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Un hollandais à Paris en 1891: Sensations de littérature et d'art

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DEUXIÈME PARTIE

LA GÉNÉRATION D’HIER

—«Venez donc fumer une cigarette: il y a trop longtemps que j’en ai envie!» dit Léon Cahun en me faisant passer du salon où les convives s’étaient réunis après dîner, dans son cabinet de travail. Deux Tatares armés de pied en cap,—Tatares en effigie toutefois,—y montaient la garde. Des yatagans, des sabres recourbés et de vieux fusils formaient des trophées contre la muraille; un sheikh de l’Arabie Pétrée, aux traits énergiques, saillissant du cadre de sa photographie avec toute la vigueur de ses yeux sombres, dardait un regard sévère.

Léon Cahun s’assit, les jambes croisées sous lui, à la façon orientale, et roula une cigarette. Maintenant que les traits de son visage étaient en repos, il y avait peut-être quelque ressemblance entre sa physionomie et le portrait arabe, pendu au mur au-dessus de sa tête. Mais ce repos ne durait jamais plus que l’espace d’une seconde, le temps de rouler un peu de tabac grenu dans une feuille de papier.

—«Je suis sûr que cela vous intéressera d’apprendre,» dit-il en allumant sa cigarette, «que cet appartement a été habité autrefois par Jules Sandeau.»

—«Sont-ce donc là deux Mongols qui lui sont restés dans son bagage littéraire et qu’il n’a su placer dans aucun de ses romans?»

—«Pardon; ce sont deux gredins que j’ai recrutés moi-même en Asie Mineure. Sandeau n’a rien laissé ici, sauf les quatre murs et la vue. Mais elle est admirable, la vue qu’on a ici. Regardez!»

Et cet homme, qui n’aurait su rester en place un seul instant, s’était élancé vers la grande fenêtre, qu’il ouvrit d’un seul mouvement.

—«Quel air frais, n’est-ce pas? Voyez donc toutes ces lumières sur la Seine et le long des quais! Quelle admirable idée a eue l’État de me loger ici dans l’Institut de France, à l’endroit le plus beau et le plus animé de Paris...!

—«Et où l’esprit de Sandeau vous excite à vous mesurer avec lui en écrivant des romans, témoin Hassan le Janissaire[2]!

—«Oh! Jules n’a rien à y voir, à Hassan, je vous le certifie. L’avez-vous lu, mon Janissaire

—«Hélas! jusqu’ici je n’ai pu trouver le loisir nécessaire, mais je compte m’y mettre à la première matinée que j’aurai de libre.»

—«Peuh! vous avez autre chose à faire; je ne voulais pas vous demander de lire mon roman, mais vous prévenir seulement qu’il y a dans ce livre des choses dont je ne suis pas entièrement satisfait.

«D’abord il y a une question très difficile de l’histoire de la tactique que je n’ai pu résoudre complètement. Tout ce qui a rapport à la tactique de l’armée turque dans Hassan est emprunté à un livre qui est postérieur de 25 ans aux aventures que j’ai attribuées à mon janissaire. A vrai dire, il n’existe pas de raison pour nous faire supposer que dans cet espace de temps il y ait eu un changement significatif dans l’art de faire la guerre; mais on ne saurait atteindre à la sûreté complète.

«Ensuite... Il ne faut pas penser que tous ces détails importent peu: quand on a vécu avec son héros, comme je l’ai fait, on ne peut souffrir l’idée qu’il y aura peut-être par ci par là quelques inexactitudes. J’ai étudié moi-même jusque dans ses moindres particularités la route de marche que suit dans mon livre l’armée du Sultan à travers l’Asie Mineure et la Syrie. Chaque hameau, chaque détour du chemin est là, devant mes yeux; j’ai logé dans les maisons que Hassan a habitées et j’ai causé avec les soldats du padishah, des identiques sujets, qui formaient sans doute la matière des conversations dans le régiment de Hassan. Les formes de l’existence et la façon de vivre ne changent guère en Orient.

«C’est plus fort que moi: partout où je vois des gens, je suis poussé à aller nouer conversation. Connaître les hommes, c’est là ma curiosité, mais comprenez-moi bien, des hommes vivants; la psychologie, la morale et toutes ces abstractions ne sont ni de mon goût, ni de mon métier. J’aime causer avec les gens, pour lire leurs pensées, je veux savoir leur condition et leur race. Ce n’est pas pour rien que je suis ethnologue, quoique je ne croie guère aux caractères spéciaux d’une race, considérée simplement en tant que race. La race, voilà encore une abstraction. Non, chez l’homme il y a des facultés d’adaptation et d’imitation, des influences religieuses et sociales qui, avec la race, règlent et déterminent les variations dans sa façon de vivre, dans sa stature et dans sa physionomie. Il ne faut jamais, pour indiquer la nature d’un peuple, parler exclusivement de la race; il faut toujours y ajouter la date exacte et les circonstances environnantes. Il est encore plus facile de faire cette observation en Orient, où la vie elle-même généralise et produit des types, que dans une ville moderne, où les différences d’individu à individu servent à introduire de la confusion dans nos théories. Ceci est pour moi une vérité incontestable: sous la race, sous la religion, sous la société politique et à certains égards indépendant de ces facteurs de l’humanité, il y a l’homme.

«Ah! être à même de les saisir à leur origine, ces forces vives de l’humanité, simples comme ce que nous voyons tous les jours, mais les seules réelles qui existent,» dit Léon Cahun qui semblait de son regard perçant vouloir sonder les profondeurs de mon âme.

Une fois entré dans le cercle où se mouvaient les pensées et la personnalité de cette nature originale, on s’apercevait très vite qu’on avait affaire à un homme dont le cerveau, sous le coup d’une tension continuelle, émettait vers tous les côtés des idées et des hypothèses. Il y avait encore chez lui un apport incessant de vie intérieure, qui recueillait les impressions du dehors, les classait et se les appropriait. Son esprit était un instrument en même temps très sensible et très solide, ne s’arrêtant à rien, sans perdre pour cela son équilibre, et l’homme lui-même, nerveux à l’excès et impressionnable, mais se redressant toujours comme un ressort, était un exemple frappant d’une nature ardente, recherchant les aventures de toute sorte, mais retenue et menée par la discipline de l’éducation ou de la tradition.

—«Vous comprenez,» poursuivit-il, «que ce Janissaire, pour moi, appartient déjà au passé. Je m’occupe maintenant d’un tout autre genre d’hommes, qui au point de vue où je me place ont un intérêt encore plus grand pour mes études sur l’humanité. Vous avez certainement entendu parler des invasions mongoles en Europe au XIIIme siècle, et vous savez que leurs khans ont fondé l’empire le plus grand qui ait jamais existé, depuis les frontières occidentales de la Russie jusqu’à la mer Pacifique, et du Pôle Nord jusqu’à la mer des Indes. Eh bien! nous n’avons jamais rien appris sur ces hordes que par leurs ennemis ou par des étrangers, qui avaient voyagé dans les contrées soumises à leur puissance. Je veux faire connaître ces Mongols à l’aide des sources mongoles elles-mêmes. Et alors vous verrez quelque chose d’un très haut intérêt. Pourquoi ces bandes de guerriers se battaient-ils? Pour leur patrie? Mais c’était un mélange de toutes les nations. Pour la foi? Mais toutes les religions étaient tolérées; et je pourrais citer des exemples fort curieux, pour vous montrer que, même pour les chrétiens, le christianisme ne venait qu’au second rang auprès de l’honneur d’appartenir à l’armée mongole. Pour le butin alors? Mais pour le véritable soldat le pillage est toujours une exception et la discipline sévère est la règle. Non, le seul lien qui les unissait, c’était l’attachement du militaire à son drapeau et à son régiment, la camaraderie, le besoin de marcher ensemble, que sais-je? ce sentiment si simple qui fait du soldat un soldat, et qui est le véritable motif de tous les mouvements des masses.

«Je puis en parler, moi qui ai l’esprit militaire: oui, j’ai le caractère du véritable troupier, c’est un héritage de famille. Aussitôt qu’on a bien voulu nous prendre comme soldats, nous avons fait la guerre. Mon aïeul a combattu à la bataille de Valmy, et à peine Napoléon III fut-il tombé, que je m’engageai comme volontaire. Vous comprenez,—j’étais républicain-ultrà,—cela aurait été un peu fort d’aller se battre au profit de Badinguet. Après sa chute, j’ai fait de mon mieux. On m’a nommé officier et mes hommes m’adoraient. A la proclamation de la Commune, ils me pressèrent de me mettre à leur tête; je crus qu’il était plus sage de n’en rien faire; je n’avais pas grande confiance en moi-même; ils m’auraient persuadé et entraîné; je me serais laissé aller, et qui sait ce qu’en aurait été la fin? Ma nature est trop impressionnable.

«J’ai choisi le parti le plus prudent, naturellement, mais je vous avouerai qu’il m’a beaucoup coûté de quitter mes hommes. La vie en commun exerce une influence très prononcée sur l’esprit. Croiriez-vous qu’après la campagne je me sentais le cerveau envahi d’une douce bêtise? Il m’a fallu plus d’un an et demi pour me soustraire à la contagion. Cependant j’y ai gagné quelque chose: j’ai compris ce que c’était qu’un soldat; non pas seulement l’aventurier, mais le soldat, l’homme qui marche parce que les autres se mettent en marche.

«Et ce fut la base de mes études sur l’esprit militaire pendant le cours des siècles. J’ai commencé par les Phéniciens. Sachez, en effet, qu’il y a aussi un marin en moi. Quels délicieux voyages j’ai faits dans la Méditerranée et la mer Polaire! Et de quels étranges personnages n’y ai-je pas fait connaissance! J’ai des amis tant parmi les capitaines de vaisseaux que parmi les matelots. L’un d’eux qui commandait un paquebot de la Méditerranée, un Marseillais, était bien l’homme le plus sans-gêne que j’aie jamais vu. Il jouait avec les éléments; le vent et les flots semblaient lui obéir. Cœur d’or, mais caractère extrêmement difficile! Personne, ni de ses supérieurs, ni de ses inférieurs, n’a jamais osé lui résister. Quand les passagers l’ennuyaient il avait une façon fort originale de les renvoyer dormir dans leurs cabines. Il leur affirmait qu’il comptait sur vingt-quatre heures au moins de temps favorable, mais c’était avec une mine si soucieuse qu’il paraissait craindre une tempête violente. Et en continuant à leur assurer que ce ne serait rien, il leur faisait une peur atroce; ils se sentaient pris du mal de mer et s’éclipsaient l’un après l’autre. Rien n’était plus drôle pour ceux qui étaient dans le secret que cette subite débandade devant un danger imaginaire suggéré par une malicieuse antithèse. Et quel plaisir c’était de causer longtemps sur le pont solitaire après une exécution ainsi terminée suivant toutes les règles de la politesse française! Ces récits de vieux loups de mer ont éveillé en moi le désir de raconter les aventures des Phéniciens et les expéditions presque oubliées de nos anciens voyageurs normands. Puis, viendront vos Gueux de mer; mais je ne pourrai pas y penser avant d’avoir achevé l’étude de mes Mongols.

Il me reste encore bien des choses à faire, avant de pouvoir me mettre à ce livre-là. Je vais prendre un soldat qui a fait partie de l’expédition contre la Hongrie, en 1241, et je ne connais pas encore de vue la contrée qu’il doit traverser. Je sais seulement qu’aujourd’hui la physionomie du pays est entièrement différente de celle qu’il présentait au XIIIe siècle. Par conséquent, avant de faire mon voyage en Hongrie,—et je compte bien y aller,—il me faut avoir terminé toutes mes études préparatoires d’après les textes, afin de pouvoir me figurer exactement ce qu’était la contrée du temps de mon héros.

J’éprouve un très grand plaisir à penser d’avance à ce voyage; je me sentirai de nouveau soldat, comme en 1870, quand j’étais au milieu de mes hommes,—je puis bien dire de mes camarades—car nous nous adorions. On a raconté bien des choses sur l’esprit des troupes d’alors et sur les sentiments des gens de la Commune. Mais le jour viendra,—il est déjà venu, je crois,—où on jugera plus équitablement les personnes qui furent mêlées à ce mouvement. Il y avait là, comme dans chaque révolution, quelques criminels et quelques fous qui se mettaient en avant, avec une majorité de niais derrière eux; mais il y avait là aussi la minorité des bons et des modérés, qui à la longue fait entendre sa voix et domine les autres. Malheureusement, son pouvoir de résistance était amoindri par la misère du siège. Vous ne pouvez guère vous imaginer jusqu’à quel point l’exhaustion nerveuse était arrivée: un seul verre de vin suffisait pour faire perdre la tête à mes hommes. Ainsi il n’y a point de raison d’être surpris que, sous la Commune, il se soit commis des violences à jamais inexcusables; peut-être y a-t-il plutôt lieu de s’étonner qu’il n’y en ait pas eu un plus grand nombre. Et voici ce que je voudrais encore vous dire: pendant la Commune la propriété a été respectée bien davantage que durant les premiers jours de l’entrée des troupes versaillaises. Alors, c’était la cruauté insolente qui triomphait. Mais ne vous y trompez pas: ce n’était pas l’armée régulière qui agissait ainsi: c’étaient les hommes de recrue, les nouveaux arrivés des quatre coins de la France, qui jetaient leur gourme en tuant les misérables et en détruisant les maisons. Les vieux militaires se mordaient les lèvres d’assister à ces scènes de soldatesque ivre de sang, des scènes que rien ne rendait, après tout, nécessaires. Il y a beaucoup plus de véritable humanité dans un vieux soldat qu’on ne le croit d’ordinaire. Mais les jeunes, ça perd la tête; à peine se trouvent-ils en présence de ce qu’ils ne voient pas tous les jours qu’ils croient ne pouvoir combattre l’extraordinaire qu’en exagérant leurs forces jusqu’à la plus sauvage brutalité. Un vrai soldat garde sa présence d’esprit partout.»

—«Et voilà pourquoi cet âge est sans pitié,» dit Léon Cahun en souriant de son enthousiasme pour l’état militaire. «Mais j’entends de la musique au salon. Si vous m’en croyez, nous n’allons pas rester ici à perdre notre temps en philosophant de choses et d’autres. Toutefois, attendez un instant; je tiens à vous donner d’abord un exemplaire de Hassan, un exemplaire authentique; car le pudique éditeur m’a rayé un mot que Hassan et Molière ont employé dans leur temps sans y rien voir de mal, mais qui, dans les pensionnats de jeunes filles, semble-t-il, n’est pas d’un usage journalier. Et Hassan n’aurait pas été un vrai janissaire s’il n’avait parfois exhalé son mépris pour son ennemi en le traitant de «cocu». Aussi, je vais rétablir pour vous le texte original.»

Et de son écriture large et simple, Léon Cahun réintégra le terme exilé sur la page immaculée, toute fière maintenant d’avoir perdu sa virginité.

«HASSAN»

Hassan le Janissaire n’est pas un livre troublant. Il a été écrit par un savant qui,—et c’est une exception rare,—a le sens commun. Vraiment, un érudit qui entend l’art de penser simplement n’est pas chose qu’on rencontre tous les jours. La plupart des gens restent confus, quand on leur montre de l’extraordinaire, mais le sage sait trouver le point de vue, parce que, même en présence de l’étrange et du merveilleux, il se borne à ce qu’il sait, où il est passé maître.

Les aventures de Hassan se déroulent dans une période de la plus grande importance; c’est l’histoire d’un soldat qui prend part à l’expédition contre les Mamelouks, par laquelle le sultan allait prendre possession de l’Égypte. Et c’est un moment décisif de l’histoire du monde. L’équilibre politique se déplace en faveur du pouvoir des Osmanlis; leur empire est raffermi, et la suprématie sur les pays de la Méditerranée semble devoir leur donner à brève échéance la domination de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe en même temps.

Hassan ne s’aperçoit guère de toutes ces éventualités qui rendent probable dans un avenir rapproché la solution du grand problème du pouvoir universel. Il est poussé par des puissances qui ne s’occupent que du banal terre à terre. Un officier chargé de recruter des soldats pour les armées du Sultan l’enlève à la maison paternelle, et il part avec lui; son régiment reçoit l’ordre de s’embarquer et il s’embarque avec les autres; il tombe à bout de forces sur le champ de bataille, après avoir distribué des coups à droite et à gauche, et il apprend de ses camarades que la victoire est de leur côté. Entre temps, toute sorte d’aventures particulières; et il s’y conduit avec plus ou moins de bonheur et d’adresse. En un mot, les idées qui gouvernent le monde de son temps passent inaperçues de lui; il n’a pas trop de tout son esprit pour se tirer sain et sauf des nombreuses bagarres où il est mêlé.

Cependant par là même il nous donne l’explication de l’histoire extraordinaire de l’empire ottoman. N’a-t-on pas dit que c’était le sous-officier allemand qui a remporté la victoire de 1870? Et n’est-il pas certain que cette victoire me serait rendue bien plus claire, si je pouvais me figurer exactement comment un soldat prussien était discipliné lui-même et savait discipliner ses subordonnés, que si l’on me faisait connaître une foule de données géographiques, stratégiques et diplomatiques dont la connexité passerait ma compréhension?

C’est cette explication-là que me donne Hassan pour le temps où il vivait, parce que des hommes comme lui étaient les instruments au moyen desquels se poursuivait l’extension du pouvoir des Osmanlis. Il fait partie d’un tout qui s’appuie sur lui là où il a sa place. La manière dont ce tout fonctionne est une abstraction que nous ne pourrons jamais nous représenter d’une manière adéquate et satisfaisante. Il faut se contenter d’un à peu près. L’existence de Hassan nous fait approcher de la connexion des événements par en-dessous, si l’on me permet cette expression vulgaire. Il ne voit que ce qui lui arrive, et il ne voit pas loin: et cependant il nous donne l’impression très vive d’être attaché à une grande communauté d’intérêts et de sentiments indépendants de lui en apparence, mais reposant sur lui en réalité.

Le charme du livre consiste en ce que le récit va droit à son but. Hassan ne fait pas de phrases. Il aime avec passion tous les détails du service militaire; mais comment lui en faire un reproche puisqu’il ne nous ennuie jamais, en parlant de son métier? La vie l’amuse et il ne regarde pas en arrière. Le sort le secoue parfois d’une façon terrible; la discipline est extrêmement sévère, les coups de bâton ne manquent pas; une seule fois même la punition est presque trop forte pour être supportée. Mais en revanche l’existence a de bons moments; il y a d’excellents camarades au régiment et les amis peuvent compter les uns sur les autres jusqu’à la mort; puis les yeux des femmes qui regardent les militaires sont bien doux et les capitaines sont indulgents pour les petites escapades; même les officiers supérieurs sont moins bourrus qu’on ne le croirait à leur extérieur. Et la discipline même a son bon côté. Hassan, qui n’est que trop enclin à se laisser entraîner par la première sottise qui lui passe par la tête, en sait quelque chose. Une fois même une enjôleuse lui a persuadé de charger son âme du plus grand crime qu’on puisse s’imaginer ici-bas: la désertion. Heureusement que la vie nous procure l’occasion de réparer les fautes commises, même les plus graves. L’essentiel, partout et toujours, c’est d’avoir le cœur bien placé. Et puis il y a quelque chose qui peut nous consoler au milieu des risques extrêmes de l’existence: personne n’échappe à sa destinée.

A la lecture de ce livre, il m’est bien venu parfois le soupçon que Hassan donnait un peu dans l’exagération romanesque en contant ses amours avec la belle Vénitienne, qui l’entraînera un jour vers sa perte. Mais d’autre part l’existence du soldat n’est pas complète sans quelques aventures où la fantaisie joue un plus grand rôle que la vérité, et cette légère pointe de fanfaronnade est compensée par une foule de petits traits, qui montrent que, dans ces souvenirs d’un janissaire nous avons affaire à un homme véritable et véridique. Avec quelle finesse Hassan se dépeint dans une remarque passagère au moment où il s’est réfugié, en compagnie de sa chère Vénitienne, la belle Lorenza, dans la maison d’une amie qui l’aime, elle aussi! En musulman qu’il est, il ne voit pas d’inconvénient à avoir deux femmes à la fois; mais comme il veut faire pénitence pour les péchés qu’il a commis, il prononce le vœu de ne point toucher à son hôtesse, Nazmi, la Musulmane, avant que le Kadi n’ait légitimé leur union. «Pour Lorenza,» poursuit-il, «je ne pus en venir à une résolution définitive.» Je le crois bien: Lorenza, c’est le péché, c’est-à-dire ce dont on ne peut pas s’abstenir. Nazmi, c’est la vertu, que l’on chérit et que l’on respecte.

Nazmi est la figure la plus aimable et la plus vivante du livre, quoiqu’elle reste à l’arrière-plan, ce qui d’ailleurs est la place de la femme; indulgente sans faiblesse, gaie sans extravagance, pleine de bon sens sans pruderie, une vraie femme de soldat. Elle sait diriger son entourage, sans qu’on s’aperçoive que c’est elle qui tient les rênes. Je pense qu’elle a ses idées à elle sur le caractère et l’intelligence de Hassan, mais jamais un doute ne lui viendra sur la bonté de son cœur. Et le sort traite Hassan un peu à la manière de sa Nazmi, mais plus brusquement. Par moments il lâche la bride et Hassan se sent libre comme un poulain folâtre; puis il la resserre vivement et Hassan comprend qu’il lui faut recueillir toutes ses forces pour ne pas rester en arrière. Et il s’amuse toujours en marchant sur la grande ou la petite route que le destin lui ouvre.

Je regrette vraiment que l’âme de Hassan soit allée, depuis si longtemps, rejoindre celle de ses aïeux. Comme j’aurais aimé lui rendre visite dans sa maison d’Alep, où il s’est retiré avec sa Nazmi, après avoir quitté le service! Je le vois là, devant mes yeux, assis sur le divan, les jambes croisées sous lui, un trophée de poignards et d’arquebuses suspendu au-dessus de sa tête, l’armure complète des janissaires appuyée contre le mur. Au fond, peut-être qu’il ne saurait m’apprendre sur les problèmes de la vie rien que d’autres ne pussent m’enseigner aussi bien. Mais c’est la simplicité et la façon presque antique dont il me communiquerait sa sagesse........ Un ancien soldat n’est pas cruel. Il peut secouer un peu brusquement la vie et tout ce qui touche à l’existence; mais il ne la mettra pas en pièces: il ne la déchirera pas: il ne l’oserait jamais.

LA GÉNÉRATION D’AUJOURD’HUI

Je voulus savoir quelle était l’opinion de Jules Renard sur Hassan le Janissaire.

—«Un beau livre!» dit Renard. «Comme l’auteur s’est donné de la peine pour nous intéresser à ce qu’il avait à nous raconter! Il y en a, là, des choses! Du Turc, de la tactique, de l’archéologie!»

Moralement, Jules Renard demeure aux antipodes. Sa renommée littéraire est établie sur la publication d’un petit volume qui a paru chez Lemerre, et de ce volume même ce ne sont que les vingt premières pages qui ont attiré l’attention.

Il est l’ennemi déclaré de tout ce qui n’est pas réel. Il n’arrive guère sur notre bonne vieille maman de terre le plus simple accident que les commères,—et les compères aussi, hélas!—du voisinage ne se prennent à bavarder sur son importance; elles ressuscitent des histoires anciennes et se hasardent à faire des prédictions sur les suites probables de l’affaire. Toutefois, la plus méchante de ces commères habite dans notre propre cœur, et à toute occasion elle cherche à donner de l’air à ses griefs, ses sentimentalités et autre littérature. En attendant, le pauvre fait, dans son enveloppe de phrases sans signification précise, mène une vie latente, comme le papillon dans son cocon.

La littérature nous représente vivement cette particularité de la gent bavarde de ne pouvoir laisser tranquille un événement qui se passe en dehors ou au dedans de nous; et elle est devenue l’art d’ensevelir une seule expérience de l’auteur dans un tombeau fragile de trois cent cinquante pages. Chacun a fait cette observation à son tour; chacun, avec toute l’éloquence dont il pouvait disposer, a prêché aux autres: «soyez vous-même; que votre œuvre ne nous fasse voir ni du mysticisme moyen-âge, ni de la poésie à la Byron, ni du pessimisme à la Flaubert, mais votre personnalité seule, qui est bien à vous: ce que vous avez vu et senti vous-même sous le coup de votre émotion; et surtout soyez bref; nous savons mieux que vous les ornements de votre récit et son cadre.» Et cependant on a continué à élaborer des volumes de trois cent cinquante pages. Agissez d’après mes paroles.

Jules Renard a eu l’originalité de suivre le précepte qu’on lui criait de toutes parts, et comme la fortune aime à venir en aide aux ingénus, il a obtenu dès le commencement de sa carrière sa place à lui dans le monde des lettres, ce qui ne veut pas dire peu de chose.

Qu’est-ce donc qui lui a frayé la route?

Renard a raconté l’histoire d’un petit garçon aux cheveux roux. Poil-de-Carotte, un soir, a reçu l’ordre de fermer le poulailler, et il a eu peur dans l’obscurité; il lui est arrivé un petit malheur au lit, et il a dû en porter la peine; son frère l’a blessé et c’est lui qui a subi la punition; il ronfle et on le réveille brusquement; il veut se rendre agréable à ses parents; et c’est le contraire qui est le résultat de ses efforts.

L’histoire de César vous intéresse davantage? Je le pense, si vous croyez utile de vous enthousiasmer pour des idées qui sont au-dessus de votre compréhension, ou plutôt, dont vous ne saurez contrôler l’exactitude. Pour moi, au contraire, ces expériences comptent seules qui m’ont mis à même de découvrir ce que je vaux en réalité. Notez bien, je ne nie point qu’on ne puisse évoquer dans mon imagination des sensations délicieuses et de belles images, en me donnant le contact vague et momentané d’idées qui traversent ma conscience comme les aérolithes sillonnent notre système planétaire: mais je maintiens que tout cela n’a guère de rapport sérieux avec la véritable nature de mon caractère. Je creuse plus profondément. Qui donc jugerait de la valeur d’un terrain sans avoir pénétré jusqu’à l’argile rouge et dure du sous-sol? La terre fine et friable qui le recouvre peut produire des plantes charmantes, mais elle n’est pas le terrain; du moins elle ne l’est point aux yeux du paysan et du connaisseur.

C’est ainsi que je crois entendre raisonner l’auteur de Sourires Pincés.

Toutefois sa manière de traiter un sujet n’est pas aussi simple qu’elle le paraît au premier coup d’œil. Arrêtons-nous un instant à une de ces scènes d’enfance de son livre et prenons par exemple celle où l’auteur raconte comment un soir son petit héros, Poil-de-Carotte, reçoit l’ordre d’aller fermer le poulailler.

Le soir est venu et la petite famille est rassemblée autour de la lampe. Tout à coup, la mère se souvient qu’on a oublié les poules; les deux aînés, sous quelque prétexte futile, ne bougent pas, parce qu’ils ont peur; c’est affaire au plus jeune, qui passe pour un vaurien. Poil-de-Carotte s’aventure au milieu des ténèbres, plein de frayeur, et voit des monstres sans nom le menacer dans l’obscurité. Quand il retourne à la lumière, après avoir accompli sa tâche, il se sent héros, et croit fermement que les autres l’admireront pour sa vaillance. Quelle est la désillusion qui l’attend, lorsqu’il cherche l’expression de cette admiration sur leurs visages! Les deux aînés continuent leur travail sans lever les yeux et la mère dit de sa voix sèche: «Poil-de-Carotte, tu iras les fermer tous les soirs.»

