Un Turc à Paris, 1806-1811: Relation de voyage et de mission de Mouhib Effendi, ambassadeur extraordinaire du sultan Selim III (d'après un manuscrit autographe)
UN DIPLOMATE TURC A PARIS
PREMIÈRE PARTIE
RELATION DIPLOMATIQUE DE MOUHIB EFFENDI[1]
[1] Le titre d'effendi correspond à celui de monsieur. D'origine byzantine il signifie seigneur. Il a conservé cette acception pour désigner les princes de la famille impériale. Ce titre a été longtemps l'apanage de quiconque en Turquie savait lire et écrire. C'était le cas des ulémas et des fonctionnaires de l'ordre sacré. On réservait aux autres le titre d'aga qui ne se donne plus qu'aux eunuques.
A l'étalage d'un bouquiniste, au grand bazar de Stamboul, je découvris un jour un manuscrit turc enfermé dans un étui de maroquin rouge, suivant l'usage du temps. Au dos, ce titre calligraphié à l'encre de Chine: Relation d'un ambassadeur à Paris. C'est ainsi qu'il m'a été donné de faire connaissance avec Seïd Abdurrahman Mouhib effendi, nichandji[2] et envoyé extraordinaire à Paris où il résida de 1806 à 1811. Les historiens le citent à peine ou ne le nomment qu'en passant, ce qui pourrait donner lieu de croire que tout envoyé extraordinaire qu'il fut, il ne joua qu'un rôle effacé. Tel cependant ne fut point le cas. Si l'on songe, en effet, que ses négociations avec Talleyrand aboutirent à un traité d'alliance à la suite duquel le général Sebastiani fut envoyé à Constantinople, et dont l'influence fut un instant prépondérante dans les conseils du Divan, on est obligé de reconnaître que la mission de Mouhib effendi a été l'une des plus importantes qu'ait jamais remplies en France un ambassadeur turc. Il est non moins important de signaler que c'était la première fois que le Divan maintenait aussi longtemps une ambassade en pays chrétien. Il inaugurait à cette occasion un système qui ne devint définitif que 36 ans plus tard.
[2] Garde des sceaux.
Le manuscrit comprend deux parties. Dans la première l'auteur relate son voyage en France, dont il fait un naïf tableau qu'il trace en traits rapides, mais incisifs de ses mœurs et de ses institutions. L'autre, malheureusement incomplète, contient les premières lettres de sa correspondance politique; mais comme elles renferment en puissance les traits essentiels de la politique orientale de Napoléon et—détail intéressant—les causes originelles des résistances turques à ses projets sur l'Orient, elles n'en constituent pas moins un document des plus précieux.
Contrairement à l'usage des Orientaux, Mouhib effendi entre tout d'abord, comme il le dit lui-même, dans le vif de son sujet. «Les Français, fait-il remarquer, ont coutume, lorsqu'ils se rencontrent, de parler sans transition de leurs affaires, sans s'attarder aux compliments.» On sait qu'en Turquie ce n'est qu'après avoir pris une tasse de café et échangé force paroles aimables qu'il est permis de s'entretenir de choses sérieuses.
Le récit débute ainsi:
«Au nom du Dieu clément et miséricordieux.»
«A l'occasion du sacre de Napoléon un Iradé m'a chargé de porter, avec des présents, les félicitations du padischah à cet empereur. A cette occasion, le padischah m'a conféré le grade de nichandi. Mettant ma confiance en Dieu, je quittai Stamboul par la voie de mer et après avoir débarqué à Varna je gagnai Routchouk. Puis, traversant à cet endroit le Danube, je m'acheminai vers Pesth et Bude où je m'arrêtai quelques jours pour me reposer des fatigues du voyage. Ensuite, je traversai par petites journées les royaumes de Bavière et du Wurtemberg et, par Strasbourg, ville qui se trouve sur la frontière de France, j'arrivai à Paris où, par la volonté de Dieu, je séjournai cinq ans de ma vie pour y remplir, suivant la volonté du padischah, la mission confiée à son humble esclave. Je n'y négligeai ni les petites ni les grandes affaires. Un autre Iradé m'ayant rappelé après ce laps de temps mit fin à cette mission.
«A l'imitation des ambassadeurs envoyés jadis dans les pays infidèles et prenant pour modèle Yiermi Sekiz tchélébi qui fut envoyé en France en l'an 1132, j'ai écrit, par ordre, une relation sur le séjour que j'ai fait dans ce pays[3]. Il a décrit tout ce qu'il y vit: illuminations, fusées, fêtes de l'opéra, bals, les animaux et les bassins où nagent les cygnes, enfin tout ce qui piqua sa curiosité; mais depuis ce temps des améliorations ont été apportées dans la vie de ces peuples, de sorte que ces récits sont pleins de lacunes. J'essaierai d'y remédier en écrivant ce qu'il n'a pas dit et en consignant ici tout ce que j'ai pu voir de leurs usages et comprendre de leurs lois. Aussi m'arrivera-t-il de raconter des choses extraordinaires. Je prie le lecteur de ne point mettre en doute l'exactitude de mes récits auxquels je n'ai rien ajouté au delà de ce que mon œil a vu et de ce que l'oreille a entendu. Pourquoi, d'ailleurs, ne me croirait-on pas? Il est vrai qu'entendre n'est pas voir; mais à qui n'est-il pas arrivé de voir dans le monde des choses extraordinaires? Ainsi, si l'on entreprenait d'expliquer à quelqu'un qu'une montre peut marquer sur un même cadran l'heure à la turque et l'heure à la franca, il contesterait le fait et chacun sait partout aujourd'hui que cette merveille n'est que trop réelle.»
[3] Il s'agit de Mehmed effendi, surnommé Yiermi Sekiz tchélébi, envoyé à Versailles pendant la minorité de Louis XV.
Sur la vie de cet ambassadeur je n'ai pu rien découvrir, sauf qu'en 1793 il était secrétaire du Divan et qu'il négocia avec le citoyen Descorches, envoyé extraordinaire de la République, un projet d'alliance avec la Porte. Les Turcs, en cette circonstance, signèrent tout ce qu'on voulut, mais se soucièrent peu de tenir aucune de leurs promesses, persuadés que le régime républicain ne présentait aucune chance de durée. J'ai trouvé seulement dans la note d'un livre paru en 1821 que «le vertueux Mouhib effendi» était tombé en disgrâce et qu'il vivait oublié dans une retraite complète. Sa correspondance diplomatique révèle un homme prudent, tenace, ennemi des responsabilités, et doué d'un esprit de pénétration assez commun chez ses compatriotes.
Ce fut en 1806, au lendemain d'Austerlitz, que le Sultan Selim III l'envoyait à Paris. Il y trouvait un terrain préparé et les meilleures dispositions pour renouer les relations de bonne entente entre la France et la Turquie que l'expédition de Bonaparte en Égypte avait rompues. Déjà le traité signé avec Seïd Ali avait marqué le premier pas vers la réconciliation; en 1804 le général Brune se rendait à Constantinople pour notifier au Divan l'avènement de son maître au trône impérial. A Paris, Mouhib effendi apportait, comme il le dit, les félicitations et les présents du Sultan à l'occasion du sacre. En réalité, ce n'était là qu'un prétexte. Si, pour la première fois, la Porte, dérogeant à ses habitudes, envoyait en France un ambassadeur à poste fixe, c'était surtout pour surveiller de près l'action de la politique française et pénétrer les intentions de Napoléon.
L'expédition d'Égypte avait suscité la plus vive émotion dans l'Empire ottoman en mettant en lumière la faiblesse du monde islamique en même temps que les ambitions européennes sur l'Orient. C'était la première fois depuis les Croisades qu'une armée chrétienne foulait victorieusement une terre musulmane et cet événement était d'autant plus fait pour alarmer le Divan que l'Égypte est la clef des portes qui s'ouvrent sur les Lieux-Saints, le point sensible du khalifat. Le Divan mit alors à la disputer aux Français le même acharnement que les Jeunes Turcs ont déployé en ces derniers temps pour amener la Grande-Bretagne à tenir ses promesses d'évacuation. En 1798, les Turcs ameutaient l'Europe entière contre la France; en 1914, ils lieront partie avec le bloc germanique pour dégager les mêmes lieux de l'emprise britannique.
Cependant le Divan croyait deviner que les Anglais n'avaient aidé à l'expulsion des Français du sol égyptien que pour s'y établir à leur place. Aussi les propositions d'entente de la France qui allaient servir de base aux préliminaires de paix signés à Paris (novembre 1801) avaient-elles été accueillies avec empressement. La France abandonnait ses prétentions sur ce pays, évacuait les îles ioniennes et garantissait l'intégrité de l'Empire ottoman. De son côté, le Divan rendait aux commerçants français les biens qu'il leur avait confisqués. Il remettait en liberté ceux qu'il avait incarcérés au château des Sept-Tours en même temps que le conseiller d'ambassade Rufin. A la nouvelle que les Français avaient débarqué à Alexandrie, le Divan avait ameuté la populace de Galata contre l'ambassade de France qu'elle mit au pillage. L'ambassade y perdit de précieuses archives et les quelques richesses que les rois y avaient entassées depuis Henri III. On raconte que ces excès furent commis à l'instigation de l'ambassadeur d'Angleterre, lord Elgin, celui-là même qui dépouilla le Parthénon de sa frise et martela les marbres qu'il ne put arracher. On peut croire cependant que les Turcs n'avaient pas besoin des excitations de cet Anglais pour se livrer à des excès dont leur histoire n'offre que trop d'exemples.
