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Œuvres complètes de Alfred de Musset — Tome 3

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Quand le coq de bruyère Voit venir le chasseur, Holà! dans la clairière, Holà! landerira.
Oh! le hardi compère! Franc chasseur, l'arme au poing, Holà! remplis ton verre, Holà! landerira.

KALÉKAIRI, ouvrant le guichet.

La maîtresse dit, puisque vous ne filez pas, que vous vous passerez sans doute de souper, et elle croit que vous n'avez pas faim; ainsi je vous souhaite une bonne nuit.

Elle ferme le guichet.

ROSEMBERG.

Kalékairi! écoute donc un peu! écoute donc! ma petite, viens me tenir compagnie!... Est-ce que je serais pris au piège? voilà qui a l'air sérieux! Passer la nuit ici! sans souper! et justement j'ai une faim horrible! Combien de temps va-t-on donc me laisser ici? Assurément cela est sérieux. Mort et massacre! feu! sang! tonnerre! exécrable Barberine! misérable! infâme! bourreau! malédiction! Ah! malheureux que je suis! me voilà en prison. On va faire murer la porte; on me laissera mourir de faim! c'est une vengeance du comte Ulric. Hélas! hélas! prenez pitié de moi!... Le comte Ulric veut ma mort, cela est certain! sa femme exécute ses ordres. Pitié! pitié! je suis mort! je suis perdu!... je ne verrai plus jamais mon père, ma pauvre tante Béatrix! hélas! ah! Dieu! hélas! c'en est fait de moi!... Barberine! madame la comtesse! ma chère demoiselle Kalékairi!... Ô rage! ô feu et flammes! oh! si j'en sors jamais, ils périront tous de ma main; je les accuserai devant la Reine elle-même, comme bourreaux et empoisonneurs. Ah! Dieu! ah! ciel! prenez pitié de moi.

BARBERINE, ouvrant le guichet.

Seigneur, avant de me coucher, je viens savoir si vous avez filé.

ROSEMBERG.

Non, je n'ai pas filé, je ne file point, je ne suis point une fileuse. Ah! Barberine, vous me le payerez!

BARBERINE.

Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la garde à votre porte.

ROSEMBERG.

Ne vous en allez point, comtesse.—Au nom du ciel! écoutez-moi!

BARBERINE.

Filez, filez!

ROSEMBERG.

Non, par la mort! non, par le sang! je briserai cette quenouille. Non, je mourrai plutôt.

BARBERINE.

Adieu, seigneur!

ROSEMBERG.

Encore un mot! ne partez pas.

BARBERINE.

Que voulez-vous?

ROSEMBERG.

Mais,... mais,... comtesse,... en vérité,... je suis, je... je ne sais pas filer. Comment voulez-vous que je file?

BARBERINE.

Apprenez.

Elle ferme le guichet.

ROSEMBERG.

Non, jamais je ne filerai, quand le ciel devrait m'écraser! Quelle cruauté raffinée! voyez donc cette Barberine! elle était en déshabillé, elle va se mettre au lit, à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent fois... Ah! la nuit vient; dans une heure d'ici il ne fera plus clair.

Il s'assoit.

Ainsi, c'est décidé, il n'en faut pas douter. Non seulement je suis en prison, mais on veut m'avilir par le dernier des métiers. Si je ne file, ma mort est certaine. Ah! la faim me talonne cruellement. Voilà six heures que je n'ai mangé; pas une miette de pain depuis ce matin à déjeuner! Misérable Uladislas! puisses-tu mourir de faim pour tes conseils! Où diantre suis-je venu me fourrer? Que me suis-je mis dans la tête? J'avais bien affaire de ce comte Ulric et de sa bégueule de comtesse! Le beau voyage que je fais! J'avais de l'argent, des chevaux, tout était pour le mieux; je me serais diverti à la cour. Peste soit de l'entreprise! J'aurai perdu mon patrimoine, et j'aurai appris à filer!... Le jour baisse de plus en plus, et la faim augmente en proportion. Est-ce que je serais réduit à filer? Non, mille fois non! J'aimerais mieux mourir de faim comme un gentilhomme. Diable!... vraiment, si je ne file pas, il ne sera plus temps tout à l'heure.

