yeux n'est pas celle qui parle à l'esprit. Et le livre est là, pour nous répéter l'œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu'elle ne dit pas.

A peine au travail, la démonstration de cette vérité me rassura. Je la tirai d'une expérimentation très sûre et décisive. J'en conclus avec la plus vive satisfaction que j'avais en main deux instruments distincts. Il y avait lieu de partager ce qui contenait à l'un, ce qui convenait à l'autre. Je le fis. Le lot du peintre était forcément si réduit, que celui de l'écrivain me parut immense. Je me promis seulement de ne pas me tromper d'outil en changeant de métier.

Ce fut un travail charmant, qui ne me coûta pas d'efforts et me causa de vifs plaisirs. Il est clair que la forme de lettres, que j'adoptai pour les deux récits, était un simple artifice qui permettait plus d'abandon, m'autorisait à me découvrir un peu plus moi-même, et me dispensait de toute méthode. Si ces lettres avaient été écrites au jour le jour et sur les lieux, elles seraient autres; et peut-être, sans être plus fidèles, ni plus vivantes, y perdraient-elles ce je ne sais quoi et qu'on pourrait appeler l'image réfractée, ou, si l'on veut, l'esprit des choses. La nécessité de les écrire à distance, après des mois, après des années, sans autre ressource que la mémoire et dans la forme particulière propre aux souvenirs condensés, m'apprit, mieux que nulle autre épreuve, quelle est la vérité dans les arts qui vivent de la nature, ce que celle-ci nous fournit, ce que notre sensibilité lui prête. Elle me rendit toute sorte de services. Surtout, elle me contraignit à chercher la vérité en dehors de l'exactitude et la ressemblance en dehors de la copie conforme. L'exactitude poussée jusqu'au scrupule, une vertu capitale lorsqu'il s'agit de renseigner, d'instruire ou d'imiter, ne devenait plus qu'une qualité de second ordre, dans un ouvrage de ce genre, pour peu que la majorité soit parfaite, qu'il s'y mêle un peu d'imagination, que le temps ait choisi les souvenirs; en un mot, qu'un grain d'art s'y soit glissé.

Je n'insisterai pas autrement; ce sont là des façons de voir et des détails de purs procédés qui ne regardent et qui n'intéresseraient personne. Je dirai seulement que le choix des termes, à côté du choix des couleurs, me servait à plus d'une étude instructive. Je ne cacherai pas combien j'étais ravi, lorsqu'à l'exemple de certains peintres, dont la palette est très sommaire et l'œuvre cependant riche en expressions, je me flattais d'avoir tiré quelque relief ou quelque couleur d'un mot très simple en lui même, souvent le plus usuel et le plus usé, parfaitement terne à le prendre isolément. Il y avait là, pour un homme qui n'était pas plus maître de sa plume qu'il ne l'était de son pinceau et qui faisait à la fois deux apprentissages, un double enseignement plein de leçons intéressantes. Notre langue étonnamment saine et expressive, même en son fonds moyen et dans ses limites ordinaires, m'apparaissait comme inépuisable en ressources. Je la comparais à un sol excellent, tout borné qu'il est, qu'on peut indéfiniment exploiter dans sa profondeur, sans avoir besoin de l'étendre, propre à donner tout ce qu'on veut de lui, à la condition qu'on y creuse. Souvent je me demandais ce qu'on devrait entendre au juste par néologisme. Et quand je cherchais l'explication de ce mot dans de bons exemples, je trouvais qu'un néologisme est tout simplement l'emploi nouveau d'un terme connu.

Ces remarques, assez inutiles s'il se fût agi d'un livre où l'idée domine, où le raisonnement est l'allure ordinaire de l'esprit, devenaient autant de précautions nécessaires dans une suite de récits et de tableaux visiblement puisés aux souvenirs d'un peintre. Ce que sa mémoire avec des habitudes spéciales, ce que son œil avec plus d'attention, de portée et de facettes, avaient retenu de sensations pendant le cours d'un long voyage en pleine lumière, il essayait de l'approprier aux convenances de la langue écrite. Il transposait à peu près comme fait un musicien, en pareil cas. Il aurait voulu que tout se vît sans offusquer la vue, sans blesser le goût: que le trait fût vif, sans insistance de main; que le coloris fût léger plutôt qu'épais; souvent que l'émotion tînt lieu de l'image. En un mot, sa pensée constante, je le répète, était que sa plume n'eût pas trop l'air d'un pinceau chargé d'huile et que sa palette n'éclaboussât pas trop souvent son écritoire.

Ces deux livres terminés, à deux ans de distance et pour ainsi dire écrits d'une haleine, je les publiai comme ils étaient venus, sans les regarder de trop près. Les défauts qui sautent aux yeux, je les apercevais, même avant qu'on me les signalât. Soit à dessein, soit par impuissance de me corriger, je n'en fis pas disparaître un seul; et le public voulut bien n'y voir qu'un manque excusable de maturité.

On fit à ces deux livres un bon accueil. Je dirais que l'accueil fut inespéré, si je ne craignais d'exagérer l'importance d'une publicité de petit bruit et de manquer de mesure, pour ne pas manquer de reconnaissance. Des approbations, que je n'oublierai jamais, me vinrent de divers côtés. Il y en eut que je n'attendais guère; il y en eut que je n'osais point espérer. Je fus surpris, touché, profondément heureux, et plutôt tranquillisé dans ma manière d'être et de voir. Je me gardai bien de prendre ces témoignages pour un brevet de confraternité, donné par des écrivains de premier ordre, à un débutant qui ne devait jamais être un des leurs. J'y vis une sorte de complaisance empressée, bienveillante, infiniment courtoise, à admettre momentanément dans leur compagnie quelqu'un venu par hasard, et qui n'y devait pas rester.

De ceux dont le patronage inattendu me fut alors plus doux, l'un est mort depuis, en plein éclat, après avoir occupé dans la littérature pittoresque un rang tout à fait supérieur; romancier, poète, critique, voyageur; passionnément épris de la forme dans sa rareté, dans son opulence; une main exquise, un œil d'une surprenante justesse; doué comme il le fallait pour tenter l'alliance entre deux arts dont, grâce à lui, les contacts devenaient si fréquents, et seulement trop convaincu peut-être qu'il y avait réussi; au fond très circonspect; sachant admirablement ce qu'il faisait et le faisant à merveille; impeccable, comme écrivait de lui un de ses disciples, en ce sens que s'il n'est pas un maître exemplaire, il aura du moins laissé dans son œuvre quelques morceaux de maîtrise excellents.

L'autre, pour l'honneur des lettres françaises, porte aussi légèrement que si cela ne pesait rien, quarante années résolues de travaux et de vraie gloire. Le jour où mon premier livre parut, ce fut lui qui me tendit la main, pour ainsi dire à mon insu. J'ignore ce qu'on put augurer d'un inconnu quand on le vit placé sous le patronage d'un pareil nom; mais je sais bien qu'en m'appuyant pour la première fois sur cette main quasi souveraine, je sentis combien elle avait de bonté pour les jeunes et de douceur encourageante pour les faibles.

J'ai dit, je crois, ce que j'avais à dire. Peut-être est-ce trop ou pas assez. Un volume de pur roman, publié quelques années plus tard, reproduisit sous une autre forme le côté tout personnel des ouvrages précédents, et j'en restai là.

Des voyages que j'ai faits depuis lors, j'ai résolu de ne rien dire. Il m'eût fallu parler de lieux nouveaux, à peu près comme j'avais parlé des anciens. Mais à quoi bon? Qu'importe que le spectacle change, si la manière de voir et de sentir est toujours la même?

Il me reste, à la vérité, un champ d'observations tout différent, celui où je suis placé désormais et où me retiennent mes habitudes plutôt que mes goûts. Je l'ignore. J'estime qu'il y aurait, sur certains points qui me sont familiers, beaucoup à dire, en exposant ce que j'aperçois, ce que je sais, ce que je crois. Le sujet serait, on le comprend, délicat pour un homme de métier devenu critique, à qui l'on demanderait, avec raison, moins de paroles et de meilleures preuves. Ce sujet à la fois si tentant et si épineux, m'est-il permis, me sera-t-il défendu d'y toucher? Jusqu'à présent j'ai jugé qu'il était séant de me l'interdire.

Il n'est pas de livre un peu digne d'être lu qui n'ait son public et qui ne se l'attache, grâce à des affinités purement humaines. Il se forme ainsi quelquefois des amitiés qui se consolident, en raison de l'âge du livre, en souvenir de l'époque où l'on était jeunes ensemble. C'est à ce petit nombre d'amis connus ou inconnus d'ancienne date que je destine particulièrement cette édition.

E. F.

Paris, 1er juin 1874.

UN ÉTÉ
DANS LE SAHARA


I

DE MEDEAH A EL-AGHOUAT.

Medeah, 22 mai 1853.

Cher ami, je comptais ne t'écrire que de ma première étape; mais l'inaction forcée où je suis me fait ouvrir, sans plus attendre, mon journal de route. Je le commence quand même, ne fût-ce que pour abréger les heures et pour me consoler avec «cette petite lumière intérieure» dont parle Jean Paul, et qui nous empêche de voir et d'entendre le temps qu'il fait dehors.

Depuis le jour où tu m'as quitté, nous vivons au milieu d'une vraie tempête. Tu l'as traversée toi-même, sans doute, en retournant en France; car elle nous vient du Nord, soufflant à la manière du mistral et tout imprégnée d'eau de mer. Quoique nous soyons en mai, l'hiver, tu t'en souviens, avait encore un pied posé sur les blancs sommets de la Mouzaïa; c'est lui qui visite une dernière fois, du moins on l'espère, les jolies campagnes déjà fleuries de Medeah.—Suppose une étendue de quarante lieues de nuages, amoncelés entre l'Ouarensenis et nous, et tu pourras imaginer dans quelles profondeurs de brume sa magnifique pyramide est ensevelie. Quant au Zaccar, notre voisin, c'est à peine si, de loin en loin, on aperçoit, à travers un rideau de pluie moins serré, sa double corne tout estompée par les bords et d'un affreux ton d'encre de Chine, étendue d'eau.

Ce brusque retour des pluies nous a surpris au moment de monter à cheval. Nos adieux étaient faits, nos mulets de bât déjà chargés; il a fallu donner contre-ordre à notre escorte de cavaliers; et me voici, confiné dans une chambre d'auberge, n'ayant pour toute distraction que la vue des cigognes, lugubrement perchées aux bords de leurs vastes nids, et attendant impatiemment qu'une éclaircie se fasse dans ce ciel de Hollande.

Réduit comme je le suis à stimuler mon enthousiasme prêt à faiblir par toutes sortes de rêveries, anticipées où rétrospectives, j'ai accueilli avec complaisance tout à l'heure un souvenir dont tu voudras bien te contenter, faute de mieux. Il pourrait, du reste, servir de préface à ces notes, où je compte plus tard prendre ma revanche, en te racontant les fêtes du Soleil.

—Tu dois connaître dans l'œuvre de Rembrandt une petite eau-forte, de facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes les fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant, qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule, ou à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple: ce sont trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage; à gauche, une plaine à perte de vue; un grand ciel où descend une immense nuée d'orage; et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui cheminent en toute hâte et fuient, le dos au vent.—Il y a là toutes les transes de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique, qui m'a toujours fortement préoccupé. Parfois même, il m'est arrivé d'y voir comme une signification qui me serait personnelle: c'est à la pluie que j'ai dû de connaître, une première fois, il y a cinq ans, le pays du perpétuel Été; c'est en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume.

C'était en 1848, en février, il n'y avait pas eu d'intervalle cette année-là entre les pluies de novembre et les grandes pluies d'hiver, lesquelles duraient depuis trois mois et demi, presque sans un seul jour de repos. J'avais fui de Blidah à Alger, d'Alger à Constantine, sans trouver un point du littoral épargné par ce funeste hiver; il s'agissait de chercher un lieu qu'il ne pût atteindre: c'est alors que je pensai au Désert.—La route qui y conduit se dessinait sur le Condiat-Aty trempé d'eau, et, de temps en temps, j'en voyais descendre de longs convois de gens, au visage marqué par un éternel coup de soleil, suivis de leurs chameaux chargés de dattes et de produits bizarres. Il me semblait sentir encore, en les approchant, comme un reste de tiédeur apportée dans les plis fangeux de leurs burnouss. Un matin donc, nous partîmes en désespérés, passant, tant bien que mal, les rivières débordées et poussant droit devant nous, vers Bisk'ra. Cinq jours après, le 28 février, j'arrivais à El-Kantara, sur la limite du Tell de Constantine, harassé, transi, traversé jusqu'au cœur, mais bien résolu à ne plus m'arrêter qu'en face du soleil indubitable du Sud.

El-Kantara—le pont—garde le défilé et pour ainsi dire l'unique porte par où l'on puisse, du Tell, pénétrer dans le Sahara. Ce passage est une déchirure étroite, qu'on dirait faite de main d'homme, dans une énorme muraille de rochers de trois ou quatre cents pieds d'élévation. Le pont, de construction romaine, est jeté en travers de la coupure. Le pont franchi, et après avoir fait cent pas dans le défilé, vous tombez, par une pente rapide, sur un charmant village, arrosé par un profond cours d'eau et perdu dans une forêt de vingt-cinq mille palmiers. Vous êtes dans le Sahara.

Au delà s'élève dans une double rangée de collines dorées, derniers mouvements du sol, qui, douze lieues plus loin, vont expirer dans la plaine immense et plate du petit désert d'Angad, premier essai du grand Désert.

Grâce à cette situation particulière, El-Kantara, qui est, sur cette ligne, le premier des villages sahariens, se trouve avoir ce rare privilège d'être un peu protégé par sa forêt contre les vents du désert, et de l'être tout à fait contre ceux du nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé. Aussi, est-ce une croyance établie chez les Arabes que la montagne arrête à son sommet tous les nuages du Tell; que la pluie vient y mourir, et que l'hiver ne dépasse pas ce pont merveilleux, qui sépare ainsi deux saisons, l'hiver et l'été; deux pays, le Tell et le Sahara; et ils en donnent pour preuve que, d'un côté, la montagne est noire et couleur de pluie, et de l'autre, rose et couleur de beau temps.

C'était notre avant-dernière marche, la dernière devant nous conduire d'une traite à Bisk'ra. La matinée avait été glacée; le thermomètre, sous nos froides tentes de K'sour, marquait à notre réveil 1º au-dessous de 0. Je me souviens, quoiqu'à cinq ans de distance, des moindres détails de cette journée. Peu s'en était fallu qu'elle ne devînt terrible; mon ami A... S... avait failli se casser la tête en voulant me passer mon fusil; je portais en bandoulière ce fusil funeste, et l'avais déchargé, m'étant promis de ne plus m'en servir. Il y avait, pour le sûr, un peu de mélancolie parmi nous et, depuis l'accident surtout, on se taisait. Le lieu était fort triste. Nous suivions une avenue pierreuse, encaissée entre deux longs murs de rochers sombres, absolument dépouillée d'herbes, mal éclairée par un jour sans soleil. De temps en temps, un aigle, posé sur un angle avancé de la montagne, se levait lentement à notre approche et montait d'un vol circulaire au-dessus de nos têtes. Le ciel tendu de gris se reposait de pleuvoir; mais le vent se maintenait au nord: il enfilait la gorge et semblait vouloir nous poursuivre. C'était un petit souffle aigu, persistant, qu'on entendait à peine, et cependant très incommode. Je me le rappelle surtout à cause des bruits singuliers qu'il faisait dans les canons vides de mon fusil; on eût dit la sonnerie de deux cloches tintant ensemble sur un mode plaintif et pas tout à fait à l'unisson. Le bruit était si léger qu'il me paraissait venir de fort loin, et si étrangement triste, que, pendant le reste de la journée, il m'importuna. Ce ne fut que le lendemain qu'en l'entendant se reproduire, je finis par en découvrir la cause. Enfin nous atteignîmes le défilé; il était six heures moins quelques minutes.

Le docteur T... nous précédait au galop de son cheval boiteux, tout en chantant languissamment la chanson pseudo-arabe et nouvelle encore de Khedoudja; il arriva le premier sur le pont, se découvrit et nous cria:

«Messieurs, ici on salue!»

Est-il vrai que la première colonne militaire qui ait, en 1844, franchi ce pont célèbre, se soit arrêtée par un mouvement de subite admiration, et que les musiques se soient mises à jouer d'enthousiasme? Je ne sais là-dessus que ce qu'on m'en a dit; mais ce soir-là, le spectacle que j'avais sous les yeux m'eût fait croire à cette tradition.

Les palmiers, les premiers que je voyais; ce petit village couleur d'or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés des fleurs blanches du printemps; une jeune fille qui venait à nous, en compagnie d'un vieillard, avec le splendide costume rouge et les riches colliers du désert, portant une amphore de grès sur sa hanche nue; cette première fille à la peau blonde, belle et forte d'une jeunesse précoce, encore enfant et déjà femme; ce vieillard abattu, mais non défiguré par une vieillesse hâtive; tout le désert m'apparaissant ainsi sous toutes ses formes, dans toutes ses beautés et dans tous ses emblèmes; c'était, pour la première, une étonnante vision. Ce qu'il y avait surtout d'incomparable, c'était le ciel: le soleil allait se coucher et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d'écume au bord d'une mer troublée. Au delà commençait l'azur; et alors, à des profondeurs qui n'avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d'or dans leurs palmes; et l'on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d'eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d'oiseaux, à des sons de flûte. En même temps un muezzin, qu'on ne voyait pas, se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points de l'horizon, et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l'écouter.

Le lendemain, même beauté dans l'air et même fête partout. Alors, seulement, je me donnai le plaisir de regarder ce qui se passait au nord du village, et le hasard me rendit témoin d'un phénomène en effet très singulier. Tout ce côté du ciel était sombre et présentait l'aspect d'un énorme océan de nuages, dont le dernier flot venait pour ainsi dire s'abattre et se rouler sur l'extrême arête de la montagne. Mais la montagne, comme une solide falaise, semblait le repousser au large; et, sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y avait un remous violent exactement pareil à celui d'une forte marée. Derrière, descendaient lugubrement les traînées grises d'un vaste déluge; puis, tout à fait au fond, une montagne éloignée montrait sa tête couverte de légers frimas. Il pleuvait à torrents dans la vallée du Metlili, et quinze lieues plus loin il neigeait. L'éternel printemps souriait sur nos têtes.

Notre arrivée au désert se fit par une journée magnifique, et je n'eus pas une seule goutte de pluie pendant tout mon séjour dans le Sahara, qui fut long.

Tel fut, cher ami, le préambule radieux de mon voyage aux Zibans. Ce passage inattendu d'une saison à l'autre, l'étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives, tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide; et cette subite apparition de l'Orient par la porte d'or d'El-Kantara m'a laissé pour toujours un souvenir qui tient du merveilleux.

Aujourd'hui, je n'attends plus, ni ne désire aucune surprise; mon arrivée au désert se fera plus simplement; sans étonnement, car je vais revoir, sinon les mêmes lieux, du moins des choses et des aspects connus; sans coup de théâtre, car il n'y a pas d'El-Kantara sur la route uniforme et très prévenue que je vais suivre.

Même, et pour savoir d'avance à quoi m'en tenir tout à fait, j'ai soigneusement étudié la carte du Sud, depuis Medeah jusqu'à El-Aghouat; non point en géographe, mais en peintre.—Voici à peu près ce qu'elle indique: des montagnes jusqu'à Boghar; à partir de Boghar, sous la dénomination de Sahara, des plaines succédant à des plaines: plaines unies, marécages, plaines sablonneuses, terrains secs et pierreux, plaines onduleuses et d'alfa; à douze lieues nord d'El-Aghouat, un palmier; enfin, El-Aghouat, représenté par un point plus large, à l'intersection d'une multitude de lignes brisées, rayonnant en tout sens, vers des noms étranges, quelques-uns à demi fabuleux; puis, tout à coup, dans le sud-est, une plaine indéfiniment plate, aussi loin que la vue peut s'étendre; et, sur ce grand espace laissé en blanc, ce nom bizarre et qui donne à penser, Bled-el-Ateuch, avec sa traduction: Pays de la soif.—D'autres reculeraient devant la nudité d'un semblable itinéraire; je t'avoue que c'est précisément cette nudité qui m'encourage.

Je crois avoir un but bien défini.—Si je l'atteignais jamais, il s'expliquerait de lui-même; si je ne dois pas l'atteindre, à quoi bon te l'exposer ici?—Admets seulement que j'aime passionnément le bleu, et qu'il y a deux choses que je brûle de revoir: le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre.

El-Gouëa, 24 mai au soir.

On compte, par la route que nous suivons, quatorze lieues de Medeah à Boghar; à peu près deux lieues de moins que la route des prolonges. Elle est aussi directe que peut l'être un sentier d'Arabe dans un pays difficile; c'est-à-dire qu'à moins d'escalader les montées comme on fait d'un rempart et de se laisser glisser aux descentes, il me paraît presque impossible d'abréger davantage. J'ai cru remarquer que le plus souvent nous coupions droit devant nous en pleine montagne, et je n'ai pas vu d'ailleurs que cette voie escarpée, où nous entraînait notre chef de file, fût autrement tracée que par le passage des bergers ou par l'écoulement naturel des eaux de pluie. Cependant rien n'est plus aisé que d'y mener un convoi marchant en bon ordre, avec des mulets peu chargés et des chevaux prudents.

Tout ce pâté de montagnes, que nous avons mis cinq heures à traverser, présente un système irrégulier de mamelons coniques profondément découpés et séparés par d'étroits ravins. Au fond de chacun de ces ravins, creusés en forme d'entonnoirs, il y a des eaux courantes ou de jolies fontaines, avec des lauriers-roses en abondance. Les pentes sont entièrement couvertes de broussailles, et les sommets se couronnent avec gravité de chênes verts, de chênes-lièges et d'arbres résineux. De loin en loin, de petites fumées odorantes, qu'on voit filer paisiblement au-dessus des bois, et de rares carrés d'orges vertes indiquent, dans ce lieu solitaire, la présence de quelques agriculteurs arabes. Cependant, on n'aperçoit ni le propriétaire du champ, ni les cabanes d'où sortent ces fumées; on ne rencontre personne, on n'entend pas même un aboiement de chien. L'Arabe n'aime pas à montrer sa demeure, pas plus qu'il n'aime à dire son nom, à parler de ses affaires, à raconter le but de ses voyages. Toute curiosité dont il peut être l'objet lui est importune. Aussi établit-il sa maison aux endroits les moins apparents, à peu près comme on ferait une embuscade, de manière à n'être point vu, mais à tout observer. Du fond de cette retraite invisible, il a l'œil ouvert sur les routes, il surveille les gens qui passent, en remarque le nombre et s'assure, avec inquiétude, du chemin qu'ils prennent. C'est une alarme quand on fait mine d'examiner le pays, de s'y arrêter ou de se diriger précisément vers le lieu qu'il habite. Quelquefois un de ces campagnards soupçonneux vous accompagne ainsi fort loin, à votre insu et ne vous perd de vue que lorsqu'il n'a plus aucun intérêt réel ou imaginaire à vous suivre. Toutes les habitudes du paysan arabe sont soumises à ce système absolu de précaution et d'espionnage; et sa manière d'entendre la propriété ne peut s'expliquer que par ce général sentiment de défiance. Même à l'état sédentaire, il ne se croit tranquille possesseur que de ce qu'il détient; il préfère la fortune mobilière, parce que rien ne la constate, qu'elle est facile à convertir, facile à nier et enfouissable. La terre, au contraire, l'embarrasse; et toute propriété foncière lui semble incertaine et surtout compromettante. Il n'occupe donc ostensiblement que le petit coin qu'il a ensemencé, et, s'il néglige de s'étendre au delà et de s'approprier par la culture tout le terrain qui l'environne, s'il entretient la solitude autour de lui, et pour ainsi dire jusqu'à la porte de sa maison, c'est uniquement pour ne pas faire un aveu plus manifeste de ce qu'il possède. Rien n'est donc plus abandonné en apparence qu'un pays habité par des tribus arabes; on ne saurait y tenir moins de place, y faire moins de bruit, ni plus discrètement empiéter sur le désert.

Nous avancions en silence et gravissions péniblement, pendus aux crins de nos chevaux, de longs escarpements dont chacun nous coûtait une heure à franchir. Nous faisions lever des engoulevents, des tourterelles de bois, quelques volées plus rares de perdrix grises; par moments, le cri sonore d'un merle éclatait tout près de nous, et l'on voyait le petit oiseau noir fuir au-dessus des fourrés. Il faisait chaud; l'air était orageux; le ciel, semé de nuages, avec des trouées d'un bleu sombre, promenait des ombres immenses sur l'étendue de ce beau pays, tout coloré d'un vert sérieux. C'était paisible, et je ne puis dire à quel point cela me parut grand. A chaque sommet que nous atteignions, je me retournais pour voir monter, à l'horizon opposé, les pics bleuâtres de la Mouzaïa. Il y eut un moment où, par l'échancrure des gorges, j'entrevis un coin de la plaine, et au-dessus, dans le brouillard, quelque chose de bleu qui ressemblait encore à la mer, cette Méditerranée, mon ami, que d'ici j'appelle la mer du Nord, et qu'un jour, avec regret, j'appellerai, comme autrefois, la mer d'Afrique. De temps en temps, Medeah se montrait au nord-ouest sur un plateau plus clair que les autres, où l'on voyait se dessiner des routes. Vers trois heures, je l'aperçus pour la dernière fois et je lui dis adieu. Il n'apparaissait plus que comme une masse un peu rouge piquée de points blanchâtres au-dessus d'un triple étage de mamelons boisés; je distinguais confusément les deux ou trois minarets qui dominent la ville; je crus reconnaître celui que tu préfères, au pied des casernes, et je donnai un souvenir à nos cigognes; puis mon œil fit le tour de l'horizon. Je ne sais quels fils imperceptibles qui me tenaient au cœur se tendirent un moment plus fort que je n'aurais cru, et je compris alors seulement que je partais et que j'entreprenais autre chose qu'une promenade.

