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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3: L'éducation sentimentale, v. 1

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The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3: L'éducation sentimentale, v. 1

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Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3: L'éducation sentimentale, v. 1

Author: Gustave Flaubert

Release date: August 24, 2015 [eBook #49773]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 3: L'ÉDUCATION SENTIMENTALE, V. 1 ***

Au lecteur

Table des matières


ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX


ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUSTAVE  FLAUBERT


III

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE

I


PARIS

A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

RUE SAINT-BENOIT, 7

1885


TOUS DROITS RÉSERVÉS


PREMIÈRE PARTIE


L'ÉDUCATION

SENTIMENTALE

I

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

Des gens arrivaient hors d'haleine; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation; les matelots ne répondaient à personne; on se heurtait; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire partit; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule.

Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d'œil, l'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l'héritage; il en était revenu la veille seulement; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.

Le tumulte s'apaisait; tous avaient pris leur place; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient l'eau.

La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.

Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire, pour vivre là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. Le plaisir tout nouveau d'une excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petits verres.

Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques; il marchait sur le pont à pas rapides; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche;—et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une quarantaine d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d'étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus.

La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l'interpellant par des clins d'œil; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l'entouraient. Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.

La conversation roula d'abord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d'un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.

Il était républicain; il avait voyagé, il connaissait l'intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu'il appelait familièrement par leurs prénoms; Frédéric lui confia bientôt ses projets; il les encouragea.

Mais il s'interrompit pour observer le tuyau de la cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir «combien chaque coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc.»—Et, la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux d'être échappé aux affaires.

Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l'envie de savoir son nom. L'inconnu répondit tout d'une haleine:

«Jacques Arnoux, propriétaire de l'Art industriel, boulevard Montmartre.»

Un domestique ayant un galon d'or à la casquette vint lui dire:

«Si Monsieur voulait descendre? Mademoiselle pleure.»

Il disparut.

L'Art industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à l'étalage du libraire de son pays natal, sur d'immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement.

Le soleil dardait d'aplomb, en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de l'eau; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu'au bord des prairies. A chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés,—et l'ennui, vaguement épandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l'aspect des voyageurs plus insignifiant encore.

A part quelques bourgeois, aux Premières, c'étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin; çà et là, quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à ganse de cuir lançaient des regards obliques, et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages; d'autres dormaient dans des coins; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son instrument; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire;—et le capitaine, sur la passerelle, marchait d'un tambour à l'autre, sans s'arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.

Ce fut comme une apparition:

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête; il fléchit involontairement les épaules; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.

Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller; elle la prit sur ses genoux. «Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt; sa mère ne l'aimerait plus; on lui pardonnait trop ses caprices.» Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.

Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle.

Un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit:

«Je vous remercie, monsieur.»

Leurs yeux se rencontrèrent.

«Ma femme, es-tu prête?» cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.

Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d'une harpe retentirent, elle voulut voir la musique; et bientôt le joueur d'instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien modèle; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer.

C'était une romance orientale, où il était question de poignards, de fleurs et d'étoiles. L'homme en haillons chantait cela d'une voix mordante; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure; il pinçait plus fort: les cordes vibraient, et leurs sons métalliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d'un amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois s'inclinaient jusqu'au bord de l'eau; un courant d'air frais passait; Mme Arnoux regardait au loin d'une manière vague. Quand la musique s'arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait d'un songe.

Le harpiste s'approcha d'eux, humblement. Pendant qu'Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et, l'ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d'or. Ce n'était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l'associait, un mouvement de cœur presque religieux.

Arnoux, en lui montrant le chemin, l'engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma qu'il venait de déjeuner; il se mourait de faim, au contraire; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.

Ensuite il songea qu'il avait bien le droit, comme un autre, de se tenir dans la chambre.

Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite; il s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.

Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre.

Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l'ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d'or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n'avaient pas l'air de la remarquer.

Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc d'une barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nommaient les pays riverains.

Arnoux se plaignait de la cuisine: il se récria considérablement devant l'addition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme à l'avant du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s'en retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait qu'il faudrait la quitter tout à l'heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir!

Une plaine s'étendait à droite; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline où l'on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux! Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à descendre; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil!

Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. A ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d'orangers. Puis tout disparut.

La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne; sa mère la gronda de n'être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte?

«Va-t-elle enfin me parler?» se demandait-il.

Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux? Et il n'imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l'automne, en ajoutant:

«Voilà bientôt l'hiver, la saison des bals et des dîners!»

Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie, ensuite une rangée de maisons basses; il y avait, en dessous, des marmites de goudron, des éclats de bois; et des gamins couraient sur le sable, en faisant la roue. Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches, il lui cria:

«Dépêche-toi.»

On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l'autre répondit en lui serrant la main:

«Au plaisir, cher monsieur!»

Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme; comme s'il n'eût rien fait, elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique:

«Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jusqu'ici?»

Le bonhomme s'excusait.

«Quel maladroit! Donne-moi de l'argent!»

Et il alla manger dans une auberge.

Un quart d'heure après, il eut envie d'entrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être?

«A quoi bon?» se dit-il.

Et l'américaine l'emporta. Les deux chevaux n'appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur, pour l'atteler auprès du sien. Isidore, parti la veille, s'était reposé à Bray jusqu'au soir et avait couché à Montereau, si bien que les bêtes rafraîchies trottaient lestement.

Des champs moissonnés se prolongeaient à n'en plus finir. Deux lignes d'arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, d'une façon si nette qu'il distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.

Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n'aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L'univers venait tout à coup de s'élargir. Elle était le point lumineux où l'ensemble des choses convergeait;—et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s'abandonnait à une joie rêveuse et infinie.

A Bray, il n'attendit pas qu'on eût donné l'avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l'avait appelée «Marie!» Il cria très haut: «Marie!» Sa voix se perdit dans l'air.

Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l'occident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris d'une inquiétude sans cause.