Il se lève.

Comment est-ce donc fait, cette quenouille? Quelle machine diabolique est-ce là? Je n'y comprends rien. Comment s'y prend-on? Je vais tout briser. Que cela est entortillé! Oh, Dieu! j'y pense, elle me regarde; cela est sûr, je ne filerai pas.

UNE VOIX, au dehors.

Qui vive!

Le couvre-feu sonne.

ROSEMBERG.

Le couvre-feu sonne! Barberine va se coucher. Les lumières commencent à s'allumer. Les mulets passent sur la route, et les bestiaux rentrent des champs. Oh, Dieu! passer la nuit ainsi! là, dans cette prison, sans feu! sans lumière! sans souper! le froid! la faim! Hé! holà! compagnon, n'y a-t-il pas un soldat de garde?

BARBERINE, ouvrant le guichet.

Eh bien?

ROSEMBERG.

Je file, comtesse, je file, faites-moi donner à souper.

SCÈNE X

ROSEMBERG, KALÉKAIRI.

KALÉKAIRI, entrant avec deux plats.

Voilà le souper. Il y a des concombres et une salade de laitues.

ROSEMBERG.

Bien obligé! tu servais d'espion, te voilà geôlière à présent! méchante Arabe que tu es! Pourquoi as-tu pris mes sequins?

KALÉKAIRI, mettant une bourse sur la table.

Maintenant je puis vous les rendre.

ROSEMBERG.

Hé! je n'ai que faire d'argent en prison.

On entend le son des trompettes.

Qui arrive là? quel est ce bruit? j'entends un fracas de chevaux dans la cour.

KALÉKAIRI.

C'est la Reine qui vient ici.

ROSEMBERG.

La Reine, dis-tu?

KALÉKAIRI.

Et le comte Ulric aussi.

ROSEMBERG.

Le comte Ulric! la Reine! ah! je suis perdu. Kalékairi, fais-moi sortir d'ici.

KALÉKAIRI.

Non, il faut que vous y restiez.

ROSEMBERG.

Je te donnerai autant de sequins que tu voudras, mais, de grâce, laisse-moi sortir. Dis à la sentinelle de me laisser passer.

KALÉKAIRI.

Non.—Pourquoi êtes-vous venu?

ROSEMBERG.

Ah! tu as bien raison. Où est la comtesse? Je veux lui demander grâce ou plutôt l'accuser; oui, l'accuser devant la Reine elle-même, car on n'enferme pas les gens de cette façon-là. Où est ta maîtresse?

KALÉKAIRI.

Sur le pas de sa porte, pour recevoir la Reine.

ROSEMBERG.

Et que diantre la Reine vient-elle faire ici?

KALÉKAIRI.

Kalékairi avait écrit.

ROSEMBERG.

À la Reine?

KALÉKAIRI.

Non, au comte Ulric.

ROSEMBERG.

Et à propos de quoi?

KALÉKAIRI.

Pour qu'on vienne ici.

ROSEMBERG.

Et qu'on me trouve dans cette caverne?

KALÉKAIRI.

Non.—Kalékairi, quand elle a écrit, ne savait pas qu'on vous ferait filer.

ROSEMBERG.

Ah! c'est donc la comtesse toute seule, à qui est venue cette gracieuse idée?

KALÉKAIRI.

Oui, et la comtesse ne savait pas que Kalékairi avait écrit, car la comtesse a écrit aussi.

ROSEMBERG.

Elle a écrit aussi! c'est fort obligeant.

KALÉKAIRI.

Oui, pendant que vous criiez si fort. Elle allait voir, et puis elle revenait. Mais Kalékairi avait écrit longtemps auparavant. Kalékairi avait écrit dès que vous lui aviez parlé.

