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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 05

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—«Ma chère maman, n'aie pas d'inquiétude. Je suis à Londres, en bonne santé, mais j'ai grand besoin d'argent. Nous n'avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m'accompagne et que j'aime de toute mon âme a dépensé tout ce qu'elle avait pour ne pas me quitter: cinq mille francs; et tu comprends que je suis engagé d'honneur à lui rendre cette somme d'abord. Tu serais donc bien aimable de m'avancer une quinzaine de mille francs sur l'héritage de papa, puisque je vais être bientôt majeur; tu me tireras d'un grand embarras.

«Adieu, ma chère maman, je t'embrasse de tout mon cœur, ainsi que grand-père et tante Lison. J'espère te revoir bientôt.

«Ton fils,

«Vicomte Paul de Lamare.»

Il lui avait écrit! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songea point qu'il demandait de l'argent. On lui en enverrait puisqu'il n'en avait plus. Qu'importait l'argent! Il lui avait écrit!

Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelée; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme.

Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorte d'enivrement d'espoir, défendait Paul:—-«Il reviendra, il va revenir puisqu'il écrit.»

Le baron, plus calme, prononça:—-«C'est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l'aime donc mieux que nous, puisqu'il n'a pas hésité.»

Une douleur subite et épouvantable traversa le cœur de Jeanne; et tout de suite une haine s'alluma en elle contre cette maîtresse qui lui volait son fils; une haine inapaisable, sauvage, une haine de mère jalouse. Jusqu'alors toute sa pensée avait été pour Paul. A peine songeait-elle qu'une drôlesse était la cause de ses égarements. Mais soudain cette réflexion du baron avait évoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale; et elle sentit qu'entre cette femme et elle une lutte commençait acharnée, et elle sentait aussi qu'elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l'autre.

Et toute sa joie s'écroula.

Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de nouvelles pendant cinq mois.

Puis un homme d'affaires se présenta pour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant même l'usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse:—«Je travaille, affirmait-il; j'ai trouvé une position à la Bourse. J'espère aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents.»

Il ne disait pas un mot de sa maîtresse; et ce silence signifiait plus que s'il eût parlé d'elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme embusquée, implacable, l'ennemie éternelle des mères, la fille.

Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait faire pour sauver Paul; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris? A quoi bon?

Le baron disait: «Il faut laisser s'user sa passion. Il nous reviendra tout seul.»

Et leur vie était lamentable.

Jeanne et Lison allaient ensemble à l'église en se cachant du baron.

Un temps assez long s'écoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre désespérée les terrifia.

«Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation qui présentait pour moi toutes les chances de succès vient d'échouer; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C'est le déshonneur si je ne paye pas, la ruine, l'impossibilité de rien faire désormais. Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai la cervelle plutôt que de survivre à cette honte. Je l'aurais peut-être fait déjà sans les encouragements d'une femme dont je ne te parle jamais et qui est ma Providence.

«Je t'embrasse du fond du cœur, ma chère maman; c'est peut-être pour toujours. Adieu.

«Paul.»

Des liasses de papiers d'affaires joints à cette lettre donnaient des explications détaillées sur le désastre.

Le baron répondit poste pour poste qu'on allait aviser. Puis il partit pour le Havre afin de se renseigner; et il hypothéqua des terres pour se procurer l'argent qui fut envoyé à Paul.

Le jeune homme répondit trois lettres de remerciements enthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venue immédiate pour embrasser ses chers parents.

Il ne vint pas.

Une année entière s'écoula.

Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu'il était à Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots à vapeur, sous la raison sociale «Paul Delamare et Cie». Il écrivait: «C'est la fortune assurée pour moi, peut-être la richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d'ici tous les avantages. Quand je vous reverrai, j'aurai une belle position dans le monde. Il n'y a que les affaires pour se tirer d'embarras aujourd'hui.»

Trois mois plus tard la compagnie de paquebots était mise en faillite et le directeur poursuivi pour irrégularités dans les écritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura plusieurs heures; puis elle prit le lit.

Le baron repartit au Havre, s'informa, vit des avocats, des hommes d'affaires, des avoués, des huissiers, constata que le déficit de la société Delamare était de deux cent trente-cinq mille francs, et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le château des Peuples et les deux fermes y attenantes furent grevés pour une grosse somme.

Un soir, comme il réglait les dernières formalités dans le cabinet d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet, frappé d'une attaque d'apoplexie.

Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il était mort.

Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleur était plutôt de l'engourdissement que du désespoir.

L'abbé Tolbiac refusa au corps l'entrée de l'église, malgré les supplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à la nuit tombante, sans cérémonie aucune.

Paul connut l'événement par un des agents liquidateurs de sa faillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivit pour s'excuser de n'être point venu, ayant appris trop tard le malheur.—«D'ailleurs, maintenant que tu m'as tiré d'affaire, ma chère maman, je rentre en France, et je t'embrasserai bientôt.»

Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'elle semblait ne plus rien comprendre.

Et vers la fin de l'hiver tante Lison, âgée alors de soixante-huit ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion de poitrine; et elle expira doucement en balbutiant: «Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu'il ait pitié de toi.»

Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur le cercueil, et, comme elle s'affaissait avec l'envie au cœur de mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta comme elle eût fait d'un petit enfant.

En rentrant au château, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans résistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec douceur et autorité; et elle tomba dans un sommeil d'épuisement, accablée de fatigue et de souffrance.

Elle s'éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui était cette femme? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait, s'étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer ses traits sous la lueur tremblotante de la mèche flottant sur l'huile dans un verre de cuisine.

Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Mais quand? Mais où? La femme dormait paisiblement, la tête inclinée sur l'épaule, le bonnet tombé par terre. Elle pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle était forte, colorée, carrée, puissante. Ses larges mains pendaient des deux côtés du siège. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinément dans ce trouble d'esprit du réveil après le sommeil fiévreux qui suit les grands malheurs.

Certes elle avait vu ce visage! Était-ce autrefois? Était-ce récemment? Elle n'en savait rien, et cette obsession l'agitait, l'énervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus près la dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe des pieds. C'était la femme qui l'avait relevée au cimetière, puis couchée. Elle se rappelait cela confusément.

Mais l'avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de sa vie? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dans le souvenir obscur de la dernière journée? Et puis comment était-elle là, dans sa chambre? Pourquoi?

La femme souleva ses paupières, aperçut Jeanne et se dressa brusquement. Elles se trouvaient face à face, si près que leurs poitrines se frôlaient. L'inconnue grommela: «—Comment! vous v'là d'bout! Vous allez attraper du mal à c't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher!»