L’incident, pour petit qu’il soit, est devenu tout un drame. Poil-de-Carotte a éprouvé un choc dans sa conscience de gamin. D’abord humilié comme le plus petit qui semble créé pour faire les besognes désagréables, il prend joliment sa revanche en se donnant la sensation exquise d’une fierté de héros triomphateur des ombres de la nuit. Mais le sens qu’il attribue à cette petite comédie héroïque a été faussé par l’attitude que le monde, je veux dire sa famille, a prise envers lui: tous l’ont poussé vers l’obscurité et le danger, lorsqu’il a eu peur; personne ne l’a remarqué, lorsqu’il a donné la preuve suprême de son courage.

Et cet accompagnement en sens inverse, enflant la voix quand on se sent déprimé, baissant le ton et jouant à la nonchalance, quand on est exalté par l’accomplissement de son devoir, indique bien le chassez-croisez perpétuel que font l’individu et son entourage. C’est l’expérience la plus pénible et la plus commune de l’existence et c’est l’expérience fondamentale de la personnalité pendant sa période de croissance.

Les récits suivants ajoutent des traits nouveaux à la physionomie morale du petit garçon. Poil-de-Carotte entrera en conflit avec le précepte: tu ne seras pas cruel, tu ne mentiras pas; le pauvre martyr de sa propre bonne volonté sera poussé même à violer la première règle de l’humanité: tu aimeras tes parents. Et le sermon que le monde, se fondant sur ces grandes lois morales, ne manquera pas de lui faire aura toujours pour base une fausse opinion sur ce qui se passe au fond de son cœur. Le cœur de Poil-de-Carotte ne répond guère à l’événement tel que les autres l’ont vu.

C’est ainsi que le petit garçon marche à la découverte de lui-même et de ce qui est en dehors de lui. Cependant l’auteur se restreint aux faits seuls de son récit; avec un pouvoir rare sur son talent il sait faire tenir le récit,—et naturellement, sans l’ombre d’intention,—dans les bornes d’une conscience d’enfant. Par l’énergie simple et l’intégrité de son langage il empoigne le lecteur et le contraint à comprendre ce que Poil-de-Carotte ne distingue encore que vaguement. On voit la figure du père bienveillant, mais un peu nonchalant pour les choses du ménage; on sent l’esprit de domination et le cœur exclusif plutôt que dur de la mère. Or Poil-de-Carotte voit seulement le détail des actes qui le touchent, tandis que ses sentiments ne sont que le reflet direct de ces actes sur sa conscience d’enfant.

Renard atteint, grâce à l’incroyable pureté de son dessin, l’effet que tout grand artiste se propose: éveiller une émotion intense par les moyens les plus simples; son style, je ne dirai pas son stylet, découpe avec une sûreté étonnante le contour des choses, sans rien faire crier ni craquer. Rarement ce talent succinct montre qu’il n’est pas encore parvenu à sa pleine maturité soit par un peu de sécheresse, soit par une certaine recherche de l’esprit à force de vouloir être bref.

Ce sont là les excès de ses qualités, mais le genre de talent de Renard ne comporte point d’excès. Il va droit comme la flèche; tout ce qui la fait dévier lui fait manquer son but. Il n’est pas question ici de se laisser aller à l’aventure. Tout concourt à tenir l’action du récit sur la ligne stricte qui doit nous conduire où l’auteur veut nous mener. Il n’y a pas à marchander avec lui; il nous donnera ce qui est nécessaire, rien de plus, rien de moins. Et par contre-coup nous nous figurons le conteur, comme fait à l’image de son travail, négligeant tout ce qui n’est pas de son domaine exactement limité, ayant réduit son individualité à l’expression la plus simple et la plus personnelle.

A ce propos j’entends un dialogue de deux adversaires, qui discutent dans quelque compartiment de mon cerveau.

—«N’est-ce pas ôter le charme de l’art et de la vie que de lui enlever le terrain libre et vague par lequel l’homme entre en communion avec ses semblables? Les plus nobles sentiments sont éclos au contact du monde extérieur, dès que l’homme a appris à sortir de lui-même.»

—«Mon expérience est tout autre,» dit Poil-de-Carotte; quand j’ai voulu me rapprocher des autres, mon contact avec le monde, comme vous l’appelez, n’a produit que des malentendus, pour ne pas employer de gros mots.»

—«Mais alors c’est l’égoïsme pur que vous prêchez? Quelle cruauté envers la vie!»

—«?»

Ce point d’interrogation, qui, selon l’intention de l’interlocuteur, veut dire tout simplement qu’il se soucie fort peu du nom qu’on voudra donner à ses sentiments,—je le maintiens dans ma pensée, mais j’y attache un sens différent. Il signifie que j’hésite vraiment à me prononcer pour l’un des deux adversaires jusqu’à ce qu’une œuvre nouvelle, définitive, celle-là, me permette de me ranger du côté de l’artiste qui, en créant des types éternels, résout les problèmes que les autres hommes posent.

OU ALLONS-NOUS?

Jules Renard, bien qu’à l’entrée de sa carrière d’auteur, a laissé loin derrière lui les souvenirs de sa vie libre d’étudiant. Il demeure sur la rive droite, même moralement. Il reçoit ses amis avec le même empressement dont ceux-ci usent de son hospitalité cordiale. Il ne diffère pas d’aspect des gens comme vous ou un autre et en dehors de ses autres bonnes qualités il a l’avantage d’être encore jeune.

—«Non!» me dit Jules Renard, «quand j’écris je veille uniquement à ce que mes phrases se tiennent bien. Je ne me soucie nullement de ce que les autres ont fait dans leur temps. Je n’appartiens à aucune école; à ce que je sais du moins, je n’ai appris le métier de personne.—Flaubert?—Je l’admire profondément; Flaubert a une façon honnête et nette de dire les choses qui me va droit au cœur; seulement son langage est trop rhythmique à mon avis, et il a une manière de lier ses phrases, comme s’il en voulait faire des strophes, qui me déplaît, parce que je crois que si on veut écrire de la prose il ne faut faire absolument que de la prose. La moindre apparence de chantonnement y sonne faux. La forme doit revêtir le sens, sans le moindre pli; à petite pensée, petite phrase. Mais ce sont là les principes de l’art.

«Puis le reste va de soi. Je ne saurais faire un plan d’avance; je l’ai fait quelquefois, mais sans le moindre succès. Ou bien pendant le travail je l’oubliais complètement, ou bien, en m’y tenant je faisais fausse route. J’écris ce que je sens en écrivant. Cela ne réussit presque jamais au premier abord; je passe des journées à ma table de travail sans avancer d’une ligne; enfin, après cette période d’incubation, vient un moment où ma nouvelle s’achève en un clin d’œil.»

—«Avez-vous quelque idée sur la route que vous suivrez dorénavant? Chacun a son rêve, qu’il veut réaliser.»

—«Je vous assure que non,» dit Renard avec le ton fort accentué d’une conviction profonde. «J’ignore où j’aboutirai et je n’y pense jamais. Seulement je suis convaincu d’être sur la bonne voie, et cela me suffit. Je me sens comme un voyageur dans une contrée étrangère; il sait qu’il suit la direction qui le mènera où il doit aller, mais chaque détail du chemin est pour lui une nouveauté et une découverte, tout comme la halte où il arrivera au bout de sa journée.—Mais pourquoi restons-nous debout?»

La voix de Renard, très fière tandis qu’il m’assurait qu’il se savait sur le bon chemin, reprit le ton habituel de la conversation. L’aimable hôte, donnant le bon exemple, se laissa tomber dans un fauteuil tout à son aise, et, poursuivant le sujet entamé, il le traita de sa façon ordinaire, où un grain d’ironie se mêlait à une certaine expression nonchalante de supériorité intellectuelle.

—«Je suis très reconnaissant aux gens de chercher une théorie philosophique sous l’histoire de Poil-de-Carotte. Cela montre qu’ils s’occupent de mon livre et cela ne peut qu’être agréable à un auteur. Peut-être même s’y mêle-t-il un peu d’envie; car je ne m’en sens point capable, moi qui n’ai eu d’autre idée en tête, quand j’écrivais Poil-de-Carotte, qu’à bien rendre la figure de Poil-de-Carotte. Pour moi un récit doit s’expliquer lui-même. Une interprétation en dehors ou à côté du livre est une chose qui me confond. Maurice Barrès me disait ces jours-ci qu’il était en train d’écrire un commentaire sur sa propre œuvre. J’ai risqué la timide observation qu’il pouvait employer plus utilement son temps, puisque son commentaire n’expliquerait rien qui ne fût déjà clair auparavant. Il me regarda avec quelque étonnement; mais comme je lui affirmais qu’en tout cas ces pages seraient intéressantes, puisqu’elles venaient de lui, nous nous sommes séparés bons amis.

«Ce besoin de chercher anguille sous roche dans nos livres indique pourtant qu’on nous lit. Mais qui donc nous achète?—je parle de nos livres, naturellement.—C’est là ce qui excite ma curiosité. Faiblesse dont j’ai honte vraiment, mais j’avoue de bon cœur que j’aimerais, un jour, voir le succès de mon livre réalisé devant moi sous forme d’un homme en chair et en os qui emporterait mes Sourires Pincés sous son bras après avoir dûment versé ses trois francs sur le comptoir du libraire. J’ai cru rencontrer dernièrement un spécimen de cette espèce à peu près disparue. C’était près du Panthéon. Un monsieur très bien, ma foi, fouillait dans un étalage de bouquins. Parmi tous ces livres, il choisit le fruit de mes veilles et de mes rêves. De loin ce choix attira mon regard. Quel auteur ne reconnaîtrait son livre entre mille, même à une lieue? Je restais là, à le guetter; oui, j’étais tombé assez bas pour attendre l’issue. Cet homme a mis ma patience à une forte épreuve. Il faut bien que le bouquin l’ait intéressé, puisqu’il continuait à lire, et tâchait même, le misérable! de voir ce qu’il y avait entre les pages. Il lisait avec une telle ardeur que je croyais fermement voir arriver le miracle: cet homme-là avait le désir d’emporter mon livre. Et je le guettais toujours. Enfin il le déposa parmi les autres volumes qui attendaient leurs acheteurs, et s’en alla, le traître! Et mon désir restait inassouvi: encore un qui le sera toujours. Car jusqu’ici je ne crois pas à l’existence de gens qui achètent des livres, mes livres.

«Cependant on vous demande de continuer à en faire. On pousse même l’exigence jusqu’à vous imposer une certaine contrainte. Poil-de-Carotte! C’est toujours Poil-de-Carotte. Je suis sûr qu’on ne sera nullement satisfait, si dans mon prochain recueil ce gamin ne montre pas sa tête aux poils roux; et si je l’y fais figurer je puis prédire en toute sûreté qu’on me dira: ce n’est pas là l’original des Sourires Pincés. Voilà une perspective plaisante pour un auteur: quoi qu’il fasse ou écrive, il sait que ce sera une déception pour le monde et pour lui. Faites donc des plans, quand la mauvaise réussite est certaine, mais surtout occupez-vous donc du problème qu’agitent en ce moment tant de têtes vides, pour déterminer la forme future du roman. Eh! mon roman n’aura pas de succès, c’est la seule chose que contienne ma provision d’idées sur ce point. Pour le reste, adressez-vous à mon voisin ou à mon voisin d’en face ou à un autre: ils vous donneront leur théorie sur la littérature de demain. Moi, je ne tiens pas de théories dans ma boutique.» Et sous tous ces sarcasmes, moqueurs à la bonne façon plutôt qu’amers, j’entendais résonner ces fières paroles: je ne sais qu’une chose: je suis dans la bonne voie.

UNE IMPRESSION

J’avoue qu’au premier instant je me sentis assez dépaysé en entrant dans la salle où étaient exposés les tableaux de Claude Monet. J’y étais venu sur une invitation générale du peintre, que je pouvais considérer un peu comme une invitation personnelle: et mon premier mouvement fut de m’en aller, aussitôt arrivé. Ces couleurs voyantes, ces lignes zigzagantes, bleues, jaunes, vertes, rouges et brunes, qui dansaient une sarabande folle sur les toiles firent violence à mes yeux habitués aux grisailles de la peinture nationale.

La salle était encore vide. J’eus donc le temps de réfléchir et de choisir à mon aise une place qui me permît de bien voir. Il y avait là quinze tableaux représentant tous la même meule prise à des heures différentes du jour et aux différentes saisons de l’année. L’artiste, après avoir peint des paysages normands et l’agitation des grandes capitales, avait voué une année de sa vie à observer l’existence d’une meule au milieu des reflets changeants de la lumière: il avait choisi une chose très simple, tout près de sa maison, et qu’à chaque instant il avait sous la main.

Un de ces tableaux montrait la meule en pleine gloire. Un soleil d’après-midi y brûlait la paille de ses rayons pourpre et or et les brindilles allumées flamboyaient d’un éclat éblouissant. L’atmosphère chaude vibrait visiblement et baignait les objets dans une transparence de vapeur bleuâtre.

Vraiment ce tableau triomphait de tous les doutes qu’on aurait pu opposer à l’art du maître et l’œil du spectateur était forcé irrésistiblement à recréer au moyen de ce bariolage de couleurs la vision du peintre.

Cette toile m’apprit à voir les autres; elle les éveillait à la vie et à la vérité. Après avoir hésité d’abord à jeter les yeux autour de moi, je sentais maintenant une jouissance rare à parcourir la série des tableaux exposés et la gamme des couleurs qu’ils me montraient, depuis le pourpre écarlate de l’été jusqu’à la froideur grise du pourpre mourant d’une soirée d’hiver.

A cet instant, Claude Monet entra dans la salle; je lui donnai mon impression pour ce qu’elle valait.

—«Vous avez raison,» dit-il avec la belle franchise d’un grand artiste qui sait apprécier la sincérité des paroles qu’on lui adresse. «Voici ce que je me suis proposé: avant tout j’ai voulu être vrai et exact. Un paysage, pour moi, n’existe point en tant que paysage, puisque l’aspect en change à chaque moment; mais il vit par ses alentours, par l’air et la lumière, qui varient continuellement. Avez-vous remarqué ces deux portraits de femmes au-dessus de mes meules?

«C’est la même jeune femme, mais peinte au milieu d’une atmosphère différente; j’aurais pu faire quinze portraits d’elle, tout comme de la meule. Pour moi, ce ne sont que les alentours qui donnent la véritable valeur aux sujets.

«Quand on veut être très exact on éprouve de grandes déceptions en travaillant. Il faut savoir saisir le moment du paysage à l’instant juste, car ce moment-là ne reviendra jamais et on se demande toujours si l’impression qu’on a reçue a été la vraie.

«Et le résultat? Voyez ce tableau-là, au milieu des autres, qui dès le premier abord a attiré votre attention, celui-là seul est parfaitement réussi,—peut-être parce que le paysage alors donnait tout ce qu’il était capable de donner. Et les autres?—il y en a quelques-uns vraiment qui ne sont pas mal; mais ils n’acquièrent toute leur valeur que par la comparaison et la succession de la série entière.»

Pour qui voudrait chercher l’analogie entre la littérature et la peinture d’une époque, il y aurait peut-être à dire quelque chose sur la tendance, commune aux deux arts, d’observer et d’exprimer le fait dans son propre milieu aussi fidèlement que possible: analyse exacte qui ne prend sa pleine signification qu’en se rattachant à des impressions du même genre. Et cette analyse-là ne vaut que par la synthèse que l’artiste nous fait faire à nous-mêmes.

Idée fertile, si je ne me trompe, et que je tâcherai de vérifier.

INTERMEZZO

J’aurais aimé à la discuter avec Marcel Schwob; c’est l’ami de Renard, auquel celui-ci faisait allusion, lorsqu’il en appelait aux amateurs de théories littéraires. Malheureusement je le trouve en proie à deux jeunes poètes, dont le premier volume de vers vient de paraître, et ils ont absorbé toute la conversation.

—«Il faut exalter ses sentiments,» disait l’un.

—«Il faut donner une consécration symbolique à ses impressions,» disait l’autre.

—«Pour mes rendez-vous, je choisis toujours une église,» reprenait le premier; «l’encens, les cierges, l’autel, la voûte majestueuse, rehaussent de leur éclat sombre ma sensualité.»

—«Quand je pense à la femme aimée,» soupirait le second, «je vois monter à l’horizon de mes pensées l’image d’un lys, qui déploie sa corolle immaculée au milieu du silence sacré d’un lac perdu dans la solitude des forêts immenses.»

Déjà, un doux sommeil commençait à me presser les paupières, et il était bercé par l’alternance idyllique de ces chants enfantins, lorsque le nom de Stéphane Mallarmé, prononcé par un des interlocuteurs, me réveilla tout à coup et pour de bon.

A mon grand regret j’avais manqué l’occasion de faire la connaissance personnelle de l’artiste si célébré par les poètes, si négligé par le public, qu’il tient à distance par la manière dont il leur présente ses idées, d’un bloc, nimbées d’une clarté complexe, tel un cristal taillé à angles rentrants. Il demande un effort trop grand à l’intelligence moyenne de notre temps. Même on pourrait se demander si jamais quelqu’un voudra se donner la peine de goûter son œuvre. Le temps nous l’apprendra; pour l’heure présente, c’est un détail à négliger. Ce qui me frappait surtout, c’est qu’étant venu pour échanger des idées sur l’influence de l’état social sur la littérature j’entendais sans cesse prononcer le nom de l’homme qui place l’art comme une chose absolue, en dehors et au-dessus de toutes les variations que la succession des siècles peut apporter. C’est ainsi que Saül, fils de Kis, sortait de la maison paternelle pour aller à la recherche du bétail perdu, et qu’il trouvait un royaume. Seulement, les royautés de ce temps-ci me semblent encore moins solides qu’elles ne l’étaient dans ce passé vénérable.

—«Mallarmé,» disait-on, «est avant tout un charmant homme et un charmeur. Il sait communiquer aux autres l’inspiration de générosité qui préside à ses paroles, et à ses actes. Toute idée étroite se tait devant lui. On prétend même que, grâce au charme irrésistible de sa personnalité, il a su persuader à l’éditeur Léon Vanier de lui donner pour l’Après-midi d’un Faune une somme suffisante pour acheter un équipage. Figurez-vous un cheval et une voiture pour un simple poème lyrique! C’est incroyable! Aussi ajoute-t-on pour rendre vraisemblable ce récit miraculeux qu’il ne s’agirait au fond que d’une charrette à âne pour Mlle Mallarmé; mais, même réduite à ces dimensions plus modestes, la chose confine au fabuleux. Pourtant il n’y a plus là rien d’incompréhensible dès que l’on entend causer le poète. Oh! le causeur puissant et entraînant! Quelle mine inépuisable d’anecdotes! Le hasard ou la moindre allusion excite sa verve étincelante et elle se répand en une profusion de saillies ingénieuses et humoristiques.»

—«Oui, oui,» dit B... entre ses dents,»—il venait de rejoindre notre petit groupe et était ce soir-là d’humeur à démolir tout ce qu’il rencontrait sur son chemin. «Mallarmé a en effet les saillies les plus ingénieuses: il soigne son langage, et serait capable de préparer un accident pour le plaisir seul d’en émailler sa conversation.»

L’autre ne se laissa pas déconcerter.

—«L’esprit de Mallarmé se montre surtout quand le poète est pris à l’imprévu. Le directeur d’un grand journal, qui avait assisté à une de ses improvisations,—si je me rappelle bien, c’était à propos d’un vase à fleurs,—tout ému de ce qu’il venait d’entendre, pria le poète d’en faire une chronique pour son journal et lui promit monts et merveilles. Mallarmé ne put refuser et, quoiqu’il ait horreur d’écrire pour les journaux, il rédigea l’article désiré. Mais, réfléchissant à ce qu’il avait dit et mettant sur le papier ses souvenirs, il composa un essai entièrement différent. Quand il l’apporta à la rédaction, le directeur n’y reconnut plus rien de ce qu’il avait admiré et l’article ne fut pas reçu.»

—«Quelle singulière manie de vouloir éclairer tout ce qui vous passe par la tête à la lumière de trente-six chandelles quand une pauvre petite flamme aurait suffi pour nous le faire voir,» dit B...

Mais l’autre continua, comme s’il n’eût pas remarqué l’interruption:

—«Écrire, pour Mallarmé, c’est pontifier. Quand, debout devant l’autel de l’art, il adresse la parole à ses fidèles, il n’emploie pas le langage de tous les jours. Il a rendu au verbe son pouvoir antique d’évoquer la vision des choses et la réalité des sentiments. Et comme la prière est en même temps un cri de l’âme et la réponse entendue au fond du cœur, ses poésies ne contiennent pas l’expression d’un désir qu’elles n’apaisent aussitôt. Seulement il faut être initié pour savoir les lire, ces poèmes; mais combien peu ont pénétré jusqu’à leur centre mystique d’où une haute volupté rayonne sur les adeptes!»

—«Pauvres profanes que nous sommes, pour qui ces plaisirs divins et autres divertissements littéraires resteront lettre close!» dit B....

—«Dites croyants, si vous ne voulez pas du mot d’initiés,» dit l’autre de plus en plus animé. «Mallarmé, lui, aime à employer l’image de la messe, quand il veut nous donner une idée du chef-d’œuvre parfait, qui sera le couronnement de l’art, comme le sacrifice de la messe est l’expression la plus haute du culte chrétien. Ce chef-d’œuvre-là ne peut être qu’unique et suffira seul aux communiants, car il résumera toutes les créations poétiques existantes et leur donnera l’achèvement final et suprême. Avec des gestes solennels, liturgiques, il sera récité à des jours déterminés de l’année et ainsi sera satisfait le besoin qu’éprouve l’humanité de participer à l’infini par le seul moyen du verbe pur.

—«Tout ce qui promet des miracles en dehors de l’Église me semble tenir du charlatanisme,» dit B... d’un ton dédaigneux.

—«Moi,» répondit sèchement le philosophe de la petite réunion, «je tiens Mallarmé pour un de ces talents stériles, qui cherchent une compensation à leur manque de faculté créatrice en construisant des théories pleines d’esprit. Et plus ces projets semblent beaux, moins on a de chance de les voir exécuter.»

—«Mais vous oubliez entièrement,» dit celui qui avait parlé le premier, «que le Maître a consacré toute sa vie à préparer le poème parfait. Quiconque a passé le seuil de son cabinet de travail a pu y voir ces cartons remplis de papiers, dont je ne me suis jamais approché sans éprouver une émotion intense.»

—«Mais qui donc a jamais vu ce que contiennent ces papiers-là?» demanda B... sur un ton taquin.

—«Dites plutôt: qui serait assez présomptueux d’y jeter les yeux!» observa l’autre.

—«Je sais positivement,» dit le philosophe, «que ces cartons ne contiennent»...

Au moment où il allait nous révéler le secret des cartons du poète, de nouveaux arrivés se joignirent à notre petit cercle; le bruit qu’ils firent en remuant les chaises interrompit l’entretien commencé et la conversation générale ne se renoua plus. Ainsi l’énigme, dont j’avais été sur le point d’entendre la solution, devait rester mystérieuse pour moi, et ce soir-là je quittai mes hôtes sous l’impression, que je retrouve à chaque lecture du poème de Schiller, la Statue voilée de Saïs: je sens qu’on me cache une chose que j’ai le droit de savoir.

EFFORTS ET TENDANCES

Le jugement que portait Richepin sur l’œuvre de ses confrères était imprégné d’une bonhomie que certes l’on n’aurait pas cherchée chez le poète de la Chanson des Gueux et des Blasphèmes.

Et l’entretien dans son cabinet de travail, ouvert des deux côtés au soleil, était une véritable récréation de l’esprit, fatigué par les récriminations haineuses de la bataille littéraire qui ailleurs allait son train de sarcasmes en dénigrements et de dénigrements en injures personnelles.

Jules Renard mit la conversation sur le Cadet, de Richepin. Ce roman, comme l’on sait, est l’histoire d’un génie raté, qui se venge de l’injustice du sort en prenant d’abord l’honneur, puis la vie à son frère aîné, dont il n’a reçu que des bienfaits; il meurt à son tour, abhorré des hommes, en fauve solitaire. Récit saisissant, qui n’a qu’un seul défaut, c’est qu’il y a manque d’unité dans le ton général de l’ouvrage: parce que la passion du Cadet pour la terre,—et c’est une influence de la Terre de Zola,—y apporte un élément lyrique qui aurait pu aussi bien rester hors de la trame du récit et de l’action des personnages. D’ailleurs, le drame vous empoigne par la vérité psychologique de ses situations.

—«On en parle rarement,» dit Renard, «et il me semble pourtant que c’est le plus fort de vos livres.»

—«Le livre est dur,» dit Richepin, et il se carra dans son fauteuil comme pour s’aider à surmonter intérieurement cette dureté dont il s’accusait. «Il a été dur à faire, et il est resté dur à lire. On n’a plus le temps de s’occuper d’un livre pareil. Nous ne lisons plus, parce que nous ne pouvons pas tout lire. Je fais de mon mieux: mais voyez où j’en suis resté dans le roman de Huysmans, Là-Bas, un livre pourtant qui mérite bien d’être étudié. Combien de choses neuves il nous apporte et quelle application immense au sujet que l’auteur s’est proposé! Le Cadet aussi m’a coûté une peine infinie; c’est un livre tout en dedans, qui a mis du temps à sortir. Mais qui donc, je vous le demande, peut y prendre goût?

«On s’attend à autre chose de ma part. Ils veulent que je reste poète. On me pardonne un roman comme Miarka, parce que le récit est poétique, comme ils disent, et qu’il faut bien passer quelque chose à la fantaisie d’un poète. Pour le reste, non.

«Dès qu’on a percé, les Parisiens mettent une étiquette à votre nom, et ils ne souffrent pas que l’on s’écarte du rôle pour lequel ils vous ont désigné. A présent, comme je frappe à trois portes à la fois, ils m’en tiennent deux fermées.

«Et ils ont raison peut-être,» poursuivit-il de sa voix douce. «Ça console toujours les autres de pouvoir se dire: Poète, oui, nous l’admettons, mais il n’a eu que des échecs au théâtre ou dans le roman quand il a essayé de rivaliser avec Zola et Daudet. Être poète, ça suffit bien, je pense.

«Il y a des hommes de grand talent, qui ne peuvent pas se faire à l’idée que leurs œuvres soient relativement impopulaires; Rosny, par exemple. Celui-là n’a jamais pu comprendre pourquoi ses romans n’ont pas eu autant d’éditions que ceux d’Ohnet. Il a écrit expressément son roman à clef le Termite, parce qu’il croyait qu’en y introduisant des personnes vivantes il donnerait de l’actualité à ses livres et le peu de succès que le Termite a obtenu auprès du public ordinaire lui a causé une grande déception.»

