← Retour

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3: L'éducation sentimentale, v. 1

16px
100%

Coulez, bons vins; femmes, daignez sourire!

Il faut passer de la brune à la blonde!—Est-ce votre avis, père Dussardier?»

Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.

«Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours!»

Cela fut dit d'une telle façon, qu'il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.

Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s'abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte. Élevé sous les yeux d'une grand'mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons; et il se montrait plein de zèle, jusqu'à vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement. Frédéric l'entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse; sa voiture l'attendait en bas dans la rue.

Un soir qu'il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d'un ouvrier que de ces messieurs.

«Moi, je travaille, au moins! je suis pauvre!

—Cela se voit,» dit à la fin Frédéric, impatienté.

Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.

Mais, Regimbart ayant dit qu'il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à l'ami d'Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux patriotes.

Ils différaient cependant.

Sénécal—qui avait un crâne en pointe—ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l'inquiétait principalement, c'était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de l'École polytechnique.

Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait: «Oh! pas d'utopies, pas de rêves!» En fait d'art (bien qu'il fréquentât les ateliers, où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon d'escrime), ses opinions n'étaient point transcendantes. Il comparait le style de M. Marast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause d'une ode sur la Pologne, «où il y avait du cœur». Enfin Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier d'Arnoux. Or le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. «Quand donc m'y mèneras-tu?» disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage; puis, ce n'était pas la peine, les dîners allaient finir.

S'il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l'eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu'à venir au bureau de l'Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d'elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l'aurait gêné mille fois plus. Le Clerc s'apercevait qu'il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d'injure.

Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d'après l'idéal de leur jeunesse; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. D'ailleurs Frédéric, plein de l'idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d'idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait: «Entrez, Arnoux!» Au restaurant, il demandait un fromage de Brie «à l'instar d'Arnoux»; et, la nuit, feignant d'avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant: «Arnoux! Arnoux!» Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d'une voix lamentable:

«Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux!

—Jamais! répondit le clerc.

Toujours lui! lui partout! ou brûlante ou glacée,
L'image de l'Arnoux...

—Tais-toi donc!» s'écria Frédéric en levant le poing.

Il reprit doucement:

«C'est un sujet qui m'est pénible, tu sais bien.

—Oh! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s'inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle! Pardon encore une fois. Mille excuses!»

Ainsi fut terminée la plaisanterie.

Mais trois semaines après, un soir, il lui dit:

«Eh bien, je l'ai vue tantôt, Mme Arnoux!

—Où donc?

—Au palais, avec Balandard, avoué; une femme brune, n'est-ce pas, de taille moyenne?»

Frédéric fit un signe d'assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d'admiration, il se serait épanché largement, il était tout prêt à le chérir; l'autre se taisait toujours; enfin, n'y tenant plus, il lui demanda d'un air indifférent ce qu'il pensait d'elle.

Deslauriers la trouvait «pas mal, sans avoir pourtant rien d'extraordinaire».

«Ah! tu trouves,» dit Frédéric.

Arriva le mois d'août, époque de son deuxième examen. D'après l'opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d'emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d'Instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu'au matin; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il continua à l'interroger sur le trottoir, tout en marchant.

Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s'agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle; puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d'un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d'hermine sur l'épaule, avec des toques à galons d'or sur le chef.

Frédéric se trouvait l'avant-dernier dans la série, position mauvaise. A la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit l'une pour l'autre; et le professeur, un brave homme, lui dit: «Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous!» puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n'était pas encore perdu; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l'examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d'épaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure! Il s'agissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d'avoir entendu des théories contraires aux siennes, lui demanda d'un ton brutal:

«Et vous, monsieur, est-ce votre avis? Comment conciliez-vous le principe de l'article 1351 du Code civil avec cette voie d'attaque extraordinaire?»

Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l'intervalle d'une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.

«J'attends toujours votre réponse!» reprit l'homme à la toque d'or.

Et comme le geste de Frédéric l'agaçait sans doute:

«Ce n'est pas dans votre barbe que vous la trouverez!»

Ce sarcasme causa un rire dans l'auditoire; le professeur, flatté, s'amadoua. Il lui fit deux questions encore sur l'ajournement et sur l'affaire sommaire, puis baissa la tête en signe d'approbation; l'acte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.

Pendant que l'huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l'entourèrent, en achevant de l'ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l'examen. On le proclama bientôt d'une voix sonore, à l'entrée de la salle: «Le troisième était... ajourné!»

«Emballé! dit Hussonnet, allons-nous-en!»

Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, «une belle carrière» s'ouvrait devant lui.

«Celui-là t'enfonce tout de même,» dit Deslauriers.

Rien n'est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l'on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu'il s'en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes; et, comme Hussonnet faisait mine de s'en aller, il le prit à l'écart pour lui dire:

«Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu!»

Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l'Allemagne.

Le soir, en rentrant, le Clerc trouva son ami singulièrement changé: il pirouettait, sifflait; et, l'autre s'étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu'il n'irait pas chez sa mère; il emploierait ses vacances à travailler.

A la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d'être interrompu dans ses visites. La conviction d'une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, il ne serait pas séparé d'Elle! Quelque chose de plus fort qu'une chaîne de fer l'attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.

Des obstacles s'y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère; il confessait d'abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme,—un hasard, une injustice;—d'ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n'ayant pas de temps à perdre, il n'irait point à la maison cette année; et il demandait, outre l'argent d'un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles;—le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d'amour filial.

Mme Moreau, qui l'attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit de «venir tout de même». Frédéric ne céda pas. Une brouille s'ensuivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l'argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d'or.

Quand tout cela fut en sa possession:

«C'est peut-être une idée de coiffeur que j'ai eue?» songea-t-il.

Et une grande hésitation le prit:

Pour savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.

Il monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette; elle ne sonna pas; il se sentait près de défaillir.

Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés; et l'on n'entendait plus rien. Frédéric eut peur.

Il colla son oreille contre la porte; pas un souffle! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n'apercevait dans l'antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons, quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s'ouvrit; et sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l'air maussade, Arnoux lui-même parut.

«Tiens! Qui diable vous amène? Entrez!»

Il l'introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l'on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres; et d'un ton brusque:

«Vous avez quelque chose à me demander, cher ami?

—Non! rien! rien!» balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.

Enfin, il dit qu'il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d'Hussonnet.

«Nullement! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers!»

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d'une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus; le manche d'ivoire se brisa.

«Mon Dieu! s'écria-t-il, comme je suis chagrin d'avoir brisé l'ombrelle de Mme Arnoux.»

A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l'occasion qui s'offrait de parler d'elle, ajouta timidement:

«Est-ce que je ne pourrai pas la voir?»

Elle était dans son pays, près de sa mère malade.

Il n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.

«Chartres! Cela vous étonne?

—Moi? non! pourquoi? Pas le moins du monde!»

Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s'était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l'étagère, le parquet; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.

Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l'antichambre; Arnoux le prit; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l'enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main:

«Avertissez le concierge, s'il vous plaît, que je n'y suis pas!»

Et il referma la porte sur son dos, violemment.

Frédéric descendit l'escalier marche à marche. L'insuccès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois d'ennui. Comme il n'avait aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.

Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s'amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l'hôtel de ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus,—et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l'orient comme une large étoile d'or, tandis qu'à l'autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C'était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.

Il rentrait dans sa chambre; puis, couché sur son divan, s'abandonnait à une méditation désordonnée: plans d'ouvrage, projets de conduite, élancements vers l'avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.

Il remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueux d'habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore; on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d'ailes dans des cages, le ronflement d'un tour, le marteau d'un savetier; et les marchands d'habits, au milieu des rues, interrogeaient de l'œil chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture; dans l'atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s'arrêtait à l'étalage d'un bouquiniste; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner; et, parvenu devant le Luxembourg, il n'allait pas plus loin.

Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l'étourdissait,—le dimanche surtout,—quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.

Il allait tous les jours à l'Art industriel;—et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s'informait de sa mère très longuement. La réponse d'Arnoux ne variait pas; «le mieux se continuait,» sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d'inquiétude,—si bien qu'Arnoux, attendri par tant d'affection, l'emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n'était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s'apercevoir de ce refroidissement; et puis c'était l'occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.

Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs; et, l'ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbart s'y trouvait. Ils s'en allèrent aux Trois-Frères-Provençaux.

Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l'établissement, auquel il «donna un savon», il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service! A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s'accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s'écriait qu'on ne pouvait plus dîner à Paris! Enfin, ne sachant qu'imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l'huile, «tout bonnement», lesquels, bien qu'à moitié réussis, l'apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux:

«Qu'était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n'en reverra plus!»

Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d'Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisqu'il ne voulait vendre à aucun prix, Regimbart lui découvrirait quelqu'un; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusqu'à la fin du dessert.

On s'en alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à l'entre-sol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d'interminables parties de billard, abreuvées d'innombrables chopes;—et il resta là, jusqu'à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l'espérance confuse d'un événement quelconque favorable à son amour.

Quand donc la reverrait-il? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit:

«Ma femme est revenue hier, vous savez!»

Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.

Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.

«Mais non! Qui vous l'a dit?

—Arnoux!»

Elle fit un «ah!» léger, puis ajouta qu'elle avait eu d'abord des craintes sérieuses, maintenant disparues.

Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé avec son chapeau entre ses genoux; et l'entretien fut pénible, elle l'abandonnait à chaque minute; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d'étudier la chicane, elle répliqua: «Oui..., je conçois..., les affaires...!» en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.

Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l'ombre autour d'eux.

Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l'accompagner.

On n'y voyait plus; le temps était froid et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l'air. Frédéric le humait avec délices; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu'il aurait voulu couvrir de baisers, s'appuyait sur sa manche. A cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu; il lui semblait qu'ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d'un nuage.

L'éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L'occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu'à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s'arrêta net, en lui disant:

«Nous y sommes, je vous remercie! A jeudi, n'est-ce pas, comme d'habitude?»

Les dîners recommencèrent; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.

La contemplation de cette femme l'énervait, comme l'usage d'un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d'exister.