Jeanne demanda:—«Qui êtes-vous?»

Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva de nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d'un homme. Et comme elle la reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée sur Jeanne, elle se mit à pleurer en l'embrassant éperdument sur les joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de ses larmes, et balbutiant:—«Ma pauvre maîtresse, mam'zelle Jeanne, ma pauvre maîtresse, vous ne me reconnaissez donc point?»

Et Jeanne s'écria:—«Rosalie, ma fille.» Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l'étreignit en la baisant; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacées étroitement, mêlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs bras.

Rosalie se calma la première:—«Allons, faut être sage, dit-elle, et ne pas attraper froid.» Et elle ramena les couvertures, reborda le lit, replaça l'oreiller sous la tête de son ancienne maîtresse qui continuait à suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son âme.

Elle finit par demander:—«Comment es-tu revenue, ma pauvre fille?»

Rosalie répondit:—«Pardi, est-ce que j'allais vous laisser comme ça, toute seule, maintenant!»

Jeanne reprit:—«Allume donc une bougie que je te voie.» Et, quand la lumière fut apportée sur la table de nuit, elles se considérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne tendant la main à sa vieille bonne murmura:—«Je ne t'aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée, sais-tu, mais pas tant que moi, encore.»

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et fanée, qu'elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit:—«Ça c'est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v'là vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues.»

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia:—«As-tu été heureuse, au moins?»

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir trop douloureux, bégayait:—«Mais... oui..., oui..., Madame. J'ai pas trop à me plaindre, j'ai été plus heureuse que vous... pour sûr. Il n'y a qu'une chose qui m'a toujours gâté le cœur, c'est de n'être pas restée ici...» Puis elle se tut brusquement, saisie d'avoir touché à cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur:—«Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Tu es veuve aussi, n'est-ce pas?» Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua:—«As-tu d'autres... d'autres enfants?

—Non, Madame.

—Et, lui, ton... ton fils... qu'est-ce qu'il est devenu? En es-tu satisfaite?

—Oui, Madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque. Il s'est marié v'là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v'là revenue avec vous.»

Jeanne, tremblant d'émotion, murmura:—«Alors tu ne me quitteras plus, ma fille?»

Et Rosalie, d'un ton brusque:—«Pour sûr, Madame, que j'ai pris mes dispositions pour ça.»

Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps.

Jeanne malgré elle se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertume au cœur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elle dit:—«Ton mari, comment a-t-il été pour toi?

—Oh! c'était un brave homme, Madame, et pas faignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine.»

Alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin de savoir:—«Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien aujourd'hui.»

Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit à parler d'elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés, haussant le ton peu à peu en fermière habituée à commander. Elle finit par déclarer:

—«Oh! j'ai du bien au soleil aujourd'hui. Je ne crains rien.» Puis elle se troubla encore et reprit plus bas:—«C'est à vous que je dois ça tout de même; aussi vous savez que je n'veux pas de gages. Ah! mais non. Ah! mais non! Et puis, si vous n'voulez point, je m'en vas.»

Jeanne reprit:—«Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien?

—Ah! mais que oui, Madame. De l'argent! Vous me donneriez de l'argent! Mais j'en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c'qui vous reste avec tous vos gribouillis d'hypothèques et d'empruntages, et d'intérêts qui n'sont pas payés et qui s'augmentent à chaque terme? Savez-vous? non, n'est-ce pas? Eh bien je vous promets que vous n'avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et vite encore.»

Elle s'était remise à parler haut, s'emportant, s'indignant de ces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle s'écria révoltée:—«Il ne faut pas rire de ça, Madame, parce que, sans argent, il n'y a plus que des manants.»

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l'obsédait: «Oh! moi, je n'ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi. La fatalité s'est acharnée sur ma vie.»

Mais Rosalie hocha la tête:—«Faut pas dire ça, Madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v'là tout. On n'se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaître son prétendu.»

Et elles continuèrent à parler d'elles ainsi qu'auraient fait deux vieilles amies.

Le soleil se leva comme elles causaient encore.


XII

Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du château. Jeanne résignée obéissait passivement. Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade.

Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d'intérêts en souffrance; puis elle exigea qu'on lui livrât les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils.

Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage à Fécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu'elle connaissait.

Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s'assit à son chevet, et brusquement: «Maintenant que vous v'là couchée, Madame, nous allons causer.»

Et elle exposa la situation.

Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille francs de rentes. Rien de plus.

Jeanne répondit: «Que veux-tu, ma fille? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os; j'en aurai toujours assez.»

Mais Rosalie se fâcha: «Vous, Madame, c'est possible; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors?»

Jeanne frissonna. «Je t'en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand j'y pense.

—Je veux vous en parler, au contraire, parce que vous n'êtes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bêtises; eh bien, il n'en fera pas toujours; et puis il se mariera; il aura des enfants. Il faudra de l'argent pour les élever. Écoutez-moi bien: Vous allez vendre les Peuples!...»

Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit: «Vendre les Peuples! Y penses-tu? Oh! jamais, par exemple!»

Mais Rosalie ne se troubla pas. «Je vous dis que vous les vendrez, moi, Madame, parce qu'il le faut.»

Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.

Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un amateur qu'elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations et l'entretien des biens; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l'année; et on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.

Elle ajouta: «Tout le reste est mangé, c'est fini. Et puis c'est moi qui garderai la clef, vous entendez; et quant à M. Paul, il n'aura plus rien, mais rien; il vous prendrait jusqu'au dernier sou.»

Jeanne, qui pleurait en silence, murmura:

—Mais s'il n'a pas de quoi manger?

—Il viendra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'il aurait fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou du commencement?

—Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.

—Quand vous n'aurez plus rien, ça l'empêchera-t-il d'en faire? Vous avez payé, c'est bien; mais vous ne payerez plus; c'est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, Madame.»

Et elle s'en alla.

Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre les Peuples, de s'en aller, de quitter cette maison où toute sa vie était attachée.

Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit: «Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m'éloigner d'ici.»

Mais la bonne se fâcha: «Faut que ça soit comme ça pourtant, Madame. Le notaire va venir tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dans quatre ans vous n'auriez plus un radis.»

Jeanne restait anéantie, répétant: «Je ne pourrai pas; je ne pourrai jamais.»

Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire? Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras: «Qu'est-ce que je vous disais, Madame? Ah! vous auriez été propres tous les deux si je n'étais pas revenue!» Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune homme:

«Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'a ruinée; je me vois même forcée de vendre les Peuples. Mais n'oublie point que j'aurai toujours un abri quand tu voudras te réfugier auprès de ta vieille mère que tu as fait bien souffrir.

«Jeanne.»

Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter en détail.

Un mois plus tard elle signait le contrat de vente, et achetait en même temps une petite maison bourgeoise sise auprès de Goderville, sur la grand'route de Montivilliers, dans le hameau de Batteville.

Puis, jusqu'au soir, elle se promena toute seule dans l'allée de petite mère, le cœur déchiré et l'esprit en détresse, adressant à l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutes ces choses si connues qu'elles semblaient entrées dans ses yeux et dans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s'était si souvent assise, d'où elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieil orme sans tête contre lequel elle s'appuyait souvent, à tout ce jardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.

Rosalie la vint prendre par le bras pour la forcer à rentrer.

Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d'un ton amical comme s'il la connaissait de longtemps. «Bonjour, madame Jeanne, ça va bien? La mère m'a dit de venir pour le déménagement. Je voudrais savoir c'que vous emporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre.»

C'était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère de Paul.

Il lui sembla que son cœur s'arrêtait; et pourtant elle aurait voulu embrasser ce garçon.

Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait à son mari, s'il ressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère. Et pourtant il ressemblait à Julien. En quoi? Par quoi? Elle ne le savait pas trop, mais il avait quelque chose de lui dans l'ensemble de la physionomie.

Le gars reprit: «Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, ça m'obligerait.»

Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se déciderait à enlever, sa nouvelle maison étant fort petite; et elle le pria de revenir au bout de la semaine.

Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distraction triste dans sa vie morne et sans attentes.

Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous, dont l'étoffe est crevée par places et la doublure déchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s'est effacée.

Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à ouvrage.

Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler des faits; puis, quand elle s'était bien dit: «Oui, je prendrai ceci;» on descendait l'objet dans la salle à manger.

Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses tapisseries, sa pendule, tout.

Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avait aimé les dessins dès sa petite enfance; le renard et la cigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héron mélancolique.

Puis, en rôdant par tous les coins de cette demeure qu'elle allait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.

Elle demeura saisie d'étonnement; c'était un fouillis d'objets de toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu'ils ne plaisaient plus, parce qu'ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu'elle y eût songé, des riens qu'elle avait maniés, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d'elle, qu'elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier, à côté d'autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d'amis retrouvés. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a fréquentés longtemps sans qu'ils se soient jamais révélés et qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu'on ne soupçonnait pas.

Elle allait de l'un à l'autre avec des secousses au cœur, se disant: «Tiens, c'est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage.—Ah! voici la petite lanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie.»

Il y avait aussi là dedans beaucoup de choses qu'elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l'air exilées dans un temps qui n'est plus le leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l'histoire, les aventures, personne n'ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n'ayant connu les mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui les regardaient avec plaisir.

Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussière accumulée; et elle demeurait là au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastrés dans la toiture.

Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette défoncée qu'elle croyait reconnaître et un tas d'ustensiles de ménage hors de service.

Puis elle fit un lot de ce qu'elle voulait emporter, et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne indignée refusait de descendre «ces saletés». Mais Jeanne, qui n'avait cependant plus aucune volonté, tint bon, cette fois; et il fallut obéir.

Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq s'en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l'accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les meubles aux places qu'ils devaient occuper.

Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du château, saisie d'une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élans d'amour exalté, tout ce qu'elle ne pouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux flambeaux, tout ce qu'elle rencontrait. Elle allait d'une pièce à l'autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes; puis elle sortit pour «dire adieu» à la mer.

C'était vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait peser sur le monde; les flots tristes et jaunâtres s'étendaient à perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant en sa tête des pensées torturantes. Puis, comme la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu'en ses plus grands chagrins.

Rosalie était revenue et l'attendait, enchantée de la nouvelle maison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de bâtiment qui n'était seulement pas au bord d'une route.

Jeanne pleura toute la soirée.

Depuis qu'ils savaient le château vendu, les fermiers n'avaient pour elle que bien juste les égards qu'ils lui devaient, l'appelant entre eux «la Folle», sans trop savoir pourquoi, sans doute parce qu'ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalité maladive et grandissante, ses rêvasseries exaltées, tout le désordre de sa pauvre âme secouée par le malheur.

La veille de son départ, elle entra, par hasard, dans l'écurie. Un grognement la fit tressaillir. C'était Massacre auquel elle n'avait plus guère songé depuis des mois. Aveugle et paralytique, parvenu à un âge que ces animaux n'atteignent guère, il vivotait encore sur un lit de paille, soigné par Ludivine qui ne l'oubliait pas. Elle le prit dans ses bras, l'embrassa et l'emporta dans la maison. Gros comme une tonne, il se traînait à peine sur ses pattes écartées et raides, et il aboyait à la façon des chiens de bois qu'on donne aux enfants.

Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dans l'ancienne chambre de Julien, la sienne étant démeublée.

Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eût fait une grande course. La voiture contenant les malles et le reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole à deux roues était attelée derrière, qui devait emporter la maîtresse et la bonne.

Le père Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'à l'arrivée du nouveau propriétaire; puis ils se retireraient chez des parents, Jeanne leur ayant constitué une petite rente. Ils avaient des économies d'ailleurs. C'étaient maintenant de très vieux serviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avait depuis longtemps quitté la maison.

Vers huit heures la pluie se mit à tomber, une pluie fine et glacée que chassait une légère brise de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la charrette. Les feuilles s'envolaient déjà des arbres.

Sur la table de la cuisine des tasses de café au lait fumaient. Jeanne s'assit devant la sienne et la but à petites gorgées, puis, se levant: «Allons!» dit-elle.

Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie la chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée: «Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes parties de Rouen pour venir ici...»

Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance.

Pendant plus d'une heure elle demeura comme morte; puis elle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnées d'un débordement de larmes.

Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres crises si on retardait le départ, alla chercher son fils. Ils la prirent, l'enlevèrent, l'emportèrent, la déposèrent dans la carriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré; et la vieille bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit les épaules d'un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-dessus de sa tête, elle cria: «Vite, Denis, allons-nous-en.»

Le jeune homme grimpa près de sa mère, et, s'asseyant sur une seule cuisse faute de place, il lança au grand trot son cheval dont l'allure saccadée faisait sauter les deux femmes.

Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'un marchant de long en large sur la route, c'était l'abbé Tolbiac qui semblait guetter ce départ.