—«C’est la façon embarrassée dont Rosny exprime sa pensée, qui lui barre la route du vrai succès,» dit Renard. «Il ne sait pas dire simplement et précisément ce qu’il veut. Pour moi, il y a une ligne très prononcée, qui sépare les esprits nets de ceux qui tâtonnent et qui ne sauront jamais trouver qu’un équivalent à peu près suffisant à leur pensée. Quiconque est né en-deçà de cette ligne ne parviendra jamais, quoi qu’il fasse, à vaincre la difficulté inhérente à son talent. Il est vraiment regrettable qu’à notre époque le nombre des auteurs qui sont nés du mauvais côté aille toujours en croissant.»

—«Il ne faut pas exagérer le cas de Rosny,» dit Richepin. «Il a fait certainement un progrès énorme, surtout dans ce sens-là, avec son dernier roman, Daniel Valgraive, et le livre me plaît de plus en plus.

«Il s’y trouve encore bien des passages qui, au premier abord, ne me semblent pas clairs. Mais en revanche j’y ai remarqué des choses, qui sont vraiment d’un artiste, et d’un grand artiste. Non, je crois que l’obscurité des phrases que l’on reproche à Rosny vient d’une tout autre cause. Rosny continue encore à s’instruire; il apprend toujours; la science l’attire et il recueille partout de nouveaux matériaux. De là vient qu’une moitié de ses notions est mal digérée, tandis que l’autre moitié a pris sa forme définitive et mûrie. Il pense qu’on peut aller toujours en avant; pour moi, au contraire, passé la trentaine, l’homme a sa provision d’idées complète; il doit savoir marcher sur ses propres pieds et ne pas s’empêtrer aux lisières des manuels scientifiques, qu’on renouvelle tous les jours. C’est là le véritable moyen de faire entrer la confusion dans le cerveau le mieux équilibré.

«Y a-t-il donc encore tant de choses à apprendre? Mais tout est déjà dit et trouvé,—je parle naturellement pour nous, littérateurs et romanciers. L’évolution entière de la prose de notre siècle est renfermée dans ce grand modèle de style, que Chateaubriand nous a laissé en ses Mémoires d’outre-tombe. Plus je relis ce livre, et plus je vois que tout est là. Tous les raffinements dans le choix des mots et dans la construction des phrases y sont déjà appliqués en tant que le génie de la langue les admet. Le procédé que nous croyons avoir inventé, de figurer par une image vivante une action abstraite et de caractériser un mouvement général, nous le rencontrons déjà chez Chateaubriand et mis en œuvre par un maître du métier. Nous n’avons qu’à le suivre et à nous inspirer de lui.»

Cette dernière observation ne me satisfait qu’à demi. Non pas que je doute de sa justesse, mais mon esprit se refuse à admettre toutes les conséquences qui en découlent, d’après l’opinion de Richepin. Aussi, je ne vois pas ces choses-là du même œil que l’artiste qui sent le besoin d’une base solide pour y construire l’édifice parfait de son œuvre et qui, pour atteindre le sommet auquel il aspire, doit forcément circonscrire le champ de son travail. L’art, tel que le critique le considère, n’est pas exclusivement la propriété de l’artiste individuel: c’est l’œuvre d’ensemble d’une période où tous concourent pour leur part, et il me paraît être l’expérience qu’entreprend la société entière pour humaniser la vie.

Alors la marche en avant et les tentatives diverses deviennent d’un intérêt prépondérant: et l’art absolu, quelle que puisse être sa signification pour l’artiste et pour celui qui cherche des jouissances immédiates, ne vient qu’après. L’artiste ne peut négliger complètement ce principe de progrès sous peine de ne produire que de l’art mort. Aussi le véritable artiste, quelle que soit la doctrine qu’il soutienne, ne court guère le risque de se momifier: son esprit est toujours en tension, il guette les impressions de toutes parts, et, s’il se cloître dans sa tour d’ivoire, il prend bien soin d’ériger un observatoire tout en haut.

Richepin lui-même en est la meilleure preuve. Qu’est-ce donc que le Cadet, ce livre dur,—notez bien que c’est le même terme qu’employait Verlaine pour caractériser Bonheur,—ce livre dur qui n’avait pas donné à son auteur de plaisir pendant l’exécution, ni après qu’il l’avait terminé?

Par sa conception, ce roman sort du cadre où se limite d’ordinaire le récit des romans. L’évolution des événements est absolument transposée de l’extérieur à l’intérieur de l’âme même du personnage principal. Il vit sa vie à lui; les choses du dehors n’ont point de prise sur son cœur, si ce n’est qu’elles y éveillent des sentiments opposés à ceux que l’on attendrait.

Tous les événements extérieurs qui le touchent ont un retentissement faux; si l’on est aimable pour lui, il en conçoit de l’humiliation; si une femme lui donne son amour, il se livre à cette passion, mais avec l’arrière-pensée d’assouvir sa haine contre son bienfaiteur; tout ce qui lui arrive se transforme et se dénature, et c’est une fatalité à rebours qui le dirige en sens contraire de ce que les événements semblaient vouloir.

Le Cadet est un esprit aigri, ce qui ne veut pas dire qu’il soit méchant; peut-être même qu’au fond les bonnes inclinations l’emportent sur les mauvaises; mais ces bons mouvements, les premiers, sont souvent les plus dangereux, parce qu’ils lui montrent que, quoi qu’il fasse, il ne sera jamais d’accord avec son entourage. En un mot, Richepin nous a montré dans ce roman l’isolement de plus en plus marqué d’une âme humaine au milieu de son monde.

Le Cadet,—et c’est ici que nous remarquons l’influence des idées ambiantes sur l’esprit de l’artiste,—présente quelque analogie dans le sujet avec Daniel Valgraive, de Rosny. Rosny est fait d’autre matière et bâti d’autre façon que Richepin. Il peut sembler maladroit, pédant, grotesque et exagéré, mais il est poussé par une force qui jaillit du fond de sa personnalité.

Le mouvement est sa devise; et il marche en avant, à travers dictionnaires et encyclopédies, pour saisir le secret de la vie tel qu’il se dévoile aussi bien dans l’existence individuelle que dans le groupement des masses. Dans un de ses premiers livres, le Bilatéral, il a donné ce qu’il y avait de meilleur en lui. La langue en est trouble; mais à chaque instant, hors de l’arrière-fond obscur du livre, se dégagent des scènes d’une telle puissance et d’une telle intimité de sentiments, que l’esprit qui anime le tout se révèle à notre conscience à travers la confusion des mots.

Le Bilatéral est le centre de l’œuvre entière de Rosny; c’est de là que rayonnent ses autres livres où il essaye de comprendre l’existence en l’envisageant bilatéralement, des deux côtés.

Daniel Valgraive, comme le Cadet, est l’histoire d’un solitaire; c’est la confession d’un raté de la vie.

L’existence n’a pas voulu de lui; grâce à sa constitution maladive, il a été condamné à mourir de bonne heure et il le sait. Le monde autour de lui s’agite, intrigue, se fait des méchancetés et des mamours; lui, il souffre. Il observe avec la sensibilité propre aux malades ce qui se passe dans son entourage, et il est forcé de se tenir en dehors de tout, parce qu’il n’a point le droit d’exister. Ses nerfs exaspèrent chaque sensation jusqu’à la souffrance, et sa mort prochaine, dont le secret reste enfermé dans son cœur, lui interdit de se plaindre.

La fatalité semblerait l’obliger à prendre sa revanche, en le vouant à un égoïsme féroce, tout comme elle paraissait devoir amener le Cadet à la franchise et à la bonhomie. Mais ici comme là, les circonstances poussent le caractère dans une direction opposée à leur courant. Daniel Valgraive apprend à vaincre sa sensibilité; il oublie ses griefs et finit par se convaincre que ce qui est voué à la mort ne compte guère, si on le compare à la vie. Tout plein de ces pensées, il arrange ses affaires de façon que ceux qu’il aime trouvent la route aplanie devant eux, et, longtemps avant que la mort vienne le saisir, il dénoue d’une main délicate les liens qui le rattachent à sa famille et à ses amis.

Il ne le fait point d’un cœur léger et les circonstances ne lui viennent nullement en aide. Il est loin d’être un ange, et jusqu’à la fin les passions mauvaises l’obsèdent; mais dans ses moments les plus noirs une voix intime lui crie que malgré ses fureurs secrètes la bonté en lui aura gain de cause sur l’égoïsme, parce que bonté cela veut dire droiture et vérité. C’est un bilatéral. Quand la balance semble pencher du côté de l’étroitesse de cœur, il met en contrepoids les idées qui le rattachent à tout ce qui est impersonnel et éternel, et l’équilibre est rétabli.

Non pas que cet équilibre rappelé de toute force dans son âme lui rende la belle harmonie perdue dans ses relations avec le monde: non, trois fois non. Tout ce qu’il entreprend pour se mettre sur le pied de justice avec son entourage le repousse de plus en plus vers sa solitude morale; il se sent séparé de sa famille, de son amour, de son amitié, par un pouvoir malin, d’autant plus réel qu’il a fait les derniers sacrifices pour l’apaiser. Il n’y a pas de raison, dirions-nous, pour qu’un faible rayon de bonheur ne vînt se glisser au chevet du lit de mort de Daniel Valgraive, et pourtant c’est seulement dans cet instant suprême qu’il s’aperçoit de toute l’étendue de son malheur et de son isolement: pauvre victime de son mauvais sort!

La conclusion du livre est cruelle, mais elle ne blesse pas les fibres du cœur: elle les irrite plutôt en nous faisant éprouver ce fouettement du sang que l’on ressent quand on est porté soudainement sur une grande hauteur.

Et l’impression totale du livre est plus complète et plus simple à la fois que celle du Cadet de Richepin. Tout en étant plus vague et moins bien encadré, le roman de Rosny nous touche plus directement. Enveloppés dans leur brouillard, les personnages semblent reculer à une grande distance de ma vue, et pourtant ils sont près de mon cœur.

Évidemment le rôle que remplit le livre n’est pas le même aux yeux des deux auteurs. Pour Richepin le livre n’est fini que lorsqu’il est complet en soi, achevé et orné dans tous ses détails, tandis que Rosny, plein de son sujet et convaincu de l’intérêt qu’il nous inspire, se fie à nous pour suppléer aux lacunes de son récit. Il compte sur nous comme ses collaborateurs.

Et l’émotion que nous ressentons à la lecture de son roman provient pour une grande part de ce qu’il nous a suggéré d’y ajouter nous-mêmes.

Le livre, comme l’auteur, a pour devise le mouvement, et il force notre esprit à se mettre en marche.

Vers quel but? Est-ce que l’auteur le sait lui-même? Comme sa préface nous l’assure, la direction de son esprit se montrera plus clairement dans un livre prochain qu’il prépare. Avertissement superflu peut-être. Nous croyons volontiers qu’il ne s’arrêtera pas au milieu de sa route; et nous sommes prêts à le suivre.

CONCORDANCE

Ce rôle du livre d’à présent, si différent de la place qu’il occupait dans l’appréciation d’une génération antérieure, je veux tâcher de le formuler aussi clairement que possible en mon esprit. Pour cela j’utiliserai ce phénomène assez fréquent, que deux auteurs d’âge et de caractère différents s’attaquent en même temps au même sujet.

Tout comme il y a des idées en l’air, il semble que dans l’atmosphère intellectuelle d’une société soient répandus des germes de situations morales analogues, qui, fécondés par les esprits en quête de matières artistiques, se modifient suivant les personnalités où ils sont tombés.

Catulle Mendès,—car c’est lui et Barrès que je prendrai pour sujets de cette méditation littéraire,—a choisi l’héroïne de son dernier roman, la Femme-enfant, dans le monde pervers où l’on s’ennuie à force de trop vouloir s’amuser. Dès son enfance, la jeune fille a été souillée par les attentats monstrueux d’un vieux débauché réfugié en province pour ses mœurs infâmes. Quand plus tard elle arrive à Paris, entrée dans l’armée du plaisir, elle ne recule devant aucune besogne. Cela lui coûte si peu: le sens moral est complètement éteint chez elle; mais cela ne lui fait aucun plaisir; elle ne fait que réciter (et c’est une métaphore qu’on excusera ici) un rôle appris par cœur. Elle est restée enfant, non pas quant aux sens, mais par tout ce qui regarde l’esprit. Sa croissance morale et intellectuelle, humaine en un mot, a été retardée; et à cette disproportion sa conduite emprunte un caractère d’étrangeté qui allume les désirs et exacerbe la volupté.

Sur son chemin elle rencontre l’amour vrai d’un artiste. Cependant l’amant ne peut la sauver de sa misère morale: la passion, pour généreuse qu’elle soit, c’est l’adversaire pour elle. Mais une main amie lui vient en aide, la main d’une femme, qui a été la providence de l’artiste et qui veut être aussi la sienne. L’amie, ou plutôt la mère, sait rendre la vie aux sentiments amortis dans son cœur par le malheur. Grâce à un miracle de dévouement exquis, elle rétablit le développement arrêté de son âme, et de cette fille sans pudeur renaît une femme pure, enlevée et comme consacrée par la mort à l’instant où la passion destructrice allait venir se mêler encore à sa destinée.

La même fatalité a présidé à l’existence de l’héroïne de Maurice Barrès, Petite-Secousse du Jardin de Bérénice. Si l’on ne regarde que les grandes lignes de son histoire, on est frappé de l’analogie des circonstances au milieu desquelles ces deux personnes ont passé leur vie. Et pourtant il est difficile de se figurer une divergence plus complète de la forme qu’une même idée générale a revêtue chez ces deux auteurs.

Maurice Barrès donne la parole non pas à l’amant de la jeune fille, mais à l’ami, au confident, j’allais dire au confesseur de Petite-Secousse. Tout ce qui est passion a été relégué à l’arrière-plan. Ainsi le récit, dès l’abord, descend de son piédestal d’anecdote piquante, sort du cercle exclusif réservé aux faits divers, et entre de plain-pied dans la vie courante.

L’ami du Jardin de Bérénice ne s’intéresse à cette existence insouciante et pervertie de petite femme-fille, ni par amour de la vertu,—il en est peu question dans le livre,—ni par amour du vice, mais simplement pour l’amour de l’humanité suivant l’évangile de Molière et des honnêtes gens. Il subit le charme qui se répand autour d’elle et il cherche à entrer avec elle en communion de sentiments. Il n’a pas, tant s’en faut, l’idée de tâcher de la comprendre ou d’influencer sa conduite,—comprend-on jamais quelqu’un, ou a-t-on de l’influence sur lui?—mais il veut qu’elle lui donne une conception nouvelle de la vie, et tandis qu’il lui prête sa sympathie, elle lui suggère en retour une compréhension plus élargie de l’existence humaine. Donc, ce qu’il nous raconte d’elle est moins un récit qu’une série d’impressions qui, tout en se complétant, montrent un but éloigné encore.

Au contraire, Catulle Mendès se met au point de vue de l’amant, et ce que son livre y gagne en fini est compensé par la perte de l’intérêt direct qu’il aurait éveillé en vous et en moi. L’histoire que l’on nous montre est devenue une affaire entre l’amant et sa maîtresse; la présence d’un tiers, comme vous ou moi, est superflue et, de plus, indiscrète.

Cependant l’artiste qu’est avant tout Catulle Mendès ne s’est pas contenté de cette mise en scène; il a fait un pas de plus, il a voulu intensifier l’impression d’étrangeté que nous cause son récit, en donnant à l’amant des aventures aussi extraordinaires qu’à sa femme-enfant. Lui aussi a joué de malheur dès son enfance. L’infamie de son père, traître à tous ses devoirs, pèse sur sa jeunesse; son nom est maudit, et le ressort de sa vie est brisé. Ainsi ces deux existences de honte qui se rejoignent portent coup double à notre sentiment d’horreur.

Tout ceci nous est raconté de façon de maître; des pauses savantes coupent le récit quand il menace de nous emporter trop loin, des scènes d’idylle relèvent par leur contraste la brutalité des tableaux de demi-monde et un style merveilleux, enveloppant sans mollesse, suit l’évolution des événements jusque dans leurs derniers replis, sans rien perdre de sa limpidité sereine. Et ce serait une œuvre parfaite si la forme en eût été complètement individualisée, et si elle ne trahissait parfois, par des rappels aux autres romans du maître, le savoir-faire du métier.

Mais en tout état de cause, combien la marche alerte du récit diffère du train-train que vont les choses dans le Jardin de Bérénice! A chaque instant le fil de l’histoire y semble perdu, le dessin des personnages y est lâché et les idées n’y sortent que lentement du brouillard qui les enveloppe à leur naissance.

Et pourtant, quel charme exquis quand, dès sa première page, le livre vient à nous tout palpitant de vie, se dérobant juste au moment où nous croyons le saisir, puis se livrant quand nous n’y pensons guère; se moquant de notre crédulité et nous flattant de ses caresses l’instant d’après; jouant à cache-cache, ou parlant de haut, et une autre fois nous révélant tous ses secrets, ou sollicitant humblement notre sympathie. L’action peut-être n’existe pas dans le livre: mais au premier abord il y a de l’action entre le livre et moi.

Je ne saurais mieux caractériser la manière différente des deux auteurs qu’en disant que Catulle Mendès traite son sujet comme si c’était une histoire du passé, tandis que Barrès me raconte des choses qui sont en train d’évoluer et qui m’intéressent directement.

Catulle Mendès est un artiste supérieur, qui sait donner à ses créations une forme transparente et absolue. Mais qu’est-ce que Barrès? La définition de son talent m’échappe encore. Sûrement ce n’est pas un artiste pur-sang. Il lui manque le don de faire marcher ses personnages et de raconter simplement leurs faits et gestes. Ses premières nouvelles, qu’il a publiées dans les Taches d’encre, sont mal venues, puisqu’elles ne savent point dire, même confusément, tout ce qu’il a voulu y mettre; quant à ses derniers romans il s’y trouve des parties qui semblent incomplètes parce que l’auteur aurait arraché à son manuscrit une dizaine de pages, qu’il lui aurait déplu de montrer au public.

Moraliste donc? Mais il ne l’est pas du tout, même au sens de Labruyère. Il a la touche trop légère; sa sensibilité ne lui permet d’appuyer nulle part; mobile comme l’onde, il n’a ni le fonds de pessimisme satisfait, ni même celui de scepticisme solide, dont chaque moraliste doit avoir fait provision avant de pouvoir penser à exercer son métier.

Mais enfin qu’est-ce que Barrès?

Que si je ne me suis point fait une idée de l’homme, qui plus qu’un autre représente la pensée intime de sa génération, tout ce que j’entreprends pour me figurer les tendances de l’esprit contemporain ne sera qu’un tâtonnement dans le vide.

Un entretien avec Barrès fixera-t-il mes idées flottantes? J’en doute. Mais en tout cas l’intonation de la voix, les manières de l’homme, la pensée surprise en négligé pourront me donner quelques indications.

Je vais demander à Jules Renard de me conduire chez lui.

UN PHILOSOPHE

—«Non, c’est une autre raison qui me fait agir,» répondit Barrès à Jules Renard, qui essayait de lui démontrer que c’était besogne inutile d’écrire le commentaire d’un livre qu’on avait publié. «Si je veux expliquer la route que mon esprit a suivie, route dont Sous l’œil des Barbares et Un Homme libre sont les étapes tandis que le Jardin de Bérénice en représente la station finale, ce n’est point par amour-propre d’auteur qui veut forcément occuper le public de lui, mais pour venir en aide à la génération qui nous suit et qui a le droit de savoir notre pensée entière. Je veux indiquer la direction générale à laquelle a obéi l’évolution de mes idées; sans quoi on s’attache trop aux détails ou à quelques expressions plus ou moins singulières. Et c’est la vue d’ensemble qui importe avant tout.»

Telles furent les premières paroles que j’entendis prononcer à Barrès après les politesses banales de l’introduction et elles me frappèrent non seulement par leur sérieux, mais aussi par le contraste avec l’air jeune et le ton de voix très jeune de l’homme qui parlait. Il était là, assis nonchalamment devant sa table de travail, jouant avec sa cigarette, sa figure un peu maladive d’adolescent illuminée par un sourire d’enfant gâté et volontaire, dominée par deux beaux yeux tendres, qui vous imploraient et vous captivaient. Le premier sentiment qu’on éprouvait pour lui était un mouvement de sympathie; puis venait la conviction qu’on avait devant soi une puissance intellectuelle d’une souplesse et d’une agilité remarquables et comme acquises par une gymnastique perpétuelle de l’esprit, mais une puissance qui se faisait respecter, désireuse, impatiente même de se faire respecter. Un tout composé de simplicité et de vigueur avec une petite, mais très petite pointe de fatuité.

—«C’est naturellement un défaut de l’écrivain, s’il a besoin d’expliquer après coup ce qu’il a voulu faire,» dit Barrès en continuant. «On n’a pas été maître absolu de sa pensée et de toutes les conséquences qui en découlent, au moment d’écrire, et on en a manqué le point saillant. Voilà pourquoi j’admire tant les gens qui ont la faculté d’exprimer complètement leur idée avec toutes ses circonstances et toutes ses nuances. Daudet surtout me paraît avoir ce génie-là.

«Peut-être aussi ce que j’ai voulu dire est-il plus compliqué qu’un récit de romancier, mais, tout bien pesé, puisque je ne suis pas clair, je reste en défaut.

«L’obscurité est toujours signe de faiblesse. On ne le comprend guère, quand on est jeune et qu’on cherche la formule de l’univers. On essaye d’exprimer ses idées à force de symboles, qui rendent peut-être un certain état moral momentané, mais qui ne peuvent servir à exprimer une conception nette de la vie. Il faut être mieux préparé pour cela, et c’est l’outillage qui nous fait défaut.

«Pour moi j’ai toujours fait de mon mieux pour donner à chaque phrase le degré de clarté qu’elle comportait, et je crois bien y avoir réussi. Quant à poursuivre exactement la ligne logique de ma pensée par la liaison des phrases, voilà où j’ai failli. La raison en est très claire pour moi. Aussitôt que je me mets à rédiger ma pensée, elle fait une évolution dans un sens ou dans l’autre et tout ce qui sur le papier se trouve fixé dans sa forme définitive pousse l’esprit vers une direction qui n’était pas dans l’intention originale. Ainsi, à chaque instant il y a un tournant dans le raisonnement et la conclusion ne correspond plus au début. Celui qui a pris la peine de suivre l’idée à travers cette transformation successive ne se récriera pas contre ce manque de logique, mais les autres jetteront le livre; et de notre côté nous n’avons pas le droit de leur demander un effort sérieux qui consisterait à suivre notre pensée dans tous ses détours.

«Un livre qui n’est pas clair est condamné d’avance, car pour obtenir du succès, il faut qu’on puisse formuler le contenu du livre en peu de mots. Il ne faut pas que le journaliste, qui en écrira la critique, hésite un seul instant sur la position qu’il prendra à son égard, et surtout il ne doit pas douter que le livre surpasse sa faculté de compréhension: si tel est le cas, le livre est perdu.

«Une chose encore peut sauver un ouvrage: c’est s’il présente quelque trait saillant qu’on puisse détacher, mettre en lumière, ou quelque fait personnel, supposé ou véritable, auquel on puisse s’attaquer. Cela explique, comme vous savez, la vogue des poésies de Byron, dans leur temps. Lorsqu’il posait devant le public un de ses pirates solitaires dans un accès de mélancolie, comme il vous en arrive dans tous les métiers honnêtes, chaque lecteur faisait l’entendu. On était assuré dans son for intérieur de bien comprendre la cause de ce chagrin; on reconnaissait dans le personnage le noble lord lui-même, et on savait de source certaine que Byron était voué au désespoir depuis qu’il avait tué sa maîtresse ou violé sa sœur,—les versions différaient, mais cela n’ôtait rien à la conviction du public. Et voilà des motifs puissants qui vous mettent un livre dans la main.

«Il ne devrait pas être question de ces commérages à propos de l’œuvre d’un artiste; aussi lord Byron aurait percé sans cela; pour lui, ce fut quelque chose d’accidentel que je cite seulement pour souligner ma pensée. L’artiste s’empare du succès et de la gloire, grâce à la vigueur de son talent et du plaisir intellectuel qu’il vient apporter. Mais, hélas! moi, je ne suis pas artiste; je n’ai pas même ce sens exclusif de l’art, qui est la première condition d’existence pour un artiste. Je ne dirai pas non plus que je suis philosophe: c’est un titre trop haut que je ne veux nullement réclamer; ce que j’avoue seulement c’est une grande prédilection pour la philosophie.

«Rien ne me charme davantage que de vagabonder dans l’espace libre des concepts. Croyez qu’il n’existe pas de passe-temps plus délicieux que de bâtir des systèmes en l’air. On se lance dans les nuages métaphysiques et on se grise à la contemplation des idées pures. Oui, c’est une espèce d’enivrement intellectuel. On ne comprend plus parfaitement ce que l’on pense ou ce que l’on voit; mais qu’est-ce que cela fait? Plus les idées sont vagues et plus nous nous sentons libres au milieu de l’atmosphère immense que nous respirons avec une volupté quasi-divine. Et voilà un exercice digne de l’esprit. C’est comme l’extase religieuse. Tout le reste en comparaison de ces jouissances du paradis des philosophes garde un arrière-goût terrestre de besogne servile et de curiosité malsaine.

«Je n’ai pas su résister toujours à certain penchant qui me portait à m’occuper du côté passager et anecdotique de la vie de tous les jours, mais j’ai aussi eu toujours la conviction qu’il ne m’était pas loisible de me livrer à cette inclination. En publiant Huit jours chez M. Renan, j’ai péché, j’en conviens, et je ne le ferai plus, quoique...

«Ah! j’ai encore dans mes cartons une petite collection de portraits que je me suis amusé à croquer, et de temps en temps il me vient la tentation de les donner au public, mais je n’en ferai rien.

«Si je voulais pourtant! Je pourrais écrire l’histoire anecdotique du mouvement littéraire de ces dernières années et j’aurais à relever des mots épiques. En a-t-on dit des paroles, splendides de niaiserie convaincue! Je me souviens d’un mot prononcé par un des coryphées de l’école symboliste, et qui pourrait servir de devise à l’histoire d’un parti.

«C’était dans les premiers temps de l’enthousiasme excité par les idées nouvelles d’art. Charles Morice, Vignier et quelques autres étaient convenus de s’assembler régulièrement une fois par mois pour traiter des intérêts de la jeune école symboliste. A l’ouverture de notre première réunion il y eut nécessairement quelque froid dans l’assemblée. Personne ne savait qui en prendrait la direction, ni par quoi commencer. Tout à coup, j’entends une voix qui dit: «Messieurs, le seul homme de notre siècle qui, par la concentration de sa pensée rappelle Pascal, je veux dire Théodore de Banville...» A ces mots, je ne pus retenir un sourire, très discret je vous l’assure, mais enfin il y avait de quoi. Sur ce Hennequin, qui se tenait aux côtés de l’orateur et qui me regardait tout le temps, parce qu’il craignait quelque opposition de ma part, me lança un coup d’œil furieux et interrompant le discours de son voisin il dit solennellement: «Messieurs, si nous ne nous prenons pas au sérieux, il vaut mieux ne pas continuer.» «Rester sérieux, oui, voilà bien l’attitude assez pénible en somme que nous avons gardée pendant quelques années à l’encontre du public et de nous-mêmes.»