Les prostituées qu'il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. A l'éventaire des marchandes, les fleurs s'épanouissaient pour qu'elle les choisît en passant; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied; toutes les rues conduisaient vers sa maison: les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle.

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un yacht parmi les archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de brocart. D'autres fois il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d'un harem;—et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l'allure d'une phrase, un contour, l'amenaient à sa pensée d'une façon brusque et insensible.

Quant à essayer d'en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front; Lovarias fit de même, en disant:

«Vous permettez, n'est-ce pas, selon le privilège des amis?»

Frédéric balbutia:

«Il me semble que nous sommes tous des amis?

—Pas tous des vieux!» reprit-elle.

C'était le repousser d'avance, indirectement.

Que faire, d'ailleurs? Lui dire qu'il l'aimait? Elle l'éconduirait sans doute; ou bien, s'indignant, le chasserait de sa maison! Or, il préférait toutes les douleurs à l'horrible chance de ne plus la voir.

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser.

Une chose l'étonnait, c'est qu'il n'était pas jaloux d'Arnoux; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue,—tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée; et, incapable d'action, maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l'étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes; et, un jour qu'il n'avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit:

«Mais, saprelotte! qu'est-ce que tu as?»

Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n'en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c'est perdre son temps.

«Tu me gâtes mon Frédéric! Je redemande l'ancien. Garçon, toujours du même! Il me plaisait! Voyons, fume une pipe, animal! Secoue-toi un peu, tu me désoles!

—C'est vrai, dit Frédéric, je suis fou!»

Le Clerc reprit:

«Ah! vieux troubadour, je sais bien ce qui t'afflige! Le petit cœur? Avoue-le! Bah! une de perdue, quatre de trouvées! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t'en fasse connaître, des femmes? Tu n'as qu'à venir à l'Alhambra.» (C'était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Elysées, et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce genre d'établissements.) «On s'y amuse à ce qu'il paraît. Allons-y! Tu prendras tes amis si tu veux; je te passe même Regimbart!»

Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l'Alhambra.

Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d'une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l'estrade où jouaient les musiciens; le sol autour était couvert d'asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d'où s'élevait un mince filet d'eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l'huile; et les allées nombreuses, garnies d'un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu'il ne l'était.

Des étudiants promenaient leurs maîtresses; des commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts; des collégiens fumaient des régalias; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de l'Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièce d'or, ou simplement pour le plaisir de la danse; et leurs robes à tunique vert d'eau, bleue-cerise, ou violette, passaient, s'agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.

Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.

Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l'avoir considéré d'un air maussade, elle dit: «Non! pas de confiance, mon bonhomme!» et tourna les talons.

Il recommença près d'une grosse brune, qui était folle sans doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s'il continuait, d'appeler les sergents de ville. Deslauriers s'efforça de rire; puis, découvrant une petite femme assise à l'écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.

Les musiciens, juchés sur l'estrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d'orchestre, debout, battait la mesure d'une façon automatique. On était tassé, on s'amusait; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s'enfonçaient sous les jupons; tout cela sautait en cadence; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n'osait leur parler, s'imaginant qu'il y avait toujours chez ces femmes-là «un homme caché dans l'armoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change».

Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s'écria:

«Tiens! la marquise d'Amaëgui!»

C'était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu'aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit:

«Nous devrions organiser ce soir une petite fête chez toi, un raout oriental? Tâche d'herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français? Eh bien, qu'est-ce qui te gêne? Attendrais-tu ton hidalgo?»

L'Andalouse baissait la tête; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur d'en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d'argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse; la chose fut décidée. Mais Frédéric n'était plus là.

Il avait cru reconnaître la voix d'Arnoux, avait aperçu un chapeau de femme, et il s'était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.

Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.

«Excusez-moi! je vous dérange?

—Pas le moins du monde!» reprit le marchand.

Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu'il était accouru à l'Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d'une affaire urgente; et sans doute Arnoux n'était pas complètement rassuré, car il lui dit d'un air inquiet:

«Vous êtes bien sûre?

—Très sûre! on vous aime! Ah! quel homme!»

Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d'être rouges. Mais elle avait d'admirables yeux, fauves avec des points d'or dans les prunelles, tout pleins d'esprit, d'amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant:

«Vous êtes gentille, embrassez-moi!»

Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.

A ce moment, les danses s'arrêtèrent; et, à la place du chef d'orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d'une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d'or, l'air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette. C'était un villageois narrant lui-même son voyage dans la Capitale; l'artiste parlait bas-normand, faisait l'homme soûl; le refrain:

Ah! j'ai t'y ri, j'ai t'y ri,
Dans ce gueusard de Paris!

soulevait des trépignements d'enthousiasme. Delmas, «chanteur expressif», était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de l'Albanaise.

Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l'homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s'attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause,—et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.

Mlle Vatnaz, en écartant d'une main les branches d'un troëne qui lui masquait la vue de l'estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.

«Très bien! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l'Alhambra! Delmas vous plaît, ma chère.»

Elle ne voulut rien avouer.

«Ah! quelle pudeur!»

Et, montrant Frédéric:

«Est-ce à cause de lui? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret!»

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure, Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.

Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main:

«Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste?

—Comment la connaissez-vous? demanda Frédéric.

—Nous avons été dans la même maison!» reprit-il.

Cisy le tirait par la manche, ils sortirent; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l'éloge de son caractère. Elle ajouta même qu'il avait le génie du cœur.

Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre; et il s'ensuivit une discussion, où l'on mêla Shakspeare, la Censure, le Style, le Peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres; les jeunes gens se penchaient pour l'écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s'abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre; un voleur fut arrêté.

Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits; les trombones rugissaient plus fort; le rythme s'accélérait; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent; des soleils se mirent à tourner; la lueur des feux de Bengale, couleur d'émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin;—et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.

Elle s'écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l'air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta: Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies; et il accompagnait une femme d'une cinquantaine d'années, laide, magnifiquement vêtue, et d'un rang social problématique.

«Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu'on ne suppose. Mais où est donc Cisy?»

Dussardier leur montra l'estaminet, où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie d'un chapeau rose.

Hussonnet, qui s'était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.

Une jeune fille s'appuyait sur son bras, en l'appelant tout haut «mon petit chat».

«Mais non! lui disait-il. Non! pas en public! Appelle-moi Vicomte, plutôt! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît! Oui, mes bons, une ancienne! N'est-ce pas qu'elle est gentille?» Il lui prenait le menton. «Salue ces messieurs! ce sont tous des fils de pairs de France! je les fréquente pour qu'ils me nomment ambassadeur!

—Comme vous êtes fou!» soupira Mlle Vatnaz.

Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu'à sa porte.

Arnoux les regarda s'éloigner, puis, se tournant vers Frédéric:

«Vous plairait-elle, la Vatnaz? Au reste, vous n'êtes pas franc là-dessus? Je crois que vous cachez vos amours?»

Frédéric, devenu blême, jura qu'il ne cachait rien.

«C'est qu'on ne vous connaît pas de maîtresse,» reprit Arnoux.

Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l'histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu'effectivement, il n'avait pas de maîtresse.

Le marchand l'en blâma.

«Ce soir, l'occasion était bonne! Pourquoi n'avez-vous pas fait comme les autres, qui s'en vont tous avec une femme?

—Eh bien, et vous? dit Frédéric, impatienté d'une telle persistance.

—Ah! moi! mon petit! c'est différent! Je m'en retourne auprès de la mienne!»

Il appela un cabriolet, et disparut.

Les deux amis s'en allèrent à pied. Un vent d'est soufflait. Ils ne parlaient ni l'un ni l'autre. Deslauriers regrettait de n'avoir pas brillé devant le directeur d'un journal, et Frédéric s'enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.

«A qui la faute? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux!

—Bah! tout ce que j'aurais pu faire eût été complètement inutile!»

Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait, pour obtenir les choses, de les désirer fortement.

«Cependant, toi-même, tout à l'heure...

—Je m'en moquais bien! fit Deslauriers, arrêtant net l'allusion. Est-ce que je vais m'empêtrer de femmes!»

Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises; bref, elles lui déplaisaient.

«Ne pose donc pas!» dit Frédéric.

Deslauriers se tut. Puis, tout à coup:

«Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe?

—Oui! accepté!»

La première qui passa était une mendiante hideuse; et ils désespéraient du hasard, lorsqu'au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.

Deslauriers l'accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la place du Carrousel; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d'elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu'il les gênerait, et n'avait qu'à suivre son exemple.

«Combien as-tu encore?

—Deux pièces de cent sous!

—C'est assez! bonsoir!»

Frédéric fut saisi par l'étonnement que l'on éprouve à voir une farce réussir: «Il se moque de moi, pensa-t-il. Si je remontais?» Deslauriers croirait, peut-être, qu'il lui enviait cet amour? «Comme si je n'en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort!» Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.

Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade,—comme s'il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l'oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.

Celle d'Arnoux lui apparut. Il s'éloigna, pour fuir cette vision.

Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.

Quand un piéton s'avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle; et un homme surgissait, dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d'une cheminée; des sons lointains s'élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse; il se trouva sur le pont de la Concorde.

Alors, il se ressouvint de ce soir de l'autre hiver,—où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son cœur battait vite sous l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant!

Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut; ses dents claquaient; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n'en pas finir? Rien qu'un mouvement à faire! Le poids de son front l'entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l'eau; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu'il n'essaya pas de le franchir.

Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s'affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu'il «avait fait la noce».

Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand'faim, et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu'il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l'hôtel de ville, jusqu'à huit heures et un quart.

Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.

Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s'était abouché avec une dame; et même il l'avait reconduite en voiture, avec son mari, jusqu'au seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là!

«Que voulez-vous que j'y fasse?» dit Frédéric.

Alors le gentilhomme battit la campagne; il parla de Mlle Vatnaz, de l'Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite: se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu'il l'assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l'histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.

Le Clerc trouva qu' «il allait maintenant très bien». Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.

C'était par elle qu'il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur, jusqu'à lui faire croire qu'il était décoré; il ornait sa redingote d'un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s'en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait «fille du peuple» par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric n'aurait pas voulu d'un tel amour.

Cependant, lorsqu'ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d'aller dîner rue de Choiseul!

Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d'Arcole. Le bohème se mit à l'appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages:

«Voici la chose: C'est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.

—Comment, puisqu'elle s'appelle Marie?

—Angèle aussi, n'importe! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au Journal! Ainsi convenu! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j'ai tant de courses!»

Frédéric n'avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre:

«Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant.—R. S. V. P.»

«Trop tard,» pensa-t-il.

Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s'écria:

«Ah! enfin! Mais tu n'as pas l'air content. Pourquoi?»

Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu'il avait le même jour une autre invitation.

«Fais-moi le plaisir d'envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne.»

Et le Clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.

N'ayant jamais vu le monde qu'à travers la fièvre de ses convoitises, il se l'imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d'un homme en place, le sourire d'une jolie femme pouvaient, par une série d'actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l'état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin, il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.

Il n'en devait pas moins, puisque c'était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau; il songea naturellement à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or, il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d'ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n'avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.

Deslauriers lui répondit qu'il n'avait pas d'argent.

«J'en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin!»

Et, l'autre ayant répété la même excuse, il s'emporta.

«Tu pourrais bien, quelquefois...

—Quoi donc?

—Rien!»

Le Clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et quand il l'eut versée pièce à pièce:

«Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets!»

Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l'ombrelle sur le piano:

«Ah! c'était pour cela!

—Je l'enverrai peut-être,» dit lâchement Frédéric.

Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d'un oncle, s'excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.

Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au lieu de l'attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.

Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s'informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il s'était acheté une maison de campagne.

Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla «d'y aller;» elle ne pouvait y aller; d'écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s'offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.

Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.

La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu'au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.

Arnoux, étendu sur l'herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l'absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.

«Diable, diable! c'est ennuyeux! elle a raison; il faut que je parte.»

Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, l'écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d'une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata; Mme Arnoux, se croyant seule, s'amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues; d'autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d'une cascade; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.

Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent.

Puis elle parut elle-même au haut du perron; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d'or.

Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheur, avocat, c'étaient les convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau: Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burrieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d'une exécution médiocre. Hussonnet s'était dispensé de tout présent.

Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.

Elle l'en remercia beaucoup. Alors, il dit:

«Mais... c'est presque une dette! J'ai été si fâché.

—De quoi donc? reprit-elle. Je ne comprends pas!

—A table! fit Arnoux, en le saisissant par le bras; puis, dans l'oreille: Vous n'êtes guère malin, vous!»

Rien n'était plaisant comme la salle à manger, peinte d'une couleur vert d'eau. A l'un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d'Écosse, aux trois quarts dépouillé; des massifs de fleurs la bombaient inégalement; et, au delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.

On causa d'abord de cette vue que l'on avait, puis du paysage en général; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l'ordre à son domestique d'atteler l'américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.

«Veux-tu que je m'en retourne avec toi? dit Mme Arnoux.

—Mais certainement! et, en lui faisant un beau salut: Vous savez bien, Madame, qu'on ne peut vivre sans vous!»

Tous la complimentèrent d'avoir un si bon mari.

«Ah! c'est que je ne suis pas seule!» répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.

Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d'un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s'il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.

«Rien de plus vrai! et, se tournant vers Frédéric: C'est même le monsieur que je promenais l'autre jour à l'Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles!»

Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l'aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.

Le marchand ajouta, d'un air simple:

«Comment l'appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami?

—Deslauriers,» dit vivement Frédéric.

Et, pour réparer les torts qu'il se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.

«Ah! vraiment? Mais il n'a pas l'air si brave garçon que l'autre, le commis de roulage.»

Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu'il frayait avec les gens du commun.

Ensuite, il fut question des embellissements de la Capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.

Frédéric, saisissant l'occasion de se faire valoir, dit qu'il le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers; vendeurs de chandelles ou d'argent, il n'y voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et Burrieu devisèrent porcelaines; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry; Sombaz, loustic de la vieille école, s'amusait à blaguer son époux; il l'appelait Odry, comme l'acteur, déclara qu'il devait descendre d'Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne, l'autre s'en défendait à cause de sa perruque; et le dessert finit avec des éclats de rire.

Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.

La compagnie s'arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l'herbe; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d'effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.

Il eut, ensuite, l'idée de faire une promenade en canot.

Un côté de l'horizon commençait à pâlir, tandis que, de l'autre, une large couleur orange s'étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d'incendie derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l'eau.

Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré les représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait; il fallut débarquer.

Déjà les bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s'endormait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l'aborda.

Ils causèrent de ce que l'on disait. Elle admirait les orateurs; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l'on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n'avait point d'ambition.

«Ah! pourquoi? dit-elle. Il faut en avoir un peu!»

Ils étaient l'un près de l'autre, debout, dans l'embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s'étendait comme un immense voile sombre, piqué d'argent. C'était la première fois qu'ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts: certains parfums lui faisaient mal, les livres d'histoire l'intéressaient, elle croyait aux songes.

Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites; et cette droiture d'esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu'elle semblait en dépendre.

Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu'au fond de l'eau. Il l'aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d'une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l'enlevait comme hors de lui; c'était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il ne pouvait l'assouvir.

Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient s'en retourner dans la voiture; et l'américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l'offrit à sa femme, avec une certaine émotion.

«Tiens, ma chérie, excuse-moi de t'avoir oubliée!»

Mais elle poussa un petit cri; l'épingle, sottement mise, l'avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l'attendit près d'un quart d'heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.

«Et ton bouquet? dit Arnoux.

—Non! non! ce n'est pas la peine!»

Frédéric courait pour l'aller prendre; elle lui cria:

«Je n'en veux pas!»

Mais il l'apporta bientôt, disant qu'il venait de le remettre dans l'enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l'on partit.

Frédéric, assis près d'elle, remarqua qu'elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche:

«Mais non! tu te trompes! par là, à droite!»

Elle semblait irritée; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l'autre main, de n'en jamais parler.

Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.

Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. Alors, on s'enfonça dans de petits chemins. Le cheval marchait au pas; les branches des arbres frôlaient la capote. Frédéric n'apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l'ombre; Marthe s'était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.

«Elle vous fatigue!» dit sa mère.

Il répondit:

«Non! oh non!»

De longs tourbillons de poussière se levaient; on traversait Auteuil; toutes les maisons étaient closes; un réverbère, çà et là, éclairait l'angle d'un mur, puis on rentrait dans les ténèbres; une fois, il s'aperçut qu'elle pleurait. Était-ce un remords? un désir? quoi donc? Ce chagrin, qu'il ne savait pas, l'intéressait comme une chose personnelle; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu'il put:

«Vous souffrez?

—Oui, un peu,» reprit-elle.

La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées d'odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d'enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.

«Vous êtes bon! dit Mme Arnoux.

—Pourquoi?

—Parce que vous aimez les enfants.

—Pas tous!»

Il n'ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte,—s'imaginant qu'elle allait faire comme lui, peut-être, et qu'il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.

On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c'était Paris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que l'on fût arrivé dans la cour; puis il s'embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.

Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.

Il se voyait dans une cour d'assises, par un soir d'hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d'une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d'enthousiasme; ils se retrouveraient ensuite;—et les découragements, les calomnies et les injures ne l'atteindraient pas, si elle disait: «Ah! cela est beau!» en lui passant sur le front ses mains légères.

Ces images fulguraient, comme des phares, à l'horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu'au mois d'août, il s'enferma, et fut reçu à son dernier examen.

Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s'étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député; dans quinze, ministre; pourquoi pas? Avec son patrimoine qu'il allait toucher bientôt, il pouvait, d'abord, fonder un journal; ce serait le début; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l'École de droit; et il soutint sa thèse pour le doctorat d'une façon si remarquable, qu'elle lui valut les compliments des professeurs.

Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l'idée d'un pique-nique, pour clore les réunions du samedi.

Il s'y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son amant.

Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d'Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu'il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier:

«Tu es honnête, toi! Quand je serai riche, je t'instituerai mon régisseur.»

Tous étaient heureux; Cisy ne finirait pas son droit; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d'une pièce, et ne doutait pas du succès:

«Car la charpente du drame, on me l'accorde! Les passions, j'ai assez roulé ma bosse pour m'y connaître; quant aux traits d'esprit, c'est mon métier!»

Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l'air.

Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d'être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d'aristocrate. Sa misère augmentant, il s'en prenait à l'ordre social, maudissait les riches; et il s'épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie.

Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l'estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.

Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d'une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.

Des nuages roses, en forme d'écharpe, s'allongeaient au delà des toits; on commençait à relever les tentes des boutiques; des tombereaux d'arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d'hommes causant au milieu du trottoir; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d'énorme s'épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n'apercevait, dans l'avenir, qu'une interminable série d'années toutes pleines d'amour.

Il s'arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder l'affiche; et, par désœuvrement, prit un billet.

On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d'esclaves à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.

Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d'avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la rosette d'officier, et cet aspect glacial qu'on attribue aux diplomates.

Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.

A l'entr'acte suivant, comme il traversait un couloir, il les rencontra tous les deux; sur le vague salut qu'il fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l'aborda et s'excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C'était une allusion aux cartes de visites nombreuses, envoyées d'après les conseils du Clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l'envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.

Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête légèrement; et l'aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l'heure.

«On y trouve pourtant de belles distractions! dit-elle; aux derniers mots de son mari. Comme ce spectacle est bête! n'est-ce pas, monsieur?» Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.

Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n'avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent l'expression d'une sympathie instantanée.

On comptait sur lui, dès son retour; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.

Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.

«Fameux! reprit le Clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman! Reviens tout de suite!»

Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.

Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n'étaient pas aussi riches que l'on croyait; la terre rapportait peu; les fermiers payaient mal; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.

Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d'argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d'un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l'avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l'avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine!

«Ce n'est pas possible!» s'écria Frédéric.

Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.

Mais son oncle lui laisserait quelque chose?

Rien n'était moins sûr! Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l'attira contre son cœur, et, d'une voix que les larmes étouffaient:

«Ah! mon pauvre garçon! Il m'a fallu abandonner bien des rêves!»

Il s'assit sur le banc, à l'ombre du grand acacia.

Ce qu'elle lui conseillait, c'était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude; s'il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.