Il s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main sa soutane relevée par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes maigres, vêtues de bas noirs, finissaient en d'énormes souliers fangeux.

Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait: «Manant, manant!» puis, saisissant la main de son fils: «Fiches-y donc un coup de fouet.»

Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le prêtre, fit tomber brusquement dans l'ornière la roue de sa guimbarde lancée à toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit l'ecclésiastique des pieds à la tête.

Et Rosalie radieuse se retourna pour lui montrer le poing pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir.

Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'écria: «Massacre que nous avons oublié!»

Il fallut s'arrêter, et Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que Rosalie tenait les guides.

Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bête informe et pelée qu'il déposa entre les jupes des deux femmes.


XIII

La voiture s'arrêta deux heures plus tard devant une petite maison de briques bâtie au milieu d'un verger planté de poiriers en quenouilles, sur le bord de la grand'route.

Quatre tonnelles en treillage habillées de chèvrefeuilles et de clématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé par petits carrés à légumes que séparaient d'étroits chemins bordés d'arbres fruitiers.

Une haie vive très élevée entourait de partout cette propriété, qu'un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait de cent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches se trouvaient distantes d'un kilomètre.

La vue alentour s'étendait sur la plaine du pays de Caux, toute parsemée de fermes qu'enveloppaient les quatre doubles lignes de grands arbres enfermant la cour à pommiers.

Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosalie ne le lui permit pas, craignant qu'elle ne se remît à rêvasser.

Le menuisier de Goderville était là, venu pour l'installation; et on commença tout de suite l'emménagement des meubles apportés déjà, en attendant la dernière voiture qui ne pouvait tarder.

Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexions et de grands raisonnements.

Puis la charrette au bout d'une heure apparut à la barrière et il fallut la décharger sous la pluie.

La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre, pleine d'objets empilés au hasard; et Jeanne harassée s'endormit aussitôt qu'elle fut au lit.

Les jours suivants elle n'eut pas le temps de s'attendrir tant elle se trouva accablée de besogne. Elle prit même un certain plaisir à faire jolie sa nouvelle demeure, la pensée que son fils y reviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de son ancienne chambre furent tendues dans la salle à manger, qui servait en même temps de salon; et elle organisa avec un soin particulier une des deux pièces du premier qui prit en sa pensée le nom «d'appartement de Poulet».

Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à côté du grenier.

La petite maison arrangée avec soin était gentille: et Jeanne s'y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose lui manquât dont elle ne se rendait pas bien compte.

Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois mille six cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estimés par un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, un frémissement de plaisir; et, dès que l'homme fut parti, elle s'empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plus vite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.

Mais, comme elle se hâtait sur la grand'route, elle rencontra Rosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sans deviner tout de suite la vérité; puis, quand elle l'eut découverte, car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier par terre pour se fâcher tout à son aise.

Et elle cria, les poings sur les hanches; puis elle prit sa maîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujours furieuse, elle se remit en marche vers la maison.

Dès qu'elles furent rentrées, la bonne exigea la remise de l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs; mais sa ruse fut vite percée par la servante mise en défiance; et elle dut livrer le tout.

Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé au jeune homme.

Il remercia au bout de quelques jours. «Tu m'as rendu un grand service, ma chère maman, car nous étions dans une profonde misère.»

Jeanne cependant ne s'accoutumait guère à Batteville; il lui semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus comme autrefois, qu'elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue. Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenait par les Trois-Mares, puis, une fois rentrée, se relevait, prise d'une envie de ressortir comme si elle eût oublié d'aller là justement où elle devait se rendre, où elle avait envie de se promener.

Et cela, tous les jours, recommençait sans qu'elle comprît la raison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vint inconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle dit, en s'asseyant pour dîner: «Oh! comme j'ai envie de voir la mer!»

Ce qui lui manquait si fort, c'était la mer, sa grande voisine depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, sa voix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que chaque matin elle voyait de sa fenêtre des Peuples, qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait près d'elle, qu'elle s'était mise à aimer comme une personne sans s'en douter.

Massacre vivait également dans une extrême agitation. Il s'était installé, dès le soir de son arrivée, dans le bas du buffet de la cuisine, sans qu'il fût possible de l'en déloger. Il restait là tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps en temps avec un grognement sourd.

Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînait vers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avait passé dehors les quelques minutes qu'il lui fallait, il rentrait, s'asseyait sur son derrière devant le fourneau encore chaud, et, dès que ses deux maîtresses étaient parties se coucher, il se mettait à hurler.

Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive et lamentable, s'arrêtant parfois une heure pour reprendre sur un ton plus déchirant encore. On l'attacha devant la maison dans un baril. Il hurla sous les fenêtres. Puis, comme il était infirme et bien près de mourir on le remit à la cuisine.

Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait le vieil animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à se reconnaître dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu'il n'était plus chez lui.

Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si ses yeux éteints, la conscience de son infirmité, l'eussent empêché de se mouvoir, alors que tous les êtres vivent et s'agitent, il se mettait à rôder sans repos dès que tombait le soir, comme s'il n'eût plus osé vivre et remuer que dans les ténèbres, qui font tous les êtres aveugles.

On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.

L'hiver s'avançait; et Jeanne se sentait envahie par une invincible désespérance. Ce n'était pas une de ces douleurs aiguës qui semblent tordre l'âme, mais une morne et lugubre tristesse.

Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s'occupait d'elle. La grand'route devant sa porte se déroulait à droite et à gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait au trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu; parfois c'était une charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux paysans, l'homme et la femme, tout petits à l'horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant, redevenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s'allongeait à perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol.

Quand l'herbe se remit à pousser, une fillette en jupe courte passait tous les matins devant la barrière, conduisant deux vaches maigres qui broutaient le long des fossés de la route. Elle revenait le soir, de la même allure endormie, faisant un pas toutes les dix minutes derrière ses bêtes.

Jeanne, chaque nuit, rêvait qu'elle habitait encore les Peuples.

Elle s'y retrouvait comme autrefois avec père et petite mère, et parfois même avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliées et finies, s'imaginait soutenir madame Adélaïde voyageant dans son allée. Et chaque réveil était suivi de larmes.