Et Barrès répéta encore une fois le mot caractéristique: «Messieurs, si nous ne nous prenons pas au sérieux,» comme s’il voulait en faire goûter à ses auditeurs toute la délicieuse sottise. Pour lui, évidemment, l’anecdote avait déjà perdu sa saveur humoristique, si elle l’avait jamais eue à ses yeux, car il la racontait avec une nuance de mépris pour la duperie nécessaire et éternelle qui est au fond de toutes les relations humaines.

Et sans cesse sur son visage revenait cette petite moue dédaigneuse, pour être corrigée aussitôt par le sourire charmeur d’une grâce adolescente dont il soulignait les petites malices qui se glissaient dans la conversation. Habitude qui était devenue une seconde nature, sans être tout à fait naturelle pour cela.

L’entretien quitta bientôt le terrain des anecdotes, et Barrès nous parla du nouveau livre qu’il allait écrire.—«Un roman! Oui, si vous voulez, disons plutôt, pour rester dans la vérité, un volume de trois francs cinquante à couverture jaune. Vraiment, je ne sais pas encore quelle forme donner à mes idées. Je sais parfaitement ce que j’ai à dire: tout est là devant mon esprit, rangé nettement, je n’ai qu’à commencer à l’écrire. Mais c’est cela justement qui m’intrigue: j’ignore absolument ce que cela deviendra et j’ai l’impression que tout dépendra du ton de la première page. Sera-ce un traité moral? Les anciens déjà considéraient la sobriété comme une vertu. Ou verra-t-on l’éternel couple de deux cavaliers, chevauchant ensemble sur la route solitaire au coucher du soleil? Je ne saurais vous le dire.

«Mais non, le roman est démodé; c’est un cadre de convention qu’il faut remplir à toute force, et...

«Et pourquoi donc chaque livre n’aurait-il pas sa forme à lui?» dit Barrès soudain avec vivacité, comme si la question l’intéressait. «Est-ce que vraiment notre temps est assez peu spontané pour que nous ne possédions qu’une seule façon d’exprimer nos sentiments?

«Voyez donc les écrivains du dix-huitième! Quelle étonnante variété de genres pour y communiquer leurs idées. Laissons de côté les contes philosophiques de Voltaire et les dialogues de Diderot; arrêtons-nous seulement à Rousseau et remarquez la grande diversité des moules où il jetait ses pensées: ses Discours, le Contrat social, la Nouvelle Héloïse, l’Émile, les Confessions, les Rêveries: tous des sujets de roman et tous différents.

«Tout livre qui a exercé une influence sur le mouvement de la société a eu son allure propre, qui ne permet guère de le classer. Qu’est-ce que Don Quichotte? Et Pantagruel? Et Faust?»

Certes, des réflexions de ce genre, faites par un auteur qui cherche une forme littéraire pour son œuvre, dénotent une ambition qu’on ne peut pas appeler commune. Et tout cela fut dit sur un ton de bonhomie ingénue, qu’on pourrait tout aussi bien appeler discrétion,—là-bas, dans le cabinet de travail élégant où Maurice Barrès nous faisait l’honneur de nous recevoir.

DANDY ET POÈTE

En toute franchise, je dois m’avouer que mon entretien avec Barrès m’a peu appris sur lui. Par-ci par-là pourtant, il y a quelques lueurs nouvelles dans mon esprit. Tâchons de rassembler ces traits insignifiants à première vue, et donnons-nous le plaisir d’une méditation à son sujet.

Prenons notre point de départ dans une observation aussi terre à terre que possible. L’accueil de Barrès était empreint d’une simplicité parfaitement naturelle. Point d’apprêts apparents chez lui, rien de conventionnel. Nature impressionnable et fort ingénieuse, mais au fond très simple, grâce à un afflux continuel de vie nerveuse.

Oui, ce ton naturel et sincère du langage doit sortir d’une réserve de force morale qui se cache sous l’extérieur frêle de l’homme. De temps en temps, cette énergie latente se fait jour à travers le jeu de la conversation; mais d’ordinaire elle reste dissimulée. Et ce n’est qu’au premier abord qu’on peut la confondre avec la morgue du dandy ou du dilettante; bientôt on y reconnaît la faculté principale et native de cet esprit.

Barrès a formulé quelque part, à propos de Renan, dans un de ses romans, la proposition suivante. Ce qu’on nomme grand événement, dans l’existence d’un homme, n’est, en réalité, qu’une provocation du sort, qui nous invite à mesurer nos forces contre lui. Il jette à la tête du premier un tas de traités de dogmatique ou d’histoire ecclésiastique; à lui maintenant de se dépêtrer au milieu de ce fatras et de communiquer son âme à cette matière indigeste, de façon que ces études arides seront considérées comme la condition nécessaire de sa gloire et de son existence individuelle. Un second... Un second, comme Barrès, trouvera le général Boulanger sur son chemin et il ne pourra se soustraire à la contagion d’enthousiasme fiévreux que le monde éprouvait au commencement de 1888.

«Après avoir traversé cette jeunesse mécontente et mystique dont souffrent tant d’âmes en ce siècle, voici donc qu’enfin s’épanouit pour nous un champ d’action. Nous avons souffert sans qu’aucune sympathie vînt nous relever. Bénie soit l’heure..., etc., etc.[3]

Hosannah! le maître, le consolateur paraît! Couvrons de palmes la route qu’il va parcourir!

Ah! la dure besogne, vraiment, pour un dandy, de tenir sans se rendre ridicule la gageure du sort, acceptée dans un moment d’ivresse! L’homme, qui a du nerf, au contraire, saisit l’occasion et achève l’impossible. Barrès s’est fait élire député et a acquis une position politique. Une position n’est jamais ridicule. Même elle nous inspire un respect immense, quand elle est le fruit d’un seul petit article, publié dans une petite revue. Stéphane Mallarmé, avec sa voiture à âne, prix d’un poème hiéroglyphique, fait pauvre figure à côté.

Cependant, même un dandy aurait peut-être réussi à conquérir un siège de député. Du moins je veux bien le croire.

Mais ne pas rester sur ce triomphe-là, transformer l’expérience acquise en une conception élargie de la vie, user du choc des événements comme d’un moyen pour sa propre délivrance morale, voilà le fait d’un homme qui abrite une énergie originale au fond de son cœur.

Qu’est-ce qu’un dandy? Et il ne peut être question ici que du fat intellectuel, tel que nous le montrent les pages de Maurice Barrès.

C’est l’homme qui veut jouir de l’existence sans se soumettre aux conditions qu’elle pose. Il demande à la société de ne lui répondre que là où il lui plaît de toucher ses cordes. Cet isolement de la vie, il l’appelle sa liberté et il ne parvient à cette indépendance qu’en supprimant dans son esprit, à toute force, le registre moyen, c’est-à-dire ce mélange d’habitudes et de sens commun que nous nommons le cœur.

Il ne connaît que ses sens et les besoins de son esprit. Après leur avoir permis quelques excès raisonnables, il traite ses sens comme le cavalier traite un cheval qu’il cherche à prendre en main après l’avoir fatigué d’abord par une course désordonnée. Son esprit, il le dompte en opposant l’ironie à ses écarts d’enthousiasme, et il se guérit de son ennui intellectuel en le dosant, mais toujours avec modération, d’une sensualité raffinée et qui n’épuise pas trop le tempérament.

Il ne craint qu’une chose, son instinct. «Méfiez-vous de votre premier mouvement,» c’est sa maxime favorite et, pour être assuré qu’il ne se trompera pas, il ne choisit que ce qui lui vient, après que le premier mouvement et le deuxième, même le troisième sont passés.

Que si en dehors de tout cela il est encore parvenu à douter des talents et des facultés qu’il s’attribuait («cinq ou six doutes très vifs sur l’importance des meilleures parties de mon Moi»), il se sentira supérieur à lui-même, comme il l’était déjà aux autres, et il aura trouvé la clef de voûte de son indépendance; il ne reposera plus sur rien.

La vie de Barrès jusqu’ici a été un effort pour échapper à cette fatuité intellectuelle, qui voulait s’imposer à son esprit. Un penchant très caractérisé de son individualité l’entraîne vers elle; mais une autre faculté le retient, mystérieuse celle-là, et qui d’abord n’a pas voulu révéler son essence. Maurice Barrès parle dans Sous l’œil des barbares de cette lutte de sa raison raisonnante et des sens contre le démon secret, qui à leur logique ne sait rien opposer que des pressentiments et la nostalgie de l’au-delà. Le titre du livre fait allusion à la sensation douloureuse d’un enfant qui, boudant à l’heure de la récréation contre un poteau de la cour de l’école, le poteau de martyrs des Peaux-Rouges, se sent livré aux sarcasmes de son précepteur et de ses petits camarades; mais le véritable conflit moral se passe loin du regard des Barbares, puisqu’il est dans l’âme même: et c’est la lutte de la poésie sous l’étreinte de la morgue desséchante.

Barrès est poète; poète-philosophe, je veux bien, poète-artiste, non pas; mais sans aucun doute il est poète. Partout, sous la surface un peu morne et morose de son livre, on entend bruire les eaux vives de la poésie; et, enserré dans les profondeurs, un courant passionné de lyrisme cherche péniblement une issue, jusqu’à ce que la voix plaintive du fleuve prisonnier arrive à se faire jour dans l’exclamation finale:

«Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes.»

Chez Barrès, ce ne fut pas le poète seul qui tressaillit d’enthousiasme à l’appel du général Boulanger. Le dandy aussi demandait à faire valoir ses droits. Une politique fondée sur la suppression du gouvernement des partis devait nécessairement exercer un attrait sur l’esprit du dilettante qui avait en horreur la convention sociale et le sens commun partout où ils montraient leur face. Mais ce fut pourtant le poète chez lui qui tira l’avantage principal du mouvement. Car, en comparaison du trésor inappréciable que Barrès gagna comme prix de l’enthousiasme auquel il se livra, la position de député perd toute sa valeur, et ce prix ce fut la découverte de l’âme du peuple.

L’âme populaire est une abstraction, que l’on ne peut comprendre sous une forme exactement définie: il en est d’elle comme de la source cachée des émotions confuses du cœur de Barrès. Ce qui ne veut nullement dire que la conscience humaine ne puisse avoir une perception sensible de l’une comme de l’autre. Tout au contraire, le démon mystérieux qui s’agite au fond du cœur du poète et le pousse à une création perpétuelle et à un renouvellement continu, ce démon même se sent uni à l’énergie originale, moteur essentiel de la vie du peuple.

Cependant, pour Barrès, cette notion mal déterminée ne suffisait guère. Dans la nature de cet homme, pleine de contrastes, les sentiments vagues confinent sans transition à un besoin très prononcé de précision formelle. Il lui paraît complètement inutile de se rappeler ou de rappeler au lecteur pourquoi l’enfant se trouvait là pleurant sous l’œil des barbares; mais d’autre part son esprit d’exactitude rappelle à son regard que c’était contre le poteau de gauche qu’il s’appuyait, sous le hangar, au fond de la cour des petits. C’est ainsi que l’âme du peuple aussi devait avoir pour son imagination un côté par où il pût la saisir et, en allant à sa recherche, il trouva en même temps,—et il ne put en être autrement,—le secret de sa propre personnalité.

Vif, comme s’il datait d’hier, m’est resté le souvenir du jour où j’eus le bonheur de lire pour la première fois la partie d’Un Homme libre, qui est consacrée à l’analyse de l’histoire de la Lorraine, terre natale de l’auteur,—car c’est à ces pages-là que Barrès a confié ses premières impressions de voyage autour du sentiment populaire. La personnalité d’un peuple, ingénieux plutôt que doué d’un sang riche, s’affirmant au milieu de la lutte contre les barbares,—cherchant un appui moral auprès de nations plus privilégiées du sort, pour pouvoir donner tout ce qui était en elle,—condamnée, de par sa faiblesse d’origine, à se perdre dans un tout plus puissant, mais fière néanmoins en se rappelant l’instant où elle avait eu l’occasion de se faire valoir et de dire son mot à elle,—cette personnalité du peuple lorrain se dégage de ces feuillets, simples jusqu’à en devenir presque secs, avec une telle puissance d’intimité et de mélancolie voilée que nous la sentons palpiter tout près de nous.

Et grâce à la magie évocatrice du talent, qui sait communiquer une vie personnelle à l’aride chronique locale, nous entendons comme un accompagnement direct à ce récit des siècles passés, la confession du poète lui-même, qui y a retrouvé l’histoire de son propre cœur, de ses faiblesses, de ses humiliations et de sa fierté intime.

Ainsi Barrès, d’abord, a gagné la gageure que lui avait offerte la vie: il est devenu député de son peuple dans le vrai sens du mot et il a soutenu l’honneur de ce peuple devant la nation. Il a mesuré ses forces contre le destin et il est resté maître du terrain. Et à tout ceci l’individualité emprunte un sentiment d’indépendance bien différent de celui que donnent les dix ou douze doutes très fondés sur la supériorité des autres et «les cinq ou six doutes très vifs sur l’importance de mon Moi».

Donc ce qui manque au fat intellectuel, le registre moyen des émotions humaines, Barrès l’a acquis par un détour. Le dandy hait son semblable. Un chapitre de Sous l’œil des Barbares m’apprend même qu’il est capable de prendre au collet l’homme qui aurait les idées les plus semblables aux siennes parce que, en les rendant banales, il ose empiéter sur le domaine sacré de mon originalité.

Barrès, au contraire, de par sa sympathie de poète, a découvert dans l’enceinte étroite de son Moi une issue qui donne sur l’humanité. Hors de son cercle social, qui le meurtrit, il entre en communication avec les éléments véritables de l’âme humaine. Ce n’est pas pour compatir avec elles, mais pour se fortifier en éprouvant l’appui des autres dont il sent le besoin, et en leur prêtant, de par son don de poète créateur, l’appui dont ils ont besoin à leur tour.

Barrès n’appartient pas à une race riche; il ne saurait garder son autonomie morale qu’en rassemblant toutes ses forces et qu’en les gouvernant avec économie. Quand, dans la conversation courante, il prononce quelque jugement sur des camarades, son refrain ordinaire est: «Il n’a pas de sève.» Certes il a de bonnes raisons pour reconnaître cette faiblesse chez les autres; car si le sort l’avait pourvu lui même avec prodigalité il n’aurait pas eu à passer par un détour pour arriver au cœur de l’humanité.

«Il n’a pas de sève.» Je me rappelle le mot de Catulle Mendès sur Baudelaire: «Il n’était pas abondant.» Bien certainement, Barrès est de la famille, et c’est un vrai fils de Baudelaire comme poète et aussi en ce sens-là. Seulement, la veine poétique de Baudelaire, déjà dissimulée sous la prose dans les derniers temps de sa vie, chez Barrès s’est dérobée dans les profondeurs de son être. «Jamais je n’ai fait de vers,» ai-je entendu dire à Barrès dédaigneusement, un peu; et ce dédain n’est pas surprenant; de nos jours, où la poésie est méprisée, on ne saurait lui faire courir les rues sans la vêtir. «Au fond, je suis philosophe,» me disait Barrès avec son sourire discret. Pas un homme aujourd’hui, si ce n’est Moréas, n’osera avouer, dans la conversation familière, qu’il est poète. Les mots seuls ne font rien à l’affaire. Cherchons plus avant, et nous verrons que ce que Barrès a de commun avec Baudelaire c’est la veine pure du mysticisme qui forme l’élément indestructible de leur personnalité. Oui, le mysticisme, qui s’ignore parfois et se renferme dans une morgue inabordable, comme le métal dans les profondeurs du rocher,—mais qui se découvre aussi à lui-même sa puissance, et se répandra dans le monde pour exercer la bonne fraternité humaine et la douce pitié pour tout ce qui est affligé et brisé sur cette terre.

Il est si évident qu’au fond de son cœur cet homme est poète que, pour achever sa physionomie dans mon esprit, il faut que je m’aide de la comparaison avec un autre grand poète, plus rapproché de lui que Baudelaire, avec Verlaine. Cet adage que les événements de la vie sont une provocation du sort, qui veut mesurer nos forces, cet adage, comme nous l’apprend l’exemple du poète contemporain, demande une rectification qui le complète. Dans l’existence de Verlaine, nous voyons se développer aussi, au milieu du conflit avec les circonstances, des facultés qui s’étaient tenues cachées jusque-là; mais en le sauvant, parce qu’elles lui permettent d’opposer le déploiement de toutes ses forces au choc des choses, elles apportent une perturbation morale par la prépondérance des éléments nouveaux. En d’autres termes, la bataille gagnée au dehors se poursuit au dedans; les qualités de date récente s’efforcent de supprimer les autres, et le fonds ancien de l’homme cherche à transformer les nouvelles venues en instrument de son bon plaisir. Et bien que le contraste du cœur et de l’esprit n’ait guère les mêmes suites que la lutte entre les deux âmes qui se sont partagé l’existence de Verlaine, pourtant, la raison chez Barrès, avec tout son appareil de logique et d’ironie, n’a pas quitté et ne quittera point sa position acquise, sans livrer bataille au démon envahisseur qui veut l’envelopper.

Dans le roman d’Un Homme libre, les deux parties du Moi, l’émotion et l’intellect, très distinctes encore l’une de l’autre, gardent chacune la défensive: elles se voient, mais elles ne se parlent pas. Le Jardin de Bérénice inaugure leur union intime: le dandy, infatué de la culture de son Moi, descend de son piédestal pour entrer en relation avec l’âme du peuple; mais de temps en temps il paraît disposé à faire la niche au poète et il ne semble goûter ses fantaisies sentimentales que pour leur qualité de jouissances raffinées de l’esprit. On peut encore douter de la sincérité du rapprochement.

Barrès le sent mieux que nous, peut-être; il ne saurait se cacher ni cacher que l’harmonie est loin d’être complète, et forcément il lui faut parfois noyer son récit dans le vague, parce qu’il n’y a pas chez lui de notion arrêtée et définitive, ou plutôt parce que déjà ces notions lui sont impossibles. Mais c’est cette indécision justement qui rend son livre vraiment humain; il fait appel à nous, lecteurs, à notre cœur et à notre aide, dont il a besoin, et le brouillard où elles aiment à se perdre nous invite à attirer plus près de nous les belles choses qu’il nous montre.

Le Jardin de Bérénice...

Mais vraiment, en séjournant trop longtemps dans le même groupe d’idées, l’esprit court le risque de tourner en cercle sans faire un pas. Qu’il me suffise pour aujourd’hui d’avoir opposé l’un à l’autre ces deux personnages du dandy et du poète, infiniment respectables tous deux, mais à un degré différent, pour moi du moins, qui aime passionnément la poésie et qui ne connais rien de supérieur dans ce monde-ci à un poète.

UN AUTRE PHILOSOPHE

—«Enfin nous allons pouvoir causer à cœur ouvert,» me dit Marcel Schwob, et son visage de Bénédictin aux yeux fureteurs et mondains s’illumina d’un bon sourire de bienvenue. «Attendez: je vais vous faire de la place,» et tout en débarrassant la chaise longue du tas de livres qui s’y était amoncelé, comme partout ailleurs où s’offrait une surface à peu près plane, dans sa petite cellule: «C’est ici comme dans les grands fonds sous-marins; on y voit des monstres qui devraient à jamais fuir la lumière du jour;» il poussa du pied dans un coin un gros in-folio; «mais en revanche on y trouve des perles. Regardez bien ceci.» Il tira d’un monceau de paperasses une enveloppe bourrée. «Devinez ce que c’est? Le manuscrit original de la Physiologie de l’amour moderne, de Paul Bourget? Non,—allez,—c’est peu vraisemblable!—Voilà, cher ami, une chose vraiment authentique et vivante, et qui n’a besoin pour réveiller notre intérêt blasé d’aucune étiquette, moderne ou antique.» Triomphalement, il agita devant moi la liasse des papiers, comme si c’était l’appât d’un de ces requins des grands fonds dont il venait de parler; puis il déposa l’enveloppe sur la table, et d’une voix solennellement comique qui cachait mal la satisfaction qu’il éprouvait, il me dit:

—«Ce sont les pièces du procès des Coquillards, une bande de malfaiteurs qui a été jugée à Dijon au milieu du XVe siècle: des interrogatoires, des confessions, des délations et de plus, notez bien, une liste des mots de leur jargon, rédigée d’après la déposition d’un membre de l’association. Quel trésor, n’est-ce pas? A l’aide de ces documents et d’autres données que j’ai recueillies aux Archives Nationales, je vais pouvoir me faire une idée exacte de la façon de vivre des classes dangereuses, au moment où s’établissait définitivement en France un pouvoir central, à l’heure précise où venait de naître l’état politique et social des temps modernes.

«On trouvait dans ces bas-fonds des gens de tous les ordres de la société. Des soldats sans moyens d’existence avouables, puisque la grande guerre de Cent ans allait finir; des nobles, des fermiers, des ouvriers ruinés par la misère effroyable qui avait sévi; des jeunes gens qui avaient commis un crime dans un moment de folie, des ecclésiastiques en rupture de froc et des étudiants en rupture d’école. Voilà tout ce qu’on trouve dans ces couches inférieures. Et c’est une image en miniature de la société; une nouvelle société en vérité, mais qui étend ses ramifications dans le grand tout dont elle est bannie, parce qu’elle sait y pénétrer avec ses baladins, ses artistes, ses filles et ses escrocs de haute marque.

«N’est-ce pas, voilà qui est intéressant, et ce serait une charmante occupation de l’esprit, d’essayer de saisir ce mouvement de descente et d’ascension de la bohème, si l’on pouvait suivre ces différents personnages dans leurs métamorphoses, si l’on tâchait de comprendre leur langage et de connaître les pensées que leur suggérait cette existence accidentée... On s’y livrerait de cœur et d’âme. Car, entendez-moi bien, ce sont ces couches inférieures de la société qui, pour une grande part au moins, ont rapproché instinctivement les diverses nations de l’Europe. C’était la première Internationale en dehors de l’Église. Je trouve dans ma bande des Écossais, des Espagnols, des Allemands, etc. Mais il me semble que ma découverte vous laisse froid et pourtant elle doit vous intéresser?»

Tandis que Marcel Schwob déroulait son catalogue de professions et de nations, mon imagination un peu lente et mon savoir défectueux allaient quérir le roman de Walter Scott, Quentin Durward, afin de se représenter le tableau historique du temps dont parlait mon ami. La mention des Écossais me rappelait aussitôt le vieil archer de la garde royale, payant son écot avec un anneau de la chaîne d’or qui pendait à son cou. Dès mon enfance, ce porte-monnaie primitif a exercé un grand attrait sur mon esprit, et ma pensée était si absorbée dans ces beaux souvenirs romanesques que je ne trouvais plus rien à dire. Marcel Schwob, tout plein de son sujet, poursuivit:

«Savez-vous pourquoi j’attache autant d’importance à la connaissance précise de l’état des classes criminelles durant cette période du XVe siècle? C’est que je crois être sur la trace d’un fait moral qui me semble d’une valeur capitale pour la science historique et pour l’histoire de l’humanité. C’est alors pour la première fois que ces classes dangereuses ont acquis la conscience d’une vie autonome et située hors des limites de la société régulière. Elles faisaient contrepoids à la bourgeoisie, qui se groupait autour de la royauté. C’était la substance dont allait s’alimenter le mouvement contre l’autorité de l’Église et de l’État qui commence à se manifester au début du XVIe siècle. Je vous exprime mon idée en deux mots, mais vous voyez bien clairement ce que je veux dire, n’est-ce pas?

«Jusqu’au milieu du XVe siècle, l’État avait eu à lutter contre ses ennemis au dehors, les Anglais et les grands vassaux de la couronne; puis vient l’instant où la monarchie acquiert sa suprématie incontestée et où les petites dynasties vont disparaître. La lutte, extérieure jusque-là, se transforme en mouvement intérieur et c’est par cette guerre latente précisément que les éléments constitutifs de la société parviennent à la conscience de la vie propre qui les anime. Les ennemis de l’ordre régulier cherchent à se connaître, et de leur côté leurs adversaires essayent de se rendre compte du caractère des classes dangereuses.

«Vraiment, ce ne peut être par l’effet d’un pur hasard qu’en cette seconde moitié du siècle, dans des contrées différentes, on ait fait des enquêtes officielles sur la vie des gueux; or, ces enquêtes se produisent un peu partout, et cette vie elle-même s’infiltre dans la littérature non seulement par la publication du Liber vagatorum, le livre des tours et des termes techniques de vagabonds, mais aussi par les ballades en jargon et les scènes réalistes des mystères, où on reproduit sur le vif les mœurs et le langage des voleurs de grande route, jusqu’à ce qu’enfin Rabelais et les grands maîtres du XVIe siècle, les chefs de la grande révolution intellectuelle, recueillent dans leur œuvre la vie vagabonde avec toutes ses manifestations et lui donnent par leurs créations une forme immortelle. Vous comprenez mon émotion, en voyant devant moi, encore vierge, une des sources de ce large fleuve qui nous abreuve tous, en saisissant presque de mes mains, dans cette bande des Coquillards, les conditions réelles de la vie de bohème au XVe siècle.»

Et entraîné par le courant de ses pensées, qui jamais n’apparaissent plus éblouissantes aux yeux du chercheur qu’au commencement de sa route, Marcel Schwob poursuivait sur le chapitre des gueux:

—«Avez-vous remarqué qu’à toute époque il y a dans les idées et les sentiments une sorte d’arrière-pensée, inconsciente souvent et ne se trahissant qu’à des intervalles, mais sans la connaissance de laquelle on ne s’explique jamais d’une façon complète le caractère du temps? Il est vrai que cet arrière-plan de l’esprit humain, de par sa nature même, ne revêt jamais une forme distincte, mais on peut se le représenter soit par un symbole, soit par un mythe, qu’on accepte comme sa manifestation réelle et c’est la véritable règle qu’il faut appliquer à tout ce qu’un siècle pense, dit ou fait. Pour le XVe siècle, je crois que c’est la parabole de l’Enfant prodigue qui exprime le mieux le sentiment confus de toutes les âmes; oui, c’est bien là le type que le XVe siècle réalise de préférence dans toutes ses créations. Cherchez bien et c’est ce vagabond que vous retrouverez dans ses aspirations sérieusement comiques et naïvement perverses. Vraiment cette fin de siècle est dignement représentée par le gueux qui a follement dépensé l’héritage des grands siècles du Moyen Age. Le voilà qui se traîne sur la grand’route laissant à chaque buisson un lambeau de sa cotte, avec le sentiment profond de son humiliation, plein de repentir, mais plein du souvenir aussi de ce bon temps passé où il festoyait avec ses amis et ses amies; ne voyant aucune issue à sa misère, mais persuadé, au fond de son âme, qu’il doit y avoir au ciel ou sur terre, quelque part enfin, une maison hospitalière, où l’attendra un père clément à une table bien servie. Oh! ce rêve de l’affamé qui erre sur la grand’route!