On voit que tous les avantages stipulés dans le traité de 1801 étaient pour les Turcs. Dans les négociations qui préparèrent le traité d'alliance de 1806 la France se bornait à leur demander la restitution de son droit de protection séculaire sur les Lieux-Saints que l'Autriche et l'Espagne avaient usurpé. Elle leur demandait aussi le privilège de les protéger et même celui de les réformer. Les Turcs se laissèrent protéger, mais refusèrent de se laisser réformer. Napoléon leur demandait un peu de confiance et un peu de soumission: il n'obtiendra ni l'une ni l'autre. Ils avaient vu d'un œil mauvais l'occupation de la Dalmatie par le corps de Marmont et ils redoutaient les conséquences d'une démonstration qui plaçait les vainqueurs des Pyramides à proximité de la Bosnie. Méfiants plus que jamais, ils s'en tinrent à cette politique de bascule qui a constitué le fondement unique des relations du Divan avec les États chrétiens. Enfin Napoléon s'aliénera les Slaves, au profit des Germains, sans parvenir à s'attacher les Turcs.
Cependant tous les traités n'eussent point suffi à les décider à accepter l'amitié de Napoléon qu'ils affectaient de nommer Bonaparte si la victoire d'Austerlitz ne leur eût appris qu'il fallait compter avec lui. Une politique de ménagement s'imposait d'autant plus impérativement à cette heure que les Russes entraient en Moldavie et qu'on les soupçonnait, non sans raison, d'attiser la révolte serbe. Ils manœuvrèrent donc en conséquence, c'est-à-dire à la levantine, en se rapprochant de la France sans rompre avec les Russes et les Anglais, encore leurs alliés, ce qui leur permettra d'avoir des amis dans les deux camps. Croyant peu au désintéressement de l'infidèle en qui ils voient un ennemi né, ils garderont le plus longtemps possible cette position avantageuse qui leur permettra de les manœuvrer à tour de rôle, suivant leurs craintes ou leurs espérances. L'occasion d'utiliser cette tactique allait se présenter plus tôt qu'ils n'eussent pensé. Tandis que se déroulaient à Paris les négociations du traité d'alliance par quoi Napoléon se flattait de les rallier à ses desseins contre la Russie, voilà que survient tout à coup la nouvelle que les Français venaient d'entrer à Raguse. Il semble que le cabinet des Tuileries ne se soit jamais bien rendu compte de l'émotion profonde que cet épisode causa dans les milieux ottomans. Mouhib effendi en éprouva un tel saisissement qu'il se crut, comme il l'écrit, tombé en paralysie. Tributaires de la Porte, les Ragusains pouvaient être considérés à juste titre comme des demi-rayas, et le territoire de leur petite république comme faisant partie de l'Empire ottoman, tout comme la Moldo-Valachie. Pour être provisoire et colorée d'un motif d'opportunité, la prise de Raguse n'en constituait pas moins une violation du traité de 1801. Mais Napoléon s'en tiendrait-il là? N'entrait-il pas dans ses desseins de faire de cette position une base d'opérations par où, maintenant que la route des mers lui était fermée, il se glisserait dans les Balkans pour atteindre l'Asie, objet de sa convoitise? Telles étaient les craintes à Stamboul. Les explications les plus rassurantes ne les dissiperont jamais. Cette affaire fut à la source de toutes les difficultés que rencontrera Sebastiani dans l'accomplissement de sa mission à Constantinople. Il sera épié, surveillé dans tous ses actes, et tout ce qu'il proposera apparaîtra suspect et comme vicié d'une arrière-pensée. Sa situation s'aggravera de l'idée qui s'était répandue qu'il n'avait été envoyé à Constantinople que pour appuyer les projets de réforme militaire du Sultan. Effectivement celui-ci ne cachait pas trop l'envie qu'il avait de se débarrasser de ses janissaires; mais ce projet ne fut pas moins fatal aux desseins de l'Empereur qu'à ce souverain qui était étranglé deux ans après par ceux qu'il voulait réformer. Il y a lieu de croire que Mouhib effendi devait compter parmi les partisans de cette réforme si l'on s'en rapporte à l'ampleur et à la précision de l'analyse qu'il a faite du système militaire français et à la lettre secrète qu'il remit à Napoléon et qui ne visait vraisemblablement qu'à s'assurer son concours pour la mener à bien.
Mouhib effendi fut reçu en audience le 5 juin 1806. L'empereur donna à la réception un éclat propre à impressionner ce haut dignitaire du sérail. En voici le compte rendu d'après le Moniteur:
«A 11 heures S. E. le grand maître des cérémonies avec quatre voitures impériales et une escorte de 50 hommes à cheval sont allés à son hôtel[4]. L'Empereur était sur son trône entouré des princes, ministres et grands officiers de sa maison et des membres du Conseil d'État. L'ambassadeur, arrivé à la salle du trône, fait trois profondes révérences, la première en entrant, la deuxième au milieu de la salle et la troisième au pied du trône. L'Empereur alors l'a salué en ôtant son chapeau qu'il a remis ensuite. L'ambassadeur a adressé en langue turque un compliment qui a été traduit par l'interprète français.»
[4] Il habitait l'hôtel de Monaco, rue Saint-Dominique, démoli en 1861.
«Sire,
«S. M. l'empereur de toutes les Turquies, maître des deux continents et des deux mers, serviteur fidèle des deux villes saintes, Sultan Selim han, dont le règne soit éternel, m'envoie à S. M. impériale et royale, Napoléon, le plus grand parmi les souverains de la croyance du Christ, l'astre éclatant de la gloire des nations occidentales, celui qui tient d'une main ferme l'épée de la valeur et le sceptre de la justice, pour lui remettre la présente lettre qui contient les félicitations sur l'avènement au trône impérial et royal et l'assurance d'un attachement pur et parfait.
«La S. Porte n'a cessé de faire des vœux pour la prospérité de la France et pour la gloire que son sublime et immortel empereur vient d'acquérir et elle a voulu manifester hautement la joie qu'elle en ressentait. C'est dans cette vue, Sire, que mon souverain, toujours magnanime, m'a ordonné de me rendre près du trône de V. M. impériale et royale pour la féliciter de votre avènement au trône et pour lui dire que les communications ordinaires ne suffisant pas dans une pareille circonstance, il a voulu envoyer un ambassadeur spécial pour signaler d'une manière éclatante les sentiments de confiance, d'attachement et d'admiration dont il est pénétré pour un prince qu'il regarde comme le plus ancien, le plus fidèle et le plus nécessaire ami de son empire.»
«A quoi l'empereur répondit:
«Monsieur l'Ambassadeur,
«Votre mission m'est agréable. Les assurances que vous me donnez des sentiments du Sultan Selim, votre maître, vont à mon cœur. Un des plus grands, des plus précieux avantages que je veux retirer des succès qu'ont obtenus mes armes, c'est de soutenir et d'aider le plus utile, comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à vous en donner publiquement et solennellement l'assurance. Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans, sera heureux ou malheureux pour la France. Monsieur l'Ambassadeur, transmettez ces paroles au Sultan Selim; qu'il s'en souvienne toutes les fois que nos ennemis, qui sont aussi les siens, voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien à avoir à craindre de moi; il n'aura jamais à redouter la puissance d'aucun de ses ennemis.»
«L'ambassadeur, après qu'il eut porté à ses lèvres la lettre de Sa Hautesse, la présenta à l'empereur qui la remit à S. E. le ministre des Relations extérieures. Puis, faisant trois autres révérences, il se retira dans une salle voisine de celle du trône où les présents du Grand Seigneur avaient été étalés sur une table. L'Empereur, averti par le grand maître des cérémonies et précédé par lui, s'est rendu dans cette salle et l'ambassadeur, après avoir fait une révérence à S. M., lui a offert les présents qui consistaient en une aigrette de diamants et une boîte très riche ornée de diamants et ornée du chiffre du sultan. L'ambassadeur a montré également les présents destinés à l'impératrice et qui consistent en un collier de perles, en parfums et en magnifiques étoffes. L'Empereur, après avoir tout examiné avec intérêt, s'approcha d'une fenêtre donnant sur la cour pour voir les harnais de la plus grande richesse et dont les chevaux étaient caparaçonnés.
«Puis S. M. étant rentrée dans la salle du trône, l'ambassadeur extraordinaire a été conduit à l'audience de S. M. l'impératrice qui l'a reçu debout, entourée des princesses, de ses dames et officiers.»
Telle fut cette audience sensationnelle qui rappelle, par le faste déployé, les somptueuses réceptions de la Renaissance. L'ambassadeur turc et les gens de sa suite, dans toute la majesté de leurs riches caftans aux plis harmonieux, coiffés d'hiératiques turbans de soie, entrant dans la salle sous les regards de cette foule de princes, de généraux et de dignitaires qui entouraient le trône de l'incomparable empereur, ajoutaient à cette cérémonie tout l'éclat que l'on peut imaginer.