Quand Isidore l'eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s'introduire, n'importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d'ailleurs; puis, qui sait? Alors, un flot de sang lui monta au visage: ses tempes bourdonnaient, il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux d'un tel train, que le vieux cocher répétait:

«Doucement! mais doucement! vous les rendrez poussifs.»

Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.

On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.

«Qu'est-ce donc, Mlle Louise?

—La petite à M. Roque, vous savez?

—Ah! j'oubliais!» répliqua Frédéric, négligemment.

Cependant, les deux chevaux n'en pouvaient plus. Ils boitaient l'un et l'autre; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu'il arriva sur la place d'Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.

Elle sortait d'une vieille famille de gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort d'un coup d'épée, pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé d'avance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa vertu s'exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, l'éducation des jeunes filles, l'art des confitures, et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.

Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle n'aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d'abord; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d'État, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil; il avait remporté le prix d'honneur.

Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on l'embrassa; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de l'époque, ne manqua pas d'amener une discussion violente; Mme Moreau l'arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.

Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque! A propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d'acquérir le domaine de la Fortelle. Mais le percepteur avait entraîné Frédéric à l'écart, pour savoir ce qu'il pensait du dernier ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires; et Mme Benoît s'y prit adroitement en s'informant de son oncle. Comment allait ce bon parent? Il ne donnait plus de ses nouvelles. N'avait-il pas un arrière-cousin en Amérique?

La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira par discrétion. Puis, dès qu'ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse:

«Eh bien?»

Le vieillard l'avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.

Mme Moreau soupira.

«Où est-elle, à présent?» songeait-il.

La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle, sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.

Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.

«Qu'est-ce donc?

—C'est Deslauriers qui a besoin de moi, dit-il.

—Ah! ton camarade! fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. L'heure est bien choisie, vraiment!»

Frédéric hésitait. Mais l'amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.

«Au moins, ne sois pas longtemps!» lui dit sa mère.


II

Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l'argent de la dot, avait acheté une charge d'huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l'Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l'étouffaient. Peu d'enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s'interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l'épaule droite visiblement plus forte que l'autre.

En 1833, d'après l'invitation de M. le président, le capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d'un cancer. Il alla vivre à Dijon; ensuite il s'établit marchand d'hommes à Troyes; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l'un avait douze ans, l'autre quinze; d'ailleurs, mille différences de caractère et d'origine les séparaient.

Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.

Elle semblait bonne au fils de l'huissier. Il travaillait si bien, qu'au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance l'entourait. Mais un domestique, une fois, l'ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des Moyens, il lui sauta à la gorge et l'aurait tué, sans trois maîtres d'études qui intervinrent. Frédéric, emporté d'admiration, le serra dans ses bras. A partir de ce jour, l'intimité fut complète. L'affection d'un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l'autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s'offrait.

Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l'enthousiasma. Alors il s'éprit d'études métaphysiques; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l'orgueil d'une intelligence qui s'affranchit; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Malebranche, les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu soin d'en voler la clef, pour se procurer des livres.

Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires: Froissart, Comines, Pierre de l'Estoile, Brantôme.

Les images que ces lectures amenaient à son esprit l'obsédaient si fort, qu'il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait d'être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.

Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l'inscription morale peinte sous l'horloge; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis; ils en rêvaient dans le dortoir, d'où l'on domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.

Ils parlaient de ce qu'ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D'abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l'argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d'espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.

Les soirs d'été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil, tandis que des senteurs d'angélique passaient dans l'air, une sorte d'étouffement les prenait, et ils s'étendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manches de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait, on s'en revenait, en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs; les rues désertes sonnaient sous leurs pas; la grille s'ouvrait, on remontait l'escalier; et ils étaient tristes comme après de grandes débauches.

M. le censeur prétendait qu'ils s'exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami; et, aux vacances de 1837, il l'emmena chez sa mère.

Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangeait extraordinairement, il refusa d'assister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains; enfin, elle crut savoir qu'il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s'en aimèrent que davantage; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l'année suivante, partit du collège, pour étudier le droit à Paris.

Frédéric comptait bien l'y rejoindre. Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.

Le capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même il lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'École et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.

«Console-toi, dit le fils du capitaine, la vie est longue; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai! N'y pense plus!»

Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

Frédéric n'eut pas grand'chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette connaissance.

Frédéric, dans ces derniers temps, n'avait rien écrit; ses opinions littéraires étaient changées: il estimait par-dessus tout la passion; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs; alors, il rêvait des symphonies; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.

«Reste donc!» dit Deslauriers.

Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.

Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu; à droite, l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées; et, à gauche, les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s'arrêta, et il dit:

«Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle! Patience! un nouveau 89 se prépare! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges! Ah! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain!»

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.

«Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi?» disait Frédéric. L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse. «J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien.»

L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots:

«Serviteur, messieurs!»

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.

«M. Roque? dit Frédéric.

—Lui-même!» reprit la voix.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.

«Et vous voilà de retour dans nos pays? Très bien! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère? Vous ne partez pas encore?»

Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.

«Le banquier qui demeure rue d'Anjou?» reprit Deslauriers. «Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave?»

Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait de son absence.

«Bien, bien! on y va,» dit Deslauriers; «il ne découchera pas.»

Et, le domestique étant parti:

«Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en! Il faut que tu ailles dans ce monde-là! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant!»

Frédéric se récriait.

«Mais je te dis là des choses classiques, il me semble? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine! Tu réussiras, j'en suis sûr!»

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.

Le clerc ajouta:

«Dernier conseil: passe tes examens! Un titre est toujours bon; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner?»

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.

Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau:

«Vénus, reine des cieux, serviteur! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde!»

Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu;—et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.


III

Deux mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron, songea immédiatement à faire sa grande visite.

Le hasard l'avait servi. Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez M. Dambreuse; et il accompagnait l'envoi d'un billet décacheté, où il présentait son jeune compatriote.

Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimula le plaisir qu'elle lui causait.

M. Dambreuse s'appelait de son vrai nom le comte d'Ambreuse; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s'était tourné vers l'industrie; et, l'oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l'affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l'on disait considérable; de plus, il était officier de la Légion d'honneur, membre du conseil général de l'Aube, député, pair de France un de ces jours; complaisant du reste, il fatiguait le ministre par ses demandes continuelles de secours, de croix, de bureaux de tabac; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche. Sa femme, la jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes, présidait les assemblées de charité. En cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes du noble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse pouvait encore se repentir et rendre des services.

Le jeune homme était troublé en allant chez eux.

«J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On m'invitera sans doute au bal pour la semaine prochaine? Que va-t-on me dire?»

L'aplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse n'était qu'un bourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet sur le trottoir de la rue d'Anjou.

Quand il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa la cour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de couleur.

Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de cuivre, s'appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant. Il y avait, au bas des marches, un bananier dont les feuilles larges retombaient sur le velours de la rampe. Deux candélabres de bronze tenaient des globes de porcelaine suspendus à des chaînettes; les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd; et l'on n'entendait que le tic tac d'une grande horloge, dressée à l'autre bout du vestibule, sous une panoplie.

Un timbre sonna; un valet parut, et introduisit Frédéric dans une petite pièce, où l'on distinguait deux coffres-forts, avec des casiers remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau à cylindre.

Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.

De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeune encore. Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles et surtout la pâleur extraordinaire de son visage, accusaient un tempérament délabré. Une énergie impitoyable reposait dans ses yeux glauques, plus froids que des yeux de verre. Il avait les pommettes saillantes, et des mains à articulations noueuses.

Enfin, s'étant levé, il adressa au jeune homme quelques questions sur des personnes de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études; puis il le congédia en s'inclinant. Frédéric sortit par un autre corridor, et se trouva dans le bas de la cour, auprès des remises.

Un coupé bleu, attelé d'un cheval noir, stationnait devant le perron. La portière s'ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.

Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de l'autre côté, sous la porte cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il n'apercevait que son dos, couvert d'une mante violette. Cependant, il plongeait dans l'intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame l'emplissaient; il s'échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d'iris, et comme une vague senteur d'élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.

Frédéric s'en revint à pied, en suivant les boulevards.

Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse.

Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête; et, de l'autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre:

Jacques Arnoux.

Comment n'avait-il pas songé à elle, plus tôt? La faute venait de Deslauriers, et il s'avança vers la boutique, il n'entra pas, cependant; il attendit qu'Elle parût.

Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de l'Art industriel; et les prix de l'abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu les initiales de l'éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes; un petit escalier les séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie, donnaient à cet intérieur plutôt l'apparence d'un salon que d'une boutique.

Frédéric faisait semblant d'examiner les dessins. Après des hésitations infinies, il entra.

Un employé souleva la portière et répondit que Monsieur ne serait pas «au magasin» avant cinq heures. Mais si la commission pouvait se transmettre...

«Non! je reviendrai,» répliqua doucement Frédéric.

Les jours suivants furent employés à se chercher un logement; et il se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe.

En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à l'ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d'une voix monotone; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans cette salle l'odeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille, le même ennui! Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n'était pas encore à l'article 3, qu'il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum.

Les joies qu'il s'était promises n'arrivaient pas; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désœuvrement sans fond.

Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse. Il lui fallait compter son linge et subir le concierge, rustre à tournure d'infirmier, qui venait le matin retaper son lit, en sentant l'alcool et en grommelant. Son appartement, orné d'une pendule d'albâtre, lui déplaisait. Les cloisons étaient minces; il entendait les étudiants faire du punch, rire, chanter.

Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camarades nommé Baptiste Martinon; et il le découvrit dans une pension bourgeoise de la rue Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu de charbon de terre.

En face de lui, une femme en robe d'indienne reprisait des chaussettes.

Martinon était ce qu'on appelle un fort bel homme: grand, joufflu, la physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur de tête; son père, un gros cultivateur, le destinait à la magistrature,—et, voulant déjà paraître sérieux, il portait sa barbe taillée en collier.

Comme les ennuis de Frédéric n'avaient point de cause raisonnable et qu'il ne pouvait arguer d'aucun malheur, Martinon ne comprit rien à ses lamentations sur l'existence. Lui, il allait tous les matins à l'École, se promenait ensuite dans le Luxembourg, prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par an et l'amour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitement heureux.

«Quel bonheur!» exclama intérieurement Frédéric.

Il avait fait à l'École une autre connaissance, celle de M. de Cisy, enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières.

M. de Cisy s'occupait de dessin, aimait le gothique. Plusieurs fois ils allèrent ensemble admirer la Sainte-Chapelle et Notre-Dame. Mais la distinction du jeune patricien recouvrait une intelligence des plus pauvres. Tout le surprenait; il riait beaucoup à la moindre plaisanterie, et montrait une ingénuité si complète, que Frédéric le prit d'abord pour un farceur, et finalement le considéra comme un nigaud.

Les épanchements n'étaient donc possibles avec personne; et il attendait toujours l'invitation des Dambreuse.

Au jour de l'an, il leur envoya des cartes de visite, mais il n'en reçut aucune.

Il était retourné à l'Art industriel.

Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut; Frédéric en fut blessé. Il n'en chercha pas moins comment parvenir jusqu'à Elle.

Il eut d'abord l'idée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles «très forts», ce qui amènerait des relations. Peut-être valait-il mieux courir droit au but, déclarer son amour? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleines de mouvements lyriques et d'apostrophes; mais il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien,—immobilisé par la peur de l'insuccès.

Au-dessus de la boutique d'Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout; c'était la sienne;—et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.

Une négresse, qu'il croisa un jour dans les Tuileries tenant une petite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle devait y venir comme les autres; toutes les fois qu'il traversait les Tuileries, son cœur battait, espérant la rencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa promenade jusqu'au bout des Champs-Élysées.

Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes; les étriers d'acier, les gourmettes d'argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse.—Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons de poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait; et tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient. Derrière les Tuileries, le ciel prenait la teinte des ardoises. Les arbres du jardin formaient deux masses énormes, violacées par le sommet. Les becs de gaz s'allumaient; et la Seine, verdâtre dans toute son étendue, se déchirait en moires d'argent contre les piles des ponts.

Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe.

Il regardait avec dédain le vieux comptoir d'acajou, les serviettes tachées, l'argenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la muraille. Ceux qui l'entouraient étaient des étudiants comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de leurs maîtresses. Il s'inquiétait bien des professeurs! Est-ce qu'il avait une maîtresse! Pour éviter leurs joies, il arrivait le plus tard possible. Des restes de nourriture couvraient toutes les tables. Les deux garçons fatigués dormaient dans des coins, et une odeur de cuisine, de quinquet et de tabac emplissait la salle déserte.

Puis il remontait lentement les rues. Les réverbères se balançaient, en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, l'enveloppant, descendaient indéfiniment dans son cœur.

Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples l'embarrassèrent.

Il se mit à écrire un roman intitulé: Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c'était lui-même; l'héroïne, Mme Arnoux. Elle s'appelait Antonia;—et, pour l'avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il s'aperçut le découragèrent; il n'alla pas plus loin, et son désœuvrement redoubla.

Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s'arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l'engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.

Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages, sans en recevoir aucune visite. Il n'y retourna plus.

Il voulut s'amuser. Il se rendit aux bals de l'Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D'ailleurs, il était retenu par la crainte d'un affront pécuniaire, s'imaginant qu'un souper avec un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure.

Il lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer! Quelquefois, il se réveillait le cœur plein d'espérance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. A chaque femme qui marchait devant lui, ou qui s'avançait à sa rencontre, il se disait: «La voilà!» C'était, chaque fois, une déception nouvelle. L'idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la trouverait peut-être sur son chemin; et il imaginait, pour l'aborder, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il la sauverait.

Ainsi les jours s'écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les arcades de l'Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou d'économie politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.

Il loua un piano et composa des valses allemandes.

Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d'avant-scène, Arnoux près d'une femme. Était-ce elle? L'écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva; l'écran s'abattit. C'était une longue personne, de trente ans environ, fanée et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d'éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s'assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu'elle écoutait sans répondre. Frédéric s'ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.

A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'escalier marche à marche, donnant le bras aux deux femmes.

Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, qu'il courut le lendemain à l'Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M. Arnoux.

Le garçon répondit:

«Mais très bien!»

Frédéric ajouta en pâlissant:

«Et Madame?

—Madame aussi!»

Frédéric oublia d'emporter sa gravure.

L'hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, l'ayant subi d'une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.

Il n'alla point à Troyes voir son ami, afin d'éviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu'il meubla. L'espoir d'une invitation chez les Dambreuse l'avait quitté; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s'éteindre.


IV

Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus d'animation qu'à l'ordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une maison à l'autre; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air inquiet; les volets se fermaient; et quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.

Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient des groupes plus considérables qui stationnaient çà et là; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l'oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi; on attendait quelque chose évidemment; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.

Frédéric se trouvait auprès d'un jeune homme blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.

«Je n'en sais rien, reprit l'autre, ni eux non plus! C'est leur mode à présent! quelle bonne farce!»

Et il éclata de rire.

Les pétitions pour la Réforme, que l'on faisait signer dans la garde nationale, jointes au recensement Humann, d'autres événements encore, amenaient depuis six mois, dans Paris, d'inexplicables attroupements; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux n'en parlaient plus.

«Cela manque de galbe et de couleur,» continua le voisin de Frédéric. «Ie cuyde, messire, que nous avons dégénéré! A la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Ie les treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu! Et voilà ce qu'on appelle la Jeunesse des écoles!»

Il écarta les bras, largement, comme Frédérick Lemaître dans Robert Macaire.

«Jeunesse des écoles, je te bénis!»

Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écailles d'huîtres contre la borne d'un marchand de vin:

«En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles?»

Le vieillard releva une face hideuse où l'on distinguait, au milieu d'une barbe grise, un nez rouge et deux yeux avinés stupides.

«Non! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que l'on voit, dans divers groupes, semant l'or à pleines mains... Oh! sème, mon patriarche, sème! Corromps-moi avec les trésors d'Albion! Are you English? Je ne repousse pas les présents d'Artaxercès! Causons un peu de l'union douanière.»

Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à l'épaule; il se retourna. C'était Martinon, prodigieusement pâle.

«Eh bien! fit-il en poussant un gros soupir, encore une émeute!»

Il avait peur d'être compromis, se lamentait. Des hommes en blouse, surtout, l'inquiétaient, comme appartenant à des sociétés secrètes.

«Est-ce qu'il y a des sociétés secrètes! dit le jeune homme à moustaches. C'est une vieille blague du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois!»

Martinon l'engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.

«Vous croyez encore à la police, vous? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard?»

Et il le regarda d'une telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point d'abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.

Bientôt la multitude se fendit d'elle-même; plusieurs têtes se découvrirent; on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant en l'air ses lunettes d'argent et soufflant de son asthme, s'avançait à pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du XIXe siècle, le rival des Zachariæ, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle de pair de France n'avait modifié en rien ses allures. On le savait pauvre, et un grand respect l'entourait.

Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent:

«A bas Guizot!

—A bas Pritchard!

—A bas les vendus!

—A bas Louis-Philippe!»

La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur d'aller plus loin. Il s'arrêta devant l'escalier. On l'aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien qu'on l'aimât tout à l'heure, on le haïssait maintenant, car il représentait l'autorité. Chaque fois qu'il essayait de se faire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement et s'enfonça dans le couloir. Martinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps.

«Quel lâche! dit Frédéric.