«Voyez, dans cette sphère d’idées, comme mes Coquillards, mes vrais gueux, prennent leur relief. Ils sont à leur manière une des incarnations de la pensée intime de l’époque. N’est-ce pas toujours ainsi? Est-ce que les classes dangereuses n’offrent pas une image, forcée peut-être, mais non faussée de la grande société sur la lisière de laquelle elles se meuvent? Le clergé qui vit avec le peuple le sait bien. Et à ce propos vous vous rappellerez la singulière prédilection des prédicateurs libres du XVe siècle pour cette même parabole de l’Enfant prodigue. Dans leurs sermons... J’aime extraordinairement la lecture de ces bons sermons d’autrefois. Et vous?»

—«Hélas!» dis-je à l’éloquent défenseur des gueux, «vous mettez la main sur une des lacunes de mon éducation; je sens très vivement aujourd’hui que j’ai lu trop peu de sermons. Mais dites-moi donc quel est le symbole qui se cache sous le mouvement des idées de notre époque à nous? La parabole de l’Enfant prodigue me semblerait assez convenir à notre temps, si ce n’est que de nos jours il n’est point question du veau gras que tous attendent pour prix de leurs péchés et de leurs faiblesses, mais bien d’un autre veau, symbolique lui aussi, et qu’on a adoré dès les premiers temps de l’histoire, je veux dire le veau d’or. Mais laissons là cet intéressant problème. Permettez-moi d’user de franchise avec vous et de vous dire que vos Coquillards ont jeté quelque désarroi dans mon esprit. J’étais venu pour vous entendre dire autre chose, je voulais vous parler des difficultés que j’éprouve à porter un jugement sur le roman psychologique contemporain...»

A peine ces paroles m’avaient-elles échappé que Marcel Schwob s’emporta, et sans me permettre la moindre explication, se mit à tonner:

—«Vous osez prononcer devant moi ces mots néfastes! Ne savez-vous donc pas que je les hais, et ne sentez-vous donc pas que je dois les haïr, ces récits falots, où, sous prétexte de nous dévoiler les secrets de l’âme, un monsieur nous raconte une aventure banale de petit salon, enjolivée de bribes mal digérées de Spinoza ou de Herbert Spencer? De la psychologie? Mais, cher Monsieur, il n’y a pas plus de prédictions psychologiques dans votre livre que dans ce simple fait: je sors avec mon parapluie, quand le temps est couvert. Quiconque ignore, aux premières pages de ces récits, où l’auteur veut en venir, mériterait d’être renvoyé sur les bancs de l’école pour y apprendre à lire. Voilà ce qu’on appelle noblement des problèmes de l’âme. Enfin, ceci n’est rien; puisqu’il y a des amateurs de ce genre, ils ont le droit de s’amuser comme il leur plaît,—nous sommes tous égaux. Ce que je ne puis supporter, c’est que le monsieur qui vend ces portions frelatées peut-être, mais inoffensives au fond, prenne en les distribuant des airs d’importance, ou tire les ficelles de ces pantins avec l’onction d’un pasteur breveté d’âmes et d’un confesseur de consciences endolories. Voilà qui ne se peut souffrir et je protesterai de toutes mes forces chaque fois que l’occasion s’en offrira.

«Vous voyez d’ici la façon dont ces gens mettent leur sujet en œuvre. Ils vont raconter le cas de Mme A... ou de Mme B..., histoire vieille comme Boccace ou Brantôme, et par cela même éternellement jeune et intéressante, pourvu qu’on n’aille pas démembrer une anecdote claire et simple pour la bourrer de motifs psychologiques ou la farder d’une philosophie mauvais teint. Allez, je les vois venir. A peine tiennent-ils leur anecdote qu’ils s’empressent, ces psychologues, de la déhancher pour la faire entrer dans le cadre romanesque à la mode du jour. Ils font venir les robes de l’héroïne de chez Worth ou Redfern et ils la parfument des odeurs et des idées en vogue. Ils n’ont garde d’omettre que le linge du héros sera blanchi et repassé à Londres,—puisque c’est là seulement qu’on sait lui donner le lustre auquel il a droit (c’est du linge que je parle); ensuite ils lui mettent négligemment dans la cervelle les deux ou trois doutes fashionables du jour, et l’initient avant tout aux mystères du tub et des dessous de ces dames. Je ne dirai point qu’on ait besoin d’une science profonde pour écrire un roman psychologique; mais il faut pourtant une dose de connaissances diverses très respectable et je ne m’étonne guère de l’air pâle et fatigué que prennent nos romanciers quand, le soir, leur travail terminé, ils se laissent admirer avec quelque bienveillance et, adossés à la cheminée du salon, passant la main fiévreusement sur leur front, murmurent d’une voix mourante: «J’ai mal à l’âme.»

«Vous me demandez le mythe qui interprète d’une façon typique les choses de notre temps?—Eh bien! avec tous ces psychologues qui encombrent le champ de ma vision, je ne puis penser qu’au Livre des snobs du grand Thackeray. Ces snobs viennent se mettre entre moi et la lumière qui émane des faits simples et clairs; ils font violence à la science que j’aime et ils rendent fade la religion que je ne puis imaginer que sévère et haute.»

Le torrent cessa un instant et je pus placer quelques mots.

—«Je vous jure que vous vous trompez et que je ne m’occupe guère de tout ce qui ânonne dans ce bas monde; même Ohnet me laisse froid, et (dois-je l’avouer?) dans l’œuvre de Bourget il y a des parties pour lesquelles je n’éprouve pas plus de sympathie que cet auteur clairvoyant n’en a lui-même.

«Je crois que ma langue a fourché, quand j’ai nommé le roman psychologique, et je voulais simplement amener la conversation sur l’œuvre de Barrès.»

—«Barrès!» Ici Marcel Schwob fit une pause. Évidemment il ne s’était pas encore formé une opinion nette sur l’écrivain. «Voyez-vous,» me dit-il, «je me tiens sur mes gardes. Est-ce chez moi un phénomène morbide, ai-je hérité de la maladie de Thackeray, peut-être, mais je sens partout des snobs et du snobism. Barrès est à mille lieues des gens dont je parlais; et pourtant il se dégage de lui un certain parfum, je ne dirai pas de snob, mais de Saint du snobism. Je me méfie quand je vois l’analyse des émotions de l’âme prendre le pas sur le reste, comme si à elle seule elle était capable de créer une œuvre d’art. Et encore si c’était l’analyse scientifique et impassible; mais l’analyse littéraire, est-ce autre chose, à dire vrai, qu’une promenade, agrémentée de jolis détails, que l’esprit fait de temps en temps sous prétexte d’exercice hygiénique, afin de pouvoir rentrer bientôt au paisible pays des préjugés chéris. Zola donne à sa promenade le nom décoratif de physiologie, et les autres s’intitulent psychologues; mais au fond ce ne sont, attifées au hasard de la rencontre avec quelques lambeaux de phrases scientifiques, que des idées sentimentales, vieilles comme le monde, et qu’on agite pendant un temps aux yeux des badauds pour les oublier ensuite au magasin des choses surannées.

«Croyez-vous que la difficile question de l’hérédité physiologique se pose aujourd’hui, devant l’esprit de Zola, en d’autres termes qu’il y a vingt ans au début de l’histoire des Rougon-Macquart? Il en est resté à son point de vue primitif. Et pourtant la science n’a étudié exactement ce problème que depuis la publication des premiers livres de Zola. Trouverait-on une seule trace de ces théories nouvelles dans l’œuvre du maître? Ils donnent à cette œuvre le nom de science, et tout au plus est-ce de la casuistique.

«Barrès, qui a un délicieux flair des courants de l’opinion, a peut-être senti qu’il courait risque d’échouer dans un genre démodé, et il a fait prendre à ses théories un bain d’inconscient. Elles en sont sorties régénérées, je le crois; mais il me reste un doute: l’homme qui est parti d’un système acquerra-t-il jamais la largeur de vue qui lui permettra de nous donner la représentation complète d’un fait? Se défera-t-il jamais de ce je ne sais quoi de factice qui nuira à l’intégrité de la sensation? L’intelligence qui bâtit les systèmes et l’expérience qui les éprouve sont du domaine de la science. L’art est une manifestation de l’homme tout entier.

«Vous vous souvenez de la définition que donne Ribot de la volonté? C’est, dit-il, la réaction propre de l’individu. La définition de l’art que j’essayais d’indiquer n’a pas d’autre sens et voilà bien la preuve de l’étroit rapport qu’il y a entre l’art et la volonté. L’art et la volonté ont leur source dans ce qu’il y a de plus individuel en nous, dans le centre de toutes nos facultés. Aussi l’essence de l’art c’est la liberté, tandis que la science cherche la détermination. Celui qui fait prédominer dans notre personnalité un élément au désavantage des autres amoindrit l’art parce qu’il restreint le libre mouvement de l’individu.

«Unité veut dire simplicité.—Mais je m’aperçois que notre conversation prend un tour de dissertation philosophique,» me dit Marcel Schwob, qui, le front appuyé dans les mains, avait prononcé la dernière partie de son discours, comme s’il lisait dans un livre invisible. «Je dois vous avouer que ces jours-ci mon esprit est assez préoccupé d’une préface que je vais écrire pour un recueil de nouvelles, qui paraît le mois prochain. Je veux dire, dans cette introduction, mon opinion sur la littérature de l’avenir, aussi bien que sur celle du passé, en un mot sur l’art en général.»

—«Cependant vous me semblez maître de votre sujet.»

—«Ah, quelle différence entre les théories exposées à bâtons rompus dans l’entretien familier et la solennelle inauguration, dans un traité d’esthétique, d’un dogme qui, pour le moment, est encore un peu en l’air! Savez-vous que la critique est plus difficile que l’art, parce qu’on ne sait jamais à qui on parle et à quel niveau il faut se mettre, tandis que l’artiste n’a qu’à s’occuper de lui? Je sais ce que vous allez me répondre, mais laissons cette controverse...

«Quant à ma préface, puisque j’ai commencé à vous en parler, je ne connais vraiment point d’entrée en matière plus simple que l’axiome suivant: pour tout homme le monde est double; il a conscience de soi et des autres. Étendez le cercle qui l’entoure autant que vous voudrez, ou bornez-le strictement à son voisinage immédiat, vous n’échapperez jamais à cette conception primordiale du Moi et des autres. Deux sentiments en nous y répondent: l’égoïsme et la sympathie; dites, si vous le préférez, esprit de conservation et esprit de sacrifice, voilà les deux pôles de notre existence.

«Je vous demande pardon de cette comparaison banale; de plus elle n’est pas juste et j’en cherche une meilleure. Voilà! Que vous semblerait de l’image d’un pendule qui oscille entre les deux sentiments opposés?

«En définitive, la vie intérieure de l’individu consiste en une série de ces oscillations qui seront plus ou moins grandes suivant que son organisation sera plus complexe et plus indépendante. Elles partiront de l’égoïsme extrême qui se manifeste par la plus égoïste de nos passions, la peur, pour arriver à l’abandon suprême de la personnalité; puis elles retourneront en arrière. Je vous propose d’appeler ces moments d’arrêt, où le balancement intérieur atteint sa limite, les crises de l’existence individuelle. Alors l’histoire de l’homme se marquera par la succession plus ou moins espacée des crises qu’il éprouvera et dont l’intensité différera d’après son tempérament.

«Puisque nous en sommes venus là, laissez-moi compléter ma pensée en disant que cette vie intérieure, telle que je vous en ai décrit la marche de crise en crise, est la seule qui compte directement pour l’homme, quoiqu’il dépende toujours plus ou moins des circonstances ambiantes, comme tous les organismes. Claude Bernard, le premier, à ce que je crois, dans ses leçons sur la physiologie générale, a distingué entre le milieu extérieur et le milieu intérieur, où se meuvent les organismes. Il a montré que l’existence ne dépend nullement des influences extérieures, de l’atmosphère et de la température générale par exemple, mais du milieu intérieur, c’est-à-dire du sang et des autres liquides qui pénètrent dans les tissus et les nourrissent. Le milieu extérieur n’exerce qu’une action indirecte. Ainsi l’homme, d’abord et avant tout, vit intérieurement, et c’est ensuite seulement que se manifeste l’action du milieu extérieur, ou, pour rentrer dans mon sujet, qu’apparaît l’influence de ce que nous nommons les accidents de la vie.

«Cependant ces circonstances extérieures, que nous avons négligées jusqu’ici, ont leur vie à elles. La liaison des faits, qui constitue le milieu extérieur de l’homme, suit, elle aussi, son cours normal; elle développe et accumule ses forces jusqu’à un point d’arrêt, que j’appellerais volontiers la crise des événements; puis elle retourne en arrière pour recommencer de nouveau quand elle aura parcouru le demi-cercle de l’oscillation. Ainsi l’homme se meut au milieu de circonstances qui évoluent vers une crise quelconque, et cette crise peut le toucher fortement ou faiblement, sitôt qu’elle correspond au moment d’une crise intérieure chez lui.

«Cette coïncidence d’une crise intérieure avec la crise extérieure, je l’appellerai une aventure, et c’est de la vie humaine, conçue comme une succession d’aventures, que doit s’occuper l’art. Le roman d’aventures, prises dans le sens que je vous ai indiqué, est le roman de l’avenir.

«De l’avenir! Entendons-nous bien, il a l’avenir devant lui, parce qu’il est d’hier et de tous les temps. Le chef-d’œuvre de la littérature moderne, Hamlet, est un roman d’aventures. Vous voyez, au début de la tragédie, la misanthropie du jeune prince Danois, son affolement devant la réalité cruelle de la vie, atteindre son apogée et éclater en crise intérieure; alors le spectre de son père lui apparaît et amène une crise des événements extérieurs. Et c’est, dans le drame de Shakespeare, un va-et-vient d’émotions ascendantes et descendantes qui correspond exactement au développement des choses extérieures, mais toujours de façon que les mouvements de l’âme chez Hamlet gardent leur priorité et leur suprématie. Rappelez-vous sa crise d’irrésolution au moment où le roi de Norvège demande passage sur le territoire de Danemark, ou à ses méditations au cimetière avant qu’il sache encore que c’est l’enterrement d’Ophélie qui se prépare. La crise de l’émotion semble appeler la crise des faits, et une explosion en est la conséquence inexorable. Cette tragédie-là est bourrée de crises intérieures et la vie de Hamlet est une succession d’aventures. Voilà l’exemple à suivre.»

—«Ce pauvre Hamlet, me disais-je, est donc une sorte de paratonnerre, sur lequel se déchargeait toute la tension tragique de l’atmosphère de son temps. Tout tombait sur lui ou dans son voisinage. Alas, poor Yorick, preuves en main, on vient vous démontrer, archischlemihl que vous êtes, que ce sont vos nerfs qui ont causé les malheurs de votre famille et de votre pays, sans oublier les graves mésaventures de la raison sociale Polonius, fils et fille.»

—«Mais quelle est la forme que revêtira l’œuvre d’art?» se demanda Marcel Schwob, qui évidemment voulait récompenser l’intérêt que je portais à l’explication de ses théories par une dissertation finale.

—«Retournons, si vous le voulez, aux leçons de Ribot sur la volonté. Suivant lui, la faculté de vouloir se manifeste de deux manières; c’est une porte ouverte au courant des désirs, qui, instinctivement, cherchent une issue, mais c’est aussi une faculté d’inhibition, qui repousse ce fleuve tumultueux, le règle ou le détourne. Il y a des esprits et aussi des époques de l’existence où le caractère instinctif de la volonté est prédominant; à d’autres époques et chez d’autres esprits, le côté régulateur de la volonté ou la faculté d’inhibition prend le dessus.

«En général l’histoire d’un peuple montre les mêmes aspects divers de la volonté nationale. Une période d’instinct, où chaque recrue voit en rêve le bâton de maréchal, est suivie d’une période de recueillement, où chacun hésite sur ce qu’il doit désirer. Ainsi l’histoire de l’humanité éprouve des oscillations régulières et la faculté de la représentation par l’art, si intimement liée à la faculté de vouloir, suit pas à pas cette marche ascendante ou descendante.

«Nous sommes maintenant dans une période de recueillement et non de désirs, et l’art, au lieu d’être désordonné et individuel, sera symétrique et réalisera des types.»

—«Voilà ce que j’avais à cœur de vous dire,» fit Marcel Schwob, après une petite pause, tandis que son visiteur restait plongé dans un silence méditatif. «Le reste, ce ne sont que des conséquences que vous pourrez tirer vous-même et je ne vois pas d’utilité à proclamer dogmatiquement ma conviction que l’art sera plutôt sculptural qu’exclusivement pittoresque, comme il l’a été dans ces derniers temps, qu’il sera symbolique et non pas naïf, qu’il tâchera plutôt d’éveiller le sentiment individuel chez les auditeurs que de montrer dans ses productions le côté personnel de l’artiste, etc., etc.»

—«Mais,» dis-je après une seconde d’hésitation, «est-ce que vos considérations sur le caractère de l’époque ne sont pas en contradiction avec le jugement que vous avez porté sur l’œuvre de Barrès. Vous vous êtes élevé contre l’analyse qui y domine, et, si je vois bien, ce serait, d’après vos idées, tout à fait dans le mouvement général du temps raisonneur plutôt que créateur, où nous vivons.»

—«C’est une question de plus ou de moins, comme pour tout ce qui se rapporte à l’art,» répondit Marcel Schwob. Et ne vous méprenez pas sur le fond de ma pensée, qui certes est loin de refuser à Maurice Barrès l’honneur d’être au premier rang des représentants de notre époque; je ne faisais mes réserves que sur le tic de dandysme et d’ingéniosité que la vie ne reconnaîtra jamais comme une de ses vertus légitimes. Car avant tout et au-dessus de tout, l’art est une reproduction et une représentation de la vie, réduite à ses proportions véritables.

«Vous rencontrerai-je demain soir chez Renard? Il a terminé sa nouvelle pour le Mercure de France et il nous verra certainement avec plaisir. Je ne sais pas si l’amitié que je lui porte me trompe; mais, parmi nous, les jeunes, il me paraît celui qui a le plus de chances d’arriver à être le premier: à condition toutefois que la vie lui donne la forte secousse morale dont le talent a besoin pour se délivrer des entraves qu’il se forge lui-même.»

«TERREUR ET PITIÉ[4]»

J’ai lu quelque part sur Marcel Schwob une notice où on le comparait à Érasme. Un ami peut accepter cette comparaison, si l’on veut indiquer par là son esprit ouvert et son cœur franc qui lui ont créé des relations dans tous les camps littéraires et dans toutes les parties du monde.

D’autres, et ce sont les fakirs de l’art, ne s’occupent qu’à regarder fixement leur nombril ou à bouder dans leur coin; lui, au contraire, va allègrement à la chasse de tout ce qui se passe au monde. Un père de l’Église du IIIe siècle lui inspirera de l’intérêt tout aussi bien que le meurtrier qu’on va condamner et qu’il ira visiter dans sa cellule pour étudier l’âme de l’assassin. Il goûtera, dans le texte original, le ton grandiose et le mélange unique du tendre et du martial, qui font du Lucifer de notre Vondel le drame lyrique par excellence; mais en même temps il marquera sa préférence secrète pour le Bateau ivre de Rimbaud, où la folle poésie sort libre des liens qui essaient de l’enchaîner dans le cercle des conceptions claires et bien ordonnées. Son cœur et son esprit sont en mouvement perpétuel, et s’il voit s’agiter la personnalité humaine dans son milieu intérieur sous la figure d’un balancier qui va d’un sentiment à l’autre, certes il n’a eu qu’à observer l’oscillation continuelle de sa propre âme. Il ressent le besoin impérieux d’être à lui et chez lui, mais il ne saurait se passer pour tout cela ni de l’attachement des autres, ni des rumeurs bruyantes d’une capitale qui font diversion au va-et-vient de sa pensée; et s’il poursuit avec ardeur l’étude d’un problème scientifique jusqu’à sa solution définitive, il n’en recueille pas avec une moindre avidité toutes les impressions qui viennent du dehors et qui lui permettront de créer dans ses contes fantastiques une représentation originale de la vie.

Nature complexe, impulsive et réfléchie à la fois! Et cependant, malgré cette contradiction intime de son individualité, elle trouve sa règle et sa belle ordonnance dans je ne sais quelle faculté héréditaire de derrière la tête et de derrière toute pensée consciente, qui le met à même de distinguer entre les différentes phases de sa personnalité, et de les retenir exactement dans leurs domaines respectifs. Par là s’explique la tâche que l’auteur s’est proposée dans l’introduction de son recueil de nouvelles, et il a voulu justifier devant le tribunal de son esprit le chemin qu’il avait parcouru en artiste, ou plutôt il a éprouvé la nécessité morale de faire ressortir ses petits récits sur l’arrière-plan des grandes pensées qui l’occupent continuellement.

Tous les auteurs, aujourd’hui, ont le désir de revenir dans l’introduction de leur livre sur ce qu’ils craignent que le livre même n’ait pas expliqué avec une clarté suffisante. Mais certainement, en ce qui concerne l’auteur de Cœur Double, nous avons affaire à d’autres motifs. En écrivant sa préface, Marcel Schwob n’a fait qu’obéir au double courant de sa personnalité qui le pousse à nous montrer d’abord ses sensations vêtues d’un habit de haute fantaisie, puis, l’instant d’après, à nous dire, d’une façon aussi précise que possible, la teneur de sa pensée.

Je ne saurais donc séparer de son livre, considéré comme un tout, l’introduction dont j’avais eu le privilège d’entendre le résumé sous la forme simple et expressive de l’entretien familier. Elle est la transposition, dans un langage autre que celui de l’art, des intentions que renferme l’œuvre d’art, et c’est comme l’inscription au fronton d’un temple qui donne le sens exact des bas-reliefs de sa décoration.

Oui, c’est bien ainsi que je me figure ce livre curieux de Marcel Schwob; il m’apparaît comme la frise d’un temple qui nous montre dans son puissant relief la progression, j’allais dire la procession, d’un sentiment à travers l’histoire de l’humanité, et c’est le passage de la terreur à la pitié qui en fait le sujet.

Vague d’abord, et à cause de ce vague même plus oppressive parce qu’on ignore de quel côté le mal surviendra, la terreur s’assimile à la superstition la plus abjecte pour trouver des moyens de conjurer le sort menaçant on ne sait qui ni quoi. Mais cette calamité indéfinie, qu’on redoute, exerce en même temps une domination attirante sur l’âme faible, qui se livre à l’inconnu parce que c’est l’inconnu. Et c’est le vaisseau-fantôme, disparaissant dans le brouillard matinal, qui entraîne les marins, ou le tentateur Satan, qui attire l’âme d’une fillette naïve, dégoûtée de la rude besogne de son existence pénible.

A un degré plus haut de l’échelle sociale, la peur ne nous paraît plus produite par la malignité d’un pouvoir mystérieux au-dessus de nous, mais elle est causée par nos propres sentiments confus et tyranniques. La vie, un autre sphinx, offre des problèmes auxquels nous ne savons répondre que par notre désespoir, et la conscience, avec sa tête de Méduse, nous glace le sang dans les veines. Et de nouveau, à côté de l’effort de lutte que provoque en nous l’image effrayante des choses, se montre le charme secret du mal qui nous entraîne irrévocablement.

Nous cherchons à secouer ce joug, soit en opposant au pouvoir ensorceleur l’ironie de nos sens, qui malgré tout cherchent leur assouvissement, soit en nous prémunissant par l’ironie de notre intelligence qui nous donne un semblant d’impassibilité; mais nous n’y réussissons guère. Il n’y a d’autre remède contre l’angoisse envahissante que l’abandon complet de la personnalité dans la pitié absolue; il n’y a d’autre moyen pour se soustraire aux restrictions imposées par le seul fait d’exister que la résignation entière et l’amortissement de tous nos désirs, ainsi que les sages de l’Inde nous le prêchent comme le premier des devoirs.

Alors,—et c’est le récit du Maharajah se vendant de pleine volonté comme esclave au plus misérable de ses sujets,—la procession du sentiment de la peur à travers l’âme s’arrête, puisqu’elle a atteint la limite extrême, opposée à son point de départ.

Elle se met en mouvement pour une seconde fois, puisque Marcel Schwob n’a pas voulu se contenter de nous montrer la transformation progressive de la peur en pitié par des exemples pris dans la vie individuelle. Il a fait davantage. Il a essayé de nous dépeindre, en parcourant les âges de l’humanité, les états divers de la société, où le sentiment de terreur, flottant dans le cœur de l’homme, s’est précipité en formes typiques. Et il nous montre, à travers l’histoire, la vie des gueux, s’arrêtant devant chaque groupe qui représente une étape sur cette voie douloureuse du crime et de la misère, jusqu’à ce que l’ombre de la guillotine, la guillotine elle-même, apparaisse au bout de l’horizon, comme le point de repère et de repos final.

Puis il conclut la série de ses nouvelles en résumant le sujet dans un récit symbolique où la terreur et la pitié suprêmes, se heurtant face à face, nous font éprouver la sensation immédiate du motif égrené parmi les pages de l’œuvre.

J’ai nommé à dessein cette marche processionnelle des contes de Cœur double une succession de groupes figurés.

En effet, chaque récit forme un groupe. Comme la disposition de l’œuvre entière rappelle le décor sculptural d’un temple, les nouvelles, une à une, à leur tour ont un caractère plastique très marqué. L’action y est resserrée en un seul moment et l’exposition même renferme la crise. La clarté de l’ensemble, ni la précision des détails n’en souffrent pourtant. L’auteur semble nouer le nœud du récit, tandis qu’en réalité il en prépare la solution. Tout est fini en un clin d’œil. On se croirait en présence d’un escamoteur et c’est bien vraiment d’un artiste qu’il s’agit, car il a observé le moment précis où la crise vient de naître dans l’âme de ses personnages, et où, en se manifestant, elle appelle l’aventure qui amènera la catastrophe. A cet instant exactement il éclairera vivement le groupe de figures qu’il a choisi, et, le faisant ressortir en haut relief, il nous permet d’en embrasser tous les détails d’un seul regard.

Il a su entasser ainsi dans l’espace le plus resserré une multitude de traits tout débordants de vie palpitante. La nouvelle du Sabot en est un bon exemple. C’est le conte de la fillette qui livre son âme au diable. En un moment, toute l’existence monotone d’une femme de pêcheur se déroule devant nous dans la série de ses phases caractéristiques: l’enfance laborieuse, la dure vie de la mariée, les craintes de l’épouse et de la mère, la désolation de la veuve,—tout cela passe sous vos yeux et se précipite dans une succession rapide de tableaux pour se résoudre en l’extase de l’esprit, qui, planant haut et loin des viles besognes de la terre se livre à la contemplation pure de l’infini.

Une autre nouvelle, les Sans-gueule, saisissante par un mélange unique du tendre et du grotesque, décrit l’angoisse d’un cœur simple devant la cruauté du sort, qui écrase ce que nous aimons et efface jusqu’à la raison d’aimer. Quelques gestes, arrivant à peine à une expression définie de leurs intentions, et voilà tout ce qui burine ineffaçablement ce petit groupe de personnages capricieux dans notre souvenir. Car on serait mal venu à croire que cet artiste n’a sculpté ses curieuses figurines que pour nous amuser un instant en nous causant une peur atroce. Au contraire, il leur a soufflé sa propre vie et il entre en communion avec la nôtre par cette espèce de confession fragmentaire qu’il nous fait dans les pages de son livre. Il a pris sa lanterne,—une lanterne sourde de voleur,—et l’a promenée dans les angles obscurs de sa conscience; il a projeté les sensations éprouvées dans cette course nocturne sur la toile de son imagination, et il leur a donné un air étrange, comme s’il ne comptait guère sur notre sympathie pour des sujets qui viennent de si loin.