Frédéric n'entendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus la haie, dans l'autre jardin, en face.

Une petite fille d'environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s'était fait des boucles d'oreilles avec des baies de sorbier; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil; des taches de confitures maculaient son jupon blanc;—et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car elle s'était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, d'un vert-bleu limpide.

«C'est la fille de M. Roque, dit Mme Moreau. Il vient d'épouser sa servante et de légitimer son enfant.»


VI

Ruiné, dépouillé, perdu!

Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu'un; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d'outrage, un déshonneur;—car Frédéric s'était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l'avait fait savoir, d'une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s'était introduit chez eux dans l'espérance d'un profit quelconque! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant?

Cela, d'ailleurs, était complètement impossible, n'ayant que trois mille francs de rente! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an. Non, non! jamais! Cependant, l'existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n'avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres;—et il se trouva lâche d'attacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il s'exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s'émouvoir à ce spectacle, et elle s'attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il n'existait au monde qu'un seul endroit pour les faire valoir: Paris! car, dans ses idées, l'art, la science et l'amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la Capitale.

Il déclara le soir, à sa mère, qu'il y retournerait. Mme Moreau fut surprise et indignée. C'était une folie, une absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils, c'est-à-dire de rester près d'elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules: «Allons donc!» se trouvant insulté par cette proposition.

Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D'une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. Maintenant qu'elle était plus malheureuse, il l'abandonnait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine:

«Un peu de patience, mon Dieu! bientôt tu seras libre!»

Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient; il jouissait d'avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.

Il n'y montra ni science ni aptitude. On l'avait considéré jusqu'alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.

D'abord il s'était dit: «Il faut avertir Mme Arnoux,» et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d'avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu'il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d'hésitation:

«Bah! je ne dois plus les revoir; qu'ils m'oublient! Au moins, je n'aurai pas déchu dans son souvenir! Elle me croira mort, et me regrettera... peut-être.»

Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de Mme Arnoux.

Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu'on lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux,—et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.

Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abominables.

En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il s'en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l'hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s'élève. Il vagabondait jusqu'au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d'action furieuse l'emportaient; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s'embarquer comme matelot; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.

Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.

«Qu'est-ce donc? dit-elle, tu trembles?

—Je n'ai rien!» répliqua Frédéric.

Deslauriers lui apprenait qu'il avait recueilli Sénécal; et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal s'étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé jusqu'au fond de l'âme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.

Sa mère l'appela. C'était pour le consulter, à propos d'une plantation dans le jardin.

Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque, qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins, brouillés, s'abstenaient d'y paraître aux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s'y promenait plus souvent et n'épargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d'habiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois, il s'étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.

«Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère s'appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez! c'est quelque chose, un nom! Après tout, ajouta-t-il, en le regardant d'un air malin, cela dépend du garde des sceaux.»

Cette prétention d'aristocratie jurait singulièrement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque; il saluait le monde très bas, en frisant les murs.

Jusqu'à cinquante ans, il s'était contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde à figure moutonnière, à «port de reine». On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles d'oreilles, et tout fut expliqué, par la naissance d'une fille, déclarée sous les noms d'Élisabeth-Olympe-Louise Roque.

Catherine, dans sa jalousie, s'attendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle l'aima. Elle l'entoura de soins, d'attentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, entreprise facile, car Mme Éléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne savait pas s'y prendre. L'élève s'insurgeait, recevait des gifles, et allait pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablement raison. Alors, les deux femmes se querellaient; M. Roque les faisait taire. Il s'était marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu'on la tourmentât.

Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.

Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait à l'escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup s'arrêtait à contempler les cétoines s'abattant sur les rosiers. C'étaient ces habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure une expression à la fois de hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, d'ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue:

«Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle?»

La petite personne leva la tête, et répondit:

«Je veux bien!»

Mais la haie de bâtons les séparait l'un de l'autre.

«Il faut monter dessus, dit Frédéric.

—Non, enlève-moi!»

Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues; puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.

Sans plus de réserve qu'une enfant de quatre ans, sitôt qu'elle entendait venir son ami, elle s'élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l'effrayer.

Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons d'odeur et se pommada les cheveux abondamment; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.

«Je m'imagine que je suis ta femme,» disait-elle.

Le lendemain, il l'aperçut tout en larmes. Elle avoua «qu'elle pleurait ses péchés», et, comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux:

«Ne m'interroge pas davantage!»

La première communion approchait; on l'avait conduite le matin à confesse.

Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer.

Souvent il l'emmenait avec lui dans ses promenades. Tandis qu'il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés, et, quand elle le voyait plus triste qu'à l'ordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son cœur, privé d'amour, se rejeta sur cette amitié d'enfant; il lui dessinait des bonshommes, lui contait des histoires et se mit à lui faire des lectures.

Il commença par les Annales romantiques, un recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d'automne. Mais, une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbeth, dans la simple traduction de Letourneur), elle se réveilla en criant: «La tache! la tache!» ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en disant: «Toujours une tache!» Enfin arriva le médecin qui prescrivit d'éviter les émotions.

Les bourgeois ne virent là-dedans qu'un pronostic défavorable pour ses mœurs. On disait que «le fils Moreau» voulait en faire plus tard une actrice.

Bientôt il fut question d'un autre événement, à savoir l'arrivée de l'oncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu'à servir du gras les jours maigres.

Le vieillard fut médiocrement aimable. C'étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l'air lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habitants des paresseux. «Quel pauvre commerce chez vous!» Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente! Enfin, il partit au bout de la semaine, et sur le marche-pied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants:

«Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position.

—Tu n'auras rien!» dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.

Il n'était venu que sur ses instances; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d'avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d'elle, l'observait; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, s'offrant même à sa pensée, lui rappela Mme Arnoux.

A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu'une voix l'appelait.

C'était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l'y conduire.

«Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi; soyez sans crainte!»

Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent? Il n'avait pas un costume d'été convenable; enfin que dirait sa mère? Il refusa.

Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait; Mme Éléonore tomba malade dangereusement; et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l'établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.

Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant, il l'accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d'impériale, il s'accoutumait à la province, s'y enfonçait;—et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d'avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l'avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l'avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s'étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.

Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L'adresse, en gros caractères, était d'une écriture inconnue; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut:

«Justice de paix du Havre, 3e arrondissement.

«Monsieur,

«M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat...»

Il héritait!

Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise: il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu'il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.

Il était tombé de la neige; les toits étaient blancs;—et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l'avait fait trébucher la veille au soir.

Il relut la lettre trois fois de suite; rien de plus vrai! toute la fortune de l'oncle! Vingt-sept mille livres de rente!—et une joie frénétique le bouleversa à l'idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d'une hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui dans sa maison; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout! et quelles étagères! quels vases de Chine! quels tapis! Ces images arrivaient si tumultueusement qu'il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère; et il descendit, tenant toujours la lettre à sa main.

Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.

«Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant. Ris donc, ne pleure plus, sois heureuse!»

Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu'aux faubourgs. Alors, Mme Benoist, M. Gamblin, M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric s'échappa une minute pour écrire à Deslauriers. D'autres visites survinrent. L'après-midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant «très bas.»

Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils qu'elle lui conseillait de s'établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux.

«Ah! c'est trop fort!» s'écria Frédéric.

A peine avait-il son bonheur entre les mains qu'on voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution formelle d'habiter Paris.

«Pour quoi y faire?

—Rien!»

Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu'il voulait devenir.

«Ministre!» répliqua Frédéric.

Et il affirma qu'il ne plaisantait nullement, qu'il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l'y poussaient. Il entrerait d'abord au Conseil d'État, avec la protection de M. Dambreuse.

«Tu le connais donc?

—Mais oui! par M. Roque!

—Cela est singulier,» dit Mme Moreau.

Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d'ambition. Elle s'y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.

S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l'instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues; il se rongea jusqu'au lendemain, à sept heures du soir.

Ils s'asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l'église trois longs coups de cloche; et la domestique, entrant, annonça que Mme Éléonore venait de mourir.

Cette mort, après tout, n'était un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne s'en trouverait que mieux, plus tard.

Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles; et l'idée de ce cadavre près d'eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois fois, s'essuya les yeux. Frédéric avait le cœur serré.

Le repas fini, Catherine l'arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait absolument le voir. Elle l'attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage; puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota:

«C'est moi.»

Elle lui sembla plus grande qu'à l'ordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l'aborder, il se contenta de lui prendre les mains en soupirant:

«Ah! ma pauvre Louise!»

Elle ne répondit pas. Elle le regarda profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture; il croyait entendre un roulement tout au loin, et, pour en finir:

«Catherine m'a prévenu que tu avais quelque chose...

—Oui, c'est vrai, je voulais vous dire...»

Ce vous l'étonna; et, comme elle se taisait encore:

«Eh bien, quoi?

—Je ne sais plus. J'ai oublié! Est-ce vrai que vous partez?

—Oui, tout à l'heure.»

Elle répéta:

«Ah! tout à l'heure?... tout à fait?... nous ne nous reverrons plus?»

Des sanglots l'étouffaient.

«Adieu! adieu! embrasse-moi donc!»

Et elle le serra dans ses bras avec emportement.


DEUXIÈME PARTIE


I

Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s'ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de splendeurs; elle montait jusqu'au ciel; une prodigalité de choses y apparaissait; et cette contemplation était si profonde, que les objets extérieurs avaient disparu.

Au bas de la côte de Sourdun, il s'aperçut de l'endroit où l'on était. On n'avait fait que cinq kilomètres, tout au plus! Il fut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.

La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes des limoniers. Il n'apercevait au delà que les crinières des autres chevaux, qui ondulaient comme des vagues blanches; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leurs châssis; et la lourde voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois en passant dans les villages, le four d'un boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un grand silence pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut, sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marche-pied, la diligence repartait.

A Mormans, on entendit sonner une heure et un quart.

«C'est donc aujourd'hui, pensa-t-il, aujourd'hui même, tantôt!»

Mais peu à peu ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.

Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pont de Charenton, c'était Paris. Alors, ses deux compagnons, ôtant l'un sa casquette, l'autre son foulard, se couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours, était un négociant; le second venait dans la capitale pour consulter un médecin;—et, craignant de l'avoir incommodé pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait l'âme attendrie par le bonheur.

Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon.

La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L'enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal; et, sur les trottoirs en terre, qui bordaient la route, de petits arbres sans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous. Des établissements de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois. De hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir, par leurs battants entr'ouverts, l'intérieur d'ignobles cours pleines d'immondices, avec des flaques d'eau sale au milieu. De longs cabarets couleur sang de bœuf portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes; çà et là, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne discontinua plus; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare de fer blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courte-pointe garnie de dentelles. Des affiches couvraient l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles de bouchers; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume.

On s'arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l'encombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri sonore: «Allume! allume! ohé!» et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des plantes se déploya.

La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies; il se penchait pour distinguer leur figure; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.

Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le pont Neuf, on descendit jusqu'au Louvre; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs et du Bouloi on atteignit la rue Coq-Héron, et l'on entra dans la cour de l'hôtel.

Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre; il souriait à l'idée de revoir, tout à l'heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri;—il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien!

Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n'y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier; Frédéric l'attendit; enfin il parut, ce n'était plus le même. Il ne savait point leur adresse.

Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l'Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux! Où donc logeaient-ils? Pellerin devait le savoir.

Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte n'ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.

Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme? Une fois il l'avait accompagné jusqu'à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s'aperçut qu'il ignorait le nom de la demoiselle.

Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra d'escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le lendemain.

Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put découvrir, pour savoir si l'on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.

Enfin, découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hôtel et se coucha. Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie:

«Regimbart! quel imbécile je suis de n'y avoir pas songé!»

Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique d'un rogomiste où Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était pas encore ouverte; il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout d'une demi-heure, s'y présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s'élança dans la rue. Il crut même apercevoir au loin son chapeau; un corbillard et des voitures de deuil s'interposèrent. L'embarras passé, la vision avait disparu.

Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place Gaillon. Il s'agissait de patienter; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dans le restaurant de la place Gaillon, sûr d'y trouver son Regimbart.

«Connais pas!» dit le gargotier d'un ton rogue.

Frédéric insistait; il reprit:

«Je ne le connais plus, monsieur!» avec un haussement de sourcils majestueux et des oscillations de la tête qui décelaient un mystère.

Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là, et à sa question: «M. Regimbart, s'il vous plaît? le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux:

—Nous ne l'avons pas encore vu, monsieur», tandis qu'il jetait à son épouse, assise dans le comptoir, un regard d'intelligence.

Et aussitôt se tournant vers l'horloge:

«Mais nous l'aurons, j'espère, d'ici à dix minutes, un quart d'heure tout au plus.—Célestin, vite les feuilles!—Qu'est-ce que monsieur désire prendre?»

Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari; à la fin, il savait par cœur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui! et la forme de quelqu'un se profilait sur les carreaux; mais cela passait toujours!

Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place; il alla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche; et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau; et l'enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâtées, souriait d'un air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart? Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse illimitée.

La pluie sonnait comme grêle sur la capote du cabriolet. Par l'écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues et le cocher s'abritant de la couverture sommeillait; mais, craignant que son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entr'ouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve;—et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l'horloge à force d'attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait—de long en large, en répétant: «Il va venir, allez! il va venir!» et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusqu'à lui proposer une partie de dominos.

Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis midi, se leva d'un bond, déclarant qu'il n'attendait plus.

«Je n'y comprends rien moi-même, répondit le cafetier d'un air candide, c'est la première fois que manque M. Ledoux!

—Comment, M. Ledoux?

—Mais oui, monsieur!

—J'ai dit Regimbart! s'écria Frédéric exaspéré.

—Ah! mille excuses! vous faites erreur!—N'est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit: M. Ledoux?»

Et interpellant le garçon:

«Vous l'avez entendu, vous-même, comme moi?»

Pour se venger de son maître, sans doute, le garçon se contenta de sourire.

Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya; ses idées se brouillaient; puis tous les noms des cafés qu'il avait entendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire à la fois, comme les mille pièces d'un feu d'artifice: café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf à la mode, brasserie Allemande, Mère Morel; et il se transporta dans tous successivement. Mais dans l'un Regimbart venait de sortir; dans un autre il viendrait peut-être; dans un troisième, on ne l'avait pas vu depuis six mois; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.

«Connaissez-vous M. Regimbart?

—Comment, monsieur, si je le connais? C'est moi qui ai l'honneur de le servir. Il est en haut; il achève de dîner!»

Et, la serviette sous le bras, le maître de l'établissement, lui-même, l'aborda:

«Vous demandez M. Regimbart, monsieur? il était ici à l'instant.»

Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu'il le trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.

«Je vous en donne ma parole d'honneur! il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d'affaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entre-sol, porte à droite!»

Enfin, il l'aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l'arrière buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.

«Ah! il y a longtemps que je vous cherchais, vous!»

Sans s'émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme s'il l'avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur l'ouverture de la session.

Frédéric l'interrompit, en lui disant de l'air le plus naturel qu'il put:

«Arnoux va bien?»

La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.

«Oui, pas mal!

—Où demeure-t-il donc, maintenant?

—Mais... rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.

—Quel numéro?

—Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle!»

Frédéric se leva.

«Comment, vous partez?

—Oui, oui, j'ai une course, une affaire que j'oubliais! Adieu!»

Frédéric alla de l'estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l'aisance extraordinaire que l'on éprouve dans les songes.

Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait; une servante parut; une seconde porte s'ouvrit; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l'embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans à peu près; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre côté de la cheminée.

«Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là», dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.

Et il s'amusa quelques minutes à le faire sauter en l'air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.

«Tu vas le tuer! ah! mon Dieu! finis donc!» s'écriait Mme Arnoux.

Mais Arnoux, jurant qu'il n'y avait pas de danger continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal: «Ah! brave pichoûn, mon poulit rossignolet!!» Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu'il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.

«Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous!»

Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois; et il ne dit rien de l'héritage—dans la peur de nuire à son passé.

Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine marron; deux oreillers se touchaient contre le traversin; une bouillotte chauffait dans les charbons; et l'abat-jour de la lampe, posée au bord de la commode, assombrissait l'appartement. Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l'épaule du petit garçon, elle défaisait, de l'autre, le lacet de la brassière; le mioche, en chemise, pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.

Frédéric s'était attendu à des spasmes de joie;—mais les passions s'étiolent quand on les dépayse; et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l'avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n'être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. Il s'informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.

«Je ne le vois pas souvent», dit Arnoux.

Elle ajouta:

«Nous ne recevons plus, comme autrefois!» Était-ce pour l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation? Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n'être pas venu dîner avec eux, à l'improviste; et il expliqua pourquoi il avait changé d'industrie.

«Que voulez-vous faire, dans une époque de décadence comme la nôtre? La grande peinture est passée de mode! d'ailleurs, on peut mettre de l'art partout. Vous savez, moi, j'aime le beau! il faudra un de ces jours que je vous mène à ma fabrique.»

Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin à l'entre-sol.

Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu'au milieu une double étagère, montant jusqu'au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations d'Arnoux ennuyaient Frédéric qui avait froid et faim.

Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait:

«J'étais bien bon là-bas avec mes douleurs! A peine si elle m'a reconnu! quelle bourgeoise!»

Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d'égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L'idée des Dambreuse lui vint; il les utiliserait; puis il se rappela Deslauriers. «Ah! ma foi, tant pis!» Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.

La fortune n'était pas si douce pour celui-là.

Il s'était présenté au concours d'agrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il soutenait qu'on devait le restreindre autant que possible;—et, son adversaire l'excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu'il tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s'était livré à des théories déplorables; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu'il n'en peut fournir les titres qu'après trente et un ans révolus? C'était donner la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l'abus de la force! Il s'était même écrié:

«Abolissons-le; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne...»

Le président l'avait interrompu:

«Bien! bien! monsieur! nous n'avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard!»

Deslauriers n'avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d'achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples; et il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong, et autres lectures considérables. Afin de s'y livrer plus à l'aise, il s'était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses; et, aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot,—si bien qu'il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.

Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.

Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s'étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus, bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu'ils furent seuls, Deslauriers s'écria:

«Ah! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant!»

Frédéric n'aima point cette manière de s'associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.

Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s'emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric:

«Comme si j'allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusqu'à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être! Ah non, non!

Puis, d'un air enjoué:

«Mais j'oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant!»

Et, revenant sur l'héritage, il exprima cette idée: que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien qu'il se réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.

«Tu crois? dit Frédéric.

—Compte dessus! répondit-il. Ça ne peut pas durer! on souffre trop! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal...

—Toujours le Sénécal! pensa Frédéric.

—Quoi de neuf, du reste? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux! C'est passé, hein?»

Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

A propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l'avait transformé. Cela s'appelait «L'Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune; capital social: quarante mille francs», avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie; car «la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d'épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc., tu vois la blague!» Il y avait cependant quelque chose à faire, c'était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique; les avances ne seraient pas énormes.

«Qu'en penses-tu, voyons! veux-tu t'y mettre?»

Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.

«Alors, si tu as besoin de quelque chose...

«Merci, mon petit!» dit Deslauriers.

Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l'air était doux, des troupes d'oiseaux voletant s'abattaient dans le jardin; les statues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises; et l'on entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d'eau.

Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de Deslauriers; mais, sous l'influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait plus qu'un immense bien-être, voluptueusement stupide,—comme une plante saturée de chaleur et d'humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire:

«Ah! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s'affirmer, prouver sa force! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu'à présent...»

Il se tut, puis tout à coup:

«Bah! l'avenir est gros!»

Et tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélemy:

Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant.

«Je ne sais plus le reste! Mais il est tard, si nous partions?»

Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.

Frédéric, sans l'écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables, pour son installation; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s'arrêter à l'étalage d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.

«Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m'achèterais plutôt de l'argenterie,» décelant, par cet amour du cossu, l'homme de mince origine.

Dès qu'il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets; puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu'on se hâtât le plus possible.

Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa garde-robe complète; et, impatient de s'en servir, il résolut de faire à l'instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.