Elle pensait toujours à Paul, se demandant: «Que fait-il? Comment est-il maintenant? Songe-t-il à moi quelquefois?» En se promenant lentement dans les chemins creux entre les fermes, elle roulait dans sa tête toutes ces idées qui la martyrisaient; mais elle souffrait surtout d'une jalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule la retenait, l'empêchait d'agir, d'aller le chercher, de pénétrer chez lui. Il lui semblait voir la maîtresse debout sur la porte et demandant: «Que voulez-vous ici, Madame?» Sa fierté de mère se révoltait de la possibilité de cette rencontre; et un orgueil hautain de femme toujours pure, sans défaillance et sans tache, l'exaspérait de plus en plus contre toutes ces lâchetés de l'homme asservi par les sales pratiques de l'amour charnel qui rend lâches les cœurs eux-mêmes. L'humanité lui semblait immonde quand elle songeait à tous les secrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, à tous les mystères devinés des accouplements indissolubles.

Le printemps et l'été passèrent encore.

Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, le ciel grisâtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi la saisit, qu'elle se résolut à tenter un grand effort pour reprendre son Poulet.

La passion du jeune homme devait être usée à présent.

Elle lui écrivit une lettre éplorée.

«Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprès de moi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toute l'année, avec une bonne. J'habite maintenant une petite maison auprès de la route. C'est bien triste. Mais si tu étais là, tout changerait pour moi. Je n'ai que toi au monde et je ne t'ai pas vu depuis sept ans! Tu ne sauras jamais comme j'ai été malheureuse et combien j'avais reposé mon cœur sur toi. Tu étais ma vie, mon rêve, mon seul espoir, mon seul amour et tu me manques, et tu m'as abandonnée!

«Oh! reviens, mon petit Poulet, reviens m'embrasser, reviens auprès de ta vieille mère qui te tend des bras désespérés.

«Jeanne.»

Il répondit quelques jours plus tard.

«Ma chère maman, je ne demanderais pas mieux que d'aller te voir, mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et je viendrai. J'avais du reste l'intention d'aller te trouver pour te parler d'un projet qui me permettrait de faire ce que tu me demandes.

«Le désintéressement et l'affection de celle qui a été ma compagne dans les vilains jours que je traverse demeurent sans limites à mon égard. Il n'est pas possible que je reste plus longtemps sans reconnaître publiquement son amour et son dévoûment si fidèles. Elle a du reste de très bonnes manières que tu pourras apprécier. Et elle est très instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te fais pas l'idée de ce qu'elle a toujours été pour moi. Je serais une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Je viens donc te demander l'autorisation de l'épouser. Tu me pardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dans ta nouvelle maison.

«Si tu la connaissais, tu m'accorderais tout de suite ton consentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et très distinguée. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant à moi, je ne pourrais pas vivre sans elle.

«J'attends ta réponse avec impatience, ma chère maman, et nous t'embrassons de tout cœur.

«Ton fils,

«Vicomte Paul de Lamare

Jeanne fut atterrée. Elle demeurait immobile, la lettre sur les genoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenu son fils, qui ne l'avait pas laissé venir une seule fois, attendant son heure, l'heure où la vieille mère désespérée, ne pouvant plus résister au désir d'étreindre son enfant, faiblirait, accorderait tout.

Et la grosse douleur de cette préférence obstinée de Paul pour cette créature déchirait son cœur. Elle répétait: «Il ne m'aime pas. Il ne m'aime pas.»

Rosalie entra. Jeanne balbutia: «Il veut l'épouser maintenant.»

La bonne eut un sursaut: «Oh! Madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pas ramasser cette traînée.

Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit: «Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais aller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deux l'emportera.»

Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée, et pour le voir autre part que dans le logis habité par cette gueuse.

Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs. Rosalie commença à empiler dans une vieille malle le linge et les effets de sa maîtresse. Mais comme elle pliait une robe, une ancienne robe de campagne, elle s'écria: «Vous n'avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je ne vous permettrai pas d'aller comme ça. Vous feriez honte à tout le monde; et les dames de Paris vous regarderaient comme une servante.»

Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensemble à Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts, qui fut confiée à la couturière du bourg. Puis elles entrèrent chez le notaire, Me Roussel, qui faisait chaque année un voyage d'une quinzaine dans la capitale, afin d'obtenir des renseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n'avait pas revu Paris.

Il fit des recommandations nombreuses sur la manière d'éviter les voitures, sur les procédés pour n'être pas volé, conseillant de coudre l'argent dans la doublure des vêtements et de ne garder dans la poche que l'indispensable; il parla longuement des restaurants à prix moyens dont il désigna deux ou trois fréquentés par des femmes; et il indiqua l'Hôtel de Normandie où il descendait lui-même, auprès de la gare du chemin de fer. On pouvait s'y présenter de sa part.

Depuis six ans, ces chemins de fer dont on parlait partout fonctionnaient entre Paris et le Havre. Mais Jeanne, obsédée de chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures à vapeur qui révolutionnaient tout le pays.

Cependant Paul ne répondait pas.

Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matin sur la route au-devant du facteur qu'elle abordait en frémissant: «Vous n'avez rien pour moi, père Malandain?» Et l'homme répondait toujours de sa voix enrouée par les intempéries des saisons: «Encore rien c'te fois, ma bonne dame.»

C'était cette femme assurément qui empêchait Paul de répondre!

Jeanne, alors, résolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas augmenter les frais de voyage.

Elle ne permit pas d'ailleurs à sa maîtresse d'emporter plus de trois cents francs: «S'il vous en faut d'autres, vous m'écrirez donc, et j'irai chez le notaire pour qu'il vous fasse parvenir ça. Si je vous en donne plus, c'est M. Paul qui l'empochera.»

Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.

Elles prirent d'abord des renseignements sur le prix des billets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, elles attendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendre comment manœuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystère qu'elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.

Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et elles aperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un bruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne de petites maisons roulantes; et, un employé ayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de ces cases.

Rosalie, émue, criait:

«Au revoir, Madame; bon voyage, à bientôt!

—Au revoir, ma fille.»

Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures se remit à rouler doucement d'abord, puis plus vite, puis avec une rapidité effrayante.

Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieurs dormaient adossés à deux coins.

Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n'était plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.

Le soir venait lorsque le train entra dans Paris.

Un commissionnaire prit la malle de Jeanne; et elle le suivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la foule remuante, courant presque derrière l'homme, dans la crainte de le perdre de vue.

Quand elle fut dans le bureau de l'hôtel, elle s'empressa d'annoncer:

—«Je vous suis recommandée par M. Roussel.»

La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau, demanda:

—«Qui ça, M. Roussel?»

Jeanne interdite reprit: «Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous les ans.»

La grosse dame déclara:

—«C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez une chambre?

—Oui, Madame.»