Il y avait quatre heures que nous marchions; nous n'avions pas fait cinq lieues encore, mais nous achevions de monter. Après une dernière heure de marche sur des pentes douces et parmi des fourrés très-épais, mon cheval donna des signes de joie, et je découvris devant moi, dans une sorte de clairière élevée, une maison blanche entourée de cabanes de paille, quelques tentes noires, et notre avant-garde de cavaliers qui déjà disposait le bivouac.

Nous voici donc dans El-Gouëa, ou, si tu veux, à la Clairière, campés pour cette nuit près de la maison du commandement de Si-Djilali-Bel Hadj-Meloud, caïd des Beni-Haçen. On appelle maisons de commandement certaines maisons fortifiées, que notre gouvernement fait bâtir à l'intérieur du pays, pour servir de résidence officielle à un chef de tribus, de lieu de défense en cas de guerre, et en même temps d'hôtellerie pour les voyageurs. Indépendamment du chef arabe, qui l'occupe assez irrégulièrement, ces postes sont en général gardés par quelques hommes d'infanterie détachés de la garnison française la plus voisine. Avec plus d'importance et de plus grandes dimensions, ils deviennent des bordj (proprement: lieux fortifiés). La maison d'El-Gouëa n'est qu'un modeste corps de garde en rez-de-chaussée, avec une cour au centre, quatre pavillons saillants aux quatre angles, des murs bas, seulement percés de meurtrières, une porte pleine et ferrée. Un grand noyer qui s'élève en forme de boule de l'autre côté de la maison, des hangars de chaume disposés autour, soutenus par des branches mortes et palissadés de broussailles, le jeu du ciel entre les vastes rameaux de l'arbre et de gros nuages orageux roulés en masses étincelantes au-dessus des coteaux devenus bruns, tout cela formait un ensemble de tableau peu oriental, mais qui m'a plu, précisément à cause de sa ressemblance avec la France. Du côté du sud, il n'y a pas de vue; du côté du nord et du couchant, nous dominons une assez grande étendue de collines et de petites vallées, clairsemées de bouquets de bois, de prairies naturelles et de quelques champs cultivés. Les collines se couvraient d'ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux, le contour des bois s'indiquait par un filet d'ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d'épaisseur inégale: rasé court à l'endroit des champs, plus laineux à l'endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche et qui fasse penser au voisinage des lions.

Les deux tentes arabes dressées pour nous recevoir serviront d'asile à nos gens et d'abri pour nos bagages, car nous avons tout juste de quoi nous loger nous-mêmes. Je te parlerai de notre galfa (caravane) quand elle sera complète et organisée sur un pied de long voyage, quand nous aurons remplacé nos mulets de montagne par des chameaux, et quand notre klhebbir (conducteur-chef de caravane), qui, tu le sais, est M. N***, aura rassemblé toute sa suite de cavaliers et de serviteurs. Le tout, chameaux, tentes supplémentaires et gens d'escorte, nous attend à Boghari, où nous les trouverons demain soir. Jusqu'ici, notre petit convoi, d'assez vulgaire apparence, se compose, presque à nombre égal, de burnouss et d'habits français, et nos muletiers n'ont pas la rude et patiente allure que je m'attends à trouver dans nos chameliers, ces intrépides marcheurs du désert.

Il est huit heures; nous venons de rentrer sous nos tentes après avoir soupé chez le caïd. Si-Djilali nous a donné la diffa: il arrivait tout exprès pour nous recevoir de la tribu qu'il habite à quelques lieues d'ici. Il est impossible de recevoir au seuil des pays arabes une hospitalité plus encourageante. Quant à notre hôte, je retrouve en lui ces grands traits de montagnard que nous avons déjà pressentis à Medeah et tant admirés, si tu t'en souviens; et, comme personnage de frontispice, il a déjà sa valeur. C'est une belle tête, fortement basanée, ardente et pleine de résolution, quoique souriante, avec de grands yeux doux et une bouche fréquemment entr'ouverte à la manière des enfants; cette habitude fait remarquer ses dents qui sont superbes. Il porte deux burnouss, un noir par-dessus un blanc. Le burnouss noir, qu'on voit rarement dans les tribus du littoral et qui disparaît, m'a-t-on dit, dans le Sud, semble être propre aux régions intermédiaires que je vais traverser de Medeah à D'jelfa. Il est de grosse laine ou de poil de chameau; on dirait du feutre, tant il est lourd, épais, rude au toucher: il a plus d'ampleur que le burnouss de laine blanche, et tombe tout d'une pièce quand il est pendant; relevé sur l'épaule, il forme à peine un ou deux plis réguliers et cassants. Il fait paraître courts les hommes les plus grands, tant il les élargit, et leur donne alors une pesanteur de démarche, une majesté de port extraordinaires. Ajoute à ce vêtement un peu monacal, qui tient de la chape par la roideur, et du froc par le capuchon rabattu dans le dos, des bottes rouges de cavalier, un chapelet de bois brun, une ceinture de maroquin bouclée à la taille, usée par le frottement des pistolets, enfin un long cordon d'amulettes de bois ou de sachets de cuir rouge descendant sur un haïk djeridi de fine laine lamée de soie; tout laine et tout cuir, sans broderie, sans flots de soie, sans une ganse d'or, telle était la tenue sévère de notre hôte. Si-Djilali est de noblesse militaire; son père, Si-Hadj-Meloud, est pèlerin de la Mecque. Il y a, comme tu le vois, du sang de fanatique et de soldat dans ses veines. C'est un homme de trente ans, ou bien alors un jeune homme que la fatigue, une grande position, la guerre peut-être, ou seulement le soleil de son pays ont mûri de bonne heure. A le regarder de plus près, on s'aperçoit que ses yeux pleins de flammes ne sont pas toujours d'accord avec sa bouche, quand celle-ci sourit, et que cette juvénile hilarité des lèvres n'est qu'une manière d'être poli.

La chambre où nous mangions était petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés, quoique la maison soit neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de tente, trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique accroupi devant nous, et faisant, dans une immobilité absolue, l'office de chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d'importance.

Je n'ai pas à t'apprendre que la diffa est le repas d'hospitalité. La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails, voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante: il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d'un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche s'en empare à peu près comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu'on ne la mette au feu; le maître de la maison l'attaque alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assaisonnée de poivre rouge. Enfin arrive le couscoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait doux (halib), de lait aigre (leben); le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés. On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette; on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de bois, et le plus souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le couscoussou se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte arabe qui recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel y descendra. Pour boire, on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore un précepte: «Celui qui boit ne doit pas respirer dans la tasse où est la boisson; il doit l'ôter de ses lèvres pour reprendre haleine; puis il doit recommencer à boire.» Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.

Si tu te rappelles l'article Hospitalité dans le livre excellent de M. le général Daumas sur le Grand Désert, tu dois voir que c'est dans les mœurs arabes un acte sérieux que de manger et de donner à manger, et qu'une diffa est une haute leçon de savoir-vivre, de générosité, de prévenances mutuelles. Et remarque que ce n'est point en vertu de devoirs sociaux, chose absolument inconnue de ce peuple antisocial, mais en vertu d'une recommandation divine, et, pour parler comme eux, à titre d'envoyé de Dieu, que le voyageur est ainsi traité par son hôte. Leur politesse repose donc non sur des conventions, mais sur un principe religieux. Ils l'exercent avec le respect qu'ils ont pour tout ce qui touche aux choses saintes, et la pratiquent comme un acte de dévotion.

Aussi ce n'est point une chose qui prête à rire, je l'affirme, que de voir ces hommes robustes, avec leur accoutrement de guerre et leurs amulettes au cou, remplir gravement ces petits soins de ménage qui sont en Europe la part des femmes; de voir ces larges mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique des armes, servir à table, émincer la viande avant de vous l'offrir, vous indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit, tenir l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-mains de laine ouvrée. Ces attentions, qui dans nos usages paraîtraient puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes par le contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait de sa force et de sa dignité.

Et quand on considère que ce même homme, qui impose aux femmes la peine accablante de tout faire dans son ménage par paresse ou par excès de pouvoir domestique, ne dédaigne pas de les suppléer en tout quand il s'agit d'honorer un hôte, on doit convenir que c'est, je le répète, une grande et belle leçon qu'il nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité exercée de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes, n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui, suivant le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la main de son hôte? Au reste, tout a été dit là-dessus, excepté peut-être quelques détails plus ignorés qui prouvent à l'excès que l'invité est autorisé à se mettre dans le plus grand bien-être possible, et qu'il est permis, même en compagnie, de témoigner qu'on a l'estomac plein. C'est une habitude que notre civilité puérile et honnête n'a pas même imaginé de défendre aux petits enfants qui ont trop mangé. Elle sera difficile à comprendre, surtout à excuser, de la part de gens si graves, et qui jamais ne s'exposent à la moquerie. Mais il ne faut pas oublier qu'elle est dans les mœurs, et que ces choses-là se font avec la plus étonnante bonhomie.

Le café, le thé et le tabac ne sont servis qu'aux étrangers chrétiens, et sont totalement inconnus dans les k'sours et dans les douars arabes du Sud. Un Arabe qui se respecte s'abstient assez généralement d'en faire usage. Il y a de pauvres gens qui n'en ont jamais goûté. On se figure, tout à fait à tort, que chaque Arabe est armé de sa pipe, comme on voit les Maures et les Turcs. Les Maures eux-mêmes ne fument pas tous. J'en connais qui regardent cela comme un vice presque égal à celui de boire du vin; ceux-là sont les méthodistes sévères qui se montrent exacts aux mosquées et ne portent que des vêtements de laine ou de soie, sans broderie de métal, d'or ni d'argent.


Onze heures.—J'achève, en regardant la nuit, cette première veillée de bivouac. L'air n'est plus humide, mais la terre est toute molle, la toile des tentes est trempée de rosée; la lune, qui va se lever, commence à blanchir l'horizon au-dessus des bois. Notre bivouac repose dans une obscurité profonde. Le feu allumé au milieu des tentes, et près duquel les Arabes ont jusqu'à présent chuchoté, se racontant je ne sais quoi, mais assurément pas les histoires d'Antar, quoi qu'en disent les voyageurs revenus d'Orient; le feu abandonné s'est éteint et ne répand plus qu'une vague odeur de résine qui parfume encore tout le camp; nos chevaux ont de temps en temps, des frissons amoureux et poussent, vers une femelle invisible qui les enflamme, des hennissements aigus comme un éclat de trompette; tandis qu'une chouette, perchée je ne sais où, exhale à temps égaux, au milieu du plus grand silence, cette petite note unique, plaintive qui fait: clou! et semble une respiration sonore plutôt qu'un chant.

Boghari, 26 mai au matin.

Ou je me trompe fort, ou j'ai sous les yeux l'Afrique africaine comme on la rêve; et le reste de mon voyage n'aura plus, sous certains rapports, grand'chose à m'apprendre d'ici au désert. J'ai fait une vraie découverte en arrivant ici; car j'ai trouvé qu'à côté de Boghar, seul point que je connusse de nom, et qui, pour moi, représentait tout un pays, il en existe un autre dont personne ne parle, sans doute à cause de son inutilité stratégique, ou, plus probablement, à cause de son extraordinaire aridité. Ce pays, qui ne ressemble en rien au premier, s'appelle d'un nom qui a l'air d'un diminutif de Boghar, Boghari.

Boghar est une citadelle française, sorte de grand'garde aventurée sur le sommet d'une haute montagne boisée de pins sombres et toujours verts; Boghari, au contraire, est un petit village entièrement arabe, cramponné sur le dos d'un mamelon soleilleux et toujours aride; ils se font face à trois quarts de lieue de distance, séparés seulement par le Chéliff et par une étroite vallée sans arbres. Je ne suis point monté à Boghar; ce que j'en vois d'ici me paraît triste, froid, curieux peut-être, mais ennuyeux comme un belvédère; quant à Boghari, heureusement pour lui, à peine habitable pour les Arabes, c'est tout simplement la vraie terre de Cham. Mais n'anticipons pas; j'y reviendrai. Nous traverserons ensemble toute cette vallée du Chéliff, et je m'imagine que derrière ces collines aplaties et nues qui barrent l'horizon du Sud, et que je vais franchir aujourd'hui, il y a des choses qui me surprendront.

La première partie de l'étape en venant d'El-Gouëa, d'où nous sommes partis hier au jour levant, se fait non plus comme celle de la veille à travers des maquis entremêlés de bouquets d'arbres, mais à travers une belle forêt de chênes verts; par de vastes clairières tapissées d'herbes et avec de profondes perspectives sur les fonds bleus, sur les fonds verts, touffus, feuillus, d'un pays toujours et toujours boisé. Cette partie de l'étape est très belle. On rêve chasse, on rêve aboiements de meutes, dans ces solitudes pleines d'échos.

Tout à coup la montagne manque sous vos pieds; l'horizon se dégage, et l'œil embrasse alors à vol d'oiseau, dans toute sa longueur, une vallée beaucoup moins riante, d'un gris fauve qui commence à sentir le feu; elle est comprise entre deux rangées de collines, celles de droite encore broussailleuses, celles de gauche à peine couronnées de quelques pins rabougris, et de plus en plus découvertes.

La vallée prend son nom de l'Oued-el-Akoum, petite rivière encaissée, dont le voisinage anime par-ci par-là d'assez belles cultures, mais ne fait pas pousser un seul arbre, et qui court, inégalement bordée de berges terreuses et de lauriers-roses, se jeter dans le Chéliff au pied de Boghar.

C'est là qu'à la halte du matin, par une journée blonde et transparente, j'ai revu les premières tentes et les premiers troupeaux de chameaux libres, et compris avec ravissement qu'enfin j'arrivais chez les patriarches.

Le vieux Hadj-Meloud, tout semblable à son ancêtre Ibrahim, Ibrahim l'hospitalier, comme disent les Arabes, nous attendait à sa zmala, où son fils Si-Djilali était venu nous conduire lui-même, pour que toute la famille y fût présente. Il nous reçut à côté du douar, suivant l'usage, dans de grandes tentes dressées pour nous (Guïatin-el-Dyaf, tentes des hôtes), au milieu de serviteurs nombreux et avec tout l'appareil convenu. On y mangea beaucoup, et nous y bûmes le café dans de petites tasses vertes sur lesquelles il y avait écrit en arabe: «Bois en paix

Je n'ai jamais, en effet, rien vu de plus paisible, ni qui invitât mieux à boire en paix dans la maison d'un hôte; je n'ai jamais rien vu de plus simple que le tableau qui se déroulait devant nous.

Nos tentes très vastes et, soit dit en passant, déjà rayées de rouge et de noir comme dans le Sud, occupaient la largeur d'un petit plateau nu, au bord de la rivière. Elles étaient grandes ouvertes, et les portes, relevées par deux bâtons, formaient sur le terrain fauve et pelé deux carrés d'ombres, les seules qu'il y eût dans toute l'étendue de cet horizon accablé de lumière et sur lequel un ciel à demi voilé répandait comme une pluie d'or pâle. Debout dans cette ombre grise, et dominant tout le paysage de leur longue taille, Si-Djilali, son frère et leur vieux père, tous trois vêtus de noir, assistaient en silence au repas. Derrière eux, et en plein soleil, se tenait un cercle de gens accroupis, grandes figures d'un blanc sale, sans plis, sans voix, sans geste, avec des yeux clignotants sous l'éclat du jour et qu'on eût dit fermés. Des serviteurs, vêtus de blanc comme eux et comme eux silencieux, allaient sans bruit de la tente aux cuisines dont on voyait la fumée s'élever en deux colonnes onduleuses au revers du plateau, comme deux fumées de sacrifice.

Au delà, afin de compléter la scène et comme pour l'encadrer, je pouvais apercevoir, de la tente où j'étais couché, un coin du douar, un bout de la rivière où buvaient des chevaux libres, et, tout à fait au fond, de longs troupeaux de chameaux bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que des moissons.

Au milieu de tout cela, il n'y avait donc qu'une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu'un peu de bruit, celui qui se faisait dans la tente.

Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l'éclat et le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flammes et des mots dits tout bas, je ne garderai qu'une seule note qui contient tout: «Bois en paix

La vallée de l'Oued-el-Akoum, qui se rétrécit et se dépouille encore à mesure qu'on avance au sud, rencontre le Chéliff à trois heures de là, et débouche, comme je te l'ai dit, entre Boghar et Boghari, dans une autre vallée courant en sens contraire, de l'est à l'ouest, et celle-ci tout à fait aride.

Boghar apparaît de fort loin, posée sur sa montagne pointue, comme une tache grisâtre parmi des massifs verts. Ce n'est au contraire qu'en entrant dans la vallée du Chéliff qu'on découvre, à main gauche, au fond d'un amphithéâtre désolé, mais flamboyant de lumière, le petit village de Boghari, perché sur son rocher.

C'est bizarre, frappant; je ne connaissais rien de pareil, et jusqu'à présent je n'avais rien imaginé d'aussi complètement fauve,—disons le mot qui me coûte à dire,—d'aussi jaune. Je serais désolé qu'on s'emparât du mot, car on a déjà trop abusé de la chose; le mot d'ailleurs est brutal; il dénature un ton de toute finesse et qui n'est qu'une apparence. Exprimer l'action du soleil sur cette terre ardente en disant que cette terre est jaune, c'est enlaidir et gâter tout. Autant vaut donc ne pas parler de couleur et déclarer que c'est très beau; libre à ceux qui n'ont pas vu Boghari d'en fixer le ton d'après la préférence de leur esprit.

Le village est blanc, veiné de brun, veiné de lilas. Il domine un petit ravin, formant égout, où végètent par miracle deux ou trois figuiers très verts et autant de lentisques, et qui semble taillé dans un bloc de porphyre ou d'agate, tant il est richement marbré de couleurs, depuis la lie de vin jusqu'au rouge sang. Hormis ces quelques rejetons poussés sous les gouttières du village, il n'y a rien autour de Boghari qui ressemble à un arbre, pas même à de l'herbe. Le sol, en quelques endroits sablonneux, est partout aussi nu que de la cendre. Nous campons au pied du village, sur un terrain battu, qui a l'apparence d'un champ de foire, et où bivouaquent les caravanes du Sud. Depuis hier, nous y vivons en compagnie des vautours, des aigles et des corbeaux.

Ici, point de réception. Le pays est pauvre; et forcés de pourvoir nous-mêmes à nos divertissements, nous avons fait venir, cette nuit, de Boghari, des danseuses et des musiciens.

Tu sauras que Boghari, qui sert de comptoir et d'entrepôt aux nomades, est peuplée de jolies femmes, venues pour la plupart des tribus sahariennes Ouled-Nayl, A'r'azlia, etc., où les mœurs sont faciles, et dont les filles ont l'habitude d'aller chercher fortune dans les tribus environnantes. Les Orientaux ont des noms charmants pour déguiser l'industrie véritable de ce genre de femmes; faute de mieux, j'appellerai celles-ci des danseuses.

On alluma donc de grands feux en avant de la tente rouge qui nous sert de salle à manger; et pendant ce temps on dépêcha quelqu'un vers le village. Tout le monde y dormait, car il était dix heures, et l'on eut sans doute quelque peine à réveiller ces pauvres gens; pourtant, au bout d'une bonne heure d'attente, nous vîmes un feu, comme une étoile plus rouge que les autres, se mouvoir dans les ténèbres à hauteur du village; puis le son languissant de la flûte arabe descendit à travers la nuit tranquille et vint nous apprendre que la fête approchait.

Cinq ou six musiciens armés de tambourins et de flûtes, autant de femmes voilées, escortées d'un grand nombre d'Arabes qui s'invitaient d'eux-mêmes au divertissement, apparurent enfin au milieu de nos feux, y formèrent un grand cercle, et le bal commença.

Ceci n'était pas du Delacroix. Toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu'un dessin tantôt estompé d'ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière, avec une fantaisie, une audace, une furie d'effet sans pareilles. C'était quelque chose comme la Ronde de nuit de Rembrandt, ou plutôt, comme une de ses eaux-fortes inachevées. Des têtes coiffées de blanc et comme enlevées à vif d'un revers de burin, des bras sans corps, des mains mobiles, dont on ne voyait pas les bras, des yeux luisants et des dents blanches au milieu de visages presque invisibles, la moitié d'un vêtement attaqué tout à coup en lumière et dont le reste n'existait pas, émergeaient au hasard et avec d'effrayants caprices d'une ombre opaque et noire comme de l'encre. Le son étourdissant des flûtes sortait on ne voyait pas d'où, et quatre tambourins de peau, qui se montraient à l'endroit le plus éclairé du cercle, comme de grands disques dorés, semblaient s'agiter et retentir d'eux-mêmes. Nos feux, qu'on entretenait de branchages secs, pétillaient et s'enveloppaient de longs tourbillons de fumée mêlés de paillettes de braise. En dehors de cette scène étrange, on ne voyait ni bivouac, ni ciel, ni terre; au-dessus, autour, partout, il n'y avait plus rien que le noir, ce noir absolu qui doit exister seulement dans l'œil éteint des aveugles.

Aussi, la danseuse, debout au centre de cette assemblée attentive à l'examiner, se remuant en cadence avec de longues ondulations de corps ou de petits trépignements convulsifs, tantôt la tête à moitié renversée dans une pamoison mystérieuse, tantôt ses belles mains (les mains sont en général fort belles) allongées et ouvertes, comme pour une conjuration, la danseuse, au premier abord, et malgré le sens très évident de sa danse, avait-elle aussi bien l'air de jouer une scène de Macbeth, que de représenter autre chose.

Cette autre chose est, au fond, l'éternel thème amoureux sur lequel chaque peuple a brodé ses propres fantaisies, et dont chaque peuple, excepté nous, a su faire une danse nationale.

Tu connais la danse des Mauresques. Elle a son intérêt, qui vient de la richesse encore plus que du bon goût des costumes. Mais, en somme, elle est insignifiante ou tout à fait grossière. Elle fait pendant aux licencieuses parades de Garageuz et ne peut pas s'empêcher, dans tous les cas, de sentir un peu le mauvais lieu.

La danse arabe, au contraire, la danse du Sud, exprime avec une grâce beaucoup plus réelle, beaucoup plus chaste, et dans une langue mimique infiniment plus littéraire, tout un petit drame passionné, plein de tendres péripéties; elle évite surtout les agaceries trop libres qui sont un gros contresens de la part de la femme arabe.

La danseuse ne montre d'abord qu'à regret son pâle visage entouré d'épaisses nattes de cheveux tressés de laines; elle le cache à demi dans son voile; elle se détourne, hésite, en se sentant sous les regards des hommes, tout cela avec de doux sourires et des feintes de pudeur exquises. Puis obéissant à la mesure qui devient plus vive, elle s'émeut, son pas s'anime, son geste s'enhardit. Alors commence, entre elle et l'amant invisible qui lui parle par la voix des flûtes, une action des plus pathétiques: la femme fuit, elle élude, mais un mot plus doux la blesse au cœur: elle y porte la main, moins pour s'en plaindre que pour montrer qu'elle est atteinte, et de l'autre, avec un geste d'enchanteresse, elle écarte à regret son doux ennemi. Ce ne sont plus alors que des élans mêlés de résistance; on sent qu'elle attire en voulant se défendre; ce long corps souple et caressant se contourne en des émotions extrêmes, et ces deux bras jetés en avant, pour les derniers refus, vont défaillir.

J'abrège; toute cette pantomime est fort longue et dure, jusqu'à ce que la musique, qui se fatigue au moins autant que la danseuse, en ait assez, et termine, en manière de point d'orgue, par un terrible charivari des flûtes et des tambourins.

Notre danseuse, qui n'était pas jolie, avait ce genre de beauté qui convenait à la danse. Elle portait à merveille son long voile blanc et son haïk rouge sur lequel étincelait toute une profusion de bijoux; et quand elle étendait ses bras nus ornés de bracelets jusqu'aux coudes et faisait mouvoir ses longues mains un peu maigres avec un air de voluptueux effroi, elle était décidément superbe.

Il est douteux que j'y prisse un plaisir aussi vif que nos Arabes; mais j'eus là du moins une vision qui restera dans mes souvenirs de voyage à côté de la fileuse dont je t'ai parlé tant de fois.

Je ne sais point à quelle heure a fini la fête. Au train dont elle allait, peut-être aurait-elle duré jusqu'au jour, sans un incident. J'ai su ce matin qu'un de nos gens s'étant permis une grossière inconvenance à l'égard de la danseuse, celle-ci s'était retirée, et qu'après beaucoup d'injures et de menaces échangées on s'était séparé on ne peut plus mécontent de part et d'autre.

Nous montons à cheval dans une heure pour aller coucher aux Ouled-Moktar. A quatre lieues d'ici, plein sud, nous trouverons les plaines et nous mettrons le pied dans le Sahara.