Mais ici se renouvelle le cas du peintre qui, défiant notre œil de suivre ses figures dans la brume où il les plonge, provoque notre besoin de voir et de sentir, et nous force à chercher. Et nous devinons, si nous ne l’avons su dès le premier abord, que ces nouvelles de Cœur double, quoi qu’elles fassent pour se tenir à distance, vivent vraiment de notre vie à nous. Disons mieux: après que l’impression d’étonnement qu’elles causent s’est dissipée, nous nous apercevons qu’elles viennent à notre rencontre, et qu’elles essaient de mettre la main sur nos pensées et nos sentiments.

Choisissons pour preuve de ce que nous avançons, dans la seconde partie du livre, l’étrange récit qui a pour titre: le Loup.

Dans la rase campagne, à la tombée du soir, erre un couple sinistre, fuyant la capitale où ils ont monté un coup: lui, un gars bien découplé, elle, fille des boulevards extérieurs, d’une quinzaine, peut-être d’une vingtaine d’années plus âgée que son homme, mais le teint frais, l’œil vif, fine pour deux. La nuit va venir; les chiens des fermes aboient aux vagabonds hagards et affamés qui sentent peser sur eux la solitude de la plaine. Ils cherchent un gîte et se dirigent vers une carrière qu’ils reconnaissent de loin à la lueur rouge des lanternes au ras du sol. Des forçats libérés y travaillent; le propriétaire n’est pas difficile et prend les gens qui s’offrent sans s’enquérir de leur passé. Un des premiers carriers que le couple de vagabonds rencontre est un vieux, solide et nerveux, dont le visage est couvert d’un loup en fil de fer qui le protège contre les éclats de pierres. L’homme au loup raille grossièrement le gars sur sa maîtresse. Une querelle s’engage; ils en viennent aux mains. La femme, craignant un malheur, cherche à les séparer, mais en s’approchant du vieux, elle se fait reconnaître par lui et il retrouve en elle la fille pour qui il a commis le crime qui l’a conduit en Nouvelle-Calédonie. Furieux, il veut tuer le gars, malgré les cris perçants de la femme, et le cercle des travailleurs de la carrière se ferme autour des combattants. La victoire reste au plus jeune. D’un pic, qu’il a trouvé à ses pieds, il enfonce le crâne du vieux, qui tombe mort à la renverse tandis que le masque glisse de son visage ensanglanté.

«Tous les travailleurs crièrent: «Holà!»

«La femme se roula vers le bruit, et, rampante, vint regarder l’homme démasqué. Quand elle eut vu le profil maigre, elle pleura: «T’as tué ton daron, mon homme, t’as tué ton daron!»

«Dans la minute, ils furent sur leurs pieds et s’enfuirent vers la nuit, laissant derrière eux la ligne sanglante de la carrière.»

Je ne parlerai pas du talent supérieur qui se manifeste dans la façon de présenter cette tragédie resserrée en quatre ou cinq pages tout au plus, tous les acteurs du drame caractérisés individuellement, l’entourage précisé en quelques lignes, le pressentiment du malheur futur indiqué en deux ou trois traits significatifs, le tout formant un groupe qui se dissout dans la nuit de la mort et dans la nuit plus sombre encore du crime irréparable,—mais je me demande quelle impression les faits mêmes qui me sont contés laissent dans mon esprit. Je veux lutter contre la sensation d’étonnement que me cause l’étrangeté du récit en me rappelant l’histoire de Rustem, le héros persan qui provoque son père inconnu en combat singulier, ou encore l’histoire d’Œdipe qui tue son «daron» dans une rixe banale et épouse sa propre mère. Combien ces souvenirs de l’ancienne mythologie sont loin de moi, aussi loin que ce qui se passe là-bas, à la nuit tombante, dans la carrière inconnue!

Mais au contraire, plus j’y pense, plus ces récits classiques revivent dans ma mémoire, et, si je ne me trompe, d’une vie autrement intense qu’auparavant, maintenant que mon imagination voit transporté dans le présent ce qu’il me plaisait autrefois de considérer comme un cas préhistorique.

Et toutes les théories morales,—comme d’une lutte pour la vie entre deux générations qui se succèdent,—par lesquelles j’avais accoutumé de justifier devant mon imagination l’horreur de ces vieux mythes, me reviennent maintenant à l’esprit, mais accentuées d’une autre façon et éclairées de la lumière crue que projette sur leur classicité le récit moderne de Cœur double.

Oui, l’enfant tue le père, ou du moins il cherche à le tuer, s’il n’est pas tué par lui. C’est la dure loi qui lie indissolublement l’amour à la mort, tant dans le monde physique que dans le monde moral. Les faits se montrent rarement dans leur franchise brutale au niveau de la société où nous nous trouvons. Mais à la lisière extrême du monde dont je fais partie, un drame de sang et d’inceste, comme dans la nouvelle de Cœur double, se construit avec les mêmes événements, qui de notre côté de la société, du côté éclairé par le soleil de la morale conventionnelle, auraient tout au plus occasionné la comédie banale d’un père harassé de travail, et exploité par sa femme et le fils préféré avant tout.

C’est ainsi que les phénomènes morbides du corps humain ne présentent pas un caractère différent de ceux que l’on observe dans son état de santé. Seulement, quelques-unes des conditions parmi lesquelles ils ont lieu se sont modifiées, et le physiologiste observe ces déviations pour en tirer ses conclusions sur la direction des forces actives du corps humain, livrées à leur impulsion propre et sans contrepoids. Car les malades ont un genre de sincérité que n’ont pas les gens bien portants.

Ainsi, ne reculons pas devant la confession de notre misère morale et osons reconnaître le lien qui nous rattache au mal: avant tout, soyons sincères!

SOUFFRANCES D’ARTISTE

Quand Jules Renard nous eut lu sa nouvelle, qu’il avait terminée pour le Mercure de France, il régna pendant quelques instants dans la chambre un silence profond. D’une main s’appuyant sur sa table de travail, tenant le manuscrit de l’autre, Renard, debout, attendait le jugement qu’un de ses deux visiteurs allait prononcer.

C’était un conte minuscule qu’il nous avait récité de sa voix grave et nette, une découpure, comme il disait. Cela s’appelait les Chardonnerets, et c’était l’histoire d’un chasseur dilettante qui, avec son costume tout neuf et son arme perfectionnée, part en guerre contre tous les habitants de l’air et de la campagne. M. Sud, le chasseur, n’est pas un homme terrifiant; au contraire, il lui faut déjà toute une résolution pour décharger son fusil. Quel triomphe, quand, aidé par le hasard, il a atteint d’un coup heureux toute une petite bande de chardonnerets perchés sur une branche! Que diront ses amis? Quelle contenance gardera-t-il sous leurs félicitations? Il ramasse ceux des petits oiseaux que son chien Pyrame n’a pas encore mordus, les met dans sa gibecière, et comme il en sent un qui remue encore, il les reprend tous dans la main. Il les regarde et se sent tout perplexe devant les palpitations de ces petits corps, fragiles comme une œuvre d’art, qui, par son fini, donne l’illusion de la vie. Un des chardonnerets, plutôt ébloui que touché par le coup du chasseur, profite de l’occasion qui s’offre et s’envole de sa main. M. Sud s’en réjouit comme d’une chose heureuse qui lui arrive; il trouve vraiment que c’est un bon tour que lui a joué le petit chardonneret; les autres, hélas! ne sauront plus regagner la liberté qu’il voudrait leur rendre. Il regarde autour de lui s’il n’y a personne pour l’épier, puis il range les pauvres oiseaux à demi morts sur le bord du ruisseau et le courant emporte les petites victimes. M. Sud a honte d’avoir tiré un coup de son beau fusil; et quand il aperçoit les gouttes de sang qui tachent son pantalon gris perle, sa conscience le point comme s’il était assassin.

Voilà tout; le récit en lui-même n’a point d’importance, si ce n’est par le fini merveilleux qui donne l’illusion de la vie aux œuvres d’art. Un tout petit filet d’émotion traverse l’historiette en un réseau de veinules qui apparaissent à la surface par-ci, qui se cachent par-là; mais cette émotion est contrebalancée par le sérieux comique du chasseur dilettante, glorieux et repentant. Le jeu entier des sentiments qui se rencontrent dans cette petite fable se trouve en équilibre complet. Ce n’est point de la compassion qui émeut M. Sud et qui le fait agir comme il le fait, mais c’est plutôt l’embarras secret qu’éprouve l’homme du monde devant un objet étranger doué d’une vie mystérieuse, ou encore le dilettantisme surpris devant les choses de la nature. Il y a de la sensibilité dans son action, mais rien qu’un soupçon de sentiment, et s’il y a de la maladresse dans ses poses, il évite le ridicule tout juste par l’honnêteté parfaite de son esprit.

Oui, vraiment, de par l’agencement subtil des faits qu’il raconte, le récit, sitôt qu’on veut se livrer aux sensations qu’il vous cause, prend les proportions d’un drame très serré. L’action, c’est la succession des mouvements de l’âme qui portent le tueur d’oiseaux à regretter son crime; ils éclatent en crise finale, quand il voit les gouttes de sang sur son habit vierge, et qu’il se baisse pour laver son pantalon dans l’eau claire du ruisseau, comme un véritable criminel qui cherche à effacer les traces de son assassinat.

Tout cela est dit en une langue transparente, sans lacune comme sans ornements, qui fait apercevoir toutes les palpitations des événements et leur nervure délicate, un petit chef-d’œuvre qui rivalise en finesse et en fragilité avec les Chardonnerets eux-mêmes qui en sont le titre.

Quel contraste avec la façon dont Marcel Schwob regarde les choses! Ici la vie en miniature, la tragédie du minuscule; là, dans le monde des gueux, la recherche de l’extraordinaire, la terreur du monstre dans l’homme.

L’admiration que manifestait Marcel Schwob pour la nouvelle de son ami, en était d’autant plus sincère.

Jules Renard ne se montrait pas insensible aux louanges qu’on donnait à son récit; l’œuvre récente ne s’était pas encore séparée de l’esprit qui l’avait enfantée, l’auteur y vivait encore avec une partie de son âme. Et le ton de sa voix était plus chaud que d’ordinaire lorsqu’il nous dit:

—«Pendant que j’étais occupé à écrire ce conte, j’ai pu observer très précisément l’instant où mon esprit a fait le mouvement tournant dont nous parlions naguère. Au début, la nouvelle était conçue dans un sens plus satirique qu’à présent. J’avais d’abord l’intention de rendre ridicule M. Sud; mais pour un bourgeois qu’il est, il s’en tire encore assez bien, je trouve. Je ne sais quel sentiment s’empara de moi, tandis que j’écrivais. Était-ce le souvenir d’une aventure semblable, qui m’est arrivée, à moi? Était-ce cette espèce d’attendrissement que porte avec soi tout ce qui est du passé? Je me suis laissé entraîner par mon émotion,—oh bien peu,—et je suis très heureux de vous entendre dire que j’ai réussi à communiquer ce sentiment au sujet. Car,—n’est-ce pas,—il y a quelque chose de supérieur à l’œuvre d’art, c’est l’émotion qui s’en dégage.»

—«A condition toutefois,» se reprit-il, comme s’il craignait d’avoir été trop loin, «à condition que l’émotion reste pure, c’est-à-dire qu’elle ait été éveillée par le sujet même et non point par quelques détails factices. Mais ici je crois que je me suis tenu strictement dans les bornes que prescrit l’art.

«Quelle peine vraiment,» s’écria Jules Renard d’un ton amer en s’asseyant et en prenant sa pose habituelle de nonchalance, «quelle grande peine de forcer son émotion, sitôt qu’on en a ressenti le moindre grain et de souffler de toute la vigueur de ses poumons dans la grande trompette des sentiments! Cette peine ne vaut pas un liard. Cependant, il paraît qu’il est d’un grand charme, pour le public, de voir ce bariolage de couleurs criardes, ou d’entendre cette symphonie à instrumentation violente avec ses basses ronflantes et le roulement final de ses tambours forcenés. Mais tout cela, mes bonnes gens, et mon bon ogre de public, ce n’est pas de la chair saignante qu’on vous offre, ce n’est que du carton. Et pourtant il aime ça, le bourgeois, et il paie son prix d’entrée pour voir, pour entendre, pour goûter! Ai-je dit que cette exaltation artificielle de l’émotion ne valait pas un liard? Je me suis trompé. Le succès du livre, le succès financier en dépend!

«Ah je sais très bien que c’est ignoble d’y revenir toujours,» continua-t-il après une courte pause, en parlant d’une voix sérieuse et sombre et en regardant un point noir à l’horizon de sa pensée, «mais je ne puis me dégager de ce cauchemar qui me poursuit. Je voudrais bien que mon œuvre, à moi aussi, rapportât de l’argent; de l’argent, que je pourrais tâter et manier, comme une preuve sensible qu’il existe des gens qui apprécient mon travail. Quelque chose que je pourrais jeter aux pieds de l’homme qui se moque de mes labeurs,—oui, quelque chose qui me réconfortât dans mes moments d’humeur noire.

«Voyez-vous,» dit-il, «c’est un martyre que ce métier d’écrivain.»

A ces mots, Jules Renard s’était levé. Il traversa l’appartement d’une enjambée, puis s’arrêta tout près de la table, où il prit une brochure qu’il feuilleta sans penser à ce qu’il faisait.

—«Le langage ne veut pas ce que nous voulons,» dit-il. «Les mots ordinaires sont mous comme des fruits trop mûrs. Mettez-les dans une phrase et ils y font des trous; elle sonne creux, comme si notre pensée n’avait ni vigueur ni consistance. Ne me parlez pas des termes ornés, c’est l’affaire du pharmacien qui dore les pilules, non de l’auteur qui se respecte et qui respecte son public. Les mots extraordinaires donc, qui ne se trouvent dans aucun lexique? Comme ce serait puéril de faire de la gymnastique et des sauts périlleux là où il n’en faut pas!—Mais pourquoi coûte-t-il tant de peine de dire simplement ce qu’on veut? Je reste assis toute la journée devant ma table de travail, me rongeant de dépit, et quand enfin j’ai achevé une page qui me satisfait,—alors, quoi?

«Qui la lit? Nous sommes à trop grande distance l’un de l’autre, le monde et nous. Nous ne nous comprenons plus. Et le pis, c’est que dans notre pays de liberté on n’ose pas dire franchement ce qu’il y a de mieux en soi. Non, on craint la vérité, dès qu’elle blesse les trois ou quatre préjugés populaires, qui nous sont restés comme héritage de la génération précédente. On gêne ces messieurs de la presse, en touchant à ce qu’ils nomment religion, science, ou patriotisme, parce que dans ces sujets-là ils trouvent matière à déclamation toute préparée; et on scandalise les politiciens qui par ce commerce d’idées rances gagnent leur pain de tous les jours. On vous dit de toutes parts: personne ne pense ainsi, personne ne parle ainsi, et cela au moment juste où l’on s’est appliqué à formuler de la façon la plus claire ce qui est au fond de tous nos cœurs, à nous.

«Oh! nous avons pleine liberté de tout faire; nous pouvons exposer des dessins où des messieurs et des dames s’exhibent dans toute la brutalité de leurs désirs; nous pouvons remplir les colonnes de nos journaux de contes qui jouent le rôle d’entremetteurs pour maisons de tolérance: mais faites mine seulement de vous attaquer aux deux ou trois devises de la société, auxquelles personne ne croit plus et qui font crier tout le monde! Et vous verrez ce qui arrivera. Peut-être qu’il en est autrement quand on a acquis une grande notoriété pour avoir flatté l’instinct secret de l’opinion publique; on vous pardonne alors de lâcher de temps en temps une vérité ou de montrer ce qui se passe au fin fond de votre pensée. Et même alors combien de tact diplomatique ne faut-il pas déployer!»

Jules Renard s’emporta.

En tout artiste il y a un enfant gâté qui se plaint de ne pouvoir décrocher la lune avec ses mains. Certainement cet enfant gâté doit exister chez Renard: mais ce n’était pas lui qui lançait cette invective contre une société qui, de par sa bêtise, restera éternellement incorrigible.

Cette boutade était née de quelques incidents du jour qui décelaient l’envie des classes officielles pour la génération nouvelle d’artistes, mais qui n’avaient nullement atteint la position personnelle de Renard. Il donnait de l’air à ses sentiments, comme on éprouve le besoin d’ouvrir la fenêtre pour se débarrasser des miasmes de l’atmosphère. Convaincu du sérieux qui le guidait, il faisait valoir ses droits et ceux de ses confrères à être pris au sérieux par la société.

C’est bien là la cause intime du différend entre le monde et les gens du métier, comme Renard, qui ont foi en leur œuvre. Les gens du monde ne croient jamais à la sincérité complète de l’artiste, parce qu’ils la voient souvent accompagnée d’un désir morbide des honneurs qu’il se croit dus. On ne comprend guère qu’un seul cœur puisse loger en même temps l’âme d’un enfant et d’un homme. Chez Renard, ce fut à ce moment l’homme qui parlait et qui maintenait les droits sacrés de son métier.

Sa vie jusqu’ici a été une lutte pour la sainteté de sa cause.

Le secret des souffrances de Poil-de-Carotte est que chacun le prend pour autre qu’il n’est. Ce malentendu existe aussi pour Renard. Élevé dans un milieu rustique, au centre de la France, au Morvan, il s’est senti perdu parmi ses semblables; au fond peut-être ses sensations n’ont pas été différentes de celles du Cadet de Richepin, quand il se trouvait déplacé au milieu de son entourage. Et plus tard, quand Renard se fut fixé dans la capitale, la lutte commença de nouveau.

Renard faisait des vers qui trouvaient des admirateurs; dans les salons où il était reçu, on le pressait de réciter ses poèmes même avant des poètes de grand renom, parce qu’on croyait aux promesses de son talent; et cependant il savait que pour faire des vers on n’a guère besoin d’être poète. Il publia ses premières nouvelles, un recueil de scènes champêtres réunies sous le titre Crime de village et, quoique pour nous il se retrouve tout entier dans l’un ou l’autre de ces récits, son intelligence lui disait,—et l’intelligence chez Renard est le porte-paroles de son instinct littéraire,—qu’il risquait de tomber dans un genre où le chic pourrait remplacer le véritable talent. Et il se moquait de ses premiers succès, il ne voulait pas que sa renommée vécût aux frais d’un style et de formes que d’autres avaient préparés pour lui. En un mot, il était possédé du désir d’être soi,—folie aux yeux du monde. L’esprit solide, héréditaire chez lui, mais fortifié encore au milieu de la nature sobre du Morvan, lui avait appris que tout ce qui n’est pas tiré du fonds personnel n’a pas pour nous de raison d’être.

Mais, d’autre part, cette même vue nette des choses lui montre aussi que c’est temps perdu de vouloir être original, si personne ne reconnaît votre originalité.

—«Ce que je veux?» dit Jules Renard comme nous le taquinions un peu sur sa boutade contre les journalistes et les politiciens.

«Je voudrais être tantôt le premier homme de lettres de France et tantôt le dernier homme des bois. Oui, le premier! mais non par des chemins de traverse, non pas en forçant mes émotions à dire plus qu’elles ne valent en réalité, non pas en prenant quelque dada du jour pour me porter à la gloire. Je veux aller droit au but, sans m’occuper de ce qui est inutile ou factice, et si je ne puis parler, comme les grands romanciers, de la vie du monde sans courir le risque d’exagérer les faits à cause de mon ignorance, au moins je saurai dire mes propres sentiments et ceux de mon entourage immédiat. Quoique, là aussi, il soit difficile de tomber juste toujours et de ne pas faire de l’ironie quand on veut éviter la sentimentalité! Mais l’épreuve est à tenter.

«Et pourtant...! que sera-ce alors, sinon consumer son propre fonds, et se manger le cœur. Et pourquoi? Dans quel but?

«On aurait envie parfois de se faire romanesque et populaire comme les autres! Quel attrait dans cette facilité à se laisser porter par ses émotions et à créer une intention là où on aimerait à pouvoir la découvrir! Mais la vérité ne l’admet pas. Et c’est assez; n’en parlons plus. Savez-vous sous quelle image se présentent à mon esprit les événements de ce monde?

«On se trouve à la campagne et on est surpris par un orage, n’est-ce pas? La foudre éclate tout près de vous; vous n’osez pas regarder, vous êtes sûr qu’elle va tomber; le bruit augmente, le malheur s’approche, vos nerfs deviennent de plus en plus sensibles au coup qui va fondre sur vous,—puis tout à coup un silence profond. Vous croyez que l’orage rassemble toutes ses forces pour vous atteindre et vous êtes là, dans un paroxysme de peur ou de résignation, tout comme vous voudrez, devant le sort qui vous frappera. Mais c’est alors justement que l’orage est passé. Ainsi il en va de nous: quand nous avons fait tous nos préparatifs pour recevoir le coup qui nous menace, il ne viendra point. Et elles ne se rencontreront jamais: d’un côté l’émotion et de l’autre l’aventure qui l’amènera à son développement complet.»

Jules Renard était redevenu maître de lui, la crise venait de passer; de nouveau il se mit à l’aise dans son fauteuil, étira ses jambes, et avec le ton de supériorité nonchalante qu’on aimait à lui voir prendre il dit:

—«Vous, Schwob, j’en suis sûr, vous me montreriez les ruines faites par l’orage, vous me peindriez les fermes brûlées, les corps carbonisés, et après m’avoir rempli de terreur, vous éveilleriez en mon cœur la noble vertu de la douce pitié. Vous oublieriez peut-être que nos paysans sont assez fins pour ne pas se laisser frapper par l’orage sans y gagner quelque chose dans les compagnies d’assurances... Mais j’oublie de remplir vos verres. Servez-vous donc.»

UN PEUPLE ANCIEN

Combien je désirerais parler de toutes ces choses littéraires avec un homme comme Léon Cahun qui me les expliquerait peut-être à son point de vue. Est-ce que les conversations de ces derniers jours ne sont que des propos en l’air, ou donnent-elles vraiment une indication sur des forces sociales cachées qui sont sur le point de s’émouvoir? Le rapprochement avec le monde de Barrès, qui lui fait présenter son livre au public comme un catéchisme qui enseignerait l’édification du Moi; l’isolement de Renard, qui ne veut ni ne peut combler la distance qui sépare l’artiste de la société; l’effort curieux de Marcel Schwob, qui, comme un enfant perdu de la bataille littéraire, essaie de pénétrer au cœur de la civilisation en enjambant la muraille que les classes honnêtes ont élevée contre l’invasion des criminels, toutes ces tendances diverses que je viens d’observer, vers quoi se dirigent-elles et qu’est-ce qu’elles signifient?

Lorsque je me retrouvai dans le cabinet de travail de Léon Cahun et qu’une pause de la conversation me permit de l’interroger, je n’en profitai pourtant pas pour mettre en question ces problèmes. Je ne me hasardai pas à entamer un sujet si grave, et ce fut toute autre chose que je lui demandai.

—«Je ne vous ai rien dit encore de votre beau livre, Hassan le Janissaire. Voulez-vous savoir ce qui m’y a le plus frappé? Ce ne sont ni les périls au milieu desquels évolue le personnage, ni les actions héroïques qu’il accomplit si simplement, mais c’est la première scène du récit, où la jeune recrue est arrachée à sa maison paternelle par les soldats du Sultan. J’ai ressenti une émotion très vive en assistant aux adieux du père et du fils, quoique vous n’ayez exprimé ces traits de la vie de famille qu’en deux ou trois phrases rudes et presque brutales. Mais dans cette scène chaque mot porte et touche le cœur.

—«C’est parce qu’il partait du cœur,» me dit Léon Cahun de ce ton simple et enjoué qui caractérisait sa conversation. «Pour moi, il n’y a pas de lien plus fort que la famille, que la relation du père et du fils.—Et en vrai fils d’Israël je suis payé pour le savoir. Qui donc, pensez-vous, a gardé intactes à travers les siècles notre religion et notre nationalité? Croyez-moi, de tout temps le peuple élu a été exposé à la séduction de renier la foi de ses pères. Ce n’étaient pas seulement les greniers d’abondance d’Égypte qui nous attiraient, mais les belles aussi et les honneurs, tout en un mot ce qu’un peuple vaniteux,—et nous avons de la vanité à revendre,—désire ardemment. Pourquoi n’avons-nous pas courbé la tête devant les persécutions? Pourquoi, au moyen âge, n’avons-nous pas suivi, tous, l’exemple des Lévy, qui se sont convertis? Car ces ducs de Lévis, qui aujourd’hui sont à la tête de la noblesse française, sont bien les descendants de ces mêmes Lévis, qui se croyaient honorés, lorsqu’à la fête de la Purification, ils présentaient l’aiguière aux membres de la famille des Cahunim, l’ancienne aristocratie de l’Idumée! Pourquoi n’avons-nous pas fait comme eux? Parce que les souvenirs de la maison paternelle avaient trop de puissance sur nos cœurs. La religion, sortie du culte de la famille, est retournée, après la perte de notre pays et de notre capitale, au foyer où elle avait pris son origine. Et la foi ne se laisse pas expulser de ce petit coin intime de notre personnalité. Voyez-vous, il y a un sentiment plus fort que tous ceux qui naissent de la race, ou de la religion, ou de l’histoire nationale, et c’est la nostalgie du petit cercle où s’est passée notre enfance, et ce sont les souvenirs des fêtes domestiques attendues, et avec quelle impatience! Les joies que l’on y a goûtées, les visages riants des membres de la famille, le geste du père qui donne la bénédiction, tout cela reste gravé dans l’esprit. L’amour filial a remplacé pour nous la patrie; c’est lui seul qui a conservé nos traditions.

«Il n’y a rien au-dessus de ces souvenirs,—du moins pour un peuple nerveux tel que nous le sommes. Oui, c’est bien là la clef du cœur de notre nation. Qui donc a dit que nous aimons l’argent! Nous aimons à briller, tant par notre faste et notre générosité que par notre esprit,—car nous sommes vaniteux jusqu’à la moëlle des os, comme des femmes;—mais l’argent, en tant qu’argent, n’a pas de valeur pour nous. Qu’est-ce qu’un habitant du désert ferait avec de l’argent monnayé? Croyez-moi, le mot de l’Évangile: Ne rassemblez point des trésors! est un cri parti du fond de nos cœurs. Il témoigne du mépris de l’homme des montagnes pour l’homme des villes. Oh! je sais bien que dans notre histoire le citadin a joué aussi un rôle, mais c’est surtout dans notre nation qu’il a existé un contraste profond entre le campagnard et la tourbe des villes. Et l’on fera toujours bien de juger un peuple sur ses véritables représentants.