Et un garçon, prenant son bagage, monta l'escalier devant elle.

Elle se sentait le cœur serré. Elle s'assit devant une petite table et demanda qu'on lui montât un bouillon avec une aile de poulet. Elle n'avait rien pris depuis l'aurore.

Elle mangea tristement à la lueur d'une bougie, songeant à mille choses, se rappelant son passage en cette même ville au retour de son voyage de noces, les premiers signes du caractère de Julien, apparus lors de ce séjour à Paris. Mais elle était jeune alors, et confiante, et vaillante. Maintenant elle se sentait vieille, embarrassée, craintive même, faible et troublée pour un rien. Quand elle eut fini son repas, elle se mit à la fenêtre et regarda la rue pleine de monde. Elle avait envie de sortir, et n'osait point. Elle allait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle se coucha; et souffla sa lumière.

Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue, et le trouble du voyage la tenaient éveillée. Les heures s'écoulaient. Les rumeurs du dehors s'apaisaient peu à peu sans qu'elle pût dormir, énervée par ce demi-repos des grandes villes. Elle était habituée à ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdit tout, les hommes, les bêtes et les plantes; et elle sentait maintenant, autour d'elle, toute une agitation mystérieuse. Des voix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussent glissé dans les murs de l'hôtel. Parfois, un plancher craquait, une porte se fermait, une sonnette tintait.

Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu'elle commençait à s'assoupir, une femme poussa des cris dans une chambre voisine; Jeanne s'assit brusquement dans son lit; puis elle crut entendre un rire d'homme.

Alors, à mesure qu'approchait le jour, la pensée de Paul l'envahit; et elle s'habilla dès que le crépuscule parut.

Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s'y rendre à pied pour obéir aux recommandations d'économie de Rosalie. Il faisait beau; l'air froid piquait la chair; des gens pressés couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vite possible, suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devait tourner à droite, puis à gauche; puis, arrivée sur une place, il lui faudrait s'informer de nouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna auprès d'un boulanger qui lui donna des indications différentes. Elle repartit, s'égara, erra, suivit d'autres conseils, se perdit tout à fait.

Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allait se décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alors elle longea les quais.

Au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue du Sauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s'arrêta devant la porte, tellement émue qu'elle ne pouvait plus faire un pas.

Il était là, dans cette maison, Poulet.

Elle sentait trembler ses genoux et ses mains; enfin elle entra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda en tendant une pièce d'argent:—«Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu'une vieille dame, une amie de sa mère, l'attend en bas.»

Le portier répondit:

—«Il n'habite plus ici, Madame.»

Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia:

—«Ah! où... où demeure-t-il maintenant?

—Je ne sais pas.»

Elle se sentit étourdie comme si elle allait tomber et elle demeura quelque temps sans pouvoir parler. Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura:

—«Depuis quand est-il parti?»

L'homme la renseigna abondamment. «Voilà quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pas revenus. Ils devaient partout dans le quartier; aussi vous comprenez bien qu'ils n'ont pas laissé leur adresse.»

Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si on lui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée fixe la soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, et réfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.

—«Alors il n'a rien dit, en s'en allant?

—Oh! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer, voilà.

—Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un.

—Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'en recevaient pas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant deux jours avant qu'ils s'en aillent.»

C'était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment: «Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour le chercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous avez quelque nouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les moi à l'hôtel de Normandie, rue du Havre, et je vous payerai bien.

Il répondit: «Comptez sur moi, Madame.»

Et elle se sauva.

Elle se remit à marcher sans s'inquiéter où elle allait. Elle se hâtait comme pressée par une course importante; elle filait le long des murs, heurtée par des gens à paquets; elle traversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriée par les cochers; elle trébuchait aux marches des trottoirs auxquelles elle ne prenait point garde; elle courait devant elle, l'âme perdue.

Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit si fatiguée qu'elle s'assit sur un banc. Elle y demeura fort longtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir, car des passants s'arrêtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu'elle avait très froid; et elle se leva pour repartir; ses jambes la portaient à peine tant elle était accablée et faible.

Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, mais elle n'osait pas pénétrer dans ces établissements, prise d'une espèce de honte, d'une peur, d'une sorte de pudeur de son chagrin qu'elle sentait visible. Elle s'arrêtait une seconde devant la porte, regardait au dedans, voyait tous ces gens attablés et mangeant, et s'enfuyait intimidée, se disant: «J'entrerai dans le prochain.» Et elle ne pénétrait pas davantage dans le suivant.

A la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme de lune, et elle se mit à le croquer tout en marchant. Elle avait grand'soif, mais elle ne savait où aller boire et elle s'en passa.

Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardin entouré d'arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.

Comme le soleil et la marche l'avaient un peu réchauffée, elle s'assit encore une heure ou deux.

Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait, saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les hommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.

Jeanne effarée d'être au milieu de cette cohue brillante, se leva pour s'enfuir; mais soudain la pensée lui vint, qu'elle pourrait rencontrer Paul en ce lieu; elle se mit à errer en épiant les visages, allant et revenant sans cesse, d'un bout à l'autre du Jardin, de son pas humble et rapide.

Des gens se retournaient pour la regarder, d'autres riaient et se la montraient. Elle s'en aperçut et se sauva, pensant que, sans doute, on s'amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux verts choisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par la couturière de Goderville.

Elle n'osait même plus demander sa route aux passants. Elle s'y hasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.

Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de son lit, sans remuer. Puis elle dîna, comme la veille, d'un potage et d'un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque acte machinalement, par habitude.

Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu'on lui retrouvât son enfant. On ne put rien lui promettre; on s'en occuperait cependant.

Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours le rencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée, plus perdue, plus misérable qu'au milieu des champs déserts.

Quand elle rentra, le soir, à l'hôtel, on lui dit qu'un homme l'avait demandée de la part de M. Paul et qu'il reviendrait le lendemain. Un flot de sang lui jaillit au cœur et elle ne ferma pas l'œil de la nuit. Si c'était lui? Oui c'était lui assurément, bien qu'elle ne l'eût pas reconnu aux détails qu'on lui avait donnés.

Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria: «Entrez!» prête à s'élancer, les bras ouverts. Un inconnu se présenta. Et, pendant qu'il s'excusait de l'avoir dérangée, et qu'il expliquait son affaire, une dette de Paul qu'il venait réclamer, elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraître, enlevant les larmes du bout du doigt, à mesure qu'elles glissaient au coin des yeux.