Comme je l'ai dit, on laisse ici les mulets, et nous prenons un convoi de vingt-cinq chameaux, qui nous attendent depuis hier, patiemment couchés près de nos tentes.

Je commence, au milieu du grand nombre de gens qui encombraient le bivouac, à distinguer ceux qui font le voyage avec nous. Les chameliers attachent leurs sandales; les cavaliers chaussent leurs doubles bottes rouges armées d'éperons. Ce sont tous gens du sud, Ouled-Moktar, Ouled-Nayl, l'Aghouâti, etc. Les burnouss bruns appartiennent au Makhzen de El-Aghouat, sombres cavaliers, coiffés de haïks sales, maigres comme leurs chevaux, nourris comme eux de je ne sais quelle rare pitance; comme eux, couchant je ne sais où, et qui font, avec ces infatigables bêtes, des courses au delà de toute croyance.

On charge nos chameaux. Ce sont de grands animaux bien taillés, moins vastes, mais plus déliés que les chameaux du Tell, meilleurs pour la course et aussi bons pour le bât. Ils ont l'œil ardent et les jambes d'une grande finesse. Ils beuglent horriblement quand on leur met la charge sur le dos; et je viens d'apprendre de notre bach'amar ce qu'ils disent en se plaignant de la sorte.

Ils disent à celui qui les sangle: «Mets-moi des coussins pour que je ne me blesse pas.»

D'jelfa, 31 mai.

Nous sommes arrivés hier à D'jelfa, après cinq journées de marche presque toujours en plaine, par un beau temps, nuageux encore, mais assez chaud pour me convaincre que nous sommes depuis cinq jours dans le Sahara.

Géographiquement, le Sahara commence à Boghar; c'est-à-dire que là finit la région montagneuse des terres cultivables, j'aimerais à dire cultivées, qu'on appelle le Tell. Tu sais qu'on n'est pas d'accord sur l'étymologie des mots Tell et Sahara. M. le général Daumas, dans un livre précieux, même après huit ans de découvertes, le Sahara algérien, propose une étymologie qui me plaît à cause de son origine arabe, et dont je me contente. D'après les T'olba, Sahara viendrait de Sehaur, moment difficile à saisir, qui précède le point du jour et pendant lequel on peut, en temps de jeûne, encore manger, boire et fumer; Tell viendrait de Tali, qui veut dire dernier. Le Sahara serait donc le pays vaste et plat où le Sehaur est plus facilement appréciable, et, par analogie, le Tell serait le pays montueux, en arrière du Sahara, où le Sehaur n'apparaît qu'en dernier.

Quoi qu'il en soit, il est certain que Sahara ne veut point dire Désert. C'est le nom général d'un grand pays composé de plaines, inhabité sur certains points, mais très peuplé sur d'autres, et qui prend les noms de Fiafi, Kifar, ou Falat, suivant qu'il est habité, temporairement habitable, comme après les pluies d'hiver, ou inhabité et inhabitable. Or, il y a fort loin de Boghar au Falat, c'est-à-dire à la mer de sable, qui ne commence guère qu'au delà du Touat, à quarante journées de marche environ d'Alger. Ainsi, quoique j'aie à te parler aujourd'hui de lieux très solitaires, tu sauras qu'il ne s'agit en aucune façon du Falat ou Grand Désert.

Encore une explication nécessaire, et j'en aurai fini avec la géographie. Le Sahara renferme deux populations distinctes, l'une autochtone, sédentaire, avec des centres fixes dans des villes ou villages (k'sour), aux endroits où l'eau constante a permis de s'établir; l'autre, c'est la race des Arabes conquérants, nomade et vivant sous la tente. Les premiers sont cultivateurs, les seconds sont bergers. Une association conçue dans l'intérêt commun unit ces deux peuples; ce qui n'empêche pas l'Arabe de mépriser absolument son utile voisin, ce voisin de lui rendre son mépris. Ils se partagent les oasis dont ils sont ensemble propriétaires. L'habitant du k'sour cultive, à titre de fermier, le jardin du nomade; de son côté, le nomade se charge des troupeaux communs, les mène aux pâturages d'hiver; et, l'été, c'est lui qui va chercher, sur les marchés du Tell, les grains dont l'un et l'autre ont un besoin égal. En sorte qu'échelonnées ainsi sur deux ou trois cents lieues de pays, celles-là dans l'oasis, celles-ci dans les plaines intermédiaires que les pluies ont rendues habitables, d'immenses populations couvrent en réalité cette vaste étendue du Sahara, qu'on aurait grand tort, comme tu le vois, d'appeler désert, mais où l'on avait cependant supposé toute espèce d'êtres chimériques, excepté l'homme, le plus réel et le plus nombreux de tous.

Cela dit, je reprends ces notes de route au bivouac de Boghari, au moment où je t'ai quitté pour monter à cheval.

C'est à midi seulement qu'on se mit en marche, car Boghari est un lieu d'amorces, d'où les voyageurs arabes ne s'éloignent pas volontiers; du moins j'ai cru le comprendre à la lenteur inaccoutumée des préparatifs de départ. Pourtant, au signal donné par le bach-amar (chef du convoi), le troupeau mugissant des chameaux de charge se leva confusément et enfin s'ébranla; nous prîmes au galop la tête du convoi, et, quelques minutes après, le petit village redevenu solitaire disparut derrière la première colline, silencieux comme à notre arrivée, sérieux malgré le vif éclat de ses murs crépis, et plus taciturne encore qu'au jour levant, sous le blanc linceul de midi. Presque aussitôt nous entrions dans la vallée du Chéliff.

Cette vallée ou plutôt cette plaine inégale et caillouteuse, coupée de monticules, et ravinée par le Chéliff, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu'on puisse voir. Je n'en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractérisé, et, même après Boghari, c'est un spectacle à ne jamais oublier.

Imagine un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu'aux entrailles; une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l'œil tant elle est nue, et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l'action du feu; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon;—des collines horizontales qu'on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës, formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux; au centre, d'étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu'une aire à battre le grain; quelquefois, un morne bizarre, encore plus désolé, si c'est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet, comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion;—et tout cela, d'un bout à l'autre, aussi loin que la vue peut s'étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion.

Quant au Chéliff, qui, quarante lieues plus avant, dans l'ouest, devient un beau fleuve pacifique et bienfaisant, ici, c'est un ruisseau tortueux, encaissé, dont l'hiver fait un torrent, et que les premières ardeurs de l'été épuisent jusqu'à la dernière goutte. Il s'est creusé dans la marne molle un lit boueux qui ressemble à une tranchée, et, même au moment des plus fortes crues, il traverse sans l'arroser cette vallée misérable et dévorée de soif. Ses bords taillés à pic sont aussi arides que le reste; à peine y voit-on, accrochés à l'intérieur du lit et marquant le niveau des grandes eaux, quelques rares pieds de lauriers-roses, poudreux, fangeux, salis, et qui expirent de chaleur au fond de cette étroite ornière, incendiée par le soleil plongeant du milieu du jour.

D'ailleurs, ni l'été, ni l'hiver, ni le soleil, ni les rosées, ni les pluies qui font verdir le sol sablonneux et salé du désert lui-même ne peuvent rien sur une terre pareille. Toutes les saisons lui sont inutiles; et de chacune d'elles, elle ne reçoit que des châtiments.

Nous mîmes trois heures à traverser ce pays extraordinaire, par une journée sans vent et sous une atmosphère tellement immobile que le mouvement de la marche n'y produisait pas le plus petit souffle d'air. La poussière soulevée par le convoi se roulait sans s'élever sous le ventre de nos chevaux en sueur. Le ciel était, comme paysage, splendide et morne; de vastes nuées couleur de cuivre y flottaient pesamment dans un azur douteux, aussi fixes et presque aussi fauves que le paysage lui-même.

Rien de vivant, ni autour de nous, ni devant nous, ni nulle part; seulement, à de grandes hauteurs, on pouvait, grâce au silence, entendre par moments des bruits d'ailes et des voix d'oiseaux: c'étaient de noires volées de corbeaux qui tournaient en cercle autour des mornes les plus élevés, pareilles à des essaims de moucherons, et d'innombrables bataillons d'oiseaux blanchâtres aux ailes pointues, ayant à peu près le vol et le cri plaintif des courlis. De loin en loin, un aigle, au ventre rayé de brun, des gypaètes tachés de noir et de gris clair, traversaient lentement cette solitude, l'interrogeant d'un œil tranquille, et, comme des chasseurs fatigués, regagnaient les montagnes boisées de Boghar.

C'est au delà de Boghari, après une succession de collines et de vallées symétriques, limite extrême du Tell, qu'on débouche enfin, par un col étroit, sur la première plaine du Sud.

La perspective est immense. Devant nous se développaient vingt-quatre ou vingt-cinq lieues de terrains plats sans accidents, sans ondulations visibles. La plaine, d'un vert douteux, déjà brûlée, était, comme le ciel, toute rayée dans sa longueur d'ombres grises et de lumières blafardes. Un orage, formé par le milieu, la partageait en deux et nous empêchait d'en mesurer l'étendue. Seulement, à travers un brouillard inégal, où la terre et le ciel semblaient se confondre, on devinait par échappées une ligne extrême de montagnes courant parallèlement au Tell, de l'est à l'ouest, et, vers leur centre, les sept pitons saillants ou sept têtes, qui leur ont fait donner le nom de Seba'Rous.

Le col franchi, notre petit convoi se déploya dans la plaine unie et prit son ordre de marche, ordre que nous conservons depuis le départ, poussant droit du nord au sud, sur les Sept Têtes, que nous ne devions atteindre que le surlendemain.—En avant, les cavaliers, au nombre d'une trentaine environ; derrière, nos chameaux, stimulés par les cris perçants et les sifflets des chameliers; à l'extrême avant-garde, notre khrebir, M. N..., se laissant doucement aller au pas de son grand cheval blanc, qui a toujours quelque cent mètres d'avance sur les autres; à ses côtés, et le serrant de près, deux ou trois cavaliers de ses serviteurs, beaux jeunes gens vêtus de blanc, montés sur d'agiles petites juments blanches ou grises, mais nonchalants comme à la promenade, à peine armés, et dont un seul porte un fusil double, le fusil du maître, avec sa vaste djebira en peau de lynx pendue à l'arçon de sa selle.

Quant à moi, tu me trouverais le plus souvent faisant route un peu à part ou à côté des plus paisibles, afin d'être plus à moi; tantôt regardant, pendant des heures entières, filer sur les longues perspectives les burnouss blancs, les croupes luisantes, les selles à dossier rouge; tantôt me détournant pour voir arriver de loin le peloton roux de nos chameaux marchant en bataille, avec leurs cous tendus, leurs jambes d'autruche, et notre pittoresque mobilier de voyage amoncelé sur leur dos.

Outre nos cavaliers d'escorte et nos gens de service, nous emmenons trois amins des Mzabites avec leur suite, qui vont régler, je crois, quelques difficultés politiques que nous avons avec le pays du Mzab. L'un est un grand et rude cavalier, armé en guerre, qui monte avec aplomb un beau cheval noir richement harnaché de velours pourpre et d'argent, et garni d'un large devant de poitrail en étoffe écarlate.

Le second, amin des Beni-Isguen, est un petit vieillard coiffé bas, à mine affable, aux yeux doux, et dont la bouche encadrée d'une barbe blanche, bouclée comme une chevelure, sourit avec plusieurs dents de moins.

Le troisième, qui se nomme Si-Bakir, honnête et joviale figure entre deux âges, fort petit, extrêmement replet, s'arrondit en boule au-dessus d'un petit mulet proprement couvert et douillettement sellé d'un épais matelas de Djerbi. C'est un bon et riche bourgeois, qui a trois bains maures à Alger et un fils à Berryan, et qui me parle avec un amour égal de son enfant, de ses bains et des dattes renommées de son pays. Il est mis à peu près comme il le serait dans sa chambre: le bas de ses jambes dans de bonnes chaussettes de laine, et les pieds dans des souliers de cuir noir. Je ne lui vois d'ailleurs aucune arme. Son unique défense est contre le soleil et consiste en un chapeau de paille, orné à son sommet de plumes d'autruche, le plus grand chapeau que j'aie jamais vu, vaste comme un parasol, et qu'il a soin d'ôter et de remettre chaque fois que le temps très capricieux se couvre ou s'éclaircit.

Comme il me témoigne assez d'amitié, j'aime à voyager dans sa compagnie. Il sait juste autant de français que je sais d'arabe, ce qui rend nos communications fort amusantes, mais assez rarement instructives.

A huit heures, en pleine nuit déjà, nous arrivions au bivouac,—et nous mettions ensemble pied à terre au milieu des tentes des Ouled-Moktar, où nous devions passer la nuit.—Ni la longueur de l'étape (nous avions fait trois lieues de trop), ni le manque d'eau depuis le matin, n'avaient distrait Si-Bakir de sa complaisance à m'entretenir; il achevait alors l'historique un peu confus de sa fortune commerciale, et me promettait, pour l'étape suivante, l'histoire de son fils; enfin cet aimable vieillard scellait notre récente amitié en me tenant l'étrier, avec une humble courtoisie dont je voulais en vain me défendre.

Le lendemain, après une petite marche de cinq ou six heures, nous campions vers midi à Aïn-Ousera; triste bivouac, le plus triste sans contredit de toute la route, au bord d'un marais vaseux, sinistre, dans des sables blanchâtres, hérissés de joncs verts; à l'endroit le plus bas de la plaine, avec un horizon de quinze lieues au nord, de neuf lieues au sud; dans l'est et dans l'ouest, une étendue sans limite. Une compagnie nombreuse de vautours gris et de corbeaux monstrueux occupait la source à notre arrivée: immobiles, le dos voûté, rangés sur deux lignes au bord de l'eau, je les pris de loin pour des gens comme nous pressés de boire; il fallut un coup de fusil pour disperser ces fauves et noirs pèlerins.

Une source, dans ce pays avare, est toujours accueillie comme un bienfait, même quand cette source brûlante et fétide ressemble au triste marais d'Aïn-Ousera. On y puise avec reconnaissance, et l'on s'estime heureux d'y remplir ses outres pour la marche sans eau du lendemain.

Les oiseaux partis, nous demeurâmes seuls. Il n'y avait rien en vue dans l'immense plaine; notre bivouac disparaissait lui-même dans un des plis du terrain. Vers le soir cependant, un petit convoi de cinq chameaux, conduits par trois chameliers, vint s'établir auprès de nous, tout à fait au bord de la source. Les chameaux déchargés se mirent à paître; les trois voyageurs firent un seul amas des tellis (sacs en poils de chameau pour les transports), et se couchèrent auprès. Ils n'allumèrent point de feu, n'ayant probablement rien à faire cuire, et je ne les vis plus remuer jusqu'à la nuit. Le lendemain au point du jour, nous les aperçûmes déjà à une lieue de nous, s'en allant dans le sud-est.

Était-ce fatigue? était-ce un effet du lieu? je ne sais, mais cette journée-là fut longue, sérieuse, et nous la passâmes presque tous à dormir sous la tente. Ce premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile; ce n'était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre, mais bien construit; c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide et comme un oubli du bon Dieu; des lignes fuyantes, des ondulations indécises; derrière, au delà, partout, la même couverture d'un vert pâle étendue sur la terre; çà et là des taches plus grises, ou plus vertes, ou plus jaunes; d'un côté, les Seba'Rous à peine éclairées par un pâle soleil couchant; de l'autre, les hautes montagnes du Tell encore plus effacées dans les brumes incolores; et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui venait du nord-ouest et nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière couché près de la source à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle, à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.

On tua, ce jour-là, soit en marche, soit à la source: un ganga, jolie perdrix au bec et aux pieds rouges, curieusement peinte de gris et de jaune, avec un collier marron, chair dure et détestable à manger; un grand palmipède entièrement gris perle, avec la tête, le bec et les pieds noirs, les ailes de la mouette longues et pointues; une petite bécassine toute ronde, plus grise que la bécassine sourde de France; une tourterelle; deux ramiers couleur ardoise azurée, et que j'appellerai dorénavant des pigeons bleus; enfin deux tadornes, superbes canards plus gros que les nôtres et aussi mieux ornés, avec une belle robe fond couleur abricot.

Nous étions à Aïn-Ousera, à plus de la moitié de la plaine; il ne nous restait que huit ou neuf lieues à faire pour atteindre le bivouac suivant de Guelt-Esthel. Le soleil du matin toujours plus gai, la montagne qui se rapprochait, la plaine un peu moins nue, de temps en temps égayée de quelques betoum, Aïn-Ousera même devenu moins lugubre au jour levant, tout cela m'avait ranimé. Aussi, quoique la grande halte faite en plein soleil, au beau milieu d'un terrain d'alfa, n'eût rien de bien aimable, quoique notre déjeuner, presque sans eau, ressemblât beaucoup trop à celui de la veille, j'arrivai, sans fatigue et l'âme à peu près satisfaite, au col des Seba'Rous, qui donne entrée dans la vallée de Guelt-Esthel.

Ici, le pays change entièrement d'aspect, au point qu'on croirait s'être trompé de route et rebrousser chemin vers le nord. Les montagnes pierreuses et de la plus vilaine forme, composées de cailloux plutôt que de rochers, sont couronnées de pins. La vallée, pareillement couverte de pins et d'assez beaux chênes, a surtout le grand tort de n'être point à sa place en plein territoire des Ouled-Nayl, et sur le chemin du désert.

Nous trouvons ici non seulement des vivants, mais un petit poste de tirailleurs français occupés à bâtir un caravansérail.

Pendant trois longs jours passés, soit en marche, soit au bivouac, dans cette première plaine, avant-goût des solitudes du Sud, nous avions, en fait de créatures humaines, rencontré, le premier jour, un douar nomade; le deuxième, un jeune enfant gardant dans l'alfa un troupeau de petits chameaux maigres, et nos trois voyageurs de la source; le troisième, rien. En entrant dans la gorge, j'avais trouvé un soldat du génie monté sur un arbre et coupant du bois. J'éprouvai quelque plaisir en entendant sortir du milieu des branches une voix française qui me disait bonjour. Je lui demandai de m'indiquer la source; il me répondit que je la trouverais à une demi-lieue plus avant dans la gorge, à l'endroit où je verrais deux gros figuiers, trois tentes avec des gourbis de paille, et des maçons en train de bâtir. C'était exact, et voilà tout ce que j'ai pu noter de Guelt-Esthel. Je dois ajouter que c'est, malgré sa richesse en bois de chauffage, un pays stérile, boisé d'arbres aussi tristes que des pierres, qu'il y neige abondamment l'hiver, et que l'été on y brûle. J'aurais tort d'oublier pourtant l'hospitalité bien cordiale que nous avons reçue de M. F. de P..., jeune officier du génie, emprisonné là avec son petit poste de travailleurs, et qui se console de sa dure mission en pensant qu'après cent cinquante ou deux cents veillées passées à Guelt-Esthel, la solitude n'aura plus de secrets à lui apprendre, ni d'ennuis au-dessus de sa patience.

On retrouve la plaine en quittant Guelt-Esthel, et de même qu'en sortant de Boghari, on a devant soi, pour l'horizon, une nouvelle ligne de petites montagnes, courant pareillement de l'est à l'ouest et perdues dans le bleu. Supprime, ce qui ne nuirait pas à l'intérêt du voyage, ce bourrelet montagneux de Guelt-Esthel, et tu n'auras plus, de Boghar au Rocher de sel, qu'une seule et même étendue de trente-quatre ou trente-cinq lieues. Cette étendue, parfaitement plate, conserve toujours, malgré les changements du sol, une couleur générale assez douteuse; les plans les plus rapprochés de l'œil sont jaunâtres, les parties fuyantes se fondent dans des gris violets; une dernière ligne cendrée, mais si mince qu'il faudrait l'exprimer d'un seul trait, détermine la profondeur réelle du paysage et quelquefois mesure d'énormes distances. Le terrain, très variable au contraire, est alternativement coupé de marécages, sablonneux comme aux approches du Rocher de Sel, ou bien couvert de graminées touffues (alfa), d'absinthes (chih), de pourpiers de mer (k'taf), de romarins odorants, etc...; tantôt enfin, mais plus rarement, clairsemé d'arbustes épineux et de quelques pistachiers sauvages.

Le pistachier (betoum), térébinthe ou lentisque de la grande espèce, est un arbre providentiel dans ces pays sans ombre. Il est branchu, touffu, ses rameaux s'étendent au lieu de s'élever et forment un véritable parasol, quelquefois de cinquante ou soixante pieds de diamètre. Il produit de petites baies réunies en grappes rouges, légèrement acides, fraîches à manger, et qui, faute de mieux, trompent la soif. Chaque fois que notre convoi passe auprès d'un de ces beaux arbres au feuillage sombre et lustré, il se rassemble autour du tronc; ceux des chameliers qui sont montés se dressent à genoux pour atteindre à hauteur des branches, arrachent des poignées de fruits et les jettent à leurs compagnons qui vont à pied; pendant ce temps, les chameaux, le cou tendu, font de leur côté provision de fruits et de feuilles. L'arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi; par-dessous, tout paraît noir; des éclairs de bleu traversent en tous sens le réseau des branches; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur, et l'on voit le désert grisâtre se dégrader sous le ventre roux des dromadaires. On souffle un moment, puis un coup de sifflet plus aigu du back'amar (conducteur du convoi) disperse les bêtes, et le convoi reprend sa marche au grand soleil.

L'alfa est une plante utile: il sert de nourriture aux chevaux; on en fait en Orient des ouvrages de sparterie, et, dans le Sahara, des nattes, des chapeaux, des gamelles, des pots à contenir le lait et l'eau, de larges plats pour servir les fruits, etc. Sur pied, il sert de retraite au gibier: lièvres, lapins, gangas. Mais l'alfa est pour un voyageur la plus ennuyeuse végétation que je connaisse; et, malheureusement, quand il s'empare de la plaine, c'est alors pour des lieues et des lieues. Imagine-toi toujours la même touffe poussant au hasard sur un terrain tout bosselé, avec l'aspect et la couleur d'un petit jonc, s'agitant, ondoyant comme une chevelure au moindre souffle, si bien qu'il y a presque toujours du vent dans l'alfa. De loin, on dirait une immense moisson qui ne veut pas mûrir et qui se flétrit sans se dorer. De près, c'est un dédale, ce sont des méandres sans fin où l'on ne va qu'en zigzag, et où l'on butte à chaque pas. Ajoute à cette fatigue de marcher en trébuchant la fatigue aussi grande d'avoir un jour entier devant les yeux ce steppe décourageant, vert comme un marais, sans point d'orientation, et qu'on est obligé de jalonner de gros tas de pierres pour indiquer les routes. Il n'y a jamais d'eau dans l'alfa; le sol est grisâtre, sablonneux, rebelle à toute autre végétation.

Je préfère, quant à moi, les terrains pierreux, secs, durs et mêlés de salpêtre, où croissent les romarins et les absinthes; on y marche à l'aise; la couleur en est belle, l'aspect franchement stérile; et c'est là surtout qu'on voit grouiller sous ses pieds, ramper, fuir et se tortiller tout un petit peuple d'animaux amis du soleil et des longues siestes sur le sable chaud. Les lézards gris sont innombrables. Ils ressemblent à nos plus petits lézards de muraille, avec une agilité que paraît avoir doublée le contentement de vivre sous un pareil soleil. On en rencontre, mais rarement, qui sont fort gros. Ceux-ci ont la peau lustrée, le ventre jaune, le dos tacheté, la tête fine et longue comme celle des couleuvres. Quelquefois, une vipère étendue et semblable de loin à une baguette de bois tordu, ou bien roulée sur une souche d'absinthe, se soulève à votre approche, et, sans vous perdre de vue, rentre avec assurance dans son trou. Des rats, gros comme de petits lapins, aussi agiles que les lézards, ne font que se montrer et disparaître à l'entrée du premier trou qui se présente, comme s'ils ne se donnaient pas le temps de choisir leur asile, ou bien comme s'ils étaient à peu près partout chez eux. Je n'ai encore aperçu d'eux que ce qu'ils me laissent voir en fuyant; et cela forme une petite tache blanche sur un pelage gris.

Mais, au milieu de ce peuple muet, difforme ou venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l'absinthe toujours grise et le k'taf salé, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France. Même taille, même plumage et même chant sonore; c'est l'espèce huppée qui ne se réunit pas en troupes, mais qui vit par couples solitaires; tristes promeneuses qu'on voit dans nos champs en friche et, plus souvent, sur le bord des grands chemins, en compagnie des casseurs de pierres et des petits bergers. Elles chantent à une époque où se taisent presque tous les oiseaux, et aux heures les plus paisibles de la journée, le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les rouges-gorges, autres chanteurs d'automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles; et ces deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d'octobre. L'une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes; l'autre est une phrase en quatre notes, profondes et passionnées. Doux oiseaux qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays, que font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? sans eux il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent.—Allah! akbar! Dieu est grand et le plus grand!

A l'heure matinale où me venaient ces souvenirs et bien d'autres,—souvenirs d'un pays que je reverrai, s'il plaît à Dieu,—nous étions près d'atteindre la moitié de la plaine, et nous avions en vue un petit douar et d'immenses troupeaux appartenant aux Ouled-d'Hya, fraction des Ouled-Nayl. C'était le premier douar que nous rencontrions depuis notre entrée dans le Sahara, et notre halte de nuit chez les Ouled-Moktar.

Dans cette saison, les nomades commencent à se rapprocher de leurs pâturages d'été, et la plaine est déserte.

