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Un été dans le Sahara

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Au demeurant, si l'on voit peu de femmes qui soient belles, on en rencontre encore moins qui n'aient ce côté grand ou pittoresque de la tournure. Ce serait ici le cas ou jamais de faire une théorie sur la beauté des haillons, car, il faut le dire, beaucoup de ces draperies, qui abusent de loin, vues de près sont des guenilles. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les peuples à vêtements flottants n'offrent rien de comparable à la pauvreté sans ressources d'un habit troué. Ils conservent, quand même, ceci d'héroïque, que, bien ou mal, ils sont drapés; et ceci d'à peu près semblable aux divinités, qu'un peu plus ils seraient nus comme elles.

Entre la femme et l'enfant, il n'y a pas d'âge intermédiaire; et la jeune fille, ici, c'est la petite fille. Fiancée à dix ans, mariée à douze; à seize ans, la femme a pu être trois fois mère. Toutes les saisons de la vie sont en quelque sorte confondues. En dehors de ce plein été, qui fane aussi vite qu'il mûrit, à peine aperçoit-on deux saisons distinctes et aussi courtes l'une que l'autre: l'enfance et la vieillesse. Les petites filles sont vêtues comme leurs mères, mais un peu moins bien et un peu moins, ce qui rarement les intimide. Au lieu de turbans, elles ont des mouchoirs; souvent même, pour seule coiffure, une forêt de cheveux coupés courts, teints de rouge et formant toison. J'en connais de jolies; presque toutes sont charmantes; elles ont, en petit, la dignité de la femme avec les gentillesses farouches des enfants sauvages; je n'ai jamais vu tant de jolis pieds, tant de mains parfaites, ni rencontré plus de sourires tristes, à côté de rires plus gais.

Il y en a une que je poursuis, mais qui se refuse à toute proposition de demeurer tranquille à quatre pas de moi, avec la seule obligation de me regarder. Tu connais le mépris des Arabes pour la profession que j'exerce; chez les enfants, c'est de l'inquiétude, avec une foule de suppositions effrayantes pour leur sexe.—Fatma est toujours tête nue; ses cheveux, peu soignés, lui font une tête énorme avec un tout petit visage, au-dessus d'un cou grêle et d'un corps délicat. Elle a d'énormes yeux noirs qui se ferment presque tout à fait quand elle sourit; avec cela, des expressions furieuses, et tout à coup des airs de chat sauvage. Quand je la rencontre dans le trajet de sa maison à la fontaine, elle hésite d'abord entre ces trois partis: rentrer chez elle, gagner la place à toutes jambes, ou bien venir prendre dans ma main l'argent que je lui présente comme une bouchée à un oiseau qu'on veut apprivoiser. Le plus souvent, l'avidité l'emporte; mais après quels efforts! Pour comprendre à quel point cette enfant me hait dans ces moments-là, il faut la voir s'avancer à petits pas, mais droite, la tête haute, son grand œil hardiment levé sur moi, étincelant d'ardeur, effaré, méchant, plein de surveillance craintive et de menace. Elle devine que je lui tends un piège; et confusément elle sent bien que je m'amuse de sa frayeur. Aussi, dès qu'elle a saisi l'argent, l'effroi de s'être risquée de si près, le succès de m'avoir échappé, la peur que je ne la poursuive, que sais-je encore? toutes les épouvantes réunies lui font prendre une course folle. N'importe par quelle rue, au hasard, pourvu qu'elle fuie, elle s'élance, en agitant son outre vide, et jetant un éclat de rire saccadé qui est à la fois un signe de plaisir et le paroxysme de l'effroi.—Quand, au contraire, nous nous trouvons à la fontaine, elle me dénonce aussitôt aux femmes, aux enfants; et j'entends qu'on se répète à l'oreille le nom arabe de peintre, nom malsonnant que j'ai confondu longtemps avec un autre qui veut dire voleur. L'alarme une fois donnée, je n'ai plus qu'à quitter la place, car il est évident que ces pauvres femmes sont désespérées de me voir examiner leurs enfants. D'autres petites filles du même âge ressemblent, au contraire, tant elles ont l'air dolent, au portrait d'une jeune douleur.—J'en connais une, avec une simple bandelette autour de ses cheveux pendants, un front bombé, un œil taciturne, qui me rappelle la Mélancolie d'Albert Dürer.

Femmes, enfants, sont là penchés sur l'eau sombre, le dos dans le soleil, leurs haïks retroussés au-dessus du genou, leur voile attaché par derrière, emplissant et vidant les écuelles, faisant ruisseler les entonnoirs, ficelant les outres gonflées. Tout ce monde grouille, agit, s'empresse; mais avec si peu de paroles, que, pour la plupart, on les dirait muets. Cette eau remuée répand dans l'air une apparence de fraîcheur; et la poussière détrempée exhale, jusqu'au soir, une trompeuse odeur de pluie d'orage. A chaque instant, c'est une famille nouvelle qui arrive, pendant qu'une autre, sa provision faite, regagne à petits pas la haute ville: la femme pliée en deux et portant l'outre, pareille à une énorme vessie noire; la petite fille, c'est décidément l'usage, coiffée de l'entonnoir en paille de palmier, ou de l'écuelle d'écorce. Au milieu de cette foule humide, la tête rasée et nue, car tous n'ont pas le luxe de la chechia, et répandant l'eau de toutes parts, circulent les plus petits. Leur chemise, trop courte ou trop longue, est toujours prête à descendre sur leurs talons; et un gros ventre, des jambes grêles, un teint poussiéreux; et, me permettras-tu ce détail, un peu trop local? des paquets de mouches fixés aux coins des yeux, des narines et des lèvres, font de ces singuliers rejetons, moins précoces que leurs sœurs, des enfants beaucoup moins aimables. On s'étonne qu'il puisse en sortir les hommes beaux et vaillants que nous voyons.

Quelquefois la corvée est faite par un petit âne à maigre échine, poilu comme une chèvre, qu'un enfant, mis en surcharge entre deux outres, stimule en lui piquant les plaies du cou. Peu à peu, cependant, le soleil qui descend derrière les palmiers n'éclaire plus que le fond de la place. Le premier plan rentre alors dans une ombre douteuse, où l'on ne voit plus distinctement aucune couleur, hormis les coiffures écarlates de quelques petits garçons, qui continuent à briller exactement comme des coquelicots.

Pendant ce temps, à l'opposé de la fontaine, se passe une scène toute différente. Si je la place ici, malgré le faux air qu'elle a d'une antithèse, c'est uniquement parce qu'elle appartient encore au ruisseau.

Avant de quitter la ville pour rentrer dans les jardins, le ruisseau se partage en deux conduits destinés à le répandre alternativement sur la droite ou sur la gauche, après un certain nombre d'heures déterminé. Chaque propriétaire a, plus loin, sa prise d'eau sur le canal principal de son quartier, et dispose ainsi, tant de temps par semaine, d'un bras de ce petit fleuve appelé l'Oued-Lekier. Le barrage est gardé par un agent municipal, institué gardien des eaux. Ce répartiteur n'est pas un des personnages les moins intéressants de la ville, et je le vois à toute heure; car, le barrage étant devant ma maison, il habite ordinairement le seuil de ma porte et jouit de l'ombre de mon mur. A midi seulement, il se réfugie discrètement sous la voûte et me salue alors, quand je passe, d'un salut amical.

C'est un vieillard à barbe grisonnante, une sorte de Saturne armé d'une pioche en guise de faux, avec un sablier dans la main. Une ficelle tenant au sablier, et divisée par nœuds, lui sert à marquer le nombre de fois qu'il a retourné son horloge. Je le retrouve tous les jours, à la même place, ayant devant lui ces deux tristes fossés, dont l'un est à sec quand l'autre est plein, regardant à la fois couler l'eau et descendre grain à grain le sable qui mesure le temps, tout en égrenant sous ses doigts déjà tremblants ce singulier chapelet composé de quarts d'heure. Je n'ai jamais vu de visage plus tranquille que celui de ce vieillard condamné à additionner, nœud par nœud, tous les quarts d'heure qu'il a vécu. Quand il est au bout de sa ficelle, c'est que les jardins du canton ont assez bu et que le moment est venu de changer le cours de l'eau. Alors il se lève, démolit d'un coup de pioche le barrage et reconstruit l'autre avec des cailloux, de la terre et de la paille de litière; puis il revient s'asseoir au mur et reprendre son calcul mélancolique.

Juin 1853.

—La famille arabe est ainsi faite qu'on voit rarement ensemble le mari, la femme et les enfants, et qu'on est obligé de les prendre, chacun à son tour, où on les trouve. Ce que je pourrais te dire de la dure condition de la femme arabe ne serait pas nouveau; tu sais la part qui lui est faite par le mariage; elle est à la fois la mère, la nourrice, l'ouvrière, l'artisan, le palefrenier, la servante, et à peu près la bête de somme de la maison.

Quant à l'homme, qui dans ce partage exorbitant s'est attribué le rôle facile d'époux et de maître, sa vie se passe, a dit je ne sais quel géographe en belle humeur: «à fumer pipette et à ne rien faire». La définition n'est qu'à moitié vraie, si je l'applique aux gens de ce pays; car je te l'ai dit, je crois, que les Arabes du Sud ne font point usage du tabac; à peine voit-on quelques jeunes gens sans mœurs fumer le tekrouri dans de petits fourneaux de terre rouge; et j'aimerais mieux dire, pour l'exactitude: «à chercher l'ombre et à ne rien faire».

Une ville du désert est, tu le vois, un lieu aride et brûlé, où la Providence a, par exception, mis de l'eau, où l'industrie de l'homme a créé de l'ombre: la fontaine où sont les femmes, l'ombre d'une rue où dorment les hommes, voilà des traits bien vulgaires et qui, pourtant, résument tout l'Orient.

Tu trouveras donc ici les hommes établis dans tous les endroits sombres, sous les voûtes, sur les places, dans les rues, partout excepté chez eux. Le ménage se réunit seulement pour le repas et pour la nuit.

La rue Bab-el-Gharbi est un de mes boulevards. En attendant que la chaleur me force à abandonner la ville pour les jardins, il est rare qu'on ne m'y voie pas à quelque moment que ce soit de la journée. Vers une heure, l'ombre commence à se dessiner faiblement sur le pavé; assis, on n'en a pas encore sur les pieds; debout, le soleil vous effleure encore la tête; il faut se coller contre la muraille et se faire étroit. La réverbération du sol et des murs est épouvantable; les chiens poussent de petits cris quand il leur arrive de passer sur ce pavé métallique; toutes les boutiques exposées au soleil sont fermées: l'extrémité de la rue, vers le couchant, ondoie dans des flammes blanches; on sent vibrer dans l'air de faibles bruits qu'on prendrait pour la respiration de la terre haletante. Peu à peu cependant, tu vois sortir des porches entre-bâillés de grandes figures pâles, mornes, vêtues de blanc, avec l'air plutôt exténué que pensif; elles arrivent les yeux clignotants, la tête basse, et se faisant de l'ombre de leur voile un abri pour tout le corps, sous ce soleil perpendiculaire. L'une après l'autre, elles se rangent au mur, assises ou couchées quand elles en trouvent la place. Ce sont les maris, les frères, les jeunes gens, qui viennent achever leur journée. Ils l'ont commencée du côté gauche du pavé, ils la continuent du côté droit; c'est la seule différence qu'il y ait dans leurs habitudes entre le matin et le soir.—A deux heures, tous les habitants d'El-Aghouat sont dans la rue.

Une remarque de peintre, que je note en passant, c'est qu'à l'inverse de ce qu'on voit en Europe, ici les tableaux se composent dans l'ombre avec un centre obscur et des coins de lumière. C'est, en quelque sorte, du Rembrandt transposé; rien n'est plus mystérieux.

Cette ombre des pays de lumière, tu la connais. Elle est inexprimable; c'est quelque chose d'obscur et de transparent, de limpide et de coloré; on dirait une eau profonde. Elle paraît noire, et, quand l'œil y plonge, on est tout surpris d'y voir clair. Supprimez le soleil, et cette ombre elle-même deviendra du jour. Les figures y flottent dans je ne sais quelle blonde atmosphère qui fait évanouir les contours. Regardez-les maintenant qu'elles y sont assises; les vêtements blanchâtres se confondent presque avec les murailles; les pieds nus marquent à peine sur le terrain, et, sauf le visage qui fait tache en brun au milieu de ce vague ensemble, c'est à croire à des statues pétries de boue et, comme les maisons, cuites au soleil. Par moments seulement, un pli qui se déplace, un geste rappelant la vie, un filet de fumée qui s'échappe des lèvres d'un fumeur de tekrouri et l'enveloppe de nébulosités mouvantes, révèlent une assemblée de gens qui se reposent.

Les enfants ne figurent point dans ces groupes; ils sortent rarement ou se hasardent seulement jusqu'au seuil, tout prêts à se cacher dès qu'un étranger paraît. Les vieillards sont en petit nombre, et, quoiqu'on dise de la durée des jours dans le Sahara, les Nestors n'y sont respectés que parce qu'on y compte peu de barbes blanches. Ici enfin, même observation pour les femmes; entre l'homme et l'enfant, on remarque à peine le jeune homme; entre le petit garçon à tête nue et son grand frère encore imberbe, mais déjà coiffé du ghaët viril et chaussé des tmags, à peine observe-t-on le type indécis de l'adolescent.

Tous mes habitués de la rue Bab-el-Gharbi sont donc d'âge à faire la guerre. Et cependant, à considérer dans leurs moments d'apathie la rareté de leurs gestes, la lassitude de leur air et de leurs mouvements, à les voir s'interroger de la main, et se répondre, sans ouvrir la bouche, par la syllabe sourde du oui arabe, par une inclination de tête, ou par un faible abaissement des paupières; à les écouter parler, quand ils parlent, on les prendrait pour des ancêtres. Tout en eux est pesant ou nonchalant; et cette fatigue ajoute à la dignité des personnes, et cette dignité devient épique. Je trouve qu'à part une ou deux exceptions illustres, le côté grandiose de ce peuple n'est pas représenté dans la peinture anecdotique de notre temps. L'Arabe, comme beaucoup de types entrevus par la silhouette, est tombé dans la mascarade. On en est las parce qu'il est devenu commun, avant d'être bien connu. Te souviens-tu d'avoir vu passer, un jour que nous étions ensemble, ces étranges figures, épaisses, incultes, vêtements bruts, visages camards,—des médaillons de la colonne Trajane,—tout brûlés, et ressemblant doublement à du vieux marbre ou à du bronze? Ils avaient planté leur tente rouge sur une esplanade hérissée de tiges sèches de maïs; des chevaux maigres, des dromadaires aux jambes nouées se promenant au soleil parmi les échalas; bêtes et gens avaient l'air de venir de loin et témoignaient d'un climat indigent, rude et enflammé. Ces voyageurs du Sud, qui t'ont frappé comme des nouveautés, même en pays arabe, voilà l'Arabe. Tu l'as aperçu ce jour-là vaguement, petit dans un grand paysage; je voudrais te le montrer aujourd'hui tel que je le vois, de près et de grandeur naturelle, isolé comme un portrait dans son cadre.

Le cadre est si petit, que leur taille y paraît colossale. Quelquefois un passant s'arrête, barrant la rue de son ample manteau rejeté en arrière. Il échange une accolade, un salut de la main. S'il passe, on entend un moment le bruit mou de ses sandales; s'il s'arrête, on le voit s'asseoir, un bras roulé dans son burnouss, le bras droit libre pour chasser les mouches, égrener son chapelet, se peigner la barbe. Pendant quelques minutes, on entend revenir les formules de politesse:

—Comment es-tu?

—Bien.

—Et comment, toi?

—Très bien.

Puis, c'est fini; éveillés ou non, ils se taisent. C'est le même repos, dans toutes les attitudes possibles. Les uns dorment rassemblés sur eux-mêmes et le menton sur leurs genoux; d'autres, la nuque appuyée contre le mur, le cou faussé, les bras étendus, les mains ouvertes, le corps tout d'une pièce et les pieds droits, dans un sommeil violent qui ressemble à de l'apoplexie; d'autres, la tête entièrement voilée comme César mourant, qui se sont retournés sur le ventre, et dont on voit s'allonger sur le pavé blanc les jambes brunes et les talons gris; d'autres, penchés sur le coude, le menton dans la main, les doigts passés dans la barbe. Ailleurs, des jeunes gens sommeillent, appuyés l'un sur l'épaule de l'autre avec une certaine grâce, et sans cesser de se tenir par le petit doigt.

Tous ces visages somnolents ont de grands traits: même hébétés, ils conservent la beauté d'une sculpture; même incorrects, ils offrent l'intérêt d'une forte ébauche. La barbe amincie vers l'oreille dessine les os maxillaires; il est impossible de voir une barbe mieux plantée: la nôtre, quand elle est noire sur un teint blanc, a l'air d'être postiche; la leur adhère au visage et s'insinue dans la peau par d'insensibles transitions brunes. Le nez, droit quand il est pur, s'élargit vers la base quand il n'y a qu'un faible mélange de sang nègre; la bouche est charnue et saillante; enfin, les pommettes, le cadre de l'œil, tout en eux est robuste, construit largement, et semble sortir d'un moule au-dessus de nature.—Quant aux yeux, c'est là que la vie se retrouve: ils sont grands, obscurs; on y voit passer des lueurs fauves; à mesure que les cils s'écartent, la prunelle noire se dilate et les remplit; à peine reste-t-il un point plus clair à l'angle externe des paupières, un point couleur de sang à l'angle intérieur; on dirait deux trous noirs ouverts dans un masque discret, et par où l'âme, à certains moments, qu'on prévoit, peut se manifester par des jets de flammes.

Le costume, on le connaît, et il serait presque inutile de le décrire. Peu importe les noms de gandoura, haïk, burnouss, ghaët, etc.; rien n'est plus simple, il se réduit à trois pièces d'étoffes superposées; une chemise de dessous qu'on ne voit pas; un voile qui encadre le visage et fait deux ou trois fois le tour du corps en écharpe; un manteau qui recouvre le tout, dont le capuchon peut en outre abriter la tête. Tout cela est blanc, d'une étoffe lourde, épaisse, et forme de gros plis. Le voile est retenu autour de la tête par une corde en laine grise; la coiffure est basse, collante, et ne fait qu'élargir le crâne sans l'élever. Le tout ensemble représente une seule draperie. C'est le pendant du costume des femmes, et, comme celui-ci, c'est le plus simple et le plus grandiose que j'aie vu nulle part.

A côté de ce vêtement digne d'être porté par un patriarche, les costumes de guerre ou d'apparat des Sahariens ont un certain air de fantasia, comme disent les Arabes, c'est à dire de faux luxe qui sent un peu le théâtre. Par bonheur, on ne leur voit pas de pipe dans la main, mais un chapelet de noyaux de dattes, enfilés dans de la laine, avec quelques grains de verroterie ou des morceaux bruts de lapis-lazzuli; au bout, un petit peigne en os ou une amulette. Ce chapelet pend sur leur poitrine, et leur main droite est sans cesse occupée à en compter les grains. Ils n'ont pas d'armes; ils portent seulement à la ceinture et dans un étui de cuir un petit couteau de fer battu qui leur sert à se raser; à cheval, ils prennent la double botte, le grand chapeau de paille attaché par une mentonnière de cuir, le grand fusil, et un sabre turc, kabyle espagnol ou targui, passé sous la selle ou pendant le long d'une épaule.

Malgré ce peu de différence dans l'habit, rien ne se ressemble moins que ces deux hommes, suivant qu'ils sont à pied ou à cheval. En quoi ils diffèrent n'est pas aisé à définir, mais peut-être me comprendras-tu quand je te dirai que l'un est plus historique que l'autre. L'Arabe à pied, drapé, chaussé de sandales, est l'homme de tous les temps et de tous les pays; de la Bible, si tu veux, de Rome, des Gaules, avec un trait de la race orientale et la physionomie propre aux gens du désert. Il peut figurer dans quelque scène que ce soit, grande ou petite; et c'est une figure que Poussin ne désavouerait pas.—Le cavalier, au contraire, debout sur son cheval efflanqué, lui serrant les côtes, lui rendant la bride, poussant un cri du gosier et partant au galop, penché sur le cou de sa bête, une main à l'arçon de la selle, l'autre au fusil, voilà l'homme du Sahara; tout au plus, pourrait-on le confondre avec le cavalier de Syrie. Il a moins de style que le premier et plus de physionomie. Au surplus, il ne s'agit point de préférer l'un à l'autre: l'un est l'histoire, l'autre le genre; et la Noce juive a bien son prix, même après les Sept Sacrements. Que suis-je venu chercher ici, d'ailleurs? Qu'espérais-je y trouver? Est-ce l'Arabe? Est-ce l'homme?

L'autre jour, j'ai vu passer ici même, venant de la place et filant vers Bab-el-Gharbi, une cinquantaine de cavaliers du goum. C'était le matin; on les avait convoqués à la hâte, sur la nouvelle qu'un convoi de marchands du Sud, allant dans le Tell, prenait par l'ouest pour éviter El-Aghouat. Chacun montant à cheval à sa porte, ils arrivaient au rendez-vous un par un. Je les voyais accourir du fond de la rue, coupée à vingt pas de moi par une voûte; se courber une seconde, pour passer dessous, puis reparaître tout droits, non plus en selle, mais debout sur l'étrier, lancés au galop de charge, et venant sur moi comme une tempête. La rue est si étroite, qu'à chaque fois je sentais le vent du cheval; et, comme elle est à peu près en escalier, c'étaient des écarts et des efforts de jarrets effrayants. Le pavé retentissait; on entendait cliqueter, contre le flanc des bêtes, les étriers de fer et les longs éperons; le torse humain du centaure ne bronchait pas. Chaque cavalier passait, riant à des amis qui étaient sur leurs portes, les yeux en flammes et agitant son long fusil, comme s'il allait avoir à s'en servir. Cette chose si simple, et qu'on voit si communément, un cavalier au galop dans une rue, je ne saurais dire pourquoi, à cet endroit-là particulièrement, elle m'a frappé. Mais je l'ai notée comme une des belles scènes équestres que j'ai vues, et j'ai compris ce que peuvent devenir ces fainéants, à l'air endormi, quand on les met à cheval.

Juin 1853.

—Grâce au lieutenant N..., devenu désormais mon compagnon de promenade et je crois pouvoir le dire, mon ami, je commence à me faire des connaissances. On me salue quand je passe; on m'appelle, ainsi que lui, lieutenant de préférence à sidi; il n'est pas jusqu'aux factionnaires indigènes qui, habitués à nous voir ensemble, et trompés sur ma vraie qualité, ne me rendent les honneurs militaires.