Cependant divers incidents, que l'auteur narre avec force détails, se produisirent avant la réception et faillirent en troubler la majestueuse sérénité. Talleyrand avait, avant tout, manifesté le désir de prendre connaissance du discours qu'il allait prononcer. Se l'étant fait communiquer, il lui fit observer que le titre de «Roi de Rome» qu'il avait espéré y trouver ne figurait point dans le texte et il demanda qu'il y fût joint à celui d'Empereur. Mouhib effendi s'y refusa nettement sous prétexte que ses instructions n'avaient point prévu le cas. Il se gardait bien de dire que le pacte qui liait encore la Turquie à l'Angleterre et à la Russie et à l'Autriche lui interdisait toute concession sur ce point délicat. Vainement, le général Sebastiani le pressa-t-il de donner cette satisfaction au protocole. Il demeura inflexible. On ne sait comment cela aurait fini si l'Empereur n'était intervenu dans le débat pour qu'il fût fait selon sa volonté.
Cet incident clos, un autre surgit au dernier moment. Le maître des cérémonies qui devait l'accompagner au palais s'avisa de vouloir occuper la première place dans le carrosse. Le Turc, jugeant qu'il y allait de sa dignité, déclara qu'il n'admettrait point une pareille prétention, que la cérémonie était pour lui seul et qu'il n'entendait en céder l'honneur à personne. Qu'au surplus, il n'éprouvait aucun besoin d'être accompagné et qu'il saurait bien aller tout seul chez l'Empereur. Cela dit, et prenant les devants, il monta dans le carrosse et s'assit à la place qui lui convenait.
Toutefois, le lendemain il faisait une découverte désagréable. En se faisant lire le Moniteur il découvrait que le titre de «Roi de Rome» qu'il avait refusé de mentionner, ne figurait pas moins dans son discours. Ce fait lui causa tant de surprise qu'il devint d'une prudence extrême, au point qu'il n'osa plus rien entreprendre sans en référer à Stamboul. Un incident en dira long sur son état d'esprit. Parmi les cadeaux qu'il devait distribuer se trouvait un coffret destiné au prince Eugène, alors en Italie. Cette circonstance lui fut l'occasion d'un grave embarras. Si le prince s'était trouvé à Paris, il lui eût remis le coffret de la main à la main, mais le coffret devant passer les Alpes, à quelle adresse l'expédierait-il? Au prince, ou bien au lieutenant de l'Empereur Roi? Dans l'un et l'autre cas, il risquait de mécontenter quelqu'un.
Ne sachant quel parti prendre il en écrivit à son chef le Réis-ul-Kuttab. Celui-ci, pour toute réponse, lui ordonna d'envoyer sans retard l'objet à son destinataire en lui donnant le titre qu'il lui plairait.
Sans doute, pour plus de précision il emploie dans ses lettres la forme du dialogue.
Après qu'il eut présenté ses hommages à l'impératrice, il fut invité à table. Au cours du repas, l'empereur lui parla des pachas qu'il avait eu l'occasion de combattre en Orient.
Comme il portait un jugement sévère sur Djezzar pacha, dit le boucher à cause de sa réputation de cruauté, celui-là même qui avait résisté à ses armes à Saint-Jean-d'Acre, l'ambassadeur répliqua:
«Sire, soyez indulgent: Djezzar est un homme dévoué au padischah. Il a été élevé à l'ombre du Sérail et malgré son origine de montagnard kurde il n'en est pas moins digne du poste dont l'a honoré la faveur de notre maître.
—Quant à Yousouf pacha, reprit Napoléon, j'ai appris avec plaisir qu'il vient d'être comblé d'honneurs. Je regrette la mort de Capétan Hussein. C'était le type de l'homme brave et dévoué.
A quoi j'ai répondu:—Yousouf pacha est un homme aussi brave que feu Capétan Hussein sous les ordres de qui il servit au sortir de l'enderoun, et comme il est dans l'œil du Maître, j'espère que par la volonté de Dieu il servira fidèlement.
Puis, l'Empereur se levant de table passa dans une pièce voisine où la conversation continua. Il fit allusion à la révolte des Serbes et aux conséquences qu'elle pouvait avoir au point de vue de la tranquillité de l'Empire ottoman. Hardiment, Mouhib effendi lui fait entendre que cette révolte n'aurait jamais eu lieu sans l'expédition d'Égypte. «Vous conviendrez, lui dit-il, qu'ils ont pris naissance à la suite de cette affaire. La situation était telle à ce moment que les firmans ne purent être rédigés, tant était grande l'incertitude. Si cet événement ne s'était pas produit, le calme n'aurait pas été troublé dans ces provinces. Ce disant, je voulais faire allusion à la question d'Égypte.
—J'en conviens, dit Bonaparte, mais dorénavant tout ira pour le mieux. Qu'on le sache bien.
«J'ai ajouté:—Non seulement la paix est utile aux deux nations, mais à votre propre repos.
«—Mais je suis jeune encore, répond Bonaparte. Je ne crains pas la guerre. Ma dernière campagne contre la Russie ne visait qu'à m'assurer les bouches de Cattaro. Je les ai, mais au fait à quoi peuvent-elles me servir? Elles ne seront jamais pour moi qu'une occasion de dépenses.
«—En effet, dis-je, ce ne doit pas être un pays fertile.
«Napoléon continue:
«—La Dalmatie non plus ne m'est guère plus utile. Toutefois, si cette contrée devait être pour l'Empire ottoman un sujet d'inquiétude, je tiens à ce qu'elle reste occupée par mes soldats.
«—Ce ne doit pas être non plus un pays fertile, ai-je insinué.
«—Oui, c'est une sottise que de toujours faire la guerre; mais je la ferai cependant aussi longtemps qu'on me mettra dans l'obligation de sauvegarder les intérêts de mon pays et les miens.
«—Les paroles de Votre Majesté sont conformes aux principes du Chéri, ai-je remarqué. Nous ne faisons jamais la guerre, nous, sans y être contraints par une nécessité.
«Cet entretien se faisait debout. Pensant qu'il devait être fatigué, je lui dis de s'asseoir.
«—Non, répondit-il: je me plais ainsi.
«Sachez, reprit-il, que la Russie et l'Autriche sont d'accord pour attiser la révolte de Karageorges, et que le but de la Russie est de faire de la Serbie une principauté sur le modèle de la Moldo-Valachie. Il ne faudrait pas que le Sultan cédât sur ce point.
«—Il s'en gardera bien, lui dis-je, mais la complicité des deux nations n'est pas encore démontrée. Maintenant j'ignore si elles n'attisent pas le feu en sous-main. Animé du désir d'éviter tout dommage aux enfants, aux femmes et aux sujets paisibles, l'État sublime n'a pas cru devoir intervenir encore militairement. Il est en proie aux mêmes préoccupations qu'au moment du siège de Vidin. L'affaire d'Égypte ayant éclaté le capétan pacha Hussein dut s'y porter avec toutes ses forces.
«—C'est juste, répond Napoléon après avoir réfléchi un instant. Mais cela n'est pas à rapprocher avec le reste. Et tout en disant cela, il sabrait fébrilement de la main.
«Je poursuivis:—C'est le gouverneur d'Alexandrie, Ibrahim pacha qui a été désigné pour étudier cette affaire et l'on peut croire qu'il y a apporté une solution. J'en ai le pressentiment.
«—Pensez-vous, me demande alors Napoléon, qu'Ali pacha Tepelen ait des sympathies russes.
«—J'ignore s'il aime les Russes ou non; mais je peux vous affirmer qu'il ne trahira jamais les intérêts de l'État… Maintenant, en ce qui concerne l'Égypte, voici la situation: A Alexandrie et aux environs de cette place notre padischah a envoyé des vizirs puissants et dévoués qui disposent de fortes armées, de 50 à 60.000 hommes et qui marcheraient sur un signe de la S. Porte. Je ne compte point les levées qu'ils peuvent faire sur le territoire même en cas d'urgence.
«Sur ces derniers mots, il me demanda si j'avais reçu son billet d'invitation.
«J'ai répondu affirmativement, mais que ne sachant pas moi-même le français et n'ayant trouvé à Paris personne qui comprenne bien le turc, même ceux qui font profession de l'enseigner, j'avais eu beaucoup de peine à le faire déchiffrer.
«—En effet, dit Napoléon, c'est chose difficile.
«Après avoir prononcé ces mots, il me fit comprendre par son attitude qu'il avait à me demander si j'avais quelque chose à lui remettre ou à lui dire.
«Ce que voyant je pris la parole:
«Après l'avoir remercié de l'accueil que je venais de recevoir je lui dis que l'État sublime serait sensible aux assurances d'amitié qu'il venait de me donner publiquement.
«—Oui, repris-je, je suis chargé de vous remettre un message confidentiel. Dois-je le faire tout de suite ou bien plus tard?
«—Remettez-le-moi tout de suite, fit-il.
«Alors je tirai d'une poche le texte turc et je le lui remis après l'avoir porté à mes lèvres. Le prenant des deux mains, il me demanda si j'en avais une traduction. Je tirai alors d'une autre poche la traduction française qu'il lut séance tenante d'un bout à l'autre.