On piqua droit sur les tentes; il faisait chaud, et nous avions encore à traverser une longue lisière de sables jaunes que nous voyions briller entre la montagne et nous, rude passage en plein midi, sous un soleil sans nuages.

Le caïd nous reçut. On ne fit que débrider les chevaux, et nous prîmes tout juste le temps de nous reposer à l'ombre, de manger des dattes et de boire du lait de chamelle, sans eau, l'eau étant ici plus rare encore et plus détestable qu'ailleurs.

Le douar ne comptait pas plus de quinze ou vingt tentes, ce qui représente à peine le plus petit des hameaux nomades; mais il avait bien le rude aspect des vrais campements sahariens; et, dans un très petit exemple, c'était, pour qui ne l'eût pas connue, un tableau complet de la vie nomade à ses heures de repos.

Des tentes rouges, rayées de noir, soutenues pittoresquement par une multitude de bâtons, et retenues à terre par une confusion d'amarres et de piquets. Dedans, et entassés pêle-mêle, la batterie de cuisine, le mobilier du ménage, le harnais de guerre du maître de la tente, les meules de pierre à moudre le grain, les lourds mortiers à piler le poivre, les plats de bois (sahfa) où l'on pétrit le couscoussou; le crible où on le passe; les vases percés (keskasse) où on le fait cuire; les gamelles en alfa tressé, les sacs de voyage ou tellis; les bâts de chameaux, les djerbi, les tapis de tente; les métiers à tisser les étoffes de laine; les larges étrilles de fer qui servent à carder la laine brute du chameau, etc. Et parmi tout ce désordre d'objets salis et de choses noirâtres, un ou deux coffres carrés aux vives couleurs, aux serrures de cuivre, garnis de clous dorés aux angles; cassettes qui doivent contenir, avec les bijoux de femmes, ce qu'il y a de plus précieux dans la fortune du maître. Au dehors, un terrain battu, brouté, dépouillé même de toute racine, plein de souillures, couvert de débris et de carcasses, avec des places noircies par le feu; les fourneaux creusés dans la terre et composés de trois pierres formant foyer; des amas de broussailles sèches, et les outres noires à longs poils, pendues à trois bâtons mis en faisceau. Autour, la plaine immense avec les chameaux sans gardien, qui se dispersent le jour et qui, le soir, se rassemblent au son de la trompe et viennent se coucher dans le douar.

Voilà donc la maison mobile où le nomade saharien passe une moitié de sa vie; l'homme à ne rien faire, car travailler c'est une honte; la femme à tout entretenir, à tout soigner, pendant que le chien vigilant fait sentinelle, patient, sobre et soupçonneux comme son maître. L'autre moitié de sa vie se passe en voyage. Un autre jour, je te parlerai de la tribu en marche, nedja; admirable spectacle qui renouvelle ici sous nos yeux, en plein âge moderne, à deux pas de l'Europe les migrations d'Israël.

Que ce dernier mot, écrit d'enthousiasme, ne m'engage pas surtout au delà de ce que je veux dire. Il n'est qu'à moitié vrai. Et, comme il effleure une question d'art, question qui, selon moi, n'a pas le sens commun, mais n'importe, question posée, discutée et toujours pendante; comme il effleure, dis-je, une question grave après tout, celle de la couleur locale appliquée à un certain ordre de sujets, je désire m'expliquer sur ce qu'il y a de trop contestable dans la comparaison que j'ai faite.

Voici la seconde fois que j'introduis la Bible dans ces notes; ce qui te laisserait croire que je voyage en vrai pays de Chanaan, moins l'abondance, et que je rencontre à chaque pas le riche Laban ou le généreux Booz.

On a écrit, en effet, bien plus, on a voulu prouver par des essais, tu sais lesquels, que les anciens maîtres avaient défiguré la Bible par la peinture, qu'elle avait rendu l'âme entre leurs mains, et que, s'il restait un moyen de ressusciter cette chose aujourd'hui morte, c'était d'aller la contempler toute réelle encore et dans son effigie vivante, en Orient.

Cette opinion s'appuie sur un fait vrai en lui-même, c'est que les Arabes, ayant à peu près conservé les habitudes des premiers peuples, doivent aussi, mieux que personne, en garder la ressemblance, non seulement dans leurs mœurs, mais encore dans leur costume, costume si favorable d'ailleurs, qu'il a le double avantage d'être aussi beau que le grec et d'être plus local. Il est certain, ajoute-t-on, que Rachel et Lia, filles du pasteur Laban, n'étaient point habillées comme Antigone, fille du roi Œdipe; qu'elles se présentent à notre esprit dans un tout autre milieu, avec une forme différente, et aussi sous un tout autre soleil: il est non moins certain que les patriarches devaient vivre comme vivent les Arabes, comme eux gardant leurs moutons, ayant comme eux des maisons de laine, des chameaux pour le voyage, et le reste.

Mon opinion, quant au système, la voici:

C'est que les hommes de génie ont toujours raison et que les gens de talent ont souvent tort. Costumer la Bible, c'est la détruire; comme habiller un demi-dieu, c'est en faire un homme. La placer en un lieu reconnaissable, c'est la faire mentir à son esprit; c'est traduire en histoire un livre antéhistorique. Comme, à toute force, il faut vêtir l'idée, les maîtres ont compris que dépouiller la forme et la simplifier, c'est-à-dire supprimer toute couleur locale, c'était se tenir aussi près que possible de la vérité... Et ego in Arcadia... Sont-ce des Grecs? est-ce l'Arcadie? Oui et non: non, pour le drame; oui, dans le sens de l'éternelle tragédie de la vie humaine.

Donc, hors du général, pas de vérité possible, dans les tableaux tirés de nos origines; et bien décidément il faut renoncer à la Bible, ou l'exprimer comme l'ont fait Raphaël et Poussin.

Remarque que cette opinion se confirme à mesure que je voyage, et précisément dans le pays qui semblerait devoir produire en moi un entraînement contraire. N'y a-t-il donc aucun enseignement à tirer de ce peuple qui, je le reconnais, fait involontairement et souvent penser à la Bible? N'y a-t-il pas en lui quelque chose qui met l'âme en mouvement et en quoi l'esprit s'élève et se complaît comme en des visions d'un autre âge? Oui, ce peuple possède une vraie grandeur. Il la possède seul, parce que, seul au milieu des civilisés, il est demeuré simple dans sa vie, dans ses mœurs, dans ses voyages. Il est beau de la continuelle beauté des lieux et des saisons qui l'environnent. Il est beau, surtout parce que, sans être nu, il arrive à ce dépouillement presque complet des enveloppes que les maîtres ont conçu dans la simplicité de leur grande âme. Seul, par un privilège admirable, il conserve en héritage ce quelque chose qu'on appelle biblique, comme un parfum des anciens jours. Mais tout cela n'apparaît que dans les côtés les plus humbles et les plus effacés de sa vie. Et si, plus fréquemment que d'autres, il approche de l'épopée, c'est alors par l'absence même de tout costume, c'est-à-dire en quelque sorte en cessant d'être Arabe pour devenir humain. Devant la demi-nudité d'un gardeur de troupeaux, je rêve assez volontiers de Jacob. J'affirme au contraire qu'avec le burnouss saharien ou le mach'la de Syrie, on ne représentera jamais que des Bédouins.

Ces réserves admises, s'il m'arrive dorénavant de m'écrier: O Israël! tu sauras ce qu'il faut entendre et tu me laisseras dire. Maintenant, je reprends ma route.

Je supprimerais sans regret le bivouac du Rocher de Sel, quoique l'eau prise au delà des salines soit bonne, qu'il y ait du bois en abondance et qu'on y campe agréablement au bord de la rivière (l'Oued D'jelfa) et sous de très beaux tamarins.

Un mot pourtant du rocher. C'est un amas de choses étranges, colorées de tous les gris possibles, depuis le gris lilas jusqu'au gris blanchâtre, entassées, superposées et formant une montagne à deux têtes. Il en descend une infinité de petits ruisseaux, d'un blanc laiteux, qui vont se réunir en deux canaux remplis jusqu'aux bords d'un sel exactement semblable à la chaux éteinte. Tout autour, la montagne semble avoir eu des convulsions, tant elle est soulevée, fendue, crevée dans tous les sens. Ce n'est pas beau, c'est formidable. Trois grands aigles volaient à moitié hauteur du rocher et ne paraissaient pas si gros que des corbeaux.

La nuit était presque venue quand, enfin, on atteignit les plateaux nus de D'jelfa. La maison du kalifat, vaste corps de logis élevé carrément au-dessus d'une enceinte de murs bas, se montrait confusément à l'extrémité d'une plaine montante, comme une masse grisâtre un peu plus claire que le terrain tout à fait sombre, un peu plus foncée que le ciel encore éclairé d'un vague reflet du jour. A gauche, et fort loin dans un pli de la vallée où brillaient deux petits feux rouges, et d'où venaient de faibles aboiements de chiens, on devinait un douar. Plus près, et comme d'un marais compris entre le douar et le plateau, s'élevaient d'innombrables murmures de grenouilles. Tout le reste de cet horizon plat, dominé par le grand bordj solitaire de Si-Cherif, reposait paisiblement dans une ombre transparente et brune. De larges étoiles blanches s'allumaient à tous les coins du ciel; l'air était humide et doux, une forte rosée ramollissait la terre sous le pas des chevaux. Je m'orientai sur un chemin blanchâtre qui menait vers la maison; les cavaliers m'avaient précédé de quelques minutes, et j'avais laissé mon domestique en arrière avec le convoi.

J'arrivai donc seul à la porte du bordj et j'entrai dans la cour sans savoir où me diriger. De chaque côté de l'entrée, porte monumentale, et que je trouvai grande ouverte, j'aperçus des gens, pêle-mêle avec des chevaux, bivouaquant le long du mur; la cour était déserte; elle me parut grande; mon cheval qui flaira des écuries fit entendre un petit hennissement de satisfaction. Au fond de la cour, apparaissait un perron de quelques marches, conduisant à une haute galerie soutenue par des piliers blancs; une porte entrebâillée dans l'angle droit de la galerie laissait filtrer un peu de lumière; une fenêtre à demi éclairée, donnant au rez-de-chaussée sur la cour, permettait d'entendre un bruit de voix.

Je descendis de cheval au pied du perron, et, tout en jetant la bride à quelqu'un que je vis s'approcher dans l'ombre, je me dirigeai du côté de la lumière et j'entrai. Je remarquai que la personne à qui j'avais tendu la bride n'avait pas mis d'empressement à la prendre, et j'aperçus vaguement la forme bizarre d'un tout petit corps surmonté d'un vaste chapeau très pointu. Un incident de la soirée m'apprit l'erreur que j'avais failli commettre en traitant le plus saint homme du bordj comme un valet.

On soupait dans une grande chambre blanche, propre, qui n'avait pour tous meubles qu'une cheminée de marbre noir, de riches tapis du Sud accrochés aux fenêtres et formant portières plutôt que rideaux; et, au milieu, une table ronde, entourée de convives. La cuisine était arabe. Mais la table, joyeusement éclairée de bougies, était servie, à la française, couverte d'une belle nappe blanche et irréprochablement garnie d'argenterie, de vaisselle et de verres, avec quatre carafes remplies de lait doux et quatre autres de limonade. Le kalifat Si-Chériff, grand et gras personnage, presque sans barbe, à figure placide, avec des yeux saillants, négligemment vêtu du simple haïk blanc sans burnouss, et le portant en voile, à la manière des marabouts, Si-Chériff présidait la table et se versait des deux mains à la fois, dans le même verre, de la limonade et du lait. Son frère, Bel-Kassem, doux jeune homme au visage fatigué, assistait au souper debout et donnant des ordres. La chambre était pleine de serviteurs arabes allant et venant, mais laissant agir un maigre Tunisien, à turban blanc, aux yeux vifs, à la bouche fine, au nez pincé, pâle comme la mort, leste, agile, adroit, avec des mines d'écureuil et des airs de fiévreux, fantastique et précieux valet, qui, seul dans la maison de Si-Chériff, paraît avoir le don de manier la porcelaine et de servir à la française.

Cette grande maison, perdue dans un désert à plus de cinquante lieues de Boghar, à trente-deux lieues environ d'El-Aghouat, une salle à manger remplie d'odeurs de viandes et encombrée de gens portant des plats, cette table servie comme en Europe; autour de laquelle on parlait français, ce personnage en déshabillé de maison occupé gravement à se composer des sorbets doux, voilà donc ce que je vis en arrivant à D'jelfa, chef-lieu des Ouled-Nayl. J'étais au cœur de cette immense tribu, commerçante, riche et corrompue, dont le nom posé sur toutes les routes du Sahara résumait pour moi les curiosités du désert. D'ici, et sans sortir de leur territoire, je confinais dans le nord-est à Bouçaada, dans l'ouest, presque au Djebel-Amour, dans le sud aux k'sours d'El-Aghouat et à l'Oued-D'jedi. Ces valets d'office, que je voyais essuyant des assiettes avec un coin de leur haïk en guise de serviette, avaient porté leurs laines sur les marchés du Sud et pouvaient me parler de tout le Sahara septentrional, depuis Charef jusqu'à Tuggurt, depuis D'jelfa jusqu'au M'zab, jusqu'à Metlili, jusqu'à Ouargla.

Enfin j'avais sous les yeux, dans la personne de ce grand seigneur débonnaire, un de leurs princes les plus opulents et les plus braves; le plus considérable peut-être par sa fortune, sa naissance, sa haute position politique, et par les antécédents illustres de sa vie militaire. M. N... essayait d'apprendre à Si-Chériff à se servir d'une fourchette et d'un couteau. Le kalifat s'y prêtait avec complaisance, à peu près comme on s'amuse à des jeux d'enfants; il y mettait beaucoup de bonhomie, une extrême maladresse qui m'a bien l'air d'être volontaire, mais n'y compromettait rien de sa dignité.

Vers le milieu du repas apparut un nouveau personnage que je reconnus tout de suite à son chapeau et à la forme si singulière de son individu. C'était bien en effet un tout petit corps ramassé sur lui-même, et qu'on eût dit gonflé; malpropre, difforme, affreux, marchant comme s'il n'eût pas de jambes, la figure étriquée dans son haïk comme dans un serre-tête, coiffé d'un chapeau sans bords, comme d'un énorme cornet. Il avait, autant que j'en pus juger, une profusion de sachets de cuir qui lui pendaient sur la poitrine, et une demi-douzaine de grosses flûtes en roseau lui descendaient du menton jusqu'au ventre et s'y balançaient en faisant du bruit; il portait un bâton noueux dans la main; on ne voyait pas ses pieds, car son burnouss traînait à terre. Personne autre que moi ne semblait faire attention à lui. Il s'avança tout d'une pièce, s'approcha de la table et vint par-dessus l'épaule de Si-Chériff allonger la main dans son assiette. Je me penchai avec inquiétude vers M. N..., qui se mit à sourire; Si-Chériff ne se détourna pas et cessa seulement de manger. Bel-Kassem vit ma surprise et me dit d'une façon dévote et très grave: Derviche, marabout, un fou, c'est-à-dire un saint. Je n'en demandai pas davantage, car je savais la vénération qui s'attache aux fous dans les pays arabes, et je me gardai bien de paraître autrement scandalisé des familiarités que celui-ci se permit jusqu'à la fin du repas. Il ne cessa point de rôder autour de nous, répétant des mots sans suite et demandant avec obstination du tabac. Quoiqu'on lui en eût donné, il en demandait encore, venait à chacun de nous tendre le creux de sa main noire et s'acharnait à répéter le mot tabac, tabac, d'une voix rauque et saccadée comme un aboiement. On l'écartait sans violence; on le calmait en lui faisant signe de se taire; Si-Chériff, toujours impassible, avait la mine sévère et prenait garde évidemment qu'aucun valet n'offensât son protégé. Pourtant, comme il devenait importun, le Tunisien le prit par le bras et l'entraîna doucement vers la porte. Le pauvre insensé s'en alla en criant: Pourquoi, Mohammed? pourquoi, Mohammed? (Ouach Mohamm... ouach Mohamm...) Et pendant longtemps on l'entendit parler sous la galerie. Si-Chériff était, je n'en doute point, fort contrarié que nous eussions été témoins de cette scène où nous ne pouvions, comme lui, trouver un sujet d'édification. Je dois dire cependant que pas un de nous ne s'oublia. Et, tout en remarquant une fois de plus comment les Arabes savent détourner le ridicule par l'absence même de ce que nous appelons respect humain, je ne m'étonnai point, mais me sentis jaloux de les trouver si supérieurs à nous, jusqu'au milieu de leurs superstitions. Je me rappelais avoir rencontré un jour un chef de tribu du Sahara de l'Est, rentrant chez lui, suivi d'une escorte assez brillante de cavaliers et menant en croupe un derviche. Ce chef était un jeune homme élégant, fort beau, et mis avec cette recherche un peu féminine particulière aux Sahariens de Constantine. Le derviche, vieillard amaigri et défiguré par l'idiotisme, était nu sous une simple gandoura couleur sang de bœuf, sans coiffure, et balançait au mouvement du cheval sa tête hideuse, surmontée d'une longue touffe de cheveux grisonnants. Il tenait le jeune homme à bras le corps et semblait lui-même, de ses deux talons maigres, conduire la bête embarrassée sous sa double charge. Je saluai le jeune homme en passant; il me dit le bonsoir, et me souhaita les bénédictions du ciel. Le vieillard ne me répondit point, et mit le cheval au trot.

Le derviche de D'jelfa n'a pas d'histoire. J'ignore même son nom. On m'a dit qu'il passe une partie de l'année chez Si-Chériff, tantôt à la zmala, tantôt au bordj. Il n'est point embarrassant; il se nourrit sans qu'on y pourvoie, prenant ce qu'il trouve sous sa main. Il ne couche nulle part, et ni le jour ni la nuit, on ne sait au juste ce qu'il devient. Il passe une partie des nuits à rôder, soit dans la cour ou dans le jardin, soit dans la campagne, quand il se présente la porte fermée. Il a dans son burnouss et dans ses petites gibernes une quantité de chiffons ou de débris recueillis partout. Quelquefois en pleine nuit, on l'entend essayer l'une après l'autre toutes ses flûtes. Le froid ni le soleil ne peuvent rien sur ce corps insouciant qui semble avoir perdu le don de souffrir. Son visage, criblé de rides, ne peut plus vieillir; l'âge le mine insensiblement comme un vieux tronc qui n'a plus de feuilles; la mort le prend par les jambes, pourtant il va toujours, s'asseyant rarement, ne se couchant presque jamais. Un jour il tombera de côté et ne pourra plus se relever; son âme sera allée rejoindre sa raison.

D'jelfa, même date, cinq heures.

Nous avons joui d'une journée sans pareille. Je l'ai passée soit à dessiner dans le bivouac, soit à écrire, étendu sous mon pavillon de toile. Ma tente est tournée au midi; car j'aime à l'ouvrir ainsi. Rarement je perds de vue, même à la halte, ce côté mystérieux que le ciel couvre de réverbérations plus vives. Tous mes compagnons sont absents ou à peine éveillés de leur sieste. La journée s'achève dans une paix profonde; et, demeuré seul, je savoure avec délice un vent tiède qui souffle faiblement du sud-est. De la place où je suis couché, j'embrasse à peu près la moitié de l'horizon, depuis la maison de Si-Chériff, d'où je n'entends sortir aucun bruit, jusqu'à l'extrémité opposée où, sur une ligne de terrains pâles, se dessine un groupe de chameaux bruns. Devant moi, j'ai tout notre campement étendu au soleil: chevaux, bagages et tentes; à l'ombre des tentes, quelques gens qui se reposent; ils font cercle, mais ne parlent pas. S'il arrive qu'un ramier passe au-dessus de ma tête, je vois son ombre glisser sur le terrain, tant ce terrain est uni; et j'entends le bruit de ses ailes, tant le silence qui se fait autour de moi est grand. Le silence est un des charmes les plus subtils de ce pays solitaire et vide. Il communique à l'âme un équilibre que tu ne connais pas, toi qui as toujours vécu dans le tumulte; loin de l'accabler, il la dispose aux pensées légères; on croit qu'il représente l'absence du bruit, comme l'obscurité résulte de l'absence de la lumière: c'est une erreur. Si je puis comparer les sensations de l'oreille à celles de la vue, le silence répandu sur les grands espaces est plutôt une sorte de transparence aérienne, qui rend les perceptions plus claires, nous ouvre le monde ignoré des infiniment petits bruits, et nous révèle une étendue d'inexprimables jouissances. Je me pénètre ainsi, par tous mes sens satisfaits, du bonheur de vivre en nomade; rien ne me manque et toute ma fortune de voyage tient dans deux coffres attachés sur le dos d'un dromadaire. Mon cheval est étendu près de moi sur la terre nue, prêt, si je le voulais, à me conduire au bout du monde; ma maison suffit à me procurer de l'ombre le jour, un abri la nuit: je la transporte avec moi, et déjà je la considère avec une émotion mêlée de regrets.

La température me paraît encore relativement assez douce et, même avec dix degrés de plus, je la supporterais volontiers, si l'air continuait d'être sec, léger, éminemment respirable, comme il l'est dans ces régions élevées. Jusqu'à présent, le thermomètre n'a pas dépassé 30 et 31° à l'ombre. Aujourd'hui, sous la tente, à deux heures il a atteint le maximum de 32°, et la lumière, d'une incroyable vivacité, mais diffuse, ne me cause ni étonnement ni fatigue. Elle vous baigne également, comme une seconde atmosphère, de flots impalpables. Elle enveloppe et n'aveugle pas. D'ailleurs l'éclat du ciel s'adoucit par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux, couverts d'un petit foin déjà flétri, est si molle, l'ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de reflets, que la vue n'éprouve aucune violence, et qu'il faut presque la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense.

Peut-être ne sais-tu pas que, depuis notre entrée dans le Sahara, nous n'avons pas cessé de monter et que nous nous retrouvons à près de huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Le plateau que nous suivons s'élève en effet insensiblement et détermine ici, par exception, l'écoulement des eaux dans l'est et dans l'ouest, tandis que, partout ailleurs, le partage se fait du sud au nord et du nord au sud. Ce long mouvement du sol, qui prolonge ainsi le climat du Tell à travers le Sahara, presque indépendamment du degré, et qui fait qu'à latitude égale l'hiver, au moins, est plus doux sous le méridien de Constantine que sous celui d'Alger, se produit jusqu'à El-Aghouat et même au delà: El-Aghouat donne encore une hauteur de 600 mètres; Biskra, au contraire, n'est plus qu'à 73.—Plus avant dans l'est, le Sahara s'abaisse au-dessous du niveau de la mer, et, entre El-Aghouat et Biskra, s'étend le bassin descendant de l'Oued-Djeddi, qui vient du Djebel-Amour, arrose les Zibans et va se perdre enfin dans le grand Chott de Tunis.—Je désire que cet aperçu suffise à t'expliquer des contradictions de climat dont, à première vue, tu aurais sans doute quelque peine à te rendre compte, et peut-être comprendras-tu maintenant comment, nous trouvant tout à l'heure sous le degré d'El-Kantara, si nous n'y sommes déjà, nous faisons des feux de branches de pins et de chênes, coupées dans la gorge du Rocher de Sel, au bord de l'Oued D'jelfa.

Dès aujourd'hui pourtant, nous voilà débarrassés, non seulement de la végétation du nord, mais encore de toute végétation. Elle expire au sommet des collines pierreuses que nous avons derrière nous; et je voudrais que ce fût pour tout à fait; car c'est par la nudité que le Sahara reprend sa véritable physionomie. J'en suis venu à souhaiter qu'il n'y ait pas un arbre dans tout le pays que je vais voir. Aussi ce qui me plaît dans le lieu où nous sommes campés, c'est surtout son aspect stérile. Pour couvrir ces vastes terrains, tantôt frileux, tantôt brûlés, il n'y a qu'un peu d'herbe. Cette herbe, sorte de graminée renouvelée par l'hiver, est courte, rare, et devient grisâtre en se fanant. Elle forme à peine un duvet transparent mêlé de quelques brins cotonneux que l'air agite. On y voit jouer la lumière et vibrer la chaleur comme au-dessus d'un poêle. Aussi loin que la vue peut s'étendre, je n'y découvre pas une seule touffe plus fournie qui dépasse le sabot d'un cheval. La terre a la solidité d'un plancher et se gerce sans être friable. Nos chameaux s'y promènent d'un air découragé, la tête haute, le cou tendu vers un coin plus vert qui se montre assez loin au sud, entre deux mamelons arides. Cette perspective, à peu près riante, qui semble les consoler jusqu'à demain, nous annonce de nouvelles plaines d'alfa. Je distingue nettement, comme un triangle gris posé sur le vert, une des ces petites pyramides de pierre dont je t'ai parlé, et qui servent de point de repère dans le steppe, quand il n'y a ni horizon, ni traces de caravanes pour y diriger la marche.