Le lieutenant N... a beaucoup d'amis dans la ville; il connaît ces gens-là par cœur; il sait leur histoire, leurs antécédents, leurs affaires de ménage, leur parenté; il est un peu le médecin des infirmes, le protecteur des pauvres; à ce titre, et quoique très redouté pour sa vigueur à sévir quand il le faut, il a ses entrées dans un grand nombre de maisons qui seraient fermées pour tout autre; privilège précieux pour moi, car il m'en fait obligeamment profiter.

Parmi ses «faux amis», comme il les appelle, avec la connaissance exacte des amitiés arabes, se trouve un vieux chasseur d'autruches et de gazelles. C'est le premier qui m'ait admis familièrement chez lui, sa femme n'étant ni d'âge ni de visage à le rendre jaloux. D'ailleurs, c'est un caractère enjoué, qui me paraît plein de bonne humeur, de philosophie, et au-dessus de certains préjugés; comme un homme qui se moquerait enfin des choses humaines, après y avoir longtemps réfléchi.

On lui donnerait cinquante ans passés, à voir les poils gris de sa barbe. Il a le visage en museau de loup; de petits yeux bridés, sans cils, dont les ophtalmies ont enflammé les paupières; mais avec un regard perçant et qui semble aiguisé comme une flèche, dans le but de porter plus loin. Il est borgne et boite un peu d'une jambe, par suite d'une blessure à la cuisse; un coup de feu, dit-on; lui l'explique autrement; mais, comme un vieux sanglier dur à mourir, il n'en est pas moins alerte. Son histoire serait longue, s'il la voulait raconter, et sûrement on y trouverait autre chose que des aventures de chasse. Ce que je sais de lui, c'est qu'il n'est pas d'El-Aghouat; qu'il a passé de longues années chez les Chambaa, creusant, dit-il, des puits artésiens, et chassant; il parle en outre de l'Oued-Ghir et du Djebel-Amour, comme s'il avait successivement habité tout le désert, depuis la frontière de Tunis jusqu'au Maroc; mais, surtout, il parle de la poudre avec la passion d'un homme qui n'aurait pas renoncé à s'en servir.

Il demeure dans la basse ville, à l'extrémité d'une rue silencieuse, dans le voisinage des jardins. C'est un intérieur misérable, et que j'ai cru des plus pauvres, avant de m'être assuré qu'il ressemblait à tous les autres; car, à ce point général d'incurie et de malpropreté, le degré de misère est peu sensible. Le spectacle, au reste, est trop curieux pour que je le néglige; il achève énergiquement la physionomie de ce peuple plein de contrastes; peut-être est-il encore plus terrible que repoussant.

Les maisons de ce quartier, communes en général, à deux ou trois ménages, se composent d'une cour carrée avec un logement sur chaque face. Ce logement, formé d'une ou de deux chambres au plus, est une galerie sombre ne tirant le jour que d'une porte toujours ouverte. La porte est basse, et ne laisse entrer le soleil que lorsqu'il devient tout à fait oblique, le matin ou le soir. Jamais la lumière n'y pénètre autrement que par reflet; les murs sont noirs et enduits d'une sorte de bitume épais qui ressemble à de longs dépôts de fumée, bien qu'en général on ne fasse de feu que dans la cour. Quant au plafond, perdu dans une obscurité perpétuelle, il sert de retraite effrayante à des animaux de toute sorte.

Quand on entre dans ces cours vides, souillées d'ordures comme des cours d'étables, d'abord on ne voit personne; tout au plus une femme qui disparaît dans le trou noir d'une porte, le bout du vêtement traînant derrière au soleil. Seulement on entend un petit bruit sec et régulier qui vient des chambres et qui ressemble à des coups de marteau de tapissier; puis, on aperçoit vaguement, dressé dans chaque chambre et dans le carré de lumière mesuré par la porte, un vaste métier debout, à charpente bizarre, tout rayé de fils tendus, où l'on voit courir des doigts bruns, et passer les dents aiguës d'un outil de fer semblable à un peigne; enfin, peu à peu, l'œil s'accoutumant aux ténèbres du lieu, on finit par découvrir, derrière ce rideau de fils blancs, la forme un peu fantastique d'ouvrières, assises et tissant, et de grands yeux stupéfiés fixés sur vous.

La fabrication des étoffes n'est ici, surtout depuis la prise, qu'une industrie de ménage; encore se réduit-elle à des tissus grossiers et aux objets de première nécessité; des haïks de laine, des burnouss à bas prix, et quelques djerbi, ou couvertures, tout unis.

Quelquefois, plusieurs femmes rangées côte à côte sont occupées à la même pièce d'étoffe; l'étoffe est tendue dans la longueur de la chambre, le centre vis-à-vis la porte, les deux bouts dans l'obscurité; les femmes sont accroupies derrière, le dos au mur, les mains glissant à travers la trame, ou frappant le tissu pour le serrer, les pieds parmi les écheveaux de laine, leurs nourrissons sur leurs genoux. La plus âgée, assise à l'écart, carde la laine brute, en la déchirant sur une large étrille de fer. De maigres petites filles, plus pâles encore que leurs mères, juchées sur de hautes encoignures, filent avec une petite quenouille enjolivée de plumes d'autruches et laissent, du bout de leurs doigts jaunes, pendre jusqu'à terre le long fil qui se tord et se pelotonne autour du fuseau; d'autres le dévident. Il y a là de tout petits enfants couchés dans les coins, nus, avec un lambeau de laine sur la figure, afin de les préserver des mouches. Mais, excepté ceux-ci que leur âge excuse de dormir, tout le monde travaille; seulement on parle peu; on voit la sueur qui perle sur ces fronts arides, et plus la chaleur est forte, plus les visages deviennent pâles.

Chaque ménage a dans la cour un coin particulier, où l'on fait le repas contre le mur noir de fumée; puis, à côté, la place où l'on mange. On y voit l'outre vide, l'outre gonflée, l'autre à moitié vide contenant du lait qu'on laisse aigrir et que de temps en temps l'on vient battre; par terre, des plats de bois, des gamelles, quelques poteries grossières, des lambeaux de tellis, des restes de djerbi, des tessons, des os rongés, des pelures de légumes, plus les débris accumulés des repas. Là-dessus, répands des millions de mouches; mais en si grand nombre que le sol en est noir, et pour ainsi dire mouvant à l'œil; fais-y descendre un large carré de soleil blanc qui excite et met en rumeur cet innombrable essaim; place en sentinelle au-dessus de la porte un chien jaune à queue de renard, à museau pointu, à oreilles droites, qui aboie contre les passants, prêt à sauter sur la tête de ceux qui s'arrêtent; imagine enfin l'indescriptible résultat de ce soleil échauffant tant d'immondices, une chaleur atmosphérique à peu près constante en ce moment de 40 ou 42°, et peut-être connaîtras-tu, moins les odeurs dont je te fais grâce, les étranges domiciles où le lieutenant N... et moi nous allons visiter nos amis.

La journée s'écoule ainsi dans le plus grand silence; le mari absent, les femmes au travail, les plus petits sommeillant, le chien veillant. Pas de chants, pas de bruit; on entend distinctement le bourdonnement des mouches qui continue, quand cesse le cliquetis des métiers.

Quelquefois, un épervier apparaît dans le carré de ciel bleu compris entre les murs gris de la cour. Tout à coup, son ombre, qui flotte un moment sur le pavé, fait lever la tête au chien de garde, et lui arrache un rauque aboiement. L'oiseau se laisse tomber, comme s'il était mort, prend un débris, donne un coup d'aile et remonte; il s'élève en formant de grands cercles; arrivé très haut, il se fixe. On le distingue encore, comme un point jaune taché de points obscurs, immobile, les ailes étendues, cloué pour ainsi dire comme un oiseau d'or sur du bleu.

Le soir venu, les fourneaux s'allument; les outres sont pleines, on prépare le repas; le mari rentre pour manger, et la famille se trouve un moment réunie sous ce beau ciel de nuit, presque aussi lumineux que certains jours d'Europe.

—Hier, après le dîner, précisément à l'heure du sien, nous sommes entrés chez le chasseur d'autruches. Le soleil venait de se coucher; de petites fumées roussâtres, d'odeur fétide, commençaient à se répandre au-dessus des terrasses. C'était la seule odeur de repas qui s'exhalât de toutes ces maisons où l'on soupait. Les rues devenaient désertes; on n'y rencontrait plus que ce petit nombre d'individus de condition plus pauvre encore, qui ne soupent jamais, même en temps de Rhamadan.

Le vieux borgne était en gaieté, et nous restâmes avec lui plus de deux heures à causer chasse. Le lieutenant N..., dont c'est aussi la passion, a quelque faiblesse pour ce vieux coureur de routes. Il va sans dire qu'il ne s'agit point de la chasse à courre avec les slougui; notre homme n'a jamais pratiqué que la chasse à pied, autrement dit l'affût. Il appartient à cette classe, nombreuse ici, des piétons du désert. En fait de monture, il est douteux qu'il en connaisse d'autre que le dromadaire; il ne porte point aux jambes la marque des cavaliers; d'ailleurs, quand il parle de son équipage de chasse, et dans la pantomime intraduisible dont il accompagne ses récits, il n'est jamais question que de ceci et de cela, comme il dit, en montrant sa jambe valide et son bon œil.

En homme qui vient du pays des autruches, il affecte pour celui-ci un mépris légitime. Les autruches, en effet, y sont rares, et ne font qu'y apparaître au moment des fortes chaleurs, quand, l'eau venant à manquer dans tout le Sud, la soif les oblige à se disperser pour trouver des sources. Il en vient alors jusqu'à Rass-el-Aïoun, non pas se fixer, mais y faire des pointes la nuit. Vers la même époque, on en rencontre un peu partout dans les environs; à l'est, aux fontaines d'El-Assafia; à l'ouest, et sur la route du Djebel-Amour, vers les taillis sablonneux de Recheg; mais c'est par hasard, irrégulièrement; il faut les guetter et revenir souvent pour une occasion toujours douteuse. En revanche, la gazelle abonde sur toute la ligne des K'sours, partout où il y a un peu d'herbe, surtout des romarins. Tu connais le goût des gazelles pour certaines plantes odorantes de ce climat, et le genre de produit qu'on recueille sur les terrains qu'elles fréquentent. Ces petites boulettes brunes, et parfumées plus ou moins, suivant la qualité des plantes dont elles se nourrissent, sont fort appréciées des Arabes; on les mêle au tabac, on les brûle en guise de pastilles; l'odeur en est âcre, mais rappelle le musc. Il suffit de passer le soir devant le café de notre ami Djeridi, pour apprendre qu'El-Aghouat est au centre d'un pays de gazelles. C'est sur ce gibier, assez mesquin en comparaison de l'autre, que notre chasseur est obligé de se rabattre depuis son séjour ici, séjour qu'il a l'air de considérer comme un exil ou comme un emprisonnement.

Mais, comme un vieux soldat qui, dans un temps d'escarmouches, se consolerait en racontant les grandes guerres qu'il a faites jadis, notre ami se rajeunissait en nous parlant des autruches, et quand il disait delim (l'autruche mâle), on comprenait, à son accent, qu'il estimait, alors seulement, citer une aventure digne de lui.

Pour peu que l'imagination s'en mêle, il est aisé, je te le jure, de faire un merveilleux voyage en compagnie d'un pareil conteur. Quant à moi, j'entrevoyais, en l'écoutant, des mœurs, des tableaux, tout un pays encore nouveau, tout ce monde merveilleux et lointain que jamais je ne connaîtrai. Des régions plus mornes encore que celles-ci; de longues marches sans eau, sans routes, sans bois, sans abri; puis les dunes chaudes, les areq, où l'oiseau dépose ses œufs; çà et là des traces aussi larges que celles du lion et bizarres; puis l'embuscade pendant le jour avec le soleil, pendant la nuit avec ses longues veilles; et toujours le même silence; quelquefois, plusieurs journées de suite passées dans le sable enflammé à attendre une nuit propice; ce point imperceptible d'un petit homme blotti dans le grand espace et guettant: par-dessus tout, enfin, cette lutte héroïque entre une passion de sauvage et le désert tout entier qui conspire à le décourager.

Le vieux borgne mettait lui-même ces grandes scènes en action, à sa manière, et quoique ce fût d'une façon grotesque, en vérité l'on voyait tout. Le long djerid qui lui sert de canne lui tenait lieu de fusil. Il partait, de sa bonne jambe, tombant sur la mauvaise, et se relevant de l'une sur l'autre à chaque pas, comme par un élan. On oublie qu'il boite, tant il y a d'énergie dans son allure et d'élasticité dans ce pied invalide; on dirait d'un ressort fait pour accélérer sa marche et dont chaque impulsion le porte irrésistiblement en avant. Surtout, on admet qu'il puisse aller loin, car cette singulière infirmité a l'air de le rendre infatigable. Il avait son haïk tordu derrière l'oreille, et, de son œil unique qui le force à se retourner plus fréquemment d'un côté que de l'autre, de ses narines ouvertes, de ses oreilles tendues au vent, il semblait interroger les bruits, les odeurs, les traces. Tout à coup il se laissa tomber à plat ventre, son arme collée au corps, et pendant un moment il ne bougea plus.

N'oublie pas le lieu de la scène: c'était à deux pas du cercle des femmes et dans le coin de la cour où la famille avait pris son repas. Le feu, alimenté avec des fientes de chameaux, faute de bois, ne jetait plus que de maigres lueurs. Les femmes rangées autour, et je ne sais par quelle habitude, car malgré la nuit on étouffait, le regardaient tristement s'éteindre avec des yeux fixes qu'on devinait sans trop les voir. A peine apercevait-on, un peu au delà, les enfants couchés près du mur et dormant. Le plus profond silence régnait dans la cour, et ni le lieutenant, ni moi, n'avions envie de l'interrompre.

Après un moment d'immobilité complète, le vieux chasseur se souleva sur un coude, et se mit à ramper, le menton à fleur de terre, allongé comme un reptile; insensiblement, le bâton passa dans sa main gauche; on le vit ajuster longtemps, prudemment, avec la certitude d'un homme qui entend ne pas manquer un coup si rare; enfin, il fit feu, en imitant l'explosion par un: boum! poussé d'un voix de tonnerre. En un éclair il fut debout et se mit à bondir. Là, je le crus fou, tant il mettait d'action dans son rôle. Il imitait à la fois la bête blessée qui fuit et le chasseur qui court après elle; de son burnouss, qu'il agitait à deux mains, il représentait l'immense envergure de l'oiseau et le mouvement des ailes battant pesamment la terre; enfin, jetant un petit cri d'angoisse, de joie, de possession, il prit un dernier élan et sembla donner tête baissée contre la bête; puis, se retournant vers nous, il partit d'un grand éclat de rire.

On voyait luire ses petits yeux devenus couleur de braise, et, dans ses mâchoires ouvertes tout à coup par ce large accès de gaieté, je vis luire des dents pareilles à des crocs de carnassiers.

—Que dites-vous de cet animal-là? me demanda le lieutenant.

—Je dis que tout borgne et tout boiteux qu'il est, ce doit être un rude chasseur.

—Ah bah! on ne sait pas, me dit le lieutenant; le plus clair de son affaire, c'est qu'il a du plomb dans le corps.

Il y avait là, dans la cour, un peu à l'écart, un homme à burnouss qui venait d'entrer pendant la scène et se tenait assis sans souffler mot. Ce ne fut qu'au moment de sortir que nous le reconnûmes.

—Ah! c'est toi, Tahar; bonsoir, lui dit le lieutenant. Qui est-ce qui garde les eaux?

Le vieillard se leva, répondit que c'était un tel, nous dit bonsoir, et se rassit.

Quant au chasseur, il nous accompagna jusque dans la rue, en appelant sur nous toutes les bénédictions du ciel.

—Est-ce que le gardien des eaux est de la famille? demandai-je quand nous fûmes seuls.

—C'est le frère du borgne, me répondit le lieutenant. On ne s'en douterait guère, n'est-ce pas? Encore un émigré rentré; mais celui-là, c'est un brave homme.

—Vous le connaissez?

—La première fois que nous nous sommes rencontrés, c'était le 4 décembre, à la nuit, là-bas, dans ce petit enclos, près de Bab-el-Chettet, où je vous ai dit qu'on avait fait un accroc à ma capote. La bataille était finie dans la ville; on ne tirait plus que dans les palmiers. Ils étaient là embusqués derrière un mur, lui, Tahar, son fils, et un autre vieux. Ils firent feu ensemble et se sauvèrent. Je dis à mon sergent: Tire au jeune. Le jeune homme roula comme un lièvre, puis se releva et se mit à courir. La nuit venait; on sonnait le ralliement; il était inutile de le poursuivre. Le troisième étant blessé à mort, nous n'eûmes que Tahar. Il ne voulait pas se rendre; à la fin, je lui fis entendre raison, et il se laissa emmener. Mais le lendemain, il avait filé, et je me dis qu'il avait bien fait.

Deux mois après, on le trouva rôdant dans les environs; il était en loques et n'avait plus de chaussures; le pauvre vieux cherchait son fils. On lui fit grâce; et son frère étant déjà rentré, il alla demeurer chez lui.

Depuis, je lui ai fait avoir son emploi. On lui a dit de se tenir tranquille; que son fils était enterré avec les autres; et qu'il n'y avait pas moyen de le lui rendre;—à moins qu'il ne se soit traîné, ajouta le lieutenant; car on en a trouvé plus d'un sur la colline, là-bas; et je sais qu'il y a quatorze corps dans le rocher aux chiens, que personne n'a ramassés.

Au moment où nous nous séparions, quelqu'un passa près de nous et nous dit bonsoir d'une voix charmante. C'était Aouïmer, le joueur de flûte, qui descendait nonchalamment la place, se dirigeant vers les cafés. Il était tout en blanc, sans burnouss, et portait son haïk relevé à l'égyptienne; à son air comme à sa voix, on eût dit une femme. Il allait achever sa nuit chez Djeridi.

Ya Aouïmer, as-tu ta flûte? lui cria le lieutenant.

—Oui, sidi, répondit de loin Aouïmer.

—Alors, suivons-le, dis-je, et si nous ne tenons pas plus l'un que l'autre à rentrer chez nous, restons chez Djeridi le plus tard possible.

Aouïmer est un type peu commun. De tous les jeunes beaux de la ville, c'est le plus à la mode et le plus avenant. Il a de la grâce et du feu; chose plus rare, il a de la nonchalance et de la gaieté; une grande bouche, un beau teint, peu de barbe, des yeux faits pour sourire; avec cela, l'air d'être toujours en bonne fortune. On le dit fidèle, ardent, brave, excellent soldat et très brillant cavalier. Mais sa vraie place est au café maure, où nous le voyons chaque soir, négligé de tenue, pâli par son jeûne, jouant avec des langueurs étranges de sa flûte de roseau, ou dansant, en se faisant accompagner de la voix, la danse molle des almées du Sud. A cheval, il perd son charme de musicien et de danseur, et ressemble trop à tout le monde. Je ne sais à quel point la poudre peut l'enivrer, mais il est positif que le son de sa flûte a sur lui des effets puissants. Sa propre musique est celle qu'il préfère; il aime à s'en griser.

On prenait beaucoup de café dans la rue voisine; et, malgré l'heure avancée, il y avait foule à la porte de Djeridi; c'est-à-dire qu'on y voyait sur deux bancs de pierre et moitié du côté du café, moitié du côté de l'échoppe à tabac—Djeridi fait ce double commerce—une douzaine de figures toutes en blanc, toutes une tasse à côté d'elles, quelques-unes fumant la cigarette, toutes exhalant une odeur de sbed, de musc ou de benjoin, et leurs pieds nus se touchant d'un bord à l'autre de la rue, tant la rue est étroite. Je t'ai dit que le café de Djeridi est le cercle le mieux fréquenté d'El-Aghouat, ou, si tu veux, celui des jeunes, des parfumés et des fringants. On y fume un peu plus qu'ailleurs; on s'y amuse un peu plus tard.

L'échoppe à tabac était fermée; le café lui-même n'était guère éclairé que par le reflet rouge du fourneau: il était près de minuit. Un vent très doux faisait bruire, au bout de la rue, deux ou trois palmiers dont on voyait vaguement les éventails noirs se mouvoir sur le ciel violet constellé de diamants. La voie lactée passait au-dessus de nos têtes dans la longueur de la rue; il en descendait comme une sorte de demi-clair de lune.

Aouïmer joua de sa flûte, d'abord assez froidement, puis avec plus d'âme, et bientôt avec une passion sans égale. Je voyais seulement le balancement de son corps et de ses bras, et les mouvements étrangement amoureux de sa tête; pendant une heure qu'il joua sans s'interrompre, tantôt plus fort, tantôt avec des sons si faibles qu'on eût cru que son souffle expirait, on n'entendit pas un bruit, pas une parole; à peine s'apercevait-on que Djeridi allait et venait prenant les tasses ou les rapportant pleines; il avait ôté ses sandales et marchait comme marchent les Arabes quand ils craignent de faire du bruit; de temps en temps seulement, la voix languissante d'un chanteur, inspiré par de si doux airs, se mêlait en sourdine aux tendres roucoulements du roseau.

L'heure était en effet si belle, la nuit si tranquille, un si calmant éclat descendait des étoiles, il y avait tant de bien-être à se sentir vivre et penser dans un tel accord de sensations et de rêves, que je ne me rappelle pas avoir été plus satisfait de ma vie, et que je trouvais, moi aussi, la musique d'Aouïmer admirable.

Le lieutenant fumait gravement sa cigarette, la tête appuyée au mur; je voyais son grand front nu et poli, sa rude figure et ses yeux fermés comme s'il réfléchissait.

Je me penchai vers lui et je lui dis:

—A quoi pensez-vous?

—A rien, me répondit-il.

—Et que dites-vous de cette nuit?

—Je dis qu'on s'y habitue. Mon cher ami, reprit-il, si toutes les nuits où il a fait chaud, où j'ai veillé dehors, où je me suis trouvé à peu près bien, j'avais pensé à quelque chose, je serais devenu un trop grand philosophe pour un soldat.

Puis il interrompit Aouïmer pour lui dire:

—Mon petit Aouïmer, si tu dansais un peu?

Aouïmer passa sa flûte à son voisin, se voila la moitié du visage, depuis le menton jusqu'au nez, dénoua son écharpe de mousseline et la fit descendre sur ses pieds comme une robe; puis, prenant de chaque main un des bouts de son foulard, il se mit à danser.

La danse d'Aouïmer est exactement celle des femmes, avec certaines parodies dont les indulgents spectateurs parurent se divertir beaucoup.