«Si j'allais chez les autres?» se dit-il.

Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s'amuserait, et, au nom de M. Dambreuse:

«Ah! ça se trouve bien! Vous verrez là de ses amis; venez donc! ce sera drôle!»

Frédéric s'excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante; et l'on entendait le bruit d'une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d'un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait les raisons:

«Tu sais bien que c'est sérieux! Il faut que j'y aille, j'y ai besoin, on m'attend.

«Va, va, mon ami. Amuse-toi!»

Arnoux héla un fiacre.

«Palais-Royal! galerie Montpensier, 7.»

Et, se laissant tomber sur les coussins:

«Ah! comme je suis las, mon cher! j'en crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.»

Il se pencha vers son oreille, mystérieusement:

«Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois.»

Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.

Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour «sa pauvre femme» du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda qu'elles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain.

Ils allèrent ensuite chez un costumier; c'était d'un bal qu'il s'agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge; Frédéric un domino; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.

Dès le bas de l'escalier, on entendait le bruit des violons.

«Où diable me menez-vous? dit Frédéric.

—Chez une bonne fille! n'ayez pas peur!»

Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l'antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C'était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.

«Eh bien? dit Arnoux.

—C'est fait! répondit-elle.

—Ah! merci, mon ange!

Et il voulut l'embrasser.

«Prends donc garde, imbécile! tu vas gâter mon maquillage!»

Arnoux présenta Frédéric.

«Tapez là-dedans, monsieur, soyez le bienvenu!»

Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement:

«Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis!»

Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières; il n'aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins;—et en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet.

Les danses s'arrêtèrent, et il y eut des applaudissements, un vacarme de joie, à la vue d'Arnoux s'avançant avec son panier sur la tête; les victuailles faisaient bosse au milieu.—«Gare au lustre!» Frédéric leva les yeux: c'était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de l'Art industriel; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire; mais un fantassin de la Ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer l'étonnement; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème l'accablait de félicitations, l'appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.

Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart en villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d'âge mûr, en costumes de roulier, de débardeur ou de matelot.

Frédéric, s'étant rangé contre le mur, regarda le quadrille devant lui.

Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d'une longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute chargé de yatagans et d'une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu'aux jarrets, une grande blonde, marcheuse à l'Opéra, s'était mise en femme sauvage; et, par-dessus son maillot de couleur brune, n'avait qu'un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant, d'où s'élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard, affublé d'un habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d'une Bacchante, couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d'or. De l'autre côté, une Polonaise, en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris-perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et qui gambadait très haut, levant d'une main son surplis et retenant de l'autre sa calotte rouge. Mais la reine, l'étoile, c'était Mlle Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plus insolente encore par l'ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau d'homme, en feutre gris, plié d'un coup de poing sur l'oreille droite; et, dans les bonds qu'elle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d'or à la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.

Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment d'abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose d'hostile se tramant contre elle.

Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l'aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.

«Et vous; monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas?»

Frédéric s'excusa, il ne savait pas danser.

«Vraiment! mais avec moi? bien sûr?»

Et, posée sur une seule hanche, l'autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d'un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit «Bonsoir!» fit une pirouette, et disparut.

Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.

Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu-pâle avec des bouquets de fleurs des champs, tandis qu'au plafond, dans un cercle de bois doré, des Amours, émergeant d'un ciel d'azur, batifolaient sur des nuages en forme d'édredon. Ces élégances qui seraient aujourd'hui des misères pour les pareilles de Rosanette, l'éblouirent; et il admira tout: les volubilis artificiels ornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une estrade couverte d'une peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à plumes d'autruche. Des épingles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des bagues traînant sur des plateaux, des médaillons à cercle d'or et des coffrets d'argent se distinguaient dans l'ombre, sous la lueur qu'épanchait une urne de Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte entre-bâillée, on apercevait une serre chaude occupant toute la largeur d'une terrasse, et que terminait une volière à l'autre bout.

C'était bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura d'en jouir, s'enhardit; puis, revenu à l'entrée du salon, où il y avait plus de monde maintenant (tout s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir,—et humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense baiser épandu.

Mais il y avait près de lui, de l'autre côté de la porte, Pellerin;—Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et tenant de la main droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.

«Tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu! Où diable étiez-vous donc? parti en voyage, en Italie? Poncif, hein, l'Italie? pas si raide qu'on dit? N'importe! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours?»

Et, sans attendre sa réponse, l'artiste se mit à parler de lui-même.

Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la bêtise de la Ligne. On ne devait pas tant s'enquérir de la Beauté et de l'Unité, dans une œuvre, que du caractère et de la diversité des choses.

«Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout est plastique. Il s'agit seulement d'attraper la note, voilà. J'ai découvert le secret!» Et lui donnant un coup de coude, il répéta plusieurs fois: «J'ai découvert le secret, vous voyez! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe, c'est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus: de l'indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes; pif! paf!» Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans l'air. «Tandis que la grosse, là-bas,» continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix d'or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, «rien que des rondeurs; les narines s'épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s'abaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens! Elles sont parfaites cependant! Où est le type alors?» Il s'échauffait. «Qu'est-ce qu'une belle femme? Qu'est-ce que le beau? Ah! le beau! me direz-vous...» Frédéric l'interrompit pour savoir ce qu'était un pierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs au milieu d'une pastourelle.

«Rien du tout! un veuf, père de trois garçons. Il les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne.

—Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l'embrasure de la fenêtre à une marquise-Pompadour?

—La marquise, c'est Mme Vandaël, l'ancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de Palazot. Voilà vingt ans qu'ils sont ensemble; on ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cette femme-là! Quant au citoyen près d'elle, on le nomme le capitaine d'Herbigny, un vieux de la vieille, qui n'a pour toute fortune que sa croix d'honneur et sa pension, sert d'oncle aux grisettes dans les solennités, arrange les duels et dîne en ville.

—Une canaille? dit Frédéric.

—Non! un honnête homme!

—Ah!»

L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand, apercevant un monsieur qui portait comme les médecins de Molière une grande robe de serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses breloques:

«Ceci vous représente le docteur Des Rogis, enragé de n'être pas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers les bottes dans le grand monde, est discret; ces dames l'adorent. Lui et son épouse (cette maigre châtelaine en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics, et autres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour,—thés artistiques où il se dit des vers.—Attention!»

En effet, le docteur les aborda; et bientôt ils formèrent tous les trois, à l'entrée du salon, un groupe de causeurs, où vint s'adjoindre Hussonnet, puis l'amant de la Femme-Sauvage, un jeune poète, exhibant, sous un court mantel à la François Ier, la plus piètre des anatomies, et enfin un garçon d'esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants, son large pantalon à plis était d'un rouge si déteint, son turban roulé comme une anguille à la tartare d'un aspect si pauvre, tout son costume enfin tellement déplorable et réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le docteur l'en consola par de grands éloges sur la Débardeuse sa maîtresse. Ce Turc était fils d'un banquier.

Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons d'or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils d'un caniche, lui donnaient quelque chose de folâtre.

Elle l'écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda un verre de sirop; et rien n'était mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de l'habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.

«Mais c'est M. Oudry, le voisin d'Arnoux!

—Il l'a perdu! dit en riant Pellerin.

—Comment?»

Un postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valse commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur des banquettes, se levèrent à la file, prestement; et leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.

Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front;—et ce mouvement giratoire de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte d'ivresse, y faisait surgir d'autres images, tandis que toutes passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui s'abandonnait d'une façon langoureuse, lui inspirait l'envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille, au bord d'un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse, qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un temps d'orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que la mesure trop rapide essoufflait, poussait des rires; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait recéler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les raffinements de l'amour moderne, qui a la justesse d'une science et la mobilité d'un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d'iris autour d'elle; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.

Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de l'antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d'argent, et elle tenait un tambour de basque à la main.

Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du Dante, et qui était (elle ne s'en cachait plus, maintenant) l'ancien chanteur de l'Alhambra,—lequel, s'appelant Auguste Delamarre, s'était fait appeler primitivement Anténor Delamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfectionnant son nom, d'après sa gloire croissante; car il avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à l'Ambigu, dans Gaspardo le Pêcheur.

Hussonnet, en l'apercevant, se renfrogna. Depuis qu'on avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n'imaginait pas la vanité de ces Messieurs, de celui-là, surtout! «Quel poseur, voyez donc!»

Après un léger salut à Rosanette, Delmar s'était adossé à la cheminée; et il restait immobile, une main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon, tout en s'efforçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.

Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s'en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation qu'elle voulait publier: la Guirlande des jeunes Personnes, recueil de littérature et de morale. L'homme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s'il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.

C'était Arnoux qui l'avait fabriqué; et, suivi par le groom du Comte portant un plateau vide, il l'offrait aux personnes avec satisfaction.

Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l'arrêta.

«Eh bien, et cette affaire?»

Il rougit quelque peu; enfin, s'adressant au bonhomme:

«Notre amie m'a dit que vous auriez l'obligeance...

—Comment donc, mon voisin! tout à vous.»

Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé; comme ils s'entretenaient à demi voix, Frédéric les entendait confusément; il se porta vers l'autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.

Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait: «mon organe, mon physique, mes moyens», en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu'il affectionnait, tels que «morbidezza, analogue et homogénéité».

Rosanette l'écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l'admiration s'épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d'humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d'une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer? Frédéric s'excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l'espèce d'envie qu'il lui portait.

Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d'œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.

Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.

«Eh bien, oui, c'est convenu! Laissez-moi tranquille.»

Et elle pria Frédéric d'aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n'y était pas.

Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher; et les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.

«Bien, dit-il, avertissez-la! Je fais servir.»

On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent; et la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au courant d'air ses bras en sueur. Où donc était Rosanette? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux, s'y étaient réfugiés. L'ombre et les chuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l'on entrevoyait au bord des corsages des frémissements d'éventails, lents et doux comme des battements d'aile d'oiseau blessé.

En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d'un caladium, près le jet d'eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l'autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d'un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner; et même, s'arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage, Frédéric, qui la voyait de profil, s'aperçut qu'elle pleurait.