—Il est prudent!» reprit l'autre.

La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise; d'autres proposaient d'aller chez Béranger.

«Chez Laffitte!

—Chez Chateaubriand!

—Chez Voltaire!» hurla le jeune homme à moustaches blondes.

Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement qu'ils pouvaient:

«Partez, messieurs, partez, retirez-vous!»

Quelqu'un cria:

«A bas les assommeurs!»

C'était une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de l'ordre public; ils commençaient à pâlir; un d'eux n'y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s'approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, qu'il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s'écartèrent; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d'Hercule dont la chevelure, telle qu'un paquet d'étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.

Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large carton qu'il portait pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu'il en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l'appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence; il n'avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.

«Je m'appelle Dussardier! chez MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton? Je veux mon carton!» Il répétait: «Dussardier!... rue de Cléry. Mon carton!»

Il s'apaisa pourtant, et, d'un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d'admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.

A mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse.

Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d'un air féroce; et les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s'en allaient peu à peu. Des passants, que l'on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s'écria même qu'il avait volé un pain; cette injustice augmenta l'irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.

Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu'on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s'ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.

On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s'allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet s'ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d'un bon chien.

«Tu ne nous reconnais pas? dit Hussonnet.

C'était le nom du jeune homme à moustaches.

«Mais..., balbutia Dussardier.

—Ne fais donc plus l'imbécile, reprit l'autre; on sait que tu es, comme nous, élève en droit.»

Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup:

«A-t-on trouvé mon carton?»

Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.

«Ah! ton carton, où tu mets tes notes de cours? Oui, oui! rassure-toi!»

Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils venaient pour le servir; et il se tut, craignant de les compromettre. D'ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d'étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.

«Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu'un?» demanda Frédéric.

«Non, merci, à personne!

—Mais ta famille?»

Il baissa la tête sans répondre; le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.

«As-tu de quoi fumer?» reprit Frédéric.

Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d'une pipe,—une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d'argent et un bout d'ambre.

Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d'œuvre. Il avait eu soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. A présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d'une ineffable tristesse.

«Si nous lui donnions des cigares, hein?» dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d'en atteindre.

Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.

«Prends donc! Adieu, bon courage!»

Dussardier se jeta sur les deux mains qui s'avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.

«Comment?... à moi!... à moi!...»

Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.

Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu'il travaillait dans les journaux de modes et fabriquait des réclames pour l'Art industriel.

«Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.

—Vous le connaissez?

—Oui! non!... C'est-à-dire je l'ai vu, je l'ai rencontré.»

Il demanda négligemment à Hussonnet s'il voyait quelquefois sa femme.

«De temps à autre,» reprit le bohème.

Frédéric n'osa poursuivre ses questions; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie; il paya la note du déjeuner, sans qu'il y eût de la part de l'autre aucune protestation.

La sympathie était mutuelle; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l'invita cordialement à l'accompagner jusqu'à la rue de Fleurus.

Ils étaient au milieu du jardin quand l'employé d'Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.

«C'est un signal,» dit Hussonnet.

Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.

«Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche,» fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers.

Il ouvrit la barrière d'un coup de pied, et disparut.

Frédéric l'attendit toute la semaine. Il n'osait aller chez lui, pour n'avoir point l'air impatient de se faire rendre à déjeuner; mais il le chercha par tout le quartier latin. Il le rencontra un soir, et l'emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon.

La causerie fut longue; ils s'épanchèrent. Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus, «avait des masses de plans», tournait le couplet; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant dans l'étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l'école romantique. Ces poètes-là n'avaient ni bon sens ni correction, et n'étaient pas Français, surtout! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes d'humeur folâtre quand elles abordent l'art sérieux.

Frédéric fut blessé dans ses prédilections; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d'où son bonheur dépendait? Il demanda au garçon de lettres s'il pouvait le présenter chez Arnoux.

La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.

Hussonnet manqua le rendez-vous; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre-Français pour avoir un coupon de loge; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l'escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l'épaule.

Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l'appartement étroit, qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour; un canapé en damas de laine brune occupait au fond l'intérieur d'une alcôve, entre deux portières d'étoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze; deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. A droite, près d'un cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l'affection la plus sincère.

«Cela va toujours bien?» fit-il en se tournant vers Frédéric.

Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet.

«Comment l'appelez-vous, votre ami?»

Puis tout haut:

«Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.»

L'Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement.

On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois; Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d'Algérie; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d'autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène; et l'inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit l'omnibus pour s'en retourner.

Il fut d'abord question d'une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.

«Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris!» dit Arnoux.

«Après vous, s'il en reste, sire,» répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.

Puis on discuta quelques toiles, où la tête d'Apollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On s'étonnait du prix de leurs œuvres; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.

«Quel tas de bourgeois vous êtes!» dit-il. «Qu'est-ce que cela fait, miséricorde! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d'œuvre ne s'inquiétaient pas du million. Corrège, Murillo»...

«Ajoutez Pellerin», dit Sombaz.

Mais sans relever l'épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence qu'Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois:

«Ma femme a besoin de vous, jeudi. N'oubliez pas!»

Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan? Arnoux pour prendre un mouchoir, venait de l'ouvrir; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée; c'était le personnage qui lisait son journal, dans le fauteuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la chevelure grise, l'air majestueux—et s'appelait Regimbart.

«Qu'est-ce donc, citoyen? dit Arnoux.

—Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement!»

Il s'agissait de la destitution d'un maître d'école; Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s'en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable:

«Vous ne pourriez pas m'avancer, mon cher patron?...»

Mais Arnoux s'était rassis et gourmandait un vieillard d'aspect sordide, en lunettes bleues.

«Ah! vous êtes joli, père Isaac! Voilà trois œuvres décriées, perdues! Tout le monde se fiche de moi! On les connaît maintenant! Que voulez-vous que j'en fasse? Il faudra que je les envoie en Californie!... au diable! Taisez-vous!»

La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer; il le congédia brutalement. Puis, changeant de manières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.