Peu à peu cependant la pantomime se ralentit et les chants s'épuisèrent; quelques-uns de nos amis s'en allèrent, d'autres s'étendirent sur les bancs; Djeridi ronflait depuis longtemps en travers de la rue, touchant à la fois de la tête et des pieds le seuil de ses deux boutiques. La nuit devenait plus fraîche; on sentait courir dans l'air quelque chose de pareil à des frissons. Je regardai l'heure à ma montre, il était trois heures et demie.

—Allons dormir, me dit le lieutenant.

—Où ça? demandai-je.

—Sur la place, si vous voulez.

Et prenant dans la boutique de Djeridi une natte pour chacun de nous, nous allâmes achever notre nuit sur la place d'armes.

Juin 1853.

Le temps est magnifique. La chaleur s'accroît rapidement, mais elle ne fait encore que m'exciter au lieu de m'abattre. Depuis huit jours, aucun nuage n'a paru sur tout l'horizon. Le ciel est de ce bleu ardent et stérile qui fait penser aux longues sécheresses. Le vent, fixé à l'est et presque aussi chaud que l'air, souffle par intermittences le matin et le soir, mais toujours très faible, et comme pour entretenir seulement dans les palmes un doux balancement pareil à celui du panka indien. Depuis longtemps, tout le monde a pris les vestes légères, les coiffures à larges bords; on ne vit plus qu'à l'ombre. Je ne puis cependant me résoudre à faire la sieste; ce serait perdre un des plus beaux moments de la journée, et pour un médiocre plaisir, car ma chambre est décidément, de tous les lieux que je fréquente ici, le moins agréable à occuper, et cela, pour toutes sortes de raisons que je t'expliquerai un soir où je n'aurai rien de mieux à faire que de me plaindre. Bref, et quoi qu'on fasse autour de moi pour me conseiller les douceurs du repos à l'ombre, je m'y refuse, et n'en continue pas moins de vivre, avec les lézards, dans les sables, sur les hauteurs, ou de courir la ville en plein midi.

Les Sahariens adorent leur pays, et, pour ma part, je serais bien près de justifier un sentiment si passionné, surtout quand s'y mêle l'attachement au sol natal. Les étrangers, ceux du Nord, en font au contraire un pays redoutable, où l'on meurt de nostalgie, quand ce n'est pas de chaleur ou de soif. Quelques-uns s'étonnent de m'y voir, et, presque unanimement, on me détournait de m'y arrêter plus de quelques jours, sous peine d'y perdre mon temps, ma peine, ma santé et, ce qui est pis, tout mon bon sens. Au demeurant ce pays, très simple et très beau, est peu propre à charmer, je l'avoue, mais, si je ne me trompe, il est aussi capable d'émouvoir fortement que n'importe quelle contrée du monde. C'est une terre sans grâce, sans douceurs, mais sévère, ce qui n'est pas un tort, et dont la première influence est de rendre sérieux, effet que beaucoup de gens confondent avec l'ennui. Un grand pays de collines expirant dans un pays plus grand encore et plat, baigné d'une éternelle lumière; assez vide, assez désolé pour donner l'idée de cette chose surprenante qu'on appelle le désert; avec un ciel toujours à peu près semblable, du silence, et, de tous côtés, des horizons tranquilles. Au centre, une sorte de ville perdue, environnée de solitude; puis un peu de verdure, des îlots sablonneux, enfin quelques récifs de calcaires blanchâtres ou de schistes noirs, au bord d'une étendue qui ressemble à la mer;—dans tout cela, peu de variété, peu d'accidents, peu de nouveautés, sinon le soleil qui se lève sur le désert et va se coucher derrière les collines, toujours calme, dévorant sans rayons; ou bien des bancs de sable qui ont changé de place et de forme aux derniers vents du sud. De courtes aurores, des midis plus longs, plus pesants qu'ailleurs, presque pas de crépuscule; quelquefois, une expansion soudaine de lumière et de chaleur, des vents brûlants qui donnent momentanément au paysage une physionomie menaçante et qui peuvent produire alors des sensations accablantes; mais, plus ordinairement, une immobilité radieuse, la fixité un peu morne du beau temps, enfin une sorte d'impassibilité qui, du ciel, semble être descendue dans les choses, et des choses, avoir passé dans les visages.

La première impression qui résulte de ce tableau aident et inanimé, composé de soleil, d'étendue et de solitude, est poignante et ne saurait être comparée à aucune autre. Peu à peu cependant, l'œil s'accoutume à la grandeur des lignes, au vide de l'espace, au dénûment de la terre, et si l'on s'étonne encore de quelque chose, c'est de demeurer sensible à des effets aussi peu changeants, et d'être aussi vivement remué par les spectacles, en réalité les plus simples.

Jusqu'à présent, je n'ai rien vu d'exagéré ni de violent qui réponde à l'idée extraordinaire qu'on se fait communément de ce pays. Il n'y a qu'un degré de plus dans la lumière; et le ciel, pour être plus limpide et plus profond qu'à Alger, ne m'a pas causé le moindre étonnement. C'est un ciel de pays sec et chaud, tout différent—j'insiste avec intention sur cette remarque,—de celui de l'Égypte, sol arrosé, inondé et chauffé tout à la fois, qui possède un grand fleuve, de vastes lagunes, où les nuits sont toujours humides, où la terre est en continuelle transpiration. Celui-ci est clair, aride, invariable; le contact des terrains fauves ou blancs, des montagnes roses, le maintien d'un bleu franc dans sa plus grande étendue; et quand il se dore à l'opposé du soleil couchant, la base est violette et à peine plombée. Je n'ai pas vu non plus de beaux mirages. Excepte pendant le sirocco, l'horizon se montre toujours distinct et se détache du ciel; il y a seulement une dernière rayure d'un bleu tendre qui, le matin, s'accuse vigoureusement, mais qui, dans le milieu du jour, se confond un peu avec le ciel, et qui semble trembler dans la fluidité de l'air. Vers le plein sud, dans la direction du M'zab et à une grande distance, on aperçoit une ligne inégale formée par des bois de tamarins. Un faible mirage, qui tous les jours se produit dans cette partie du désert, fait paraître ces bois plus près et plus grands; encore l'illusion est-elle peu frappante, et faut-il être averti pour s'en rendre compte.

C'est sur les hauteurs, le plus souvent au pied de la tour de l'Est, en face de cet énorme horizon libre de toutes parts, sans obstacles pour la vue, dominant tout, de l'est à l'ouest, du sud au nord; montagnes, ville, oasis et désert, que je passe mes meilleures heures, celles qui seront un jour pour moi les plus regrettables. J'y suis le matin, j'y suis à midi, j'y retourne le soir; j'y suis seul et n'y vois personne, hormis de rares visiteurs qui s'approchent, attirés par le signal blanc de mon ombrelle, et sans doute étonnés du goût que j'ai pour ces lieux élevés. C'est une sorte de plate-forme entourée de murs à hauteur d'appui, où l'on parvient, du côté de la ville, par une pente assez roide, encombrée de rochers, mais sans issue du côté sud, et d'où l'on tomberait presque à pic dans les jardins. A l'heure où j'arrive, un peu après le lever du soleil, j'y trouve une sentinelle indigène encore endormie et couchée contre le pied de la tour. Presque aussitôt, on vient la relever, car ce poste n'est gardé que la nuit. A cette heure-là, le pays tout entier est rose, d'un rose vif, avec des fonds fleur de pêcher; la ville est criblée de points d'ombre, et quelques petits marabouts blancs, répandus sur la lisière des palmiers, brillent assez gaiement dans cette morne campagne qui semble, pendant un court moment de fraîcheur, sourire au soleil levant. Il y a dans l'air de vagues bruits et je ne sais quoi de presque chantant qui fait comprendre que tous les pays du monde ont le réveil joyeux.

Alors, et presque à la même minute, tous les jours, on entend arriver du Sud d'innombrables chuchotements d'oiseaux. Ce sont les gangas qui viennent du désert et vont boire aux sources. Ils passent au-dessus de la ville, divisés par bandes, et, pour ainsi dire, par petits bataillons. Ils ont le vol rapide; on distingue le battement précipité de leurs ailes aiguës, et leur cri bizarre et tumultueux se ralentit ou s'accélère avec leur vol. J'éprouve une émotion véritable à reconnaître de loin leur avant-garde; je compte les légions qui se succèdent; il y en a presque toujours le même nombre; ils filent toujours dans le même sens, du sud au nord, et m'arrivent par la diagonale de la ville. Leur plume, colorée par le soleil, couvre un moment le ciel bleu de paillettes lumineuses; je les suis de l'œil du côté de Rass-el-Aïoun; je les perds de vue quand ils ont atteint la moitié de l'oasis, mais je continue souvent de les entendre, jusqu'au moment où la dernière bande est descendue à l'abreuvoir. Il est alors six heures et demie. Une heure après, les mêmes cris se réveillent tout à coup dans le nord; les mêmes bandes repassent une à une sur ma tête, dans le même ordre, en nombre égal, et, l'une après l'autre, regagnent leurs plaines désertes; cette fois seulement, au lieu de cesser brusquement, le bruit s'affaiblit, diminue, et par degrés s'évanouit dans le silence.—On peut dire que la matinée est finie; et la seule heure à peu près riante de la journée s'est écoulée entre l'aller et le retour des gangas. Le paysage, de rose qu'il était, est déjà devenu fauve; la ville a beaucoup moins de petites ombres; elle devient grise à mesure que le soleil s'élève; à mesure qu'il s'éclaire davantage, le désert paraît s'assombrir; les collines seules restent rougeâtres. S'il y avait du vent, il tombe; des exhalaisons chaudes commencent à se répandre dans l'air, comme si elles montaient des sables. Deux heures après, on entend sonner la retraite; tout mouvement cesse à la fois, et au dernier son du clairon, c'est le midi qui commence.

A cette heure-là, je n'ai plus à craindre aucune visite, car personne autre que moi n'aurait l'idée de s'aventurer là-haut. Le soleil monte, abrégeant l'ombre de la tour, et finit par être directement sur ma tête. Je n'ai plus que l'abri étroit de mon parasol, et je m'y rassemble; mes pieds posent dans le sable ou sur des grès étincelants; mon carton se tord à côté de moi sous le soleil; ma boîte à couleurs craque, comme du bois qui brûle. On n'entend plus rien. Il y a là quatre heures d'un calme et d'une stupeur incroyables. La ville dort au-dessous de moi, muette et comme une masse alors toute violette, avec ses terrasses vides, où le soleil éclaire une multitude de claies pleines de petits abricots roses, exposés là pour sécher;—çà et là, quelques trous noirs marquent des fenêtres, des portes intérieures, et de minces lignes d'un violet foncé indiquent qu'il n'y a plus qu'une ou deux raies d'ombre dans toutes les rues de la ville. Un filet de lumière plus vive, qui borde le contour des terrasses, aide à distinguer les unes des autres toutes ces constructions de boue, amoncelées plutôt que bâties sur leurs trois collines.

De chaque côté de la ville s'étend l'oasis, aussi muette et comme endormie de même sous la pesanteur du jour. Elle paraît toute petite, et se presse contre les deux flancs de la ville, avec l'air de vouloir la défendre au besoin, plutôt que l'égayer. Je l'embrasse en entier: elle ressemble à deux carrés de feuilles enveloppés d'un long mur, comme un parc, et dessinés crûment sur la plaine stérile. Bien que divisée par compartiments en une multitude de petits vergers, tous également clos de murs, vue de cette hauteur, elle apparaît comme une nappe verte; on ne distingue aucun arbre, on remarque seulement comme un double étage de forêts: le premier, de massifs à têtes rondes; le second, de bouquets de palmes. De loin en loin, quelques maigres carrés d'orge, dont il ne reste plus aujourd'hui que le chaume, forment, parmi les feuillages, des parties rasées d'un jaune ardent; ailleurs, et dans de rares clairières, on voit poindre une terre sèche, poudreuse et couleur de cendre. Enfin, du côté sud, quelques bourrelets de sable, amassés par le vent, ont passé par-dessus le mur d'enceinte; c'est le désert qui essaye d'envahir les jardins. Les arbres ne remuent pas; on devine, dans l'épaisseur de la forêt, certaines trouées sombres où l'on peut supposer qu'il y a des oiseaux cachés, et qui dorment en attendant leur second réveil du soir.

C'est aussi l'heure, je l'avais remarqué dès le jour de mon arrivée, où le désert se transforme en une plaine obscure. Le soleil, suspendu à son centre, l'inscrit dans un cercle de lumière dont les rayons égaux le frappent en plein, dans tous les sens et partout à la fois. Ce n'est plus ni de la clarté, ni de l'ombre; la perspective indiquée par les couleurs fuyantes cesse à peu près de mesurer les distances, tout se couvre d'un ton brun, prolongé sans rayure, sans mélange; ce sont quinze ou vingt lieues d'un pays uniforme et plat comme un plancher. Il semble que le plus petit objet saillant y devrait apparaître, pourtant on n'y découvre rien; même, on ne saurait plus dire où il y a du sable, de la terre ou des parties pierreuses, et l'immobilité de cette mer solide devient alors plus frappante que jamais. On se demande, en le voyant commencer à ses pieds, puis s'étendre, s'enfoncer vers le sud, vers l'est, vers l'ouest, sans route tracée, sans inflexion, quel peut être ce pays silencieux, revêtu d'un ton douteux qui semble la couleur du vide; d'où personne ne vient, où personne ne s'en va, et qui se termine par une raie si droite et si nette sur le ciel;—l'ignorât-on, on sent qu'il ne finit pas là et que ce n'est, pour ainsi dire, que l'entrée de la haute mer.

Alors, ajoute à toutes ces rêveries le prestige des noms qu'on a vus sur la carte, des lieux qu'on sait être là-bas, dans telle ou telle direction, à cinq, à dix, à vingt, à cinquante journées de marche, les uns connus, les autres seulement indiqués, puis d'autres de plus en plus obscurs:—d'abord, droit au plein sud, les Beni-Mzab, avec leur confédération de sept villes, dont trois sont, dit-on, aussi grandes qu'Alger, qui comptent leurs palmiers par cent mille et nous apportent leurs dattes, les meilleures du monde; puis les Chambaa, colporteurs et marchands, voisins du Touat;—puis le Touat, immense archipel saharien, fertile, arrosé, populeux, qui confine aux Touareks; puis les Touareks, qui remplissent vaguement ce grand pays de dimension inconnue dont on a fixé seulement les extrémités, Tembektou et Ghadmes, Timimoun et le Haoussa; puis, le pays nègre dont on n'entrevoit que le bord; deux ou trois noms de villes, avec une capitale comme pour un royaume; des lacs, des forêts, grande mer à gauche, peut-être de grands fleuves, des intempéries extraordinaires sous l'équateur, des produits bizarres, des animaux monstrueux, des moutons à poils, des éléphants; et puis quoi? plus rien de distinct, des distances qu'on ignore, une incertitude, une énigme. J'ai devant moi le commencement de cette énigme, et le spectacle est étrange sous ce clair soleil de midi. C'est ici que je voudrais voir le sphinx égyptien.

On a beau regarder tout autour de soi, près ou loin, on ne distingue rien qui bouge. Quelquefois, par hasard, un petit convoi de chameaux chargés apparaît, comme une file de points noirâtres, montant avec lenteur les pentes sablonneuses; on l'aperçoit seulement quand il aborde aux pieds des collines. Ce sont des voyageurs; qui sont-ils? d'où viennent-ils? Ils ont traversé, sans qu'on les ait vus, tout l'horizon que j'ai sous les yeux.—Ou bien, c'est une trombe de sable qui tout à coup se détache du sol comme une mince fumée, s'élève en spirale, parcourt un certain espace inclinée sous le vent, puis s'évapore au bout de quelques secondes.

La journée est lente à s'écouler; elle finit, comme elle a commencé, par des demi-rougeurs, un ciel ambré, des fonds qui se colorent, de longues flammes obliques qui vont empourprer à leur tour les montagnes, les sables, les rochers de l'est; l'ombre s'empare du côté du pays que la chaleur a fatigué pendant l'autre moitié du jour; tout semble un peu soulagé. Les moineaux et les tourterelles se mettent à chanter dans les palmiers; il se fait comme un mouvement de résurrection dans la ville; on voit des gens qui se montrent sur les terrasses et viennent secouer les claies; on entend des voix d'animaux sur les places, des chevaux qu'on mène boire et qui hennissent, des chameaux qui beuglent; le désert ressemble à une plaque d'or; le soleil descend sur des montagnes violettes, et la nuit s'apprête à venir.

Quand je rentre, après une journée passée ainsi, j'éprouve comme une certaine ivresse causée, je crois, par la quantité de lumière que j'ai absorbée pendant cette immersion solaire de plus de douze heures, et je suis dans un état d'esprit que je voudrais te bien expliquer.

C'est une sorte de clarté intérieure qui demeure, après le soir venu, et se réfracte encore pendant mon sommeil. Je ne cesse pas de rêver de lumière; je ferme les yeux et je vois des flammes, des orbes rayonnants, ou bien de vagues réverbérations qui grandissent, pareilles aux approches de l'aube; je n'ai, pour ainsi dire, pas de nuit. Cette perception du jour, même en l'absence du soleil, ce repos transparent traversé de lueurs comme les nuits d'été le sont de météores, ce cauchemar singulier qui ne m'accorde aucun moment d'obscurité, tout cela ressemble beaucoup à la fièvre. Pourtant je ne ressens aucune fatigue; je devais m'y attendre, et je ne m'en plains pas.

La nuit, fin de juin 1853.

Cher ami, j'ai eu peur aujourd'hui, car, pendant une heure, je me suis cru aveugle. Est-ce la suite des derniers jours du soleil? Faut-il m'en prendre au vent du désert qui souffle depuis trois fois vingt-quatre heures sans relâche et qui met du feu dans le sang? Est-ce fatigue de l'œil, fatigue de tête? De tout un peu, je crois.

J'étais sur une terrasse au-dessus de l'oasis, en vue du désert, au plein sud, peignant malgré le vent, malgré le sable, malgré les dalles qui me brûlaient les pieds, les murs qui me brûlaient le dos, ma boîte à couleurs qui ne tenait pas sur mes genoux, peignant, comme tu te l'imagines, avec des couleurs à l'état de mortier, tant elles étaient mêlées de sable.

J'ai commencé par voir tout bleu, puis j'ai vu trouble; au bout de cinq minutes, je ne voyais plus du tout.—Le désert était extraordinaire; à chaque instant une nouvelle trombe de poussière passait sur l'oasis et venait s'abattre sur la ville; toute la forêt de palmiers s'aplatissait alors comme un champ de blé.

J'attendis un quart d'heure, toujours assis, les yeux fermés pour essayer l'effet d'un peu de repos; et ne faisant plus qu'entendre le bruit sinistre du vent dans cette masse de feuilles et de palmes. Ce temps passé, j'ouvris les yeux; j'étais décidément presque aveugle; à peine me resta-t-il assez de vue pour fermer ma boîte, descendre, en me cramponnant, l'escalier en ruines et rentrer chez moi pour ainsi dire, à tâtons.

En reconnaissant mon pas dans la cour, mon cheval se mit à hennir. Mon domestique français, couché dans l'écurie, malade depuis trois jours et accablé par ce temps funeste, me cria: Est-ce vous, Monsieur?—Oui, c'est moi, lui dis-je, ne bougez pas.—Quant à Ahmet, il est absent par congé jusqu'à demain.

En cet état d'abandon, ma maison me parut lugubre. J'entendis, en entrant dans ma chambre, l'insupportable bourdonnement des mouches et le bruit de souris qui s'enfuyaient autour de moi. Il y faisait une chaleur asphyxiante; je pris mon couteau, et je fendis toutes mes vitres de toile; puis, je n'eus que la force de me jeter sur ma sangle, en pensant que c'était tant pis pour moi. J'entendis vaguement les sonneries de six heures; ce fut à peine si je m'aperçus que le jour baissait, et je finis par m'endormir.

Je viens de m'éveiller, et après de longs efforts, j'ai allumé ma bougie. J'y vois. Il me reste encore un poids énorme au cerveau, comme si ma tête avait doublé de volume; mais la peur est passée, je puis en rire et te l'avouer.

Il est onze heures. J'ai bouché, tant bien que mal, mon châssis crevé, pour arrêter le vent qui continue; j'écris sur mes genoux, à la lueur de ma bougie qui se tourmente et fait courir des ombres folles sur les murs blancs de ma chambre. Jamais, depuis un mois que je l'habite, je ne l'ai trouvée si bizarre; le mur est tapissé de mouches du haut en bas; mes pantalons de couleur claire, mes vestes de toile, mon chapeau de paille, pendus à des piquets, en sont couverts; on les dirait soutachés de broderies noires. Le mouvement de l'air et ma bougie allumée les inquiètent, et je les vois se mouvoir sur place, mais heureusement sans voler. Je m'amuse à compter les souris qui passent, allant et venant de ma caisse à papier à mes cantines, de mes cantines à mon oreiller plein de paille d'alfa.

J'entends dans ma toiture des bruits plus inquiétants que de coutume, car il semble que toutes les bêtes nocturnes dont elle est peuplée soient mises en émoi par l'ouragan. Ce sont de faibles cris pareils à ceux des souris, mais plus doux, que je reconnais pour appartenir à de petits animaux de la famille des sauriens, qu'on appelle ici des tarentes; d'autres soupirs encore plus plaintifs et d'une douceur particulièrement sinistre, me font craindre, pour cette nuit, des visiteurs moins inoffensifs. Depuis les grandes chaleurs, les serpents ont envahi les maisons. J'ai tué l'autre jour, devant ma porte, un reptile jaune à rayures noires, d'une espèce très douteuse; on l'appelle ici guern-ghzel (cornes de gazelles) à cause de la ressemblance des taches avec des petites cornes recourbées; et Ahmet m'a prévenu qu'il en avait vu un de la même espèce et plus grand s'introduire dans la terrasse.

Quant aux tarentes, je les redoute un peu moins, quoiqu'elles me causent encore, même après un mois de connaissance, un insurmontable dégoût. Ce sont de petits lézards plats, larges, jaunâtres, visqueux, qu'on dirait transparents, avec une tête triangulaire, des yeux clairs, beaucoup plus laids que les salamandres que tu connais. Toute la nuit, elles courent la tête en bas, collées aux poutrelles de palmier du plafond, faisant pleuvoir le sable, se poursuivant d'un soliveau sur l'autre; j'assiste à leurs jeux, et je suis témoin de luttes qui, soit dit en passant, ressemblent beaucoup à des amours.

Je viens de m'interrompre, ne pouvant résister à l'envie de leur donner la chasse. Il y en avait deux, peut-être un couple, qui s'étaient aventurées jusqu'à moitié hauteur du mur, et qui là, la tête inclinée vers moi, semblaient se demander ce que j'allais faire si elles descendaient un peu plus bas. D'un coup de pique appliqué à plat, je les ai fait tomber toutes les deux, mortes ou à peu près. Une minute après, elles n'étaient plus là; j'aperçus seulement une souris qui fuyait, traînant quelque chose de lourd, qu'elle avait de la peine à tirer.

