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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 05

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La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant toute nourriture; tantôt son pouls battait follement; tantôt ses faibles repas lui donnaient des écœurements d'indigestion; et ses nerfs tendus, vibrants sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'était chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant: «Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte?»

Il riait de son rire bon enfant d'autrefois; et Jeanne lui sauta au cou; mais elle se sentait justement si mal à l'aise, ce soir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu'elle le pria, tout bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal: «Je t'en prie, mon chéri; je t'assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux demain, sans doute.»

Il n'insista pas: «Comme il te plaira, ma chère; si tu es malade, il faut te soigner.»

Et on parla d'autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particulière. Quand on lui annonça que «ça flambait bien», il baisa sa femme au front, et s'en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid; les murs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons; et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour remettre des bûches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer; ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'énerver à l'excès.

Bientôt ses dents claquèrent; ses mains tremblèrent; sa poitrine se serrait; son cœur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s'arrêter; et sa gorge haletait comme si l'air n'y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps que l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle n'avait éprouvé cela, elle ne s'était sentie abandonnée ainsi par la vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa: «Je vais mourir... Je meurs....»

Et, frappée d'épouvante, elle sauta du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise; et Jeanne, perdant l'esprit, s'élança, pieds nus, dans l'escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l'ouvrit, appela: «Rosalie!» avança toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu'il était vide. Il était vide et tout froid, comme si personne n'y eût couché.

Surprise, elle se dit: «Comment! elle est encore partie courir par un pareil temps!»

Mais comme son cœur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait, l'étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin de réveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction qu'elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre connaissance.

A la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête de son mari, la tête de Rosalie sur l'oreiller.

Au cri qu'elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette découverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre; et comme Julien éperdu avait appelé «Jeanne!» une peur atroce la saisit de le voir, d'entendre sa voix, de l'écouter s'expliquer, mentir, de rencontrer son regard face à face; et elle se précipita de nouveau dans l'escalier qu'elle descendit.

Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds; et elle demeurait là, l'esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hâte. Elle l'entendit remuer, marcher. Elle se redressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l'escalier, et il criait: «Écoute, Jeanne!»

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des doigts; et elle se jeta dans la salle à manger, courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l'éviter. Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétant toujours: «Jeanne!» et elle repartit comme un lièvre, s'élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d'une bête acculée; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s'élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige où ses jambes nues entraient parfois jusqu'aux genoux lui donna soudain une énergie désespérée. Elle n'avait pas froid, bien que toute découverte; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel; mais la plaine était claire cependant, d'une blancheur terne, d'une immobilité figée, d'un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s'arrêta net, par instinct, et s'accroupit, vidée de toute pensée et de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l'odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d'esprit comme de corps; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux; cette promenade avec Lui dans le bateau du père Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptême de la barque; puis elle remonta plus loin jusqu'à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant! maintenant! Oh! sa vie était cassée, toute joie finie, toute attente impossible; et l'épouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de désespoir lui apparut. Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin: «C'est ici, voilà ses pas; vite, vite, par ici!» C'était Julien qui la cherchait.

Oh! elle ne le voulait pas revoir. Dans l'abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer; et, jetant à la vie l'adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les batailles: «Maman!»

Soudain la pensée de petite mère la traversa; elle la vit sanglotant; elle vit son père à genoux devant son cadavre broyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige; et elle ne se sauva plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord.

Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants; puis tout souvenir s'effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar—était-ce un cauchemar?—l'obséda. Elle était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne pouvait pas se lever. Pourquoi? elle n'en savait rien. Alors elle entendait un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement, de frôlement, et soudain une souris, une petite souris grise passait vivement sur son drap. Une autre aussitôt la suivait, puis une troisième qui s'avançait vers la poitrine, de son trot vif et menu. Jeanne n'avait pas peur; mais elle voulut prendre la bête et lança sa main, sans y parvenir.

Alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers surgirent de tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes, filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entière. Et bientôt elles pénétrèrent sous les couvertures; Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit pour pénétrer dedans contre sa gorge; et elle se débattait, jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours vides.

Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlaçaient et la paralysaient; mais elle ne voyait personne.

Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut être long, très long.

Puis elle eut un réveil, un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle se sentait faible, faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas de voir petite mère assise dans sa chambre, avec un gros homme qu'elle ne connaissait point.

Quel âge avait-elle? elle n'en savait rien et se croyait toute petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit: «Tenez, la connaissance revient.» Et petite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit: «Voyons, soyez calme, Madame la baronne, je vous dis que j'en réponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle dorme.»

Et il sembla à Jeanne qu'elle vivait encore très longtemps assoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu'elle essayait de penser; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la réalité reparue en sa tête.

Or, une fois, comme elle s'éveillait, elle aperçut Julien, seul près d'elle; et brusquement, tout lui revint, comme si un rideau se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au cœur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la pouvant plus porter.

Julien s'élança vers elle; et elle se mit à hurler pour qu'il ne la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha; et aussitôt elle ferma les yeux sournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à son aise.

Sa mère et sa tante la soignaient, s'empressaient, l'interrogeaient: «Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne?».

Elle faisait la sourde, ne répondant pas; et elle s'aperçut très bien de la journée finie. La nuit vint. La garde s'installa près d'elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus; elle raisonnait péniblement, cherchant des choses qui lui échappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa mémoire, de grandes places blanches et vides où les événements ne s'étaient point marqués.

Peu à peu, après de longs efforts, elle retrouva tous les faits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, donc elle avait été très malade. Mais Julien? Qu'avait-il dit? Ses parents savaient-ils? Et Rosalie? où était-elle? Et puis que faire? que faire? Une idée l'illumina—retourner, avec père et petite mère, à Rouen, comme autrefois. Elle serait veuve; voilà tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle, comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour de raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec la baronne et elle appela, tout bas: «Petite mère!» Sa propre voix l'étonna, lui parut changée. La baronne lui saisit les mains: «Ma fille! ma Jeanne chérie! ma fille, tu me reconnais?

—Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer; nous avons à causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvée dans la neige?

—Oui, ma mignonne, tu as eu une grosse fièvre très dangereuse.

—Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fièvre après; mais t'a-t-il dit ce qui me l'a donnée, cette fièvre, et pourquoi je me suis sauvée?

—Non, ma chérie.

—C'est parce que j'ai trouvé Rosalie dans son lit.»

La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa. «Dors, ma mignonne, calme-toi, essaye de dormir.»

Mais Jeanne, obstinée, reprit: «J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de folies comme j'ai dû en dire les jours derniers. Je me sentais malade une nuit, alors j'ai été chercher Julien. Rosalie était couchée avec lui. J'ai perdu la tête de chagrin et je me suis sauvée dans la neige pour me jeter à la falaise.»

Mais la baronne répétait: «Oui, ma mignonne, tu as été bien malade, bien malade.

—Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvé Rosalie dans le lit de Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmèneras à Rouen comme autrefois.»

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarier Jeanne en rien, répondit: «Oui, ma mignonne.»

Mais la malade s'impatienta: «Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit père, lui, il finira bien par me comprendre.»

Et petite mère se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit en traînant ses pieds, puis revint après quelques minutes avec le baron qui la soutenait.

Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitôt commença. Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté: le caractère bizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin son infidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas, mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d'une façon tendre, comme autrefois quand il l'endormait avec des histoires. «Écoute, ma chérie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons rien; tâche de supporter ton mari jusqu'au moment où nous aurons pris une résolution... Tu me le promets?» Elle murmura: «Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai guérie.»

Puis, tout bas, elle ajouta: «Où est Rosalie maintenant?»

Le baron reprit: «Tu ne la verras plus.» Mais elle s'obstinait. «Où est-elle? je veux savoir.» Alors il avoua qu'elle n'avait point quitté la maison; mais il affirma qu'elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron, tout chauffé par la colère, blessé dans son cœur de père, alla trouver Julien, et, brusquement: «Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-à-vis de ma fille. Vous l'avez trompée avec votre servante; cela est doublement indigne.»

Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu à témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs? Est-ce que Jeanne n'était pas folle? ne venait-elle pas d'avoir une fièvre cérébrale? ne s'était-elle pas sauvée par la neige, une nuit, dans un accès de délire, au début de sa maladie? Et c'est justement au milieu de cet accès, alors qu'elle courait presque nue par la maison, qu'elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit de son mari!

Et il s'emportait; il menaça d'un procès; il s'indignait avec véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fâcha point et répondit: «Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre.»

Et pendant deux jours elle fut taciturne recueillie, méditant.

Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron refusa de faire monter la bonne, déclara qu'elle était partie. Jeanne ne céda point, répétant: «Alors qu'on aille la chercher chez elle.»

Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout pour qu'il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervée outre mesure, criant presque: «Je veux voir Rosalie: je veux la voir!»

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse: «Calmez-vous, Madame; toute émotion pourrait devenir grave; car vous êtes enceinte.»

Elle demeura saisie, comme frappée d'un coup; et il lui sembla tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta silencieuse, n'écoutant pas même ce qu'on disait, s'enfonçant en sa pensée. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en éveil par cette idée nouvelle et singulière qu'un enfant vivait là, dans son ventre; et triste, peinée qu'il fût le fils de Julien; inquiète, craignant qu'il ne ressemblât à son père. Au jour venu, elle fit appeler le baron. «Petit père, ma résolution est bien prise; je veux tout savoir, surtout maintenant; tu entends, je veux; et tu sais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation où je suis. Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curé. J'ai besoin de lui pour empêcher Rosalie de mentir; puis, dès qu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras là avec petite mère. Surtout veille à ce que Julien n'ait pas de soupçons.»

Une heure plus tard le prêtre entrait, engraissé encore, soufflant autant que petite mère. Il s'assit auprès d'elle dans un fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes; et il commença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir à carreaux sur son front: «Eh bien, Madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons pas; m'est avis que nous faisons la paire.» Puis, se tournant vers le lit de la malade: «Hé! hé! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous aurions bientôt un nouveau baptême? Ah! ah! ah! pas d'une barque, cette fois. Et il ajouta d'un ton grave: «Ce sera un défenseur pour la patrie»; puis, après une courte réflexion: «A moins que ce ne soit une bonne mère de famille;» et, saluant la baronne, «comme vous, Madame».

Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant, refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement, et poussée par le baron. Impatienté, il la jeta d'une secousse dans la chambre. Alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout, sanglotant.

Jeanne, dès qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement, s'assit, plus pâle que ses draps; et son cœur affolé soulevait de ses battements la mince chemise collée à sa peau. Elle ne pouvait parler, respirant à peine, suffoquée. Enfin, elle prononça d'une voix coupée par l'émotion. «Je... je... n'aurais pas... pas besoin... de t'interroger. Il... il me suffit de te voir ainsi... de... de voir ta... ta honte devant moi.»

Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit: «Mais je veux tout savoir, tout... tout. J'ai fait venir M. le curé pour que ce soit comme une confession, tu entends.»

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains crispées.

Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, les écarta violemment, et, la jetant à genoux près du lit: «Parle donc... Réponds.»

Elle resta par terre, dans la posture qu'on prête aux Madeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voilé de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla: «Allons, ma fille, écoute ce qu'on te dit, et réponds. Nous ne voulons pas te faire de mal; mais on veut savoir ce qui s'est passé.»

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit: «C'est bien vrai que tu étais dans le lit de Julien quand je vous ai surpris.»

Rosalie, à travers ses mains, gémit: «Oui, Madame.»

Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avec un gros bruit de suffocation; et ses sanglots convulsifs accompagnaient ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droits sur la bonne, demanda: «Depuis quand cela durait-il?»

Rosalie balbutia: «Depuis qu'il est v'nu.»

Jeanne ne comprenait pas. «Depuis qu'il est venu... Alors... depuis... depuis le printemps?

—Oui, Madame.

—Depuis qu'il est entré dans cette maison?

—Oui, Madame.»

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d'une voix précipitée:

«Mais comment cela s'est-il fait? Comment te l'a-t-il demandé? Comment t'a-t-il prise? Qu'est-ce qu'il t'a dit? A quel moment, comment as-tu cédé? comment as-tu pu te donner à lui?»

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une fièvre de parler, d'un besoin de répondre:

«J'sais ti, mé? C'est le jour qu'il a dîné ici la première fois, qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'était caché dans l'grenier. J'ai pas osé crier pour pas faire d'histoire. Il s'est couché avec mé; j'savais pu c'que j'faisais à çu moment-là; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je l'trouvais gentil!...»

Alors Jeanne, poussant un cri:

«Mais... ton... ton enfant... c'est à lui?...»

Rosalie sanglota.

«Oui, Madame.»

Puis toutes deux se turent.

On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la baronne.

Jeanne accablée sentit à son tour ses yeux ruisselants; et les gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.

L'enfant de sa bonne avait le même père que le sien! Sa colère était tombée. Elle se sentait maintenant toute pénétrée d'un désespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix de femme qui pleure:

«Quand nous sommes revenus de... de là-bas... du voyage... quand est-ce qu'il a recommencé?»

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia: «Le... le premier soir il est v'nu.»

Chaque parole tordait le cœur de Jeanne. Ainsi, le premier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittée pour cette fille. Voilà pourquoi il la laissait dormir seule!

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien apprendre; elle cria! «Va-t'en, va-t'en!» Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela son père: «Emmène-la, emporte-la.» Mais le curé, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de placer un petit sermon.

«C'est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, très mal; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitôt. Pense à l'enfer qui t'attend si tu ne gardes pas désormais une bonne conduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Madame la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te trouverons un mari...»

Il aurait longtemps parlé, mais le baron, ayant de nouveau saisi Rosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu'à la porte, et la jeta, comme un paquet, dans le couloir.

Dès qu'il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit la parole: «Que voulez-vous? elles sont toutes comme ça dans le pays. C'est une désolation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient jamais sans être enceintes, jamais, Madame.» Et il ajouta, souriant: «On dirait une coutume locale.» Puis d'un ton indigné: «Jusqu'aux enfants qui s'en mêlent. N'ai-je pas trouvé l'an dernier, dans le cimetière, deux petits du catéchisme, le garçon et la fille! J'ai prévenu les parents! Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu? «Qu'voulez-vous, Monsieur l'curé, c'est pas nous qui leur avons appris ces saletés-là, j'y pouvons rien.»—Voilà, Monsieur, votre bonne a fait comme les autres...»

Mais le baron, qui tremblait d'énervement, l'interrompit: «Elle? que m'importe! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est infâme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille.»

Et il marchait s'animant toujours, exaspéré: «C'est infâme d'avoir ainsi trahi ma fille, infâme! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un misérable; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne!»

Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac à côté de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir son ministère d'apaisement, reprit: «Voyons, Monsieur le baron, entre nous il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fidèles?» Et il ajouta, avec une bonhomie malicieuse: «Tenez, je parie que vous-même vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai?» Le baron s'était arrêté, saisi, en face du prêtre qui continua: «Eh oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait même si vous n'avez jamais tâté d'une petite bobonne comme celle-là. Je vous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas été moins heureuse ni moins aimée, n'est-ce pas?»

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C'était vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent encore, toutes les fois qu'il avait pu; et il n'avait pas respecté non plus le toit conjugal; et, quand elles étaient jolies, il n'avait jamais hésité devant les servantes de sa femme! Était-il pour cela un misérable? Pourquoi jugeait-il si sévèrement la conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais même songé que la sienne pût être coupable?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur les lèvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari, car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de l'existence.

Jeanne, affaissée, les yeux ouverts devant elle, allongée sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de Rosalie lui était revenue qui lui blessait l'âme, et pénétrait comme une vrille en son cœur: «Moi, j'ai rien dit parce que je l'trouvais gentil.»

Elle aussi l'avait trouvé gentil; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l'inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonter, dans cette misère, dans cette tristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, elle l'avait trouvé gentil!

La porte s'ouvrit d'une poussée furieuse. Julien parut, l'air féroce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gémissant et il venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la bonne avait parlé sans doute. La vue du prêtre le cloua sur place.