Le coude sur l'espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, d'un air mielleux. Enfin, il éclata:

«Eh! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, monsieur le comte!»

Le gentilhomme s'étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq louis, et, dès qu'il fut dehors:

«Sont-ils assommants, ces grands seigneurs!

—Tous des misérables!» murmura Regimbart.

A mesure que l'heure avançait, les occupations d'Arnoux redoublaient; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique.

Les autres causaient des choses du jour: le portrait de Chérubini, l'hémicycle des Beaux-Arts, l'exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre l'Institut. Les cancans, les discussions s'entre-croisaient. L'appartement, bas de plafond, était si rempli, qu'on ne pouvait remuer; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume.

La porte, près du divan, s'ouvrit, et une grande femme mince entra,—avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.

C'était la femme entrevue, l'été dernier, au Palais-Royal. Quelques-uns, l'appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs; la pendule sonna sept heures; tous se retirèrent.

Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.

Frédéric n'entendait pas leurs paroles; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine s'éleva:

«Depuis six mois que l'affaire est faite, j'attends toujours!»

Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.

«Oh! oh! plus tard, nous verrons!

—Adieu, homme heureux!» dit-elle en s'en allant.

Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds; et, tout en se lavant les mains:

«Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu?

—Soit, dit l'artiste, devenu rouge.

—Bon! et n'oubliez pas ma femme!»

Frédéric accompagna Pellerin jusqu'au haut du faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.

Pellerin lisait tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l'aurait trouvée, de faire des chefs-d'œuvre. Il s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures; et il cherchait, se rongeait; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l'inspiration, tressaillait de l'avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l'empêchait de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.

On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s'étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d'un filet; il était même impossible d'y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. L'une devait représenter la Démence de Nabuchodonosor, l'autre l'Incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.

Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs d'arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n'estimait plus ces travaux de sa jeunesse; maintenant, il était pour le grand style; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole: on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine; Frédéric l'endossa.

Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d'un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu'elle le montait presque jusqu'à eux.

Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux? Quant à son mari, tantôt il l'appelait un bon garçon, d'autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.

Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait d'une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, comme cette personne l'intéressait, il voulut savoir sa position.

Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institutrice en province; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d'écrire dans les petites feuilles.

D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.

«Ah! bah! il en a d'autres!»

Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l'infamie de sa pensée, ajouta d'un air crâne:

«Sa femme le lui rend, sans doute?

—Pas du tout! elle est honnête!»

Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.

Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence d'une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.

Tous les jours, Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.

A huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu'à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l'absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l'estaminet Bordelais, pour prendre le vermout; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu'on lui servît «des plats de ménage, des choses naturelles!» Enfin, il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin, jusqu'au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l'établissement, exténué, le suppliait de sortir.

Et ce n'était pas l'amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne d'y causer politique; avec l'âge, sa verve était tombée, il n'avait plus qu'une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu'il roulait le monde dans sa tête. Rien n'en sortait; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pour tenir un cabinet d'affaires.

Arnoux paraissait l'estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric:

«Celui-là en sait long, allez! C'est un homme fort!»

Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne; Arnoux s'en rapportait à son expérience.

Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart,—jusqu'à lui offrir l'absinthe de temps à autre; et quoiqu'il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c'était l'ami de Jacques Arnoux.

Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d'étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l'émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l'opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d'ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d'action. Bien des choses pourtant l'étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.

Il recevait du fond de l'Allemagne ou de l'Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d'en publier la gravure; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. A ceux qui se plaignaient d'être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent, d'ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s'enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s'obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d'expansion, racontait naïvement ses indélicatesses.

Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d'écrire sous ses yeux, un peu avant l'heure du rendez-vous, des billets où l'on désinvitait les convives.

«Cela n'attaque pas l'honneur, vous comprenez?»

Et le jeune homme n'osa lui refuser ce service.

Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une robe disparaître.

«Mille excuses! dit Hussonnet. Si j'avais cru qu'il y eût des femmes...

—Oh! pour celle-là, c'est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite, en passant.

—Comment? dit Frédéric.

—Mais oui! elle s'en retourne chez elle, à la maison.»

Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu'il y sentait confusément épandu venait de s'évanouir, ou plutôt n'y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d'une trahison.

Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.

«Ah! les affiches! s'écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir!»

Regimbart prenait son chapeau.

«Comment, vous me quittez?

—Sept heures!» dit Regimbart.

Frédéric le suivit.

Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées! Où donc vivait-elle? Comment la rencontrer maintenant? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais!

«Venez-vous la prendre? dit Regimbart. —Prendre qui?

—L'absinthe!»

Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l'estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n'était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l'Art industriel.

«Que je crève, si j'y retourne! C'est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle!»

Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu'elles atteignaient un peu Mme Arnoux.

«Qu'est-ce donc qu'il vous a fait!» dit Regimbart.

Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.

Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais «la crasse d'Arnoux» l'exaspérait trop. Il se soulagea.

D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des critiques! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé par l'échéance d'un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac; et, quinze jours plus tard, Arnoux lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.

«Pas un sou de moins! Quelle gredinerie! et il en fait bien d'autres, parbleu! Nous le verrons un de ces matins, en cour d'assises.

—Comme vous exagérez! dit Frédéric d'une voix timide.

—Allons! bon! j'exagère!» s'écria l'artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.

Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles...

«Mauvaises! lâchez le mot! Les connaissez-vous? Est-ce votre métier? Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela, les amateurs!

—Eh! ce ne sont pas mes affaires! dit Frédéric.

—Quel intérêt avez-vous donc à le défendre?» reprit froidement Pellerin.

Le jeune homme balbutia:

«Mais... parce que je suis son ami.

—Embrassez-le de ma part! bonsoir!»

Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l'échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.

«Tiens! qui vous ramène?»