Je ne te parle pas des chauves-souris qui profitent, pour entrer chez moi, du moindre petit moment où la tenture demeure ouverte; celles-là, j'en suis quitte pour les mettre à la porte à grands coups de palmes.

Je me console en pensant que plus tard tout cela me paraîtra peut-être assez drôle.

Quand, par hasard, je fais la revue de mon carton, et qu'au milieu d'un fouillis de croquis informes, je vois ce petit nombre de figures à peu près rendues, les seules qui me soient d'un renseignement utile, je me désespère. Tu me demandes si je trouve ici plus de bonne volonté qu'à Alger, et si je puis enfin mettre la main sur des modèles. Hélas! mon ami, voici la liste des dessins que j'ai faits chez moi ou ailleurs à peu près posément, tu les reconnaîtras: le chasseur borgne; Ya-Hia, rentré dans ses habitudes de ville, marié et toujours soigné, parfumé, taciturne et soumis; un petit juif, exempt des préjugés arabes; un désœuvré raccolé dans la rue, emmené presque de force, et qui m'a fait entendre qu'on ne l'y reprendrait plus, n'importe à quel prix; enfin, le fils bouffi du Bach-Amar, qui n'est pas encore parti pour le M'zab, et qui abuse de ma générosité. Toutes complaisances d'amis, comme tu le vois. Le reste, je l'ai fait, pour ainsi dire volé dans les rues où ces gens-là posent alors sans le vouloir.

Quant aux femmes, démarches, pourparlers, raisonnements, rien ne réussit; et quand on voit que l'argent n'a pas prise sur elles, on peut être sûr que toute autre tentative échouera.

En désespoir de cause, je fais agir les plus vilains drôles du pays auprès des femmes présumées les plus complaisantes. Elles acceptent tout, jusqu'au moment où comprenant mieux ce dont il s'agit, leur pudeur se révolte, un peu tard, si tu veux, et mal à propos; mais c'est ainsi qu'elles l'entendent.

L'autre jour j'ai été éconduit, de manière à ne pas insister, d'une maison de la basse ville où, pour mon coup d'essai, je m'étais aventuré en personne. Par hasard la femme était jolie, ou belle si tu veux; car le beau est plus contestable, et peut, aux yeux de certaines gens, paraître laid, ce qui est précisément le cas de la femme dont je parle.

Elle appartient à un M'zabite, mercier dans la rue des Marchands. Il entra tout à coup, essoufflé comme s'il avait couru.

—Ce n'était pas la peine de courir, lui dit le lieutenant. Il ne répondit pas, se donna l'air de sourire; mais il nous fit un salut trop court et s'assit en face de nous, nous regardant avec des yeux veinés de rouge et promenant ses doigts carrés dans sa large barbe en éventail.

Au bout d'un instant le lieutenant me dit:

—Ce gueux-là m'agace, allons-nous-en, et qu'il nous laisse tranquilles.

Depuis je l'ai surpris en conversation très animée avec Ahmet. Ils se turent en m'apercevant. Le soir, je demandai à Ahmet:

—Est-ce que tu connais Karra, le marchand?

Ahmet alors m'expliqua qu'il avait son père à El-Biod, avec des tentes et beaucoup de troupeaux; que son père était riche et lui envoyait de l'argent; qu'il tenait peu à celui que je lui donnais, et que s'il était entré à mon service, c'est qu'il aimait à vivre avec les Français; qu'ayant reçu une certaine somme, il était en affaire avec Karra, et qu'il allait prendre un intérêt dans son commerce; mais qu'ils n'étaient pas d'accord sur les conditions; et que je les avais trouvés occupés d'en discuter.

Puis, quand je lui parlai de la femme, il rapprocha ses cinq doigts, les mit au niveau de sa bouche, comme s'il soufflait dessus; et par ce geste indescriptible qui veut dire à peu près: C'est beaucoup; ou: Que me dites-vous là! il me fit comprendre que je ne devais plus y penser.

Au fond, je soupçonne Ahmet d'être contre moi et de trahir directement mes intérêts. Quant à ce qu'il m'a dit de sa fortune paternelle, je n'en crois pas le premier mot, et je lui ai dit:

—Si tu as des rentes, tu devrais bien t'acheter un burnouss et ne pas coucher toutes les nuits dans le mien.

Ce qu'il y a de plus clair dans tout cela, c'est que je suis signalé à la surveillance des maris, et qu'on épie tous les pas que je fais dans la ville.

1er juillet 1853.

Nous voilà en pleine canicule. Le thermomètre donne à l'ombre sur ma terrasse, au nord, un maximum soutenu de 44°, de neuf heures du matin à quatre heures du soir. Les nuits ne sont guère plus fraîches. Après les grands vents des jours derniers, nous sommes entrés dans des calmes plats, et les nuages se sont dissipés d'eux-mêmes comme un rideau de gaze blanche qui se serait peu à peu replié du sud au nord. Pendant un jour encore, on les aperçut roulés sur le Djebel-Lazrag. Le lendemain, nous nagions de nouveau dans le bleu.

La canicule, compliquée du Rhamadan, semble avoir ôté le peu de forces et le peu de sang qui restaient aux pâles habitants d'El-Aghouat. On ne rencontre plus, le jour, que des visages maigres, des teints sans vie; on se traîne entre deux coups de soleil, de l'ombre à l'ombre. Aouïmer est malade. Djeridi ne quitte plus le pavé de sa boutique; à peine laisse-t-il sa porte entrebâillée, comme pour prouver qu'il n'est pas mort. Mais on a beau le secouer, il ne bouge pas, et quand on lui dit: Eh bien! Djeridi, et le café? il montre son fourneau éteint depuis le matin, ses bidons vides, ses tasses rangées sur l'étagère, et répond: Makan, il n'y en a plus.

En temps ordinaire, on dort quatre heures; aujourd'hui, tout homme qui jeûne s'autorise de son abstinence pour dormir douze heures.

Je me réveille avant l'aube, au fedjer. Un peu après, je sens comme une secousse dans mon lit, et j'entends le coup de canon qui annonce le point du jour; à cette minute-là commence le jeûne, jeûne absolu, comme tu sais, car on ne peut ni manger, ni fumer, ni boire; les voyageurs seuls ont une dispense, à la condition de faire à certains marabouts autant d'aumônes qu'ils ont bu de fois.

A ce moment-là même, je suis sûr de voir entrer Ahmet, mâchant encore sa dernière bouchée, et tenant une gamelle pleine d'eau; il a l'air satisfait, quoique éreinté par ses excès de la nuit.

Le soir, la ville est suspendue dans l'attente du canon de sept heures; et nous croyons remarquer que tous les jours il avance de quelques minutes, bien que nous soyons à huit jours à peine du solstice.

On ne sait plus à qui parler, ni que faire de ces gens-là, soit qu'ils festoient ou qu'ils jeûnent, la nuit comme le jour, on les dirait en dévotion.

Il me prend des envies de m'arracher à cette universelle torpeur. Peut-être, avant huit jours, me mettrai-je en course, pour l'Est d'abord, ensuite pour l'Ouest. Je t'ai promis de ne pas quitter le pays sans voir Aïn-Mahdy, et je tiendrai ma parole. La route est sûre, et je ne me consolerais pas de laisser à vingt lieues de moi la ville sainte de Tedjini, sans y faire, moi aussi, mon pèlerinage.

Juillet 1853.

Il y a deux jours, à la nuit close, le lieutenant me dit:

—Que faisons-nous, ce soir?

—Ce que vous voudrez.

—Où allons-nous?

—Où vous voudrez.

Tous les soirs, c'est la même demande et la même réponse, faites toutes les deux dans les mêmes termes. Puis, sans rien résoudre, il se trouve que l'ennui de chercher du nouveau, la pente de l'habitude, souvent la soif, nous mènent soit chez Djeridi, soit dans un petit café peu connu où nous avons découvert la meilleure eau qu'on boive ici, c'est-à-dire une eau claire, sans mauvais goût, sans magnésie, et renouvelée deux fois par jour par des bidons d'une propreté satisfaisante.

Ce soir-là, je ne sais comment il arriva qu'au lieu de nous arrêter chez Djeridi, nous passâmes, et que de détours en détours, allant toujours devant nous, nous nous trouvâmes à la porte des Dunes.

—Tiens, me dit le lieutenant, en aspirant une faible bouffée de brise qui venait de l'est, il y a de l'air de ce côté.

Cinq minutes après, nous étions, sans nous en douter, dans les dunes. Quelqu'un nous croisa; c'était le chasseur d'autruches qui regagnait la ville, une pioche à la main.

—D'où viens-tu? lui demanda le lieutenant.

—De mon jardin, répondit le borgne, qui passa sans plus attendre.

—Remarquez qu'il n'a pas plus de jardin que moi, me dit le lieutenant.

Quoiqu'en dehors de la ville, il faisait cruellement chaud, et nous étions sans veste et nu-tête, n'ayant rien à craindre d'un air aussi sec que la terre. Nous avions de la peine à nous tirer du sable, et nous cheminions bras dessus, bras dessous, habitude apportée des trottoirs de Paris, et que le lieutenant a adoptée par complaisance. Il n'y avait pas un mouvement de feuilles sur toute la ligne des jardins que nous suivions à droite; pas un bruit sur toute la corniche de collines qui dominaient à gauche la longue dune de sable uni où nous marchions sans entendre le bruit de nos pas, comme dans la neige.

Cependant, le terrain devint solide; nous dépassâmes les jardins; nous traversâmes, sans y prendre garde, le lit de l'Oued-M'zi, et ce ne fut qu'en remontant les premiers mouvements de sable de l'autre rive, que je reconnus à cinquante pas devant nous la forme étrange, surtout à pareille heure, du rocher aux chiens.

Je t'ai dit que les chiens avaient émigré le jour même du siège. Depuis lors, on n'a pu ni les faire rentrer, ni les expulser tout à fait du pays. Tant qu'ils ont eu de quoi manger autour du champ de bataille ou dans les cimetières, on était tranquille; aujourd'hui, pour un rien, ces bêtes, redevenues sauvages, attaqueraient les passants, comme les loups l'hiver.

Ils sont logés dans des rochers au nord et à l'est, surtout un peu au delà des dunes, dans un fragment de collines hérissées de schistes difformes et noirs comme de la houille.

On les voit de loin allant et venant sur le couronnement des rochers, galopant sur la pente de sable jaune, pour descendre vers l'angle le plus rapproché des jardins, ou remontant comme des gens qui rentrent chez eux. Presque toujours, ils ont plusieurs sentinelles établies en avant de la colline dans le lit à sec de l'Oued. Du point où souvent je vais m'asseoir, je les distingue accroupis, l'oreille droite et surveillant d'un air farouche les approches désertes de leur citadelle. Par moments, ou entend là-dedans des luttes effroyables; on voit le sable qui vole; puis c'est un tumulte de points fauves agglomérés tout à coup sur une roche noire; il en sort de partout; et les sentinelles elles-mêmes accourent pour se mêler au combat.

La nuit, ils battent la campagne, faisant la ronde autour des jardins, chassant dans les enclos, déterrant ce qu'ils trouvent, et depuis la tombée du jour jusqu'au matin, poussant des aboiements de meute qu'on est tout étonné d'entendre de la ville.

—Ils sont en chasse, dit le lieutenant; écoutez: les voilà qui font le tour par Bab-el-Chettet.

En effet, des cris lointains nous arrivaient par-dessus l'oasis; la meute était déjà à une demi-lieue de son chenil. A peine en vîmes-nous deux ou trois en retard filer à notre approche à toutes jambes, et sans plus de bruit que des chacals.

—Dans tous les cas, reprit le lieutenant, avec cela je réponds de vous. Il me montrait une canne énorme, d'un bois noueux, poli, verdâtre, cueillie je ne sais où, qui doit dater de fort loin et qu'il ne quitte jamais, sinon pour se mettre en tenue.

Nous continuâmes de monter. Arrivés à mi-côte et après avoir hésité entre le sable et le rocher, nous nous décidâmes pour un siège de pierres, trouvant le sable trop chaud, et nous nous assîmes, avec regret de ne pouvoir nous étendre.

A cette hauteur, nous aurions pu nous croire entourés de sable. L'oasis se dressait en noir à quelques cents mètres de nous; au delà régnait une ligne grisâtre représentant l'épaisseur des collines et de la ville, de même couleur que le ciel, mais au-dessus de laquelle seulement commençaient les étoiles. La nuit était si tranquille qu'on entendait distinctement les grenouilles chanter dans le marais de Rass-el-Aïoun. La voix des chiens continuait, en s'éloignant de minute en minute.

—A la bonne heure, dit le lieutenant; voilà qui, de temps en temps, nous vaudra mieux que le cabaret.

C'est une brave et bonne nature que le lieutenant N... Un esprit bien fait, clair, exact, rigide, peu sentimental, et au fond très sensible, quoi qu'il en dise; assujetti volontairement, plus encore que discipliné, et auprès duquel il est aussi agréable de parler quand il vous écoute, que de se taire quand il veut bien parler.

Ce soir-là, il avait repris une longue histoire interrompue dix fois, dix fois recommencée depuis un mois, et qui, tôt ou tard, finira, je l'espère, par une confidence.

Tout à coup, il me toucha le bras et me dit:

—Ne bougez pas, je vois là quelque chose de louche.

Il se leva, me laissa sa veste, prit son bâton, et fit rapidement quelques pas en avant.

A ce moment, je vis apparaître la forme d'un homme habillé de blanc, portant sur la tête un objet semblable à un gros pavé.

Le lieutenant s'était arrêté, et presque aussitôt je l'entendis crier d'une voix tranquille:

Ache-Koun?—Qui est là?

—C'est moi, lieutenant, répondit de même en arabe une voix que je reconnus.

Après quelques minutes de conférence, le lieutenant revint près de moi.

—C'est Tahar, me dit-il; le pauvre diable s'imagine avoir retrouvé son fils; parce qu'avec des débris humains méconnaissables, il a ramassé des loques et un ceinturon qu'il prétend avoir reconnu. Il a enterré le tout ensemble dans le sable, et de temps en temps il revient ici, à ce qu'il paraît, pour voir si les chiens n'ont pas dérangé le trou. Laissons-le faire et allons plus loin, car nous le gênerions.

—Tiens, reprit-il tout à coup, le borgne aura aidé à cacher son neveu; il est encore plus sournois que je ne croyais.

Le lendemain matin, je retrouvai le gardien des eaux à sa place accoutumée, son sablier sur les genoux, sa corde à nœuds passée dans les doigts.

Juillet 1853.

On s'étonne peut-être de ne plus me voir ni dans les rues, ni à la fontaine, car j'ai tout à fait changé mes habitudes. Aussitôt le jour venu, je me glisse dans les jardins, soit au nord, soit au sud, suivant la direction du vent, quand il en fait, ce qui est de plus en plus rare. J'y suis à l'ombre, à l'abri des mouches; et de midi à trois heures, j'y puis dormir sous les figuiers, étendu sur une terre poudreuse et molle, à défaut d'herbes.

Malheureusement, l'oasis ressemble à la ville; elle est resserrée, compacte, sans clairières, et subdivisée à l'infini. Chaque enclos est entouré de murs, et de murs trop élevés pour que la vue s'étende de l'un dans l'autre. Il en résulte qu'une fois enfermé dans un de ces jardins, on est enfoui dans de la verdure, avec quatre murs gris pour horizon. Tous ces petits vergers contigus, au-dessus desquels on voit se déployer, comme une multitude de bouquets verts, quinze ou dix-huit mille dattiers, sont traversés par un système bizarre de ruelles, formant comme un jeu de patience, avec une ou deux issues pour ce vaste labyrinthe, et dont il faut posséder la clef sous peine de ne pouvoir en sortir autrement qu'en retrouvant l'entrée. Souvent, dans la partie arrosée par l'Oued, le ruisseau coule au fond des rues; on doit alors suivre le lit de la rivière dans l'eau jusqu'à mi-jambe ou se promener à dos d'homme, comme je l'ai fait sur le dos d'Ahmet un jour qu'il m'y avait égaré. Ces ruelles inondées servent à certains endroits de lavoir; ailleurs, on rencontre des touffes de lauriers-roses presque aussi hautes que les murs et qui ont poussé dans le joint des pierres, pareilles à d'énormes gerbes de fleurs qu'on aurait mis tremper dans l'eau. Chaque enclos s'ouvre, soit sur la rue, soit sur le jardin voisin, par une porte de deux ou trois pieds de haut, barricadée de djerid ou seulement barrée au moyen de deux traverses, et sous laquelle on passe à genoux.

On n'y voit ni oliviers, ni cyprès, ni citronniers, ni orangers; mais on est surpris d'y trouver beaucoup des essences d'Europe, pêchers, poiriers, pommiers, abricotiers, figuiers, grenadiers, puis des vignes, et dans de petits carrés cultivés, la plus grande partie des légumes de France, surtout des oignons.

Si tu te souviens des jardins de l'Est, dont je t'ai parlé, si tu revois encore, comme moi, les vastes perspectives de Bisk'ra, la lisière du bois allant expirer dans les sables, sans mur d'enceinte, et faute de terre et d'eau; les derniers palmiers engloutis jusqu'à moitié du tronc; puis les clairières avec les moissons, les pelouses vertes; les étangs de T'olga dormants et profonds avec la silhouette renversée des arbres dans une eau bleue; puis au loin, presque partout, et pour enfermer cette Normandie saharienne, le désert se montrant entre les dattiers; peut-être trouveras-tu, comme moi, qu'il manque quelque chose à ce pays pour résumer toutes les poésies de l'Orient.

Aussi, faute de mieux, je prends ces petits jardins comme autant de retraites, et tous ces arbres comme des parasols mouvants.

Juillet 1853.

Ce soir, en rentrant pour préparer mon bagage (car c'est décidément demain que je me mets en course), je n'entendis rien résonner au fond de la cantine où j'avais déposé mon argent; et l'ayant vidée, je reconnus qu'on m'avait volé; mais, si bien volé, qu'il ne restait que cinq francs cachés entre deux tablettes de chocolat. Nous nous regardâmes, le lieutenant et moi; il me dit:

—C'est bien, ne perdons pas de temps et venez sur la place, où vous m'attendrez.

Au même instant, mon domestique Ahmet arrivait, montant l'escalier quatre à quatre; il put voir la cantine vide et mon linge étalé par terre. Nous sortîmes tous trois.

Dans la rue, le lieutenant me dit:

—Maintenez-le près de vous pendant trois minutes, et s'il veut fuir, saisissez-le ou appelez.

Ahmet mâchonnait une cigarette, tout en fredonnant un petit air; il avait le bras passé dans l'ouverture de son burnouss; il me regardait du coin de l'œil, et je faisais de même. Il n'y avait que peu de monde sur la place, car la nuit tombait. J'hésitais à m'emparer de lui sur un simple soupçon.

Trois minutes après, le lieutenant revint et me cria:

—Qu'en avez-vous fait?

Je me retournai: Ahmet n'était plus là.

—J'étais bien sûr que c'était lui, me dit le lieutenant.

Nous reprîmes la ruelle en courant. A deux pas de ma porte, il y a un détour, puis un second, puis un troisième; arrivés au bout du zigzag nous avions,—à droite la rue qui conduit au Dar-Sfah; et, devant nous, un couloir profond, plein d'eau, menant directement vers le Sud entre les jardins; un Arabe tout nu y lavait son linge.

—As-tu vu quelqu'un passer en courant, avec une veste rouge et son burnouss autour du bras?

—Oui, dit l'Arabe en montrant le fond du canal, il s'en va par là, il est entré dans l'eau et il court.

—Laissez-le faire, me dit le lieutenant; il va se cacher pour la nuit dans les jardins; demain, au jour, on le trouvera.

—Mais s'il n'attend pas le jour pour aller plus loin?

—Où diable voulez-vous qu'il aille? A moins qu'il ne prenne par El-Assafia, et il ne s'y risquera pas; il a à choisir entre deux, ou quatre, ou six jours de marche, pour trouver une datte à manger. Vous savez bien qu'on ne sort pas d'ici comme on veut, et que, quand on voyage, il faut emporter de quoi vivre.

Cependant, on prit quelques mesures; on lança deux cavaliers sur le contour de l'oasis, on commanda une patrouille de nuit. Pendant ce temps nous allâmes, à tout hasard, faire une perquisition dans quelques maisons de la basse ville, où nous pensions qu'Ahmet avait des intelligences.

—J'ai interrogé le cafetier, me dit le lieutenant; Ahmet a passé la nuit dernière au café; il avait sa djebira pleine d'argent; il a régalé tous ses amis, en disant que cette fortune venait des moutons de son père.

—Très bien, dis-je, je connais l'histoire, et j'aurais dû en prévoir la fin.

Nos démarches dans la basse ville causèrent beaucoup d'effroi, mais n'aboutirent à rien. Les hommes étaient absents; les jeunes femmes effrayées s'enfuyaient, sans vouloir répondre; les vieilles demandaient grâce, comme si nous les eussions menacées du supplice.

—L'enquête est nulle, dis-je au lieutenant, attendons à demain.

Deux heures après, vers dix heures, nous passions devant ma porte, lorsque nous vîmes une forme blanche se détacher du mur et, précipitamment, se retirer sous la voûte.

—Qui est là? criâmes-nous ensemble, et nous fîmes deux pas en avant, les bras étendus. Personne ne répondit. Il faisait si noir sous le porche, qu'on ne voyait pas même l'issue donnant sur la cour. Tout à coup le lieutenant me dit:

—Je le tiens. Il venait, en tâtonnant dans l'ombre, de saisir un burnouss. Il y eut une seconde de silence, pendant laquelle mon ami poussa une sorte de cri très aigu qui fit résonner la voûte et alla retentir jusque sur la place. L'inconnu ne soufflait mot et s'était collé contre la muraille.

—Veux-tu bien parler? Qui es-tu? reprit le lieutenant, dont la main remontant le long du corps avait pris l'homme à la gorge.

—Je suis Ahmet, répondit enfin une voix étranglée; et presque aussitôt:

—Lâche-moi, mon lieutenant, ou je te tue.

A peine eut-il achevé, que je vis quelque chose passer devant moi; et Ahmet alla rouler dans la rue, lancé par un coup de poing prodigieux. Le lieutenant ne fit qu'un bond, et lui appuyant son bâton sur la poitrine lui dit tranquillement:

—Tu as eu tort de menacer, tu gâtes ton affaire.