Cette tache lointaine d'alfa s'aperçoit à peine dans l'ensemble de ce paysage que je ne sais comment peindre, mais dont il faudrait faire un tableau clair, somnolent, flétri. Chose admirable et accablante, la nature détaille et résume tout à la fois. Nous, nous ne pouvons tout au plus que résumer, heureux quand nous le savons faire! Les petits esprits préfèrent le détail. Les maîtres seuls sont d'intelligence avec la nature; ils l'ont tant observée, qu'à leur tour ils la font comprendre. Ils ont appris d'elle ce secret de simplicité, qui est la clef de tant de mystères. Elle leur a fait voir que le but est d'exprimer, et que, pour y arriver, les moyens les plus simples sont les meilleurs. Elle leur a dit que l'idée est légère et demande à être peu vêtue. Ne t'étonne point de tout cela. Depuis ce matin je suis à genoux devant les maîtres, et je crois être tous les jours un peu moins indigne de parler d'eux. Leur souvenir m'accompagne dans ma route. Leurs leçons se sont fait entendre aujourd'hui plus clairement que jamais; et c'est à D'jelfa, sous ma tente, au milieu des Ouled-Nayl, et pendant que je regardais passer sur ces fonds d'une candeur historique de majestueux personnages drapés de noir et de blanc. Devais-je donc venir si loin du Louvre chercher cette importante exhortation de voir les choses par le côté simple, pour en obtenir la forme vraie et grande?

Sept heures.

Tout le jour, quelques minces traînées de vapeur sont restées étendues au-dessus de l'horizon, pareilles à de longs écheveaux de soie blanche. Vers le soir, elles ont fini par se dissoudre et par former un petit nuage doré, unique au milieu de l'azur sans rides et qui s'en va lentement à la dérive, entraîné vers le soleil couchant. Il diminue à mesure qu'il s'en approche, et, comme la voile arrondie d'un navire qu'on voit de loin se rétrécir et s'abattre à l'entrée du port, il ne tardera pas à disparaître dans le rayonnement de l'astre. La chaleur s'apaise, la lumière s'adoucit; elle se retire insensiblement devant la nuit qui s'approche, sans avoir été précédée d'aucune ombre. Jusqu'à la dernière minute du jour, le Sahara demeure en pleine lumière. La nuit vient ici comme un évanouissement.

Il est sept heures. Notre bivouac est maintenant sorti de son immobilité. Il y règne un certain mouvement, toujours paisible, de gens qui allument des feux et préparent le café du soir, pendant que d'autres font leur prière, prosternés la figure au levant; on se rassemble sur des tapis pour prendre le repas; et nos chevaux, à qui l'on vient de donner l'orge, secouent joyeusement le poids du soleil qu'ils ont porté douze heures sans bouger.

La maison de Si-Cheriff seule continue de rester muette. De l'endroit où je suis, on la dirait inhabitée, si l'on ne voyait un peu de fumée bleuâtre s'élever à l'angle du toit. Cette maison, triste blockhaus, donnée pour citadelle à notre kalifat, est achevée seulement du mois de novembre dernier.

Une inscription, sculptée dans la pierre, au-dessus de la porte d'entrée, m'apprend qu'elle a été bâtie en cinquante jours, sous le gouvernement de M. le général Randon, par la colonne expéditionnaire du général Yusuf. D'autres inscriptions indiquent les divers corps qui ont pris part à cette construction, avec les noms des principaux officiers; quelques-unes pourraient déjà servir d'épitaphes. Le capitaine Bessières, tué glorieusement à l'assaut du 4 décembre, a son nom sur le pavillon qui forme l'angle droit du mur de défense.

Cette habitation est disposée de manière à servir, à la fois, de résidence au kalifat, de caravansérail et de forteresse. La cour d'entrée est vaste; un petit convoi s'y renfermerait au besoin, et elle présente une double ligne de hangars pavés, sous lesquels une centaine de chevaux pourraient s'abriter. Par delà s'étend le jardin, qui n'est encore que tracé.—Au centre de ce carré long, et séparé du jardin par un chemin de ronde, s'élève un corps de logis, composé de deux étages et percé, sur ses quatre faces, de fenêtres malheureusement françaises; il a sa cour intérieure, cour réservée, où l'on ne pénètre pas, et que je n'ai fait qu'entrevoir.

Le rez-de-chaussée est abandonné aux voyageurs. L'appartement privé du kalifat, celui de son cousin et de son jeune frère Bel-Kassem occupent les deux étages; c'est là, je ne sais dans quelle partie du bâtiment, que sont reléguées leurs femmes, avec les servantes.

Quelques fenêtres ont des barreaux; mais il n'en est guère qui n'aient une ou plusieurs vitres cassées: ces nombreux accidents ne surprennent pas, quand on connaît l'ingénuité des Arabes à l'endroit de ces choses transparentes. Pour ta plupart, ils n'en ont jamais vu; et, sans prévoir l'obstacle, ils passent leur poing au travers.—Si-Cheriff parle seulement des dégâts causés par le vent et s'en plaint, de manière à laisser croire qu'il tient à ses vitres: au fond, en homme de la tente, il s'en inquiète assez peu et laisserait volontiers tout le bordj s'écrouler, si la petite garnison de soldats ouvriers, casernée dans un des pavillons, n'avait aussi pour mission de l'entretenir.

Cette résidence, que l'on a tâché de rendre habitable, est-elle, en effet, du goût de Si-Cheriff? Réussira-t-il à s'y plaire, autant que dans sa tribu?—Il paraît, du moins, se résigner à ce séjour comme à une nécessité politique; n'y venant, du reste, qu'à ses heures, quand il y est mandé, ou qu'il doit y recevoir des hôtes.

Indépendamment de ce domicile officiel, il a un domicile réel dans les pâturages voisins du Rocher de Sel, avec d'immenses troupeaux de moutons, et quelque chose, m'a-t-on dit, comme six mille chameaux. Il se partage entre sa maison de laine et sa maison de pierre, et n'amène ici que ses chevaux, sa suite militaire et sa femme. Je dis sa femme, parce qu'on parle d'une madame Si-Cheriff, dont l'histoire, comme tant d'histoires de ce pays, ressemble beaucoup à un roman. Celui-ci, d'ailleurs, après un prologue assez sombre, finit heureusement. Est-ce une indiscrétion que de rapporter ce qu'on raconte?—Cette femme est Espagnole. Un homme, qui a disparu depuis et dont la mort subite n'a jamais été bien expliquée, l'avait conduite, elle et sa sœur, plus jeune qu'elle, à la Deira d'Abd-el-Kader, peu d'années avant la soumission de l'émir.—Elles étaient toutes les deux fort jolies. Abd-el-Kader fit épouser l'aînée à Si-Cheriff, alors son kalifat, bientôt après devenu le nôtre, et la plus jeune au cousin de Si-Cheriff.—Toutes deux, elles ont suivi, sous l'alliance française, la nouvelle fortune de leurs maris et n'ont jamais songé à réclamer contre le mariage qui leur fut imposé. Elles ont adopté, non-seulement le costume, mais aussi la langue arabe, au point d'avoir oublié la leur. La femme de Si-Cheriff habite en ce moment le bordj.

J'ai vu ce matin leur enfant, joli petit garçon de quatre ans au plus. Il était à la classe, dans une école fondée par Si-Cheriff et tenue par un taleb, sorte d'instituteur communal que Si-Cheriff paye de ses deniers. L'enfant était pieds nus et n'avait pour tout vêtement, comme ses petits camarades les plus pauvres, qu'une petite soutane blanche on ne peut plus négligée. M. N..., qui est de ses bons amis, lui rapportait en cadeau d'Alger un foulard français, un sabre de bois et une chemise de fine laine. Quant à la sœur de madame Si-Cheriff, on ne la voit jamais à D'jelfa. Elle préfère le séjour de la tente et n'abandonne à personne le soin du ménage nomade ni l'administration des troupeaux. Tout ce que je sais des affaires domestiques de Bel-Kassem, c'est qu'il a deux femmes jeunes et qui passent pour très belles. Il vient, ces jours derniers, d'épouser la seconde. Et j'ai cru comprendre pendant le dîner d'hier, qu'on a plaisanté le jeune marié sur ce qu'il était amaigri depuis son récent mariage, et plus pâle encore que de coutume. Pour moi, je n'ai rien aperçu du harem emprisonné là-haut, derrière ces grillages. J'ai seulement rencontré deux négresses assez laides, mais de belle tournure, qui puisaient de l'eau au puits du jardin, pendant que le pauvre fou se promenait dans les allées sans verdure, et qui le taquinaient en se tordant de rire et en faisant étinceler leurs dents.

Quoique maussade à l'œil au milieu de ce désert saharien, avec sa façade neuve, son toit de tuiles jaunes et sa fâcheuse ressemblance avec une caserne, le bordj, je lui donne ce nom pour l'embellir, éveille l'idée d'une assez grande vie, et rappelle, au moins par moments, les mœurs féodales. Les portes revêtues de fer, restent ouvertes pendant le jour. Un assez grand nombre de chevaux remplit les écuries. On les entend piaffer, hennir; on les voit s'agiter chaque fois qu'un nouveau cavalier se présente à l'entrée de la cour. Chaque arrivant pique droit au perron, s'y arrête court, et met pied à terre. C'est là, dans l'ombre de la galerie, qu'accroupi sur un banc, un chapelet dans ses mains, distrait, le kalifat se laisse embrasser par ses nombreux clients et leur donne audience. On se précipite à l'étouffer, pour baiser sa grosse tête emmaillotée de blanc. Quoiqu'on lui parle debout, quelques familiers sont assis près de lui, et souvent un homme en haillons, le dernier des tribus, se mêle à l'entretien du prince aussi librement que s'il était son favori. Le prestige du rang, énorme chez les Arabes, n'exclut pas une familiarité singulière entre le maître et le serviteur. Quant à la distance établie par l'habit, elle n'existe pas. J'ai vu là des types surprenants, des visages de momies à qui l'on aurait mis des yeux de lion. L'audience achevée, le client s'en va, traînant ses longs éperons, reprendre sa bête qui, la bouche baveuse, essoufflée, les flancs saignants, attend, clouée sur place et comme un cheval de bois. Douce et vaillante bête, dès que l'homme a posé la main sur son cou pour empoigner ses crins, son œil s'allume, et l'on voit courir un frisson dans ses jarrets. Une fois en selle et la bride haute, l'homme n'a pas besoin de lui faire sentir l'éperon. Elle secoue la tête un moment, fait résonner le cuivre ou l'argent de son harnais; son cou se renverse en arrière et se renfle en un pli superbe, puis la voilà qui s'enlève, emportant son cavalier avec ses grands mouvements de corps qu'on donne aux statues équestres des Césars victorieux.

D'ailleurs le bordj n'est pas constamment silencieux ou seulement rempli comme aujourd'hui de visiteurs paisibles. A l'exemple des manoirs anciens, il a ses moments d'alarme et ses bruits de fête. Quelquefois c'est le jeune Bel-Kassem, à qui son frère n'a jamais permis de faire la guerre, qui sort en équipage de chasse, escorté de ses lévriers, avec ses fauconniers en habit de fête, ses pages étranges, et portant lui-même un faucon agrafé sur son gantelet de cuir. S'il arrive au contraire que l'ennemi soit signalé ou qu'il y ait par là quelque tribu turbulente à châtier, ce jour-là, c'est Si-Cheriff en personne qu'on voit sortir du bordj avec son appareil de guerre. Le goum est rassemblé devant la porte. Il y a là deux ou trois cents cavaliers groupés confusément autour de l'étendard aux trois couleurs, rouge, vert et jaune; tous en tenue de combat, le haïk en écharpe, le fusil au poing, droits sur la selle, attendant le kalifat qui va paraître. Lui-même est botté, éperonné, mais sans armes. On lui voit seulement à la taille une lourde ceinture pleine de cartouches et traversée de longs pistolets aux pommeaux brillants. Il a près de lui deux serviteurs nègres qui portent, l'un son sabre droit à fourreau sculpté et son long fusil écaillé de nacre, l'autre son chapeau de paille à flots de soie. Il enfourche pesamment sa grande jument blanche, dont la croupe et les pieds sont teints de rose; il rejette son burnouss en arrière, par un beau geste et pour dégager son bras droit, celui qui doit agir au besoin, et, dans tous les cas, commander. Enfin, il donne le signal, entraîne son goum, prend la tête avec son fanion, ses écuyers et ses plus fidèles, et, si le danger presse, part au galop du côté de l'endroit menacé.

Tu vois que rien ne manque à la vie du bordj, pour rappeler des mœurs depuis longtemps disparues de notre histoire. Pour moi, je préfère les mœurs de la tente à ce spectacle de chevalerie, si séduisant qu'il soit. Ici, je m'intéresse médiocrement au soldat, beaucoup, au contraire, au voyageur. Devant un pareil pays, dans un cadre de cette grandeur, je ne puis m'empêcher de trouver d'un petit effet la mise en scène un peu théâtrale de cette vie mêlée de chasse, de coups de main, de parade, quelquefois de galanterie; et tout cela, en définitive, me touche moins que la vue d'une pauvre famille errante au milieu d'humbles aventures.

Pourtant je m'estime heureux d'avoir rencontré sur ma route le bordj de D'jelfa. Le peuple arabe est très divers, plus divers qu'on ne le croit. Je le vois aujourd'hui par le côté le plus avancé de sa civilisation; c'est assurément le plus brillant; il a ce mérite, en outre, d'être un des moins observés.

Ham'ra, 1er juin 1853.

On a plié les tentes au petit jour. Malgré l'heure matinale, Si-Cheriff et son frère étaient debout pour recevoir nos adieux, et nous nous sommes mis en route gaiement, comme après une journée entière de repos. Moi seul peut-être je regrettais un peu D'jelfa, où j'avais eu plus de plaisir assurément que personne au milieu de mes contemplations solitaires, et je me détournais pour voir la place abandonnée d'où nos feux jetaient quelques restes de fumée blanche. Même en ce perpétuel changement, il en est ainsi pour tous les lieux que je quitte; je m'y attache vite et n'en oublie aucun, car il me semble que tous ont été passagèrement à moi, bien mieux que les maisons de louage où j'ai vécu. Après des années, le petit espace où j'ai mis ma tente un soir et d'où je suis parti le lendemain m'est présent avec tous ses détails. L'endroit occupé par mon lit, je le vois; il y avait là de l'herbe ou des cailloux, une touffe d'où j'ai vu sortir un lézard, des pierres qui m'empêchaient de dormir. Personne autre que moi peut-être n'y était venu et n'y viendra, et moi-même, aujourd'hui, je ne saurais plus le retrouver.

Nous prîmes la direction de la balise. En moins d'une demi-heure nous l'avions atteinte et nous entrions dans l'alfa. Comme je l'avais prévu, la route s'engageait dans une suite de plateaux verts, tous pareils, de peu d'étendue, se déroulant du nord au sud et se succédant avec la plus triste régularité. De loin en loin, mais de manière qu'il y en a toujours au moins une en vue, la même pyramide grise apparaît posée sur le bord de l'horizon. Pendant quatre heures de marche, je n'ai pas aperçu dans aucun sens le plus petit coin qui ne fût vert comme un champ d'oseille. Sous le ciel bleu, et quand on se sait dans le Sahara, cette couleur printanière produit le plus désagréable étonnement. Le contraste est imprévu, mais absolument laid. Je t'ai parlé ailleurs de l'alfa; si j'y reviens, c'est afin de tenir un compte minutieux de mes impressions d'aujourd'hui.

A dix heures, nous faisions halte dans le lit profond d'une rivière. L'été, on se demande où sont les rivières qui ont pu creuser de pareils lits. Il y reste en ce moment une petite source, réduite à rien, mais qui ne tarit pas. Le réservoir n'a pas deux enjambées de large. Elle sort avec un léger bouillonnement du milieu des cressons, puis à quelques pas de là se perd ou plutôt se glisse dans le sable. Je n'avais jamais vu de source ayant un cours si réduit ni plus pressée de disparaître. C'est un avertissement que tous les voyageurs comprennent; j'ai remarqué, en effet, que les bords n'étaient aucunement piétinés, quoiqu'elle serve de rendez-vous aux caravanes dans cette saison. On prit donc exemplairement la provision nécessaire à notre convoi. J'y puisai moi-même avec le plus grand soin, et j'y remplis nos peaux de bouc d'une eau limpide, légère et à peu près fraîche. Surtout on empêcha les chevaux d'y boire. Tout autour, le lit de la rivière est encombré de rochers blancs, calcinés, désorganisés comme de la pierre à chaux qui commence à cuire; leur éclat au soleil est insupportable.

Vers onze heures, la chaleur devint subitement très forte. Le ciel, jusque-là sans nuages, commençait à se tendre de raies blanchâtres, sortes de balayures au tissu transparent pareilles à d'immenses toiles d'araignée. Le vent se levait et se fixait au sud. Très faible encore tant que nous fûmes abrités, dès que nous remontâmes en plaine, il se fit décidément reconnaître pour du sirocco. Il mit néanmoins plus de deux heures à se déclarer dans toute sa violence. D'abord, ce ne furent que des souffles passagers, tantôt chauds, tantôt presque frais. Je les recevais en plein visage et pouvais avec exactitude en mesurer la température, le mouvement et la durée. Peu à peu, il y eut moins d'intervalle entre les bouffées; je les sentis venir aussi avec plus de régularité, mais toujours intermittentes, saccadées comme la respiration d'un malade accélérée par la fièvre. A mesure que cette haleine étrange arrivait plus fréquente et plus chaude, la terre elle-même s'échauffait; et quoiqu'il n'y eût plus de soleil et que mon ombre marquât à peine sur le sol éclairé d'une lumière morne, j'avais encore sur la tête l'impression d'un soleil ardent. Le ciel était d'une couleur rousse où ne filtrait plus aucune lueur de bleu. L'horizon cessa bientôt d'être visible et prit la noirceur du plomb. Enfin, le souffle devint continu, comme l'exhalaison directe d'un foyer. Alors, la chaleur sembla venir à la fois de partout, du vent, du ciel, et peut-être encore plus forte des entrailles du sol, qui véritablement s'embrasait sous les pieds de mon cheval. Le pauvre animal se lassait à marcher vent debout, mais souffrait surtout de cette flamme qui lui montait au ventre. Quant à moi, sans la fatigue de me maintenir en selle, j'eusse éprouvé un réel bien-être à me sentir enveloppé de cette chaleur qui après tout n'excédait pas mes forces, et toute curiosité de voyageur à part, je n'étais pas fâché, dusse-je même en souffrir, de respirer cet ouragan de sable et de feu qui venait du désert.

J'arrivai de la sorte à Ham'ra sans m'être douté que j'en approchais. Ham'ra est un amas misérable d'une trentaine de masures bâties en pisé, ruinées, croulantes, d'aspect funeste et qu'on dirait abandonnées. On les confond presque avec les rochers jaunâtres dont la haute ceinture enferme entièrement le village du côté du couchant. Au levant s'étendent quelques petits jardins assez vivaces et que je suis étonné de trouver trop verts. Le sirocco s'acharnait après cette pauvre verdure échappée au soleil; et la poussière qui pleuvait à flots, le jour plombé qui enveloppait tout de sa couleur de cendre, donnaient à ce tableau, déjà si triste, une physionomie violente et pour ainsi dire pleine d'angoisse.

Deux grands gaillards en guenilles, hâves et singulièrement farouches, qu'on dirait les seuls habitants du pays, sont venus nous regarder planter nos tentes, puis se sont retirés à cent pas de là sur une roche plate en forme de dolmen, et depuis lors y sont restés accroupis les yeux fixés sur nous. Presque tous les arbres des jardins sont des abricotiers; j'ai aperçu, en passant à cheval le long des murs bas, un figuier, un grenadier d'une belle venue et quelques vignes grimpantes, mais pas un palmier. J'espérais rencontrer ici celui que j'ai vu indiqué sur la carte du Sud à quelques lieues d'El-Aghouat. C'est sans doute à Sidi-Makhelouf que je le trouverai.

Heureusement que des rigoles creusées autour des jardins amènent jusque devant nos tentes une belle eau, bonne au goût et pas encore trop échauffée. Ç'a été en arrivant un grand soulagement.

En ce moment, le vent est plus chaud et souffle plus violemment que jamais. Il a failli renverser ma tente. Bakir et ses compagnons ont été pendant quelques minutes ensevelis sous la leur, et semblaient même avoir pris le parti de ne pas la relever. Nous avons dû doubler les cordes et consolider les piquets. Grâce aux petits murs de clôture qui font abri, on a pu néanmoins allumer du feu pour le souper. Sous ma tente, et pendant que j'écris, j'ai sur les mains la chaleur exacte d'un foyer. Il fait déjà presque nuit, quoiqu'il soit tout au plus six heures. Nos chevaux demeurent immobiles, la tête pendante, la croupe au vent. Les chameaux n'ont pas mangé; à peine déchargés, ils se sont couchés en troupeau serré, le ventre aplati, le cou allongé sur le sable.

Par moment, le pied du vent semble s'éclaircir. L'horizon se dégage, et je découvre entre deux caps de montagnes coupés carrément, et dont l'un, celui de droite, tout à fait noyé, doit être à quinze ou dix-huit lieues d'ici, la ligne insaisissable d'un horizon plat. Cette ligne plate me fait rêver. Serait-ce le désert?

Ham'ra, même date, la nuit.

Le vent continue; la chaleur n'a en rien diminué. Vers sept heures, le ciel, un moment auparavant plus clair, s'est rapidement assombri. Cette fois, c'était la nuit. Il n'y a pas une étoile. L'obscurité est absolue. Je distingue à peine un ou deux chevaux blancs attachés à six pas de ma tente. Toutes les lumières et presque tous les feux sont éteints. Une troupe de chacals est venue tout á l'heure hurler si près du bivouac, que je suis sorti dans l'espoir absurde de les tirer. Personne ne dort, mais personne ne remue; et je n'entends pas d'autre bruit que celui du vent dans la toile des tentes et dans les arbres des jardins.

2 juin 1853, à la halte, dix heures.

La matinée a été plus calme; le soleil a reparu dans un ciel riant. Nous avons marché par une petite brise, toujours en plaine et de nouveau dans l'alfa. Nous rencontrons un lit de rivière, où l'on s'arrête; mais cette fois, pas une goutte d'eau. En prévision de ce qui nous arrive, on avait rempli les outres à Ham'ra. A ce moment, dix heures, le sirocco recommence à souffler avec les mêmes symptômes qu'hier, peut-être encore plus menaçants. Dès son début, il est déjà très incommode et nous couvre de sable. Nous déjeunons, couchés à plat ventre sous des lauriers-roses qui n'ont pas encore de fleurs. Le pain que nous mangeons, avec la liberté seulement d'y joindre un oignon (c'est, en fait de vivres frais, tout ce que nous avons pu nous procurer à Ham'ra), est devenu si dur après dix jours de voyage dans les tellis, qu'on a besoin de le ramollir dans l'eau. Il n'y a pas moyen d'allumer du feu, et nous nous passerons de café. D'ailleurs, chacun de nous est impatient d'atteindre le caravansérail de Sidi-Makhelouf. Aussi, nos chevaux sont restés bridés, et nos chameaux n'ont fait que déposer deux outres pleines et ont filé en avant. L'intrépidité de nos chameliers est admirable; singulière race! par goût, la plus paresseuse de la terre; quand il le faut, la première pour supporter la fatigue; gourmande au delà de toute expression, et se passant volontiers de manger comme d'une chose inutile. Allant toujours du même pas, par longues enjambées, avec cette élasticité du genou qui est l'art des grands marcheurs, trottant si les chameaux trottent, quelquefois montant en croupe derrière la charge, mais deux ou trois minutes seulement, et berçant les longs ennuis de la marche par une chanson, toujours la même, languissante et dite à demi-voix, rarement on les voit se traîner d'un air de lassitude; plus rarement encore on les voit manger. Quelquefois, chemin faisant, il y en a qui prennent un peu de rouina (farine de blé grillé) dans leur mezouëd (sac en peau de chèvre tannée) ou dans le capuchon crasseux de leur burnouss; ils la délayent dans le creux de leur main, la pétrissent en boulette; et cette unique bouchée de farine à l'eau compte ordinairement pour un repas.

Il y a dans notre caravane un petit enfant du M'zab, qui vient de Roghar et retourne dans son pays avec son père, qui est notre bach'amar. Il n'a pas six ans; on le fait voyager à chameau. Une fois perché sur sa haute monture, il y reste tout le jour sans en descendre, les mains cramponnées à un bout de corde, suspendu parmi les bagages aussi insouciamment que dans un nid. Quand je passe auprès de lui, il me fait un signe amical et me crie le bonjour du matin ou le bonsoir. Cependant, l'animal va son train et semble ignorer qu'il a cet être fragile sur le dos. Le soir, on met l'enfant à terre; il court alors dans le bivouac, donne un coup d'œil aux cuisines et s'endort entre deux sacs à pain. Ne va pas croire que ce dur apprentissage de la vie du désert soit nuisible à ces santés vigoureuses. Il est tout rond, avec un ventre énorme et de petits yeux dans une grosse figure, où la couleur du sang s'épanouit sous une forte couche de poussière et de hâle. Il ressemblera à son compatriote Bakir; il aura, s'il continue, le même embonpoint et la même jovialité.