«Tiens! qu'as-tu donc?» dit Arnoux.

Elle haussa les épaules sans répondre.

«Est-ce à cause de lui?» reprit-il.

Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement:

«Tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. N'y pensons plus! Allons souper!»

Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait la salle, dont les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées; et cette lumière crue, tombant d'aplomb, rendait plus blanc encore, parmi les hors d'œuvre et les fruits, un gigantesque turbot occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à la bisque. Alors, toutes à la fois, avec un froufrou d'étoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leurs écharpes, s'assirent les unes près des autres; les hommes, debout, s'établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette; Arnoux était en face. Palazot et son amie venaient de partir.

«Bon voyage! dit-elle, attaquons!»

Et l'Enfant de chœur, homme facétieux, en faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite.

Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde, mère d'une fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, «n'aimait pas ça,» trouvant qu'on devait respecter la religion.

Une horloge allemande, munie d'un coq, carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toute sorte de propos s'ensuivirent: calembours, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. On se lançait de loin une orange, un bouchon; on quittait sa place pour causer avec quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle; Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson d'écrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents. L'Ange, posée sur le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui permissent de s'asseoir), mastiquait placidement, sans discontinuer.

«Quelle fourchette! répétait l'Enfant de chœur ébahi, quelle fourchette!»

Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résistant plus au sang qui l'étouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table.

Frédéric l'avait vue.

«Ce n'est rien!»

Et à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement:

«Bah! à quoi bon? autant ça qu'autre chose! la vie n'est pas si drôle!»

Alors, il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux.

Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage, braillait d'une voix enrouée, pour imiter l'acteur Grassot:

«Ne sois pas cruelle, ô Celuta! cette petite fête de famille est charmante! Enivrez-moi de voluptés, mes amours! Folichonnons! folichonnons!

Et il se mit à baiser les femmes sur l'épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d'un petit coup. D'autres l'imitèrent; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s'écria:

«Ne vous gênez pas! ça ne coûte rien! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote!»

Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua:

«Ah! sur facture, permettez!» tenant, sans doute, à passer pour n'être pas, ou n'être plus l'amant de Rosanette.

Mais deux voix furieuses s'élevèrent.

«Imbécile!

—Polisson!

—A vos ordres!

—Aux vôtres!»

C'était le chevalier moyen âge et le Postillon russe qui se disputaient; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient d'être brave, l'autre avait pris cela pour une injure. Il voulait se battre, tous s'interposaient, et le Capitaine, au milieu du tumulte, tâchait de se faire entendre.

«Messieurs, écoutez-moi! un mot! J'ai de l'expérience, messieurs!»

Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence; et, s'adressant au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils:

«Retirez d'abord votre casserole! ça m'échauffe!—et vous, là-bas, votre tête de loup.—Voulez-vous bien m'obéir, saprelotte! Regardez donc mes épaulettes! Je suis votre maréchale!

Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant:

«Vive la Maréchale! vive la Maréchale!»

Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés;—et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, voletant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures comme de larges fleurs.

Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure.

La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscillation d'une chaloupe. Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrêtèrent; et on ouvrit une fenêtre.

Le grand jour entra avec la fraîcheur du matin. Il y eut une exclamation d'étonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet; des taches de punch et de sirop poissaient les consoles; les tentures étaient salies, les costumes fripés, poudreux; les nattes pendaient sur les épaules; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières rouges clignotaient.

La Maréchale, fraîche comme au sortir d'un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque; et ses cheveux tombèrent autour d'elle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil.

La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d'un châle.

Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme l'autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.

Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.

Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines; et la Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l'existence.

Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de chœur trois rendez-vous. Mais l'Ange, envahie par les premiers symptômes d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta jusqu'au fiacre.

«Prends garde à ses ailes!» cria par la fenêtre la Débardeuse.

On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette:

«Adieu, chère! C'était très bien, ta soirée.»

Puis se penchant à son oreille:

«Garde-le!

—Jusqu'à des temps meilleurs,» reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement.

Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.

«Moi? pas du tout!»

Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n'étaient pas ses affaires qui le tourmentaient.

«Nullement!»

Puis tout à coup:

«Vous le connaissiez, n'est-ce pas, le père Oudry?»

Et, avec une expression de rancune:

«Il est riche, le vieux gredin!»

Ensuite, Arnoux parla d'une cuisson importante que l'on devait finir aujourd'hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans une heure. «Il faut cependant que j'aille embrasser ma femme.»

«Ah! sa femme!» pensa Frédéric.

Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l'occiput; et il but une carafe d'eau, pour calmer sa soif.

Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce que comporte l'existence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend d'un vaisseau; et, dans l'hallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l'avait pris; il lui semblait qu'il était attelé près d'Arnoux, au timon d'un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait avec ses éperons d'or.


II

Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et, il s'acheta, tout à la fois le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L'idée lui vint d'y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future? La présence d'un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.

Il acheta les poètes qu'il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander.

D'après les notes des fournisseurs, Frédéric s'aperçut qu'il aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre d'en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin cette chose vague, miroitante et indéfinissable qu'on appelle le monde, il demanda par un billet aux Dambreuse s'ils pouvaient le recevoir. Madame répondit qu'elle espérait sa visite pour le lendemain.

C'était jour de réception. Des voitures stationnaient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et un troisième, au haut de l'escalier, se mit à marcher devant lui.

Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme de sphère, avec deux vases de porcelaine monstrueux où se hérissaient, comme deux buissons d'or, deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l'Espagnolet étaient appendus au mur; les lourdes portières en tapisserie tombaient majestueusement; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d'imposant et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.

Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons et qu'éclairait une seule glace donnant sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour d'elle. Avec un mot aimable, elle lui fit signe de s'asseoir, mais sans paraître surprise de ne l'avoir pas vu depuis longtemps.

On vantait, quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol commis par un valet de chambre; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes; mais ce qu'on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres avaient des tournures de maquignon; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.

Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu'on parlait d'un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait un air joyeux s'il était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt contrainte de s'en priver, car elle allait faire sortir de pension une nièce de son mari, une orpheline, trop jeune encore pour la mener dans le monde. On exalta son dévouement; c'était se conduire en véritable mère de famille.

Frédéric l'observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d'une fraîcheur sans éclat, comme celle d'un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l'anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d'un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d'un écran japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine.

Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien. Il concevait cela, du reste: Nogent devait l'ennuyer. Les visites augmentaient. C'était un bruissement continu de robes sur les tapis; les dames, posées au bord des chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux ou trois mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit:

«Tous les mercredis, n'est-ce pas, monsieur Moreau?» rachetant par cette seule phrase ce qu'elle avait montré d'indifférence.

Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d'air; et, par besoin d'un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu'il devait une visite à la Maréchale.

La porte de l'antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria:

«Delphine! Delphine!—Est-ce vous, Félix?»

Il se tenait sans avancer; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.

«Ah! pardon, monsieur! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute! je reviens!»

Et il resta seul dans la salle à manger.

Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l'autre nuit, lorsqu'il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d'homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. A qui donc ce chapeau? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire: «Je m'en moque après tout! Je suis le maître!»

La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l'y jeta, referma la porte (d'autres portes, en même temps, s'ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l'introduisit dans son cabinet de toilette.

On voyait, tout de suite, que c'était l'endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique; sur une table de marbre blanc s'espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre; le feu se mirait dans une haute psyché; un drap pendait en dehors d'une baignoire, et des senteurs de pâte d'amandes et de benjoin s'exhalaient.

«Vous excuserez le désordre! Ce soir, je dîne en ville.»

Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et, haussant jusqu'à lui leur museau noir:

«Voyons, faites une risette, baisez le monsieur.»

Un homme, habillé d'une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.

«Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.»

L'homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies: Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme de Liebard-Lombard, toutes étant nobles comme à l'hôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres; on donnait le soir à l'Ambigu une représentation extraordinaire.

«Irez-vous?

—Ma foi, non! Je reste chez moi.»

Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa permission. L'autre jura qu'elle «rentrait du marché».

«Eh bien, apportez-moi votre livre!—Vous permettez, n'est-ce pas?»

Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque article. L'addition était fausse.

«Rendez-moi quatre sous!»

Delphine les rendit, et, quand elle l'eut congédiée:

«Ah! Sainte Vierge! est-on assez malheureux avec ces gens-là!»

Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité fâcheuse.

Delphine, étant revenue, s'approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.

«Eh non! je n'en veux pas!»

Delphine se présenta de nouveau.

«Madame, elle insiste.

—Ah! quel embêtement! Flanque-la dehors!»

Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n'entendit rien, ne vit rien; Rosanette s'était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.

Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue; puis se tournant vers le jeune homme, doucement:

«Quel est votre petit nom?

—Frédéric.

—Ah! Féderico! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça?»

Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse.

Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.

La femme artiste n'avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table d'hôte; et elle haletait, n'en pouvant plus. D'abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.

«Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous magnifiques! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j'ai dit qu'on repasserait. Bugneaux a reçu l'acompte. Voilà tout, il me semble? C'est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois!»

Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n'avait de monnaie, Frédéric en offrit.

«Je vous les rendrai, dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m'avez pas fait danser une seule fois, l'autre jour!—Ah! ma chère, j'ai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un cadre d'oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. A ta place, je me les donnerais. Tiens! Comment trouves-tu?»

Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu'elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.

«Il est venu aujourd'hui, n'est-ce pas?

—Non!

—C'est singulier!»

Et, une minute après:

«Où vas-tu ce soir?

—Chez Alphonsine», dit Rosanette; ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée.

Mlle Vatnaz reprit:

«Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf?»

Mais, d'un brusque clin d'œil, la Maréchale lui commanda de se taire; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour savoir s'il verrait bientôt Arnoux.

«Priez-le donc de venir; pas devant son épouse, bien entendu!»

Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d'une paire de socques.

«Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein? Elle est forte, ma petite amie!»

Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot:

«Ne pas s'y fierrr!»

Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement:

«Oh! faites! Ça ne coûte rien!»

Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre; et, malgré l'espèce de rancune qu'il lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.

D'ailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.

«Mais, à présent, songea-t-il (six heures sonnaient), Arnoux est chez lui, sans doute.»