Presque au même instant, quelqu'un arrivait, courant a perdre haleine; c'était le robuste Moloud qui avait entendu l'appel de son maître.

—Pauvre Ahmet, soupira Moloud en considérant la funeste folie de son ami, allons, viens; et il l'entraîna. Sur la place, cependant, il y eut une petite scène de résistance, dans laquelle Moloud, à son grand regret, fut obligé de se montrer sévère. Il n'en continua pas moins de répéter: «Pauvre Ahmet! de sa voix de mulâtre, une singulière voix qui s'adoucit jusqu'à devenir des plus tendres quand ce mauvais musulman cède à sa passion pour la liqueur. En un moment, la nouvelle avait fait le tour des cafés, et quand notre prisonnier arriva chez Djeridi, une certaine foule arrivait sur nos pas. L'interrogatoire eut lieu séance tenante et dans la rue. Ahmet nia d'abord qu'il eût volé, puis il avoua seulement une partie de la somme.

—Où as-tu mis l'argent? lui demandai-je.

—Viens, me dit-il, on va te le remettre.

Et il nous conduisit chez Karra, ce qui me surprit médiocrement d'après les soupçons que j'avais sur lui.

L'œil du M'zabite s'anima d'une singulière expression quand il nous vit paraître devant sa petite échoppe, et qu'Ahmet lui-même lui dit:

—Donne l'argent.

Il regarda d'abord la force assez imposante qui entourait son futur associé; puis, après quelques minutes d'hésitation pendant lesquelles je reconnus son vilain sourire et j'entrevis des rancunes d'amant sous la cupidité du recéleur, il allongea la main vers le fond de sa boutique, y prit une vieille darbouka pleine de chiffons, en tira comme avec effort une chaussette en laine, et enfin vida la bourse sur la banquette. C'était à peu près la moitié de l'argent volé; le reste avait payé magnifiquement deux ou trois joyeuses nuits de Rhamadan.

Quant à Ahmet, il était fort pâle, et son regard assez doux d'habitude se fixa sur moi d'une façon haineuse. Moloud, qui ne l'avait pas lâché, lui dit amicalement:

—Qu'avais-tu besoin de voler?

—L'argent était devant moi, je l'ai pris, répondit Ahmet; c'était écrit.

Et il se laissa emmener.

—Combien croyez-vous qu'on lui fasse donner de coups de bâton? demandai-je au lieutenant.

—Oh! pas beaucoup, mais il faut qu'ils soient bons; je dirai qu'on en charge Moloud.

Ce petit incident, qui me sépare d'un domestique que j'aimais, m'a fait réfléchir. Avec des valets fatalistes, les négligences sont dangereuses; et je me suis promis, à l'avenir, de ne plus tenter personne.

III

TADJEMOUT-AIN-MAHDY

Aïn-Mahdy.—Vendredi, juillet 1853

Mercredi, dans la matinée, le commandant nous donnait nos passeports, sous forme de deux petits carrés de papier écrits de droite à gauche, pliés et cachetés à l'arabe; l'un adressé au caïd de Tadjemout, l'autre au caïd d'Aïn-Mahdy. Il nous autorisait en outre à prendre deux cavaliers d'escorte, à notre choix.

—Prenons Aouïmer, me dit le lieutenant, il nous amusera, et son ami, le grand Ben-Ameur, qui dort toujours, il ne nous ennuiera pas. Et maintenant allons boire, en attendant que la chaleur soit tombée.

La chaleur ne tomba point de tout le jour. A quatre heures, il y avait encore 46 degrés à l'ombre et 66 au soleil. Nous achevions une orangeade, étendus dans une cour sombre couverte d'un velarium en poil de chèvre noir. Nos chevaux attendaient tout sellés depuis midi, et nous n'avions encore, ni guide pour nous conduire, ni mulet pour porter nos bagages.

De quatre heures à six, on trouva le mulet. C'était un petit animal de couleur isabelle, menu, fringant, dont il fallut bander les yeux pour parvenir à le bâter. Il portait, outre nos cantines, une tente avec ses montants, le sac aux piquets, les bidons, deux outres, une gamelle. L'énorme Moloud s'offrit pour le conduire, mais à la condition de le monter; proposition inacceptable, car il l'aurait écrasé. Il y avait du monde sur la place où se faisaient nos préparatifs; on nous regardait partir.

—Dis donc, petit, es-tu allé à Aïn-Mahdy? demanda le lieutenant à un gamin de douze ans qui se trouvait là.

—Oui, Sidi, répondit l'enfant.

—Tu connais le chemin?

—Oui.

—Alors, en route, dit le lieutenant.

Et, prenant l'enfant par le milieu du corps, il le souleva de terre, le posa sur le sommet de la charge, un pied sur chaque cantine, et lui remit en main la longe du mulet; puis il enfourcha lestement sa grande jument jaune, à selle turque; j'en fis autant de mon cheval; nos deux spahis, en selle depuis une heure, avaient déjà pris la tête.

—Maintenant, va devant, dit-il au petit, qui ne s'attendait guère à être du voyage; tu auras des pommes, plus un franc par chaque journée de marche. Comment t'appelles-tu?

—Ali.

—Fils de qui?

—Ben-Abdallah-bel-Hadj.

—Où demeures-tu?

—Bab-el-Chettet.

—Ya, Moloud! cria le lieutenant à son robuste serviteur, va chez Abdallah-bel-Hadj, Bab-el-Chettet, préviens-le que le lieutenant N... emmène son fils à Aïn-Mahdy.

—Lui dirai-je pour combien de temps? demanda Moloud.

—C'est inutile; dis qu'on aura soin de lui.

Et notre petit convoi se mit en marche par la rue des Marchands. Elle était déjà déserte; toutes les ruelles l'étaient de même. A travers les portes, on devinait des préparatifs extraordinaires et des odeurs inaccoutumées de viandes rôties qui prouvaient que le jeûne allait finir et qu'on n'attendait plus que le dernier signal du canon pour entrer à pleine bouche dans les réjouissances du Baïram, aïd-el-seghir, petite fête, qui suit le Rhamadan.

—Et nous qui les emmenons à un pareil moment! pensais-je en voyant l'air contrarié de nos spahis et la mine encore plus désespérée du petit Ali, dont le cœur semblait faiblir.

—Nous partons une heure trop tard, dit le lieutenant; arrachons-les à ce spectacle.—Et il donna un coup de canne au mulet, qui prit le trot jusqu'à Bab-el-Gharbi. La voûte franchie, nous débouchâmes sur la vallée dans l'ordre suivant: Aouïmer et Ben-Ameur formant l'avant-garde et chevauchant botte à botte; au centre, les bagages avec Ali, puis le lieutenant et moi; mon domestique M... à l'arrière-garde, mais à une bonne distance de la jument jaune du lieutenant; son terrible cheval étant déjà dans la plus grande agitation.

Il était alors sept heures, la journée allait finir; une brise lente et faible commençait à se lever sur la plaine, comme le vol appesanti du houbahrah, qui bat des ailes longtemps avant de s'envoler; pourtant on respirait. Nous faisions route au couchant; obliquant pour joindre les collines, et directement contre le soleil. Une petite ouverture en forme de coin se dessinait à une lieue devant nous, dans l'écartement de deux mamelons violets.

Chouf el trek, vois le chemin! dit Ali en nous montrant l'étroite coupure où précisément l'astre allait plonger. C'était en effet le défilé du nord-ouest et la route d'Aïn-Mahdy.

—Le soleil y va, ajouta poétiquement Aouïmer.

Pendant quelques minutes il continua de nous enflammer le visage, et je marchai les yeux fermés pour en adoucir l'insupportable éclat. Peu à peu, je me sentis moins d'ardeur aux joues, moins de feu sous les paupières, et quand je les ouvris, je ne vis plus qu'un disque écarlate, échancré par le bas, qui descendait rapidement dans le défilé; puis le disque devint pourpre, et, pour parler comme Aouïmer, le céleste voyageur disparut. Moins d'une minute après, nous entendîmes le canon de la ville, et le mulet d'Ali et les deux chevaux des spahis en reçurent à la fois comme une secousse.

—Mon lieutenant, j'ai oublié ma flûte, dit Aouïmer en faisant tout à coup volte-face.

Et sans attendre la réponse, il poussa son cri de rr... et piqua ventre à terre vers Bab-el-Gharbi. Nous nous retournâmes pour le suivre de l'œil; un flocon de fumée blanche se balançait au-dessus de l'ancien bastion des Serrin, la nuit tombait sur la ville.

—Ce qui m'inquiète, dit le lieutenant en regardant attentivement le couchant, c'est qu'on ne voit pas la moindre apparence de lune.

Tu sais que le Rhamadan, qui est le carême des Arabes, dure l'espace compris entre deux lunes, c'est-à-dire un peu moins d'un mois solaire. Le jeûne quotidien commence et finit à cette minute très fictive où l'on est présumé: «ne pouvoir plus distinguer un fil noir d'un fil blanc.» Quant au mois d'abstinence, il expire au moment non moins contestable où trois Adouls déclarent avoir vu la lune nouvelle. Or, la lune, à son premier jour, se lève et se couche avec le soleil; à peine est-elle visible pendant un très court moment de crépuscule. Eût-elle paru, il suffirait d'un léger nuage, du moindre brouillard pour la cacher et pour allonger le Rhamadan de vingt-quatre heures. Il y a donc de quoi douter; mais c'est une question trop grave et qui touche à trop d'impatiences pour qu'à la fin du vingt-huitième jour tout le monde, y compris les T'olba, ne soit pas du même avis.

Il faisait presque nuit quand nous atteignîmes le col, marchant à la file et lentement sur un terrain rocailleux, dur au pas des chevaux comme un pavé de granit, et tellement sonore qu'on l'aurait cru creusé par-dessous. Presque aussitôt nous entendîmes un galop retentissant, et Aouïmer passa près de nous, escaladant, sans aucun souci, les dalles glissantes du sentier; il avait sa flûte et fumait une cigarette.

—Donne-moi du feu, lui dit le lieutenant.

Aouïmer se pencha sur sa selle, et, le feu donné, reprit la tête à côté de Ben-Ameur.

Le lieutenant se tourna vers moi et me dit:

—Il sent le mouton! j'étais sûr que c'était pour aller manger.

—Eh bien! cria-t-il, et le Rhamadan?

—Fini, mon lieutenant, répondit Aouïmer d'une voix joyeuse.

—Et la lune?

—On l'a vue.

—Qui ça?

—Tout le monde.

—Allons, tant mieux, dis-je au lieutenant, les gens d'Aïn-Mahdy n'auront plus faim quand nous arriverons, et nous sommes sûrs d'être bien reçus.

Pendant un moment nous suivîmes la silhouette brune des deux cavaliers, dont la tête encapuchonnée se dessinait à trente pas de nous, sur un ciel encore éclairé de rouge; puis la silhouette elle-même devint plus vague, le ciel en s'assombrissant la fit évanouir, la croupe argentée du cheval blanc de Ben-Ameur nous servit encore quelques instants de point de mire; enfin, le cheval à son tour acheva de disparaître avec son cavalier, et nous n'eûmes plus pour nous diriger que le pas sec et trottinant du mulet, et de temps en temps, pareil à un signal de route, le tintement métallique d'un étrier.

Nous traversions un pays inégal, mamelonné, laissant à nos chevaux le soin de nous conduire; même aux endroits les plus difficiles, ils y marchaient la bride sur le cou avec autant de sûreté qu'en plein jour, sans glissade et sans étincelles, car aucun d'eux n'était ferré. Tantôt, on devinait un pavé de roches au bruit résonnant de leur sabot, à la résistance du sol, à leur allure courte et saccadée; tantôt, au contraire, un mouvement plus souple, infiniment agréable à sentir, et comme un bercement d'avant en arrière, nous avertissait que le terrain changeait de nature et que nous entrions dans le sable. Alors on voyait vaguement s'étendre à droite de longues dunes blafardes, clairsemées de bouquets sombres.

La nuit était admirable, calme, chaude, ardemment étoilée comme une nuit de canicule; c'était, depuis l'horizon jusqu'au zénith, le même scintillement partout, et comme une sorte de phosphorescence confuse au milieu de laquelle étincelaient de grands astres blancs et couraient d'innombrables météores; quelques-uns avec tant d'éclat, que mon cheval secouait la tête, inquiété par ces traînées de feu. Il n'y avait dans l'air immobile ni mouvement, ni bruit, mais je ne sais quel murmure indéfinissable qui venait du ciel et qu'on eût dit produit par la palpitation des étoiles.

Nous nous acheminions dans le plus profond silence. Le lieutenant, dont la jument paisible se maintenait au pas de mon cheval, avait croisé les étriers sur le cou de sa bête et s'était accroupi dans sa large selle, les jambes autour du pommeau. On n'apercevait rien du petit Ali qui, probablement, s'inquiétait peu de la route; M..., toujours à l'arrière, s'occupait de calmer son cheval, toujours agité; Aouïmer avait essayé de sa flûte, puis avait fredonné, puis s'était tu; quant à Ben-Ameur, il était impossible, depuis le commencement de la nuit, d'imaginer s'il veillait encore, ou si, fidèle à son habitude, il dormait. On eût pu le croire absent, excepté quand de loin en loin la voix claire d'Aouïmer disait:—«Ya, Ben-Ameur, donne le tabac;» et quand la voix plus sourde de l'indolent cavalier répondait, comme à travers un rêve:—«Prends garde aux abricots,» la djebira de Ben-Ameur étant en effet bourrée de fruits. Pour moi, je pensais à tout ce que la vie a de plus agréable, et je m'entretenais mentalement avec ceux de mes souvenirs qui me paraissaient les plus propres à me tenir éveillé.

Vers dix heures, la nuit était si claire que je pus voir l'heure à ma montre; nous tournâmes un rocher grisâtre, en forme de pyramide, au sommet duquel on voyait une tache sombre.

—Regarde le B'étoum, dit Ali; nous voici à moitié route.

—Si nous nous couchions? dit le lieutenant qui rêvait.

—Où ça? demandai-je.

—Ici.

—Mon lieutenant, dit le guide; allons plus loin, l'Oued-M'zi est tout près.

Et nous continuâmes.

—Décidément le cheval m'engourdit, reprit le lieutenant après une nouvelle heure de silence.

Et il me fit une théorie sur les inconvénients du cheval, pendant les étapes de nuit; théorie qui tendait à prouver que la marche forcée est le plus efficace des divertissements quand on s'endort.

Vers minuit et demi, le terrain, qui montait sensiblement depuis une heure, parut s'aplanir. De larges bouffées d'air, venant d'un horizon plus éloigné, nous apportaient comme une saveur humide. Nous dominions un vaste pays où l'on pouvait distinguer des bois; on entendait à une assez grande distance encore, mais devant nous, de faibles et rares coassements.

—Allons, il reste de l'eau dans l'Oued, dit le lieutenant, que cet avertissement des grenouilles parut consoler d'être venu si loin.

Une demi-heure après nous mettions pied à terre sur un large lit de sable encore tiède, et nous sentions, sans trop le voir, le voisinage d'un petit filet d'eau. De chaque côté s'alignait une haie épaisse de roseaux; au delà, régnait un taillis d'arbres bas et sombres dont on aurait pu, malgré la nuit, distinguer la couleur et la forme; c'étaient les bois de tamarins de Recheg; et, pour la première fois, je rencontrais de l'eau dans cette rivière avare appelée l'Oued-M'zi.

—Prenons-nous la tente? demanda le lieutenant.

—Ce n'est pas la peine.

—Ni le tapis non plus, n'est-ce pas?

—A quoi bon?

Seulement on entrava mon cheval et celui de M...; quant aux deux chevaux des spahis, ils furent lâchés dans le bois, en compagnie de la jument jaune et du mulet. Après quoi, nous fîmes cercle autour d'une bougie allumée et piquée dans le sable. Ben-Ameur ouvrit sa djebira et se mit, sans rien dire, à manger des abricots. Aouïmer s'abstint, comme s'il avait déjà dîné. La nuit était si calme que la bougie brûlait sans que sa flamme vacillât.

—Le dernier couché la soufflera, dit le lieutenant.

Et chacun de nous se roula dans son burnouss et s'étendit.

—Et qui nous gardera? demandai-je.

—Le bon Dieu, dit en français Aouïmer, avec un sourire délicieux.

Je ne puis dire lequel de nous s'éveilla le premier; car, en ouvrant les yeux, je vis que mes quatre compagnons avaient, eux aussi, les yeux ouverts et considéraient le soleil qui se levait paisiblement au-dessus d'un pays tout rose, et, déjà, bordait d'aigrettes d'or le feuillage aigu des tamarins. La rivière, presque à sec, s'étendait comme un chemin de sable, couleur de lavande, entre deux rangées verdoyantes de roseaux et un double taillis de bois touffus. A peine y restait-il assez d'eau pour justifier la présence des grenouilles que nous avions entendues la veille. A un quart de lieue plus au nord, la rivière faisait un coude, et, par-dessus les berges tapissées de joncs, on découvrait une mince ligne de montagnes très éloignées, roses et lilas tendre. Des gangas, par petites bandes, des couples de pigeons bleus volaient sur la rivière avec inquiétude, et semblaient plutôt surpris qu'effrayés de nous voir. On entendait dans le taillis la voix du petit Ali qui ralliait les bêtes. C'était très joli, très riant, quoiqu'on se sentît fort abandonné.

—Il n'y a rien de tel que la campagne, me dit le lieutenant à qui l'Oued-M'zi rappelait évidemment les petits ruisseaux sablonneux de son pays. C'est dommage que l'eau soit si salée.

—On eût dit en effet de l'eau de mer, ou plutôt quelque chose d'astringent comme une forte solution d'alun.

Moins d'un quart d'heure après, nous sortions du lit de la rivière et nous apercevions Tadjemout, à trois heures de marche encore, dans l'ouest. Toute la plaine intermédiaire était unie, plate et vide; l'Oued-M'zi s'y déroulait comme un long ruban vert. A deux lieues à peu près dans l'est, on remarquait quelques palmiers mêlés à des végétations chétives, derniers restes d'une oasis morte de soif ou ruinée par la guerre; le petit Ali ne put rien m'en apprendre, sinon qu'il y avait eu là des jardins. Nous laissions en arrière les derniers mamelons du Djebel-Milah; à droite la chaîne élevée, plus robuste et parfaitement bleue, du Djebel-Lazrag; devant nous enfin, à l'extrémité de cette immense campagne stérile, l'arête vaporeuse du Djebel-Amour se découpait sur un ciel d'une extraordinaire transparence.

Nous marchions depuis une heure assez silencieusement, et déjà appesantis par le soleil qui nous embrasait les épaules, quand une bouffée de vent, venant du large, nous apporta le son lointain d'une musique arabe. A ce bruit fort inattendu dans ce pays solitaire, les deux spahis firent demi-tour, pour indiquer qu'ils entendaient; et le petit Ali, presque tout debout sur son mulet, se mit à regarder dans la direction du vent. Une ligne de poussière commençait à se former au-dessus de la plaine, entre Tadjemout et nous.

—C'est une tribu qui voyage, dit Ali; rakil, un déplacement.

En effet, le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la marche; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des tambourins; on entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis, la poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où nous nous dirigions nous-mêmes.

Enfin, il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.

Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue au moins d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs: rouge, vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la hampe. Au delà et sur le dos des dromadaires blancs ou d'un fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante; puis, arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge, stimulés par la caravane à pied; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé des dromadaires, un énorme troupeau de moutons et de chèvres noires divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.

—Ce sont des Arba, dit Ali.

—Ça m'est égal, dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.

La grande tribu des Arba, qui campe aux environs d'El-Aghouat, est une des plus importantes du sud de nos possessions; c'est avec la fameuse tribu noble des Ouled-Sidi-Scheik, la plus forte, la plus brave, la plus aguerrie, la plus opulente, enfin la mieux montée peut-être des tribus sahariennes: «Les Arba, dit M. le général Daumas dans son livre-itinéraire du Sahara algérien, sont très braves et peu soucieux d'éviter les rencontres à main armée. Ils mettent un grand luxe dans leurs armes. Leur vie est aventureuse, et d'ailleurs leur instinct violent et pillard les met trop souvent en contact avec d'autres tribus pour ne pas leur avoir fait des ennemis nombreux...» J'ajoute qu'on les cite avec les Saïd pour leur inhospitalité. Ils ont pris part à toutes les luttes qui ont agité le désert; depuis quinze ans surtout, on les trouve mêlés à toutes les affaires de guerre; nous les avions contre nous derrière les murs d'El-Aghouat; un grand nombre d'entre eux a suivi jusqu'à Ouaregla la fortune errante du Scheriff; et c'est encore chez les Arba que ce chef de partisans continue de recruter ses meilleurs cavaliers.

Au moment où nous atteignions le bord de la rivière, l'avant-garde à cheval y était déjà tout entière engagée, et le premier chameau blanc porteur d'atouche commençait à descendre majestueusement la rive opposée.

Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel; tous, avec leurs longs fusils à capucines d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle, ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes noires; d'autres avaient leur burnouss rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au nez; et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutaché d'or ou d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort beaux chevaux; mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvais ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment exprimées par les comparaisons de leurs poètes.—Je reconnus ces chevaux noirs à reflets bleus, qu'ils comparent au pigeon dans l'ombre; ces chevaux couleur de roseau, ces chevaux écarlates comme le premier sang d'une blessure. Les blancs étaient couleur de neige et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé, sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets; d'autres encore, d'un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains et auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. Tandis que cette cavalcade si magnifiquement colorée s'approchait de nous, je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres à cause du scandale qu'ils ont causé, et je compris la différence qu'il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons.

Au centre de ce brillant état-major, à quelques pas en avant de l'étendard, chevauchaient, l'un près de l'autre et dans la tenue la plus simple, un vieillard à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard était vêtu de grosse laine et n'avait rien qui le distinguât que la modestie même et l'irréprochable propreté de ses vêtements, sa grande taille, l'épaisseur de sa tournure, l'ampleur extraordinaire de ses burnouss, surtout le volume de sa tête coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui plutôt qu'assis dans sa vaste selle en velours cramoisi brodé d'or, ses larges pieds chaussés de babouches, enfoncés dans des étriers damasquinés d'or et les deux mains posées sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et un bel œil doux encadré de poils noirs, comme un œil de musulmane agrandi par le koheul. Un cavalier nègre, en livrée verte, conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à la robe de satin blanc, vêtu de brocard et tout harnaché d'or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement les grelots de son chelil, les amulettes de son poitrail et l'orfèvrerie splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son fusil de luxe.