«—J'avais bien deviné, me dit-il, que vous étiez chargé d'une mission secrète. Écrivez au Sultan pour lui dire qu'après Austerlitz il n'a plus rien à craindre des Russes et que je ne perdrai en aucune circonstance ses intérêts de vue. Qu'il ne songe qu'à résoudre les problèmes intérieurs, moi, je me charge du reste. Je vous annonce qu'un délégué du Tzar sera ici dans six jours pour négocier la paix. Soyez persuadé que je ne vous oublierai point dans les pourparlers qui vont s'engager.
«Sur ce propos, je lui fis observer que l'entente devait rester secrète, ainsi que les mesures que nos deux pays croiraient devoir prendre en commun.
«—C'est entendu, me répondit-il, tout cela restera secret. D'ailleurs, l'ambassadeur que je viens de nommer à Constantinople a reçu l'ordre d'agir secrètement.
«Je lui dis alors que j'étais autorisé à lui donner l'assurance que l'alliance qui lie encore la S. Porte à l'Angleterre, à l'Autriche, à la Russie et à la Prusse à la suite de l'affaire en question serait dissoute bientôt, mais avec tous les ménagements nécessaires afin de ne rien brusquer. Que le seul point qui nous inquiète, c'est que la France n'a plus de flotte dans la Méditerranée, mais que ce détail n'était pas fait pour nous arrêter.
«—En effet, m'a répondu Bonaparte: nous n'avons plus de flotte.
«—Néanmoins tout ira bien, lui dis-je; car la maison d'Osman n'a cessé depuis ses origines d'être l'objet de la protection du Dieu tout-puissant.
«Permettez-moi de vous dire combien la mission que je remplis auprès de vous me comble de joie et de fierté.
«—Je partage vos sentiments, m'a-t-il répondu, et je suis heureux que le choix de votre padischah se soit porté sur vous.
«Puis, rompant l'entretien, il donna ordre qu'on mît à ma disposition le carrosse de Talleyrand. En compagnie de ce dernier, j'ai été au bois et c'est au retour d'une longue promenade que je porte ces faits à la connaissance de Votre Majesté[5].»
[5] Lettre de Mouhib effendi au Sultan Selim III, du 20 Rebi-ul-Ewel 1221.
Le lendemain, Mouhib effendi voyait le ministre des relations extérieures qui lui renouvelait la promesse faite par l'Empereur qu'il serait tenu compte dans le traité de paix qui allait être négocié avec le délégué russe des intérêts turcs. Et pour lui prouver combien étaient sincères les intentions de l'Empereur à cet égard il ajouta que celui-ci avait introduit dans le traité qui vient d'être signé des clauses de garantie favorables au Sultan[6].
[6] Traité de Presbourg.
Cependant l'ambassadeur turc n'est pas entièrement rassuré. Il redoute les desseins de l'Angleterre. Celle-ci aurait dit à la Russie: «Arrangez-vous avec les Français comme vous l'entendrez. Pour ce qui me concerne je suis décidée à mettre le blocus devant les ports français et les ports ottomans de la Méditerranée.» Il demande alors à Talleyrand ce qu'il pense de tout cela. Celui-ci répond que le littoral ottoman est si considérable qu'on peut considérer la menace anglaise comme chimérique. Le Turc objecte cependant que Constantinople tirait ses approvisionnements de la Méditerranée et que sa situation deviendrait critique si la flotte anglaise embouquait les détroits. Aussi souhaite-t-il que la France se mette en mesure de reconstituer au plus vite sa flotte.
«Talleyrand a réfléchi un instant, puis, sur un ton indifférent, il me dit: «Je suis content de ce que vous me dites: mais tranquillisez-vous, on y pourvoira[7].»
[7] Lettre du 21 Rebi-ul-Ewel 1221.
Dans la soirée l'ambassadeur de la Porte se rend chez le ministre de Prusse, Lucchesini, «un ami», pour lui demander ce qu'il savait des conditions de paix projetées avec la Russie. «Il n'y a encore rien de certain, lui répond-il; car la cour de Russie est divisée en deux factions, qui sont l'une favorable à la France, l'autre contre elle et qui se disputent l'esprit du Tzar; mais soyez certain, ajouta-t-il, que si l'entente vient à s'établir, vous trouverez en nous de zélés défenseurs. D'ailleurs vos intérêts ont été justement sauvegardés dans le traité que nous venons de signer avec la France. Vous n'ignorez point que notre roi est animé à votre égard des meilleures dispositions, et que la position géographique de nos deux pays leur impose la nécessité de rester unis. On ne peut nier que la Turquie et la Prusse n'aient des intérêts communs. L'argent ne nous fait point défaut.
«—Je suis heureux d'entendre ces paroles, répondis-je au ministre. J'en ferai part non seulement au Divan, mais je les transmettrai fidèlement à mon maître.»
Mouhib effendi lui demanda alors ce qu'il savait des intentions de la Russie. Lucchesini répond: «Notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg a déclaré au Tzar qu'il verrait avec déplaisir toute tentative de nature à porter atteinte aux droits de la Turquie.—Mais je ne suis pas fou, a répliqué Alexandre: mon devoir est de respecter les clauses du traité de paix que j'ai signé avec elle. Aucun lien solide ne peut me rattacher à la France, et la paix qui met un terme à notre différend n'a à mes yeux qu'un caractère provisoire.»
Cependant ces assurances n'inspirent à l'ambassadeur qu'une médiocre confiance, d'autant plus que Talleyrand s'emploie à raviver ses soupçons sur les intentions de l'Autriche et de la Russie. D'ailleurs n'a-t-il pas recueilli lui-même, à son passage à Vienne, des preuves certaines que l'Autriche avait fourni au «traître Karageorges» des vivres et des munitions. Le général Sebastiani, à qui il en a touché deux mots, lui a promis qu'il ne manquerait pas de faire des représentations au gouvernement autrichien mais qu'il n'avait mandat de s'occuper officiellement de la question qu'à son arrivée à Constantinople où il compte adresser une note à l'ambassadeur d'Autriche[8].
[8] Lettre du 21 Rebi-ul-Ewel 1221.
Sur ces entrefaites éclatait l'affaire de Raguse. Le lendemain du jour où ces entrevues avaient lieu, Mouhib découvrait dans les gazettes que Napoléon venait de donner à ses généraux l'ordre d'envahir le territoire de Dobrevnik[9]. Il en croit à peine ses yeux, mais la nouvelle lui apparaît si invraisemblable qu'il néglige d'aller aux informations. «Cependant, écrit-il, le jour suivant, je lisais dans le Moniteur, la gazette principale, un exposé des motifs de cette occupation. A cette nouvelle je me crus frappé de paralysie.» Il lui revient d'autre part que Sebastiani venait d'ajourner son départ pour Constantinople et cette autre nouvelle n'est pas faite pour dissiper ses angoisses.
[9] Raguse.
Impatient d'entrer en conversation il se précipite chez lui pour en obtenir des éclaircissements. «Dissimulant, écrit-il, le but de ma visite, je mets d'abord l'entretien sur les affaires de Valachie, puis comme je me levais pour me retirer, je lui dis que j'avais lu dans les gazettes que Torcy venait d'être nommé gouverneur de Dobrevnik.
«—C'est exact, m'a-t-il répondu, mais l'occupation en question n'a d'autre but que de surveiller les Russes qui sont à Corfou où ils disposent de nombreuses troupes, ce qui pourrait les disposer à préparer un coup de main sur les côtes illiriennes. Une autre raison qui nous a déterminé à occuper cette place, c'est qu'elle possède un port où le mouillage est excellent et propre au ravitaillement de notre armée, ce qui n'est pas le cas du port de Cattaro. D'ailleurs, la proclamation du général chargé de cette opération a rassuré la population sur les intentions de notre gouvernement. Laissez-moi vous donner l'assurance formelle que les Français restitueront Dobrevnik à l'État sublime dès que les Russes auront évacué l'île de Corfou. Puis, s'interrompant un moment, il ajouta:
«Vous vous doutez bien, n'est-ce pas, que vous avez dans la Russie une alliée plus que suspecte et que sa politique ne tend à rien moins qu'à faire de la Serbie un État indépendant. C'est pour arriver à ses fins qu'elle a occupé Corfou; si on la laissait faire, elle serait bientôt tentée, grâce aux forces qu'elle y a réunies, de soulever les populations du littoral[10].»
[10] Lettre du 24 Rebi-ul-Ewel.
Cette explication rassure l'ambassadeur d'autant moins que l'incident se produit au moment même où la France demande un traité plus avantageux que celui dont le texte a été présenté par Galib bey. «Dieu sait, écrit-il, ce qui sortira des conversations qui vont s'engager. Je passe mes nuits sans sommeil, et ne cesse d'appeler à mon aide les lumières d'en haut. Il y a loin de ce qu'on espère à Stamboul avec ce qu'il est permis d'espérer ici. Les Français vivent depuis 14 ans sous le régime de la liberté et cela les a changés à notre égard. Aussi j'aurais grand besoin d'être renseigné sur toutes les circonstances de leur orientation politique. Que signifie cette affaire de Raguse et où les Français veulent-ils en venir? Je prie Dieu qu'il vienne en aide aux musulmans et à notre bienfaiteur. Amen. Pardonnez-moi les fautes que j'ai pu commettre[11].»