Il demanda d'une voix tremblante, mais calme: «Quoi? qu'y a-t-il?» Le baron, si violent tout à l'heure, n'osait rien dire, craignant l'argument du curé et son propre exemple invoqué par son gendre. Petite mère larmoyait plus fort; mais Jeanne s'était soulevée sur ses mains et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si cruellement souffrir. Elle balbutia: «Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies depuis... depuis le jour où vous êtes entré dans cette maison... il y a que l'enfant de cette bonne est à vous comme... comme... le mien... ils seront frères...» Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée, elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curé intervint encore.

«Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeune dame, soyez raisonnable.» Il se leva, s'approcha du lit, et posa sa main tiède sur le front de cette désespérée. Ce simple contact l'amollit étrangement; elle se sentit aussitôt alanguie, comme si cette forte main de rustre habituée aux gestes qui absolvent, aux caresses réconfortantes, lui eût apporté dans son toucher un apaisement mystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit: «Madame, il faut toujours pardonner. Voilà un grand malheur qui vous arrive; mais Dieu, dans sa miséricorde, l'a compensé par un grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cet enfant sera votre consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage de sa fidélité future. Pouvez-vous rester séparée de cœur de celui dont vous portez l'œuvre dans votre flanc?»

Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuisée maintenant, sans force même pour la colère et la rancune. Ses nerfs lui semblaient lâches, coupés doucement, elle ne vivait plus qu'à peine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et dont l'âme était incapable d'un effort prolongé, murmura: «Voyons, Jeanne.»

Alors le curé prit la main du jeune homme, et, l'attirant près du lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une petite tape comme pour les unir d'une façon définitive; et, quittant son ton prêcheur et professionnel, il dit, d'un air content: «Allons, c'est fait: croyez-moi, ça vaut mieux.»

Puis les deux mains, rapprochées un moment, se séparèrent aussitôt. Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mère au front, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que la chose fût arrangée ainsi; et ils sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade anéantie s'assoupit pendant que le prêtre et petite mère causaient doucement à voix basse.

L'abbé parlait, expliquant, développant ses idées; et la baronne consentait toujours d'un signe de tête. Il dit, enfin, pour conclure: «Donc, c'est entendu; vous donnez à cette fille la ferme de Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçon, rangé. Oh! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix.»

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes restées en route sur ses joues, mais dont la traînée humide était déjà séchée.

Elle insistait: «C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs, mais on placera le bien sur la tête de l'enfant; les parents en auront la jouissance pendant leur vie.»

Et le curé se leva, serra la main de petite mère: «Ne vous dérangez point, Madame la baronne, ne vous dérangez point; je sais ce que vaut un pas.»

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa malade. Elle ne s'aperçut de rien; on ne lui dit rien; et elle ne sut rien, comme toujours.


VIII

Rosalie avait quitté la maison et Jeanne accomplissait la période de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au cœur aucun plaisir à se savoir mère, trop de chagrins l'avaient accablée. Elle attendait son enfant sans curiosité, courbée encore sous des appréhensions de malheurs indéfinis.

Le printemps était venu tout doucement. Les arbres nus frémissaient sous la brise encore fraîche, mais dans l'herbe humide des fossés, où pourrissaient les feuilles de l'automne, les primevères jaunes commençaient à se montrer. De toute la plaine, des cours de ferme, des champs détrempés, s'élevait une senteur d'humidité, comme un goût de fermentation. Et une foule de petites pointes vertes sortait de la terre brune et luisait aux rayons du soleil.

Une grosse femme, bâtie en forteresse, remplaçait Rosalie et soutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long de son allée, où la trace de son pied plus lourd restait sans cesse humide et boueuse.

Petit père donnait le bras à Jeanne alourdie maintenant et toujours souffrante; et tante Lison inquiète, affairée de l'événement prochain, lui tenait la main de l'autre côté, toute troublée de ce mystère qu'elle ne devait jamais connaître.

Ils allaient tous ainsi sans guère parler, pendant des heures, tandis que Julien parcourait le pays à cheval, ce goût nouveau l'ayant envahi subitement.

Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme et le vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait déjà connaître beaucoup, sans qu'on s'expliquât au juste comment. Une autre visite de cérémonie fut échangée avec les Briseville, toujours cachés en leur manoir dormant.

Un après-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l'homme et la femme, entraient au trot dans la cour précédant le château, Julien, très animé, pénétra dans la chambre de Jeanne. «Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent en voisins, tout simplement, sachant ton état. Dis que je suis sorti, mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette.»

Jeanne, étonnée, descendit. Une jeune femme pâle, jolie, avec une figure douloureuse, des yeux exaltés, et des cheveux d'un blond mat comme s'ils n'avaient jamais été caressés d'un rayon de soleil, présenta tranquillement son mari, une sorte de géant, de croquemitaine à grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta: «Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer M. de Lamare. Nous savons par lui combien vous êtes souffrante; et nous n'avons pas voulu tarder davantage à venir vous voir en voisins, sans cérémonie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs, nous sommes à cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, le plaisir de recevoir la visite de Madame votre mère et du baron.»

Elle parlait avec une aisance infinie, familière et distinguée. Jeanne fut séduite et l'adora tout de suite. «Voici une amie», pensa-t-elle.

Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entré dans un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaise voisine, hésita quelque temps sur ce qu'il ferait de ses mains, les appuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis enfin croisa les doigts comme pour une prière.

Tout à coup Julien entra. Jeanne stupéfaite ne le reconnaissait plus. Il s'était rasé. Il était beau, élégant et séduisant comme aux jours de leurs fiançailles. Il serra la patte velue du comte qui sembla réveillé par sa venue, et baisa la main de la comtesse dont la joue d'ivoire rosit un peu, et dont les paupières eurent un tressaillement.

Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux, miroirs d'amour, étaient redevenus caressants; et ses cheveux, tout à l'heure ternes et durs, avaient repris soudain sous la brosse et l'huile parfumée leurs molles et luisantes ondulations.

Au moment où les Fourville repartaient, la comtesse se tourna vers lui: «Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade à cheval?»

Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant: «Mais certainement, Madame», elle prit la main de Jeanne, et d'une voix tendre et pénétrante, avec un sourire affectueux: «Oh! quand vous serez guérie, nous galoperons tous les trois par le pays. Ce sera délicieux; voulez-vous?»

D'un geste aisé elle releva la queue de son amazone; puis elle fut en selle avec une légèreté d'oiseau, tandis que son mari, après avoir gauchement salué, enfourchait sa grande bête normande, d'aplomb là-dessus comme un centaure.

Quand ils eurent disparu au tournant de la barrière, Julien, qui semblait enchanté, s'écria: «Quelles charmantes gens! Voilà une connaissance qui nous sera utile.»

Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit: «La petite comtesse est ravissante, je sens que je l'aimerai; mais le mari a l'air d'une brute. Où les as-tu donc connus?»

Il se frottait gaiement les mains: «Je les ai rencontrés par hasard chez les Briseville. Le mari semble un peu rude. C'est un chasseur enragé, mais un vrai noble, celui-là.»

Et le dîner fut presque joyeux, comme si un bonheur caché était entré dans la maison.

Et rien de nouveau n'arriva plus jusqu'aux derniers jours de juillet.

Un mardi soir, comme ils étaient assis sous le platane, autour d'une table de bois qui portait deux petits verres et un carafon d'eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenant très pâle, porta les deux mains à son flanc. Une douleur rapide, aiguë, l'avait brusquement parcourue, puis s'était éteinte aussitôt.

Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa, qui fut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand'peine à rentrer, presque portée par son père et son mari. Le court trajet du platane à sa chambre lui parut interminable; et elle geignait involontairement, demandant à s'asseoir, à s'arrêter, accablée par une sensation intolérable de pesanteur dans le ventre.

Elle n'était pas à terme, l'enfantement n'étant prévu que pour septembre; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher le médecin.

Il arriva vers minuit, et, du premier coup d'œil, reconnut les symptômes d'un accouchement prématuré.

Dans le lit les souffrances s'étaient un peu apaisées, mais une angoisse affreuse étreignait Jeanne, une défaillance désespérée de tout son être, quelque chose comme le pressentiment, le toucher mystérieux de la mort. Il est de ces moments où elle nous effleure de si près que son souffle nous glace le cœur.

La chambre était pleine de monde. Petite mère suffoquait, affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient, courait de tous côtés, apportait des objets, consultait le médecin, perdait la tête. Julien marchait de long en large, la mine affairée, mais l'esprit calme; et la veuve Dentu se tenait debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage de femme d'expérience que rien n'étonne. Garde-malade, sage-femme, et veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillant leur premier cri, lavant de la première eau leur chair nouvelle, la roulant dans le premier linge, puis écoutant avec la même quiétude la dernière parole, le dernier râle, le dernier frisson de ceux qui partent, faisant aussi leur dernière toilette, épongeant avec du vinaigre leur corps usé, l'enveloppant du dernier drap, elle s'était fait une indifférence inébranlable à tous les accidents de la naissance ou de la mort.

La cuisinière Ludivine et tante Lison restaient cachées discrètement contre la porte du vestibule.

Et la malade, de temps en temps, poussait une faible plainte.

Pendant deux heures, on put croire que l'événement se ferait longtemps attendre; mais, vers le point du jour, les douleurs reprirent tout à coup avec violence, et devinrent bientôt épouvantables.

Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses dents serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n'avait point souffert, qui n'avait presque pas gémi, dont l'enfant, l'enfant bâtard, était sorti sans peine et sans tortures.

Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre elles une comparaison incessante; et elle maudissait Dieu, qu'elle avait cru juste autrefois; elle s'indignait des préférences coupables du destin, et des criminels mensonges de ceux qui prêchent la droiture et le bien.

Parfois la crise devenait tellement violente que toute idée s'éteignait en elle. Elle n'avait plus de force, de vie, de connaissance que pour souffrir.

Dans les minutes d'apaisement elle ne pouvait détacher son œil de Julien; et une autre douleur, une douleur de l'âme l'étreignait en se rappelant ce jour où sa bonne était tombée aux pieds de ce même lit avec son enfant entre les jambes, le frère du petit être qui lui déchirait si cruellement les entrailles. Elle retrouvait avec une mémoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles de son mari devant cette fille étendue; et maintenant elle lisait en lui, comme si ses pensées eussent été écrites dans ses mouvements, elle lisait le même ennui, la même indifférence pour elle que pour l'autre, le même insouci d'homme égoïste, que la paternité irrite.

Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruel qu'elle se dit: «Je vais mourir. Je meurs!» Alors une révolte furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haine exaspérée contre cet homme qui l'avait perdue, et contre l'enfant inconnu qui la tuait.

Elle se tendit dans un effort suprême pour rejeter d'elle ce fardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidait brusquement; et sa souffrance s'apaisa.

La garde et le médecin étaient penchés sur elle, la maniaient. Ils enlevèrent quelque chose; et bientôt ce bruit étouffé qu'elle avait entendu déjà la fit tressaillir; puis ce petit cri douloureux, ce miaulement frêle d'enfant nouveau-né lui entra dans l'âme, dans le cœur, dans tout son pauvre corps épuisé; et elle voulut, d'un geste inconscient, tendre les bras.

Ce fut en elle une traversée de joie, un élan vers un bonheur nouveau, qui venait d'éclore. Elle se trouvait, en une seconde, délivrée, apaisée, heureuse, heureuse comme elle ne l'avait jamais été. Son cœur et sa chair se ranimaient, elle se sentait mère!

Elle voulut connaître son enfant! Il n'avait pas de cheveux, pas d'ongles, étant venu trop tôt; mais lorsqu'elle vit remuer cette larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser ses vagissements, qu'elle toucha cet avorton fripé, grimaçant, vivant, elle fut inondée d'une joie irrésistible, elle comprit qu'elle était sauvée, garantie contre tout désespoir, qu'elle tenait là de quoi aimer à ne savoir plus faire autre chose.

Dès lors elle n'eut plus qu'une pensée: son enfant. Elle devint subitement une mère fanatique, d'autant plus exaltée qu'elle avait été plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances. Il lui fallait toujours le berceau près de son lit, puis, quand elle put se lever, elle resta des journées entières assise contre la fenêtre, auprès de la couche légère qu'elle balançait.

Elle fut jalouse de la nourrice; et, quand le petit être assoiffé tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et prenait entre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un désir de lui arracher son fils, et de frapper, de déchirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement.

Puis elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettes fines, d'une élégance compliquée. Il fut enveloppé dans une brume de dentelles, et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlait plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé, et, n'écoutant rien de ce qu'on disait autour d'elle, elle s'extasiait sur des bouts de linge qu'elle tournait longtemps et retournait dans sa main levée pour mieux voir; puis soudain elle demandait: «Croyez-vous qu'il sera beau avec ça?»

Le baron et petite mère souriaient de cette tendresse frénétique, mais Julien troublé dans ses habitudes, diminué dans son importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d'homme qui lui volait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient et colère: «Est-elle assommante avec son mioche!»

Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu'elle passait les nuits assise auprès du berceau à regarder dormir le petit. Comme elle s'épuisait dans cette contemplation passionnée et maladive, qu'elle ne prenait plus aucun repos, qu'elle s'affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de la séparer de son fils.

Elle se fâcha, pleura, implora; mais on resta sourd à ses prières. Il fut placé chaque soir auprès de sa nourrice; et chaque nuit la mère se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de la serrure pour écouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se réveillait pas, s'il n'avait besoin de rien.

Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard, ayant dîné chez les Fourville; et on l'enferma désormais à clef dans sa chambre pour la contraindre à se mettre au lit.

Le baptême eut lieu vers la fin d'août. Le baron fut parrain, et tante Lison marraine. L'enfant reçut les noms de Pierre-Simon-Paul; Paul pour les appellations courantes.

Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sans bruit; et son absence demeura aussi inaperçue que sa présence.

Un soir, après le dîner, le curé parut. Il semblait embarrassé, comme s'il eût porté un mystère en lui, et, après une suite de propos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorder quelques instants d'entretien particulier.

Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout de la grande allée, causant avec vivacité, tandis que Julien, resté seul avec Jeanne, s'étonnait, s'inquiétait, s'irritait de ce secret.

Il voulut accompagner le prêtre qui prenait congé et ils disparurent ensemble, allant vers l'église qui sonnait l'angélus.

Il faisait frais, presque froid, on rentra bientôt dans le salon. Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revint brusquement, rouge, avec un air indigné.

De la porte, sans songer que Jeanne était là, il cria vers ses beaux-parents: «Vous êtes donc fous, nom de Dieu! d'aller flanquer vingt mille francs à cette fille!»

Personne ne répondit tant la surprise fut grande. Il reprit, beuglant de colère: «On n'est pas bête à ce point-là; vous voulez donc ne pas nous laisser un sou!»

Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l'arrêter: «Taisez-vous! Songez que vous parlez devant votre femme.»

Mais il trépignait d'exaspération: «Je m'en fiche un peu, par exemple; elle sait bien ce qu'il en est d'ailleurs. C'est un vol à son préjudice.»

Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia: «Qu'est-ce qu'il y a donc?»

Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, comme une associée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il lui raconta brusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre de Barville qui valait au moins vingt mille francs. Il répétait: «Mais tes parents sont fous, ma chère, fous à lier! vingt mille francs! vingt mille francs! mais ils ont perdu la tête! vingt mille francs pour un bâtard!»

Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s'étonnant elle-même de son calme, indifférente maintenant à tout ce qui n'était pas son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit par éclater, tapant du pied, criant: «Songez à ce que vous dites, c'est révoltant à la fin. A qui la faute s'il a fallu doter cette fille-mère? A qui cet enfant? vous auriez voulu l'abandonner maintenant!»

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement. Il reprit d'un ton plus posé: «Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit à l'un ou à l'autre, ça n'y change rien, par exemple. Au lieu qu'en donnant une de vos fermes d'une valeur de vingt mille francs, outre le préjudice que vous nous portez, c'est dire à tout le monde ce qui est arrivé; vous auriez dû, au moins, songer à notre nom et à notre situation.»

Et il parlait d'une voix sévère, en homme fort de son droit et de la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cette argumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien, sentant son avantage, posa ses conclusions: «Heureusement que rien n'est fait encore; je connais le garçon qui la prend en mariage, c'est un brave homme, et avec lui tout pourra s'arranger. Je m'en charge.»

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la discussion, heureux du silence de tous, qu'il prenait pour un acquiescement.