Le jeune homme était habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme d'encolure, à queue traînante, la tête à moitié cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc, très pâle, et c'était étrange de voir une si robuste bête entre les mains d'un adolescent si délicat. Il avait l'air efféminé, rusé, impérieux et insolent. Il clignotait en nous regardant de loin; et ses yeux, bordés d'antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne, pas la moindre broderie sur ses vêtements; et de toute sa personne, soigneusement enveloppée dans un burnouss de fine laine, on ne voyait que l'extrémité de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une petite main maigre ornée d'un gros diamant. Il arrivait renversé sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d'argent, escorté de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.

Aussitôt qu'il aperçut ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour se jeter à terre et courir se prosterner devant eux; mais le lieutenant lui posa la main sur l'épaule; l'enfant étonné comprit le geste et ne bougea pas.

Pendant ce temps, je regardai ce jeune cavalier à mine impériale, au milieu de son cortège barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe grise pour pages; je jetai les yeux sur le charmant Aouïmer, qui me fit l'effet d'un histrion, puis je considérai assez tristement la tenue du lieutenant; j'imaginai ce que devait être la mienne pour un œil difficile en fait d'élégance, et je ne pus m'empêcher de dire au lieutenant:

—Comment trouvez-vous que nous représentions la France?

Le vieillard passa et nous salua froidement de la main; nous y répondîmes avec autant de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme, arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête; l'animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière et alla retomber deux pas plus loin; le petit prince s'était habilement dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans même jeter les yeux sur nous.

Les musiciens venaient ensuite, marchant sur deux rangs, la bride passée dans le bras, les uns frappant d'un geste martial sur de petits châssis carrés tendus de peau, d'autres tambourinant avec des crochets de bois sur des timbales du diamètre d'un petit tambour, les autres soufflant dans de longues musettes en forme de hautbois. Puis arrivaient, sur deux de front, et les deux plus richement équipés tenant la tête, les chameaux porteurs d'atatiches; c'étaient de grands animaux efflanqués, nerveux, lustrés, presque aussi blancs que de vrais mahara et marchant, comme disent les Arabes: «du pas noble de l'autruche.» Ils avaient des mouchoirs de satin noir passés au cou et des anneaux d'argent aux pieds de devant. Les atatiches, sorte de corbeilles enveloppées d'étoffes avec un fond plat garni de coussins et de tapis, dont les extrémités retombent en manière de rideaux sur les deux flancs du dromadaire, faisaient plutôt l'effet de dais promenés dans une procession que de litières de voyage. Imagine un assortiment de toute espèce d'étoffes précieuses, un assemblage de toutes les couleurs: du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or sur le fond noir, et des fleurs d'argent sur le fond citron; tout un atouche en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive; l'orange à côté du violet, des roses croisés avec des bleus, des bleus tendres avec des verts froids; puis des coussins mi-partie cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus grave, cramoisis, pourpres et grenats, tout cela marié avec cette fantaisie naturelle aux Orientaux, les seuls coloristes du monde. C'était le point le plus brillant et le centre éclatant de la caravane. Vu de face et d'un peu loin, ce haut appareil s'élevait comme une sorte de mitre étincelante au-dessus de la tête vénérable des dromadaires blancs, et complétait cette physionomie sacerdotale que tu leur connais. On n'entrevoyait rien des voyageuses de distinction suspendues dans ces somptueux berceaux; mais un nègre à pied, qui se tenait au-dessous de chaque litière, de temps en temps levait la tête et s'entretenait avec une voix qui lui parlait à travers les tapisseries.

Là s'arrêtaient le luxe des étoffes et l'éclat des couleurs; car, immédiatement après, venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier, la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes, les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de la marche; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et qui battaient des ailes en jetant des cris de détresse; par-dessus tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile autour de sa vergue; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air et retenu par des amarres à peu près comme un mât avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le dos montueux des chameaux. Il y en avait cent cinquante ou deux cents pour transporter les bagages et les «maisons de poil» de cette petite cité nomade en déménagement. On voyait, en outre, de jeunes garçons, assis tout à fait à l'arrière des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de grands cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans l'autre; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem, qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille à la ceinture et filant. De petites filles suivaient, entraînant ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge, cheminaient appuyées sur de longs bâtons; tandis que de grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs jambes traînant à terre. Il y avait des nègres qui, dans leurs bras d'ébène, tenaient de jolis nourrissons coiffés de la chechia rouge; d'autres menaient par la longe des juments couvertes, depuis le poitrail jusqu'à la queue, de djellale à grands ramages, et suivies de leurs poulains; j'en remarquai qui conduisaient par les cornes des béliers farouches, comme s'ils les traînaient aux sacrifices: c'était aussi beau qu'un bas-relief antique. Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres et les moutons. C'était là que se tenait la meute hurlant, aboyant, harcelant sans cesse la queue du troupeau; notre approche augmentant encore la rage des chiens et ajoutant à l'épouvante des moutons, nous prîmes le trot, et bientôt nous eûmes dépassé l'extrême arrière-garde de la caravane.

Pendant une heure encore, on entendit le bruit des cornemuses, et nous continuâmes de voir la poussière qui s'éloignait dans la direction des montagnes de l'Est.

—Avouez, dis-je au lieutenant, que voilà une manière de déménager qui vaut mieux que la nôtre.

Et je lui rappelai, car il l'avait oublié, comment s'effectue un changement de domicile chez le peuple le plus spirituel et le plus policé du monde.

Je ne connais pas de village arabe qui se présente avec plus de correction ni dans des conditions de panorama plus heureuses que Tadjemout, quand on l'approche en venant d'El-Aghouat. Il couvre un petit plateau pierreux qui n'est qu'un renflement de la plaine et s'y développe en forme de triangle allongé. La base est occupée par un rideau vert d'arbres fruitiers et de palmiers; les saillies anguleuses d'un monument ruiné en marquent le sommet. Un mur d'enceinte collé contre la ville suit la pente du coteau et vient, par une descente rapide, se relier, au moyen d'une tour carrée, aux murs extérieurs des jardins. Ces murs sont armés, de distance en distance, de tours semblables; ce sont de petits forts crénelés, légèrement coupés en pyramides et percés de meurtrières. La ligne générale est élégante et se compose par des intersections pleines de style avec la ligne accentuée des montagnes du fond. Le ton local est gris, d'un gris sourd que la vive lumière du matin parvenait à peine à dorer. Une multitude de points d'ombre et de points de lumière mettait en relief le détail intérieur de la ville et, de loin, lui donnait l'aspect d'un damier irrégulier de deux couleurs: gris et bleu. Deux marabouts posés à droite, sur la croupe même du mamelon, l'un rouge et l'autre blanc, faisaient mieux apparaître encore, par deux touches brillantes, la monochromie sérieuse du tableau.

A une demi-lieue de la ville, nous dépêchâmes Aouïmer avec la lettre adressée au caïd, et nous lui recommandâmes de veiller à ce que la diffa fût très simple, car nous avions affaire à des gens pauvres. Puis le lieutenant s'approcha d'Ali et lui fit la leçon suivante:

—En quelque endroit que nous soyons, souviens-toi que c'est monsieur et moi qui sommes les maîtres; ainsi n'embrasse les genoux de personne;—tu me comprends?

Le petit Ali porta la main droite à sa poitrine et répondit: Oui, Sidna.—Formule presque inusitée de respect, qui ne s'adresse qu'aux puissants de la terre.

A mesure que nous approchions, tournant les jardins pour entrer par l'est, l'aspect de Tadjemout changeait, les montagnes s'abaissaient derrière la ville; et tout ce tableau oriental se décomposant de lui-même, il ne resta plus, quand nous en fûmes tout près, qu'une pauvre ville, mise en ruines par un siège, brûlée, aride, abandonnée, et que la solitude du désert semblait avoir envahie. Il était neuf heures; le soleil déjà haut, la frappait d'aplomb. Nous arrivions, par un cimetière, au-delà duquel on voyait une porte carrée, pareille à toutes les portes arabes, ménagée dans la tour qui relie les remparts aux murs des jardins. Un Arabe à mine farouche, chaussé de brodequins poudreux et portant un long fusil pendu dans le dos, suivait en même temps que nous ce chemin hérissé de pierres tumulaires, poussant devant lui un âne boiteux chargé de deux outres vides. A droite, et vers le sommet du mamelon traversé par de longues assises de rochers rougeâtres, on voyait deux chevaux étiques, la tête pendante et plantés sur leurs quatre pieds comme sur des piquets. Rien de plus, personne au-dessus des murailles; pas un bruit. A gauche et dans des massifs d'abricotiers, on entendait roucouler des tourterelles.

Après un assez long circuit dans des rues sans soleil, plus étroites encore que celles d'El-Aghouat et pavées de dalles encore plus glissantes, nous prîmes une petite ruelle au bout de laquelle on voyait des gens occupés à desseller le cheval d'Aouïmer. Arrivés là, nous mîmes pied à terre, et l'on nous fit entrer sous un vestibule fort obscur, et dans lequel s'enfonçait, suivant l'usage, un divan en maçonnerie élevé de quatre pieds au-dessus du sol. Le vestibule était encombré de gens qui se démenaient beaucoup sans le moindre cri. Il y avait déjà quelqu'un étendu sur le dos au beau milieu du divan, et autour duquel tout le monde s'empressait. Au moment où nous apparûmes, un Arabe, assez proprement vêtu d'un burnouss couleur amadou, lui présentait d'une main une gamelle de lait, tandis que de l'autre il l'invitait à choisir au milieu d'un boisseau au moins de petites pommes vertes amoncelées sur le tapis. C'était Aouïmer qui se faisait servir par le caïd de Tadjemout: Il se mit à sourire en nous voyant et nous dit en français, de sa voix la plus claire:—Bonjour, mon lieutenant, comme s'il ne nous avait pas vus depuis un mois.

Notre arrivée avait attiré une certaine foule devant la maison du caïd. Aussi, le vestibule ne tarda pas à se trouver rempli; et bientôt, la porte obstruée ne pouvant suffire à la curiosité de tous ceux qui, privés d'entrer, auraient voulu voir, le plus grand nombre des visiteurs demeura dehors, et fit bien inutilement galerie dans la rue. Au bout d'un instant, il n'y eut plus moyen de respirer, et j'avais perdu tout espoir de prendre un seul moment de repos. D'ailleurs, ce n'est jamais un séjour bien délicieux que celui du divan chez les pauvres habitants des ksours du Sud. On n'y échappe aux coups de soleil,—danger réel, il faut l'avouer, pendant la canicule,—qu'avec la chance d'y rencontrer toutes les incommodités imaginables. Et quant à celui-ci, j'avais jugé, dès l'abord, qu'il renfermait une combinaison de petits supplices dont le moindre était, sans contredit, la chaleur épouvantable d'une étuve sèche; et je m'étais tout de suite aperçu, à de cruelles démangeaisons qui m'envahirent tout le corps, que les mouches avaient ici, dans les tapis, toute une armée d'odieux auxiliaires.

Une hirondelle avait son nid dans le plafond, juste au-dessus du divan. Les petits étaient nés, et, toutes les cinq minutes, l'hirondelle arrivait avec un brin de quelque chose dans le bec. La porte était basse; entre le cintre et la tête des gens attroupés sur le seuil, il ne restait que juste assez d'espace pour elle; elle s'y glissait en poussant un léger cri. Aussitôt, je regardais en l'air et je voyais six petites têtes rondes coiffées d'un duvet noir avancer au bord du nid six becs ouverts et pépiants; de petits becs d'oiseaux naissants avec un bourrelet jaune qui les fait ressembler à des lèvres. L'oiseau partageait de son mieux entre tous ses nourrissons; puis, l'une après l'autre, les têtes se retiraient dans le nid. La mère, un peu surprise de voir son asile occupé par tant de monde, hésitait pour s'en aller, entre la porte de la cour et celle de la rue; sans doute elle avait des raisons pour préférer la seconde, car c'était celle qu'elle choisissait, bien que l'autre fût à peu près libre. Chaque fois c'était la même incertitude, et chaque fois j'entendais du milieu des Arabes une voix grave qui disait: balek! (prends garde!) Alors il y en avait qui se courbaient en deux pour lui faire place, d'autres encore plus complaisants qui s'écartaient tout à fait; l'oiseau prenait son élan et filait en jetant un nouveau cri.

Grâce à ce trait de caractère assurément touchant, j'aurais volontiers pardonné à ces braves gens de nous faire étouffer par leur politesse malentendue, mais, quoique endurci déjà contre beaucoup de misères, je trouvai cette manière de se reposer si pénible, que j'aimai mieux marcher. La diffa ne pouvait manquer de se faire attendre, car c'est une cérémonie qui, dans tous les cas, demande certains préparatifs et dont la solennité dépend en grande partie de la lenteur qu'on y apporte. Tous les visages étaient ruisselants; les burnouss transpiraient comme des langes de bain. Je ressentais, en outre, d'intolérables piqûres, et je dis au lieutenant, qui me paraissait ne rien éprouver de semblable: Sentez-vous?—Non, mon ami, me dis le lieutenant, mais je les vois. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'aller vous promener.—Au moment où je sortais, je me trouvai face à face avec le caïd, qui portait dans ses bras un petit mouton noir tout frémissant de se trouver pris et qui bêlait. Un autre grand gaillard, vêtu comme le caïd d'un burnouss de fantaisie jaunâtre, et lui ressemblant un peu, le suivait d'un air enjoué, un couteau à la main. Le caïd, croyant m'être agréable, me présenta le pauvre animal, écarta sa laine à l'endroit des côtes et me montra qu'il était gras et blanc. De mon côté, je fus obligé, par convenance, de palper cette chair vivante qu'on allait mettre à la broche et que j'allais manger dans une heure. Mais je me fis un peu l'effet d'un sauvage, et la diffa de Tadjemout ne m'inspira plus le moindre appétit.

Les rues étaient silencieuses, presque désertes, l'ombre y décroissait rapidement, et je n'y rencontrai que de rares habitants étendus déjà sous le porche obscur des maisons. J'entrevis un ou deux enfants qui se cachaient, et je pus entendre, en passant, le tic-tac des métiers, comme dans certaines cours d'El-Aghouat. Je fis le tour de la ville par l'est et m'acheminai, malgré la chaleur, vers le marabout blanc qu'on voit de loin briller dans ce tableau décoloré. C'est la sépulture de Sidi-Atallah, un des patrons de Tadjemout et l'ancêtre des Ouled-Sidi-Atallah, petite tribu d'une centaine de tentes qui campe aux environs de Tadjemout, et y dépose ses grains. Le marabout commande la ville à l'est, à peu près comme celui de Si-Hadj-Aïca commande un quartier d'El-Aghouat. Il est entouré d'un petit mur en pierres sèches et barricadé de manière à ce qu'on n'y puisse entrer. Il y avait une multitude de loques accrochées au mur par dévotion.—Puis, suivant l'arête du mamelon, je rentrai dans la ville par le nord.

Tadjemout ne s'est point relevé du siège qu'il a subi en même temps que sa voisine Aïn-Mahdy. Ce débris noirâtre, qu'on voit de loin denteler le sommet de la ville, c'est, avec une enceinte assez vaste, mais rasée à fleur de terre, et quelques pans de murs encore tachés par le feu, tout ce qui reste de l'ancienne kasbah démantelée pendant la guerre. Toutes ces maisons si bien groupées à distance sont dans le plus triste état de misère et s'en vont en ruines. On a seulement relevé les tours et réparé l'enceinte des jardins, car la grande affaire était de protéger les plantations.

Ces jardins entourent la ville de trois côtés. L'Oued M'zi la contourne en décrivant comme eux trois quarts de cercle; son lit est large; il est contenu, du côté des jardins, par une berge élevée, de terre rougeâtre, sans cailloux; de l'autre, il paraît s'étendre assez loin dans la plaine, au moment de la crue des eaux; mais, dans cette saison de sécheresse, il devient inutile, et n'arrose ni ne protège plus rien. On n'y voit pas la moindre place humide. De même qu'à El-Aghouat, il disparaît sous le sable pour ne se montrer qu'à l'époque des pluies.

Le soleil était déjà presque perpendiculaire quand je m'arrêtai sur les débris de l'ancienne kasbah, devant le panorama de la plaine. Je retrouvais El-Aghouat à la même heure, avec le désert de moins, mais avec une stupeur encore plus grande dans l'intérieur de cette ville accablée de chaleur. On n'entendait rien, on ne voyait rien remuer. Au delà de l'îlot vert des jardins, l'œil découvrait un horizon de terrains nus, caillouteux, brûlés, fuyant dans toutes les directions vers un cercle de montagnes fauves ou cendrées, d'un ton charmant, mais où l'on devinait l'aridité de la pierre sous la tendresse inexprimable des couleurs. Un petit nuage unique flottait au-dessus d'un piton bleuâtre du Djebel-Amour. La ville, environnée de pentes grisâtres, sans aucune ombre, enflammée de soleil, ne donnait plus signe de vie. Les deux chevaux que j'avais aperçus en arrivant n'avaient pas changé de place; seulement, ils s'étaient couchés, la tête du côté du nord. Il y avait une tente en poil noir plantée parmi les ruines, et sous laquelle une femme en haillons battait du lait dans une outre. La nuit la plus profonde est pleine de gaieté à côté de ce tableau désolé. On ne connaît point en France l'effet de cette solitude et de ce silence sous le plus beau soleil qui puisse éclairer le monde. Dans nos pays tempérés, le soleil de midi fait sortir de terre tout ce qu'elle a de vie et de bruits, et semble exaspérer toutes les passions joyeuses de la campagne. Ici, le soleil de midi consterne, écrase, mortifie, et c'est l'ombre de minuit qui répare et à son tour redonne la vie.

Une seule chose, grâce à des ressources de sève inconcevables, résiste à la consomption de ces terribles étés, qui dessèchent les rivières, corrompent les eaux qu'ils ne peuvent tarir, et ne donnent qu'à peu de gens le temps de vieillir,—c'est la couleur verte des feuillages; couleur extraordinaire dont nous n'avons pas d'expression dans les harmonies ordinaires de la palette. Je me suis rappelé les taillis de chêne les plus verts, les potagers normands les mieux arrosés, à l'époque la plus épanouie de l'année, aussitôt après la frondaison, sans trouver quelque chose de comparable à ce badigeonnage de vert émeraude, entier, agaçant, et qui fait ressembler tous ces arbres à des joujoux de papier vert qu'on planterait sur du bois jaune. Ce qui rend le désaccord plus bizarre et aussi la comparaison plus juste, c'est que le pied des arbres repose en effet sur un terrain presque tout à fait nu, couleur de chaume, où l'on ne voit que quelques petits carrés de légumes mal arrosés et plus mal venus, des haricots et des fèves à feuilles flétries.

Ces jardins, si desséchés par le pied, si verdoyants par le sommet, sont toute la fortune et toute la gaieté de Tadjemout. On les dit fertiles. Pour moi, je n'y ai vu que des pommes et des abricots. Les pommes sont petites, de couleur fade, et pareilles à des pommes à cidre, pour la grosseur et pour le goût. Quant à l'abricotier du sud, c'est un bel arbre, de haute taille, d'un port sérieux, d'un feuillage élégant, régulier, et qui conviendrait aux paysagistes de style; voilà pourquoi je le signale en passant. C'est un feuillage arrondi par masses compactes ou développé en longues grappes traînantes, et dont l'exécution, naturellement indiquée, s'exprime par un travail serré de touches rondes posées symétriquement, comme des points de broderie. Cela rappelle exactement l'exécution calme et savante du Diogène et du Raisin de Chanaan. A l'automne, quand l'arbre est devenu brun, la ressemblance doit être parfaite. L'abricotier, comme les pommiers normands et les orangers, se couvre de fruits en si grand nombre, que chaque feuille verte est accompagnée d'un fruit d'or. Cet arbre, d'aspect mythologique, est, après les dattiers, ce qu'il y a de plus précieux dans les vergers du Sud. Les abricots secs forment, tu le sais, le fond de la cuisine arabe; on les fait sécher sur des claies, et, pendant tout le reste de l'année, on en compose, avec fort peu de viande et beaucoup de sauce au fel-fel, toute sorte de ragoûts, entre autres le hamiss.

Des grenadiers, dont les fleurs commençaient à faire place au fruit; des poiriers; des figuiers bas, à feuilles plus petites et plus foncées que les figuiers d'Europe; quelques pêchers, au feuillage grêle un peu plus doré que le reste; des vignes poussant en tout sens avec les plus grands caprices et portant déjà des verjus monstrueux; par-dessus tout cela les aigrettes des palmiers d'un vert froid, légèrement jaunes ou rougissantes au point de jonction des palmes, voilà les jardins de Tadjemout, c'est-à-dire de tous les ksours du Sud.

Somme toute, ici les oiseaux sont plus heureux que les hommes; car ils se nourrissent aussi bien et vivent plus commodément. Ils ont le peu de fraîcheur que la végétation parvient à exprimer du sol, et le moindre vent qui remue cette atmosphère inerte et brûlante de midi, ils le recueillent en paix dans leurs maisons mouvantes de feuillages. On ne les aperçoit pas, et c'est à peine si on les entend se déranger dans les feuilles quand on passe à côté d'eux. Quelquefois, une petite tourterelle fauve, à collier lilas, s'envole et se réfugie sur un palmier; elle agite, en s'y posant, le djerid flexible; on la voit un moment se balancer sur le ciel bleu, puis elle se retire au cœur de l'arbre, elle y pousse un ou deux roucoulements, fait mouvoir encore les dards aigus des palmes, et tout se tait, en même temps que tout redevient immobile.

Quand j'entrai dans le vestibule, où l'odeur du repas semblait avoir rassemblé toutes les mouches et tous les affamés du quartier, le caïd, qui n'attendait plus que mon retour, fit un signal du côté des cuisines, et je vis apparaître, au bout d'un bâton, le cadavre rissolé et tout fumant du petit agneau noir.

Aouïmer fut d'une gaieté folle pendant tout le repas, et Ben-Ameur essaya de nous persuader que les habitants de Tadjemout seraient heureux de nous retenir jusqu'au lendemain; mais nos pauvres chevaux expiraient de chaleur dans la cour, et c'était nous soulager tous que de nous mettre en route. Avant trois heures, nous prenions congé du caïd et nous sortions par Bab-Sfaïn, porte qui s'ouvre du côté d'Aïn-Mahdy.

Aïn-Mahdy, juillet 1853.