[11] Littéralement: pardonnez mes défauts.
Il va voir Talleyrand pour lui annoncer que la Russie et l'Autriche viennent de faire une démarche auprès du Divan en faveur de la Serbie. Elles auraient l'intention d'y nommer un Voévoda, ce qui le conduit à penser que ces deux puissances auraient l'intention de faire de ce pays un État indépendant comme la Moldo-Valachie. Il proteste contre ce point de vue:
«Nous pourrions à la rigueur admettre ce régime pour ces provinces, car elles nous ont été arrachées par les armes, mais nous ne saurions le tolérer en Serbie. La forteresse de Belgrade a passé alternativement aux mains des Turcs et des Autrichiens dont les Serbes ont été tour à tour les rayas. Est-il raisonnable qu'une province si grande et si peuplée soit érigée en principauté indépendante avec un Voévoda à sa tête? Voilà ce que je ne peux concevoir et ce que l'État sublime ne saurait admettre. Le Divan—comprenez-vous—a cru prudent de faire semblant de ne pas rejeter leur requête afin de ne pas les indisposer, mais croyez bien qu'il n'en fera qu'à sa tête.»
Talleyrand encourage ces dispositions et lui fait remarquer que «la Russie ne vise qu'à faire de la Serbie une autre Valachie où elle nommerait Ipsilantis qui est un homme à sa dévotion».
A cela Mouhib effendi répond que cette politique n'est qu'une conséquence de celle adoptée par la France; mais, détournant la conversation, il me dit: «Consentiriez-vous à nous faire les mêmes concessions politiques et commerciales que la S. Porte a faites à la Russie?» Je lui ai répondu que je n'avais pas gardé dans la mémoire les clauses du traité conclu par l'entremise de Galib effendi; mais qu'il pouvait en prendre connaissance dans ses archives. «Mais ce traité c'est moi qui l'ai fait, a répondu Talleyrand. Seulement, je voudrais savoir si votre gouvernement serait disposé à nous favoriser du même traitement.» Après lui avoir donné l'assurance qu'il demandait, je lui ai fait observer qu'il n'était pas sans connaître les raisons qui nous ont contraints à faire des concessions à la Russie. «Et pensez-vous, lui ai-je dit, que nous les lui ayons faites de notre plein gré?» Sur quoi Talleyrand a dit: «Je chercherai ce traité et s'il contient des points qui méritent de retenir mon attention, nous en causerons.»
Cependant, pour l'instant, la question serbe, encore que lancinante, le préoccupe moins que l'affaire de Raguse. Mais il n'en témoigne rien à Talleyrand et ce n'est qu'en usant de détours qu'il cherche à pénétrer sa pensée. Encore une fois il frappe à la porte du général Sebastiani, curieux de savoir la raison de l'ajournement de son départ pour Constantinople. La question serbe lui sert d'entrée en matière. Il lui explique qu'il tient de source certaine que le rebelle Karageorgevitch a reçu des secours en munitions et en argent de l'Autriche et qu'il s'en était plaint au président du Cabinet autrichien. Celui-ci lui aurait avoué qu'en effet des approvisionnements avaient été fournis aux rebelles, mais qu'il avait donné des ordres pour que cela ne se renouvelât plus. «Pensez-vous, lui ai-je dit alors, que l'amitié de la S. Porte à l'égard de l'Autriche soit de qualité inférieure à celle du traître Karageorges? Au cours de la guerre où nous étions engagés, la S. Porte ayant pu mettre la main sur le traître Kotcho, celui-ci a dit à nos autorités que si elles les mettaient en liberté il enrichirait notre trésor de je ne sais combien de milliers de bourses, et qu'il ferait restituer à l'État Sublime la forteresse de Budine; mais on lui a répondu que pour traiter avec ses ennemis la S. Porte n'avait pas besoin d'un traître de son espèce, et on l'empala sur l'heure; les gens de sa bande maudite subirent le même sort à Hirchovo et à Téké-Bournou. Voilà ce que j'ai dit au ministre autrichien qui a convenu de ces détails.»
Puis il explique au général que les hommes et les femmes serbes sont loin de voir de bon œil les entreprises de Karageorges, car ils savent qu'ils brûleront tous dans le même feu. Aussi, assure-t-il que la révolte de ce traître ne peut avoir aucune chance de succès. Sebastiani lui renouvelle la promesse qu'à son arrivée à Constantinople il ne manquera pas d'envoyer une note de protestation à l'internonce impérial. Mouhib effendi se confond en remerciements et répond que son «Seigneur et maître sera sensible à cette marque d'amitié».
Puis, tout à coup il lui dit: «J'apprends que Torcy vient d'être nommé gouverneur de Raguse…—La mesure est indispensable, explique le général et cette occupation sera maintenue aussi longtemps que les Russes tiendront Corfou. Le jour où ils évacueront cette place, les Français s'empresseront de restituer Raguse à l'État Sublime. Sachez que vous avez dans la Russie une alliée déloyale et qu'elle travaille à créer une Serbie indépendante. Son plan était de s'emparer de Raguse comme elle s'est emparée de Corfou, car elle vise la Morée qui est trop proche de ces positions pour qu'elle ne soit pas tentée d'y mettre pied.»
«—Mais, riposte Mouhib effendi, la question serbe est négligeable. Quant à celle qui vise Corfou ne va-t-elle pas être réglée en même temps que toutes celles que vous allez liquider avec les Russes? Je vous ferai observer que les Ragusains nous payent depuis plusieurs années l'impôt des rayas et que leur territoire séparait notre Turquie des possessions vénitiennes. Raguse jouissait de la S. Porte qui avait accordé à cette ville un firman autorisant les habitants à tirer leurs approvisionnements de la Bosnie. Outre que Dieu est là pour nous garder des embûches de la Russie, le vali de Bosnie n'est-il pas assez puissant pour parer à toute éventualité?
«Mais Sebastiani s'est contenté de réitérer les mêmes assurances et n'a point voulu en dire davantage[12].»
[12] Lettre du 26 Rebi-ul-Ewel.
Sur ces entrefaites Mouhib effendi reçoit deux notes, l'une se rapportant à la question locale, l'autre à celle des Lieux-Saints. La révolution avait paru faire abandon des droits de protection que la France exerçait tout spécialement en Orient depuis le XVIe siècle et qui était comme un héritage de la tradition des Croisades. A l'affût de tout ce qui pouvait accroître son influence, l'Autriche avait mis à profit cette circonstance, ainsi que les difficultés que la France avait avec le Divan pour se substituer à celle-ci, en tant que puissance catholique, dans l'exercice de ces droits et des prérogatives qui s'y rattachent. Cette tentative d'empiétement trouva dans Napoléon un adversaire résolu. Les Turcs entrèrent sans hésitation dans ses vues, heureux de trouver là une occasion de lui être agréables à peu de frais. Au cours d'une conférence qu'il eut à ce sujet avec Talleyrand, Mouhib effendi lui dit:
«Vous m'avez envoyé un takrir concernant les prêtres de Jérusalem. Voici ce que j'ai à vous dire à ce sujet. Les églises de la Syrie et de Galata ont passé sous la protection de l'Autriche depuis votre expédition en Égypte. Or, comme l'Autriche insistait pour garder les privilèges qui lui furent alors reconnus, mon Seigneur lui a fait savoir par son ambassadeur à Constantinople qu'il était vrai que les Français étaient déchus de leurs droits pour avoir violé les traités; mais que ce droit de protection il n'entendait plus le céder à personne. «C'est moi, a-t-il dit, qui assumerai à l'avenir la tâche de protéger les intérêts catholiques. Cette volonté mon padischah l'a formulée dans le firman qu'il a adressé au Voévoda de Galata, au Toptchi bachi et au Tersané émini, par lequel il défend à qui que ce soit de s'immiscer dorénavant dans les affaires des Églises catholiques.» Néanmoins l'ambassadeur d'Autriche, revenant à la charge, a cru devoir envoyer au Réis-effendi une note pour maintenir ses prétentions; mais celui-ci a répondu au Drogman: «Notre Chevketlou padischah a rendu à ce sujet un Iradé définitif qui a tranché définitivement la question et si l'ambassadeur bey, s'obstinant dans son idée, s'avisait d'envoyer dans les églises et les couvents des hommes à lui pour y faire acte d'autorité, nos fonctionnaires ont reçu l'ordre de les frapper à la tête sans ménagement et de les jeter en prison.»
«Les autres représentants chrétiens de Péra ont unanimement approuvé cette décision, si bien qu'ils ont envoyé leurs drogmans pour le complimenter. Tout cela est la vérité même. Aussi personne n'oserait se prévaloir d'une autorisation du padischah pour intervenir dans les affaires des prêtres et des églises qui se trouvaient sous la protection française.
«Maintenant, en ce qui concerne le règlement de cette affaire, il convient, je crois, de s'en rapporter aux traités qui régissent la matière et l'on procédera en conséquence. Que Sebastiani adresse une note à ce sujet, puis l'on verra s'il y a lieu de faire intervenir, pour remettre les choses en leur ancien état, un firman impérial, ou bien une simple lettre vizirielle. Je ne manquerai pas de transmettre votre note.