Je m'aperçois, et tout à fait à propos, car c'est lui-même qui m'interrompt, que je ne t'ai pas encore parlé de notre compagnon de route Mohammed-el-Chambi. Mohammed est le chambi qui a fourni à M. le général Daumas une partie des renseignements obtenus sur le Sahara central, depuis Metlili jusqu'au Haoussa, et dans la bouche de qui les auteurs du Grand Désert ont mis le récit du voyage. L'intérêt de sa personne est médiocre, et je ne l'aurais pas remarqué sans la célébrité que lui a donnée ce beau livre, la seule Odyssée que nous ayons sur le grand désert. C'est un diable d'homme assez bizarre, grand, sec, à nez crochu, sanglé, botté, coiffé haut, qui se déhanche en marchant avec des airs d'acrobate et une certaine mine de mauvais sujet. On m'apprend que j'aurais pu le voir à Paris l'année dernière, figurant à l'Hippodrome, dans je ne sais quel spectacle arabe, avec les autruches, je crois. On me dit aussi qu'il a du goût pour les bals d'été, et que, pendant une saison, il a été le lion du Château-Rouge. M. N..., qui me raconte ces détails au moment même où je les écris, vient de l'appeler et lui a dit de danser devant nous. Mohammed ne s'est point fait prier; il a jeté de côté ses bottines éperonnées, et, chaussé seulement de ses longs bas de cuir rouge, il s'est mis, nous l'accompagnant d'un air de quadrille, à nous donner une idée de son savoir-faire. C'était souverainement grotesque, et d'une fantaisie difficile à rendre. Ce danseur en tenue de guerrier, ce sauvage battant un entrechat imité de Brididi, je ne sais quoi de ressemblant et de bien saisi qui positivement rappelait la danse défendue et faisait penser aux sublimes mascarades de Gavarni; surtout, le contraste du lieu, le choix singulier du moment, le sable qui l'aveuglait sans l'interrompre, le vent qui faisait voler son haïk, nos Arabes attentifs à le regarder, mais à peine surpris et ne souriant pas, enfin le désert à deux pas de nous, voilà des antithèses que je n'inventerais point, et j'ai rarement éprouvé un plus grand renversement d'idées. D'où vient-il à présent? Où va-t-il? Si, comme je le crois, il retourne à Metlili, il pourra parler de mademoiselle Palanquin à la belle Meçaouda.

Puisque je reviens incidemment aux figures, encore un mot. La galerie n'est pas complète; il y manque un personnage, le plus muet de la bande, peut-être aussi le seul de tous qui soit charmant. C'est un des serviteurs de M. N... Il s'appelle Iah'-iah, joli nom qu'il faut prononcer en deux syllabes bien distinctes, en ayant soin d'insister sur l'a final par une légère aspiration. Il est tout jeune, assez grand, mince et d'une indolence absolue dans ses mouvements. Il n'a pas de barbe, à peine une ombre au coin des lèvres; il a le sourire triste, une pâleur d'Indien et de grands yeux sans étincelles formant deux taches sombres dans son visage. Il est vêtu de blanc et très enveloppé, comme une femme. Les bottes de cavalier lui vont mal, et le burnouss lui ôte un peu de sa grâce. Aussitôt descendu de cheval, il se déchausse, déboucle son ceinturon et s'étend. On ne peut pas dire qu'il soit mou, car il se fatigue beaucoup sans se plaindre, ni qu'il soit petit-maître, quoiqu'il aime à se couvrir de musc. Il ne fume point, et c'est lui qui fait nos cigarettes; il ne prend pas de café, et c'est lui qui prépare le meilleur que nous buvions; il est marié, mais ne parle jamais de femmes; il fait régulièrement ses prières, se montre très susceptible à l'endroit de sa religion, ce qui ne l'empêcherait pas de se faire hacher pour M. N... Il se produit peu, sort rarement de la tente et y passe tout le temps de la halte. En marche, il est d'avant-garde avec son maître. C'est lui qui porte la gibecière de peau de lynx et le fusil. Il manie modestement sa petite jument maigre, la tenant toujours au pas qu'il faut pour être aux ordres de M. N... On s'est essayé à la cible, et personne n'a tiré mieux que lui. On me dit que c'est un fils de grande tente des environs de Boghar. Il a quitté sa femme pour suivre M. N... dans le Sud; et maintenant il mourrait, dit-il, de chagrin, s'il devait renoncer à le suivre. On va toutefois le remarier à El-Aghouat, afin de rendre son exil volontaire plus doux.

Iah'-iah voyage en compagnie de deux amis, comme lui de bonne famille, et mis avec recherche, mais qui sont loin de le valoir. Le plus jeune, quoique Saharien, a l'allure espiègle des enfants de Paris. Il se nomme Makhelouf, comme le marabout qui a baptisé l'endroit où nous coucherons ce soir; et, pardonne à ces plaisanteries de bivouac, nous ne l'appelons que saint Maclou, ou communément M. Maclou. Il conduit, à son grand dépit, un de nos mulets de cantine, et, malgré l'infériorité de sa bête, ce qu'il obtient d'elle est incroyable; il l'estropierait plutôt que de rester dans le convoi. Il dit qu'il est de naissance à monter mieux qu'un mulet, et réclame le droit de marcher en ligne avec les cavaliers; on lui a promis qu'il aurait un cheval pour faire son entrée à El-Aghouat.

Aux yeux des Arabes, un bon cheval fait la supériorité d'un homme. A défaut d'autre signe, il n'est rien qui vous procure autant d'estime; car leur respect ne s'attache qu'à ce qui est chez eux la marque convenue du rang, de la fortune ou du commandement; et venir après les autres, c'est faire présumer qu'on suit un maître. Ils font peu de cas de nos valets, et cependant ils consentent à se mettre à nos gages. Au reste, ils se vengent de leur propre servitude par le mépris qu'ils ont de la domesticité dans autrui. Leur plaisir, quand ils sont en service, est de se faire servir eux-mêmes par un plus pauvre; ils n'y mettent ni oppression, ni dureté, mais c'est une sorte de sujétion mutuelle qui relève la dignité de chacun dans ce peuple d'esclaves, et leur fait tour à tour connaître les douceurs de l'autorité. Tel est le trait le plus apparent de ces caractères composés de ruse et de vanité. Leur docilité n'est que feinte; il faut se défier de leur bonhomie, et surtout utiliser pour notre propre influence ces petits moyens de se faire valoir. Quant à moi, je sais bien que je me déconsidère en négligeant de les employer.

Je voudrais que tu visses notre fastueux Ali, son frère Brahim et le Sidi-Embareck, trois de nos valets, toujours en conflits de service et en perpétuelle émulation d'importance.

Sidi-Embareck balance entre ses deux épaules, et sans jamais s'en servir, un énorme chapeau recouvert d'une toison noire d'autruche mâle. Ali trouve préférable de porter immuablement le sien sur sa tête. Déjà d'une taille peu ordinaire, il aime à se grandir encore par cette coiffure colossale, qui lui donne environ huit pieds de haut, et fait qu'entre ses jambes le plus grand cheval devient un criquet. Sidi-Embareck a son équipage de guerre au complet: fusil, pistolets, yatagan passé sous la sangle, longue djebira en tissu de laine, à franges ornées de nœuds. Ali voyage vêtu à la légère, comme si quelqu'un portait pour lui tout son attirail, avec une simple veste amarante, chamarrée d'or, et fort belle encore, quoique fanée, un haïk un peu troué, mais très fin, les pieds nus dans des souliers arabes de cuir verni. Sa djebira, la plus vaste et la plus ornée de toutes, traîne à terre. J'ai cru lui voir un diamant au petit doigt. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'ils se ressemblent, quoi qu'ils fassent pour se rendre si différents. Ils ont tous deux le nez retroussé, le menton sans barbe, les dents blanches, mais trop grandes, et de gros yeux insolents. De plus, on les dit aussi paresseux l'un que l'autre, également vantards, gourmands, peu délicats, avec un même penchant pour le vin. Et c'est une égale illusion que de compter sur Sidi-Embareck ou sur Ali pour un service, pour une aide ou pour un secours utile. Le cheval d'Ali se trouvant malade depuis hier, il s'est agi de le remplacer; mais c'était à qui ne céderait pas le sien, et, en bonne conscience, on ne pouvait y forcer personne. J'ai donc eu pendant quelques lieues le spectacle lamentable d'Ali relégué parmi les bagages et se traînant sur le plus chétif et le moins envié de nos mulets. Sidi-Embareck profita de ce moment pour exciter sa jument noire et faire à lui seul autant d'effet que tout le monde. Heureusement pour Ali qu'il y avait là son frère Brahim. Brahim, personnage modeste, corps amaigri, figure souffreteuse, a des airs cauteleux, vicieux et sournois. Brahim était à cheval, Ali lui persuada de faire un échange; et depuis ce matin Ali mène au galop un maigre animal qui semblait mort entre les mains de Brahim, et Brahim attend sur son mulet l'occasion bien douteuse de le céder à son tour contre un cheval.

Je m'amuse à des portraits. Ai-je tort? Je ne les choisis pas, je les copie, et je m'étonne moi-même de les trouver si loin de l'idéal qu'on rêve, et si divers; d'abord, on n'aperçoit que la variété des costumes; elle séduit et fait oublier l'homme; puis, on s'arrête aux traits caractéristiques de la race, et, pour empêcher de la confondre avec une autre, on donne à tous les individus la même parenté de tournure, d'élégance et de beauté banales. Ce n'est que plus tard que l'homme enfin apparaît sous les traits de l'Arabe et montre qu'il a, comme nous, ses passions, ses difformités, ses ridicules. Me trompé-je donc en introduisant la vie commune sous ces traits demeurés vagues et jusqu'à présent mal définis? N'est-il pas temps de sortir du bas-relief, d'envisager ces gens-là de face, et de reconstruire surtout des figures pensantes? Et cependant, outre le laid, qui est toujours à éviter, n'y a-t-il pas à craindre le petit? Ce n'est pas moi qui réussirai dans ce que j'essaye; mais je ne puis laisser à la réalité qui pose devant moi la splendeur inanimée des statues.

Sidi-Makhelouf, 2 juin 1853.

Même temps qu'hier; même vent, si c'est possible, encore plus déchaîné. Il était temps d'arriver; hommes et bêtes, nous étions à bout de nos forces. On a déchargé les bagages comme on a pu, jetant tout, arrachant les sangles, car les chameaux étaient exaspérés et ne voulaient plus rien entendre.

Le caravansérail est bâti sur un plateau de roches et de sable, au bord du ravin où sont les sources. Il y a cinq palmiers espacés dans la longueur du ravin; leur tête apparaît de loin par-dessus la ligne de la plaine. Trois ont poussé de la même souche; ils sont échevelés, à moitié morts, tout jaunes. Le vent, qui fait un bruit d'enfer dans leurs bouquets de palmes, les rebrousse entièrement comme un parapluie retourné. Ils sont horribles et se détachent en lueurs livides sur le fond du ciel tout à fait noir. A gauche du caravansérail, au delà, près des trois palmiers, se trouve le marabout. Il est blanc, carré, avec une corne à chaque angle, et, au lieu d'être couvert en kouba, il se termine en pain de sucre. Au pied, on aperçoit une multitude de tombes serrées, accumulées, empiétant les unes sur les autres; la foule des morts s'y presse; c'est à qui dormira le plus près du saint. On vient s'y faire enterrer des environs, de fort loin, le lieu lui-même étant un désert; et je pense avec effroi que mes os pourraient être là. A l'opposé du marabout, il n'y a que des pierres, des pierres au fond du ravin; l'autre côté se relève encore par des pierres blanches, et l'horizon se termine par un mur dentelé de rochers, interrompu vers le milieu. A droite, la montagne entrevue d'Ham'ra prend des formes colossales, et d'ici représente un énorme bloc d'acier sali. Je n'ai fait qu'entrevoir tout cela à l'arrivée, le vent et le sable m'empêchant, à la lettre, d'ouvrir les yeux.

On a tout entassé, bagages et harnais, devant la porte du caravansérail. On y a laissé quelques Arabes seulement pour gardiens; les autres sont descendus au ravin, où probablement on n'essayera pas de dresser les tentes. Quant à nous, nous avons pris pour cette nuit nos logements dans le fondouk.

Y sommes-nous plus abrités qu'en plein air? Ce serait à essayer, si je l'osais. Le caravansérail est formé d'une cour immense entre quatre murs. Sur deux faces, une galerie couverte pour les chevaux; aux quatre angles, une chambre pour les voyageurs. Je n'ai pas choisi la mienne et ne suis pas tombé sur la moins exposée au vent. Ces chambres n'ont qu'une porte, sans fenêtres, et pas de fermeture à la porte. Le vent qui s'y engouffre y pousse incessamment des flots de poussière. J'ai essayé vainement d'y clouer une couverture; dans tous les cas, la précaution serait inutile, et je me résigne à voir le sable s'amasser sur mes cantines, sur mes cartons, et se répandre sur toute ma personne, comme si j'étais menacé d'être enseveli vivant.

Sidi-Makhelouf est, me dit-on, rempli de scorpions, et surtout de ces vipères redoutables que les Arabes appellent lefaa. On m'a recommandé de ne m'asseoir qu'avec prudence et de visiter ma chambre avant de m'y endormir.

Ali vient d'arriver, portant sur son dos une selle et un harnais de cheval. Il a tué la jument de Brahim et l'a laissée morte à une demi-lieue d'ici; on l'accuse de l'avoir fait crever de fatigue ou de l'avoir assommée de coups. Il s'en défend, et raconte qu'il allait au plus petit pas, la ménageant à cause du vent, quand la bête a manqué sous lui, et s'est laissée tomber de côté. Il a voulu la relever, puis la dessangler, elle ne bougeait plus; elle avait les yeux ouverts, mais la langue pendante, et le sang lui coulait de la bouche. Il ne l'a quittée qu'une heure après, quand elle était froide. Son opinion, c'est que le cheli (sirocco) l'a étouffée. Son cheval est hors d'état de le porter. Comment fera-t-il demain? A moins qu'il ne dérange encore Brahim, et que Brahim n'aille à pied.

A la halte, 3 juin 1853, neuf heures.

Nous approchons. Dans cinq heures nous verrons El-Aghouat. Il me paraît étrange qu'à huit lieues d'ici se trouve une grande ville, sans voisinage avec aucune autre, perdue dans ce désert comme un îlot; un centre où l'on vit pourtant, aussi simplement qu'ailleurs, sans se douter de l'effet qu'on produit à distance, ni de la curiosité qu'on inspire. Nos villes de France se tiennent toutes; elles se donnent presque la main par leurs faubourgs; elles correspondent par leurs villages; on va de l'une à l'autre par des routes ouvertes, par des campagnes peuplées; il n'y a point de surprise à les découvrir. Ici, on se croirait en mer; voilà soixante-quinze lieues que nous faisons sans route tracée et sans rencontrer un point habité.

Nous sommes arrêtés sur un terrain plat, parmi des alfas desséchés et des broussailles épineuses. Nous descendons de cheval, transis de froid et les mains engourdies; le vent a sauté cette nuit du sud au nord; ce n'est plus du sirocco, c'est du mistral. Malgré la force du soleil déjà haut, on souffre comme par une matinée de mars. Les premiers arrivés ont mis le feu aux broussailles; le vent l'a propagé sur une étendue de plus de cent mètres. L'incendie s'éteindra de lui-même faute d'aliments, ou quand le vent ne soufflera plus.

Nous avons à gauche un mur fuyant de collines rougeâtres; à droite, un mur parallèle, plus élevé, régulièrement dentelé. Il n'y a pas trace de végétation ni d'un côté, ni de l'autre. La vallée qui s'engage entre les deux murailles peut avoir une lieue de large; elle est accidentée, coupée de brusques ravines, quoique unie en apparence, d'abord clairsemée de broussailles, elle ne tarde pas à se dépouiller, et peu à peu quitte sa couleur verdâtre, pour revêtir la couleur rose et dorée des montagnes.

El-Aghouat, 3 juin au soir.

Regarde bien cette fois d'où j'écris ces notes. Commence, si tu le veux, par te réjouir de me savoir au terme; mais fais comme moi, reprends la route de Sidi-Makhelouf où nous l'avons quittée ce matin, et laisse-toi conduire à petits pas jusqu'à l'entrée du désert. C'est une émotion qui perdrait à n'être pas attendue. Il manquerait quelque chose à mon arrivée dans ce pays surprenant, si je supprimais la lenteur et la fatigue extrême des dernières lieues.

J'ignore le nom de la montagne que j'avais à ma gauche; celle de droite s'appelle le Djebel-Milah. Elle s'enfonce directement dans l'ouest, sans inflexion, et d'autant plus morne qu'à l'heure où je l'ai vue sous le soleil déjà haut, ses flancs entièrement nus n'avaient pas une ombre. Elle se découpe régulièrement en larges dents de scie. Chaque saillie se compose d'une superposition de couches obliques, et présente au sommet un bloc indépendant du reste, mais également posé de côté. Cette architecture bizarre se répète d'un bout à l'autre avec la plus exacte symétrie. Il est remarquable, d'ailleurs, que toutes les montagnes et tous les rochers que j'ai rencontrés depuis ce matin sont construits de cette façon, comme si le même soulèvement en eût renversé les assises et les eût toutes inclinées dans le même sens.

Jamais montagne ne m'avait paru si longue; il y avait trois heures que je marchais devant elle sans avoir l'air d'avancer; et, bien que son extrémité ne me semblât pas éloignée, je n'avais pas encore atteint le quart de son étendue. Le vent, presque tombé, laissait au soleil toute sa force; le terrain se desséchait; l'air, de froid qu'il avait été le matin, commençait à devenir brûlant. Devant moi, la vallée se prolongeait indéfiniment et se terminait sur le ciel sans qu'il y eût place pour une ville; je savais en outre qu'El-Aghouat était bâti sur des rochers, et d'ailleurs la vallée courant dans l'ouest, c'était à ma gauche et non devant moi que je devais l'apercevoir. Tous les cavaliers avaient pris le devant, et depuis plus d'une heure je les avais perdus de vue dans la brume ardente de l'horizon, et j'avais cessé d'entendre les coups de fusil qui m'annonçaient les joyeuses mousqueteries de l'arrivée. J'avais pour tout compagnon mon domestique, harassé de chaleur, et qui ne s'occupait même plus de savoir de quel côté nous devions avancer.

Pourtant, je rejoignis un petit convoi de chameaux chargés de grains. Le convoi prit à gauche et se mit à monter parmi des mamelons de sable jaune. J'abandonnai donc la vallée pour le suivre. Je sentais qu'El-Aghouat était là, et qu'il ne me restait que quelques pas à faire pour le découvrir. Je n'avais plus autour de moi que du sable; il y avait des pas nombreux et des traces toutes récentes imprimées à l'endroit où nous marchions. Le ciel était d'un bleu de cobalt pur; l'éclat de ce paysage stérile et enflammé le rendait encore plus extraordinaire. Enfin, le terrain s'abaissa, et devant moi, mais fort loin encore, je vis apparaître, au-dessus d'une plaine frappée de lumière, d'abord un monticule isolé de rochers blancs, avec une multitude de points obscurs, figurant en noir violet les contours supérieurs d'une ville armée de tours; au bas s'alignait un fourré d'un vert froid, compact, légèrement hérissé comme la surface barbue d'un champ d'épis. Une barre violette, et qui me parut sombre, se montrait à gauche, presque au niveau de la ville, reparaissait à droite, toujours aussi roide, et fermaît l'horizon. Cette barre tranchait crûment sur un fond de ciel couleur d'argent mat, et ressemblait, moins le ton, à une mer sans limites. Dans l'intervalle qui me séparait encore de la ville, il y avait une étendue sablonneuse, et quelque chose d'un gris plus bleuâtre, comme le lit abandonné d'une rivière aussi large que deux fois la Seine. On y voyait, par places, aux deux bords, des taches vertes ayant l'air de joncs. Tout à fait sur le devant, un homme de notre escorte, à cheval, penché sur sa selle, attendait au repos le convoi laissé fort loin en arrière; le cheval avait la tête basse et ne remuait pas.

Voilà trait pour trait et nettement ce que je vis. Plus tard, cela me fera rêver, et peut-être mon souvenir adoucira-t-il les couleurs trop crues de ce tableau. Aujourd'hui je reproduis, sans rien y changer, ce qui s'est imprimé de soi-même et comme un portrait dans mon esprit. Je n'éprouvai aucun éblouissement; j'eus le temps de m'affermir un peu l'âme afin d'embrasser tout ce tableau d'un coup d'œil sûr, qui demeurât fidèle, et de m'en emparer pour toujours. Lentement, j'envisageai cette ville noirâtre, cet horizon plat, cette solitude embrasée, ce cavalier blanc sur un cheval blanc, ce ciel sans nuages; puis mon œil, pourtant fatigué de lumière, tomba sur la petite ombre brune marquée entre les pieds du cheval et s'y arrêta. Je me souviens d'avoir, il y a quatre ans, pour la première fois, aperçu le désert, le soir, et sous un éclat devenu doux. Cette fois, j'arrivais, comme je l'avais souhaité, à l'heure sans ombre; il était un peu plus de midi.

Nous sortîmes des dunes pour entrer dans ce qui ressemblait au lit d'une rivière, obliquant, à tout hasard, dans le sens de la ville et nous dirigeant sur l'angle nord-est des jardins. Nous avancions avec peine dans une terre sablonneuse, écrasés sous un ciel de plomb. A mesure que nous approchions, l'oasis se développait sur la droite, les aigrettes vertes des palmiers devenaient plus distinctes, et nous découvrions un second monticule, comme le premier, couvert de maisons noires;—on n'y voyait pas de tours;—entre les deux, un monument blanc; plus à droite, un troisième amas de rochers roses surmontés d'un marabout; plus à droite encore, une sorte de pyramide escarpée, plus élevée et plus rose que tout le reste; dans les intervalles, continuait d'apparaître la ligne violette du désert. Telle est la vue complète d'El-Aghouat du côté du nord; la première était plutôt une vision; celle-ci, plus étendue et dont je crois ne rien omettre, je te la donne pour une vue. Le point d'où je l'ai prise s'appelle Rass-el-Aïoun (tête des sources). C'est l'endroit où prend sa source l'Oued-Lekier, seul ruisseau qui arrose El-Aghouat.

A petite distance des jardins, nous vîmes venir à nous un cavalier en habit français, chaussé de bottes à l'écuyère. Me voyant en retard et me jugeant embarrassé de la route à suivre, il arrivait au galop pour me souhaiter la bienvenue et m'introduire dans la ville.

Ce fut donc avec M. C..., officier au bataillon turc, mon guide obligeant, que j'achevai de tourner les jardins. La première chose dont nous parlâmes fut le siège. Je venais de reconnaître en passant les traces d'un grand bivouac; on pouvait parfaitement distinguer la place des tentes et l'endroit noirci par les cuisines; il y avait là d'énormes amas de cendre et des restes de bûches à moitié brûlées; de longues lignes piétinées, portant des trous de piquets, des souillures et des débris de litières indiquaient le bivouac de la cavalerie; M. C... m'apprit que c'était le camp du général Pélissier, et me montra, sur la rive gauche de l'Oued-Lekier, en face du premier, le camp de la division Yusuf. Devant nous s'ouvrait une vaste étendue sablonneuse; c'était là qu'avait eu lieu la belle affaire de cavalerie du 21 novembre. Puis il me parla du combat meurtrier du 3 décembre, de l'assaut du 4 et de la lutte sanglante qui suivit la prise. Il me parla de nos pertes et de celles de l'ennemi; il me prévint que je sentirais peut-être une odeur fétide dans la ville et que je lui trouverais un air d'abandon. Il fit le calcul des morts; lui-même avait présidé à leur enfouissement dans les puits. Nos propres morts n'avaient guère été mieux enterrés, faute de pioche pour creuser plus profondément. Chaque jour, tant ils étaient peu couverts, on en trouvait à la surface du sol que les chiens avaient exhumés pendant la nuit. Il fallait s'attendre à marcher sur des débris et à voir partout pointer des ossements. Tout à l'heure, en venant, il avait trouvé le corps entier et tout habillé d'un zouave; il me mena le voir. Le pauvre soldat avait les bras étendus, la tête renversée de côté, soulevé par un peu de sable, en manière d'oreiller; le haut du corps à l'état de squelette était momifié; il conservait son pantalon rouge, et le bas de ses jambes, engagé dans le sable, montrait des lambeaux de guêtres; on eût dit qu'il allait achever de sortir de terre, comme on se représente une résurrection. Un peu plus loin, il y avait une tête réduite à la sécheresse d'un caillou; et sur toute notre route on voyait par-ci par-là des os blanchis.

Les sables nous menèrent jusqu'à la porte de l'Est, par où nous entrâmes enfin dans la ville.

II

EL-AGHOUAT

3 juin 1853, au soir.

Presque toutes les villes arabes, surtout celles du Sud, sont précédées de cimetières. Ce sont ordinairement de grands espaces vides, en dehors des portes, où l'on remarque seulement une multitude de petites pierres rangées dans un certain ordre, et où tout le monde passe aussi indifféremment que dans un chemin. La seule différence ici, c'est qu'au lieu d'un champ de repos, je trouvais un champ de bataille; et ce que je venais de voir, ce que je venais d'entendre, je ne sais quoi de menaçant dans le silence et dans l'air de cette ville noire et muette sous le soleil, quelque chose enfin que je devinais dès l'abord, m'avertissait que j'entrais dans une ville à moitié morte, et de mort violente.

Le côté de l'est n'a pas visiblement souffert. Les murs extérieurs ont à peine reçu quelques boulets, toute l'attaque ayant porté du côté opposé. Quant à la porte, qui n'a pas été canonnée, elle conserve ses lourds battants raccommodés avec du fer, son immense serrure de bois et ses arcs-boutants en troncs de palmiers. Elle est pratiquée dans l'épaisseur d'une tour massive et percée de meurtrières. De loin, on dirait un trou carré et noir, inscrit dans la façade lumineuse de la tour, et inscrivant lui-même un petit carré de lumière; c'est le commencement d'une rue qui se montre à travers la porte. Le porche a dix pas de long; des enfoncements ménagés de chaque côté dans la largeur de la tour, avec une double rangée de banquettes, en font une sorte de vestibule garni de sièges, ou pour mieux dire, de lits. Ce vestibule, au besoin, se transforme en corps de garde.