—J'accomplissais en ce moment un de mes plus vieux rêves de voyage; rêve est le mot, car à l'époque où je le faisais, en examinant la carte du Sahara, il était plus que douteux qu'il pût jamais se réaliser. Ce n'était ni son éloignement, ni la nouveauté du pays qui m'attiraient vers ce lieu-là, de préférence à tant d'autres, tout aussi propres à m'émouvoir; c'était je ne sais quoi de séduisant dans le nom, quelques lambeaux appris de son histoire, le bruit d'un grand personnage religieux luttant derrière ces remparts contre le premier homme de guerre de l'Afrique moderne, beaucoup d'imaginations colorant une vague perspective de faits et de paysage; enfin, je ne sais quelle singulière intuition du vrai qui m'avait fait imaginer une sorte de ville abbatiale, dévote, sérieuse, hautaine et dominée, comme Avignon, par un palais de pape. Chemin faisant, je me rappelais le temps où El-Aghouat était encore pour Alger un pays fort mystérieux, et je pensais au nombre d'événements, petits ou grands, que le hasard avait dû combiner pour faciliter ma promenade; et ce qui m'étonnait le plus dans tout cela, c'était d'en être aussi peu surpris et de trouver tout simple que j'eusse déjeuné le matin à Tadjemout et que j'allasse à présent dîner à Aïn-Mahdy.

Nous avions devant nous une plaine unie, pierreuse, sans aucun accident de terrain et sans variété d'aspect. A droite et à gauche, fuyaient parallèlement deux bourrelets d'une couleur exquise et seulement tachés d'ombres pareilles à des gouttes d'eau bleue. A l'extrémité de la plaine, on distinguait un renflement dans la ligne droite de l'horizon; c'était derrière ce mouvement du sol que nous allions voir apparaître Aïn-Mahdy. La montagne au delà devenait plus bleuâtre à mesure que le soleil inclinait de son côté. De petits sentiers grisâtres se dirigeaient en droite ligne dans la plaine et menaient sans détours de Tadjemout à Aïn-Mahdy. Il n'en fallait pas davantage pour indiquer le voisinage d'une ville fréquentée.—Ces deux ou trois sentiers, séparés par des intervalles presque égaux, où la terre est battue, où il y a moins de cailloux qu'ailleurs, c'est une grande route de caravane. Le gros de la troupe marche à la file dans le sillon du milieu, le plus poudreux, le seul qui ne soit jamais interrompu; les cavaliers d'escorte, les conducteurs de chameaux vont parallèlement dans les petits sentiers latéraux, à la file aussi, car il n'y en a guère où l'on remarque le passage ordinaire de plus de deux cavaliers de front. La route se trouve ainsi tracée dans la direction la plus courte. Quand on rencontre une touffe d'alfa, de chih ou de k'tâf, on la tourne; l'herbe continue de pousser; et c'est le chemin qui fait un circuit, grâce à l'imperturbable régularité des voyageurs. Je m'amusais à reconnaître la large empreinte des chameaux, le pied des chevaux, celui des hommes. De loin en loin, nous retrouvions des marques de roues, presque effacées par les pluies d'hiver. N'était-ce pas la voie des canons qui sont venus d'El-Biod mitrailler les murs d'El-Aghouat? De rares gangas, qu'on ne voyait pas, faisaient entendre au-dessus de nos têtes de faibles cris perdus dans le silence. A gauche, et sur des plans inclinés qui remontaient vers les collines, on distinguait de temps en temps des points fauves tachés en dessous de blanc. Ces points fauves étaient mobiles, et malgré l'énorme distance, on voyait le lustre du poil. C'étaient des gazelles qui paissaient parmi des alfa jaunissants. Le chemin que nous suivions était couvert de leurs traces; on eût pu dire que la terre exhalait le musc.

A moitié chemin à peu près, nous vîmes venir à nous deux voyageurs à pied, conduisant trois petits ânes. Deux de ces ânes étaient chargés; le troisième, velu comme un ours et de la taille d'un gros mouton, trottait gaiement en avant des autres et s'arrêtait fréquemment pour accrocher au passage un rameau pâle de k'tâf. Les hommes étaient nègres, mais de vrais nègres pur sang, d'un noir de jais, avec des rugosités sur les jambes et des plissures sur le visage, que le hâle du désert avait rendues grisâtres: on eût dit une écorce. Ils étaient en turban, en jaquette et en culotte flottante, tout habillés de blanc, de rose et de jonquille, avec d'étranges bottines ressemblant à de vieux brodequins d'acrobates. C'étaient presque des vieillards, et la gaieté de leur costume, l'effet de ces couleurs tendres accompagnant ces corps de momies me surprirent tout de suite infiniment. L'un avait au cou un chapelet de flûtes en roseau, comme le fou de D'jelfa; il tenait à la main une musette en bois travaillé, incrustée de nacre, et fort enjolivée de coquillages. L'autre portait en sautoir une guitare formée d'une carapace de tortue, emmanchée dans un bâton brut.

Quant aux ânes, je fus longtemps à deviner ce qu'ils avaient sur le dos. Outre plusieurs tambourins ornés de grelots, d'autres instruments de musique, reconnaissables à leur long manche, et un amas de loques fanées, je voyais, à distance, quelque chose comme une quantité de paquets de plumes ondoyer au-dessus de la charge et flotter confusément jusque sur leurs oreilles. En approchant, je m'aperçus que ces paquets étaient de toutes les couleurs et de la plus singulière apparence; c'étaient à peu près des oiseaux par le plumage; par la forme, c'étaient des bêtes impossibles; et, ce qui m'étonna le plus, ce fut de voir que chacun de ces monstres avait positivement un bec et deux pattes. Il y en avait un grand nombre de tailles diverses, et tous d'une composition plus ou moins propre à frapper l'esprit; les uns petits, armés d'un bec énorme et montés sur des échasses de flamands; les autres, pesants comme une outarde, avec une tête imperceptible et des pieds filiformes; d'autres d'un air tout à fait farouche, auxquels il ne manquait que le cri pour être l'idéal de ce qui fait peur.—Imagine, mon cher ami, ce qui peut sortir de la fantaisie d'un nègre, quand il s'amuse à refaire des oiseaux avec des peaux cousues, des pattes et des têtes rapportées.

C'étaient donc des bateleurs avec leurs marionnettes. Ils sortaient d'Aïn-Mahdy, où je doutai qu'ils eussent fait leurs frais, et s'en allaient par Tadjemout, chez les Ouled-Nayls d'abord, puis dans les douars du Tell, essayer l'effet de leur innocente industrie. Je dis à Aouïmer de les questionner: mais ils parlaient fort peu l'arabe, et faute de nous comprendre, je ne pus savoir d'où ils venaient. Le seul nom que je reconnus dans le récit fait en langue nègre de leur longue odyssée fut Ouaregla.—«C'est une ville où l'on aime beaucoup à rire,» dit Aouïmer.—A tout hasard, je leur criai: Kouka, Kano, et tout ce que je connaissais de noms appartenant au Bernou. Ils se mirent à rire avec cette aimable gaieté des nègres, les plus francs rieurs de tous hommes, et ils répétèrent: Kouka, Kano, d'un air de connaissance: j'en conclus, peut-être à tort, qu'ils pouvaient bien avoir des relations avec le lac Tchad ou le Haoussa. Ils nous demandèrent de l'eau. Heureusement que l'outre était pleine. Après quoi, nous nous souhaitâmes mutuellement bon voyage, et je me retournai pour les voir s'éloigner dans la direction de Tadjemout, qui n'apparaissait plus au fond de la plaine, à présent dorée, que comme une tache grise au-dessus d'une ligne verte.

La première fois que je traversai la Metidja, pour aller d'Alger à Blidah, je fus d'abord étonné (j'étais débarqué de la veille) de faire ce trajet en diligence, à peu près comme sur une route de France; mais je le fus bien davantage de rencontrer, au milieu de la plaine, un Auvergnat en veste de velours olive et coiffé d'une casquette de loutre, qui portait devant lui un orgue de Barbarie et en jouait tout en marchant. C'était à peu près à l'endroit qu'on appelle les Quatre-Chemins: la plaine était verte, hérissée de palmiers nains; on voyait çà et là, entre la route et la montagne, pointer une tête isolée de palmier en éventail; le magnifique encadrement de l'Atlas enfermait l'horizon dans un cercle veiné de bleu, couronné de neiges, et d'une imposante tournure; c'était une admirable entrée. Je venais d'apercevoir un chacal qui traversait la route, comme aurait fait chez nous un renard; et je voyais de loin, posées parmi les joncs, deux cigognes dont l'une, comme l'ibis antique, tenait dans son bec quelque chose qu'on pouvait prendre pour un serpent. L'Auvergnat jouait l'air de la Grâce de Dieu. Ce jour-là je fus indigné.—Hier, en me séparant des musiciens nègres, ce souvenir m'est revenu, et je l'ai pris avec moins d'amertume. Il m'a semblé que cette nouvelle rencontre donnait un sens philosophique à la première. Je comparais ces pauvres émigrants venus, l'un de Bernou, l'autre du Cantal ou de la Savoie, et je n'ai pu m'empêcher d'admirer encore davantage les combinaisons du hasard, en pensant qu'un jour ils se rencontreraient peut-être, l'un avec sa guitare d'écaille, l'autre avec son coffre à musique, et qu'ils joueraient ensemble des airs nègres et des airs parisiens, au milieu d'une ville arabe devenue française.

Vers six heures, nous perdîmes Tadjemout de vue; et presque aussitôt, nous découvrions devant nous la silhouette massive, écrasée, légèrement renflée vers le milieu, d'une ville solitaire, de couleur brune, marquée de deux points plus clairs vers le centre: c'était Aïn-Mahdy. A ce moment, le soleil, qui déclinait vers les montagnes, prenait déjà la ville à revers, en dessinait seulement les contours dentelés, et noyait dans un rayonnement mêlé de violet et de bleu verdâtre les premiers échelons du Djebel-Amour. A mesure que nous approchions, le jour baissait; l'heure ne pouvait être mieux choisie pour entrer dans cette ville longtemps mystérieuse et demeurée sainte. Cette demi-clarté du soir qui n'allait nous la montrer que confusément, l'ombre qui commençait à l'envelopper avant que nous en fussions trop près, tout cela convenait à merveille au sentiment particulier mêlé de curiosité et de respect que m'inspirait Aïn-Mahdy.

Il était sept heures quand nous atteignîmes le pied du rempart. C'est une muraille en maçonnerie solide, avec des créneaux très rapprochés, et coiffés de petits chapiteaux en pyramides. Aouïmer nous avait précédés pour prévenir le caïd de notre arrivée, et nous entrâmes dans la ville très modestement escortés d'un seul cavalier. En deçà du rempart règne un mur moins élevé, qui forme l'enceinte intérieure des jardins, de sorte que les jardins ont, comme la ville, une ceinture continue. Entre ce mur et le rempart passe un chemin de ronde étroit et sinueux. C'est par là que le guide nous fit tourner pour aller gagner la grande porte: Bab-el-Kebir. Cette porte a l'air d'une entrée de forteresse; elle est pratiquée dans une haute muraille et flanquée de deux grosses tours carrées. Elle est beaucoup plus élevée que ne le sont d'habitude les portes des villes arabes; elle a de solides battants armés de ferrures; un encadrement de chaux en dessine le contour, presque aussi large que haut; une banquette dallée de pierres grises, polies comme du fer usé, garnit extérieurement le pied du mur. Le porche est profond, avec des enfoncements ménagés dans l'épaisseur des tours latérales, et forme à l'intérieur une véritable place d'armes.

La rue sur laquelle on débouche après avoir franchi la voûte complète cette entrée monumentale. Elle est très large pour une rue arabe, comprise entre deux grands murs sévères, bâtis de pierres, sans ouvertures, et si propre qu'on la dirait balayée. Au bout de cent pas, elle tourne à angle droit au pied d'une maison blanche, d'architecture mauresque, et dont la forme singulière rappelle à la fois le palais et la mosquée. Cette maison blanche, élevée, percée à l'étage supérieur de fenêtres en ogives précieusement sculptées, est l'une des maisons du marabout Tedjini; c'est aussi le lieu de sa sépulture et la mosquée d'Aïn-Mahdy. Ce nom de Tedjini, qui n'éveillera chez toi, quand tu me liras, qu'un intérêt bien vague, ce seul nom, quand je l'entendis sortir avec componction des lèvres du petit Ali, me fit éprouver, mon cher ami, une émotion très sincère. Il imprimait à ce qui m'entourait un caractère précis de grandeur, d'héroïsme et de sainteté. Je sentis que l'âme de cet homme vaillant animait encore cette ville à l'air si hautain et si recueilli. Mes imaginations d'autrefois ne m'avaient pas trompé, Aïn-Mahdy ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu et répondait à tout ce que j'avais rêvé.

Une troupe de chameaux sans gardien encombrait la rue dans toute sa largeur. En deçà et au delà de ce groupe silencieux, il n'y avait personne. La rue déserte se remplissait paisiblement de cette ombre poudreuse et de couleur rousse, ombre palpable, chargée de chaleur, d'odeurs confuses, qu'on ne trouve que dans les villages arabes du Sud, à la tombée de la nuit. La terrasse de la maison de Tedjini était occupée par un petit nombre de gens qui tous regardaient du même côté, du côté des montagnes. Ils nous virent entrer, tourner l'angle de la rue, sans distraire leur attention de l'objet qui paraissait l'attirer dans la direction du couchant.

Le caïd prévenu nous attendait à quelques pas de là, devant une maison de belle apparence, sorte de Dar-dyaf, où l'on nous fit entrer, et que nous occupons seuls. La cour est grande, et nos chevaux sont logés dans des écuries spacieuses; un escalier bien construit mène à l'étage, où nous avons une chambre en galerie pour le jour, et une belle terrasse garnie de tapis pour la nuit.

Le caïd actuel d'Aïn-Mahdy n'a rien de frappant, ni dans les traits ni dans les manières; mais il représente convenablement l'autorité civile, dans cette municipalité, aujourd'hui bourgeoise et dévote. C'est un homme simple et digne, dont la physionomie fine, quoique très placide, le vêtement de grosse laine blanche, le chapelet de bois noir et la coiffure basse font penser au magistrat et au prêtre, beaucoup plus qu'au chef militaire. Son accueil fut grave et froid comme sa personne; et j'y remarquai tout de suite une sorte de distraction mêlée d'égards, qui n'était pas de l'impolitesse, mais qui, bien évidemment, ne marquait aucun empressement. A peine avions-nous eu le temps de lui répéter l'objet de notre visite, il l'avait appris déjà par la lettre d'introduction, qu'il nous quitta. C'était contre tous les usages, et je m'en étonnai. Quelques minutes après, vint la diffa.—Les deux spahis soulevèrent les langes bleus qui, suivant la coutume, couvraient les plats, et je vis, à leur visage, qu'il se passait quelque chose de grave. C'étaient du kouskoussou d'orge et des mets de la dernière qualité. Aouïmer se leva, d'un air important, prit un des plats et dit à l'un des serviteurs: Emporte, et dis au caïd qu'on s'est trompé. Y avait-il erreur? C'est ce qu'on ne put savoir; mais, au bout d'un instant, le caïd lui-même reparut, accompagnant un souper qui équivalait à des excuses, et suivi cette fois d'un cortège assez nombreux de serviteurs et d'amis.

Ils demeurèrent tous debout à l'angle de la terrasse; et bientôt j'entendis qu'ils discutaient entre eux en considérant le soleil couchant.

—Savez-vous ce qui se passe? me dit tout à coup le lieutenant: ils attendent encore la lune, et le Rhamadan n'est pas fini.—Aouïmer jeta fort irréligieusement un éclat de rire de giaour et continua d'affirmer que tout le monde à L'Aghouat l'avait vue la veille au soir, à sept heures trente-cinq minutes.

—Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous les ennuyons beaucoup, dis-je au lieutenant; cela se voit, et je crois convenable de nous expliquer.

Nous exposâmes donc que nous avions calculé notre départ de manière à ne les point gêner; que nous étions parti d'El-Aghouat à sept heures trente-cinq minutes du soir et au coup de canon qui avait annoncé la fin du jeûne, pour être plus certains de n'arriver à Aïn-Mahdy que le premier jour du Baïram. Je racontai les préparatifs qu'on faisait à ce moment chez leurs voisins; que toutes les cuisines fumaient; que la ville était pleine de l'odeur des viandes; et je pris à témoin les deux spahis et le petit Ali. Mais à tout cela on nous répondit que si les Beni-l'Aghouat avaient vu la lune nouvelle, c'est qu'ils y regardaient de moins près qu'ailleurs; que dans Aïn-Mahdy on était plus formaliste, et que le jeûne durait encore.

A ce moment, le caïd étendit le bras vers l'horizon; et nous vîmes, tous ensemble, apparaître dans la pâleur du couchant le demi-cercle mince et long de la lune naissante. Il se découpait, avec la précision d'un fil d'argent, sur un ciel parfaitement pur, couleur d'or vert. Au-dessous d'elle, scintillait une petite étoile brillante comme un œil qui se dilate en souriant. On regarda quelques minutes ce signal charmant de la fin d'un long jeûne. L'astre était si près des montagnes qu'un moment plus tard il cacha un des bouts effilés de son disque, puis disparut tout à fait.

Le caïd, plus occupé de ce qu'il venait de voir que de notre présence, descendit alors, suivi de ses serviteurs, et s'en alla proclamer que le Rhamadan était accompli pour l'an de l'hégire 1269. Son fils, un grand enfant, doux de visage et déjà grave dans son maintien, se coucha, sans rien dire, sur le tapis, afin de passer la nuit près de nous. Quant à moi, le sommeil ne tarda pas à me prendre; j'entendis vaguement des chants qui ressemblaient à des cantiques et des psalmodies qui n'avaient rien de joyeux sortir de la maison mortuaire de Tedjini; je regardai, pendant un moment, luire les étoiles au-dessus de ma tête; et, sans attendre la fin du repas, pêle-mêle avec les plats de bois et les mardjel de lait, je m'endormis au milieu de la table à manger qui était en même temps notre lit.

Aïn-Mahdy, juillet 1853.

—La première impression demeure; Aïn-Mahdy me rappelle Avignon; je ne saurais expliquer pourquoi, car une ville arabe est ce qu'il y a de moins comparable à une ville française; et la seule analogie d'aspect qu'il y ait entre ces deux villes consiste dans une ligne de remparts dentelés, une couleur à peu près semblable, d'un brun chaud, un monument qui se voit de loin et couronne avec majesté l'une et l'autre, mais c'est une sorte d'analogie morale, une physionomie également taciturne; un air de commandement avec des dispositions de défense, quelque chose de religieux, d'austère; je ne sais quel même aspect féodal qui participe à la fois de la forteresse et de l'abbaye. Elles se ressemblent par l'effet produit, et peut-être cette comparaison tout imaginaire te donnera-t-elle une idée juste de ce qui est.

La ville est posée sur un renflement de la plaine et décrit une ellipse. On trouve qu'elle a la forme «d'un œuf d'autruche coupé en deux dans le sens de sa longueur». Toute la partie des fortifications est admirablement construite et dans un superbe état d'entretien. Le tableau général, au lieu de chanceler en tous sens et d'incliner sous tous les angles, suivant l'habitude des villages sahariens, garde un aplomb de lignes et se dessine par des angles droits très satisfaisants pour l'œil.

Les jardins qui ont été rasés dépassent à peine le sommet des murs de clôture, sous forme d'un bourrelet vert. Un seul arbre a survécu; il s'élève assez tristement dans un enclos désert. Le pauvre k'sour d'El-Outaya, abandonné sans verdure et sans abri dans sa plaine ingrate, entre El-Kantara et Bisk'ra, témoigne de cette manière générale d'entendre la guerre. J'y ai vu l'unique palmier qui fut laissé debout, pour apprendre à l'étranger qu'il y avait eu là une oasis. Aïn-Mahdy en a conservé deux, l'un au nord, l'autre au sud des jardins.

Aïn-Mahdy n'a point de rivière, mais on voit de loin entre la ville et la montagne un point blanc de maçonnerie qui indique la tête de la source Aïn-Mahdy. Arrivé à la porte Bab-el-Sakia, le ruisseau se déverse dans un bassin d'où il va, par deux écluses, arroser les jardins. Ici, comme à El-Aghouat, il y a le répartiteur des eaux, avec son sablier qui sert d'horloge à toute la ville.

C'est à un kilomètre à peu près des jardins qu'était campée l'armée d'Abd-el-Kader. On montre encore, près de l'Aïn, la place occupée par la tente de l'émir. Elle est marquée par une assise de pierres rangées circulairement, comme autour des tentes dans les douars sédentaires; c'était annoncer d'avance l'intention de ne pas lâcher pied. Comme tu le sais, le siège dura neuf mois. Mais la ville avait des puits; elle était armée, approvisionnée de tout, débarrassée des bouches inutiles; Tedjini n'y avait gardé avec lui que trois cent cinquante hommes, les meilleurs tireurs du désert; l'assaut fut impossible. Il y eut un moment où, fatigué de la canonnade et voyant sous ses yeux couper ses eaux, dévaster ses jardins, Tedjini fit offrir à son ennemi de vider la querelle dans un combat singulier. Mais «il était couvert d'amulettes», prétendirent les T'olba du camp d'Abd-el-Kader, et, la partie étant jugée inégale, le combat n'eut pas lieu. Ce fut toute une Iliade; et cela finit par un traité qui fut aussi perfide que le cheval de Troie.—L'émir avait juré, écrivait-il, d'aller faire sa prière à la mosquée d'Aïn-Mahdy. Cette considération pieuse alla droit à l'âme du marabout. Les conventions arrêtées, leur exécution jurée sur le Coran, Tedjini se retira à El-Aghouat, avec ses femmes et sa suite. Abd-el-Kader entra dans la ville, fit abattre les murs et saccager les maisons; il respecta pourtant celle du marabout. Puis, pressé par les événements, il se retira et, presque aussitôt, retourna contre nous son épée déshonorée par cette guerre impie. Tous ces faits, historiquement très petits, ne te semblent-ils pas préparés pour la légende? Et vois-tu ce «Μηνιν αειδε, θεα» entonné par leur poète arabe... «O muse! chante la colère de Si-Hadj-Abd-el-Kader, fils de Mahieddin»?

Tedjini est mort, il y a quatre mois, laissant un jeune fils et douze filles; il avait eu quinze ans de paix pour rebâtir sa ville et relever ses remparts. Après ce court et glorieux moment d'exaltation guerrière, il reprit paisiblement sa vie de reclus et ne voulut plus la consacrer qu'aux bonnes œuvres, ne s'occupant des affaires de personne, mais ne voulant point qu'on se mêlât des siennes et demandant qu'on le laissât libre dans l'administration intérieure de son petit État, j'allais dire de son diocèse. «Je ne suis plus de ce monde», écrivait-il bien des années avant de le quitter. Un jour qu'il était seul en prière dans son oratoire, on entendit un grand cri. Son domestique de confiance, qui se tenait dehors, entra et le trouva étendu et sans parole, et expirant.