«En effet, ce qui m’étonne,» dit Léon Cahun en s’asseyant devant sa table de travail, où la lumière d’une petite lampe tombait sur la page ouverte d’un manuscrit mongol, «ce qui m’étonne,» dit-il d’une voix hésitante, comme s’il voulait répondre à toute sorte d’objections qu’il s’était faites lui-même en parlant, «c’est que les Juifs n’aient pas été absorbés dès longtemps par les nations au milieu desquelles ils ont vécu. Un peuple nerveux résiste difficilement à l’influence d’un entourage qui est plus constant que lui en équilibre moral. Malgré son sentiment de supériorité il se laissera mener docilement par la main énergique qui s’impose à lui. Il a une grande admiration pour le sang-froid et les vertus mâles des autres et se soumettra volontairement, quoique ce soit avec l’arrière-pensée de dominer à son tour son dominateur, grâce à son intelligence plus vive. Et en dernier lieu, par la mobilité de son esprit, le Juif possède une telle faculté d’imitation et d’adaptation que toutes les différences de race ou de civilisation s’effaceraient bientôt. Je puis vous assurer qu’il n’éprouve pour sa part aucune aversion pour tout ce que la société moderne peut lui offrir d’utile ou d’agréable; au contraire, tout a pour lui le véritable attrait de la nouveauté. Et pourtant, quoique ni lois, ni convictions profondes ne s’y opposent plus, on ne peut pas dire que l’esprit d’union entre Juifs et chrétiens aille en croissant; on remarque plutôt un certain recul des deux côtés; de la part de la civilisation chrétienne comme de celle du peuple ancien, il y a hésitation et même méfiance.

«Et notez bien ceci: la ligne de démarcation entre les deux peuples est devenue plus prononcée depuis que notre passé national a commencé à disparaître de nos souvenirs. Je vous ai dit que nos traditions se sont gardées intactes; mais je n’oserais pas répondre pour l’avenir. L’ancienne société juive, telle que je l’ai connue dans mon enfance, parce que mon père en était, cette société n’a plus devant elle une longue existence. Je ne dis pas à Paris, cela va de soi, mais même en province. Autrefois peut-être la province était la gardienne fidèle des vieilles coutumes, mais aujourd’hui que les grandes villes absorbent toute la sève virile du pays, ce qui ne doit vivre que par la province est condamné à mourir fatalement.

«Ce que j’ai remarqué à propos des Juifs peut tout aussi bien se dire des chrétiens. Chez eux aussi la civilisation perd sa marque distinctive, son empreinte chrétienne. Et en général, n’est-ce pas? la distribution des idées et des sentiments dans le monde se fait avec la plus grande égalité; ce qui est dans un groupe est aussi dans l’autre. Mais ce qui me déroute, c’est que cette conformité cause de l’éloignement entre les parties, plutôt que de la bonne harmonie.

«D’où cela peut-il venir?»

Et Léon Cahun se leva, puis parcourant la chambre pour mettre en mouvement ses idées comme s’il n’avait qu’à les agiter pour trouver la solution juste du problème, il se planta devant moi, me domina de son regard vif et me dit:

—«Il ne peut pas y avoir d’autre raison à cela que cette modification même que notre société est en train de subir. Cette dernière quinzaine d’années nous a fait beaucoup plus démocratiques: c’est-à-dire qu’il y a une classe inférieure montante qui donne le ton général à la civilisation. Et ce mouvement de bas en haut ne fait que commencer. On ne respecte plus les formes anciennes ni les conventions d’autrefois. Chaque civilisation repose sur quelques idées universellement acceptées, mais tandis qu’on a aboli les formes conventionnelles qui avaient cours naguère, on ne les a pas encore remplacées par d’autres. Et quoique ces idées fondamentales reconnues par le public fassent souvent obstacle au développement des opinions individuelles, elles offrent pourtant cet avantage que chacun sait précisément jusqu’où il peut aller. Ainsi je me rappelle fort bien avoir entendu dans mon enfance de vieux Juifs qui condamnaient la grande révolution quoiqu’elle nous ait apporté l’égalité et la liberté. Ils se plaignaient de ce que la société nouvelle exposât les Juifs à des tentations qui au temps des persécutions leur avaient été cachées; et dans leur petit cercle de coreligionnaires ils vivaient en plus grande sûreté qu’au milieu des éventualités du grand monde. Les gens ne se livrent jamais entièrement à vous, quand ils ne peuvent calculer où cela les mènera.

«Vous avez vu que je n’ai guère de préjugés,—qui a été militaire une fois a appris à se ranger volontairement avec les autres,—mais savez-vous où vont mes pensées quand je roule ma cigarette le vendredi soir? Elles cherchent parmi les vieux souvenirs l’image de mon père, incorrigible fumeur. Combien devait lui coûter l’observation stricte de la veille du Sabbat! Mais il se tenait religieusement au précepte qui lui défendait la pipe.—En revanche, je ne vous garantirais pas qu’il ne chiquait pas ce jour-là; son oncle, qui avait servi sous Kléber au siège de Mayence, lui avait enseigné cette manière d’éviter les rigueurs de la loi.—Oui, je crois que sa chique ne le quittait pas même au moment où il faisait l’allocution du sabbat aux fidèles réunis à la synagogue.—Et toutes ces particularités me rendent la mémoire de mon excellent père encore plus chérie, si c’est possible; je garde ces souvenirs comme une partie de ma personnalité.—Non, je n’ai point de préjugés, mais si quelqu’un devant moi voulait se moquer de ce passé, vénérable à tout jamais, je ne le souffrirais pas; je n’en pourrais parler même avec une personne qui n’entendrait pas mon langage.

«C’est bien cela, voyez-vous: la civilisation, c’est la langue qui exprime,—pour le moment,—nos idées, notre foi, notre morale. La langue nouvelle est encore à naître et aujourd’hui il y a partout de la confusion parce qu’on se sert de langues différentes.

«Ceci donné, il n’y a rien d’étrange dans le fait que chacun se retire dans son moi.

«Moi aussi qui me trouve entre les deux périodes, appartenant par mes sentiments au passé, appréciant l’avenir en idée,—je découvre au fond de mon cœur des voix qui me disent de m’isoler dans l’orgueil de ma race.»

A ces mots, une expression vague d’ironie glissa sur les traits de son visage, et Léon Cahun continua très bas, comme s’il se parlait à lui-même.

—«Oui, oui, j’entends parfois, moi aussi, retentir au loin les chants des vierges d’Idumée, quand, enveloppées dans leurs longs voiles blancs, elles nous accueillaient sous les palmiers à notre retour de la chasse au lion ou de la razzia contre le Philistin. Le bon temps, quand nous revenions pour célébrer la Pascha sous nos tentes, le bouclier au dos, la lance à la main et l’épée au côté!

«Car nous sommes de la maison d’Esdras, nous appartenons à la race noble des Cohanim: l’arbre généalogique de la famille qui est conservé à Strasbourg vous l’attestera,» me dit mon aimable hôte, en fixant les yeux devant lui et en se frottant nerveusement les mains. «Je ne le dis vraiment pas pour me glorifier, quoique, bien sûr, il y ait quelque vanité dans mon fait,—nous sommes tous si vaniteux,—mais pour vous montrer le sentiment qui m’anime. Non, non, ce n’est pas de la vanité, c’est le type de la vieille race qui vient se manifester en moi de la manière la plus marquante.

«Chacun est aristocrate à sa façon,» dit Léon Cahun, après une petite pause donnée à des réflexions multiples et silencieuses. «Chacun porte en soi sa marque spéciale à laquelle il s’attache d’autant plus qu’il est repoussé de la communauté des hommes. Ceci n’est pas dit pour moi, Dieu merci, non. Je suis du bon vieux temps, un vétéran de l’armée qui a combattu pour la fraternité et la liberté, un républicain de la veille et de l’avant-veille. Je parle pour la génération d’aujourd’hui, qui ne nous comprend plus, et qui ne sait pas ce qu’elle veut, ni ce qu’elle doit vouloir. Regardez l’état de la littérature,—car j’ai bien le droit d’en parler, moi aussi.»

A ces mots, mon attention redoubla, parce que ma curiosité était éveillée; je ne compris guère au premier moment quel lien direct rattachait dans son esprit le problème littéraire aux questions de race qu’il venait de traiter.

—«A combien de révolutions du goût n’ai-je pas assisté déjà!» dit Léon Cahun. «Le croiriez-vous? Enfant, j’ai connu des gens, dans notre petite ville d’Alsace, qui vivaient encore en pensée dans le monde idéal des romans de Mlle de Scudéry. Mon père, un homme de progrès, lisait les livres de Mme de Genlis. C’est par eux que mon éducation littéraire a commencé,—pour être achevée par les romans de Mme Sand?—Eh bien! oui, si vous le voulez. Je l’ai connue dans la dernière partie de sa vie et je vous dirai mes impressions sur elle. Pas maintenant, car je perdrais le fil de ma conversation et je reviens à mon argument.

«Les lettres, ces troupes irrégulières de l’armée de la civilisation, sont peut-être l’élément social le plus vivement affecté par la confusion du langage, qui caractérise une nouvelle société à son point de départ. On croirait à un âge d’or pour les artistes, parce qu’avec l’abolition des vieilles formules le temps semble venu pour eux de puiser directement aux sources de la vie, tandis que rien de conventionnel ne s’oppose plus à ce qu’ils parlent immédiatement au cœur de leurs contemporains. Mais en réalité c’est le contraire qui a lieu; il arrive ce que je vous ai fait observer à propos de l’entrée des Juifs dans la société bourgeoise du pays. La première chose qu’on remarque est un mouvement de recul,—et l’expression artistique recourt à des symboles ou à la représentation typique de ce qu’il y a de plus individuel au fond des âmes. Au moment même où tous les obstacles qui gênaient la liberté de l’art ont été enlevés, les artistes au lieu d’aller en avant, s’aperçoivent qu’il y a un abîme qui les sépare du public.»

—«Et à son tour le public a conscience de la distance que les artistes mettent entre eux et lui,» me permis-je de suppléer à l’argumentation.

—«Assurément,» répondit Léon Cahun, et suivant le courant de ses idées il dit: «Naturellement, il ne faut point pousser trop loin la comparaison entre le peuple nerveux dont je suis et la race nerveuse des artistes qui leur ressemble sous quelques rapports. Ici, à Paris, dans un grand centre de la civilisation où les artistes forment une nation à eux, cette ressemblance s’accentue davantage et je crois avoir le droit de parler comme je l’ai fait.

«J’y ajoute ceci pour être mieux compris. Il ne faut pas se figurer la société comme une masse continue, qui forme un tout; c’est plutôt un groupement de petits mondes qui chacun ont leur vie et leur but particulier. Ils désirent l’union complète, à condition toutefois qu’ils imposeront leur volonté au grand tout. Comme ceci est impossible, il s’établit un ordre social qui régit les relations entre ces mondes divers; tant que cette harmonie dure, chacun prend l’autre pour ce qu’il désire être; tout le monde est dupe de la convention et personne ne l’est. Mais dès que l’ordre est rompu, il règne de par le monde, selon les circonstances ou les caractères, soit une ambition exagérée, soit un renoncement nerveux à toute communauté d’idées ou de sentiments. L’artiste qui est nerveux perd l’équilibre de son âme. Trop sensible, il se retire dans son Moi ou s’amuse à des fadaises qui n’ont d’importance que pour lui seul; trop expansif, il montre, par la façon fébrile dont il veut s’emparer des choses, toute l’incertitude de son esprit et de sa main. Sensibilité extrême et manque d’équilibre moral, voilà, à mes yeux, le caractère de l’état présent de la littérature.

«Non, la nouvelle langue, qui exprimera le nouvel état des choses, n’est pas encore inventée.

«Je crois que ces observations sur un côté bien différent de la vie sociale d’aujourd’hui justifieront ce que je vous ai dit de l’attitude gardée par les Israélites. Nous traversons une crise.

—«Mais qu’en dites-vous, si nous passions au salon où on nous jouera une sonate, de la bonne vieille école, s’entend?

—«Un moment, s’il vous plaît! Il y a une question que je voudrais vous soumettre. Il y a un motif favori dans la littérature contemporaine, sur lequel tous les auteurs de haut ou de bas étage jouent aujourd’hui leurs variations; et ce motif c’est la pitié. Ne vous semble-t-il point que c’est là pour les artistes le moyen de se mettre en harmonie avec le nouvel ordre de choses?»

—«La pitié!» dit Léon Cahun en passant sa main sur ses cheveux. «Hum! Pour moi il s’y mêle un peu trop de peur et trop d’affectation, à notre compassion contemporaine. Vous savez qu’involontairement nous imitons les gens qui frappent notre imagination. Notre pitié n’est, pour la plus grande part, qu’une représentation que nous nous donnons à nous-mêmes sur la scène de notre âme: ce ne sont que des sensations mimées, qui mènent une vie factice grâce à la peur morose qui a touché notre esprit. Le vrai sentiment part d’une autre origine, il vient du cœur, directement; et le véritable artiste n’atteint son but qu’en marchant sur la grand’route. Mais la sonate de Beethoven nous attend. Parlez-moi de pitié! C’est là, chez Beethoven, que nous nous trouvons à la source vive des émotions humaines; les autres ne sont qu’un miroir qui réfléchit avec plus ou moins de fidélité ces images de sentiments.»

TEMPS NOUVEAUX

Ce fut un véritable plaisir d’entendre Maurice Barrès mener la conversation au bon dîner que donnait notre hôte, un peu en son honneur. D’autres hommes célèbres,—du jour,—une fois qu’ils ont pris la parole, ne permettent point à un autre de la prendre à son tour, et pleins de leur sujet ils n’en démordent jusqu’à la fin et jusqu’après la fin du repas. Mais celui-ci, avec cette agilité supérieure d’esprit, qui le mettait en contact avec chacun de ses interlocuteurs, accueillait gracieusement toute objection, l’analysait en trois temps avec sa prestesse habituelle, et y trouvait l’occasion soit de choisir un nouveau point de départ, soit d’entamer un autre sujet. Il y avait là, autour de la table, des gens d’esprit et des esprits superbes, des gens tenaces et des tempéraments flegmatiques,—pour ne pas parler des femmes dans ces notes puritaines, où l’antique précepte garde ses droits: mulier taceat in ecclesiâ,—mais aucun d’eux qui ne prêtât son attention entière et exclusive aux paroles du causeur, les femmes aussi,—ce qu’on peut bien signaler.

Et il y avait un ton de simplicité presque juvénile, qui prédominait dans l’entretien, malgré l’importance et le poids que Barrès savait lui donner.

—«Le théâtre contemporain,» dit Barrès, n’a plus de raison d’être; il ne nous présente guère l’image de notre temps ou de notre société. On peut l’admettre encore comme amusement, quoique, pour moi, il soit assez difficile de concevoir comment il y a encore des gens doués de leurs cinq sens, qui trouvent du plaisir à voir toujours sortir le même œuf du même sac.

«Le théâtre qui aura de l’intérêt pour nous devra traiter d’autres sujets et sous une forme différente. Je me figure qu’il sera plus pratique et plus fantastique à la fois. Et d’abord il y serait question des problèmes qui nous tiennent au cœur.

«Un parvenu qui veut aller dans le monde et qui se rend ridicule, une femme qui déconsidère son mari par le plaisir qu’elle laisse prendre à ses amis, un fils prodigue qui fait pousser les cheveux gris sur le vénérable chef de son père,—voilà des choses qui, représentées sur les planches, semblent dans leur temps avoir exercé un grand attrait sur le public, d’autant plus grand, je le crois, que ces histoires le touchaient moins personnellement.

«Mais dès que les journaux s’appliquent avec une ardeur louable à nous dire d’une façon complète et pittoresque tous les faits divers qui arrivent dans une société qui se respecte, depuis l’accident du chien écrasé par une voiture jusqu’au suicide le plus récent, je ne vois guère d’utilité à aller chercher le soir, au milieu de risques de divers genres, ce que l’on vous a apporté déjà à domicile le matin, à l’heure du déjeuner, au moment où on a l’esprit frais et dispos à entendre des horreurs.

«Pourquoi,—car je retourne à mon théâtre idéal,—ne me dirait-on pas sur la scène des choses qui s’adressent à ma conscience et qui serviraient de plus à éveiller un courant d’opinion publique, parce que des gens comme moi, assis sur les mêmes bancs, les entendraient en même temps?

«Il n’est pas besoin pour toucher ma conscience et ma personnalité de traiter de faits personnels à moi, et c’est ce que je voulais dire en imaginant que la vérité pratique mettrait des vêtements de fantaisie. Oui, la fantaisie devrait venir en aide à ceux qui s’occuperaient du théâtre moderne; j’attends une grande imagination à la façon d’Aristophane, ou plutôt encore de Platon, qui animera d’une vie supérieure les symboles qu’elle voudrait nous représenter à la scène. Nous devrions aller à l’école de Platon pour apprendre à formuler nos pensées les plus profondes par des mythes élégants et sublimes. Aristophane ne serait pas à dédaigner; de la poésie ailée et salée de sel attique, s’entend, ne nuirait pas à l’affaire. Ah! si nous avions seulement quelque Aristophane pour traiter dignement et comiquement le grand problème religieux et social qui agite le fond de nos cœurs!

«Vous me direz peut-être que l’entreprise sombrerait fatalement, parce qu’il y aurait un public restreint. Ce serait l’élite de la nation. De tous côtés viendraient les gens qui s’intéressent aux grandes questions sociales ou humaines.

«Aurait-on une seule représentation ou dix, c’est à savoir, mais je suis peu inquiet de la question financière. Sur ce point-là, je rencontre partout un préjugé dans les esprits, comme si ce qui est vraiment bon en soi n’était jamais apprécié par la société à sa juste valeur. A cet égard, je suis optimiste. Il se peut bien qu’on ne nous paye pas toujours notre travail honnête en espèces sonnantes, mais alors c’est d’une autre façon que nous sommes rétribués, par la considération qui s’attache à notre personne ou par l’influence que nous exerçons.

«De façon ou d’autre, le public rend toujours la valeur exacte de la jouissance ou de l’émotion qu’il a reçue.

«Assurément il faut tâcher de ne pas irriter le monde. Il y a des choses pour lesquelles il est chatouilleux et qu’il n’aime pas voir traitées en plaisanterie. Avec du tact, on peut tout dire, mais c’est une grave erreur de croire que ce qui est à sa place dans un cercle restreint d’artistes peut être transporté devant le grand public, qui ne comprend pas les nuances de nos opinions, ni le sérieux qui est au fond de nos sarcasmes.

«Souvenons-nous toujours de la qualité intellectuelle ou sociale de notre public, et lors même que nous aurions à dire des vérités désagréables ou des choses abstruses, la victoire sera avec nous à la longue, du moment que nous prendrons soin de ne pas envenimer le débat.

«La preuve de la justesse de ce que j’avance c’est le sort qu’ont eu les idées de M. Renan. Lorsqu’il commença à appliquer la critique aux origines du christianisme, le public ne comprit rien à son véritable sentiment. Ce n’est que lentement, mais sûrement aussi, que la société les a adoptées, ces idées qu’elle avait commencé par croire destructives. On le tenait d’abord pour un adversaire de la religion; et c’est justement lui qui a ramené le sentiment religieux dans la conscience des classes civilisées. Il a inauguré ce mouvement de respect qu’on ressent aujourd’hui à l’égard des questions religieuses. Personne, si ce n’est des gens mal élevés, n’oserait railler aujourd’hui la piété dans la conversation ordinaire. C’est au scepticisme de Renan que nous devons ce changement dans la façon de penser. Et je ne sais pas s’il n’apparaîtra pas à la fin que le monde a mieux compris Renan, que Renan ne s’est parfois compris lui-même.

«Car au fond, n’est-ce pas? Renan n’est qu’un nom, et il ne signifie pour moi que ce que je vois en lui. J’y ai vu beaucoup et j’ai beaucoup appris de lui sur moi-même. Ah! ces deux articles du Journal des Débats sur le journal d’Amiel, quelle révélation! Et son dernier livre, je veux dire, son premier, qui a été publié récemment, l’Avenir de la science, livre admirable de puissance, d’abondant enthousiasme, quelle joie d’y voir la physionomie avec toute cette précision que le frottement de la vie efface de si bonne heure! Ce Renan-là, le Renan de 48, aurait dû nous donner le théâtre dont nous avons besoin. Ses drames philosophiques plus récents, son Caliban, etc., n’ont peut-être ni le relief, ni la sûreté de dessin que demande la perspective de la scène, mais là encore il me remplit d’aise, quand j’y vois comment, avec toutes ses timidités, il prépare l’avenir.

«Oui, voilà bien l’homme avec lequel aura à compter la fin de notre siècle. J’ai pu lui déplaire et en subir des inconvénients disproportionnés; mais cela ne nuit guère à l’amitié intime qui nous unit. Par amitié, je ne veux pas dire que je connaisse l’homme; pour moi il n’est qu’un nom, un rayon de bibliothèque. L’homme lui-même est un vieillard, gêné par sa corpulence, qui parle toujours et ne s’intéresse qu’à ce qu’il trouve en remuant le magasin de ses propres idées. Mais je le possède dans ses livres et dans son influence sur la société contemporaine. Oui, je sais l’image que je me fais de lui en étudiant son œuvre, et de plus je crois savoir l’impression qu’il produit sur la société parisienne, où il est assez répandu. Je me suis appliqué à l’observer.

«Il y a une action mutuelle entre le monde et l’artiste. Ces rapports sont entretenus de part et d’autre par des filières singulières; mais n’est-ce pas par les chemins secrets que sont transportées les marchandises les plus précieuses? Au fond l’artiste et le monde ont le même idéal. Les uns et les autres cherchent à cultiver leur personnalité. Le but des gens du monde est d’étendre le cercle de leurs plaisirs, mais en dernier lieu ils s’efforcent de mettre en harmonie toutes ces différentes facultés qu’ils ont développées dans leur esprit. Pour arriver à ce résultat, ils appellent l’artiste à leur aide. Pour l’artiste, le monde aussi est le champ de l’expérimentation, et c’est encore sur le monde qu’il vérifie la valeur communicative de ses conceptions.

«En réalité, il n’existe donc point d’opposition. C’est un prêté-rendu de part et d’autre. Et que si l’on ne regarde qu’au résultat, je crois qu’à certains égards l’artiste est inférieur à l’homme de la société. En chaque artiste, il y a de l’ouvrier, et le métier n’ennoblit jamais; au contraire, il restreint l’intelligence dans les limites du cercle où l’on se meut journellement; la noblesse est acquise par ceux qui profitent de son travail.

«Je veux qu’on m’entende bien. Tout art est une forme de l’existence et l’artiste est un représentant du peuple aux états généraux de la vie humaine; élu par la nature même, il puise à la source directe et il possède en soi ce que d’autres n’acquièrent que par son exemple: en un mot, il est planté plus solidement en terre, mais en revanche, et j’y reviens toujours, sa vue est limitée parce que son esprit est sans cesse occupé du métier. Voilà pourquoi dans l’échelle de l’humanité nous mettrons au degré le plus haut un génie dilettante comme Léonard de Vinci. Car, n’est-ce pas? pour nous, hommes, il importe avant tout d’être hommes dans le sens le plus complet du mot. L’art doit concourir à ce but.

«Je ne voudrais pas confondre l’art avec la religion:—cette religion-là aurait des saints vraiment trop étranges,—mais il me semble bien que l’impression que laisse en notre âme la contemplation de l’art doit toucher de près au sentiment religieux: à un acte de foi, pour employer l’expression la plus forte, qui nous aide à passer les mauvais moments, les instants de faiblesse de notre vie, en ranimant notre cœur. Ainsi, nous avons besoin les uns des autres. Sur ce point on commence à s’entendre. Je connais une société de jeunes gens, des dilettantes convaincus et qui ne désirent pas passer pour autre chose. Ils suivent avec une attention soutenue tous les mouvements qui se manifestent dans le domaine entier de l’art, et, en agréant ce qui leur semble convenir à leur pente d’esprit, ils cherchent à cultiver toutes les parties de leur Moi. Ils se tiennent modestement en dehors de la lutte des partis et des théories générales sur l’art. Pour indiquer,—comment dirai-je?—la discrétion suprême de leurs tendances, ils ont pris pour devise de leur club l’ancienne maxime: «Toutes proportions gardées.» Ce n’est pas un titre que se seraient donné des gens glorieux ou téméraires, n’est-ce pas? De temps en temps j’assiste à leurs réunions, et ils m’écoutent volontiers.»

—«Je ne m’en étonne guère,» dit un des convives, lorsque Barrès fut parti. «Voilà des jeunes gens modestes qui ne se privent pas de plaisirs. Je crois que Barrès enchanterait un auditoire de tigres.»

—«De tigres? C’est peut-être un peu fort,» dit un autre, qui déjà n’était plus sous le charme des paroles de Barrès. «Il est trop prudent pour s’attaquer à la force brutale ou à la santé puissante. Il me rappelle plutôt ces directeurs de consciences, qui s’informent d’abord des blessures de l’âme, avant de se charger du salut des personnes qui viennent à eux. Il recherche l’intimité de Bérénice, mais seulement après s’être initié à ses malheurs et à ses faiblesses. Et il n’a recueilli Marie Bashkirtseff au nombre de ses saintes que lorsqu’il fut convaincu qu’elle était morte, ce qui est le degré suprême de l’innocuité.»

—«Mais pourquoi cherchons-nous donc toujours à arracher à son milieu la personne que nous voulons juger?» dit notre hôte, honnête homme et homme de tact avant tout. «Trêve de commérages, quand l’écrivain que nous respectons tous vient de tourner le dos. Barrès ne se donne pas pour autre chose qu’il n’est. Il a voulu chercher les conditions dans lesquelles il serait possible à une nature d’une sensibilité extrême de tirer quelque plaisir du monde contemporain, si rude pour tous ceux qui aiment l’art et pour tous ceux qui souffrent des nerfs.

«Pour arriver à ce but, il a besoin de quelque espace où il puisse donner libre jeu à sa personnalité sans se heurter aux autres; il lui faut une couche d’air entre son Moi et le monde pour amortir les chocs. Du haut de son optimisme, il sourit à la société, parce que c’est une nécessité pour lui de voir des visages gais et contents dans son entourage et par son ironie il tient le public à distance, parce qu’il ne se fie pas en lui. J’aime à me le figurer dans une société analogue à celle qui se rassemblait autour de Laurent de Médicis, prince élégant si je m’en souviens, mais qui lui aussi ne souffrait pas d’un surcroît de santé. Comme Barrès se serait senti chez lui au milieu de ces hommes de la Renaissance, disputant subtilement avec eux sur les hautes questions de philosophie et de morale, mais comme eux aussi s’intéressant à d’autres choses encore qu’à ces arguties-là! N’avaient-ils pas, au fond de leur cœur, des pressentiments de cette religion sublime, que les esprits de notre temps cherchent avec tant d’ardeur? Et l’âme du peuple était-elle inconnue à ceux même qui tâchaient de transporter les grâces naïves de la chanson populaire dans leurs poésies pleines d’entrain et de malices? Ah! quelle société distinguée de dilettantes de génie que celle-là!