Il avait appris sa venue par la concierge de la rue du Sauvage, et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s'adressait à la mère. Et il tendait un papier qu'elle prit sans songer à rien. Elle lut un chiffre 90 francs, tira son argent et paya.

Elle ne sortit pas ce jour-là.

Le lendemain d'autres créanciers se présentèrent. Elle donna tout ce qui lui restait, ne réservant qu'une vingtaine de francs; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sa situation.

Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sa bonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, les heures interminables, n'ayant personne à qui dire un mot tendre, personne qui connût sa misère. Elle allait au hasard, harcelée à présent par un besoin de partir, de retourner là-bas, dans sa petite maison sur le bord de la route solitaire.

Elle n'y pouvait plus vivre quelques jours auparavant tant la tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bien qu'elle ne saurait plus, au contraire, vivre que là, où ses mornes habitudes s'étaient enracinées.

Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs. Rosalie disait: «Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plus rien. Quant à M. Paul, c'est moi qu'irai le chercher quand nous aurons de ses nouvelles.

«Je vous salue. Votre servante,

«Rosalie

Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait, et qu'il faisait grand froid.


XIV

Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre, puis descendait s'asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant aller à l'aventure ses lamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misères. Les ténèbres peu à peu envahissaient la petite pièce sans qu'elle eût fait d'autre mouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors apportait la lampe et s'écriait: «Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vous n'aurez pas encore faim ce soir.»

Elle était souvent poursuivie d'idées fixes qui l'obsédaient et torturée par des préoccupations insignifiantes; les moindres choses, dans sa tête malade, prenant une importance extrême.

Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantée par les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, là-bas en Corse. Des paysages de cette île, oubliés depuis longtemps, surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sa cheminée; et elle se rappelait tous les détails, tous les petits faits, toutes les figures rencontrées là-bas; la tête du guide Jean Ravoli la poursuivait; et elle croyait parfois entendre sa voix.

Puis elle songeait aux douces années de l'enfance de Paul, alors qu'il lui faisait repiquer des salades et qu'elle s'agenouillait dans la terre grasse à côté de tante Lison, rivalisant de soins toutes les deux pour plaire à l'enfant, luttant à celle qui ferait reprendre les jeunes plantes avec le plus d'adresse et obtiendrait le plus d'élèves.

Et, tout bas, ses lèvres murmuraient: «Poulet, mon petit Poulet,» comme si elle lui eût parlé; et, sa rêverie s'arrêtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d'écrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient. Elle les traçait lentement, devant le feu, s'imaginant les voir, puis, croyant s'être trompée, elle recommençait le P d'un bras tremblant de fatigue, s'efforçant de dessiner le nom jusqu'au bout; puis, quand elle avait fini, elle recommençait.

A la fin elle ne pouvait plus, mêlait tout, modelait d'autres mots, s'énervant jusqu'à la folie.

Toutes les manies des solitaires la possédaient. La moindre chose changée de place l'irritait.

Rosalie souvent la forçait à marcher, l'emmenait sur la route; mais Jeanne au bout de vingt minutes déclarait: «Je n'en puis plus, ma fille,» et elle s'asseyait au bord du fossé.

Bientôt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit le plus tard possible.

Depuis son enfance une seule habitude lui était demeurée invariablement tenace, celle de se lever tout d'un coup aussitôt après avoir bu son café au lait. Elle tenait d'ailleurs à ce mélange d'une façon exagérée; et la privation lui en aurait été plus sensible que celle de n'importe quoi. Elle attendait, chaque matin, l'arrivée de Rosalie avec une impatience un peu sensuelle; et, dès que la tasse pleine était posée sur la table de nuit, elle se mettait sur son séant et la vidait vivement d'une manière un peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle commençait à se vêtir.

Mais peu à peu elle s'habitua à rêvasser quelques secondes après avoir reposé le bol dans son assiette; puis elle s'étendit de nouveau dans le lit; puis elle prolongea de jour en jour cette paresse jusqu'au moment où Rosalie revenait, furieuse, et l'habillait presque de force.

Elle n'avait plus d'ailleurs une apparence de volonté et, chaque fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posait une question, s'informait de son avis, elle répondait: «Fais comme tu voudras, ma fille.»

Elle se croyait si directement poursuivie par une malchance obstinée contre elle qu'elle devenait fataliste comme un Oriental; et l'habitude de voir s'évanouir ses rêves et s'écrouler ses espoirs faisait qu'elle hésitait des journées entières avant d'accomplir la chose la plus simple, persuadée qu'elle s'engagerait toujours dans la mauvaise voie et que cela tournerait mal.

Elle répétait à tout moment:—«C'est moi qui n'ai pas eu de chance dans la vie.» Alors Rosalie s'écriait:—«Qu'est-ce que vous diriez donc s'il vous fallait travailler pour avoir du pain, si vous étiez obligée de vous lever tous les jours à six heures du matin pour aller en journée! Il y en a bien qui sont obligées de faire ça, pourtant, et, quand elles deviennent trop vieilles, elles meurent de misère.»

Jeanne répondait:—«Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m'a abandonnée.» Et Rosalie alors se fâchait furieusement:—«En voilà une affaire! Eh bien! et les enfants qui sont au service militaire! et ceux qui vont s'établir en Amérique.»

L'Amérique représentait pour elle un pays vague où l'on va faire fortune et dont on ne revient jamais.

Elle continuait:—«Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.»—Et elle concluait d'un ton féroce:—«Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il était mort?»

Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.

Un peu de force lui revint, quand l'air s'amollit aux premiers jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activité qu'à se jeter de plus en plus dans ses pensées sombres.

Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux calendriers; on les avait conservés selon la coutume de certaines gens de campagne.

Il lui sembla qu'elle retrouvait les années elles-mêmes de son passé, et elle demeura saisie d'une étrange et confuse émotion devant ce tas de cartons carrés.

Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit à les ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva le premier, celui qu'elle avait apporté aux Peuples.

Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle le matin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvres larmes de vieille en face de sa vie misérable étalée devant elle sur cette table.

Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu'elle avait fait.

Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un après l'autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou de l'autre, se demandant: «Que m'est-il arrivé, ce mois-là?»

Elle avait marqué de traits les dates mémorables de son histoire, et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier, reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un à l'autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement important.

Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts de mémoire, de volonté concentrée, à rétablir presque entièrement ses deux premières années aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie lui revenant avec une facilité singulière et une sorte de relief.

Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans un brouillard, se mêler, enjamber l'une sur l'autre; et elle demeurait parfois un temps infini, la tête penchée vers un calendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir même à se rappeler si c'était dans ce carton-là que tel souvenir pouvait être retrouvé.