Là-dessus Talleyrand m'a dit: Vous n'ignorez point les liens de vieille amitié qui unissaient nos rois à vos sultans. Sans doute la France eût mieux fait de s'abstenir de porter ses armes en Égypte, mais qu'y faire? Le mieux est de n'y plus penser et de travailler ensemble à renouer ces mêmes liens qu'un malentendu a brisés. Notre Empereur a envoyé ses instructions à Sebastiani au sujet des églises, mais il a demandé aussi que l'on vous adressât une note à ce sujet avec prière de la transmettre au Divan.
«Cette volonté sera exécutée, lui ai-je répondu, mais je vous ferai remarquer que l'entreprise sur l'Égypte a été décidée au moment où vous étiez ministre des Affaires étrangères. Or, l'issue qu'elle a eue, au lieu de porter dommage à l'Angleterre, a causé le plus grand préjudice à la France contre qui s'est formée une coalition…»
«Dans les lettres qui me parviennent de Stamboul, continuai-je, il est question des bérats[13] et des agissements des drogmans et du personnel domestique des ambassadeurs. Ces bérats qu'on délivre aux drogmans comportent des conditions qui sont négligées. J'en ferai une traduction exacte et j'en enverrai une copie à tous les représentants des puissances, Prusse, Espagne, Danemark, Autriche. Vous verrez à la lecture que les réclamations de mon gouvernement sont conformes à l'esprit du traité. On verra aussi par la note que j'y annexerai à quelles intrigues donnent lieu ces bérats. Certes, nous n'avons aucune plainte à formuler contre les négociants étrangers. Ils payent exactement 3% sur tous les articles importés ou exportés. Tel n'est pas le cas, par exemple, de cet Arménien d'Andrinople, un nommé Artin, qui se fait appeler Ovitz, un fils de chien. Il s'est arrangé de façon à décrocher un firman qui lui permet de se livrer à des opérations de toutes sortes sans qu'il ait à acquitter aucune taxe. Je vous le demande, quel gouvernement tolérerait une pareille iniquité? Cependant les produits qu'il vend proviennent de Tékir-Dagh, de Philippoli ou de Sophia. Moyennant 500 piastres qu'il a versées audit drogman il s'arroge le droit de se dire Autrichien et de frustrer le fisc. Avec cela, il fait siens tous les biens de ses coreligionnaires qui s'entendent avec lui pour s'exempter par cet artifice des contributions dues par les rayas. Je pourrais vous citer mille autres cas semblables. Vous verrez par la traduction à quelles abominables intrigues se livrent les drogmans et les serviteurs des ambassades.
[13] Les bérats étaient des diplômes que les ambassadeurs délivraient aux rayas employés à leur service et qui leur conféraient les privilèges capitulaires des Francs; mais comme tout privilège dégénère en abus, leurs subordonnés en distribuaient à tout venant contre du bon argent.
Talleyrand m'interrompit pour dire qu'aucun gouvernement ne tolérerait un pareil état de choses. Je poursuivis en lui disant que je connaissais à fond la question visée par sa note concernant la Serbie et que je l'enverrais à Stamboul avec l'autre. Mais j'ai vu dans le Moniteur que la Russie était disposée à envoyer un délégué à Bucharest pour engager avec mon gouvernement une conversation sur les affaires serbes et j'ai demandé à Talleyrand comment il se fait que l'on puisse croire en France que la S. Porte consente que des étrangers se mêlent de régler avec elle le sort de ses sujets. J'espère, lui ai-je dit, que bientôt, par la volonté de Dieu, le traître Karageorges et ses maudits partisans recevront le châtiment qu'ils méritent.
«Après que Talleyrand m'eut approuvé, je repris: J'ai pu lire aussi dans la Gazette que les troupes qui se portaient en Serbie ont reçu l'ordre du Divan de rebrousser chemin. Ainsi présenté, le fait est inexact. Ce n'est pas sur un ordre du Divan, mais spontanément que ses troupes ont refusé de marcher et cela parce qu'elles appréhendent les suites de votre occupation de Raguse et qu'elles croient ne pas devoir trop s'éloigner pour se mettre en mesure de protéger les femmes et les enfants. Telle est la vérité, lui ai-je dit[14].»
[14] Lettre du Rebi-ul-ahir, 3e jour.
On ne peut donner plus clairement à entendre que la présence des Français en Dalmatie et surtout à Raguse est une cause de troubles pour l'Empire et que le gouvernement français ferait bien de changer ses méthodes de protection. Le fait est que l'apparition des troupes de Marmont sur les côtes de l'Adriatique avait soulevé de véhémentes protestations de la part des pachas et des janissaires. La méfiance que les Turcs nourrissaient contre les Français depuis l'expédition d'Égypte était partagée par Ali pacha de Tepelen qui, sans doute, sur les suggestions du Divan, s'était empressé de s'entendre avec les Anglais. On voit par la brutale déclaration de Mouhib effendi que les Turcs s'attendaient à une invasion française.
Sebastiani arrivait à Constantinople le 9 août 1806. Une mission qu'il y avait rempli au moment de la reprise des relations avait déterminé le choix de Napoléon. Lui ayant donné ses instructions en personne, il le chargeait de donner à Selim les gages d'une solidarité parfaite. Il lui promettait de faire rendre à la Turquie les provinces moldo-valaques, de ne soutenir aucune rebellion, de lui prêter son concours pour résoudre les difficultés extérieures. A Constantinople, le général Sebastiani n'eut d'abord que des succès à enregistrer. Le Réis-ul-Kuttab parut d'autant mieux disposé à lui faciliter sa tâche que la victoire d'Iéna et la marche des Russes sur Bucharest avaient fortement amolli le Divan.
Les hospodars russophiles étaient destitués à sa demande; mais, sur une injonction des ministres Harbinsky et Arbuthnot, Sélim s'empressait de les rétablir dans leurs charges, en même temps qu'il se tournait du côté de Sebastiani pour lui demander conseil. Protestations de ce dernier qui, à force de remontrances, finit par obtenir la rupture des relations de la Russie et de la Porte (décembre 1806). La présence de l'Empereur en Pologne ayant obligé les Russes à dégarnir le Danube où ils s'étaient avancés, le Sultan profitait de cette circonstance pour lancer un manifeste de guerre contre la Russie (5 janvier 1807). Mais au moment où l'on s'y attendait le moins, voilà qu'un secrétaire de la Légation britannique se présentait au Divan pour annoncer aux Vizirs qu'une escadre allait forcer les Dardanelles s'ils ne rompaient sans délai avec l'ambassadeur français. Sélim, toujours prompt à la panique, inclinait à la soumission et offrait de sacrifier les hospodars récemment nommés. Nouvelle et énergique intervention de Sebastiani qui finit par faire rejeter les sommations britanniques.
Cependant la menace allait se préciser. Quatorze vaisseaux commandés par l'amiral Duckworth entraient à toutes voiles dans les Dardanelles en lâchant leurs bordées sur les vieux châteaux qui en défendaient l'entrée. Puis, l'amiral incendiait au passage une flotte turque paisiblement ancrée à Gallipoli avant de gagner le mouillage des îles des Princes. On ne peut s'empêcher de faire remarquer à ce propos qu'il a été dans la destinée de toutes les flottes turques de se laisser couler dans les ports où elles s'abritaient. Successivement elles se sont laissé brûler à Tchechmé en 1770, mitrailler à Gallipoli en 1806, à Ténedos, peu après cet événement; à Navarin en 1827, à Sinope en 1853.
La maladresse de Duckworth fut de vouloir négocier avec les Turcs, alors qu'il lui eût suffi, en profitant de la surprise, d'envoyer quelques boulets rouges sur la ville pour l'avoir à sa merci. Sur le terrain des négociations il risquait fort d'être battu. Les Turcs les traînèrent si habilement en longueur, qu'ils eurent le temps de mettre les côtes en état de défense. Cette tactique fut providentiellement favorisée par le vent du Nord qui, se mettant de la partie, empêcha sa flotte britannique d'approcher près du rivage pour bombarder le Sérail. A cet endroit les courants qui descendent du Bosphore acquièrent une si grande rapidité, même dans les temps calmes, que l'on entend de la côte d'Asie le clapotement qu'ils produisent en se brisant sur la pointe de Serai bournou. On armait pendant ce temps les Dardanelles pour couper la retraite à sa flotte. Sans tirer un coup de canon, Duckworth dut virer de bord pour en reprendre piteusement le chemin; mais la traversée, cette fois-ci, ne s'effectuait pas sans dommage, car la flotte perdait deux cents hommes, tant blessés que tués. Un autre échec attendait les Anglais en Égypte où ils avaient essayé de pénétrer par surprise.
Cette double victoire releva quelque temps le prestige de Sebastiani qui avait été l'âme de cette défense.