Cette question bien simple embarrassa Frédéric; et, ne sachant que répondre, il demanda si l'on n'avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

«Celui où vous mettez vos lettres de femmes?» dit Arnoux.

Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une telle supposition.

«Vos poésies, alors?» répliqua le marchand.

Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches,—de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin, Arnoux se leva; et, en disant: «C'est fait!» il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie; et le jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de Deslauriers, quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

«Un mot, seulement! Hier, on m'a envoyé de Genève une belle truite; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste... C'est rue de Choiseul, 24 bis. N'oubliez pas!»

Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait: «Enfin! enfin!» Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut avec une malle sur l'épaule.

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.

«Qu'est-ce donc qui te prend? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre?»

Frédéric n'eut pas la force de mentir.

Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu'il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

«C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j'avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd'hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux!

—Oh! ne te gêne pas! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d'important...

—Allons donc! Je serais un fier misérable...»

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

«Tu me traites comme un roi, ma parole!»

Ils causèrent de leur passé, de l'avenir; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l'habit auquel il avait donné un coup de fer.

«On croirait que tu vas te marier,» dit Deslauriers.

Une heure après, un troisième individu survint et retira d'un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.

«Monsieur n'a besoin de rien?

—Merci, répliqua le clerc,» en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.

Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s'écria, comme saisi par une idée:

«Ah! saprelotte, j'oubliais!

—Quoi donc?

—Ce soir, je dîne en ville!

—Chez les Dambreuse? Pourquoi ne m'en parles-tu jamais dans les lettres?»

Ce n'était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

«Tu aurais dû m'avertir! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.

—Impossible! répliqua brusquement Frédéric. On ne m'a invité que ce matin, tout à l'heure.»

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.

«Tu as bien le temps!» dit l'autre.

Enfin, il s'habilla, il partit.

«Voilà les riches!» pensa Deslauriers.

Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu'il connaissait.

Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata; et, tandis qu'il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

L'antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n'avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.

Mlle Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux l'enleva jusqu'à la hauteur de sa bouche pour la baiser; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l'enfant.

Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d'une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un jeune chat.

Il n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d'une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait des charbons dans la cheminée; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d'argent. Çà et là, des choses intimes traînaient: une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d'une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d'où pendaient en dehors deux aiguilles d'ivoire, la pointe en bas.

C'était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.

Arnoux rentra; et, par l'autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne distingua d'abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s'entortillant à son peigne, lui tombait sur l'épaule gauche.

Arnoux présenta Frédéric.

«Oh! je reconnais Monsieur parfaitement», répondit-elle.

Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps: Dittmer, Lovarias, Burrieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d'art collègues d'Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l'illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.

Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l'aimait, tout en l'exploitant. D'ailleurs, il redoutait sa terrible langue—si bien que, pour l'attendrir, il avait publié dans l'Art industriel son portrait accompagné d'éloges hyperboliques; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu'à l'argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s'imagina qu'ils étaient réconciliés depuis longtemps.

La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu'un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.

Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.

Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l'Orient; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l'Opéra; et l'existence atroce de la bohême lui parut drôle, à travers la gaieté d'Hussonnet, lequel narra, d'une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n'ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l'école florentine, lui révéla des chefs-d'œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s'écria:

«Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité! Qu'est-ce que cela veut dire, la réalité? Les uns voient noir, d'autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine; et l'art deviendra, si l'on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vous n'arriverez pas à son but,—oui, son but!—qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasseries d'exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple: c'est joli, coquet, propret, et pas lourd! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage! Les notaires achètent ça vingt mille francs; il y a pour trois sous d'idées; mais, sans l'idée, rien de grand! sans grandeur, pas de beau! L'Olympe est une montagne! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut l'exubérance que le goût, le désert qu'un trottoir, et un sauvage qu'un coiffeur!»

Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s'ajoutaient à sa passion et faisaient de l'amour.

Il était assis trois places au-dessous d'elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.

Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.

Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l'époque l'avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures; parmi les noms fameux, il s'en trouvait beaucoup d'inconnus, et les pensées curieuses n'apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d'écrire une ligne à côté.

Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d'argent qu'il avait remarqué sur la cheminée. C'était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d'Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait; il fut pris d'attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient;—et Frédéric aurait accepté d'être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l'intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse.

Mais elle vint dans l'angle du salon où il se tenait, lui demanda s'il connaissait quelques-uns des convives, s'il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue; et il n'en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine; cependant, il n'osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.

Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l'air.

Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.

Cela commençait sur un rythme grave, tel qu'un chant d'église, puis, s'animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s'apaisait tout à coup; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.

Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s'inclinait sur son épaule; sa poitrine se gonflait, ses bras s'écartaient, son cou d'où s'échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d'orgue.

Rosenwald n'abandonna pas le piano. Il continua de jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onze heures, comme les derniers s'en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n'ont pas fait leur tour après dîner.

Mme Arnoux s'était avancée dans l'antichambre; Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main; elle la tendit également à Frédéric; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.

Il quitta ses amis; il avait besoin d'être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement? «Allons donc! je suis fou!» Qu'importait d'ailleurs, puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère.

Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût! Il n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l'enveloppa; il se reconnut au bord des quais.

Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l'eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes masses d'ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices, que l'on n'apercevait pas, faisaient des redoublements d'obscurité. Un brouillard lumineux flottait au delà, sur les toits; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement; un vent léger soufflait.

Il s'était arrêté au milieu du pont Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l'air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d'intarissable, un afflux de tendresse qui l'énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l'horloge d'une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l'eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l'âme où il vous semble qu'on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand poète;—et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation! Le but de son existence était clair maintenant, et l'avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu'un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C'était l'autre. Il n'y pensait plus.

Son visage s'offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau;—et resta une minute à se regarder.


V

Le lendemain, avant midi, il s'était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l'emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.

Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant:

«C'est lui! le voilà! Sénécal!»

Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l'ecclésiastique.

D'abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.

«Est-ce pour toi, tout cela? dit le clerc.