Il ajourna sa visite au lendemain.

Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois; Marthe, un peu plus loin, écrivait.

Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.

La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau ambrée. Alors, il dit:

«Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans! Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture?» Marthe ne se rappelait pas. «Un soir, en revenant de Saint-Cloud?»

Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun?

Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense: c'était une contemplation qui l'engourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir? par quels moyens? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l'argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu'au Havre.

«Vous y avez été?

—Oui, pour une affaire... de famille... un héritage.

—Ah! j'en suis bien contente», reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme d'un grand service.

Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un homme devant s'employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu'il espérait parvenir au conseil d'État, grâce à M. Dambreuse, le député.

«Vous le connaissez peut-être?

—De nom seulement.»

Puis, d'une voix basse:

«Il vous a mené au bal, l'autre jour, n'est-ce pas?»

Frédéric se taisait.

«C'est ce que je voulais savoir, merci.»

Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C'était bien aimable, d'être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.

«Mais..., le pouvais-je? reprit-il. En doutiez-vous?»

Mme Arnoux se leva.

«Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection.—Adieu,... au revoir!»

Et elle tendit sa main d'une manière franche et virile. N'était-ce pas un engagement, une promesse? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s'il n'y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait; et sa velléité de dévouement s'évanouit, car il n'était pas homme à en chercher au loin les occasions.

Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.

Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n'avoir point voulu de distribution de prix, usage qu'il regardait comme funeste à l'égalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n'habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.

Leur séparation n'avait eu rien de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse à l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s'en taisait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place.

Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient,—ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque. Quand Deslauriers lui communiqua le billet de Frédéric, il répondit:

«Qu'est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses? S'il voulait de moi, il pouvait venir!»

Deslauriers l'entraîna.

Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n'y manquait; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.

Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout d'un seul coup d'œil; puis, le saluant très bas:

«Monseigneur! je vous présente mes respects!»

Dussardier lui sauta au cou.

«Vous êtes donc riche, maintenant? Ah! tant mieux, nom d'un chien, tant mieux!»

Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins à s'amuser qu'à se distinguer des autres, à n'être pas comme tout le monde, enfin à «avoir du cachet». C'était son mot.

Il était midi cependant, et tous bâillaient; Frédéric attendait quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les arts.

«Si l'on se passait de lui? qu'en dites-vous?»

Tous approuvèrent.

Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l'on aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevé d'or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle; les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.

Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.

Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l'agriculture, si tout n'était pas livré à la concurrence, à l'anarchie, à la déplorable maxime du «laissez faire, laissez passer!» Voilà comment se constituait la féodalité de l'argent, pire que l'autre! Mais qu'on y prenne garde! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.

Frédéric entrevit dans un éclair un flot d'hommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de piques.

Sénécal continuait: l'ouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était plus malheureux que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants surtout.

«Doit-il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus?»

Et se tournant vers Cisy:

«En serons-nous réduits aux conseils de l'infâme Malthus?»

Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus, répondit qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées...

«Ah! les classes élevées! dit, en ricanant, le socialiste. D'abord, il n'y a pas de classes élevées; on n'est élevé que par le cœur! Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez-vous! mais l'égalité, la juste répartition des produits.»

Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.

Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières; Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.

«Allons donc! dit Deslauriers. Une vieille bête! qui voit dans les bouleversements d'empires des effets de la vengeance divine! C'est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française: un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme!»

M. de Cisy, pour s'éclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement:

«Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire?

—Celui-là, je vous l'abandonne! reprit Sénécal.

—Comment? moi, je croyais...

—Eh non! il n'aimait pas le peuple!»

Puis la conversation descendit aux événements contemporains: les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d'impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant!

«Et pourquoi, mon Dieu? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique!

—J'ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu'à la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.

—Si ce n'est pas pitoyable! fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.

—Et le musée de Versailles! s'écria Pellerin. Parlons-en! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous!

—Oui, nous sommes la risée de l'Europe, dit Sénécal.

—C'est parce que l'art est inféodé à la Couronne.

—Tant que vous n'aurez pas le suffrage universel...

—Permettez! car l'artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. Eh! qu'on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l'art. Il faudrait établir une chaire d'esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j'espère, à grouper la multitude.—Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal?

—Est-ce que les journaux sont libres? est-ce que nous le sommes? dit Deslauriers avec emportement. Quand on pense qu'il peut y avoir jusqu'à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne l'envie d'aller vivre chez les anthropophages! Le gouvernement nous dévore! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l'air du ciel; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin!»

Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'œil allumé:

«Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-à-dire de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État!» et, d'une voix plus haute: «que je voudrais briser comme ceci!» en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.

Tous applaudirent, et Dussardier principalement.

Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s'inquiétait de Barbès; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l'un intitulé Crimes des rois, l'autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l'avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n'y tenant plus:

«Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c'est d'abandonner les Polonais!

—Un moment! dit Hussonnet. D'abord, la Pologne n'existe pas; c'est une invention de Lafayette! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s'étant noyés avec Poniatowski.» Bref, «il ne donnait plus là-dedans,» il était «revenu de tout ça!» C'était comme le serpent de mer, la révocation de l'édit de Nantes et «cette vieille blague de la Saint-Barthélemy!»

Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l'homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue «l'aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des protestants».

Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.

Sénécal s'en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montès. A l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d'un charbonnier que de la maîtresse d'un roi.

«Vous blaguez les truffes!» répliqua majestueusement Hussonnet. Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume d'Arnoux:

«On prétend qu'il branle dans le manche?» dit Pellerin.

Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas-breton avec d'autres farceurs de son espèce.

Dussardier en savait davantage; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait peu solide, connaissant quelques-uns de ses renouvellements.

Le dessert était fini; on passa dans le salon, tendu comme celui de la Maréchale, en damas jaune et de style Louis XVI.

Pellerin blâma Frédéric de n'avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu'il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s'y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du XIXe siècle; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n'entendait rien au théâtre, etc.

«Pourquoi donc, dit Sénécal, n'avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers?»

Et M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric «quelques-unes de ces physiologies nouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de l'employé de barrière».

Ils arrivèrent à l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser dehors par les épaules. «Mais je deviens bête!» Et, prenant Dussardier à l'écart, il lui demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.

Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait besoin de rien.

Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs:

«Tiens, mon brave, empoche! C'est le reliquat de mes vieilles dettes.

—Mais... et le Journal? dit l'avocat. J'en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.»

Et, Frédéric ayant répondu qu'il se trouvait «un peu gêné, maintenant», l'autre eut un mauvais sourire.

Après les liqueurs, on but de la bière; après la bière, des grogs; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.

Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de «cachet», absolument.

«Moi, je trouve, dit Pellerin, qu'il aurait bien pu me commander un tableau.»

Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.

Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d'ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n'avaient pas répondu à la franchise de son cœur.

Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C'était une invention, une calomnie sans doute? Mais pourquoi? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit; le lendemain, il se présenta chez elle.

Ne sachant comment s'y prendre pour communiquer ce qu'il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.

«Oui, toujours.

—Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois?

—C'est vrai.

—Sa fabrique marche très bien, n'est-ce pas?

—Mais je le suppose.»

Et, comme il hésitait:

«Qu'avez-vous donc? vous me faites peur!»

Il lui apprit l'histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit:

«Je m'en doutais!»

En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s'était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et, ne trouvant point d'acquéreurs, avait cru se rattraper par l'établissement d'une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n'en savait pas davantage; il éludait toute question et affirmait continuellement que «ça allait très bien».

Frédéric tâcha de la rassurer. C'étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s'il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.

«Oh! oui, n'est-ce pas?» dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.

Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur!

Arnoux parut.

«Ah! comme c'est gentil, de venir me prendre pour dîner!»

Frédéric en resta muet.

Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu'il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.

«Chez lui?

—Mais certainement chez lui.»

Il avoua, tout en descendant l'escalier, que la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge; et, comme il lui fallait toujours quelqu'un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu'à la porte.

Au lieu d'entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s'écartèrent.

«Ah bravo! le père Oudry n'y est plus. Bonsoir!»

C'était donc le père Oudry qui l'entretenait? Frédéric ne savait que penser maintenant.

A partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu'auparavant; il l'invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.

Celle de Rosanette l'amusait. On venait là le soir, en sortant du club ou du spectacle; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto; le dimanche, on jouait des charades; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drôlatiques, comme de courir à quatre pattes ou de s'affubler d'un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L'après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable de résister à une envie, elle s'engouait d'un bibelot qu'elle avait vu, n'en dormait pas, courait l'acheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l'argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d'avant-scène. Souvent, elle demandait à Frédéric l'explication d'un mot qu'elle avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c'étaient des colères enfantines; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu'une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s'habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.

Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c'était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d'une majesté tranquille; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer ses pleurs; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.

Elle ne s'exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d'elle-même qui commençait.

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques: l'une folâtre, emportée, divertissante, l'autre grave et presque religieuse; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient;—car si Mme Arnoux venait à l'effleurer du doigt seulement, l'image de l'autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu'il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine;—et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d'avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

Cette confusion était provoquée par des similitudes entre les deux logements. Un des bahuts que l'on voyait autrefois boulevard Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette, l'autre, le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et l'on retrouvait jusqu'à la même calotte de velours traînant sur les bergères; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l'épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l'une ce qu'il lui avait donné, pour l'offrir à l'autre.

La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche, après dîner, elle l'emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux, qu'il venait d'escamoter sur la table, afin d'en régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C'était pour lui un devoir que de frauder l'octroi; il n'allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de secondes prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu'il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous, ce qui n'empêchait point la Maréchale de l'aimer.

Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui:

«Ah! il m'embête, à la fin! J'en ai assez! Ma foi, tant pis, j'en trouverai un autre!»

Frédéric croyait «l'autre» déjà trouvé et qu'il s'appelait M. Oudry.

«Eh bien, dit Rosanette, qu'est-ce que cela fait?»

Puis avec des larmes dans la voix:

«Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l'animal! Il ne veut pas! Quant à ses promesses, oh! c'est différent.»

Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.

Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou! Au lieu d'amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d'or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes: Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à l'ordre de M. Dambreuse.

Chargement de la publicité...