ROSEMBERG.

Ainsi, toi d'abord, et puis la comtesse! Deux dénonciations pour une! c'est à merveille; j'étais en bonnes mains. Ensorcelé par deux démons femelles!

LA SENTINELLE, sur le pas de la porte.

Seigneur, vous êtes libre. La Reine va venir.

ROSEMBERG.

C'est fort heureux. Adieu, Kalékairi! Dis à ta maîtresse, de ma part, que je ne lui pardonnerai de ma vie, et, quant à toi, puissent toutes tes salades...

KALÉKAIRI.

Vous avez bien tort, car ma maîtresse a dit qu'elle vous trouvait très gentil; oui, et que vous ne pouviez manquer de plaire à beaucoup de dames à la cour, mais que pour cette maison, ce n'était pas l'endroit.

ROSEMBERG.

En vérité! elle a dit cela? Eh bien! Kalékairi, je crois que je lui pardonne. Et pour toi, si tu veux être discrète...

KALÉKAIRI.

Oh! non.

ROSEMBERG.

Comment! tu te vantais ce matin...

KALÉKAIRI.

C'était pour mieux savoir ce soir. Voici la Reine avec tout le monde.

ROSEMBERG.

Ah! je suis pris.

SCÈNE XI

Les Précédents, LA REINE, ULRIC, BARBERINE, Courtisans, etc.

LA REINE, à Barberine.

Oui, comtesse, nous avons voulu venir nous-même vous rendre visite.

BARBERINE.

Notre pauvre maison, madame, n'est pas digne de vous recevoir.

LA REINE.

Je tiens à honneur d'y être reçue.

À Rosemberg.

Eh bien! Rosemberg, ton pari?

ROSEMBERG.

Il est perdu, madame, comme vous voyez.

KALÉKAIRI, bas à Rosemberg.

Oui, bien perdu.

LA REINE.

Es-tu content de ton voyage? Comment trouves-tu ce château? Tu n'oublieras pas, je l'espère, l'hospitalité qu'on y reçoit?

ROSEMBERG.

Je ne manquerai pas de m'en souvenir, madame, toutes les fois que je ferai quelque sottise.

KALÉKAIRI, bas à Rosemberg.

Ce sera souvent.

LA REINE.

Il est fâcheux que celle-ci te coûte un peu cher.

BARBERINE.

Madame, si Votre Majesté daigne m'accorder une grâce, je lui demande de consentir à ce que ce pari soit oublié.

ULRIC.

Je le demande aussi, madame. Si j'avais douté du cœur de ma femme, je pourrais profiter de cette gageure, et me faire payer mon souci; mais, en conscience, je n'ai rien gagné. Voici tout le prix que j'en veux avoir.

Il donne à sa femme une poignée de main.

ROSEMBERG, à part.

Par mon patron, voilà un digne homme.

KALÉKAIRI, bas à Rosemberg.

Vous êtes guéri, n'est-ce pas?

LA REINE.

Que cela vous plaise ainsi, je le veux bien. Mais notre parole royale est engagée, et nous ne saurions oublier que nous nous sommes portée pour témoin de la querelle. Ainsi, Rosemberg, tu payeras.

ROSEMBERG.

Madame, l'argent est tout prêt.

KALÉKAIRI, bas à Rosemberg.

Que va dire votre tante Béatrix?

LA REINE.

Mais vous comprenez, comte Ulric, que si notre justice ordonne que le prix de votre gageure vous soit remis, notre pouvoir ne va pas si loin que de vous contraindre à l'accepter.—Ainsi, Rosemberg, là-dessus, tu feras ta cour à la comtesse.

ROSEMBERG.

De tout mon cœur, madame, et s'il se pouvait...

LA REINE.