Dès qu'il eut disparu, le baron s'écria, outré de surprise et frémissant: «Oh! c'est trop fort, c'est trop fort!»

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son père, se mit brusquement à rire, de son rire clair d'autrefois, quand elle assistait à quelque drôlerie.

Elle répétait: «Père, père, as-tu entendu comme il prononçait: vingt mille francs?»

Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que les larmes, au souvenir de la tête furieuse de son gendre, et de ses exclamations indignées, et de son refus véhément de laisser donner à la fille séduite par lui, de l'argent qui n'était pas à lui, heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouée par son rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, le baron partit à son tour, gagné par la contagion; et tous trois, comme aux bons jours passés, s'amusaient à s'en rendre malades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s'étonna: «C'est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un étranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m'amuse de ses... de ses... de ses indélicatesses.»

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrassèrent, encore souriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, après le déjeuner, alors que Julien venait de partir à cheval, un grand gars de vingt-deux à vingt-cinq ans, vêtu d'une blouse bleue toute neuve aux plis raides, aux manches ballonnées, boutonnées aux poignets, franchit sournoisement la barrière, comme s'il eût été embusqué là depuis le matin, se glissa le long du fossé des Couillard, contourna le château et s'approcha à pas suspects du baron et des deux femmes, assis toujours sous le platane.

Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s'avançait en saluant, avec des mines embarrassées.

Dès qu'il fut assez près pour se faire entendre, il bredouilla: «Votre serviteur, Monsieur le baron, Madame et la compagnie.» Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça: «C'est moi que je suis Désiré Lecoq.»

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda: «Que voulez-vous?»

Alors le gars se troubla tout à fait devant la nécessité d'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et relevant les yeux coup sur coup, de sa casquette qu'il tenait aux mains au sommet du toit du château: «C'est m'sieu l'curé qui m'a touché deux mots au sujet de c't'affaire...» puis il se tut par crainte d'en trop lâcher, et de compromettre ses intérêts.

Le baron, sans comprendre, reprit: «Quelle affaire? Je ne sais pas, moi.»

L'autre alors, baissant la voix, se décida: «C't'affaire d'vot'bonne... la Rosalie...»

Jeanne, ayant deviné, se leva et s'éloigna avec son enfant dans ses bras. Et le baron prononça: «Approchez-vous», puis il montra la chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s'assit aussitôt en murmurant: «Vous êtes bien honnête.» Puis il attendit comme s'il n'avait plus rien à dire. Au bout d'un assez long silence il se décida enfin, et, levant son regard vers le ciel bleu: «En v'là du biau temps pour la saison. C'est la terre qui n'en profite pour c'qu'y a déjà d'semé.» Et il se tut de nouveau.

Le baron s'impatientait; il attaqua brusquement la question, d'un ton sec: «Alors c'est vous qui épousez Rosalie.»

L'homme aussitôt devint inquiet, troublé dans ses habitudes de cautèle normande. Il répliqua d'une voix plus vive, mis en défiance: «C'est selon, p't'être que oui, p't'être que non, c'est selon.»

Mais le baron s'irritait de ces tergiversations: «Sacrebleu! répondez franchement: est-ce pour ça que vous venez, oui ou non? La prenez-vous, oui ou non?»

L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds: Si c'est c'que dit m'sieu l'curé, j'la prends; mais si c'est c'que dit m'sieu Julien, j'la prends point.

—Qu'est-ce que vous a dit M. Julien?

—«M'sieu Julien i ma dit qu'jaurais quinze cents francs; et m'sieu le curé i ma dit que j'n'aurais vingt mille; j'veux ben pour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents.»

Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil, devant l'attitude anxieuse du rustre, se mit à rire par petites secousses. Le paysan la regarda de coin, d'un œil mécontent, ne comprenant pas cette gaieté, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court: «J'ai dit à M. le curé que vous auriez la ferme de Barville, votre vie durant, pour revenir ensuite à l'enfant. Elle vaut vingt mille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ou non?»

L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et devenu soudain loquace: «Oh! pour lors, je n'dis pas non. N'y avait qu'ça qui m'opposait. Quand m'sieu l'curé m'na parlé, j'voulais ben tout d'suite, pardi, et pi j'étais ben aise d'satisfaire m'sieu l'baron, qui me r'vaudra ça, je m'le disais. C'est-i pas vrai, quand on s'oblige, entre gens, on se r'trouve toujours plus tard; et on se r'vaud ça. Mais m'sieu Julien m'a v'nu trouver; et c'n'était pu qu'quinze cents. J'm'ai dit: «Faut savoir», et j'suis v'nu. C'est pas pour dire, j'avais confiance, mais j'voulais savoir. I n'est qu'les bons comptes qui font les bons amis, pas vrai, M'sieu l'baron...»

Il fallut l'arrêter; le baron demanda:

«Quand voulez-vous conclure le mariage?»

Alors l'homme redevint brusquement timide, plein d'embarras. Il finit par dire, en hésitant: «J'frons-ti point d'abord un p'tit papier?»

Le baron, cette fois, se fâcha: «Mais, nom d'un chien! puisque vous aurez le contrat de mariage. C'est là le meilleur des papiers.»

Le paysan s'obstinait: «En attendant, j'pourrions ben en faire un bout tout d'même, ça nuit toujours pas.»

Le baron se leva pour en finir: «Répondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j'ai un autre prétendant.»

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il se décida, tendit la main comme après l'achat d'une vache: «Topez là, M'sieur le baron, c'est fait. Couillon qui s'en dédit.»

Le baron topa, puis cria: «Ludivine!» La cuisinière montra sa tête à la fenêtre: «Apportez une bouteille de vin.» On trinqua pour arroser l'affaire conclue.—Et le gars partit d'un pied plus allègre.

On ne dit rien de cette visite à Julien. Le contrat fut préparé en grand secret, puis, une fois les bans publiés, la noce eut lieu un lundi matin.

Une voisine portait le mioche à l'église, derrière les nouveaux époux, comme une sûre promesse de fortune. Et personne, dans le pays, ne s'étonna; on enviait seulement Désiré Lecoq. Il était né coiffé, disait-on avec un sourire malin où n'entrait point d'indignation.

Julien fit une scène terrible, qui abrégea le séjour de ses beaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans une tristesse trop profonde, Paul étant devenu, pour elle, une source inépuisable de bonheur.


IX

Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à aller rendre leur visite aux Fourville et à se présenter aussi chez le marquis de Coutelier.

Julien venait d'acheter dans une vente publique une nouvelle voiture, un phaéton ne demandant qu'un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et, après deux heures de route à travers les plaines normandes, on commença à descendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et le fond mis en culture.

Puis les terres ensemencées furent bientôt remplacées par des prairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient, pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, après un brusque détour du val, le château de la Vrillette se montra, adossé d'un côté à la pente boisée et, de l'autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang que terminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l'autre versant de la vallée.

Il fallut passer sur un antique pont-levis et franchir un vaste portail Louis XIII pour pénétrer dans la cour d'honneur, devant un élégant manoir de la même époque à encadrements de briques, flanqué de tourelles coiffées d'ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment, en habitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs, s'extasiant sur sa beauté: «Regarde-moi ce portail! Est-ce grandiose une habitation comme ça, hein? Toute l'autre façade est dans l'étang, avec un perron royal qui descend jusqu'à l'eau; et quatre barques sont amarrées au bas des marches, deux pour le comte, et deux pour la comtesse. Là-bas à droite, là où tu vois le rideau de peupliers, c'est la fin de l'étang; c'est là que commence la rivière qui va jusqu'à Fécamp. C'est plein de sauvagine ce pays. Le comte adore chasser là dedans. Voilà une vraie résidence seigneuriale.»

La porte d'entrée s'était ouverte, et la pâle comtesse apparut, venant au-devant des visiteurs, souriante, vêtue d'une robe traînante comme une châtelaine d'autrefois. Elle semblait bien la belle dame du Lac, née pour ce manoir de conte.

Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur la pièce d'eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau juste en face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubre l'étang; et, quand le vent soufflait, les gémissements des arbres semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût été une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mit près d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes les élégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait, souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlèrent de leurs promenades à cheval. Elle riait un peu de sa manière de monter, l'appelant «le chevalier Trébuche», et il riait aussi, l'ayant baptisée «la reine Amazone». Un coup de fusil parti sous les fenêtres fit pousser à Jeanne un petit cri. C'était le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitôt l'appela. On entendit un bruit d'avirons, le choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté, suivi de deux chiens trempés, rougeâtres comme lui, et qui se couchèrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus à son aise, en sa demeure, et ravi de voir des visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin de Madère et des biscuits; et soudain il s'écria: «Mais vous allez dîner avec nous, c'est entendu.» Jeanne, que ne quittait jamais la pensée de son enfant, refusait; il insista, et, comme elle s'obstinait à ne pas vouloir, Julien fit un geste brusque d'impatience. Alors elle eut peur de réveiller son humeur méchante et querelleuse; et, bien que torturée à l'idée de ne plus revoir Paul avant le lendemain, elle accepta.

L'après-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d'abord. Elles jaillissaient au pied d'une roche moussue dans un clair bassin toujours remué comme de l'eau bouillante; puis on fit un tour en barque à travers de vrais chemins taillés dans une forêt de roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens qui flairaient, le nez au vent, ramait; et chaque secousse de ses avirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne, parfois, laissait tremper sa main dans l'eau froide, et elle jouissait de la fraîcheur glacée qui lui courait des doigts au cœur. Tout à l'arrière du bateau, Julien et la comtesse enveloppée de châles souriaient de ce sourire continu des gens heureux à qui le bonheur ne laisse rien à dire.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles du nord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongé derrière les sapins; et le ciel rouge, criblé de petits nuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu'à le regarder.

On rentra dans le vaste salon où flambait un feu gigantesque. Une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dès la porte. Alors le comte, mis en gaieté, saisit sa femme dans ses bras d'athlète, et, l'élevant comme un enfant jusqu'à sa bouche, il lui colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disait un ogre au seul aspect de ses moustaches; et elle pensait: «Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde.» Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeux sur Julien, elle le vit debout dans l'embrasure de la porte, horriblement pâle, et l'œil fixé sur le comte. Inquiète, elle s'approcha de son mari, et, à voix basse: «Es-tu malade? Qu'as-tu donc?» Il répondit d'un ton courroucé: «Rien, laisse-moi tranquille. J'ai eu froid.»

Quand on passa dans la salle à manger, le comte demanda la permission de laisser entrer ses chiens; et ils vinrent aussitôt se planter sur leur derrière, à droite et à gauche de leur maître. Il leur donnait à tout moment quelque morceau et caressait leurs longues oreilles soyeuses. Les bêtes tendaient la tête, remuaient la queue, frémissaient de contentement.

Après le dîner, comme Jeanne et Julien se disposaient à partir, M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pêche au flambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron qui descendait à l'étang; et il monta dans sa barque avec un valet portant un épervier et une torche allumée. La nuit était claire et piquante sous un ciel semé d'or.

La torche faisait ramper sur l'eau des traînées de feu étranges et mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux, illuminait le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayant tourné, une ombre colossale, fantastique, une ombre d'homme se dressa sur cette lisière éclairée du bois. La tête dépassait les arbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dans l'étang. Puis l'être démesuré éleva les bras comme pour prendre les étoiles. Ils se dressèrent brusquement, ces bras immenses, puis retombèrent; et on entendit aussitôt un petit bruit d'eau fouettée.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieux fantôme sembla courir le long du bois, qu'éclairait, en tournant, la lumière; puis il s'enfonça dans l'invisible horizon, puis soudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvements singuliers, sur la façade du château.

Et la grosse voix du comte cria: «Gilberte, j'en ai huit!»

Les avirons battirent l'onde. L'ombre énorme restait maintenant debout, immobile sur la muraille, mais diminuant peu à peu de taille et d'ampleur; sa tête paraissait descendre, son corps maigrir; et quand M. de Fourville remonta les marches du perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle était réduite aux proportions de sa personne, et répétait tous ses gestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppés en des manteaux et des couvertures qu'on leur avait prêtés, Jeanne dit, presque involontairement: «Quel brave homme que ce géant!» Et Julien, qui conduisait, répliqua: «Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant le monde.»

Huit jours après ils se rendirent chez les Coutelier, qui passaient pour la première famille noble de la province. Leur domaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le château neuf bâti sous Louis XIV était caché dans un parc magnifique entouré de murs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l'ancien château. Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grande pièce imposante. Tout au milieu, une espèce de colonne supportait une coupe immense de la manufacture de Sèvres, et, dans le socle, une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal, invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, de Rollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quand entrèrent le marquis et la marquise. La femme était poudrée, aimable par fonction, et maniérée par désir de sembler condescendante. L'homme, gros personnage à cheveux blancs relevés droit sur la tête, mettait en ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur qui disait son importance.

C'étaient de ces gens à étiquette dont l'esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des échasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d'un air indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction imposée par leur naissance de recevoir avec politesse les petits nobles des environs.

Jeanne et Julien, perclus, s'efforçaient de plaire, gênés de rester davantage, inhabiles à se retirer; mais la marquise termina elle-même la visite, naturellement, simplement, en arrêtant à point la conversation comme une reine polie qui donne congé.

En revenant, Julien dit: «Si tu veux, nous bornerons là nos visites; moi, les Fourville me suffisent.» Et Jeanne fut de son avis.

Décembre s'écoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fond de l'année. La vie enfermée recommençait comme l'an passé. Jeanne ne s'ennuyait point cependant, toujours préoccupée de Paul que Julien regardait de côté, d'un œil inquiet et mécontent.

Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressait avec ces frénésies de tendresses qu'ont les femmes pour leurs enfants, elle le présentait au père en lui disant: «Mais embrasse-le donc; on dirait que tu ne l'aimes pas.» Il effleurait du bout des lèvres, d'un air dégoûté, le front glabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, comme pour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées. Puis il s'en allait brusquement; on eût dit qu'une répugnance le chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dîner de temps en temps; de temps en temps c'étaient les Fourville avec qui on se liait de plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genoux pendant toute la durée des visites, ou même pendant des après-midi tout entiers. Il le maniait d'une façon délicate dans ses grosses mains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe de ses longues moustaches, puis l'embrassait par élans passionnés, à la façon des mères. Il souffrait continuellement de ce que son mariage demeurât stérile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilberte reparla de promenades à cheval que tous les quatre feraient ensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits, des longs jours pareils et monotones, consentit, tout heureuse de ces projets; et pendant une semaine elle s'amusa à confectionner son amazone.

Puis ils commencèrent les excursions. Ils allaient toujours deux par deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pas derrière. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, car ils étaient devenus amis par le contact de leurs âmes droites, de leurs cœurs simples; ceux-là parlaient bas souvent, riaient parfois par éclats violents, se regardaient soudain comme si leurs yeux avaient à se dire des choses que ne prononçaient point leurs bouches; et ils partaient brusquement au galop, poussés par un désir de fuir, d'aller plus loin, très loin.

Puis Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportée par des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deux cavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne: «Elle n'est pas tous les jours bien levée, ma femme.»

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, la piquant, puis la retenant par secousses brusques, on entendit plusieurs fois Julien lui répéter: «Prenez garde, prenez donc garde, vous allez être emportée.» Elle répliqua: «Tant pis; ce n'est pas votre affaire», d'un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnèrent par la campagne comme si elles restaient suspendues dans l'air.

L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte inquiet cria de ses forts poumons: «Fais donc attention, Gilberte!» Alors, comme par défi, dans un de ces énervements de femme que rien n'arrête, elle frappa brutalement de sa cravache, entre les deux oreilles, la bête qui se dressa, furieuse, battit l'air de ses jambes de devant, et, retombant, s'élança d'un bond formidable, et détala par la plaine de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d'abord une prairie, puis, se précipitant à travers les labourés, elle soulevait en poussière la terre humide et grasse, et filait si vite qu'on distinguait à peine la monture et l'amazone.

Julien stupéfait restait en place appelant désespérément: «Madame, Madame!»