—Mais sans doute!

—Tiens! quelle idée!»

Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l'avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils vinrent à s'entretenir du dîner chez Arnoux.

«Le marchand de tableaux? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment!»

«Pourquoi donc?» dit Pellerin.

Sénécal répliqua:

«Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques!»

Et il se mit à parler d'une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes: Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l'affliction des patriotes. Pellerin, d'un ton vexé comme s'il en était l'auteur, répondit que toutes les opinions se valaient; Sénécal protesta. L'Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses; les autres étaient nuisibles.

«Mais ça dépend de l'exécution? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d'œuvre!

—Tant pis pour vous, alors! on n'a pas le droit...

—Comment?

—Non! monsieur, vous n'avez pas le droit de m'intéresser à des choses que je réprouve! Qu'avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages? Je ne vois pas là d'enseignement pour le peuple! Montrez-nous ses misères, plutôt! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices! Eh! bon Dieu, les sujets ne manquent pas: la ferme, l'atelier...»

Pellerin en balbutiait d'indignation, et, croyant avoir trouvé un argument:

«Molière, l'acceptez-vous?

—Soit! dit Sénécal. Je l'admire comme précurseur de la Révolution française.

—Ah! la Révolution! Quel art! Jamais il n'y a eu d'époque plus pitoyable!

—Pas de plus grande, monsieur!»

Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face:

«Vous m'avez l'air d'un fameux garde national!»

Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit:

«Je n'en suis pas! et je la déteste autant que vous! Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste! il ne serait pas si fort sans la complicité d'un tas de farceurs comme celui-là.»

Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l'exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d'or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.

«Oh! oh! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.»

Frédéric devint blême.

«Il vous a donc fait bien du tort, monsieur?

—A moi? non! Je l'ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.»

Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l'Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d'un monde qu'il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n'ayant d'ailleurs aucun besoin, et étant d'une probité inflexible.

La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.

«Tu m'y présenteras plus tard, n'est-ce pas, mon vieux?

—Certainement,» dit Frédéric.

Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l'École de droit son inscription, acheté les livres indispensables,—et la vie qu'ils avaient tant rêvée commença.

Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n'ayant parlé d'aucune convention pécuniaire, Frédéric n'en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l'armoire, s'occupait du ménage; mais, s'il fallait donner une mercuriale au concierge, le clerc s'en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d'aîné.

Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l'interrompre. C'étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d'un livre égaré, colères d'une minute, que des rires apaisaient.

La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.

Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté;—et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l'air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis; ils sentaient, en l'aspirant, un vaste espoir épandu.

Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble; et, bras dessus bras dessous, ils s'en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d'eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau, servi par des pages nègres;—et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu'elles le désolaient comme s'il les avait perdues.

«A quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l'aurons!

—Qui sait?» reprenait Deslauriers.

Malgré ses opinions démocratiques, il l'engageait à s'introduire chez les Dambreuse. L'autre objectait ses tentatives.

«Bah! retournes-y! On t'invitera!»

Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n'ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.

Effectivement, il n'y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d'Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l'Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d'une telle façon, qu'on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu'il lui fallait tout cela pour sa peinture.

Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses,—ayant coutume d'assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte;—et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l'atelier. Le calme de cette grande pièce, où l'on n'entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu'au ronflement du poêle, tout le plongeait d'abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l'étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours; et, tel qu'un voyageur perdu au milieu d'un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.

Il se fixait des jours pour aller chez elle; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient; on ouvrait, et, à ces mots: «Madame est sortie,» c'était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.

Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle; une autre après-midi, le maître d'écriture de Mlle Marthe survint. D'ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n'y retourna plus, par discrétion.

Mais il ne manquait pas, pour qu'on l'invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l'Art industriel, chaque mercredi, régulièrement; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu'à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait: «Êtes-vous libre, demain soir?» Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l'art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses; Frédéric suivait docilement ses conseils,—aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.

Il ne parlait guère pendant ces dîners; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles, il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d'art, presque animées comme des personnes; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion.

Il n'avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d'elle.

Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s'asseyait au pied de son lit. D'abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d'affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.

«Ah! quelle bêtise!»

Ou bien elle l'avait appelé son «ami».

«Vas-y gaiement, alors!

—Mais je n'ose pas, disait Frédéric.

—Eh bien, n'y pense plus! Bonsoir.»

Deslauriers se retournait vers la ruelle et s'endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme une dernière faiblesse d'adolescence; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.

Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d'algérienne étaient soigneusement tirés; la lampe et quatre bougies brûlaient; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s'étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l'immortalité de l'âme, on faisait des parallèles entre les professeurs.

Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d'une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C'était le garçon qu'ils avaient réclamé au poste, l'année dernière.

N'ayant pu rendre à son maître le carton de dentelles perdu dans la bagarre, celui-ci l'avait accusé de vol, menacé des tribunaux; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l'avait rencontré au coin d'une rue; et il l'amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir «l'autre».

Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. Il n'y manqua pas.

Tous sympathisaient. D'abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d'un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On l'accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux: l'embastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot,—si bien que Martinon se taisait, craignant d'offenser quelqu'un. En sept ans de collège, il n'avait pas mérité de pensum, et à l'École de droit, il savait plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc; mais il apparut un soir dans une toilette de marié: gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d'or.

L'étonnement redoubla quand on sut qu'il sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d'acheter au père Martinon une partie de bois considérable; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.

«Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet

Alors, la conversation s'engagea sur les femmes. Pellerin n'admettait pas qu'il y eût de belles femmes (il préférait les tigres); d'ailleurs, la femelle de l'homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique:

«Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée; je veux dire les seins, les cheveux...

—Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs...

—Oh! connu! s'écria Hussonnet. Assez d'Andalouses sur la pelouse! des choses antiques? serviteur! Car enfin, voyons, pas de blagues! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo! Soyons Gaulois, nom d'un petit bonhomme! et Régence si nous pouvons!

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