Une sentinelle du bataillon turc, en veste bleue et turban blanc, s'y tenait dans l'ombre, affaissée et son fusil entre les jambes. Quatre autres soldats de garde dormaient sur les bancs de pierre, un bras passé sous la tête. Au bruit de nos chevaux la sentinelle se leva pesamment et salua. Les autres firent à peine un mouvement de corps pour prouver qu'ils étaient présents.

Au delà de la porte on voyait fuir un étroit corridor, entre des murs gris, presque noirs, sans fenêtres, percés, en guise de portes, de trous carrés, encadrés de chaux; en bas, un pavé blanc, étincelant comme de l'acier, avec un imperceptible filet d'ombre sur le côté droit de la rue; au-dessus, le ciel d'un bleu sombre; aucun passant, personne aux portes, un silence aussi pesant que la chaleur.

—Voici El-Aghouat à midi, me dit M. N..., en me montrant le corps de garde et la rue.

La plupart des portes étaient fermées; quelques-unes, où je remarquai des trous de balles et des marques de baïonnettes, semblaient l'être, comme on dit en France, après décès. Celles qui, par hasard, se trouvaient ouvertes, donnaient sur des antichambres privées de jour ou sur des cours ressemblant à des écuries. J'aperçus des hommes dormant sous le porche obscur de ces maisons pleines de souvenirs redoutables.

La rue s'enfonçait, avec de légers détours, dans la profondeur de la ville, et sur un pavé raboteux, inégal et dallé de roches. La roche, presque partout à fleur de terre, avait la sonorité et l'éclat du marbre. A droite et à gauche s'ouvraient des ruelles se faisant suite, celles de gauche remontant vers le sommet de la ville et s'arrêtant contre un mur continu de calcaires blancs, celles de droite encadrant à leur extrémité une échappée de vue plus riante sur les cimes vertes de l'oasis. En face de nous, au fond de cette étroite avenue frappée d'aplomb par le soleil perpendiculaire, je voyais monter en s'étageant toute la partie occidentale de la ville, comme un amas de bâtisses grisâtres. En avant, se détachaient deux constructions blanches. Une ou deux aigrettes de palmiers pointaient au-dessus des terrasses; et, quoique privés de mouvement, car il n'y avait plus un souffle dans l'air, quoique éclairés par le sommet et ne présentant qu'une silhouette obscure, ces minces bouquets de palmes, épanouis dans l'air bleu, rappelaient du moins quelque chose des gaietés de l'Orient.

La rue était si étroite que nos deux chevaux ne pouvaient pas toujours y marcher de front. M. N... me précédait, me montrant du bout de sa cravache les portes trouées, les murs lézardés, les maisons vides.

Un peu plus loin, nous passâmes devant des boutiques et devant des cafés; des toiles tendues au-dessus de la rue y formaient de l'ombre. Là, se trouvait une assemblée de fumeurs, accroupis sur des bancs garnis de nattes, pendant que les cafetiers arrosaient le devant de leurs portes. La compagnie, rassemblée dans ce petit espace, où semblait s'être réfugiée toute l'animation de la ville, se composait de spahis, de cavaliers du Makhzen, et de quelques Arabes vêtus de blanc, dont on semblait fêter le retour.

Je reconnus quelques-uns de mes compagnons de voyage, entre autres Ali, Embareck et le petit Maklouf. Celui-ci prenait son café tout botté, éperonné, avec un air viril que je ne lui connaissais pas; quant aux deux valets, ils étaient en habits frais et installés sur leurs talons devant un jeu de dames.

M. N... me conduisit droit à la maison du commandant. Elle est située sur une place fort irrégulière, à l'angle de laquelle coule un ruisseau, servant d'un côté de fontaine et de l'autre d'abreuvoir. A l'entrée de la place, s'élève un palmier gigantesque, droit comme un mât. Au centre, sommeillait paisiblement un troupeau de chameaux jaunâtres. Autour, et dans les endroits où l'ombre commençait à se montrer, on voyait, allongée contre le pied des murs, la forme enveloppée d'Arabes endormis. Une vieille femme en haillons, chargée d'une outre, une petite fille à peine vêtue, tenant une écuelle et coiffée d'un entonnoir en tissu de palmes, filaient devant moi au grand soleil, frappant la terre de leurs talons nus et laissant dans la poussière une trace humide.

Le soleil était dévorant; le cuir de mes fontes me brûlait les mains, et de toutes parts régnait le plus grand silence. La garnison faisait la sieste, enfermée par consigne dans ses casernes, jusqu'à la diane de deux heures.

—Voici la maison du commandant, me dit M. N..., en me montrant une sorte de bâtisse carrée à façade multicolore; et probablement la vôtre, ajouta-t-il, en m'indiquant une haute façade de terre grise avec deux ouvertures tendues de toile.

A droite de cette maison, une pièce de canon était adossée au mur et braquée sur le centre de la place.

4 juin 1853.

Je suis installé depuis hier deux heures dans la Maison des hôtes; je dirais que mes habitudes y sont prises, si je n'avais à peu près gardé celles du bivouac.

J'ai, dans mes antécédents de voyage, le souvenir de séjours assez étranges; depuis les nids à scorpions de Bouchagroun, jusqu'au Dar Dief de T'olga, où j'eus pour camarades de chambre une jeune autruche et une antilope; cependant, j'en suis encore à m'étonner de l'indigence et du dénûment grandiose de ce logis. Sache, au surplus, qu'il vient d'être réparé pour recevoir les étrangers de distinction, et qu'il est question d'y établir le bureau arabe.

—Je suis très content, me dit obligeamment M. N... en m'y introduisant, parce qu'au moins vous aurez un des meilleurs logements d'El-Aghouat.

J'y trouvai une troupe de balayeurs arabes en train de préparer les chambres, c'est-à-dire de précipiter de la terrasse dans la cour, et de la cour dans la rue, une masse extraordinaire de fumier, de paille sèche et de poussière.

La maison se compose d'une cour, avec quatre compartiments au rez-de-chaussée, dont l'un sert d'écurie; à l'étage, de deux chambres et de deux réduits à peu près en ruine, où se sont logés mes deux domestiques; car j'ai pris un domestique arabe qui me servira d'interprète, de guide et de valet de chambre, l'autre n'ayant pas trop de tout son temps pour les chevaux; je ne parle pas d'une galerie à trois fenêtres, que j'abandonne en toute jouissance aux souris et aux lézards.

Quant à l'état des lieux, imagine des murs élevés, couleur de suie, troués en vingt endroits de brèches béantes; et, comme si ce n'était pas assez de tant d'issues, toutes les portes grandes ouvertes, depuis la rue jusqu'à ma chambre; en sorte que je suis un peu moins bien gardé chez moi que sur la voie publique. Dans la cour, au pied d'un palmier, un coin plus enfumé que tout le reste marque la place des cuisines; nous y avons trouvé un amas de cendres, refroidies depuis le 4 décembre, et quatre pierres calcinées formant fourneau. Le feu n'a pu encore entamer le vieil arbre; il pousse droit le long du mur et couvre à moitié ce petit préau sinistre d'un large éventail de feuilles jaunies. Un escalier de vingt-cinq marches conduit à l'étage; très élevé, très raide, sans rampe, il est tellement étroit, si endommagé, si singulièrement construit, que j'ai dû positivement l'apprendre par cœur afin de pouvoir, la nuit, l'escalader sans danger. Je pourrais t'indiquer de mémoire les deux marches qui manquent; te dire que la cinquième est cassée en deux du côté de la cour et n'offre plus qu'un point d'appui des plus scabreux, que la vingtième et la vingt-troisième sont deux fois plus hautes que les autres, qu'enfin on ne peut, sur toute sa longueur, y poser que le bout du pied quand on monte, et le talon quand on descend. Dans la chambre des domestiques, une moitié seulement du plafond, et de même une moitié de plancher; ces deux trous, ouverts sur la tête et sous les pieds, se correspondent. Est-ce un obus qui a traversé le tout à la fois? Que s'est-il passé il y a six mois à cette même place où j'écris? Les maisons arabes ont tant de cicatrices, qu'on ne peut reconnaître, et ici moins qu'ailleurs, si c'est le temps, la négligence ou la main d'un ennemi qui les a faites.

Enfin, une chambre, petite, à murs blancs, avec son plancher de terre battue, qui se change en boue, quand pour abattre la poussière j'y fais répandre un bidon d'eau; une fenêtre fermée par une toile d'emballage tendue sur châssis; une porte masquée par une couverture de cheval clouée au mur; puis, ma sangle sur mes deux cantines; le burnouss qui me sert à la fois de couverture et de matelas; une musette bourrée d'orge, en guise d'oreiller; tout ainsi que sous la tente: telle est à peu près, cher ami, avec son mobilier de peintre et de voyageur, la résidence où je suis convenu, vis-à-vis de moi-même, d'attendre d'un cœur ferme les fortes chaleurs de l'été.

Avec tant soit peu d'industrie, j'aurais pu me procurer plus d'aise, et surtout m'enfermer davantage; mais à quoi bon? La sûreté de ma personne est ce qui m'occupe le moins; j'ai peine à supposer que mon maigre bagage fasse envie à qui que ce soit; et, en attendant que leur utilité me soit démontrée, mes pistolets ne sortiront pas de leur fourreau de serge. Somme toute, et malgré le regret que me cause le séjour infiniment plus gai de la tente, j'éprouve toujours le même soulagement d'esprit à me sentir à ce point dénué de tout, sans être en réalité privé de rien.

Dès le soir, je me suis hissé sur la terrasse pour assister au coucher du soleil et reconnaître en même temps le voisinage.

De ce point élevé, et me tournant de manière à regarder le nord, j'avais à mes pieds la place, avec la maison du commandant en face de moi, la fontaine et le lavoir; par-dessus se déployait l'oasis. Derrière l'oasis, mais bien au delà, j'embrassais trois rangs successifs de collines; le premier, marbré de bronze et d'or; le second, lilas; le troisième, couleur d'améthyste, courant ensemble horizontalement, presque sans échancrure, depuis le nord-ouest, où le soleil plongeait, jusqu'au nord-est. La plus rapprochée de ces collines est le prolongement des dunes de Rass-el-Aïoun, et je voyais, dans un pli de sable étincelant, le lit grisâtre de l'Oued-M'zi, par où j'avais débouché le matin; la seconde s'appelle, je crois, le Djebel-Milah; et je la reconnus pour la montagne interminable que j'avais longée pendant une partie de l'étape; la dernière enfin, très éloignée, s'appelle d'un nom que j'aime à entendre et qui la peint, Djebel-Lazrag (Montagnes-Bleues).

A droite, se développait toute la partie orientale de la ville, sur le plan relevé des rochers, sous la forme d'une pyramide à peu près régulière et de couleur fauve, dont le sommet est représenté par la tour de l'est. A gauche, la vue est masquée par les maisons de la place. Par le sud, enfin, je confine aux premiers jardins, et en me tournant je voyais commencer au bord de ma terrasse, pour ne plus finir, un taillis de dattiers superposé à des masses confuses de feuillages.

La maison du commandant, qui tranche au milieu des autres constructions arabes par la symétrie presque européenne de ses fenêtres et le badigeonnage de sa façade, était un bain maure que le dernier kalifat, Ben-Salem, avait fait construire, peu d'années avant sa mort, par des ouvriers italiens. A côté, je remarquai une construction basse, écrasée, autrefois peinte en blanc, percée d'ouvertures allongées et surmontée d'une mince croix de fer: c'est une ancienne mosquée transformée en église. Un peu plus à gauche, et sur la terrasse d'une informe masure en pisé, se promenait une figure en robe noire, avec quelque chose de large et de noir sur la tête; cette demeure est le presbytère, et ce petit personnage obscur, dont la vue d'abord me surprit, c'est le curé.

Le spectacle de la place était animé, et me rappelait, avec un certain mélange de costumes et quelques nouveautés dans les bruits, le mouvement d'une garnison française, dans cet encadrement singulièrement africain. Des chevaux de cavalerie vinrent boire au ruisseau, pêle-mêle avec des ânes, des chameaux et de maigres juments arabes menées par des palefreniers en guenilles; la fontaine au delà était peuplée de toutes sortes de figures remplissant toutes sortes de vases, bidons, gamelles, outres noires, tonneaux. Des sonneries militaires se faisaient entendre à tous les coins de la ville.

Le crépuscule dura peu; des lueurs orangées irradièrent un moment le couchant au-dessus des montagnes plus sombres. Puis tout se décolora. Un insensible brouillard s'éleva du sol, remonta le long des dattiers et se répandit sur les cimes, qui devinrent d'un vert froid; et la nuit tomba presque subitement.

Je voulus passer cette soirée-là seul et chez moi; et, quand la nuit fut tout à fait venue, je regagnai ma chambre. Il y faisait chaud; mon thermomètre se soutenait à trente et un degrés. Le ciel était magnifique; jamais je n'avais vu tant d'étoiles, ni d'aussi grandes; j'eus de la peine à retrouver la grande Ourse au milieu de cette multitude de feux presque égaux et de même éclat. J'entendis mon domestique ramener les chevaux, les entraver; puis, un pas lourd et un pas plus leste montèrent ensemble l'escalier de pierre.—«Bonne nuit, monsieur, me dit M... en passant devant ma chambre.—Que ta nuit soit bonne, Sidi,» me dit Ahmet. Et je n'entendis plus rien dans ma maison.

Le vent se leva; les palmiers faisaient le bruit de la mer, bruit qu'accompagnaient quelques aboiements de chiens fort éloignés et d'innombrables murmures de griffons et de grenouilles; à chaque instant la couverture étendue devant ma porte se soulevait, comme si quelqu'un voulait entrer.

Vers dix heures, un clairon de cavalerie vint sous mes fenêtres sonner le couvre-feu. C'est un air lent et doux, finissant par une note aiguë destinée à se faire entendre de loin.

—Allons, me dis-je, je ne suis pas tout à fait hors de France!

Le musicien répéta l'air une seconde fois, en y introduisant à la reprise, des modulations d'un goût bizarre; et, pendant quelques minutes, il s'y complut, comme s'il eût joué pour son plaisir.

J'étais étendu sur ma sangle, la bougie allumée, regardant autour de moi mon attirail de route, les murs blancs, le plafond noir et toute l'étrange nouveauté de ce séjour; je me levai; j'aperçus, par les crevasses du mur, une étincelle rouge au fond de la chambre d'Ahmet: c'était l'Arabe qui fumait en attendant le sommeil.

Puis le clairon se tut. D'autres clairons lui répondirent aux extrémités de la ville, plus faibles ou plus distincts; peu à peu ces notes légères du cuivre se dispersèrent une à une, et je n'entendis plus que le bruit des palmes. Alors, me sentant comme une faiblesse au cœur et comme une envie épouvantable de m'attendrir, je soufflai ma bougie, me roulai sur ma sangle, et me dis:

—Eh bien! quoi? ne suis-je pas au lit? chez moi? et ne vais-je pas dormir?

Malheureusement, je ne dormis pas, car j'étais brisé de fatigue, et il y avait avec moi, dans la Maison des hôtes, des hôtes sur lesquels je ne comptais pas.

Juin 1853.

Aujourd'hui, dans la matinée, je me suis laissé conduire au marabout de Sidi-El-Hadj-Aïca, théâtre du combat du 3 décembre; et, pour en finir tout de suite, avec une histoire étrangère à mes idées de voyage, je te dirai, aussi brièvement que possible, ce que j'ai vu, c'est-à-dire, les traces de la bataille et les lieux qui ont été témoins du siège.

El-Aghouat se développe, de l'est à l'ouest, sur trois collines, sorte d'arête rocheuse, isolée, entre une plaine au nord et le désert sans limite au sud. La pente nord de la ville est entièrement couverte de maisons; celle du sud, plus escarpée, quelquefois à pic, n'est bâtie que de distance en distance et présente, à l'une de ses extrémités, un revers caillouteux; à l'autre, une longue dune de sable jaune.

Les deux sommets extrêmes étaient, au moment du siège, armés chacun d'une tour et de remparts. L'éminence intermédiaire est couronnée par une vaste construction de maçonnerie solide, blanche, sans aucune fenêtre extérieure, aujourd'hui l'hôpital, autrefois la demeure du kalifat Ben-Salem, et nommée Dar-Sfah, maison du rocher, à cause de l'énorme piédestal de rochers bruts sur lequel ce palais-forteresse est planté avec assez d'audace.

Le Dar-Sfah partage la ville en deux parties à peu près égales, et sépare, ou plutôt commande à la fois deux quartiers jadis ennemis: à l'est, les Hallaf; à l'ouest, les Ouled-Serrin; ces deux quartiers, qui ont en chacun ses chefs, son gouvernement, ses intérêts à part, n'ont cessé de se battre que le jour où le Dar-Sfah les a réunis sous l'autorité d'un pouvoir central.

Le mur de séparation existe encore ainsi qu'une porte, de tournure égyptienne, qui s'ouvrait ou se fermait, suivant l'état de paix ou de guerre où vivaient ces deux petites républiques jalouses et toujours prêtes à se fusiller par-dessus leur mur mitoyen.

La tradition de ces querelles, qui peut-être ont duré trois siècles, est, tu l'imagines, à demi fabuleuse, et représente en quelque sorte la mythologie d'El-Aghouat.

Ce que j'en connais à peu près, c'est que l'on continua de se mitrailler d'un quartier à l'autre, de la tour des Serrin à la tour des Halaff, jusqu'en 1828, époque où le parti d'Achmet-Ben-Salem, le dernier kalifat, massacra un Lakdar, chef des Ouled-Serrin, et resta maître de la ville.—Dix ans plus tard, en 1838, la lutte recommença. A cette époque, de grands événements se passaient dans le Sud; Abd-el-Kader canonnait depuis neuf mois Aïn-Mahdy, que défendait Tedjini, le marabout, le héros des K'sours de l'Ouest. Les Ben-Salem ayant pris parti pour Tedjini, Abd-el-Kader se mêle alors à la querelle et fait appuyer, par ses lieutenants, les Ouled-Serrin dépossédés.—Enfin, les nomades interviennent à leur tour, et les belliqueux voisins des L'Aghouati, les L'Arba, fournissent des contingents, tantôt à l'un, tantôt à l'autre des deux partis, parfois aux deux ensemble.

Alors, se succède une série de coups de main tentés par les Ben-Salem, tentés par les kalifats de l'émir, et chacun se terminant par un massacre et par des fuites à bride abattue vers le Sud. D'abord, c'est Ben-Salem qui se sauve chez les Beni-Mzab, laissant El-Aghouat aux mains d'un marabout, El-Arbi; plus tard, c'est ce même El-Arbi, un chef réintégré des Serrin, qui quitte la place à son tour et qu'on voit, à quatre lieues de là, s'enfermer dans le petit k'sar d'El-Assafia, avec trois cents fantassins, seul reste de l'armée d'invasion que lui avait confiée l'émir. Puis, des escarmouches sans nombre, et, finalement, sous les murs de la ville, trois batailles rangées, livrées coup sur coup, dont la dernière, perdue pour le compte de l'émir, achève de ruiner sa cause, déjà compromise devant Aïn-Mahdy, coûte la vie à El-Arbi, et assure définitivement le pouvoir dans la famille des Ben-Salem.

Enfin, en 1844, Achmet demande au gouvernement français l'investiture d'El-Aghouat, et obtient la confirmation du titre de kalifat.

Jusque-là tout s'était passé à cent quinze lieues de nous et sans nous. Pour la première fois, nous apparaissons, aussitôt après l'appel qui nous est fait; et ce fut à cette époque qu'on vit arriver du Nord, par ce petit passage que tu connais maintenant, l'avant-garde d'une colonne française.

Vers le commencement du siècle dernier, peut-être avant, car je ne réponds d'aucune date dans cette histoire, un marabout du nom de Si-el-Hadj-Aïca, exaspéré contre ses concitoyens par je ne sais quelle grave offense faite à Dieu, une danse autour d'un veau d'or quelconque, leur avait dit:

«Or, écoutez: je vous condamne à vous entre-dévorer comme des lions forcés d'habiter la même cage, jusqu'au jour où les chrétiens (je crois même qu'il a dit les Français), ces dompteurs de lions, viendront vous prendre tous ensemble et vous museler.»

En 1844, le vieux prophète enterré là, à la place où je te mène et sous le marabout qui porte son nom, n'entendit que des fanfares, et d'un peu loin, car l'armée campa, regarda la ville et repartit. En 1852, il devait cette fois entendre le canon, et de près, car on prit ses marabout pour batterie, et l'affût d'un canon français posa sur sa tombe.

Entre ces deux époques, il se passa des faits que j'ignore. Ben-Salem mourut, un de ses fils prit sa place; nous eûmes un agent près de lui, par le fait, une sorte de régent. Un jour, on apprit que Ben-Salem, l'agent français et toute la chancellerie s'étaient sauvés presque sans chemise à D'jelfa, et que notre ennemi, le scheriff d'Ouaregla, occupait la ville. Mais précisément une colonne partie de Medeah était en train de construire à Djelfa la maison de commandement dont je t'ai parlé. On ne prit que le temps d'achever ce travail, et l'on marcha sur El-Aghouat. Vingt jours plus tard, une autre colonne arrivait d'El-Biod, celle-ci par un défilé du nord-ouest; presque aussitôt le siège commença. Dans l'intervalle de ces deux arrivées, le 21 novembre, avait eu lieu le combat de cavalerie, dont j'ai vu les traces et le magnifique emplacement.

Outre ses deux tours, plus habituées à se menacer que prêtes à la défendre contre l'extérieur, la ville avait, en cas de siège, une enceinte rectangulaire, crénelée, percée de meurtrières. De plus, elle est protégée sur chaque flanc par toute l'épaisseur de jardins; enfin la tour de l'est domine de haut la plaine et le désert, sans être commandée par rien.

La tour de l'ouest, au contraire, celle des Serrin, est commandée par le marabout de Hadj-Aïca; car ce marabout couronne un quatrième mamelon faisant suite aux trois premiers occupés par la ville, à une petite portée de fusil du rempart, au niveau des fortifications supérieures, et forme ainsi, pour me résumer, le quatrième angle saillant de la même arête, dont la tour des Serrin, le Dar-Sfah et la tour des Hallaff forment successivement les trois autres.

Voilà comment, cher ami, la sépulture de ce saint homme devint, sans qu'il l'eût prévu, le théâtre d'un combat terrible, et comment, en annonçant une catastrophe, il avait oublié de dire qu'il aurait la douleur d'y contribuer.

D'abord, et pendant un long jour ensanglanté, le marabout fut pris et repris. C'était le point faible; il fut énergiquement défendu. Le mamelon, sans être escarpé, est roide à monter, surtout hérissé de gros cailloux, de volume à cacher aisément un homme. On l'aborda par le sud; tout le sommet, toute la pente opposée étaient garnis de combattants, couchés à plat ventre, ajustant entre les pierres et tirant à coup sûr. Il fallut viser à chaque pierre, puis monter quand même; par moments se battre corps à corps. C'est un genre de guerre qui plaît aux Arabes; et depuis Zaatcha, jamais ils ne l'avaient pratiqué avec plus de fureur, ni avec un succès plus long. Ce ne fut qu'à la troisième tentative qu'on put enfin garder le marabout, le hérisser de feux, tirer en plongeant sur tout le revers du nord et faire évacuer cette formidable redoute.

Une fois maître du terrain, on creva le marabout, on y poussa une pièce d'artillerie, on fit une embrasure en perçant le mur qui regarde la ville, et la pièce, une fois mise en batterie dans le ventre de ce petit monument qui n'a pas quatre mètres carrés, ouvrit son feu contre la tour de l'est. Un petit mur élevé à la hâte servait d'épaulement.

La ville alors se garnit de fusils, couvrit à son tour de balles ce petit point blanc, au centre duquel on voyait un trou noir d'où sortait régulièrement, sans relâche, un boulet dans un flocon de fumée, et cribla tout le plateau, intrépidement gardé, malgré d'énormes pertes. Ce fut le moment le plus meurtrier pour nous.

L'assaut ne nous coûta que peu de monde; il n'y eut pas de résistance dans les jardins; et quant à la lutte qui se prolongea dans la ville et se répéta de maison en maison, elle fut désespérée de la part des Arabes, mais courte, et terrible seulement pour eux. Sur les deux mille et quelques cents cadavres qu'on releva les jours suivants, plus des deux tiers furent trouvés dans la ville. La guerre des rues est atroce, et l'homme y devient fou, soit qu'il se défende ou qu'il attaque.

Il était à peu près huit heures quand, après avoir longé le Dar-Sfah, tourné par le sud les anciens murs des Serrin, nous arrivâmes au sommet de ce petit plateau, rayonnant au soleil du matin et tout couleur de rose. Il n'y avait personne, personne aux environs, et nous en montions doucement les pentes, le lieutenant N... me parlant du siège, et moi l'écoutant.

Il n'y a pas une pierre qui ne soit labourée de plusieurs balles et marquée de bleu comme une plaque de tir. Le plus grand nombre est effleuré par le bord, car ce n'était pas à la pierre qu'on tirait, mais à quelque chose, tête ou corps, qui débordait par un côté. Le marabout a reçu trois boulets lancés de la ville: l'un a écorné un des angles; un autre a fait sauter un éclat de plâtre de la kouba, le troisième l'a frappé en plein, à six pieds à peu près du sol, et l'a traversé de part en part. J'oubliais de te dire que ce marabout est un petit cube de plâtre autrefois blanc, devenu jaune, avec une kouba conique et une saillie dentelée à chaque angle.