Mais le comte eut une sorte de grognement, et, se courbant sur l'encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d'une poussée de tout son corps; et il le lança d'une telle allure, l'excitant, l'entraînant, l'affolant avec la voix, le geste et l'éperon, que l'énorme cavalier semblait porter la lourde bête entre ses cuisses et l'enlever comme pour s'envoler. Ils allaient d'une inconcevable vitesse, se ruant droit devant eux; et Jeanne voyait là-bas les deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer, s'effacer, disparaître, comme on voit deux oiseaux se poursuivant se perdre et s'évanouir à l'horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d'un air furieux: «Je crois qu'elle est folle aujourd'hui.»

Et tous deux partirent derrière leurs amis, enfoncés maintenant dans une ondulation de la plaine.

Au bout d'un quart d'heure ils les aperçurent qui revenaient; et bientôt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait de sa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle était pâle, avec un visage douloureux et crispé; et elle se soutenait d'une main sur l'épaule de son mari comme si elle allait défaillir.

Jeanne, ce jour-là, comprit que le comte aimait éperdument.

Puis la comtesse pendant le mois qui suivit se montra joyeuse comme elle ne l'avait jamais été. Elle venait plus souvent aux Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des élans de tendresse. On eût dit qu'un mystérieux ravissement était descendu sur sa vie. Son mari, tout heureux lui-même, ne la quittait point des yeux, et tâchait à tout instant de toucher sa main, sa robe, dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, à Jeanne: «Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberte n'avait été gentille comme ça. Elle n'a plus de mauvaise humeur, plus de colère. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'à présent je n'en étais pas sûr.»

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, comme si l'amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie dans chacune d'elles.

Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinées jusqu'aux calmes et tièdes soirées, le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C'était une brusque et puissante éclosion de tous les germes en même temps, une de ces irrésistibles poussées de sève, une de ces ardeurs à renaître que la nature montre quelquefois en des années privilégiées qui feraient croire à des rajeunissements du monde.

Jeanne se sentait vaguement troublée par cette fermentation de vie. Elle avait des alanguissements subits en face d'une petite fleur dans l'herbe, des mélancolies délicieuses, des heures de mollesse rêvassante.

Puis elle se sentit envahie par des souvenirs attendris des premiers temps de son amour; non qu'il lui revînt au cœur un renouveau d'affection pour Julien, c'était fini, cela, bien fini pour toujours; mais toute sa chair caressée des brises, pénétrée des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitée par quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait à être seule, à s'abandonner sous la chaleur du soleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues et sereines qui n'éveillaient point d'idées.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa, une vision rapide de ce trou ensoleillé au milieu des sombres feuillages, dans le petit bois près d'Étretat. C'est là que, pour la première fois, elle avait senti frémir son corps auprès de ce jeune homme qui l'aimait alors; c'est là qu'il avait balbutié, pour la première fois, le timide désir de son cœur; c'est aussi là qu'elle avait cru toucher tout à coup l'avenir radieux de ses espérances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pèlerinage sentimental et superstitieux, comme si un retour à ce lieu devait changer quelque chose à la marche de sa vie.

Julien était parti dès l'aube, elle ne savait où. Elle fit donc seller le petit cheval blanc des Martin, qu'elle montait quelquefois maintenant; et elle partit.

C'était par une de ces journées si tranquilles que rien ne remue nulle part, pas une herbe, pas une feuille; tout semble immobile pour jusqu'à la fin des temps, comme si le vent était mort. On dirait disparus les insectes eux-mêmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil, insensiblement, en buée d'or; et Jeanne allait au pas de son bidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeux pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée de coton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, tout seul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entre ces grandes arches de la falaise qu'on nomme les portes d'Étretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière à travers la verdure encore grêle. Elle cherchait l'endroit sans le retrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut tout au bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et elle les reconnut aussitôt; c'étaient ceux de Gilberte et de Julien. La solitude commençait à lui peser; elle fut heureuse de cette rencontre imprévue; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bêtes patientes, comme accoutumées à ces longues stations, elle appela. On ne lui répondit pas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazon foulé. Donc ils s'étaient assis là, puis éloignés, laissant leurs chevaux.

Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise, sans comprendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied à terre, et ne remuait plus, appuyée contre un tronc d'arbre, deux petits oiseaux, sans la voir, s'abattirent dans l'herbe tout près d'elle. L'un d'eux s'agitait, sautillait autour de l'autre, les ailes soulevées et vibrantes, saluant de la tête et pépiant; et tout à coup ils s'accouplèrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose; puis elle se dit: «C'est vrai, c'est le printemps»; puis une autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau le gant, les cravaches, les deux chevaux abandonnés; et elle se remit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa tête travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait les circonstances. Comment n'avait-elle pas deviné plus tôt? Comment n'avait-elle rien vu? Comment n'avait-elle pas compris les absences de Julien, le recommencement de ses élégances passées, puis l'apaisement de son humeur? Elle se rappelait aussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses câlineries exagérées, et, depuis quelque temps, cette espèce de béatitude où elle vivait, et dont le comte était heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravement réfléchir, et l'allure vive troublait ses idées.

Après la première émotion passée, son cœur était redevenu presque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris. Elle ne songeait guère à Julien; rien ne l'étonnait plus de lui; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, la révoltait. Tout le monde était donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermer son âme aux affections courantes, à n'aimer plus que Paul et ses parents; et à supporter les autres avec un visage tranquille.

Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa chambre et l'embrassa éperdument, pendant une heure, sans s'arrêter.

Julien revint pour dîner, charmant et souriant, plein d'intentions aimables. Il demanda: «Père et petite mère ne viennent donc pas cette année?»

Elle lui sut tant de gré de cette gentillesse qu'elle lui pardonna presque la découverte du bois; et un violent désir l'envahissant tout à coup de revoir bien vite les deux êtres qu'elle aimait le plus après Paul, elle passa toute sa soirée à leur écrire, pour hâter leur arrivée.

Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alors au 7 de ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme si elle eût éprouvé, en dehors même de son affection filiale, un besoin nouveau de frotter son cœur à des cœurs honnêtes, de causer, l'âme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont la vie, et toutes les actions, et toutes les pensées, et tous les désirs avaient toujours été droits.

Ce qu'elle sentait maintenant, c'était une sorte d'isolement de sa conscience juste au milieu de toutes ces consciences défaillantes; et bien qu'elle eût appris soudain à dissimuler, bien qu'elle accueillît la comtesse, la main tendue et la lèvre souriante, cette sensation de vide, de mépris pour les hommes, elle la sentait grandir, l'envelopper; et chaque jour les petites nouvelles du pays lui jetaient à l'âme un dégoût plus grand, une plus haute mésestime des êtres.

La fille des Couillard venait d'avoir un enfant et le mariage allait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, était grosse; une petite voisine âgée de quinze ans était grosse; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide, qu'on appelait la Crotte tant sa saleté paraissait horrible, était grosse.

A tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bien quelque fredaine d'une fille, d'une paysanne mariée et mère de famille ou de quelque riche fermier respecté.

Ce printemps ardent semblait remuer les sèves chez les hommes comme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens éteints ne s'agitaient plus, dont le cœur meurtri, l'âme sentimentale semblaient seuls remués par les souffles tièdes et féconds, qui rêvait, exaltée sans désirs, passionnée pour des songes et morte aux besoins charnels, s'étonnait, pleine d'une répugnance qui devenait haineuse, de cette sale bestialité.

L'accouplement des êtres l'indignait à présent comme une chose contre nature; et, si elle en voulait à Gilberte, ce n'était point de lui avoir pris son mari, mais du fait même d'être tombée aussi dans cette fange universelle.

Elle n'était point, celle-là, de la race des rustres chez qui les bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s'abandonner de la même façon que ces brutes?

Le jour même où devaient arriver ses parents, Julien raviva ses répulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toute naturelle et drôle, que le boulanger ayant entendu quelque bruit dans son four, la veille, qui n'était pas jour de cuisson, avait cru y surprendre un chat rôdeur et avait trouvé sa femme «qui n'enfournait pas du pain».

Et il ajoutait: «Le boulanger a bouché l'ouverture; ils ont failli étouffer là dedans; c'est le petit garçon de la boulangère qui a prévenu les voisins; car il avait vu entrer sa mère avec le forgeron.»

Et Julien riait, répétant: «Ils nous font manger du pain d'amour, ces farceurs-là. C'est un vrai conte de La Fontaine.»

Jeanne n'osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s'arrêta devant le perron et que la figure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l'âme et dans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, un tumultueux élan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elle aperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d'hiver, avait vieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes, s'étaient empourprées, comme gonflées de sang; son œil semblait éteint; et elle ne remuait plus que soulevée sous les deux bras; sa respiration pénible était devenue sifflante, et si difficile, qu'on éprouvait près d'elle une sensation de gêne douloureuse.

Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarqué cette décadence; et, quand elle se plaignait de ses étouffements continus, de son alourdissement grandissant, il répondait: «Mais non, ma chère, je vous ai toujours connue comme ça.»

Jeanne, après les avoir accompagnés en leur chambre, se retira dans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue. Puis, elle alla retrouver son père, et, se jetant sur son cœur, les yeux encore pleins de larmes: «Oh! comme mère est changée! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi, qu'est-ce qu'elle a?» Il fut très surpris, et répondit: «Tu crois? quelle idée? mais non. Moi qui ne l'ai point quittée, je t'assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours.»

Le soir Julien dit à sa femme: «Ta mère file un mauvais coton. Je la crois touchée.» Et, comme Jeanne éclatait en sanglots, il s'impatienta. «Allons, bon, je ne te dis pas qu'elle soit perdue. Tu es toujours follement exagérée. Elle est changée, voilà tout, c'est de son âge.»

Au bout de huit jours elle n'y songeait plus, accoutumée à la physionomie nouvelle de sa mère, et refoulant peut-être ses craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une sorte d'instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d'âme, les appréhensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu'une demi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois le parcours de «son» allée, elle ne pouvait se mouvoir davantage et demandait à s'asseoir sur «son» banc. Et, quand elle se sentait incapable même de mener jusqu'au bout sa promenade, elle disait: «Arrêtons-nous; mon hypertrophie me casse les jambes aujourd'hui.»

Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses qui l'auraient secouée tout entière l'année précédente. Mais comme ses yeux étaient demeurés excellents, elle passait des jours à relire Corinne ou les Méditations de Lamartine; puis elle demandait qu'on lui apportât le tiroir «aux souvenirs». Alors ayant vidé sur ses genoux les vieilles lettres douces à son cœur, elle posait le tiroir sur une chaise à côté d'elle et remettait dedans, une à une, ses «reliques», après avoir lentement revu chacune. Et, quand elle était seule, bien seule, elle en baisait certaines, comme on baise secrètement les cheveux des morts qu'on aima.

Quelquefois Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant, pleurant des larmes tristes. Elle s'écriait: «Qu'as-tu, petite mère?» Et la baronne, après un long soupir, répondait: «Ce sont mes reliques qui m'ont fait ça. On remue des choses qui ont été si bonnes et qui sont finies! Et puis il y a des personnes auxquelles on ne pensait plus guère et qu'on retrouve tout d'un coup. On croit les voir, et les entendre, et ça vous produit un effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard.»

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, il murmurait: «Jeanne, ma chérie, si tu m'en crois, brûle tes lettres, toutes tes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n'y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse.» Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa «boîte aux reliques», obéissant, bien qu'elle différât en tout de sa mère, à une sorte d'instinct héréditaire de sentimentalité rêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s'absenter pour une affaire et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d'astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite mère se trouva bientôt mieux portante; et Jeanne, oubliant les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque complètement heureuse. Toute la campagne était fleurie et parfumée; et la grande mer toujours pacifique resplendissait du matin au soir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s'en alla par les champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l'herbe criblée de fleurs le long de la route, s'attendrissant dans une félicité sans bornes. De minute en minute elle baisait l'enfant, le serrait passionnément contre elle; puis, frôlée par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillir, anéantie dans un bien-être infini. Puis elle rêva d'avenir pour lui. Que serait-il? Tantôt elle le voulait grand homme, renommé, puissant. Tantôt elle le préférait humble et restant près d'elle, dévoué, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avec son cœur égoïste de mère, elle désirait qu'il restât son fils, rien que son fils; mais, quand elle l'aimait avec sa raison passionnée, elle ambitionnait qu'il devînt quelqu'un par le monde.

Elle s'assit au bord d'un fossé, et se mit à le regarder. Il lui semblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'étonna brusquement à la pensée que ce petit être serait grand, qu'il marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait de la barbe aux joues et parlerait d'une voix sonore.

Au loin quelqu'un l'appelait. Elle leva la tête. C'était Marius accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, et elle se dressa, mécontente d'être troublée. Mais le gamin arrivait à toutes jambes, et, quand il fut assez près, il cria: «Madame, c'est madame la baronne qu'est bien mal.»

Elle sentit comme une goutte d'eau froide qui lui descendait le long du dos; et elle repartit à grands pas, la tête égarée.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle s'élança, et, le groupe s'étant ouvert, elle vit sa mère étendue par terre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était toute noire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l'enfant dans les bras de la jeune femme, et l'emporta.

Jeanne, hagarde, demandait: «Qu'est-il arrivé? Comment est-elle tombée? Qu'on aille chercher le médecin.» Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu on ne sait comment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevant les manches de sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau de Cologne, les frictions demeurèrent inefficaces. «Il faudrait la dévêtir et la coucher,» dit le prêtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le père Simon et Ludivine. Aidés de l'abbé Picot, ils voulurent emporter la baronne; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s'abattit en arrière, et la robe qu'ils avaient saisie se déchirait, tant sa grosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeanne se mit à crier d'horreur. On reposa par terre le corps énorme et mou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon; et, quand on l'eut assise dedans, on put enfin l'enlever. Pas à pas ils gravirent le perron, puis l'escalier; et, parvenus dans la chambre, la déposèrent sur le lit.

Comme la cuisinière n'en finissait pas d'enlever ses vêtements, la veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi que le prêtre, comme s'ils avaient «senti la mort», selon le mot des domestiques.

Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir le docteur; et comme le prêtre se disposait à aller chercher les saintes huiles, la garde lui souffla dans l'oreille: «Ne vous dérangez point, Monsieur le curé, je m'y connais, elle a passé.»

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel remède employer. Le curé, à tout hasard, prononça l'absolution.

Pendant deux heures on attendit auprès de ce corps violet et sans vie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévorée d'angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s'ouvrit et que le médecin parut, il lui sembla voir entrer le salut, la consolation, l'espérance; et elle s'élança vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait de l'accident: «Elle se promenait comme tous les jours... elle allait bien... très bien même... elle avait mangé un bouillon et deux œufs au déjeuner... elle est tombée tout d'un coup... elle est devenue noire comme vous la voyez... et elle n'a plus remué... nous avons essayé de tout pour la ranimer... de tout...» Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecin pour signifier que c'était fini, bien fini. Alors, se refusant à comprendre, elle interrogea anxieusement, répétant: «Est-ce grave? croyez-vous que ce soit grave?»

Il dit enfin: «J'ai bien peur que ce soit... que ce soit... fini. Ayez du courage, un grand courage.»

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié, sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l'improviste trop brusquement pour se faire d'un seul coup le visage et la contenance qu'il fallait. Il murmura: «Je m'y attendais, je sentais bien que c'était la fin.» Puis il tira son mouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi relever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et le baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu'on l'emportât. Elle semblait folle.

Au bout d'une heure on la laissa revenir. Aucun espoir ne subsistait. L'appartement était arrangé maintenant en chambre mortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d'une fenêtre. La veuve Dentu, assise dans un fauteuil, d'une façon confortable, en femme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une maison dès que la mort vient d'y entrer, paraissait assoupie déjà.

La nuit tombait. Le curé s'avança vers Jeanne, lui prit les mains, l'encouragea, déversant, sur ce cœur inconsolable, l'onde onctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de la trépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cette fausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont bienfaisants, il s'offrit à passer la nuit en prières auprès du corps.

Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Elle voulait être seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Julien s'avança: «Mais, ce n'est pas possible, nous resterons tous les deux.» Elle faisait «non» de la tête, incapable de parler davantage. Elle put dire enfin: «C'est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller.» Le médecin murmura: «Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans la chambre à côté.»

Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puis l'abbé Picot s'agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit en prononçant: «C'était une sainte», sur le ton dont il disait «Dominus vobiscum».

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda: «Vas-tu prendre quelque chose?» Jeanne ne répondit point, ignorant qu'il s'adressait à elle. Il reprit: «Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour te soutenir.» Elle répliqua d'un air égaré: «Envoie tout de suite chercher papa.» Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme si elle eût attendu, pour s'abandonner au flot montant des regrets désespérés, l'heure du dernier tête-à-tête.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de ténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger, cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu'elle posa doucement sur la table de nuit couverte d'une serviette blanche, à la tête du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle attendait d'être seule. Julien rentra; il avait dîné; et, de nouveau, il demanda: «Tu ne veux rien prendre?» Sa femme fit «non» de la tête.

Il s'assit, d'un air résigné plutôt que triste, et demeura sans parler.

Ils restaient tous trois, éloignés l'un de l'autre, sans un mouvement, sur leurs sièges.

Par moments la garde s'endormant ronflait un peu, puis se réveillait brusquement.

Julien à la fin se leva, et, s'approchant de Jeanne: «Veux-tu rester seule maintenant?» Elle lui prit la main, dans un élan involontaire: «Oh oui, laissez-moi.»

Il l'embrassa sur le front, en murmurant: «Je viendrai te voir de temps en temps.» Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans la chambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux fenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d'un soir de fenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaient couchés sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie.

Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froides et se mit à considérer sa mère.

Elle n'était plus enflée comme au moment de l'attaque; elle semblait dormir à présent plus paisiblement qu'elle n'avait jamais fait; et la flamme pâle des bougies qu'agitaient des souffles déplaçait à tout moment les ombres de son visage, la faisaient vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement; et du fond des lointains de sa petite jeunesse une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir du couvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein de gâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, de petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir essoufflé quand elle venait de s'asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorte d'hébétement: «Elle est morte»; et toute l'horreur de ce mot lui apparut.

Celle couchée là,—maman—petite mère—maman Adélaïde, était morte? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus, ne dînerait plus jamais en face de petit père; elle ne dirait plus: «Bonjour Jeannette». Elle était morte!

On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce serait fini. On ne la verrait plus. Était-ce possible? Comment? elle n'aurait plus sa mère? Cette chère figure si familière, vue dès qu'on a ouvert les yeux, aimée dès qu'on a ouvert les bras, ce grand déversoir d'affection, cet être unique, la mère, plus important pour le cœur que tout le reste des êtres, était disparu. Elle n'avait plus que quelques heures à regarder son visage, ce visage immobile et sans pensée; et puis rien, plus rien, un souvenir.

Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible de désespoir; et, les mains crispées sur la toile qu'elle tordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d'une voix déchirante, étouffée dans les draps et les couvertures: «Oh! maman, ma pauvre maman, maman!»

Puis, comme elle se sentait devenir folle, folle ainsi qu'elle l'avait été dans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva et courut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l'air nouveau qui n'était point l'air de cette couche, l'air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas, se reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanne et elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprès du lit et s'assit en reprenant dans sa main la main de petite mère, comme si elle l'eût veillée malade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battait les murs comme une balle, allait d'un bout à l'autre de la chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour le voir; mais elle n'apercevait jamais que son ombre errante sur le blanc du plafond.

Puis elle ne l'entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tac léger de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutôt, un bruissement presque imperceptible. C'était la montre de petite mère qui continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaise aux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cette morte et cette mécanique qui ne s'était point arrêtée raviva la douleur aiguë au cœur de Jeanne.

Elle regarda l'heure. Il était à peine dix heures et demie; et elle fut prise d'une peur horrible de cette nuit entière à passer là.

D'autres souvenirs lui revenaient: ceux de sa propre vie—Rosalie, Gilberte—les amères désillusions de son cœur. Tout n'était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peu de repos et de joie? Dans une autre existence sans doute! Quand l'âme était délivrée de l'épreuve de la terre. L'âme! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère, se jetant brusquement en des convictions poétiques que d'autres hypothèses non moins vagues renversaient immédiatement. Où donc était, maintenant, l'âme de sa mère? l'âme de ce corps immobile et glacé? Très loin, peut-être. Quelque part dans l'espace? Mais où? Évaporée comme le parfum d'une fleur sèche? ou errante comme un invisible oiseau échappé de sa cage?

Rappelée à Dieu? ou éparpillée au hasard des créations nouvelles, mêlée aux germes près d'éclore?

Très proche peut-être? Dans cette chambre, autour de cette chair inanimée qu'elle avait quittée? Et brusquement Jeanne crut sentir un souffle l'effleurer, comme le contact d'un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu'elle n'osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle. Son cœur battait comme dans les épouvantes.

Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit à heurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds à la tête, puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnu le ronflement de la bête ailée, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tombèrent sur le secrétaire aux têtes de sphinx, le meuble aux reliques.

Et une idée tendre et singulière l'envahit; c'était de lire, en cette dernière veillée, comme elle aurait fait d'un livre pieux, les vieilles lettres chères à la morte. Il lui sembla qu'elle allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose de vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autre monde, à petite mère.

C'était l'ancienne correspondance de son grand-père et de sa grand'mère, qu'elle n'avait point connus. Elle voulait leur tendre les bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cette nuit funèbre comme s'ils eussent souffert aussi, former une sorte de chaîne mystérieuse de tendresse entre ceux-là morts autrefois, celle qui venait de disparaître à son tour, et elle-même restée encore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans le tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit à lire.

C'étaient ces vieilles épîtres qu'on retrouve dans les antiques secrétaires de familles, ces épîtres qui sentent un autre siècle.

La première commençait par «Ma chérie». Une autre par «Ma belle petite-fille», puis c'étaient «Ma chère petite»—«Ma mignonne»—«Ma fille adorée», puis «Ma chère enfant»—«Ma chère Adélaïde»—«Ma chère fille» selon qu'elles s'adressaient à la fillette, à la jeune fille, et, plus tard, à la jeune femme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles, de mille petites choses intimes, de ces grands et simples événements du foyer, si mesquins pour les indifférents: «père a la grippe; la bonne Hortense s'est brûlée au doigt; le chat «Croquerat» est mort; on a abattu le sapin à droite de la barrière; mère a perdu son livre de messe en revenant de l'église, elle pense qu'on le lui a volé.»

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dans son enfance.

Elle s'attendrissait à ces détails qui lui semblaient des révélations; comme si elle fût entrée tout à coup dans toute la vie passée, secrète, la vie du cœur de petite mère. Elle regardait le corps gisant, et, brusquement, elle se mit à lire tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, la consoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit; et elle pensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C'était une écriture nouvelle. Elle commença: «Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t'aime à devenir fou.»

Rien de plus; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L'adresse portait bien «Madame la baronne Le Perthuis des Vauds».

Alors elle ouvrit la suivante: «Viens ce soir, dès qu'il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t'adore.»

Dans une autre: «J'ai passé une nuit de délire à te désirer vainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages à me jeter par la fenêtre en songeant qu'à cette heure-là même, tu dormais à son côté, qu'il te possédait à son gré...»

Jeanne interdite ne comprenait pas.

Qu'était-ce que cela? A qui, pour qui, de qui ces paroles d'amour?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à la fin, ces quatre mots: «Surtout brûle cette lettre.»

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation à dîner, mais de la même écriture, et signé: «Paul d'Ennemare», celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui: «Mon pauvre vieux Paul», et dont la femme avait été la meilleure amie de la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d'un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mère l'avait eu pour amant.

Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d'une secousse ces papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui déchiraient la gorge; puis, tout son être se brisant, elle s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage dans le rideau pour qu'on n'entendît point ses gémissements, elle sanglota abîmée dans un désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit; mais un bruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d'un bond. C'était son père, peut-être? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher! Il lui suffirait d'en ouvrir une! Et il saurait cela? lui!

Elle s'élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands parents et ceux de l'amant, et ceux qu'elle n'avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d'une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps énorme sous le drap.

Quand il n'y eut plus qu'un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s'asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si elle n'eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit à pleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d'un ton navré, d'un ton de plainte désolée: «Oh! ma pauvre maman, oh! ma pauvre maman!»

Et une atroce réflexion lui vint:—Si petite mère n'était pas morte, par hasard, si elle n'était qu'endormie d'un sommeil léthargique, si elle allait soudain se lever, parler?—La connaissance de l'affreux secret n'amoindrirait-elle pas son amour filial? L'embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses? La chérirait-elle de la même affection sacrée? Non. Ce n'était pas possible! Et cette pensée lui déchira le cœur.

La nuit s'effaçait; les étoiles pâlissaient; c'était l'heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allait s'enfoncer dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtre lors de son arrivée aux Peuples. Comme c'était loin, comme tout était changé, comme l'avenir lui semblait différent!

Et voilà que le ciel devint rose, d'un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un phénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s'il était possible que, sur cette terre où se levaient de pareilles aurores, il n'y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C'était Julien. Il demanda: «Eh bien? tu n'es pas trop fatiguée?»

Elle balbutia «Non», heureuse de n'être plus seule. «A présent, va te reposer,» dit-il. Elle embrassa lentement sa mère, d'un baiser lent, douloureux et navré; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s'écoula dans ces tristes occupations que réclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L'enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu'elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres sur le front glacé, qu'elle eut fait la dernière toilette, et vu clouer le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient venir.

Gilberte arriva la première, et se jeta en sanglotant sur le cœur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s'en venant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule. Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmes que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la vicomtesse de Briseville l'embrassèrent.

Elle s'aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrière elle. Et elle l'étreignit avec tendresse, ce qui fit presque défaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait de cette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu'il demandait. Il ajouta d'un ton confidentiel: «Toute la noblesse est venue, ce sera très bien.» Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès de Jeanne pendant que s'accomplissait la cérémonie funèbre. La comtesse l'embrassait sans cesse en répétant: «Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie!»

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait lui-même comme s'il avait perdu sa propre mère.


X

Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison qui semble vide par l'absence de l'être familier disparu pour toujours, ces jours criblés de souffrances à chaque rencontre de tout objet que maniait incessamment le mort. D'instant en instant un souvenir vous tombe sur le cœur et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans le vestibule, son verre que la bonne n'a point serré! Et dans toutes les chambres on retrouve des choses traînant: ses ciseaux, un gant, le volume dont les feuillets sont usés par ses doigts alourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuse parce qu'ils rappellent mille petits faits.

Et sa voix vous poursuit; on croit l'entendre; on voudrait fuir n'importe où, échapper à la hantise de cette maison. Il faut rester parce que d'autres sont là qui restent et souffrent aussi.

Et puis Jeanne demeurait écrasée sous le souvenir de ce qu'elle avait découvert. Cette pensée pesait sur elle; son cœur broyé ne se guérissait pas. Sa solitude d'à présent s'augmentait de ce secret horrible; sa dernière confiance était tombée avec sa dernière croyance.

Père, au bout de quelque temps, s'en alla, ayant besoin de remuer, de changer d'air, de sortir du noir chagrin où il s'enfonçait de plus en plus.

Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps disparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme et régulière.

Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze jours sans dormir, presque sans manger.

Il guérit; mais elle demeura épouvantée par cette idée qu'il pouvait mourir. Alors que ferait-elle? que deviendrait-elle? Et tout doucement se glissa dans son cœur le vague besoin d'avoir un autre enfant. Bientôt elle en rêva, reprise tout entière par son ancien désir de voir autour d'elle deux petits êtres, un garçon et une fille. Et ce fut une obsession.

Mais depuis l'affaire de Rosalie elle vivait séparée de Julien. Un rapprochement semblait même impossible dans les situations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs; elle le savait; et la seule pensée de subir de nouveau ses caresses la faisait frémir de répugnance.

Elle s'y serait pourtant résignée, tant l'envie d'être mère la harcelait; mais elle se demandait comment pourraient recommencer leurs baisers? Elle serait morte d'humiliation plutôt que de laisser deviner ses intentions; et il ne paraissait plus songer à elle.

Elle y eût renoncé peut-être; mais voilà que, chaque nuit, elle se mit à rêver d'une fille; et elle la voyait jouant avec Paul sous le platane; et parfois elle sentait une sorte de démangeaison de se lever, et d'aller, sans prononcer un mot, trouver son mari dans sa chambre. Deux fois même elle se glissa jusqu'à sa porte; puis elle revint vivement, le cœur battant de honte.

Le baron était parti; petite mère était morte; Jeanne maintenant n'avait plus personne qu'elle pût consulter, à qui elle pût confier ses intimes secrets.

Alors elle se résolut à aller trouver l'abbé Picot, et à lui dire, sous le sceau de la confession, les difficiles projets qu'elle avait.

Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardin planté d'arbres fruitiers.

Après avoir causé quelques minutes de choses et d'autres, elle balbutia, en rougissant: «Je voudrais me confesser, Monsieur l'abbé.»

Il demeura stupéfait, et releva ses lunettes pour la bien considérer; puis il se mit à rire. «Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur la conscience.» Elle se troubla tout à fait, et reprit: «Non, mais j'ai un conseil à vous demander, un conseil si... si... si pénible que je n'ose pas vous en parler comme ça.»

Il quitta instantanément son aspect bonhomme, et prit son air sacerdotal—: «Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal, allons.»

Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par une sorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le recueillement d'une église vide.

—«Ou bien, non... Monsieur le curé... je puis... je puis... si vous le voulez... vous dire ici ce qui m'amène. Tenez, nous allons nous asseoir là-bas, sous votre petite tonnelle.

Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s'exprimer, comment débuter. Ils s'assirent.

Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença: «Mon père...» puis elle hésita, répéta de nouveau: «Mon père...» et se tut tout à fait troublée.

Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant son embarras, il l'encouragea: «Eh bien, ma fille, on dirait que vous n'osez pas; voyons, prenez courage.»

Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger: «Mon père, je voudrais un autre enfant.» Il ne répondit rien ne comprenant pas. Alors elle s'expliqua, perdant les mots, effarée.

—«Je suis seule dans la vie maintenant; mon père et mon mari ne s'entendent guère; ma mère est morte; et... et...»—Elle prononça tout bas en frissonnant...—«L'autre jour j'ai failli perdre mon fils! Que serais-je devenue alors?...»

Elle se tut. Le prêtre dérouté la regardait: —«Voyons, arrivez au fait.»

Elle répéta:—«Je voudrais un autre enfant.» Alors il sourit, habitué aux grasses plaisanteries des paysans qui ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec un hochement de tête malin:

—«Eh bien, il me semble qu'il ne tient qu'à vous.»

Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant de confusion:—«Mais... mais... vous comprenez que depuis ce... ce que... ce que vous savez de... de cette bonne... mon mari et moi nous vivons... nous vivons tout à fait séparés.»

Accoutumé aux promiscuités et aux mœurs sans dignité des campagnes, il fut étonné de cette révélation; puis tout à coup il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il la regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa détresse:—«Oui; je saisis parfaitement. Je comprends que votre... votre veuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin c'est naturel, trop naturel.»

Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise de prêtre campagnard; et il tapotait doucement la main de Jeanne:—«Ça vous est permis, bien permis même, par les commandements.—L'œuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement.—Vous êtes mariée, n'est-ce pas? Ce n'est point pour piquer des raves.»

A son tour elle n'avait pas compris d'abord ses sous-entendus; mais, sitôt qu'elle les pénétra, elle s'empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.—«Oh! Monsieur le curé, que dites-vous? que pensez-vous? Je vous jure... Je vous jure...» Et les sanglots l'étouffèrent.

Il fut surpris; et il la consolait:—«Allons, je n'ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais un peu; ça n'est pas défendu quand on est honnête. Mais comptez sur moi; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien.»

Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser cette intervention qu'elle craignait maladroite et dangereuse, mais elle n'osait point; et elle se sauva après avoir balbutié: «Je vous remercie, Monsieur le curé.»

Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoisse d'inquiétude.

Un soir, au dîner, Julien la regarda d'une façon singulière avec un certain pli souriant des lèvres qu'elle lui connaissait en ses heures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte de galanterie imperceptiblement ironique; et comme ils se promenaient ensuite dans la grande avenue de petite mère, il lui dit tout bas dans l'oreille: «Il paraît que nous sommes raccommodés.»

Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne droite presque invisible à présent, l'herbe ayant repoussé. C'était la trace du pied de la baronne qui s'effaçait, comme s'efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cœur crispé, noyé de tristesse; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout le monde.

Julien reprit: «Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire.»

Le soleil se couchait; l'air était doux. Une envie de pleurer oppressait Jeanne, un de ces besoins d'expansion vers un cœur ami, un besoin d'étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot lui montait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cœur de Julien.

Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne pouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu'elle l'aimait encore et déposa sur son chignon un baiser condescendant.

Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre, et passa la nuit avec elle.

Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissait comme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas; elle les subissait comme une nécessité écœurante et pénible, avec la résolution de les arrêter pour toujours dès qu'elle se sentirait enceinte de nouveau.

Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son mari semblaient différentes de jadis. Elles étaient plus raffinées peut-être, mais moins complètes. Il la traitait comme un amant discret, et non plus comme un époux tranquille.

Elle s'étonna, observa, et s'aperçut bientôt que toutes ses étreintes s'arrêtaient avant qu'elle pût être fécondée.

Alors une nuit, la bouche sur sa bouche, elle murmura: «Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier comme autrefois?»

Il se mit à ricaner:—«Parbleu, pour ne pas t'engrosser.»

Elle tressaillit:—«Pourquoi donc ne veux-tu plus d'enfants?»

Il demeura perclus de surprise:—«Hein? tu dis? mais tu es folle? Un autre enfant? Ah! mais non, par exemple! C'est déjà trop d'un pour piailler, occuper tout le monde et coûter de l'argent. Un autre enfant! merci!»

Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l'enveloppa d'amour, et, tout bas: «Oh! je t'en supplie, rends-moi mère encore une fois.»

Mais il se fâcha comme si elle l'eût blessé: «Ça vraiment, tu perds la tête. Fais-moi grâce de tes bêtises, je te prie.»

Elle se tut et se promit de le forcer par ruse à lui donner le bonheur qu'elle rêvait.

Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédie d'une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés en des transports qu'elle simulait. Elle usa de tous les subterfuges; mais il restait maître de lui; et pas une fois il ne s'oublia.

Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, poussée à bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l'abbé Picot.

Il achevait son déjeuner; il était fort rouge, ayant toujours des palpitations après ses repas. Dès qu'il la vit entrer, il s'écria: «Eh bien?» désireux de savoir le résultat de ses négociations.

Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle répondit immédiatement: «Mon mari ne veut plus d'enfants.» L'abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt à fouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda: «Comment ça?» Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer: «Mais il... il... il refuse de me rendre mère.»

L'abbé comprit, il connaissait ces choses; et il se mit à interroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandise d'homme qui jeûne.

Puis il réfléchit quelques instants, et, d'une voix tranquille comme s'il eût parlé de la récolte qui venait bien, il lui traça un plan de conduite habile, réglant tous les points:—«Vous n'avez qu'un moyen, ma chère enfant, c'est de lui faire accroire que vous êtes grosse. Il ne s'observera plus; et vous le deviendrez pour de vrai.»

Elle rougit jusqu'aux yeux; mais déterminée à tout, elle insista. «Et... et s'il ne me croit pas?»

Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir les hommes:—«Annoncez votre grossesse à tout le monde, dites-la partout; il finira par y croire lui-même.»

Puis il ajouta comme pour s'absoudre de ce stratagème: «C'est votre droit, l'Église ne tolère les rapports entre homme et femme que dans le but de la procréation.»

Elle suivit le conseil rusé, et, quinze jours plus tard, elle annonçait à Julien qu'elle se croyait grosse. Il eut un sursaut.—«Pas possible! ce n'est pas vrai.»

Elle indiqua aussitôt la raison de ses soupçons. Mais il se rassura.—«Bah! attends un peu. Tu verras.»

Alors chaque matin il demanda: «Eh bien?» Et toujours elle répondait: «Non, pas encore. Je serais bien trompée si je n'étais pas enceinte.»

Il s'inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant que surpris. Il répétait: «Je n'y comprends rien, mais rien. Si je sais comment cela s'est fait! je veux bien être pendu.»

Au bout d'un mois elle annonçait de tous les côtés la nouvelle, sauf à la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquée et délicate.

Depuis sa première inquiétude, Julien ne l'approchait plus; puis il prit, en rageant, son parti, et déclara: «En voilà un qui n'était pas demandé.» Et il recommença à pénétrer dans la chambre de sa femme.

Ce qu'avait prévu le prêtre se réalisa complètement. Elle fut grosse.

Alors, inondée d'une joie délirante, elle ferma sa porte chaque soir, se vouant, dans un élan de reconnaissance vers la vague divinité qu'elle adorait, à une chasteté éternelle.

Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s'étonnant de la promptitude avec laquelle s'était adoucie sa douleur après la mort de sa mère. Elle s'était crue inconsolable; et voilà qu'en deux mois à peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restait plus qu'une mélancolie attendrie, comme un voile de chagrin jeté sur sa vie. Aucun événement ne lui paraissait plus possible. Ses enfants grandiraient, l'aimeraient; elle vieillirait tranquille, contente, sans s'occuper de son mari.

Vers la fin du mois de septembre, l'abbé Picot vint faire une visite de cérémonie avec une soutane neuve qui ne portait encore que huit jours de taches; et il présenta son successeur, l'abbé Tolbiac. C'était un tout jeune prêtre maigre, fort petit, à la parole emphatique, et dont les yeux, cerclés de noir et caves, indiquaient une âme violente.

Le vieux curé était nommé doyen de Goderville.

Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce départ. La figure du bonhomme était liée à tous ses souvenirs de jeune femme. Il l'avait mariée, il avait baptisé Paul, et enterré la baronne. Elle ne se figurait pas Étouvent sans la bedaine de l'abbé Picot passant le long des cours de fermes; et elle l'aimait parce qu'il était joyeux et naturel.

Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait: Ça me coûte, ça me coûte, Madame la comtesse. Voilà dix-huit ans que je suis ici. Oh! la commune rapporte peu et ne vaut point grand'chose. Les hommes n'ont pas plus de religion qu'il ne faut, et les femmes, les femmes, voyez-vous, n'ont guère de conduite. Les filles ne passent à l'église pour le mariage qu'après avoir fait un pèlerinage à Notre-Dame du Gros-Ventre, et la fleur d'oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l'aimais, moi.»

Le nouveau curé faisait des gestes d'impatience, et devenait rouge. Il dit brusquement: «Avec moi, il faudra que tout cela change.» Il avait l'air d'un enfant rageur, tout frêle et tout maigre dans sa soutane usée déjà, mais propre.

L'abbé Picot le regarda de biais, comme il faisait en ses moments de gaieté, et il reprit: Voyez-vous, l'abbé, pour empêcher ces choses-là, il faudrait enchaîner vos paroissiens; et encore ça ne servirait de rien.»

Le petit prêtre répondit d'un ton cassant: «Nous verrons bien.» Et le vieux curé sourit en humant sa prise:—«L'âge vous calmera, l'abbé, et l'expérience aussi; vous éloignerez de l'église vos derniers fidèles; et voilà tout. Dans ce pays-ci on est croyant, mais tête de chien; prenez garde. Ma foi, quand je vois entrer au prône une fille qui me paraît un peu grasse, je me dis:—C'est un paroissien de plus qu'elle m'amène;—et je tâche de la marier. Vous ne les empêcherez pas de fauter, voyez-vous; mais vous pouvez aller trouver le garçon et l'empêcher d'abandonner la mère. Mariez-les, l'abbé, mariez-les, ne vous occupez pas d'autre chose.»

Le nouveau curé répondit avec rudesse: «Nous pensons différemment; il est inutile d'insister.» Et l'abbé Picot se remit à regretter son village, la mer qu'il voyait des fenêtres du presbytère, les petites vallées en entonnoir où il allait réciter son bréviaire, en regardant au loin passer les bateaux.

Et les deux prêtres prirent congé. Le vieux embrassa Jeanne qui faillit pleurer.

Huit jours plus tard, l'abbé Tolbiac revint. Il parla des réformes qu'il accomplissait comme aurait pu le faire un prince prenant possession d'un royaume. Puis il pria la vicomtesse de ne point manquer l'office du dimanche, et de communier à toutes les fêtes.—«Vous et moi, disait-il, nous sommes la tête du pays; nous devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exemple à suivre. Il faut que nous soyons unis pour être puissants et respectés. L'église et le château se donnant la main, la chaumière nous craindra et nous obéira.»

La religion de Jeanne était toute de sentiment; elle avait cette foi rêveuse que garde toujours une femme; et, si elle accomplissait à peu près ses devoirs, c'était surtout par habitude gardée du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuis longtemps jeté bas ses convictions.

L'abbé Picot se contentait du peu qu'elle pouvait lui donner et ne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l'ayant point vue à l'office du précédent dimanche, était accouru inquiet et sévère.

Elle ne voulut point rompre avec le presbytère et promit, se réservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans les premières semaines.

Mais peu à peu elle prit l'habitude de l'église et subit l'influence de ce frêle abbé intègre et dominateur. Mystique, il lui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibrer en elle la corde de poésie religieuse que toutes les femmes ont dans l'âme. Son austérité intraitable, son mépris du monde et des sensualités, son dégoût des préoccupations humaines, son amour de Dieu, son inexpérience juvénile et sauvage, sa parole dure, sa volonté inflexible donnaient à Jeanne l'impression de ce que devaient être les martyrs; et elle se laissait séduire, elle, cette souffrante déjà désabusée, par le fanatisme rigide de cet enfant, ministre du ciel.

Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment les joies pieuses de la religion apaiseraient toutes ses souffrances; et elle s'agenouillait au confessionnal, s'humiliant, se sentant petite et faible devant ce prêtre qui semblait avoir quinze ans.

Mais il fut bientôt détesté par toute la campagne.

D'une inflexible sévérité pour lui-même, il se montrait pour les autres d'une implacable intolérance. Une chose surtout le soulevait de colère et d'indignation, l'amour. Il en parlait dans ses prêches avec emportement, en termes crus, selon l'usage ecclésiastique, jetant sur cet auditoire de rustres des périodes tonnantes contre la concupiscence; et il tremblait de fureur, trépignait, l'esprit hanté des images qu'il évoquait dans ses fureurs.

Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournois à travers l'église; et les vieux paysans, qui aiment toujours à plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaient l'intolérance du petit curé en retournant à la ferme après l'office, à côté du fils en blouse bleue et de la fermière en mante noire. Et toute la contrée était en émoi.

On se racontait tout bas ses sévérités au confessionnal, les pénitences sévères qu'il infligeait; et comme il s'obstinait à refuser l'absolution aux filles dont la chasteté avait subi des atteintes, la moquerie s'en mêla. On riait aux grand'messes des fêtes quand on voyait des jeunesses rester à leur banc au lieu d'aller communier avec les autres.

Bientôt il épia les amoureux pour empêcher leurs rencontres, comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait le long des fossés, derrière les granges, par les soirs de lune, et dans les touffes de joncs marins sur le versant des petites côtes.

Une fois il en découvrit deux qui ne se désunirent pas devant lui; ils se tenaient par la taille, et marchaient en s'embrassant dans un ravin rempli de pierres.

L'abbé cria: «Voulez-vous bien finir, manants que vous êtes!»

Et le gars, s'étant retourné, lui répondit: «Mêlez-vous d'vos affaires, M'sieu l'curé; celles-là n'vous r'gardent pas.»

Alors l'abbé ramassa des cailloux et les leur jeta comme on fait aux chiens.

Ils s'enfuirent en riant tous deux; et, le dimanche suivant, il les dénonça par leurs noms, en pleine église.

Tous les garçons du pays cessèrent d'aller aux offices.

Le curé dînait au château tous les jeudis, et venait souvent en semaine causer avec sa pénitente. Elle s'exaltait comme lui, discutait sur les choses immatérielles, maniait tout l'arsenal antique et compliqué des controverses religieuses.

Ils se promenaient tous deux le long de la grande allée de la baronne en parlant du Christ et des Apôtres, et de la Vierge et des Pères de l'Église, comme s'ils les eussent connus. Ils s'arrêtaient parfois pour se poser des questions profondes qui les faisaient divaguer mystiquement, elle, se perdant en des raisonnements poétiques qui montaient au ciel comme des fusées, lui plus précis, arguant comme un avoué monomane qui démontrerait mathématiquement la quadrature du cercle.

Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétant sans cesse: «Il me va ce prêtre-là, il ne pactise pas.» Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l'exemple prodigalement.

Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville, chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, et montant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les gros temps. Le comte disait: «Ils sont enragés avec leur cheval, mais cela fait du bien à ma femme.»

Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli, éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré son esprit. Et tout de suite l'amour qui le liait à sa fille sembla accru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspéré son besoin d'affection, de confiance et de tendresse.

Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimité avec l'abbé Tolbiac, et son ardeur religieuse; mais, la première fois qu'il vit le prêtre, il sentit s'éveiller contre lui une inimitié véhémente.

Et quand la jeune femme lui demanda, le soir: «Comment le trouves-tu?» Il répondit: «Cet homme-là, c'est un inquisiteur! Il doit être très dangereux.»

Puis, quand il eut appris par les paysans dont il était l'ami les sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce de persécution qu'il exerçait contre les lois et les instincts innés, ce fut une haine qui éclata dans son cœur.

Il était, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de la nature, attendri dès qu'il voyait deux animaux s'unir, à genoux devant une espèce de Dieu panthéiste et hérissé devant la conception catholique d'un Dieu à intentions bourgeoises, à colères jésuitiques et à vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissait la création entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, la création vie, lumière, terre, pensée, plante, roche, homme, air, bête, étoile, Dieu, insecte en même temps, créant parce qu'elle est création, plus forte qu'une volonté, plus vaste qu'un raisonnement, produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens et dans toutes les formes à travers l'espace infini, suivant les nécessités du hasard et le voisinage des soleils chauffant les mondes.

La création contenait tous les germes, la pensée et la vie se développant en elle comme des fleurs et des fruits sur les arbres.

Pour lui donc, la reproduction était la grande loi générale, l'acte sacré, respectable, divin, qui accomplit l'obscure et constante volonté de l'Être universel. Et il commença de ferme en ferme une campagne ardente contre le prêtre intolérant, persécuteur de la vie.

Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père; mais il répondait toujours:—«Il faut combattre ces hommes-là, c'est notre droit et notre devoir. Ils ne sont pas humains.» Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs:—«Ils ne sont pas humains; ils ne comprennent rien, rien, rien. Ils agissent dans un rêve fatal; ils sont anti-physiques.» Et il criait «Anti-physiques!» comme s'il eût jeté une malédiction.

Le prêtre sentait bien l'ennemi, mais, comme il tenait à rester maître du château et de la jeune femme, il temporisait, sûr de la victoire finale.

Puis une idée fixe le hantait; il avait découvert par hasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulait interrompre à tout prix.

Il s'en vint un jour trouver Jeanne et, après un long entretien mystique, il lui demanda de s'unir à lui pour combattre, pour tuer le mal dans sa propre famille, pour sauver deux âmes en danger.

Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit: «L'heure n'est pas venue, je vous reverrai bientôt.» Et il partit brusquement.

L'hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, comme on dit aux champs, humide et tiède.

L'abbé revint quelques jours plus tard et parla en termes obscurs d'une de ces liaisons indignes entre gens qui devraient être irréprochables. Il appartenait, disait-il, à ceux qui avaient connaissance de ces faits de les arrêter par tous moyens. Puis il entra en des considérations élevées, puis, prenant la main de Jeanne, il l'adjura d'ouvrir les yeux, de comprendre et de l'aider.

Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantée à la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans sa maison tranquille à présent; et elle feignit de ne pas savoir ce que l'abbé voulait dire. Alors il n'hésita plus et parla clairement.

—«C'est un devoir pénible que je vais accomplir, Madame la comtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministère que je remplis m'ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvez empêcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitié criminelle avec madame de Fourville.»

Elle baissa la tête, résignée et sans force.

Le prêtre reprit: «Que comptez-vous faire, maintenant?»

Alors elle balbutia: «Que voulez-vous que je fasse, Monsieur l'abbé?»