Comblé de présents et d'honneurs, il eût voulu profiter de ce regain de faveur pour engager le sultan à jeter son armée du Danube sur les 25.000 hommes de Michelson; mais, encore une fois il se heurtait à l'énigmatique inertie du Divan. Napoléon pensa alors qu'il parviendrait à obtenir la diversion tant souhaitée en envoyant le corps de Marmont sur le Danube où s'immobilisait l'armée turque et il s'en ouvrit au Sultan. Celui-ci ne fit aucune difficulté pour accepter une proposition aussi avantageuse, mais l'opinion populaire s'y montra si hostile qu'on dut y renoncer. De guerre lasse, Talleyrand écrivait à l'ambassadeur qu'il renonçait de son côté à la coopération turque et qu'on se contenterait, à défaut, d'envoyer à l'armée du Danube une troupe de 600 canonniers; mais cette autre proposition n'était pas mieux accueillie que la précédente. Cette petite troupe, dont on exagérait l'importance, n'était dans l'opinion générale que l'avant-garde des armées françaises. Il faut reconnaître aussi que l'obstination de Napoléon à vouloir obliger les Turcs malgré eux était de nature à exaspérer leurs méfiances. Toutes ces indiscrètes propositions ne pouvaient qu'aggraver la situation du Sultan en donnant à croire que Sebastiani n'était venu à Constantinople que pour seconder ses projets de réformes militaires. Le soupçon qu'on avait de ses intentions n'était d'ailleurs pas sans fondement. Le Sultan comptait sur son appui pour réaliser un projet depuis longtemps caressé et qui visait à remplacer la vieille milice des janissaires—cette fidèle conservatrice des traditions—par des troupes manœuvrant à l'européenne. A cette troupe, il aurait inspiré un esprit plus conforme aux exigences de la situation et aux sentiments de loyalisme envers le trône. Il lui aurait donné un costume nouveau et des armes nouvelles, un nom, le Nizam-i-Djedid. Il l'aurait opposée en attendant aux janissaires dont il espérait ainsi contrebalancer l'influence et dompter l'esprit d'insubordination.
Les Janissaires n'entendaient renoncer ni à leurs privilèges, ni détruire, au profit de l'autocratie impériale, ceux dont jouissaient les autres classes de la nation et qui étaient fondés sur le système de décentralisation propre aux mœurs asiatiques. Ainsi ils ne voulaient point d'une réforme qui eût permis à la dynastie de fortifier son pouvoir en affaiblissant celui des pachas gouverneurs et réduisant à l'obéissance les satrapies de Roumélie, d'Arabie, de Mésopotamie et de Syrie.
Un premier essai avait été tenté en 1803, mais par mesure de prudence on avait relégué dans un coin de l'Asie-Mineure le premier corps exercé pour le cacher aux yeux de la population; Selim, pensant qu'il serait mieux à sa place sur les bords du Danube, donna ses ordres pour que ses soldats y fussent dirigés. A cette nouvelle, les Janissaires se massèrent en grand nombre à Andrinople pour les y attendre au passage. Tombant sur eux à l'improviste, ils les exterminèrent jusqu'au dernier.
Le drame d'Andrinople faisait présager une plus grande catastrophe malgré le calme apparent de la population. Les Turcs ont leur passion comme tout le monde, mais en matière de religion leur opinion est collective, et pour agir ils n'attendent qu'un mot d'ordre. Les mouvements de la rue, en ce cas, sont d'une espèce particulière. Violents et rapides, ils ont tout le caractère d'une explosion. L'acte de vengeance ou de répression une fois accompli, tout rentre dans le calme, sans qu'aucune force de police ait à intervenir. Les têtes tombent, des quartiers flambent, mais la sédition s'évanouit en même temps que s'éteignent les dernières lueurs de l'incendie. Chacun retourne à ses affaires ou à ses plaisirs. En Turquie, la crainte pousse les gens au respect, mais la crainte cesse dès que les intérêts de la religion, ou ce que l'on croit être tels, sont en jeu. Il y a dans l'Islam une unité de foi qui met tous les particuliers sur un même pied d'égalité et une unité de conscience qui leur dicte les mêmes devoirs. Nul n'échappe aux sanctions qu'elle prescrit. Les particuliers n'obéissent au Souverain que dans la mesure où celui-ci respecte la loi et leur premier devoir est d'empêcher que personne y porte atteinte.
Le mauvais vouloir du Divan se manifestait clairement à Fikenstein lorsque Vahid effendi, son délégué, se refusa obstinément à accepter l'alliance que lui offrait Napoléon. Quelques jours après, celui-ci triomphait sans les Turcs du Danube qui avaient mieux à faire. A ce moment ils préparaient l'émeute que leurs partisans allaient déchaîner dans la capitale. Une milice auxiliaire, les Yamaks, qu'on avait embauchée à l'occasion de la démonstration de l'amiral Duckworth, se mutinait à Buyuk-Déré, massacrait ses chefs et marchait sur la ville en suivant les rives du Bosphore. Les Yamaks ne se livrèrent, paraît-il, à aucun excès sur la population tremblante, contrairement à l'usage en ces circonstances. Pas un chrétien ne saigna du nez, écrit un Grec contemporain. Ils n'en voulaient qu'au Sultan et aux partisans de la réforme. Le Caïmacam, qui menait le mouvement, avait invité ce jour-là à un dîner de réjouissance les ministres qui passaient pour partager les idées de Sélim. Au café, il les faisait égorger.
Ne trouvant aucune résistance, les Yamaks s'attroupèrent sous les murs du Sérail, suivis d'un flot de population accouru de tous les points de la ville. Il y avait là toute la racaille que l'on voyait dans ces tragiques occasions: imams et softas, janissaires et derviches, bateliers, portefaix, veilleurs de nuit, toute la farouche plèbe constantinopolitaine, hérissée de poignards et de pistolets passés aux ceintures, suivant la coutume de ce temps-là. Leur première victime fut le bostandji bachi, préposé à la garde du palais, dont Sélim leur fit jeter la tête, pensant que ce sacrifice calmerait les colères.
A la demande du chef de l'émeute, un certain Kabaktchi-oglou, le Mufti,—grand interprète des textes sacrés—rendait un fetva qui prononçait la déchéance du Sultan. Son frère était proclamé au milieu des acclamations sous le nom de Moustafa IV. Une preuve que la masse confondait la cause du Nizam-i-Djedid avec celle de la France, c'est que l'ambassade à Péra fut assaillie par une foule fanatisée et l'on raconte qu'elle fut même un moment exposée. Il est probable que cet incident fut voulu par les chefs de l'émeute comme un avertissement à l'adresse de Sebastiani, qu'on accusait de connivence avec le Sultan. Cependant il n'est pas moins probable que, sans la crainte qu'inspirait le nom de Napoléon, on l'eût enfermé aux Sept-Tours, sous prétexte de le soustraire aux fureurs de la populace. Une autre preuve non moins décisive du caractère gallophobe de la révolution se révéla à l'affectation du Divan à ne point notifier à Paris l'avènement au trône de Moustafa. Mais en Turquie la politique d'accommodement succède invariablement aux crises les plus violentes et aux démonstrations les plus inamicales, soit qu'elles échouent, soit qu'elles aient produit les résultats voulus.
Maintenant que le danger de Nizam-i-Djedid était écarté, le Divan crut devoir se rapprocher de la France. Comme Sebastiani affectait de se tenir dans une froide réserve, l'on mit en usage toutes les ressources de la flatterie orientale, au point qu'on alla jusqu'à lui exprimer dans une lettre le regret immense d'avoir déposé Sélim. Gagné par ces bonnes paroles, le général se laissa inviter à une conférence où siégeaient le Cheikh-ul-Islam et le Réis-ul-Kuttab (8 juin 1807). La guerre y fut décidée contre la Russie. Encore une fois, il était la victime d'une comédie, car, à ce même instant, le Divan engageait des pourparlers secrets avec l'Angleterre et la Russie. Ils auraient abouti si le grand drogman Soutzo n'avait averti Sebastiani de l'intrigue qui se tramait. Le Caïmacam, qui l'avait favorisée, furieux de la voir échouer, s'en prit au drogman qu'il fit décapiter pour crime de trahison. Cependant cet arrêt déplut à Kabaktchi Agha qui fit destituer le Caïmacam à qui il donna pour successeur Ismail pacha, un ancien vizir. Le Caïmacam, homme de résolution, empoisonna son concurrent. Kabaktchi menaça alors d'envahir encore une fois Constantinople si le Sultan ne destituait pas le Caïmacam. Celui-ci se réfugia auprès de Moustafa Baïraktar, pacha de Routchouk, ardent partisan de Selim et qui disposait de milices nombreuses. Baïraktar, ancien maquignon et janissaire, parvenu aux honneurs, avait conservé pour Selim, son bienfaiteur, la plus tendre gratitude. Là, ces deux hommes concertèrent leur vengeance. Leur premier soin fut d'envoyer à Constantinople un émissaire, avec force présents, à l'adresse des ministres. Une fois qu'il se fut assuré leur complicité, il se dirigea vers Andrinople avec un corps de 4.000 hommes. Remettre Selim sur le trône et le venger de ses ennemis lui parut la plus belle des entreprises.