L'intérieur était assez curieusement peint et enjolivé de légendes arabes. Nos soldats en ont balafré les murs à coups de couteau, et l'on y voit plusieurs fois répétée la liste des officiers tués et blessés ce jour-là. Une de ces listes entre autres, datée du 3 décembre, m'a paru curieuse; elle est écrite de mains différentes et conçue de manière à faire croire que c'était un registre où l'on inscrivait le nom de nos soldats, à mesure qu'ils tombaient; il y a une barre au-dessous, peut-être faite à la nuit, et quand la liste de la journée s'est trouvée complète. A côté, et pour ainsi dire au verso de ce livre de compte mortuaire, on lit: 4 décembre; puis, plus bas, et comme pour indiquer qu'il y eut quelque relâche dans les coups reçus, tout à coup, en gros caractères: Général Bouskaren.

—Tenez, me dit le lieutenant en se plaçant en face du trou qui servit d'embrasure au canon, et dans la position d'un pointeur à sa pièce, c'est ici que le pauvre Millot a reçu le coup. Qui diable aurait dit cela? A travers ce trou, juste une balle au front! C'est une chance! Pour tous les autres, ajouta-t-il, c'était prévu. Qu'en dites-vous?

Et il me montrait à la fois le rempart et la place où nous étions absolument à découvert et formant cible.

—Ici, continua-t-il, c'est le commandant Morand; ici, ce brave Frantz, un brave ami; ici, Bessières. Et je vis sur une pierre plate: Capitaine Bessières, 1er zouaves, telle compagnie, tel bataillon, 3 décembre. Là, sur la pente, à l'endroit où il n'y a plus de pierres, c'est le général Bouskaren. Il descendait en courant avec sa colonne d'assaut et se retournait pour crier: «En avant.»

Le champ de bataille est si étroit, qu'il n'y a pas un pied carré de cette terre, vraiment à nous, car elle nous a coûté cher, qui n'ait recueilli quelques gouttes d'un sang regrettable.

Nous restâmes longtemps assis au pied du marabout, appuyés contre l'embrasure, noire de poudre, dominant la ville, les jardins à droite et à gauche, au delà, l'immense perspective du désert prise à revers par le soleil montant. Il n'y a plus qu'une tour, celle de l'est. Sur le bastion démantelé, puis rasé, des Ouled-Serrin, commence à s'élever une citadelle française. On entendait piocher, tailler, scier des pierres, ou tinter contre le roc sonore la pique des mineurs, et des files de petits ânes, chargés de moellons, trottaient sur l'emplacement de la brèche.

Vers dix heures, la mine a joué. Un premier roulement de tambour ayant dispersé les travailleurs, la place demeura vide. Quelques minutes après, un second avertissement se fit entendre, et, presque aussitôt, fut suivi de cinq ou six explosions, pareilles à des décharges de grosse artillerie; en même temps, un nombre égal de décharges moins retentissantes éclata du côté de la tour de l'est, qu'on s'occupe aussi de démolir. Aucun écho ne les répéta; chaque détonation résonna sèchement dans l'air rare et pur du matin et s'indiqua seulement, avant de se faire entendre, par une légère secousse imprimée au sol. De longues gerbes de fumée, mêlées de poussière et de pierres, firent éruption dans le ciel bleu; puis, arrivée à sa limite d'impulsion, la fumée se roula sur elle-même, et la masse confuse des projectiles redescendit comme une pluie de mitraille, tandis que quelques éclats plus lourds continuaient de monter à perte de vue, pour aller, par une immense parabole, s'abattre en sifflant aux deux pentes de la ville. Le vent, qui s'empara de la fumée, la poussa vers le sud-ouest; bientôt il n'y eut plus dans le ciel parfaitement pur que d'imperceptibles rousseurs, et le silence retomba lui-même de tout son poids sur cette solitude un moment troublée.

La brèche étant fermée, il nous fallut rentrer par Bab-el-Gharbi (porte de l'ouest) et remonter en dedans du rempart pour visiter le petit cimetière où sont déposés côte à côte les officiers tués pendant le siège ou morts depuis de leurs blessures. En attendant le monument qu'on doit leur élever, ils sont enfermés dans un petit carré de terre entouré d'une simple banquette. Aucune inscription n'indique encore les noms de ces morts réunis là, sans distinction de grade, et par un droit égal à d'unanimes regrets. Ils reposent sur la brèche, entre la poudrière et le rempart, à l'endroit d'où la mort est partie pour les atteindre, et si près de celui où ils sont tombés, qu'il n'y a pas entre les deux, je te l'ai dit, la portée d'une balle.

A présent, venez dans la ville, me dit le lieutenant en m'entraînant dans la rue qui fait suite à Bab-el-Gharbi. Autant vaut en avoir le cœur net tout de suite.

Nous suivions à peu près le chemin tracé par les balles et les baïonnettes de nos soldats. Chaque maison témoignait d'une lutte acharnée. C'était bien pis que vers la porte de l'est. On sentait que le courant était entré par ici et n'avait fait que se répandre ensuite jusque là-bas.

—Tout cela n'est rien, me dit le lieutenant, Dieu merci, vous ne connaîtrez jamais chose pareille!

Ce que le lieutenant ne me dit pas, je le savais. On marchait dans le sang; il y avait là des cadavres par centaines; les cadavres empêchaient de passer.

Vers le milieu de la rue que nous suivions, on rencontre deux voûtes, à cinquante pas l'une de l'autre; elles sont longues, obscures, juste assez hautes pour donner passage à un chameau. «Sous la seconde voûte, me disait le lieutenant, l'encombrement était plus grand que partout ailleurs; ce fut l'endroit qu'on déblaya d'abord. Toute la couche des morts enlevée, on trouva dessous un nègre superbe, à moitié nu, décoiffé, couché sur un cheval, et qui tenait encore à la main un fusil cassé dont il s'était servi comme d'une massue. Il était tellement criblé de balles qu'on l'aurait dit fusillé par jugement. On l'avait vu sur la brèche un des derniers; il avait battu en retraite pied à pied et ne lâchant pas, le pauvre diable! comme s'il avait eu sa femme et ses enfants sur ses talons pour lui dire de tenir bon. A la fin, n'en pouvant plus, il avait sauté sur un cheval, et il fuyait avec l'idée de sortir par Bab-el-Chergui, quand il donna dans une compagnie tout entière qui débouchait au pas de course, faisant jonction avec les compagnies d'assaut. La bête, aussi mutilée que l'homme, était tombée sous lui et barrait la route. Ce fut un commencement de barricade. Une demi-heure après, la barricade était plus haute qu'un homme debout.»

Ce ne fut que deux jours après qu'on s'occupa de l'inhumation; tu sais comment. On se servit des cordes à fourrages, de la longe des chevaux, les hommes s'y attelèrent, il fallait à tout prix se débarrasser des morts; on les empila comme on put, où l'on put, surtout dans les puits. Un seul, près duquel on m'a fait passer, en reçut deux cent cinquante-six, sans compter les animaux et le reste. On dit que pendant longtemps la ville sentit la mort; et je ne suis pas bien sûr que l'odeur ait entièrement disparu. Au surplus, rassure-toi; la Providence a fait ce pays-ci très sain; en cas d'orage, il y aurait, dit-on, à craindre l'infiltration des eaux de pluie; mais, à le supposer réel, c'est un danger que l'extrême sécheresse diminue de jour en jour et rendra bientôt tout à fait imaginaire.

—Tenez, me dit le lieutenant en s'arrêtant devant une maison de la plus pauvre apparence, habitée par une famille juive, voilà une méchante masure que je voudrais bien voir par terre.

Et chemin faisant, il me raconta l'histoire suivante en quelques mots brefs, empreints d'un triste retour sur les hasards cruels de la guerre.

Dans cette maison qui, depuis la prise de la ville, a changé de maîtres, habitaient deux Nayliettes fort jolies. Pendant le séjour qu'une colonne expéditionnaire fit sous les murs d'El-Aghouat, quelques mois avant le siège, le lieutenant N... avait pu pénétrer dans la ville; il avait avec lui un sergent de sa compagnie; un L'Aghouati, qui leur servait de guide, les mena chez ces deux femmes, qui les reçurent alors tout autrement qu'en ennemis. L'une se nommait Fatma, l'autre M'riem. Le lieutenant et son compagnon d'aventures gardèrent de cette visite nocturne un souvenir également tendre, et sortirent d'El-Aghouat en se disant: Si jamais nous y revenons, voilà une connaissance toute faite.

Le 4, au moment de l'assaut, le lieutenant s'était rappelé les Nayliettes. Il était d'une compagnie d'attaque, et entra, par conséquent, un des premiers dans la ville. D'abord, il fit son devoir, dirigea ses hommes et ne s'occupa que de les entraîner; mais, au bout d'un instant, il comprit que ce qui lui restait de mieux à faire, c'était de les contenir. Chacun d'ailleurs donnant pour son propre compte, il se trouva bientôt presque seul avec son sergent. L'idée leur vint alors, en même temps, de courir à la maison de Fatma. Ils eurent de la peine à la reconnaître; les coups de fusil pleuvaient dans les rues; on se battait jusqu'au cœur de la ville. Ils arrivèrent pourtant, mais trop tard.

Un soldat, debout devant la porte, rechargeait précipitamment son fusil; la baïonnette était rouge jusqu'à la garde; le sang s'égouttait dans le canon. Deux autres soldats sortaient en courant et fourraient dans leurs képis un mouchoir et des bijoux de femmes.—«Le mal est fait, mon lieutenant, dit le sergent, entrons-nous tout de même?» Ils entrèrent.

Les deux pauvres filles étaient étendues sans mouvement, l'une sur le pavé de la cour, l'autre au bas de l'escalier, d'où elle avait roulé la tête en bas. Fatma était morte; M'riem expirait. L'une et l'autre n'avaient plus ni turban, ni pendants d'oreilles, ni anneaux aux pieds, ni épingles de haïk; elles étaient presque déshabillées, et leurs vêtements ne tenaient plus que par la ceinture autour de leurs hanches mises à nu.

—Les malheureuses! dit le lieutenant.

—Les s.. voleurs! dit le sergent, qui remarqua, le premier, que les bijoux manquaient.

Ils trouvèrent dans la cour un fourneau allumé, un plat tout préparé de kouskoussou, un fuseau chargé de laine et un petit coffre vide dont on avait arraché les charnières. Au-dessus des deux femmes, la tête et les bras pendants en dehors de la terrasse, on voyait le corps d'un homme qui venait d'être atteint au moment de fuir et dont la résistance avait, sans doute, provoqué ce massacre. M'riem, en expirant, laissa tomber de sa main un bouton d'uniforme arraché à son meurtrier.

—Le voici, me dit le lieutenant; et il me le fit passer sous les yeux.

Connaissant le lieutenant, je ne fus pas surpris qu'il attachât plus d'un sens à ce souvenir.

Quand on eut enfoui tous les morts, il ne resta presque plus personne dans la ville, excepté les douze cents hommes de garnison. Tous les survivants avaient pris la fuite et s'étaient répandus dans le Sud. Le schériff, échappé on ne sait comment, ne s'évada que dans la nuit qui suivit la prise, et, tout blessé qu'on le disait, après l'avoir dit mort, il ne fit qu'une traite d'El-Aghouat à Ouaregla. Femmes, enfants, tout le monde s'était expatrié. Les chiens eux-mêmes, épouvantés, privés de leurs maîtres, émigrèrent en masse et ne sont pas revenus. Ce fut donc pendant quelque temps une solitude terrible, et bien plus menaçante que ne l'eût été le voisinage d'une population hostile et difficile à contenir. Dès le premier soir, des nuées de corbeaux et de vautours arrivèrent on ne sait d'où, car il n'en avait pas paru un seul avant la bataille. Pendant un mois, ils volèrent sur la ville comme au-dessus d'un charnier, en si grand nombre, qu'il fallut organiser des chasses pour écarter ces bêtes incommodes. Ils s'en allèrent enfin d'eux-mêmes. Mais toute cette mousqueterie succédant aux canonnades du siège avait si bien détruit la tranquillité des jardins, que les pigeons des palmiers,—il y en avait des milliers,—finirent aussi par s'exiler; de sorte que la même solitude s'étendit jusque dans l'oasis. Aujourd'hui, la chasse ayant été défendue, les tourterelles sont revenues presque en aussi grand nombre. Quelques vautours solitaires étaient demeurés au milieu de cette panique générale, et n'ont pas cessé d'habiter les hauteurs de l'est, comme pour attendre une curée nouvelle.

La ville se repeuple aussi, mais lentement. A mesure qu'ils rentrent, les Beni-l'Aghouat sont confinés dans les bas quartiers. Ils y font peu de bruit et y tiennent aussi peu de place que possible. Toutes les propriétés confisquées ont été provisoirement mises sous le séquestre. Quant à cet immense butin: tapis, armes, bijoux, le tout, il faut l'avouer, plus abondant que précieux, on peut dire qu'il n'en reste plus rien dans El-Aghouat, pas même entre les mains des vainqueurs. Toutes les maisons sont vides, depuis la plus pauvre jusqu'à la plus riche: on dirait une ville entièrement déménagée.

—Eh bien! en conscience, ces gens-là ne sont pas méchants, disait le lieutenant en me montrant quelques groupes d'individus qui se levaient sur notre passage et nous disaient presque affectueusement bonjour. On les a mis dans l'impossibilité de bouger, mais non de nuire. Avez-vous vu les rues hier soir! En France, on les appellerait des coupe-gorge. Après cela, chez nous on se venge tout de suite, ou l'on oublie; la différence ici, c'est qu'on ne sait jamais le temps que peut durer une forte rancune. A les voir, on les dirait incapables de se souvenir; et je ne jurerais pas que le jour venu de régler leurs comptes, ils n'auraient pas le plus grand plaisir à me remplir le ventre de cailloux, ou à m'écorcher vivant, pour faire un tambour avec ma peau. En attendant:—Dieu l'avait écrit, Si-el-Hadj-Aïca l'avait annoncé.

Juin 1853.

Comme toutes les villes du désert, El-Aghouat est bâti sur un plan simple, qui consiste à diminuer l'espace au profit de l'ombre. C'est un composé de ruelles, de corridors, d'impasses, de fondouks entourés d'arcades. Au milieu de ce réseau de passages étranglés, où l'on a eu soin de multiplier les angles et de briser les lignes afin de laisser encore moins de chances au soleil, il n'y a pour vraies voies de circulation que deux rues directes: l'une au nord, l'autre au sud.

La première, la seule dont j'aie à parler, prend à Bab-el-Chergui et aboutit à Bab-el-Gharbi; traversant ainsi la ville dans sa longueur, de l'est à l'ouest, à mi-côte à peu près de la colline, de manière à séparer la haute ville de la basse, en réunissant les deux quartiers. Elle est étroite, raboteuse, glissante, pavée de blanc, et flamboyante à midi. Il faut avoir l'aplomb des cavaliers arabes pour y lancer un cheval au galop; et, quand on y rencontre par malheur un convoi de chameaux, on doit alors, ou rebrousser chemin, ou se glisser comme on peut entre les jambes des animaux, ou attendre sous les portes que le convoi ait achevé de défiler; ce qui dure quelquefois une heure, pour peu qu'il y ait une trentaine de bêtes, chargées large et venant des tribus. On reconnaît en effet à leur allure les chameaux qui n'ont jamais vu de villes. Ils regardent avec étonnement les hautes murailles de droite et de gauche, et quand ils s'accrochent, leur effroi redouble. Souvent, la bête qui marche en tête hésite à s'aventurer plus loin et s'arrête; il se produit alors comme un reflux dans toute la ligne, les bêtes épouvantées se pressent, s'empilent; non seulement la rue est barrée, mais elle est bouchée et l'on a devant soi une sorte d'obstacle confus, hérissé de jambes, surmonté de têtes, d'où sortent des cris, des beuglements, des plaintes, et qu'il n'est plus possible d'affronter. Imagine ce que cela doit être, à l'entrée des voûtes, ou lorsque deux convois se rencontrent.

Cette rue n'en est pas moins la rue marchande, et presque la seule où l'on ait ouvert des boutiques; ces boutiques sont des cafés, des échoppes de mercerie, ou de petits magasins d'étoffes et de tailleurs tenus par des M'zabites. On y voit en outre, aux endroits les plus écartés, quelques loges étroites, un peu plus enfumées que les autres, où de maigres vieillards, à barbe en pointe, soufflent sur des charbons, avec un petit soufflet tenu en main, ou façonnent, à coups de marteau, sur une enclume basse posée à terre entre leurs talons, de petits objets de métal ayant l'air de joujoux de plomb. Ces vieillards portent le turban noir, sont fort sales, et l'on remarque qu'aucun Arabe ne vient s'asseoir à leurs boutiques. Leurs femmes ont pour coiffure un voile assez richement bariolé, et quelques-unes sont belles et tristes, mais, je l'avoue, ne rappellent que de très loin la Rachel de la Bible. Ce soufflet, en manière de forge, cette enclume large de deux doigts, un peu de limaille dans des godets de terre; enfin, ces peignes, ces anneaux de bras, d'argent grossier, ces boutons en filigrane pour colliers, ces épingles pour haïk, voilà, comme fabrication et comme produit, toute la bijouterie d'El-Aghouat.

Comme les Juifs, les M'zabites font le commerce dans un pays ou le commerce est aussi méprisé que l'industrie. Ils ont, comme eux, des traits qui les font reconnaître: le teint des Maures, de beaux yeux, l'ovale arrondi, un peu d'embonpoint qui révèle une race marchande fixée dans les villes et boutiquière. On leur reproche d'aimer plus le trafic que la guerre, et de pratiquer l'usure. Ils sont en général polis, sociables avec les étrangers. Ailleurs et dans les grands centres où le commerce est honoré, on les dit très honnêtes; et tous les gouvernements ont eu successivement les mêmes égards pour eux. Nous n'avons fait en cela que suivre la politique turque. Tu sais d'ailleurs que, à tort ou à raison, par antipathie pour les compatriotes de mon ami Bakir, les Arabes les appellent les juifs du désert.

Tontes les maisons sont en boue. Cette boue, prise dans les jardins, délayée, puis coupée par tranches et séchée au soleil, est superposée par assises, à peu près comme de la brique, et mastiquée avec la boue liquide, en guise de mortier.

Parmi toutes ces constructions couleur de terre, il n'y a que le Dar-Sfah qui soit blanc et l'ancien bain de Ben-Salem qui soit peint. Le reste est gris, d'un gris qui, le matin, devient rose; à midi, violet; et, le soir, orangé. Quelques portes ont un encadrement blanchi au lait de chaux; d'autres sont surmontées d'une sorte d'image, peinte en bleu, représentant une main ouverte; d'autres, d'un damier de diverses couleurs, avec un semis de points rouges, bleus et verts, dans chaque losange.

Il y a quatre mois encore, deux grands marchés se tenaient à El-Aghouat; chaque quartier avait le sien à côté de sa porte. Ce sont de vastes terrains où l'on remarque seulement que le sol a dû être pendant longtemps battu par une grande foule d'hommes et d'animaux, et qui, dit-on, suffisaient à peine au commerce de cette ligne frontière. Comme point central entre l'Est et l'Ouest, entre le Tell et le désert, El-Aghouat ne pouvait être qu'un rendez-vous d'échange et qu'un entrepôt. Non seulement c'était sa prospérité: géographiquement, c'était sa seule raison d'être. Je suis allé visiter l'emplacement du marché des Serrin. D'abord, je ne vis qu'une plaine vide dévorée de soleil. Tout au fond cependant et contre un mur de jardin, j'avisai un petit groupe, où l'on semblait parler affaires. Il y avait là quelques moutons amenés par la boucherie, deux chèvres laitières, dont un Arabe examinait les mamelles, et une paire de poulets, coq et poule: tu sauras qu'il n'y a point de volaille dans El-Aghouat, et qu'on s'occupe depuis la conquête de l'y naturaliser. A côté, deux ou trois l'Aghouati, étrangers à la vente, regardaient voler dans le ciel un vautour qui flairait l'abattoir, et devait, lui aussi, trouver le marché d'El-Aghouat bien changé.

Je t'ai parlé de la place, celle qu'on nomme la Grande-Place, pour la distinguer de deux fondouks, aussi déserts que les marchés. C'est, avec le quartier des cafés et une ruelle où, depuis le Rhamadan, je passe la soirée en compagnie des jeunes élégants du pays, le seul point qui soit animé, et cela grâce au ruisseau. Ce ruisseau sans lequel l'oasis mourrait de soif, mais qui heureusement ne tarit jamais, débouche à l'un des angles de la place, coule au soleil pendant un moment, puis s'échappe à l'autre angle par un mur de jardin. C'est un petit fossé limoneux, noirâtre, peu propre à consoler la vue de la sécheresse universelle, et qui, soit dit sans ingratitude, n'est rien moins qu'encourageant pour la soif.

On y vient puiser deux fois par jour, mais surtout depuis trois heures du soir jusqu'à la nuit. Le va-et-vient commence dès que la grande chaleur est un peu tombée; et successivement j'y vois descendre presque toutes les femmes de la ville accompagnées des jeunes filles, et traînant encore après elles toute une escorte d'enfants bizarres.

Mon premier mouvement en apercevant ces formes blanchâtres, vêtues de loques, sans bijoux, et qui ont l'air d'être tout habillées de poussière, a été du désappointement. Je me souvenais des vêtements bariolés du sud de Constantine, des voiles gris ou blancs, des turbans noirs, des laines pourpres entortillées dans les cheveux, surtout des fameux haïks rouges, haïk-ahmeur, sur lesquels étincelait une confuse orfèvrerie composée de peignes, de mains, de coffrets, de miroirs; je me rappelais ma rue aux femmes de T'olga, et cette double rangée de figures charmantes collées au mur comme des bas-reliefs peints; je revoyais l'effet de ces costumes ardents en plein soleil, sur le sable lilas des chemins, ou parmi le vert sombre des abricotiers; et même, je ne pensais pas sans quelque regret à cette fille si bien vêtue, si chargée d'ornements, qui vint un jour, pendant que j'étais là, planter sa tente sous les palmiers de Sidi-Okba, et qui n'avait qu'un tort, celui d'arriver de Dra-el-Guemel (montagne des poux) de Tuggurt.—Depuis, la part faite aux regrets, j'ai presque oublié que je comptais sur autre chose; au point que je ne saurais plus dire aujourd'hui si cette enveloppe sévère n'est pas ce qui convient à un pareil milieu, et si je souhaiterais d'y introduire le moindre agrément. Rien n'est plus simple, et voici, une fois pour toutes, ce costume en quelques mots.

Il se compose d'un haïk, d'un voile, d'un turban, quelquefois, en outre, d'une mante ou mehlafa. Le haïk est d'une étoffe de coton cassante et légère, de couleur incertaine entre le blanc, le jaune et le gris. Il se porte à peu près comme le vêtement des statues grecques, agrafé sur les pectoraux ou sur les épaules, et retenu à la taille par une ceinture. Le voile, de même étoffe et de couleur plus douteuse encore, surtout aux environs de la tête, est pris sous le turban, fait guimpe autour du visage, s'attache au moyen d'une épingle au-dessus du sein, puis découvre la poitrine, descend le long des bras, et, par derrière, enveloppe le corps de la tête aux pieds. Quelquefois, il est plus long que le haïk et fait alors l'effet d'un manteau de cour. La ligne oblique et soutenue, qui descend de la nuque à l'extrémité de l'étoffe, est superbe; et le mouvement de la marche y produit des frissonnements et des ondulations de plis de la plus grande élégance. Quant au turban, il est de cotonnade un peu plus blanche et seulement rayé sur le bord, quelquefois à franges; on le roule à la mode du turban turc avec un bout sur l'oreille, très bas par devant, touchant au sourcil; il devient d'autant plus beau qu'il est plus vaste et plus négligé. La mante, ou voile de sortie n'est pas de rigueur. Il est adopté par les moins pauvres, et j'imagine aussi par les plus jolies. Enfin, quand elles ne vont pas pieds nus, elles ont pour chaussure un brodequin ou bas de cuir lacé, piqué de soie de couleur, de maroquin rouge et tout à fait semblable au brodequin, moitié asiatique et moitié grec, que certains maîtres de la Renaissance donnent à leurs figures de femmes.

Représente-toi maintenant sous cette couverture abondante en plis, mais légère, de grandes femmes aux formes viriles, avec des yeux cerclés de noir, le regard un peu louche, les cheveux nattés, qui se perdent dans le voile en flots obscurs, et encadrant un visage mièvre, flétri, de couleur neutre et qui semble ne pouvoir ni s'animer ni pâlir davantage; des bras nus jusqu'à l'épaule avec des bracelets jusqu'au coude, cercles d'argent, de corne ou de bois noir travaillé. Parfois le haïk, qui s'entr'ouvre, laisse à nu tout un côté du corps: la poitrine, qu'elles portent en avant, et leurs reins fortement cambrés. Elles ont la marche droite, le pas souple et faisant peu de bruit; quelque chose enfin de gauche et à la fois de magnifique dans les habitudes du corps qui leur permet de prendre, accroupies, des postures de singe, et debout, des attitudes de statues.

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