Il répondit violemment: «Vous jeter en travers de cette passion coupable.»

Elle se mit à pleurer; et d'une voix navrée:—«Mais il m'a déjà trompée avec une bonne; mais il ne m'écoute pas; il ne m'aime plus; il me maltraite sitôt que je manifeste un désir qui ne lui convient pas. Que puis-je?»

Le curé, sans répondre directement, s'écria: «Alors, vous vous inclinez! Vous vous résignez! Vous consentez! L'adultère est sous votre toit; et vous le tolérez! Le crime s'accomplit sous vos yeux, et vous détournez le regard? Êtes-vous une épouse? une chrétienne? une mère?»

Elle sanglotait:—«Que voulez-vous que je fasse?»

Il répliqua:—«Tout plutôt que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je. Quittez-le. Fuyez cette maison souillée.»

Elle dit:—«Mais je n'ai pas d'argent, Monsieur l'abbé; et puis je suis sans courage maintenant; et puis comment partir sans preuves? Je n'en ai même pas le droit.»

Le prêtre se leva, frémissant:—«C'est la lâcheté qui vous conseille, Madame, je vous croyais autre. Vous êtes indigne de la miséricorde de Dieu!»

Elle tomba à ses genoux:—«Oh! je vous en prie, ne m'abandonnez pas, conseillez-moi!»

Il prononça d'une voix brève:—«Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C'est à lui qu'il appartient de rompre cette liaison.»

A cette pensée une épouvante la saisit:—«Mais il les tuerait! Monsieur l'abbé! Et je commettrais une dénonciation! Oh! pas cela, jamais!»

Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé de colère:—«Restez dans votre honte et dans votre crime; car vous êtes plus coupable qu'eux. Vous êtes l'épouse complaisante! Je n'ai plus rien à faire ici.»

Et il s'en alla, si furieux que tout son corps tremblait.

Elle le suivit éperdue, prête à céder, commençant à promettre. Mais il demeurait vibrant d'indignation, marchant à pas rapides en secouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut que lui.

Il aperçut Julien debout près de la barrière, dirigeant des travaux d'ébranchage; alors il tourna à gauche pour traverser la ferme des Couillard; et il répétait: «Laissez-moi, Madame, je n'ai plus rien à vous dire.»

Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d'enfants, ceux de la maison et ceux des voisins, attroupés autour de la loge de la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avec une attention concentrée et muette. Au milieu d'eux le baron, les mains derrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût dit un maître d'école. Mais, quand il vit de loin le prêtre, il s'en alla pour éviter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler.

Jeanne disait, suppliante:—«Laissez-moi quelques jours, Monsieur l'abbé, et revenez au château. Je vous raconterai ce que j'aurai pu faire, et ce que j'aurai préparé; et nous aviserons.»

Ils arrivaient alors auprès du groupe des enfants; et le curé s'approcha pour voir ce qui les intéressait ainsi. C'était la chienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaient déjà autour de la mère qui les léchait avec tendresse, étendue sur le flanc, tout endolorie. Au moment où le prêtre se penchait, la bête crispée s'allongea, et un sixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant des mains: «En v'la encore un, en v'la encore un!» C'était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d'impur n'entrait. Ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regardé tomber des pommes.

L'abbé Tolbiac demeura d'abord stupéfait, puis, saisi d'une fureur irrésistible, il leva son grand parapluie et se mit à frapper dans le tas des enfants sur les têtes, de toute sa force. Les galopins effarés s'enfuirent à toutes jambes; et il se trouva subitement en face de la chienne en gésine qui s'efforçait de se lever. Mais il ne la laissa pas même se dresser sur ses pattes, et, la tête perdue, il commença à l'assommer à tour de bras. Enchaînée, elle ne pouvait s'enfuir, et gémissait affreusement en se débattant sous les coups. Il cassa son parapluie. Alors, les mains vides, il monta dessus, la piétinant avec frénésie, la pilant, l'écrasant. Il lui fit mettre au monde un dernier petit qui jaillit sous sa pression; et il acheva, d'un talon forcené, le corps saignant qui remuait encore au milieu des nouveau-nés piaulants, aveugles et lourds, cherchant déjà les mamelles.

Jeanne s'était sauvée; mais le prêtre soudain se sentit pris au cou; un soufflet fit sauter son tricorne; et le baron, exaspéré, l'emporta jusqu'à la barrière et le jeta sur la route.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux, sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sa jupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et il criait:—«Le voilà, le voilà, l'homme en soutane! L'as-tu vu, maintenant?»

Les fermiers étaient accourus, tout le monde regardait la bête éventrée; et la mère Couillard déclara:—«C'est-il possible d'être sauvage comme ça!»

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait les élever.

On essaya de leur donner du lait; trois moururent le lendemain. Alors le père Simon courut le pays pour découvrir une chienne allaitant. Il n'en trouva pas, mais il rapporta une chatte en affirmant qu'elle ferait l'affaire. On tua donc trois autres petits et on confia le dernier à cette nourrice d'une autre race. Elle l'adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant sur le côté.

Pour qu'il n'épuisât point sa mère adoptive, on sevra le chien quinze jours après, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-même au biberon. Elle l'avait nommé Toto. Le baron changea son nom d'autorité, et le baptisa «Massacre».

Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança du haut de la chaire des imprécations, des malédictions et des menaces contre le château, disant qu'il faut porter le fer rouge dans les plaies, anathématisant le baron qui s'en amusa, et marquant d'une allusion voilée, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Le vicomte fut exaspéré, mais la crainte d'un scandale affreux éteignit sa colère.

Alors, de prône en prône, le prêtre continua l'annonce de sa vengeance, prédisant que l'heure de Dieu approchait, que tous ses ennemis seraient frappés.

Julien écrivit à l'archevêque une lettre respectueuse, mais énergique. L'abbé Tolbiac fut menacé d'une disgrâce. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues courses solitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte et Julien dans leurs promenades à cheval l'apercevaient à tout moment, parfois au loin comme un point noir au bout d'une plaine ou sur le bord de la falaise, parfois lisant son bréviaire dans quelque étroit vallon où ils allaient entrer. Ils tournaient bride alors pour ne point passer près de lui.

Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetant chaque jour aux bras l'un de l'autre, tantôt ici, tantôt là, sous tout abri où les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres étaient encore claires, et l'herbe humide, et qu'ils ne pouvaient, ainsi qu'au cœur de l'été, s'enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopté le plus souvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d'un berger, abandonnée depuis l'automne au sommet de la côte de Vaucotte.

Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq cents mètres de la falaise, juste au point où commençait la descente rapide du vallon. Ils ne pouvaient être surpris dedans, car ils dominaient la plaine; et les chevaux attachés aux brancards attendaient qu'ils fussent las de baisers.

Mais voilà qu'un jour, au moment où ils quittaient ce refuge, ils aperçurent l'abbé Tolbiac assis, presque caché dans les joncs marins de la côte.

—«Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ils pourraient nous dénoncer de loin.» Et ils prirent l'habitude d'attacher les bêtes dans un repli du val plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux à la Vrillette où ils devaient dîner avec le comte, ils rencontrèrent le curé d'Étouvent qui sortait du château. Il se rangea pour les laisser passer; et salua sans qu'ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit, qui se dissipa bientôt.

Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par un grand coup de vent (c'était au commencement de mai), quand elle aperçut soudain le comte de Fourville qui s'en venait à pied et si vite qu'elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut en face de lui, elle le pensa devenu fou. Il était coiffé d'une grosse casquette fourrée qu'il ne portait que chez lui, vêtu de sa blouse de chasse, et si pâle que sa moustache rousse, qui ne tranchait point d'ordinaire sur son teint coloré, semblait une flamme. Et ses yeux étaient hagards, roulaient, comme vides de pensée.

Il balbutia:—«Ma femme est ici, n'est-ce pas?» Jeanne, perdant la tête, répondit:—«Mais non, je ne l'ai point vue aujourd'hui.»

Alors il s'assit, comme si ses jambes se fussent brisées; il ôta sa coiffure et s'essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois, par un geste machinal; puis se relevant d'une secousse, il s'avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la bouche ouverte, prêt à parler, à lui confier quelque affreuse douleur; puis il s'arrêta, la regarda fixement, prononça dans une sorte de délire:—«Mais c'est votre mari... vous aussi...» Et il s'enfuit du côté de la mer.

Jeanne courut pour l'arrêter, l'appelant, l'implorant, le cœur crispé de terreur, pensant: «Il sait tout! que va-t-il faire? Oh! pourvu qu'il ne les trouve point!»

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l'écoutait pas. Il allait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit le fossé, puis, enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna la falaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d'arbres, le suivit longtemps des yeux; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturée d'angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s'était mis à courir. La mer houleuse roulait ses vagues; les gros nuages tout noirs arrivaient d'une vitesse folle, passaient, suivis par d'autres; et chacun d'eux criblait la côte d'une averse furieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l'herbe, couchait les jeunes récoltes, emportait, pareils à des flocons d'écume, de grands oiseaux blancs qu'il entraînait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du comte, trempaient ses joues et ses moustaches où l'eau glissait, emplissaient de bruit ses oreilles et son cœur de tumulte.

Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde. Rien jusque-là qu'une hutte de berger auprès d'un parc à moutons vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de la maison roulante.—Que pouvait-on craindre par cette tempête?

Dès qu'il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puis il se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure en poil de bête. Il rampa jusqu'à la cabane solitaire et se cacha dessous pour n'être point découvert par les fentes des planches.

Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentement leurs brides avec son couteau qu'il tenait ouvert à la main; et une bourrasque étant survenue, les animaux s'enfuirent harcelés par la grêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la faisant trembler sur ses roues.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas de la porte, et regarda dedans.

Il ne bougeait plus; il semblait attendre. Un temps assez long s'écoula; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait l'auvent au dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à secouer cette niche comme s'il eût voulu la briser en pièces. Puis soudain il s'attela, pliant sa haute taille dans un effort désespéré, tirant comme un bœuf, et haletant; et il entraîna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu'elle enfermait.

Ils criaient là dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu'il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.

Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer d'un élan sur sa tête; et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d'un heurt, s'abattit sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d'un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe, et, tombant au fond, s'y creva comme un œuf.

Dès qu'elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l'avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces; et, mû par sa prudence de paysan, n'osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu'à la ferme voisine annoncer l'accident.

On accourut; on souleva les débris; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L'homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait, détachée dans un choc; et leurs membres cassés étaient mous comme s'il n'y avait plus d'os sous la chair.

On les reconnut cependant; et on se mit à raisonner longuement sur les causes de ce malheur.

—«Qué qui faisaient dans c'té cahute?» dit une femme. Alors, le vieux pauvre raconta qu'ils s'étaient apparemment réfugiés là dedans pour se mettre à l'abri d'une bourrasque, et que le vent furieux avait dû chavirer et précipiter la cabane. Et il expliquait que lui-même allait s'y cacher quand il avait vu les chevaux attachés aux brancards, et compris par là que la place était occupée.

Il ajouta d'un air satisfait:—«Sans ça, c'est moi qu'j'y passais.» Une voix dit:—«Ça aurait-il pas mieux valu?» Alors le bonhomme se mit dans une colère terrible:—«Pourquoi qu'ça aurait mieux valu? Parce qu'je sieus pauvre et qu'i sont riches! Guettez-les, à c't'heure...» Et, tremblant, déguenillé, ruisselant d'eau, sordide avec sa barbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, il montrait les deux cadavres du bout de son bâton crochu; et il déclara: «J'sommes tous égaux, là devant.»

Mais d'autres paysans étaient venus, et regardaient de coin, d'un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis on délibéra sur ce qu'on ferait; et il fut décidé, dans l'espoir d'une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures; les autres étaient d'avis d'y placer des matelas par convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria:—«Mais y s'ront pleins d'sang ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau de javelle.»

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit:—«Y les payeront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher.» L'argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche, secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières ces restes d'êtres qui s'étaient étreints et qui ne se rencontreraient plus.

Le comte, dès qu'il avait vu rouler la cabane sur la dure descente, s'était enfui de toute la vitesse de ses jambes à travers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus, crevant les haies; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sans savoir comment.

Les domestiques effarés l'attendaient et lui annoncèrent que les deux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julien ayant suivi l'autre.

Alors M. de Fourville chancela; et, d'une voix entrecoupée:—«Il leur sera arrivé quelque accident par ce temps affreux. Que tout le monde se mette à leur recherche.»

Il repartit lui-même; mais, dès qu'il fut hors de vue, il se cacha sous une ronce, guettant la route par où allait revenir morte, ou mourante, ou peut-être estropiée, défigurée à jamais, celle qu'il aimait encore d'une passion sauvage.

Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d'étrange.

Elle s'arrêta devant le château, puis entra. C'était cela, oui, c'était Elle; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une épouvante de la vérité; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre, tressaillant au moindre bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait; et la pensée de la voir, de rencontrer son regard, l'emplit d'une telle horreur, qu'il craignit soudain d'être découvert dans sa cachette et forcé de rentrer pour assister à cette agonie, et qu'il s'enfuit encore jusqu'au milieu du bois. Alors, tout à coup, il réfléchit qu'elle avait peut-être besoin de secours, que personne sans doute ne pouvait la soigner; et il revint en courant éperdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria: «Eh bien?» L'homme n'osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlant presque:—«Est-elle morte?» Et le serviteur balbutia:—«Oui, Monsieur le comte.»

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dans son sang et dans ses muscles vibrants; et il monta d'un pas ferme les marches de son grand perron.

L'autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne de loin l'aperçut, vit le matelas, devina qu'un corps gisait dessus, et comprit tout. Son émotion fut si vive qu'elle s'affaissa sans connaissance.

Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et lui mouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hésitant:—«Tu sais?...» Elle murmura:—«Oui, père.» Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant elle souffrait.

Le soir même elle accoucha d'un enfant mort; d'une fille.

Elle ne vit rien de l'enterrement de Julien; elle n'en sut rien. Elle s'aperçut seulement au bout d'un jour ou deux que tante Lison était revenue; et, dans les cauchemars fiévreux qui la hantaient, elle cherchait obstinément à se rappeler depuis quand la vieille fille était repartie des Peuples, à quelle époque, dans quelles circonstances. Elle n'y pouvait parvenir, même en ses heures de lucidité, sûre seulement qu'elle l'avait vue après la mort de petite mère.


XI

Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si pâle qu'on la croyait et qu'on la disait perdue. Puis peu à peu elle se ranima. Petit père et tante Lison ne la quittaient plus, installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette secousse une sorte de maladie nerveuse; le moindre bruit la faisait défaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquées par les causes les plus insignifiantes.

Jamais elle n'avait demandé de détails sur la mort de Julien. Que lui importait? N'en savait-elle pas assez? Tout le monde croyait à un accident, mais elle ne s'y trompait pas; et elle gardait en son cœur ce secret qui la torturait: la connaissance de l'adultère, et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour de la catastrophe.

Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirs attendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d'amour que lui avait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout moment à des réveils inattendus de sa mémoire; et elle le revoyait tel qu'il avait été en ses jours de fiançailles, et tel aussi qu'elle l'avait chéri en ses seules heures de passions écloses sous le grand soleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes les duretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes s'atténuaient maintenant dans l'éloignement grandissant du tombeau fermé. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passées pour ne songer qu'aux moments heureux. Puis le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrèrent d'oubli, comme d'une poussière accumulée, toutes ses réminiscences et ses douleurs; et elle se donna tout entière à son fils.

Il devint l'idole, l'unique pensée des trois êtres réunis autour de lui; et il régnait en despote. Une sorte de jalousie se déclara même entre ces trois esclaves qu'il avait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisers donnés au baron après les séances de cheval sur un genou. Et tante Lison négligée par lui comme elle l'avait toujours été par tout le monde, traitée parfois en bonne par ce maître qui ne parlait guère encore, s'en allait pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiées par elle et obtenues à peine aux étreintes qu'il gardait pour sa mère et son grand-père.

Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrent dans la préoccupation incessante de l'enfant. Au commencement du troisième hiver on décida qu'on irait habiter Rouen jusqu'au printemps; et toute la famille émigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maison abandonnée et humide, Paul eut une bronchite si grave qu'on craignit une pleurésie; et les trois parents éperdus déclarèrent qu'il ne pouvait se passer de l'air des Peuples. On l'y ramena dès qu'il fut guéri.