Mais de tous les obstacles qu'elle devait rencontrer, il pensa avec raison que le plus sérieux était Kabaktchi qui avait la confiance des ulemas, des janissaires et de la population. Il fallait s'en débarrasser à tout prix. Une trentaine de cavaliers qu'il choisit parmi les meilleurs pénétrèrent de nuit dans le village de Fanacaki, sur la mer Noire, où il avait établi son quartier au milieu de ses Yamaks. Ils cernent sa maison, forcent les portes du harem et le poignardent au milieu de ses femmes. Le coup fait, Baïraktar marche sans perdre de temps sur la capitale à la tête de ses forces et plante ses tentes sur les hauteurs qui dominent la nécropole d'Eyoub aux nombreux cyprès. Il avait pris la précaution d'envoyer au Sultan un message destiné à le rassurer sur ses dispositions. Il n'avait d'autre but, en venant à Constantinople, que de le délivrer de la fripouille des Yamaks et de la tyrannie du Mufti. Moustafa se laissa d'autant plus facilement convaincre que le dévouement de tous ces gens commençait à lui être à charge. Confiant dans les bonnes dispositions de Baïraktar, il ne songea plus qu'à ses plaisirs. Comme il était parti un matin pour passer la journée, sous les ombrages des Eaux-douces d'Asie, le pacha de Routchouk, informé de son absence, entra dans la ville avec ses hommes et s'engagea dans les rues étroites qui montent au Sérail. Il pénétra sans obstacle dans la première cour par la Bab-Humaioun qui s'ouvre sur la place où Sainte-Sophie élève sa cyclopéenne architecture; mais, avertis par les clameurs de la foule, les capidjis eurent le temps de fermer les portes de la cour intérieure, et les milices du palais accourues garnissaient déjà le faîte des murailles. Alors le chef des eunuques blancs se montra aux créneaux et demanda au pacha ce qu'il voulait.
—Je veux saluer sultan Selim, répondit-il. Ouvrez.
Il allait être obéi quand, tout à coup, une porte s'ouvrit du côté de la mer et l'on vit apparaître Moustafa. Prévenu de ce qui se passait, il était revenu en toute hâte. Ses premiers ordres furent un arrêt de mort contre Selim. Six eunuques noirs se précipitaient dans son appartement et lui passaient le lacet au cou. «Le pacha demande à saluer Selim, qu'on lui donne satisfaction», cria Moustafa.
A la vue du cadavre, Baïraktar donna ordre qu'on brisât les portes et la soldatesque se rua dans la cour. L'instant d'après Moustafa était enfermé à son tour dans l'appartement où sa victime avait expiré.
Mahmoud était proclamé sultan (28 juillet 1808).
Mais le drame devait s'allonger d'un autre épisode non moins sensationnel. Le bruit s'étant répandu que Baïraktar méditait de restaurer le Nizam-i-Djedid, il indisposa contre lui la population et les Janissaires. Sous divers prétextes on dispersa ses soldats, on l'isola de ses amis, puis, quand on le vit à peu près sans défense, une nouvelle émeute soulevait la ville entière. En un instant son conak était assailli, criblé de pierres et livré aux flammes. Il se réfugia avec une odalisque dans une tour attenante à la maison. Le lendemain, on y découvrait leurs cadavres. Celui de Baïraktar, traîné jusqu'à l'atmeïdan, était exposé sur un pal. Loin de s'apaiser, la rébellion gagnait les quartiers, et l'on n'entendait de toutes parts que des cris de mort contre Mahmoud l'usurpateur. Celui-ci se voyant en grand danger réfléchit que le seul moyen d'y échapper était de faire subir à Moustafa le sort que celui-ci avait infligé à son frère Selim. Encore une fois le fatal lacet remplissait son office. Après cette exécution il ne restait que lui seul prince survivant de la famille. Cette considération arrêta instantanément la sédition. Les fureurs se calmèrent. Ulemas et dignitaires allèrent se jeter à ses pieds, confondant leurs hommages. Le règne de Mahmoud fut un des plus longs et des plus dramatiques de l'histoire ottomane. Il devait réaliser tous les projets que Selim ne put exécuter. Ses réformes et l'audacieuse diplomatie de la pléiade de réformateurs qu'il sut susciter devaient galvaniser la Turquie et la faire vivre jusqu'à l'aurore du XXe siècle.
On sera peut-être curieux de savoir ce que Sebastiani pensait de tout cela. Son opinion il n'ose trop l'exprimer de peur d'indisposer l'empereur dont les desseins lui paraissent aussi impénétrables que cette Turquie énigmatique et inquiétante, où il se sent décidément de plus en plus dépaysé. Il s'était rendu à Constantinople confiant dans l'étoile de son maître qui alors rayonnait d'un éclat dont le monde était ébloui. Il avait cru aux protestations amicales de Selim III, aux promesses de son ambassadeur. D'un caractère loyal et simple, il avait apporté dans l'accomplissement de sa tâche l'intrépide dévouement du soldat docile aux ordres de son chef, et cette ingénue confiance du Français qui s'imagine que le monde entier est taillé à son image. Ses intentions étaient trop pures pour qu'on ne lui sût pas gré des efforts qu'il allait déployer pour se rendre utile. Sans le vouloir il allait ouvrir les écluses du fanatisme qui devaient emporter dans un flot de sang les combinaisons napoléoniennes.
A son premier voyage il avait subi la fascination de ce milieu tout confit de sucreries et de propos aimables, où l'accueil cérémonieux se pimente de l'orgueil le plus farouche (ce qui en relève la saveur); où les résistances irréductibles se drapent de manières conciliantes et prometteuses jusqu'au moment attendu où elles peuvent s'étaler hardiment. Sebastiani avait connu, tour à tour, la douceur et l'amertume des fluctuations de ce régime local; mais de cette brutale chute dans la réalité, il ne se releva jamais plus.
Ce général n'a plus qu'une idée: fuir Constantinople dont le séjour lui est insupportable jusque-là qu'il en tombe malade. Il est prêt à aller n'importe où pourvu qu'on le tire de là. Cela lui est un prétexte pour demander son rappel. En attendant, comme Charles XII à Bender, il passe sa vie dans le lit. Il n'en sortira que le jour de son embarquement, et à peine aura-t-il mis le pied sur le sol français qu'il se trouvera subitement guéri.
Si la déposition de Selim III rassurait les Turcs au sujet de la possibilité d'une conspiration française, en revanche la révolution de Stamboul fournissait à l'Empereur un prétexte excellent pour orienter sa politique, sinon dans une voie nouvelle, du moins dans celle d'un sage opportunisme. Il n'avait été informé des événements que nous venons de résumer en quelques traits que dans les derniers jours du mois de juin. De Tilsitt, Talleyrand écrivait à Sebastiani qu'un armistice venait de mettre fin aux hostilités entre la France et la Russie et il l'autorisait à aviser le Divan que l'on tiendrait compte des intérêts de la Turquie, mais il laissait entendre en même temps que la France n'était tenue à rien envers elle. Tel n'était pas l'avis des ministres turcs qui, par l'organe de Vazfi effendi, protestèrent contre tout traité de paix séparé. Ils prétendaient que, conclu dans ces conditions, il constituait une violation aux engagements pris par la France. C'était assurément d'une belle audace. Le Divan oubliait les serments qu'il avait faits lui-même plus d'une fois et tous successivement oubliés. Il feignait notamment d'oublier le fait tout récent que Vazfi effendi s'était refusé de signer à Fikenstein le traité d'alliance avec Napoléon. A la vérité, le Divan n'avait rien oublié, mais il pensait qu'en faisant un peu de bruit il amoindrirait ses torts et qu'il arriverait par cet artifice à se faire donner plus qu'il ne lui était dû.
S'avisant de l'inutilité de plus longues récriminations, le Divan envoyait à Mouhib effendi les pouvoirs nécessaires pour discuter les conditions, et le 23 août Sebastiani pouvait annoncer l'adhésion du Divan à toutes les clauses du traité de Tilsitt. Engagés dans cette voie de la réconciliation les Turcs allèrent très loin, suivant leur coutume, dans l'expression de leurs sympathies. Moustafa IV alla jusqu'à déclarer «qu'il s'en remettait aveuglément à la sagesse de l'empereur qui peut faire de son empire ce qu'il voudra; qu'il est à sa merci.» Il ne faut voir là sans doute qu'une hyperbole orientale, mais aussi le souci d'amadouer celui qu'on avait assez berné pour qu'il pût se croire autorisé à prendre en l'occurrence telle attitude qu'il lui plairait. C'était trop peu que d'avoir écarté son ingérence dans leurs affaires privées; il fallait obtenir de lui tout ce qu'aurait pu lui donner une politique plus loyale. L'intérêt qu'il y avait à ménager celui qui allait disposer du sort de l'Empire était trop évident pour qu'on n'essayât pas de le gagner au prix de quelques flatteries. Les Turcs s'en tirèrent assez bien, car le traité qui consacrait l'armistice, prévoyait l'évacuation de la principauté par les troupes russes.
Cependant, malgré les clauses de l'armistice de Slobodzié, le Tzar refusait d'évacuer les principautés. Napoléon, instruit par l'expérience, ferma les yeux. Était-il dans son intention de donner une leçon aux Turcs? Quoi qu'il en soit, plus que jamais ces derniers se tinrent sur leurs gardes. C'est ainsi qu'ils lui refusèrent le passage à travers leur territoire de quelques milliers d'hommes destinés à Corfou.