«Mais je me trompe; non, Barrès est à nous, il est de notre monde et de nos jours. Ses livres n’ont pas été faits pour être récités dans un club, si distingué qu’il soit; ils s’adressent à nous tous; parce qu’avant tout ils sont sincères et prennent les choses telles qu’elles sont. Avez-vous jamais remarqué tout le courage moral qu’il a montré en introduisant le personnage de l’ingénieur, Charles Martin, dans un livre d’extrême délicatesse comme le Jardin de Bérénice? Prenez cet honnête ingénieur, qui va établir ses chaussées à travers les étangs pittoresques, ce brave homme qui croit vraiment tout ce qu’il dit, l’Adversaire en un mot, et transportez-le, si vous l’osez, dans ce milieu langoureux d’Aigues-Mortes qui exhale la monotonie poignante de ses landes immenses embrumées des lueurs sanglantes du couchant!

«Barrès l’a osé; fort simplement il s’est attaqué à cette individualité si difficile à saisir, qui tombe tout d’un bloc dans le jardin de Bérénice. Il nous le montre, ce rustre amoureux, et il sait prendre ce géant passionné par les sens. Et c’est le combat de l’ingéniosité et de la sensualité, de David et de Goliath qui s’engage. Mais ce David généreux, allant jusqu’au bout, donne au Philistin tous les avantages de la bataille. Il veut l’enjeu du duel, Bérénice elle-même? L’Adversaire l’aura, il l’aura en toutes formes, nul ne pourra le lui contester légalement. Cependant, le logicien subtil, l’amant de l’esprit, le poète, possédera l’âme de Bérénice de façon inaliénable, il l’aura contre et malgré tous, malgré la jeune femme aimée elle-même, malgré la Mort!

«Mais l’affabulation de ce livre est digne d’Aristophane!

«Et voilà bien le sujet du drame moderne dont nous parlait Barrès. N’y a-t-il pas quelque part, dans une comédie ancienne, une scène où deux personnages quêtent la faveur du Peuple, Dèmos?»

—«Oui sans doute,» dit S... toujours joyeux quand il entend le nom d’Aristophane. «C’est dans les Chevaliers

—«Ma mémoire, alors, ne me trompait pas,» poursuivit l’autre. «Eh bien! si l’on voulait exagérer un peu les traits du roman de Barrès, on aurait une personnification excellente du peuple dans la figure de Bérénice: jeune fille précoce, ayant beaucoup souffert et en revanche ayant beaucoup aimé, pécheresse indigne sans trop savoir pourquoi ni comment, et malgré tout ayant gardé parmi toutes les épreuves de sa vertu facile le grand charme de la bonté naïve du cœur. L’âne gris et le canard timide, ses compagnons habituels, donneraient des motifs de premier ordre au drame symbolique: ce sont les attributs de la dame, c’est-à-dire ses qualités essentielles dans leur perspective d’animalité. Ils constitueraient la note dominante de la guirlande fantastique qui s’enroulerait autour de l’image de «Notre-Dame l’âme du peuple».

«Vous parlerai-je encore des deux amis de Bérénice, le poète et l’ingénieur, dans leur rôle tragi-comique de candidats à la députation et au titre d’amants de cœur de la belle dame sans vertu? L’un la tue à force de caresses, sitôt qu’elle est devenue sa femme légitime; l’autre ne la possède qu’après sa mort.

«Ici, des considérations diverses d’ordre politique se pressent dans ma tête, mais laissons la politique aux politiciens et occupons-nous de poésie. Ne pourrait-on pas appliquer à Bérénice les beaux vers que Faust adresse à Hélène, quand elle se dissipe en nuage sous son étreinte passionnée... Allons,—voilà que je ne les retrouve plus, je ne suis même plus bien sûr qu’ils existent.»

Nous nous regardions les uns les autres; chacun se rappelait qu’il devait y avoir quelque chose là; mais personne ne se souvint des vers. Notre hôte continua:

—«Je ne veux point dire par là, croyez-moi, que je pense un seul instant à mettre le Jardin de Bérénice au même rang qu’un drame d’un intérêt universel comme le Faust de Gœthe: le ciel m’en préserve. C’est une nouvelle dont il est question ici, dans un cadre restreint, et le sujet de la conscience populaire n’est sans doute pas épuisé par l’histoire de Bérénice. Elle me semble plutôt être une âme-sœur, plus frêle, du Faune de Raynaud, mais elle vit d’une vie véritable et c’est là le principal. Puis, et pour finir, elle me paraît être un motif supérieur de comédie pour le théâtre de l’avenir!»

L’allusion au théâtre moderne fit naître une discussion passionnée. Il me fut impossible de suivre exactement l’argumentation de part et d’autre au milieu de la confusion et de l’ardeur de l’entretien.

RETOUR DANS LA NUIT

Il était fort tard déjà quand nous prîmes congé de notre aimable hôte. Marcel Schwob m’accompagnait dans mon interminable voyage par les rues noires; et je remarquai de nouveau que les heures de la nuit, sombres et silencieuses, tournent l’esprit vers les hautes abstractions et les grands problèmes de l’humanité, comme si nous pouvions les saisir plus facilement dans le vide matériel qui s’étend autour de nous.

Naturellement, nos pensées retournaient aux sujets qu’avait touchés Barrès dans son ingénieuse conversation.

—«Je suis curieux d’avoir votre opinion sur ce point,» dis-je à mon compagnon. «Croyez-vous que ces investigations, auxquelles nous assistons dans la plupart des livres qu’on publie, indiquent un courant sérieux des sentiments contemporains? Est-ce un voyage de découvertes qu’entreprend l’esprit, ou n’est-ce qu’une fantaisie de dilettante qui se promène dans le vague et le bizarre? Pour une fois, permettez-moi de parler en Janséniste réprouvé, mais sincère; cette agitation de l’âme, curieuse d’expériences morales, est-elle le signe précurseur d’une régénération de l’esprit?»

—«Comme il est difficile de répondre à votre question d’une manière satisfaisante!» dit Marcel Schwob. «Pour moi, il me semble incontestable qu’il se prépare quelque chose. L’état d’esprit des jeunes a subi un choc qui l’a fait changer de direction. Les jeunes gens de mon âge, et je ne fais pas allusion seulement aux membres du club, dont parlait Barrès, mais les étudiants de l’Université, se sont mis à réfléchir sur les principes qui règlent l’existence de l’homme. Ils veulent se rendre un compte exact de la foi (voilà pour vous, Janséniste) qui devra guider leurs actes, lorsqu’ils seront appelés à remplir leurs fonctions sociales; ils recherchent un idéal et l’union de tous ceux qui peuvent les aider à le réaliser. Et cette générosité de leurs âmes ne les prédispose pas à un certain vague dans les pensées; au contraire, ils sont très sérieux et très énergiques, et ils ne se livreront pas au premier venu qui fera mine de les conduire[5].

«Avec cette sensibilité extrême pour tous les courants de l’atmosphère intellectuelle qui le caractérise, Maurice Barrès a pressenti ce changement de direction de l’opinion et il est venu à elle. Ou plutôt,—parce que supposer chez lui de la préméditation serait chose puérile,—il a obéi à cette même influence qui s’exerçait sur les autres, et sortant de sa tour d’ivoire, d’où il regardait le monde comme un joujou, il s’est converti à une conception plus humaine de la vie.

«Ce mouvement sera-t-il constant? Qui pourrait le dire? Je ne puis constater que le développement régulier et naturel des idées. Lorsque plusieurs forces diverses doivent concourir à mettre l’opinion publique en mouvement, on remarque toujours à la naissance de l’évolution une certaine incertitude de sens. Et c’est le cas ici, parce que, pour ne prendre que cet exemple de deux forces différentes, il faut que l’individualisme de l’artiste fusionne avec le sens pratique des gens du monde pour constituer le courant. Mais c’est cette hésitation même du début qui pour moi est une preuve de sincérité et de réalité. Ce qui est factice se manifeste sous forme de réclame; et d’ordinaire les sentiments profonds se dissimulent. Non, je ne doute pas que nous ne soyons à la veille d’une nouvelle alliance entre l’art et la vie. Quelle en sera l’influence sur la marche de notre société? Je l’ignore. Que chacun de nous fasse de son mieux et cherche son chemin. Quant à moi, j’ai choisi le mien et j’irai jusqu’au bout.»

Marcel Schwob, l’homme le plus affectueux que je connaisse au monde, sait assumer un certain ton d’importance au moment où il le juge nécessaire. Il a cette espèce d’orgueil, particulière à l’homme qui a conscience de sa supériorité future. Tant qu’on se sent jeune,—vient-il jamais un temps où on ne le sent plus?—tant qu’on reste persuadé que le monde ne sait pas encore ce que vous êtes, on remplace par sa fierté la gloire qu’on attend; c’est un équivalent.

Puis l’heure appelait la confiance intime.

—«Il m’est impossible de m’entendre avec les psychologues,» me dit Marcel Schwob. «La vie ne me paraît pas un thème de compositions de classe. Partout où je cherche à la saisir, elle fait explosion sous mes mains. J’y vois une succession de crises causées par un mouvement ascendant vers l’organisation et l’individualisation d’une part, et par un mouvement en sens contraire vers la dégénération et la désintégration de l’autre. Et c’est un ensemble de phénomènes portés à leur tension la plus haute, puis ramenés à un état d’indifférence complète.

«Je ne saurais rattacher à un conte banal toute cette histoire vraie de la société. Pour en comprendre tant soit peu la marche, j’ai besoin d’une collection de faits exactement observés dans un domaine strictement limité. Alors seulement je me fais une idée de ce qu’est en réalité la vie sociale.

«Vous avez peut-être raillé, comme d’autres, mon affection pour les recherches sur l’argot et le langage populaire. Voulez-vous que je vous dise nettement ce que j’en pense? C’est dans ces jargons méprisés que je crois tenir la clef du mystère. Avez-vous jamais suivi l’histoire d’un mot à travers les âges? Depuis le sens vague et équivoque que l’on y a attaché à son origine, jusqu’à ce qu’il soit devenu un concept clair, individuel, net de forme et même de son? C’est alors qu’il se trouve à sa place précise dans le corps de la langue; rien ne rappelle plus ses origines obscures et il semble indépendant des éléments informes qui l’ont constitué. Il est le maître; il est même notre maître, puisque nous ne pouvons plus le manier comme nous voudrions, puisqu’il nous force de nous soumettre aux lois qu’il nous prescrit. On croirait que rien ne peut le chasser de la place autonome qu’il occupe. Et c’est justement alors que commence pour lui le retour vers en bas. Oh! on ne s’en aperçoit guère; on croit qu’un mot reste stationnaire, «beau» reste «beau» et «bon» reste «bon», à jamais. Pour moi, c’est autre chose; je le vois descendre après sa montée, je le vois dégénérer, c’est-à-dire devenir banal, d’individualisé qu’il était; je le vois tomber plus bas encore dans une existence obscure, jusqu’à ce que des mains brutales s’y attaquent, lui brisent les membres et en fassent une chose sans âme et sans nom, comme le monstre «bath[6]» qui désigne ce qu’autrefois on appelait «beau et bon». Mais après ces transformations,—si toutefois la vie du langage ne l’élimine pas comme inutile,—je vois monter ce reste mutilé, je le vois conquérir sa place discrète, et, si sa bonne fortune s’en mêle,—car il y a des mots qui ont du guignon,—je le vois s’exalter et triompher.»

Marcel Schwob parlait avec une telle conviction que si même on avait eu peine à suivre ses arguments on aurait ressenti le choc qui mettait en mouvement ces phénomènes, ordinairement si tranquilles, du langage.

—«Vous me direz peut-être,» continua-t-il, que vous n’avez jamais rien remarqué de pareil et vous m’affirmerez que ces mots déformés appartiennent à la société bien distincte et heureusement bien délimitée de messieurs les voleurs et les assassins, de sorte que même s’ils rappellent de loin un mot qu’on emploie ailleurs, il n’y a pourtant aucun rapport entre ce qui se trouve sur les hauteurs de la civilisation et ce qui grouille dans ses bas-fonds. Vous vous trompez...»

Il y eut un moment de silence; évidemment, Marcel Schwob passait la revue des arguments qu’il pouvait apporter à l’appui de sa thèse; il fit rapidement un choix et me dit:

—«Vous vous trompez et je vais vous dire pourquoi. Vous pensez probablement que ce mouvement de déformation du langage, pour l’appeler ainsi, part exclusivement du monde des gueux et vous oubliez que les classes supérieures de la société, le cercle du sport, celui des artistes et des dilettantes du high life y sont aussi pour leur bonne part. Des deux côtés on attaque le mot établi et reconnu; dans la rue, frondeuse et anarchiste, qui crée les termes nouveaux, et dans les réunions des gens du monde, qui aiment à recueillir les nouveautés qui courent la rue,—parce qu’il y a plus de causes de liaison entre la rue et le high life qu’on ne le croit d’ordinaire,—pour ne pas parler des artistes en qui il y a toujours du gamin, et je le dis à leur honneur.

«Je ne voudrais pas prétendre que cette attaque réussisse habituellement, en apparence du moins. Mais je ne regarde pas l’extérieur des choses et je ne m’occupe nullement du résultat apparent. Ce qui m’intéresse, c’est la connaissance de l’action des forces qui agissent à un moment donné sur cet état social que nous appelons le langage; je cherche à saisir, sous la surface tranquille, l’œuvre des puissances destructrices, qui minent l’édifice pour en construire un autre, fatalement. Qu’une catastrophe survienne,—une révolution ou une migration générale des peuples, qui abolirait pour un temps l’autorité de la tradition écrite,—et vous verrez bientôt quels sont les mots qui vivent en réalité et quels sont ceux qui ne mènent qu’une existence de fantômes. La chute de l’empire romain nous a montré ce qui pourrait arriver de nouveau. Vous n’ignorez pas qu’un des mots les plus nobles de notre langue, «la tête,» est sorti de la rue. Dans les temps troublés, où notre civilisation est née, «le chef,» caput, n’a pu maintenir sa position contre l’attaque du «pot», testa; un beau jour il s’est trouvé remplacé par son rival ignoble[7]. C’est que, voyez-vous, il était mort, longtemps déjà avant que personne ne le sût.

«Il vous sera difficile peut-être de vous placer au point de vue d’où je contemple cette bataille des mots qui se heurtent, se blessent, se poussent dans l’obscurité,» dit Marcel Schwob qui de son côté, probablement, ne trouvait point son argumentation tout à fait probante. Du moins il s’empressa d’ajouter:

—«Ce qui me prouve que je suis sur la bonne voie, c’est que dans l’histoire des institutions sociales je rencontre la même succession de faits que dans celle des mots. Prenons la chevalerie, par exemple: née de la simple nécessité de défendre le sol contre les invasions hostiles, elle se développe en système d’obligations morales pour devenir dans sa métamorphose suprême le résumé de tout ce qui dans la nature humaine paraît noble et l’est. A ce moment précis elle entre dans sa période de décadence; la chevalerie devient une caricature et les chevaliers sont des aventuriers ou pis encore. Sans doute, pendant ce temps de déchéance réelle, le nom reste en honneur; mais la vie qui l’avait animée est ailleurs; l’esprit d’aventures militaires, l’esprit de découvertes à l’avant-garde de l’humanité, est allé se réfugier dans des classes sociales différentes: il va se développer, se dégager de ses nouvelles origines équivoques et obscures, et se bâtir des institutions nouvelles.

«La perspective de l’histoire nous permet facilement de voir cette marche ascendante et descendante des choses dans le passé. Cependant pour moi l’intérêt n’est pas là. C’est l’état présent de la société qui m’occupe, et j’y vois, comme dans les phénomènes du langage dont je vous entretenais, un mouvement qui part d’en bas pour arriver en haut, et qui retourne ensuite à son point de départ. Chaque trait de la nature humaine parvenu à son apogée et figé dans quelque institution sociale m’apparaît menacé par ce qu’il y a en bas d’informe et de désorganisé; et en revanche cet état difforme semble idéalisé à mes yeux par le développement qu’il contient en puissance. Oui, l’immoralité pour moi est un précipité de la convention morale supérieure et les mœurs de l’avenir sont en germe dans l’action brutale des classes inférieures; je vois l’’individu se perdant dans la masse et la masse se différenciant en individus, tout ordre nécessairement détruit et se reconstruisant de ses ruines mêmes. Mais, je le répète, à mon point de vue, tout ceci se passe simultanément, et c’est non seulement dans la succession du temps que les événements produisent leurs effets, mais aussi bien ils sont accompagnés en ligne parallèle d’effets analogues, qui manifestent leur dégradation ou leur exaltation, et représentent toutes les forces à l’œuvre dans la société: de sorte que l’état social nous offre à tout moment l’image du passé et de l’avenir, sur une échelle mouvante...

«J’ai peur que vous me preniez en flagrant délit de mysticisme. Je n’y puis rien, je vois comme cela, d’instinct. Il n’y a pas pour moi de ligne qui sépare ce qui est en bas de ce qui est en haut. Comment appeler ce sentiment? Faut-il lui donner le beau nom de la pitié? N’est-ce que la curiosité intellectuelle qui me mène à sonder les profondeurs du monde moral? Non, à vous dire vrai, ni ceci ni cela. Je vous l’avoue franchement, le mal a un attrait pour moi; la perversité me charme.»

Nous passions par l’Avenue de l’Opéra, pour gagner la rive gauche. Certes, la grande rue fastueuse a dû entendre de singulières causeries; mais je doute qu’elle ait été souvent le théâtre d’une confession à la fois si simple et si profonde que celle de mon compagnon.

En elle-même, elle ne m’étonnait guère. Tout homme doué d’un esprit poétique doit avoir ressenti l’attrait des choses basses. Quiconque se croit capable de créer soit une religion, soit un état, soit une représentation de la vie, s’adresse aux humbles et aux misérables, parce que là il peut donner la preuve de la force qui est en lui. Ce qui est organisé complètement ne fait point appel à sa sympathie; les organisations parfaites ont atteint leur pleine croissance selon leur loi propre et l’avenir ne leur appartient plus.

C’est vers les pauvres et les maudits du sort que le poète se sent attiré, puisque voilà pour lui la matière humaine qu’il peut animer de son souffle.

Et qu’on ne prétende point que de telles idées ne puissent naître qu’au contact du mouvement désordonné d’une capitale où la misère et la grandeur se coudoient. Pour arriver à ce sentiment, il ne faut que ceci: être poète. Balzac l’a eue, enfant, au collège de Vendôme, cette vision mystique de la société, et il y a subi l’attirance inquiétante du mal. Browning nous a raconté, dans un de ses poèmes grotesques, que le cant anglais lui a pardonnés parce qu’il n’y a rien compris, comment il a reçu la révélation du mystère humain dans un petit village de la côte bretonne; et il y a dans un coin de la naïve Souabe un poète ignoré qui a chanté le charme de la perversité sur un mode lyrique d’une grâce, d’une chasteté et d’une mélancolie infinies[8].

Mais cette conception poétique devient bien autrement importante quand elle acquiert, comme chez Marcel Schwob, l’autorité d’un principe scientifique, qui contient en germe un système vrai de la société humaine. Et c’est l’étude exacte d’une des manifestations les plus délicates de l’existence, du langage, qui donnera cette signification précise à la théorie mystique de l’harmonie sociale. Ici, il n’est plus question d’une belle inspiration du moment, mais d’une véritable découverte.

Ne vous semble-t-il pas parfois que l’humanité, après combien de tâtonnements! est parvenue enfin à déchiffrer quelques mots nouveaux du livre de son âme,—et ces mots la troublaient auparavant parce qu’elle ne savait pas en distinguer le sens? Et n’est-il pas possible que nous assistions bientôt à quelque conquête définitive sur le domaine de l’inconscient, qui enferme l’espace si restreint de la terre connue de notre esprit? Et ce pressentiment de l’avenir d’une idée nouvelle donna pour moi une importance exceptionnelle à l’heure où je reçus la confession intellectuelle de mon compagnon de route.

Nous longions le Louvre pour aller au boulevard Saint-Michel.

Marcel Schwob poursuivit le cours de ses explications; mais ce qui avait commencé par être une théorie générale, insensiblement finissait en une confidence tout intime et toute personnelle. Il me raconta combien dès son enfance sa nature inquiète et vagabonde l’avait fait souffrir jusqu’au moment où, ne sachant plus sa route, il avait trouvé un guide sûr qui avait dompté son humeur fantasque, en lui faisant apprécier le haut intérêt de l’étude scientifique exacte. Ses leçons lui avaient indiqué une immense carrière libre, où sa curiosité pouvait s’assouvir.

—«C’est l’homme dont je vous ai fait faire la connaissance,» me dit Marcel Schwob; «et si vous l’estimez déjà profondément pour son intelligence ouverte et enjouée, quel ne serait pas votre sentiment pour lui, si vous aviez éprouvé comme moi les effets de sa bonté lucide, qui part du cœur, à laquelle je dois l’indépendance de mon esprit et ma fierté légitime.

«Ma fierté! ne riez pas de cette expression; c’est encore le seul sentiment qui puisse nous faire supporter les cahots de la vie. Mon pauvre ami Guieysse! vous ne l’avez point connu..., vous ne pouvez savoir quel noble représentant de l’humanité la société a perdu en lui. Au moment même où il allait entrer dans la carrière qui offrait le plus d’avenir à son talent exceptionnel pour les recherches linguistiques, il n’a plus eu la force de résister à la pression de la vie, et il est mort avant la gloire.

«Quelle triste idée que de ne pouvoir honorer que la mémoire de l’ami, dont c’était ma plus haute ambition de devenir le collaborateur dans le champ de découvertes infinies qui s’ouvrait devant lui.

Mais peut-être que l’esprit ne mûrit que par le chagrin, et que l’imagination aussi a besoin de l’excitation de la douleur pour se déployer. Car j’y tiens, à mon imagination, et je ne changerais contre rien au monde ce qui me reste de mon humeur fantasque. Combien de ressources une ville comme Paris offre à ceux qui veulent exercer la mobilité de leur esprit en cherchant l’unité sous toutes les manifestations diverses de l’existence! Verlaine! Oui, Verlaine, ce nom me revient toujours à la bouche, parce que l’homme est toujours devant moi. Sa figure est un des grands problèmes de ma vie, ou plutôt non, c’est un des grands faits de mon existence spirituelle de ce moment. Vous qui êtes imbu des souvenirs classiques de l’école, vous serez peut-être étonné;—mais sous quelle image pensez-vous que je le voie? Pour moi, non seulement il a le masque de Socrate; mais c’est Socrate lui-même.

«Ah! ne vous récriez pas! Bien des choses qui vous rebutent peut-être chez Verlaine ne nous choquent pas, nous, habitués que nous sommes à toutes les excentricités! Et puis je ne parle pas du Socrate vulgaire, de cette espèce de professeur bonhomme et bonasse, fort en rhétorique et en philosophie, que l’on nous prône dans les manuels. Non, Verlaine me fait comprendre le vrai Socrate, celui que les Athéniens devaient condamner, mais dont Platon pouvait concevoir l’image idéale; l’homme que sa femme ne pouvait souffrir, mais que recherchait le raffiné Alcibiade, le vrai Socrate en déshabillé, celui que raillaient les gamins d’Athènes et leurs confrères les poètes comiques, quand il restait debout pendant plusieurs heures en extase intellectuelle sur la place publique, mais dont l’extase a été la pâture d’esprit des générations suivantes jusqu’à nous, jusqu’après nous, et pour longtemps encore. Ainsi, pour moi, un seul mot de Verlaine, un de ces mots profondément naïfs dont il possède le secret, m’éclaire les abîmes du cœur humain et de la foi, ce qui est la même chose.

«Ceci n’est pas une métaphore, car cet abîme attire comme l’autre et, tout en vous tentant, cherche à vous anéantir en vous soufflant l’orgueil de la destruction. Ah! quelle chose misérable et impuissante que l’homme! Vous rappelez-vous que Jules Renard un jour nous avouait sa prédilection pour le Cadet de Richepin? Cette disposition d’esprit, volontaire jusqu’à la férocité, se retrouve chez nous tous. Voilà pourquoi j’ai pensé quelquefois que la parabole de l’Enfant prodigue se prêterait peut-être aussi bien à symboliser la pensée intime de notre temps que celle du XVe siècle avant la renaissance de l’esprit humain. L’Enfant prodigue! lui aussi un cadet, n’est-ce pas? Le plus jeune des deux!»

Nous avions passé la rivière. L’eau n’était qu’une tache sombre; une ligne vague dessinait les faîtes des maisons du quai contre l’obscurité du ciel; l’église Notre-Dame était une masse informe, montant confusément dans le gouffre noir de la nuit. Sur le boulevard Saint-Michel, on voyait encore les lumières éparses des cafés qu’on allait fermer et sur le trottoir se formaient de petits groupes de gens qui se disaient bonsoir pour rentrer chez eux.

—«Mais non!» dit Marcel Schwob, après une pause de quelques secondes, qu’il donna à la réflexion. «Le fils prodigue sur sa route pénible voyait devant lui la maison paternelle, et nous, agités par des désirs aveugles, nous marchons vers l’inconnu. C’est un autre symbole qui nous convient: la figure d’Ahasvérus, du Juif-Errant, du voyageur sans trêve, qui a rencontré l’Idéal sur son chemin, mais qui lui a tourné le dos, parce qu’il ne le reconnaissait point dans la forme où il se présentait à lui; et il s’est mis à marcher, furieux contre lui-même, poussé par la folie de l’espérance vaine et il marche toujours.»

Et excité par la perspective sous laquelle les œuvres d’art se montraient à lui il poursuivit: «Voyez combien la comparaison est juste. Tout poème,—et je prends le mot dans son acception la plus étendue,—qui contient une parcelle de vraie vie a pour refrain ce: «Marche! marche!» comme si c’était sa qualification nécessairement sous-entendue et sans laquelle il perd tout sens réel. Vous rappelez-vous les Terres vierges de Tourguénieff avec leur conclusion d’une émotion poignante: le héros et l’héroïne se donnant la main pour aller parmi le peuple, c’est-à-dire vers l’inconnu! Et la Nora d’Ibsen! On s’est demandé souvent pourquoi cette petite poupée quitte sa maison chaude et son mari qui, après tout, n’est pas absolument insupportable, pour partir dans la nuit vers un avenir incertain. C’est que pour elle aussi a retenti la parole mystérieuse: Marche! et elle s’en va au loin, laissant derrière elle sa maison, ses enfants, tout ce qu’elle ne reconnaît plus comme l’idéal de l’existence,—en route vers l’inconnu! Je ne parle pas des poésies de Verlaine, qui mettent à nu cette palpitation perpétuelle du cœur s’épuisant en rêves étranges; mais ce qui est tout près de nous, l’œuvre de Barrès, elle aussi, ne trahit-elle pas cet état d’agitation incessant de l’âme, inassouvie à jamais? Oui, le marcheur éternel erre dans ces pages de son pas inquiet. Et le livre aujourd’hui qui touche nos cœurs ne commence en vérité que là où son récit finit,—pour être continué par nous, en nous.»

Ici j’interrompis mon compagnon en lui montrant un homme qui marchait péniblement à quelque distance. Il traînait la jambe gauche et s’appuyait faiblement sur le bâton que tenait sa main tremblante. La lumière d’une des rares lanternes éclaira un instant sa forme douloureuse et grise: il hésita et retourna la tête, comme incertain de la route qu’il allait prendre.

—«Verlaine!» dit Marcel Schwob. «Est-ce que le François Ier serait déjà fermé? Nous allons le rejoindre, n’est-ce pas?»

Je retins mon ami par le bras.

FIN

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