Alors commença une série d'années monotones et douces.

Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sa chambre, tantôt dans le grand salon, tantôt dans le jardin, ils s'extasiaient sur ses bégayements, sur ses expressions drôles, sur ses gestes.

Sa mère l'appelant Paulet par câlinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait plus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait «ses trois mères» était de mesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série de petits traits au canif indiquant de mois en mois les progrès de sa croissance. Cette échelle, baptisée «échelle de Poulet», tenait une place considérable dans l'existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans la famille, le chien «Massacre», négligé par Jeanne préoccupée uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux baril devant l'écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaîne.

Paul un matin le remarqua, et se mit à crier pour aller l'embrasser. On l'y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fête à l'enfant qui beugla quand on voulut les séparer. Alors Massacre fut lâché et installé dans la maison.

Il devint l'inséparable de Paul, l'ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis bientôt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus à le quitter. Jeanne se désolait parfois à cause des puces; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l'affection du petit, de l'affection volée par cette bête, lui semblait-il, de l'affection qu'elle aurait tant désirée.

De rares visites étaient échangées avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls régulièrement la solitude du vieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupçons que lui avaient inspirés le prêtre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n'entrait plus à l'église, irritée contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L'abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en des allusions directes le château hanté par l'Esprit du Mal, l'Esprit d'Éternelle Révolte, l'Esprit d'Erreur et de Mensonge, l'Esprit d'Iniquité, l'Esprit de Corruption et d'Impureté. Il désignait ainsi le baron.

Son église d'ailleurs était désertée; et, quand il allait le long des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s'arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu'il avait chassé le démon d'une femme possédée. Il connaissait, disait-on, des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, qui n'étaient, selon lui, que des espèces de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s'adonnait avec passion à l'étude des livres religieux contenant l'histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu'il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appelé particulièrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d'exorcismes indiquées dans les manuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le Malin Esprit; et la phrase latine revenait à tout moment sur ses lèvres: Sicut leo rugiens circuit quærens quem devoret.

Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée. Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour qui Béelzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestations de cette puissance du mal, en arrivent à confondre la religion avec la magie, considéraient l'abbé Tolbiac comme un peu sorcier; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient que pour l'inattaquable austérité de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu'on n'allât pas à l'église. Elle était pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait; mais personne ne le savait, ne cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'écoutait à peu près quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde; mais, quand elle lui disait qu'il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois:—«Où qu'il est, tante?» Alors elle montrait le ciel avec son doigt:—«Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.» Elle avait peur du baron.

Mais un jour Poulet lui déclara:—«Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l'église.» Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses de tante.

L'enfant prenait dix ans; sa mère semblait en avoir quarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand'chose. Les leçons l'ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôt arrivait, disant:—«Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune.» Pour elle il avait toujours six mois ou un an. C'est à peine si elle se rendait compte qu'il marchait, courait, parlait comme un petit homme; et elle vivait dans une peur constante qu'il ne tombât, qu'il n'eût froid, qu'il n'eût chaud en s'agitant, qu'il ne mangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.

Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit: celle de la première communion.

Lise un matin vint trouver Jeanne et lui représenta qu'on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l'opinion des gens qu'ils voyaient. La mère, troublée, indécise, hésitait, affirmant qu'on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à la comtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard: «C'est cette année sans doute que votre Paul va faire sa première communion.» Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit: «Oui, Madame.» Ce simple mot la décida et, sans en rien confier à son père, elle pria Lise de conduire l'enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affolée l'interrogea, et elle apprit que le curé l'avait envoyé attendre la fin de la leçon à la porte de l'église dans le courant d'air du porche, parce qu'il s'était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle, et lui fit apprendre elle-même cet alphabet de la religion. Mais l'abbé Tolbiac, malgré les supplications de Lison, refusa de l'admettre parmi les communiants, comme étant insuffisamment instruit.

Il en fut de même l'an suivant. Alors le baron exaspéré jura que l'enfant n'avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à ce symbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnête homme; et il fut décidé qu'il serait élevé en chrétien, mais non pas en catholique pratiquant, et qu'à sa majorité il demeurerait libre de devenir ce qu'il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite aux Briseville, n'en reçut point en retour. Elle s'étonna, connaissant la méticuleuse politesse de ses voisins; mais la marquise de Coutelier lui révéla avec hauteur la raison de cette abstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos. Jeanne donc s'étant présentée chez elle, cette dame, après quelques paroles glaciales, prononça d'un ton sec:—«La société se divise en deux classes: les gens qui croient à Dieu et ceux qui n'y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux; les autres ne sont rien pour nous.»

Jeanne, sentant l'attaque, répliqua:—«Mais ne peut-on croire à Dieu sans fréquenter les églises?»

La marquise répondit:—«Non, Madame; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme on va trouver les hommes en leurs demeures.»

Jeanne blessée reprit:—«Dieu est partout, Madame. Quant à moi, qui crois du fond du cœur à sa bonté, je ne le sens plus présent quand certains prêtres se trouvent entre lui et moi.»

La marquise se leva:—«Le prêtre porte le drapeau de l'Église, Madame; quiconque ne suit pas le drapeau est contre lui, et contre nous.»

Jeanne s'était levée à son tour, frémissante:—«Vous croyez, Madame, au Dieu d'un parti. Moi je crois au Dieu des honnêtes gens.»

Elle salua et sortit.

Les paysans aussi la blâmaient entre eux de n'avoir point fait faire à Poulet sa première communion. Ils n'allaient point aux offices, n'approchaient point des sacrements, ou bien ne les recevaient qu'à Pâques selon les prescriptions formelles de l'Église; mais pour les mioches, c'était autre chose; et tous auraient reculé devant l'audace d'élever un enfant hors de cette loi commune, parce que la Religion, c'est la Religion.

Elle vit bien cette réprobation, et s'indigna en son âme de toutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette universelle peur de tout, de la grande lâcheté gîtée au fond de tous les cœurs, et parée, quand elle se montre, de tant de masques respectables.

Le baron prit la direction des études de Paul, et le mit au latin. La mère n'avait plus qu'une recommandation: «Surtout ne le fatigue pas;» et elle rôdait, inquiète, près de la chambre aux leçons, petit père lui en ayant interdit l'entrée parce qu'elle interrompait à tout instant l'enseignement pour demander: «Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?» Ou bien: «Tu n'as pas mal à la tête, Poulet?» Ou bien pour arrêter le maître: «Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge.»

Dès que le petit était libre, il descendait jardiner avec mère et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la terre; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps, semaient des graines dont l'éclosion et la poussée les passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour faire des bouquets.

Le plus grand souci du jeune homme était la production des salades. Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il élevait avec un soin extrême Laitues, Romaines, Chicorées, Barbes de capucin, Royales, toutes les espèces connues de ces feuilles comestibles. Il bêchait, arrosait, sarclait, repiquait, aidé de ses deux mères qu'il faisait travailler comme des femmes de journée. On les voyait pendant des heures entières à genoux dans les plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains, occupées à introduire la racine des jeunes plantes en des trous qu'elles creusaient d'un seul doigt piqué d'aplomb dans la terre.

Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans; et l'échelle du salon marquait un mètre cinquante-huit, mais il restait enfant d'esprit, ignorant, niais, étouffé entre ces deux jupes et ce vieil homme aimable qui n'était plus du siècle.

Un soir enfin le baron parla du collège; et Jeanne aussitôt se mit à sangloter. Tante Lison effarée se tenait dans un coin sombre.

La mère répondait:—«Qu'a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera ses terres comme font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette maison où nous avons vécu avant lui, où nous mourrons. Que peut-on demander de plus?»

Mais le baron hochait la tête.—«Que répondras-tu s'il vient te dire, lorsqu'il aura vingt-cinq ans:—Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute de ton égoïsme maternel. Je me sens incapable de travailler, de devenir quelqu'un, et pourtant je n'étais pas fait pour la vie obscure, humble, et triste à mourir, à laquelle ta tendresse imprévoyante m'a condamné.»

Elle pleurait toujours, implorant son fils.—«Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t'avoir trop aimé, n'est-ce pas?

Et le grand enfant surpris promettait:—«Non, maman.

—Tu me le jures?

—Oui, maman.

—Tu veux rester ici, n'est-ce pas?

—Oui, maman.»

Alors le baron parla ferme et haut:—«Jeanne, tu n'as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que tu fais là est lâche et presque criminel; tu sacrifies ton enfant à ton bonheur particulier.»

Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots précipités, et elle balbutiait dans ses larmes:—«J'ai été si malheureuse... si malheureuse! Maintenant que je suis tranquille avec lui, on me l'enlève... Qu'est-ce que je deviendrai... toute seule... à présent?...»

Son père se leva, vint s'asseoir auprès d'elle, la prit dans ses bras.—«Et moi, Jeanne?» Elle le saisit brusquement par le cou, l'embrassa avec violence, puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieu d'étranglements:—«Oui. Tu as raison... peut-être... petit père. J'étais folle, mais j'ai tant souffert. Je veux bien qu'il aille au collège.»

Et, sans trop comprendre ce qu'on allait faire de lui, Poulet, à son tour, se mit à larmoyer.

Alors ses trois mères l'embrassant, le câlinant, l'encouragèrent. Et lorsqu'on monta se coucher, tous avaient le cœur serré et tous pleurèrent dans leurs lits, même le baron qui s'était contenu.

Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme au collège du Havre; et il eut, pendant tout l'été, plus de gâteries que jamais.

Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s'il allait entreprendre un voyage de dix ans; puis, un matin d'octobre, après une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui partit au trot des deux chevaux.

On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et sa place en classe. Jeanne, aidée de tante Lison, passa tout le jour à ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble ne contenait pas le quart de ce qu'on avait apporté, elle alla trouver le proviseur pour en obtenir un second. L'économe fut appelé; il représenta que tant de linge et d'effets ne feraient que gêner sans servir jamais; et il refusa, au nom du règlement, de céder une autre commode. La mère désolée se résolut alors à louer une chambre dans un petit hôtel voisin en recommandant à l'hôtelier d'aller lui-même porter à Poulet tout ce dont il aurait besoin, au premier appel de l'enfant.

Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrer les navires.

Le triste soir tomba sur la ville qui s'illumina peu à peu. On entra pour dîner dans un restaurant. Aucun d'eux n'avait faim; et ils se regardaient d'un œil humide pendant que les plats défilaient devant eux et s'en retournaient presque pleins.

Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Des enfants de toutes les tailles arrivaient de tous les côtés, conduits par leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit de larmes dans la grande cour à peine éclairée.

Jeanne et Poulet s'étreignirent longtemps. Tante Lison restait derrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s'attendrissait, abrégea les adieux en entraînant sa fille. La calèche attendait devant la porte; ils montèrent dedans tous trois et s'en retournèrent dans la nuit vers les Peuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaéton et partit pour le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les récréations, elle demeurait assise au parloir, n'ayant ni la force ni le courage de s'éloigner du collège. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation.

Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son fils de jouer pendant les heures d'ébats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre; et le baron fut prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vue aux Peuples, comme une prisonnière.

Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiété que son enfant.

Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit à rôder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois elle restait assise durant tout un après-midi à regarder la mer du haut de la falaise; parfois, elle descendait jusqu'à Yport à travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c'était loin, comme c'était loin, le temps où elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise de rêves.

Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ils avaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l'air d'une sœur aînée.

Poulet ne travaillait guère; il doubla sa quatrième. La troisième alla tant bien que mal; mais il fallut recommencer la seconde; et il se trouva en rhétorique alors qu'il atteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà touffus et une apparence de moustaches. C'était lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des leçons d'équitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures.

Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu'un petit vieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s'empêcher de tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s'asseyant parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n'apercevait pas encore le cavalier. Dès qu'il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s'exalter le grand-père qui criait «Bravo» dans un enthousiasme d'impotent.

Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore: «Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?» et, quand il se promenait devant le perron, après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenêtre pour lui crier: «Ne sors pas nu-tête, je t'en supplie, tu vas attraper un rhume de cerveau.»

Et elle frémissait d'inquiétude quand il repartait à cheval dans la nuit: «Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s'il t'arrivait quelque chose.»

Mais voilà qu'un samedi matin elle reçut une lettre de Paul annonçant qu'il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.

Elle fut torturée d'angoisses pendant toute la journée du dimanche comme sous la menace d'un malheur; puis, le jeudi, n'y tenant plus, elle partit pour le Havre.

Il lui parut changé sans qu'elle se rendît compte en quoi. Il semblait animé, parlait d'une voix plus mâle. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle:—«Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas encore aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre fête.»

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s'il eût annoncé qu'il partait pour le nouveau monde; puis, quand elle put enfin parler:—«Oh! Poulet, qu'as-tu? dis-moi, que se passe-t-il?» Il se mit à rire et l'embrassa:—«Mais rien de rien, maman. Je vais m'amuser avec des amis, c'est de mon âge.»

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idées singulières l'assaillirent. Elle ne l'avait plus reconnu, son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la première fois elle s'apercevait qu'il était grand, qu'il n'était plus à elle, qu'il allait vivre de son côté sans s'occuper des vieux. Il lui semblait qu'en un jour il s'était transformé. Quoi! c'était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la volonté s'affirmait!

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hanté d'un désir évident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s'effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant: «Laisse-le faire; il a vingt ans, ce garçon.»

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda en français d'Allemagne:—«Matame la vicomtesse.» Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en déclarant:—«Ché un bétit bapier bour fous;» et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda:—«Qu'est-ce que cela veut dire?»

L'homme, obséquieux, expliqua:—«Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d'un peu d'archent, et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêté quelque betite chose bour son pesoin.»

Elle tremblait. «Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas demandé à moi?» Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une dette de jeu devant être payée le lendemain avant midi, que Paul n'étant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son «honneur était gombromise» sans le «bétit service obligeant» qu'il avait rendu à ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l'émotion la paralysait. Enfin elle dit à l'usurier:—«Voulez-vous avoir la complaisance de sonner?»

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia:—«Si che fous chène, che refiendrai.» Elle remua la tête pour dire non. Il sonna; et ils attendirent, muets, l'un en face de l'autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant à l'homme entre les yeux:—«Surtout ne revenez pas.» L'autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour le Havre; mais, en arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Paul n'y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d'un certificat de médecin; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, et ils restaient là, se regardant.

Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police. Les deux parents couchèrent à l'hôtel.

Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-père et sa mère l'emmenèrent aux Peuples sans qu'un mot fût échangé entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d'un air indifférent.

En huit jours on découvrit que pendant les trois derniers mois il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne s'étaient point montrés d'abord, sachant qu'il serait bientôt majeur.

Aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquérir par la douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, on le gâtait. C'était au printemps; on lui loua un bateau à Yport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu'il pût faire à son gré des promenades en mer.

On ne lui laissait point de cheval de crainte qu'il n'allât au Havre.

Il demeurait désœuvré, irritable, parfois brutal. Le baron s'inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la pensée d'une séparation, se demandait cependant ce qu'on allait faire de lui.

Un soir il ne rentra pas. On apprit qu'il était sorti en barque avec deux matelots. Sa mère éperdue descendit nu-tête jusqu'à Yport, dans la nuit.

Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de l'embarcation.

Un petit feu apparut au large; il approchait en se balançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s'était fait conduire au Havre.

La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l'avait caché une première fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cette créature qui paraissait folle d'amour pour lui. Elle parlait d'un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.

Et les trois habitants du château vécurent silencieux et sombres dans l'enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.

Elle reçut une lettre de l'abbé Tolbiac:—«Madame, la main de Dieu s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votre enfant; Il vous l'a pris à son tour pour le jeter à une prostituée. N'ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement du Ciel? La miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vous pardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper.»

Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C'était vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieu pouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes? mais s'il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l'adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lâche, qui pousse aux églises les hésitants, les troublés, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, à la nuit tombante, jusqu'au presbytère, et, s'agenouillant aux pieds du maigre abbé, sollicita l'absolution.

Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron:—«Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuétude.»

Elle reçut en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils; et elle la considéra, dans l'affolement de sa peine, comme le début des soulagements promis par l'abbé.

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