Cependant on eut quelques doutes sur la réalité de cet événement; et, pour prévenir toute supercherie, un officier d'El-Aghouat fut envoyé à Aïn-Mahdy, avec mission de se faire ouvrir le cercueil et de constater que ce grand personnage était bien réellement mort. L'identité reconnue, on la fit publiquement proclamer; ce qui n'empêcherait pas, dit-on, qu'on ne le ressuscitât, si les événements y donnaient lieu.

Tedjini laisse dans tout le désert une immense renommée; et l'autorité religieuse de son nom lui survivra jusqu'au jour où le peuple arabe perdra la mémoire de ses marabouts. C'est maintenant un privilège à perpétuité. Tedjini n'est plus un saint homme, c'est un saint, et sa maison devient une chapelle. Selon la coutume des marabouts, il a achevé sa vie à côté de son tombeau, et il n'a pas eu à changer de place pour passer d'un asile à l'autre. Le mausolée qui servait de sépulture à ses ancêtres est très richement entouré de balustrades sculptées, peintes et dorées; il a été fait à Tunis, puis apporté à Aïn-Mahdy et monté pièce à pièce.

C'était hier le jour des dévotions arabes; et, toute la matinée, de longues files de femmes et d'hommes se sont rendues processionnellement à la mosquée. Nous allons à nos églises en France à peu près comme les écoliers vont à la classe: un par un pour entrer; la messe dite, on sort en foule. A la porte des mosquées arabes, c'est un va-et-vient continuel de croyants qui vont prier et de croyants qui en reviennent; toujours le même silence et pas plus d'empressement après qu'avant. Tous ces gens-là sont fort beaux, pleins de la même gravité, trop propres pour des pauvres, trop peu luxueux pour des riches. A leur voir à tous le même vêtement de grosse laine, le même haïk épais sur la tête, maintenu par une simple corde grise, un chapelet pareil au cou, le même air d'austérité calme, la même indifférence pour l'étranger, on dirait un séminaire de vieillards qui se rend aux plus graves cérémonies.

Rien ne rappelle ici la vie de la tente, pastorale et guerrière, ni la vie seigneuriale et armée du bordj. J'ai pu étudier dans différents lieux ces côtés bien distincts de l'existence arabe, et j'ai toujours trouvé la poudre, le cheval, les armes de combat ou de chasse mêlés plus ou moins aux scènes les plus familières. Ici, nulle fantasia, surtout quand il s'agit d'acte de piété. Depuis mon arrivée, je n'ai pas entendu le pas d'un cheval; on dirait un pavé de sanctuaire, où ne marchent que des gens d'église. Je n'ai vu ni ceinturon armé, ni bottes à éperons; tous portent la sandale du bourgeois, et ceux du dehors le brodequin lacé des voyageurs. Un trait de caractère que je trouve gravé sur ces physionomies placides, c'est une grande confiance en eux-mêmes. Ils parlent avec un sourire plein de comparaisons orgueilleuses des pauvres murailles d'El-Aghouat qui sont tombées devant nos canons; et c'est alors pour considérer les leurs avec la sécurité de gens qui sont en possession de deux sentiments: la volonté d'être inoffensifs, la certitude de résister.

Les femmes vont aux mosquées, ce que je n'avais vu nulle part. Elles se rendaient en foule au marabout avec autant de solennité et d'une marche encore plus dévote que les hommes. C'est le même costume qu'à El-Aghouat, avec ce détail de plus que toutes portent la melhafa (mante), et sont hermétiquement voilées.

Je m'étais assis au fond de la rue de manière à les voir descendre de l'intérieur de la ville; elles passaient devant moi pour entrer dans la ruelle qui conduit au lieu des prières. Une grande ombre, projetée par la maison de Tedjini, descendait sur la voie, très large en cet endroit, remontait sur les piliers d'un fondouk construit en face, et ne laissait, dans la lumière dorée du soleil, que la partie supérieure du fondouk et des maisons qui le suivent. L'ombre tournait avec la rue, montait avec elle, s'allongeant ou se rétrécissant selon le mouvement du terrain. Une plaque d'un bleu violent servait de plafond à ce tableau, éclairé de manière à donner plus de mystère à la rue et à mettre tout l'éclat dans le ciel. Du côté de l'ombre, et contre le pied du mur, s'alignait une rangée d'Arabes assis, couchés, rassemblés sur eux-mêmes ou posés de côté dans ces attitudes de repos grandioses qui sont maniérées à l'Académie, et qui sont tout simplement vraies, chez les maîtres comme dans la nature.

Les femmes arrivaient du côté du soleil, longeant les murs, hâtant le pas, surtout en passant devant nous, pour échapper le plus vite possible aux regards des infidèles; tantôt deux ensemble, côte à côte, traînant après elles une toute petite fille en haillons, pendue aux bouts flottants de leur haïk; tantôt par groupes nombreux, avec une ampleur de vêtements et une abondance de plis qui remplissaient la rue d'un tumulte léger, très mystérieux à entendre. Quelquefois, un groupe de trois venait isolément: celle du milieu, peut-être la plus jeune, semblait soutenue par les deux autres, chacune d'elles ayant un bras passé autour de sa taille et l'abritant sous un pan de son voile. Ce groupe, magnifiquement composé, s'avançait tout d'une pièce, sans qu'on vît ni geste, ni pas qui le fît mouvoir, par un mouvement simultané qui semblait unique; les trois voiles n'en formaient plus qu'un, et l'on devinait confusément la forme des corps sous ce même vêtement d'une ampleur démesurée.

Peut-être m'eût-il été possible d'entrer dans la mosquée; mais je ne l'essayai point. Pénétrer plus avant qu'il n'est permis dans la vie arabe me semble d'une curiosité mal entendue. Il faut regarder ce peuple à la distance où il lui convient de se montrer: les hommes de près, les femmes de loin; la chambre à coucher et la mosquée, jamais. Décrire un appartement de femmes ou peindre les cérémonies du culte arabe est à mon avis plus grave qu'une fraude: c'est commettre, sous le rapport de l'art, une erreur de point de vue.

Bab-el-Kebir, l'entrée de la principale rue, les abords de la maison de Tedjini, voilà, au surplus, tout ce qu'il y a d'intéressant et d'inusité dans la physionomie intérieure d'Aïn-Mahdy. Le reste se ressent de la négligence et de l'incurie du peuple arabe, et le haut quartier n'est guère mieux bâti qu'El-Aghouat. Là, comme partout, ce sont des portes à claire-voie, des ruelles malpropres et des maisons en pisé, consumées par le soleil; des enfants postés en embuscade et qui fuient devant nous; des femmes un peu plus sauvages qu'ailleurs, qui se lèvent à notre approche et rentrent précipitamment sous le porche obscur des maisons; des hommes indifférents, qui se soulèvent pesamment de leurs lits de repos et nous saluent d'un air un peu superbe pour de simples petits bourgeois.

Notre maison confine aux jardins du côté du sud-ouest. De ma terrasse, en m'accoudant sur un mur crénelé qui fait partie du rempart, j'embrasse une grande moitié de l'oasis et toute la plaine, depuis le sud, où le ciel enflammé vibre sous la réverbération lointaine du désert, jusqu'au nord-ouest, où la plaine aride, brûlée, couleur de cendre chaude, se relève insensiblement vers les montagnes. Ces vues de haut me plaisent toujours, et toujours j'ai rêvé de grandes figures dans une action simple, exposées sur le ciel et dominant un vaste pays. Hélène et Priam, au sommet de la tour, nommant les chefs de l'armée grecque; Antigone amenée par son gouverneur sur la terrasse du palais d'Œdipe et cherchant à reconnaître son frère au milieu du camp des sept chefs, voilà des tableaux qui me passionnent et qui me semblent contenir toutes les solennités possibles de la nature et du drame humain. «Quel est ce guerrier au panache blanc qui marche en tête de l'armée?...—Princesse, c'est un chef.—Mais où est donc ce frère chéri?—Il est debout à côté d'Adraste, près du tombeau des sept filles de Niobé. Le vois-tu?—Je le vois, mais pas trop distinctement.»

Je pense en ce moment qu'il y eut des scènes pareilles, avec les mêmes sentiments peut-être, sur cette terrasse où je t'écris. Je regarde la place vide où était le camp, et je vois le bloc carré et blanc de l'Aïn, pareil au tombeau de Zethus.

J'oubliais de te dire que dans ma promenade de ce matin, j'ai trouvé un éclat d'obus tombé près des murs des jardins, pendant le siège de 1838; et dans la ville, un gant français apporté je ne sais par qui et jeté sur un fumier, où barbotaient trois oies grises, oiseaux plus rares ici que les autruches.

Tadjemout, juillet, au soir.

—Revenus ce soir à Tadjemout. Pour éviter l'hospitalité du caïd, nous avons pris le parti de camper en dehors de la ville près du ruisseau, au pied d'un mur de jardin. Au moment où nous arrivions, un Arabe était assis par terre, au centre d'un cercle formé par cinq dromadaires. Il avait dans son burnouss une brassée d'herbe et la leur distribuait brin à brin. Les cinq bêtes, couchées le cou en avant, promenaient autour de ses genoux leur tête bizarre, et se disputaient avec de sourds grognements cette maigre pâture, souvenir de la saison fertile. Le chamelier nous a cédé sa place; c'est une pente en terre battue, sans cailloux, bien choisie pour recevoir un tapis.

Cette fois, ce fut à mon tour de dire au lieutenant: Prenons-nous la tente? Le lieutenant s'empressa de répondre: Ce n'est pas la peine. Et je dis en riant au petit Ali: C'est bien, ne défais rien, le paquet sera tout ficelé pour le prochain voyage.

En réalité, nous aurions pu simplifier encore nos bagages, et supprimer du même coup le guide et le mulet.

Mais le lieutenant prétend qu'ils font bien ensemble, et que, sans eux, nous aurions eu l'air de pauvres.

La nuit descend tiède et tranquille sur ce triste pays toujours paisible, quoiqu'un peu moins inanimé qu'en plein jour. Au lieu de n'avoir pas d'ombre, il n'a presque plus de lumière, et le brouillard gris qui s'amasse au-dessus de la ville ressemble à de la fraîcheur. Des silhouettes silencieuses passent au sommet d'un mamelon aride, découpées sur un ciel orangé, et disparaissent dans le chemin déjà sombre qui mène à Bab-Sfain. Par moments, les palmiers se balançent comme pour secouer la poussière du jour; et l'on entend dans la ruelle voisine un bruit d'écuelles remuant de l'eau, et le ruissellement des outres qu'on remplit.

Il nous sera difficile d'éviter la diffa; car nous remarquons qu'un certain mouvement de gens affairés s'établit de la ville à notre bivouac. Le caïd, qui s'est rendu près de nous, a l'air de donner des ordres. Il porte encore ce disgracieux burnouss de couleur jaune; il est riant, et sa figure presque rose, sans barbe, avec des yeux bleu clair, manifeste par une expression joviale le plaisir qu'il a de nous revoir. A notre gauche, et sur le mamelon qui nous domine, on voit s'assembler des curieux qui pourraient bien être attirés par les préparatifs d'un repas.

En attendant, et pour n'être pas en retard de politesse avec lui, nous offrons au caïd une bougie, un pain qui date d'El-Aghouat, deux citrons et une pleine gamelle de café. On forme le cercle. Il est devenu nombreux. Je me demande comment tout ce monde va s'en tirer avec deux citrons et trois gobelets.

Le caïd prend un des citrons, un seul, l'autre est mis de côté, y fait un petit trou, y appuie ses lèvres, et, discrètement, en exprime un peu de jus, puis il le passe à son voisin. De bouche en bouche, le citron fait le tour du cercle et revient, n'ayant plus que l'écorce, entre les mains du caïd, qui, précieusement, le dépose dans le capuchon de son burnouss, comme pour le faire servir à plus d'un régal. Quant aux trois gobelets, remplis jusqu'aux bords, chacun y boit de même, à son tour et avec économie. Après qu'on les eut déposés, bien vidés, tu peux le croire, au milieu du cercle, un des mieux mis de nos convives, et qui semblait des mieux nourris, s'est assuré, en les essuyant de la langue et du doigt, qu'il n'y restait plus rien que l'odeur du café bu.

La fête se complique; voici maintenant des musiciens et des chanteurs. Nous allumons une bougie de plus. J'apprends que c'est Aouïmer et Ben-Ameur qui se font donner de la musique et payent cette partie du divertissement. Un grand feu s'allume à dix pas de nous. Je distingue de ma place la forme obscure d'un gros mouton qu'on fait tourner au milieu de la flamme; autour, sont penchées des figures attentives de cuisiniers, avec des airs si avides, que je me demande s'ils sont là pour faire cuire le mouton ou pour le manger.

Il est onze heures. Je donnerais toutes les diffa du monde pour un peu de sommeil. Cette fois j'abandonne ma part du dîner, et je dois dire que personne n'a l'air offensé de ce défaut d'usage.

Si quelque chose égale la sobriété des Arabes, c'est leur gloutonnerie. Admirables estomacs, qui tantôt ne mangent pas de quoi satisfaire un enfant, et tantôt se satisfont tout juste avec ce qui étoufferait un ogre. Rien ne peut rendre la précipitation des mâchoires, le jeu rapide des doigts dépeçant la viande, ou roulant la farine en grain du kouskoussou, et l'effrayante gourmandise des visages. Notre amateur de café fait des prodiges; il ne se sert plus de ses dents; des deux mains, comme un jongleur se sert de ses billés, il jette bouchée sur bouchée dans sa bouche grande ouverte; ce n'est plus manger, on dirait qu'il boit. Le caïd ne le cède à personne.

Il y a trois tables: la première, composée des personnages, a le privilège de prélever le meilleur du plat et d'arracher toute la peau rissolée du rôti; la seconde, à son tour, a droit à tant de minutes de coups de dents; je m'inquiète de ce qui va rester à la troisième, composée des serviteurs, des tout jeunes gens et des musiciens, quand le dîner sortira des mains des notables.—Tout le monde a l'air profondément repu; et des bruits de satisfaction se font entendre. L'auteur de ces inconvenances dit avec sang-froid l'hamdoullah, je remercie Dieu; on lui répond de même Allah iaatiksaha, que Dieu te donne la santé; les chants interrompus recommencent avec plus d'entrain, et l'on nous laisse une garde bien superflue de huit hommes, qui veilleront près de nous, c'est-à-dire, je le crains, qui nous obligeront de veiller avec eux.

El-Aghouat, juillet 1853.

—J'ai vu disparaître derrière moi Tadjemout, comme j'avais vu disparaître Aïn-Mahdy, avec le cœur serré par cette certitude de ne jamais les revoir. Grande halte pendant le jour au milieu de l'Oued-M'zi, sous un soleil de plomb, dans une solitude accablante, n'ayant que de l'eau détestable et ne pouvant dormir, à cause de l'extrême chaleur. C'est le seul endroit peut-être d'où je me suis éloigné sans regrets. Aucun incident dans le reste de la route. Nos cavaliers se sont amusés à courir des gazelles, et ce grand enfant d'Aouïmer, joyeux comme un cheval qui sent l'écurie, debout sur ses étriers, le sabre nu, avec de grands cris, poussait des charges à fond de train contre de pauvres lièvres qui, vers le soir, prenaient le frais dans l'alfa.

Les dunes de sables, aperçues la nuit, sont mouvantes; on y voit de petits plis réguliers, comme sur une mer calme, ridée par le vent; leur surface était d'une admirable pureté, et personne ne les avait foulées depuis le dernier simoun.

Au moment où nous repassions le col, et où se montrait tendue devant nous la ligne mystérieuse du désert, la température devint tout à coup plus chaude, l'air moins respirable. Le soleil venait de disparaître. Un orage qui nous avait menacés tout le jour, et s'était lentement avancé du Djebel-Amour jusque sur les bois de Recheg, avait fini par s'évaporer sans pluie, sans tonnerre ni éclairs, et le ciel avait repris sa sérénité ardente. El-Aghouat se déployait à une lieue de nous, au-dessus de l'oasis et sur le dos de ses rochers blanchâtres.

Cette grande ville triste, et qui bien véritablement sent la mort, s'enveloppait d'ombres violettes pareilles à des voiles de deuil. En approchant des jardins, nous aperçûmes, près de trous fraîchement remués, trois objets informes étendus à terre. C'étaient trois cadavres de femmes que les chiens avaient arrachés de leurs fosses. Blessées pendant la prise ou atteintes dans leur fuite, sans doute elles étaient venues tomber là, et la piété des passants les avait recouvertes d'un peu de terre. Je descendis de cheval pour examiner de plus près ces corps momifiés, consumés jusqu'aux os, mais tout vêtus encore de leurs haïks de cotonnade grise. La terre n'avait rien laissé à ronger sur ces carcasses desséchées, et une fois exhumées, les chiens n'avaient pas même essayé de les déshabiller. Une main se détachait de l'un des cadavres et ne tenait plus au bras que par un lambeau déchiré, sec, dur et noir comme de la peau de chagrin. Elle était à demi fermée, crispée comme dans une dernière lutte avec la mort. Je la pris et l'accrochai à l'arçon de ma selle; c'était une relique funèbre à rapporter du triste ossuaire d'El-Aghouat. Je me rappelai le corps du zouave découvert du côté de l'est le jour de mon entrée, et je trouvai la symétrie de ces rencontres assez fatale. Décidément, pensai-je, ce n'est pas ici qu'on écrira les bucoliques de la vie arabe. La main se balançait à côté de la mienne; c'était une petite main allongée, étroite, aux ongles blancs, qui peut-être n'avait pas été sans grâce, qui peut-être était jeune, il y avait quelque chose de vivant encore dans le geste effrayant de ces doigts contractés; je finis par en avoir peur, et je la déposai en passant dans le cimetière arabe qui s'étend au-dessous du marabout historique de Si-Hadj-Aïca.

La chaleur s'est accrue de six degrés pendant notre absence. Voici le thermomètre à 49° et demi à l'ombre. C'est à peu près la température du Sénégal. Toujours même beauté dans l'air, une netteté plus grande encore dans le contour des montagnes du nord, des colorations plus mornes que jamais sur la surface incendiée du désert. Quand on traverse la place, à midi, le soleil direct vous transperce le crâne, comme avec des vrilles ardentes. La ville semble, pendant six heures du jour, recevoir une douche de feu. Un M'zabite de mes amis vient de partir pour son pays; je l'ai vu faire avec épouvante sa provision d'eau, sa provision d'alcool pour remplacer le bois; ce qu'il y avait pour ainsi dire de moins précieux dans son bagage, c'étaient les vivres. Il s'est mis en route le matin, car, sous un pareil soleil, il est encore moins pénible de voyager le jour que de s'arrêter, même à l'abri d'une tente. Il me racontait qu'à pareille époque, il y a trois ans, un convoi de vingt hommes avait été surpris par le vent du désert à moitié chemin d'El-Aghouat à Gardaïa. Les outres avaient éclaté par l'effet de l'évaporation; huit des voyageurs étaient morts, avec les trois quarts des animaux. Je l'accompagnai jusqu'à une lieue des jardins. Il montait un grand dromadaire presque blanc, tout entouré d'outres, gonflées comme des appareils de sauvetage. Une large peau d'autruche lui servait de selle. Je le vis prendre la route du Sud avec un sentiment mêlé de regret pour moi-même et de quelque appréhension pour lui. Puis je revins vers la ville au galop, et quand je remontai les dunes, la petite caravane avait disparu sous le niveau de la plaine.

Les visages qu'on rencontre sont encore plus pâles que de coutume; on se traîne avec épuisement dans l'air étouffant des rues. Les cafés, même le soir, sont abandonnés. Chacun se renferme comme il peut, tant que dure le soleil; la nuit, c'est une inquiétude de savoir où l'on ira dormir; il y en a qui s'établissent dans les jardins, d'autres sur leurs terrasses, d'autres sur la banquette extérieure des maisons. Moloud nous installe une natte d'alfa dans un coin de la place, et le lieutenant et moi nous y restons étendus, de huit heures du soir à minuit. Moloud asperge la poussière autour de nous; le plus souvent le sommeil nous y prend, et c'est là que nous passons le reste de la nuit.

L'aube a des lueurs exquises; on entend des chants d'oiseaux, le ciel est couleur d'améthyste; et quand j'ouvre les yeux, sous l'impression plus douce du matin, je vois des frémissements de bien-être courir à l'extrémité des palmiers.

Mais je sens que la paresse m'envahit et que peu à peu toute ma cervelle se résout en vapeur. La soif qu'on éprouve ne ressemble à rien de ce que tu connais; elle est incessante, toujours égale; tout ce qu'on boit ici l'irrite au lieu de l'apaiser; et l'idée d'un verre d'eau pure et froide devient une épouvantable tentation qui tient du cauchemar. Je calcule déjà comment je me satisferai en descendant de cheval à Médéah. Je me représente avec des spasmes inouïs une immense coupe remplie jusqu'aux bords de cette eau limpide et glacée de la montagne. C'est une idée fixe que je ne puis chasser. Tout en moi se transforme en appétit sensuel; tout cède à cette unique préoccupation de se désaltérer.

N'importe, il y a dans ce pays je ne sais quoi d'incomparable qui me le fait chérir.

Je pense avec effroi qu'il faudra bientôt regagner le Nord; et le jour où je sortirai de la porte de l'est pour n'y plus rentrer jamais, je me retournerai amèrement du côté de cette étrange ville, et je saluerai d'un regret profond cet horizon menaçant, si désolé et qu'on a si justement nommé—Pays de la soif.



TABLE DES MATIÈRES
 
 Dédicace.—A Armand du Mesnil.
 Préface I
I.De Medeah a El-Aghouat 1
Medeah, 22 mai 18531
El-Gouëa, 24 mai au soir10
Boghari, 26 mai au matin23
D'jelfa, 31 mai34
D'jelfa, même date, cinq heures65
D'jelfa, même date, sept heures71
Ham'ra, 1er juin 185379
Ham'ra, même date, la nuit84
2 juin 1853, à la halte, dix heures85
Sidi-Makhelouf, 2 juin 185394
A la halte, 3 juin 1853, neuf heures96
El-Aghouat, 3 juin au soir98
II.El-Aghouat105
3 juin 1853, au soir105
4 juin 1853109
Juin 1853117
Juin 1853134
Juin 1853147
Juin 1853157
Juin 1853173
La nuit, fin de juin 1853185
1er juillet 1853192
Juillet 1853199
Juillet 1853201
III.Tadjemout-Aïn-Mahdy208
Aïn-Mahdy.—Vendredi, juillet 1853     208
Aïn-Mahdy, juillet 1853241
Aïn-Mahdy, juillet 1853254
Tadjemout, juillet, au soir263
El-Aghouat, juillet 1853267



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PARIS
TYPOGRAPHIE PLON
8, rue Garancière

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