Un instant! nous avons appris de la bouche même de la comtesse le succès de cette aventure; mais ces messieurs ne le connaissent pas, et il est juste qu'ils en soient instruits, ayant assisté, comme nous, aux débuts de cette entreprise. Voici deux lettres qui en parlent; Rosemberg, tu vas nous les lire.

BARBERINE.

Ah! madame!

LA REINE.

Êtes-vous si généreuse? Eh bien! je les lirai moi-même. En voici une d'abord, adressée au comte, et qui n'est pas longue, car elle ne contient qu'un mot: «Venez.» Signé: «Kalékairi.» Qui a écrit cela?

KALÉKAIRI.

C'est moi, madame.

LA REINE.

Tu as peu et bien dit, c'est un talent rare. Maintenant, messieurs, voici l'autre.

Elle lit.

«Mon très cher et honoré mari,

«Nous venons d'avoir au château la visite du jeune baron de Rosemberg, qui s'est dit votre ami et envoyé par vous. Bien qu'un secret de cette nature soit ordinairement gardé par une femme avec justice, je vous dirai toutefois qu'il m'a parlé d'amour. J'espère qu'à ma prière et recommandation vous n'en tirerez aucune vengeance, et que vous n'en concevrez aucune haine contre lui. C'est un jeune homme de bonne famille, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c'est ce que je vais lui apprendre. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu'il n'en soit point inquiet. Il est dans notre grand'salle, au premier étage, où il a une quenouille avec un fuseau, et il file, ou il va filer. Vous trouverez extraordinaire que j'aie choisi pour lui cette occupation, mais, comme j'ai reconnu qu'avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j'ai pensé que c'était pour le mieux de lui apprendre ce métier qui lui permettra de réfléchir à son aise, en même temps qu'il peut lui faire gagner sa vie. Vous savez que notre grand'salle est close de verrous fort solides; je lui ai dit de m'y attendre, et je l'ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passera sa nourriture, ce qui fait que je ne doute pas qu'il ne sorte d'ici avec beaucoup d'avantage, et qu'en outre, si dans le cours de sa vie quelque malheur venait à l'atteindre, il ne se félicite d'avoir entre les mains un gagne-pain assuré pour ses jours.

«Je vous salue, vous aime et vous embrasse.

«Barberine

Si vous riez de cette lettre, seigneurs chevaliers, Dieu garde vos femmes de malencontre! Il n'y a rien de si sérieux que l'honneur. Comte Ulric, jusqu'à demain nous voulons rester votre hôtesse, et nous entendons qu'on publie que nous avons fait le voyage exprès, suivie de toute notre cour, afin qu'on sache que le toit sous lequel habite une honnête femme est aussi saint lieu que l'église, et que les rois quittent leurs palais pour les maisons qui sont à Dieu.

FIN DE BARBERINE ET DU TOME III.

Alfred de Musset n'a pas seulement retouché la Quenouille de Barberine dans l'intention de l'arranger pour la scène, comme ses autres pièces de théâtre. Depuis longtemps, il avait jugé nécessaire, en relisant cet ouvrage, d'y ajouter quelques développements et d'y introduire un nouveau personnage, celui de Kalékairi. Quand il eut achevé ce travail, il voulut que la seconde version fût substituée à la première dans les éditions nouvelles de ses comédies. Il est certain que les détails ajoutés et la création originale de la jeune suivante turque rendent cette version préférable à l'ancienne. Par respect pour les volontés du poète, nous avons dû lui donner la première place, au lieu de la rejeter dans les variantes, où il eût été difficile d'en apprécier le charme. On y retrouve, d'ailleurs, le texte primitif, puisque l'auteur ne l'a retouché que pour l'enrichir.


TABLE

DU TOME TROISIÈME

Avant-Propos1
La Nuit vénitienne9
André del Sarto49
Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation128
Note139
Les Caprices de Marianne141
Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation201
Fantasio213
On ne badine pas avec l'amour279
Additions et Variantes exécutées pour la représentation367
Barberine375
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