Elle allait de l'un à l'autre autour de la salle qu'entouraient, comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l'un d'eux, et restait jusqu'à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en ses recherches.

Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours s'épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, une grande agitation la saisit.

Elle ne tenait plus en place; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fièvre de regret.

La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuaient, l'attendrissaient, la bouleversaient en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'écho de ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.

Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir était clos. Elle en jouissait encore dans son cœur; mais elle en souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme accablée, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux.

Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé partout autour d'elle. Le soleil devait être un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes, n'enivraient plus tout à fait autant.

Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la pénétrait qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer toujours, quand il fait beau?

Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettée par l'excitation de son âme. Et parfois elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord de la route pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas été aimée comme d'autres? Pourquoi n'avait-elle pas même connu les simples bonheurs d'une existence calme?

Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route était parcourue; et elle bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son cœur; elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure sensation du réel tombait sur elle; elle se relevait courbaturée comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassé les reins; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant: «Oh vieille folle! vieille folle!»

Rosalie maintenant lui répétait à tout moment: «Mais restez donc tranquille, Madame, qu'est-ce que vous avez à vous émouver comme ça?»

Et Jeanne répondait tristement: «Que veux-tu, je suis comme «Massacre» aux derniers jours.»

La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait: «Allons, buvez vite. Denis est devant la porte qui nous attend. Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas.»

Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chère maison.

Un ciel radieux s'étalait sur le monde; et le bidet, pris de gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois, et malgré elle: «Oh! oh! oh!» comme devant les choses qui révolutionnent le cœur.

On détela la carriole chez les Couillard; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs.

Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du côté de la mer, elle s'arrêta pour le regarder. Rien n'était changé au dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là, sur ses murs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents étaient clos.

Un petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux; il venait du platane. Elle s'approcha du gros arbre à la peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme une bête. Son pied heurta, dans l'herbe, un morceau de bois pourri; c'était le dernier fragment du banc où elle s'était assise si souvent avec tous les siens, du banc qu'on avait posé le jour même de la première visite de Julien.

Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand'peine à l'ouvrir, la lourde clef rouillée refusant de tourner. La serrure enfin céda avec un dur grincement des ressorts; et le battant, un peu résistant lui-même, s'enfonça sous une poussée.

Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu'à sa chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d'un papier clair; mais, ayant ouvert une fenêtre, elle demeura remuée jusqu'au fond de sa chair devant tout cet horizon tant aimé, le bosquet, les ormes, la lande, et la mer semée de voiles brunes qui semblaient immobiles au loin.

Alors elle se mit à rôder par la grande demeure vide. Elle regardait, sur les murailles, des taches familières à ses yeux. Elle s'arrêta devant un petit trou creusé dans le plâtre par le baron qui s'amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, à faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait devant cet endroit.

Dans la chambre de petite mère elle retrouva, piquée derrière une porte, dans un coin sombre, auprès du lit, une fine épingle à tête d'or qu'elle avait enfoncée là autrefois (elle se le rappelait maintenant), et qu'elle avait, depuis, cherchée pendant des années. Personne ne l'avait trouvée. Elle la prit comme une inappréciable relique et la baisa.

Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque invisibles dans les tentures des chambres qu'on n'avait point changées, revoyait ces figures bizarres que l'imagination prête souvent aux dessins des étoffes, des marbres, aux ombres des plafonds salis par le temps.

Elle marchait à pas muets, toute seule dans l'immense château silencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisait là dedans. Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses volets fermés et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer; puis, son regard s'habituant à l'obscurité, elle reconnut peu à peu les hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils étaient restés devant la cheminée comme si on venait de les quitter; et l'odeur même de la pièce, une odeur qu'elle avait toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise des vieux appartements, pénétrait Jeanne, l'enveloppait de souvenirs, grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu'enfanta son idée fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et sa mère chauffant leurs pieds au feu.

Elle recula épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s'y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils.

La vision avait disparu.

Elle demeura éperdue pendant quelques minutes; puis elle reprit lentement la possession d'elle-même et voulut s'enfuir, ayant peur d'être folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel elle s'appuyait; et elle aperçut l'échelle de Poulet.

Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à des intervalles inégaux; et des chiffres tracés au canif indiquaient les âges, les mois, et la croissance de son fils. Tantôt c'était l'écriture du baron, plus grande, tantôt la sienne plus petite, tantôt celle de tante Lison un peu tremblée. Et il lui sembla que l'enfant d'autrefois était là, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu'on mesurât sa taille.

Le baron criait: «Jeanne, il a grandi d'un centimètre depuis six semaines.»

Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d'amour.

Mais on l'appelait au dehors. C'était la voix de Rosalie:—«Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pour déjeuner.» Elle sortit, perdant la tête. Et elle ne comprenait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle mangea des choses qu'on lui servit, écouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les fermières qui s'informaient de sa santé, se laissa embrasser, embrassa elle-même des joues qu'on lui tendait, et elle remonta dans la voiture.

Quand elle perdit de vue, à travers les arbres, la haute toiture du château, elle eut dans la poitrine un déchirement horrible. Elle sentait en son cœur qu'elle venait de dire adieu pour toujours à sa maison.

On s'en revint à Batteville.

Au moment où elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elle aperçut quelque chose de blanc sous la porte; c'était une lettre que le facteur avait glissée là en son absence. Elle reconnut aussitôt qu'elle venait de Paul, et l'ouvrit, tremblant d'angoisse. Il disait:

«Ma chère maman, je ne t'ai pas écrit plus tôt parce que je ne voulais pas te faire faire à Paris un voyage inutile, devant moi-même aller te voir incessamment. Je suis à l'heure présente sous le coup d'un grand malheur et dans une grande difficulté. Ma femme est mourante après avoir accouché d'une petite fille, voici trois jours; et je n'ai pas le sou. Je ne sais que faire de l'enfant que ma concierge élève au biberon comme elle peut, mais j'ai peur de la perdre. Ne pourrais-tu t'en charger? Je ne sais absolument que faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice. Réponds poste pour poste.

«Ton fils qui t'aime,

«Paul

Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant à peine la force d'appeler Rosalie. Quand la bonne fut là, elles relurent la lettre ensemble, puis demeurèrent silencieuses, l'une en face de l'autre, longtemps.

Rosalie, enfin, parla:—«J'vas aller chercher la petite, moi, Madame. On ne peut pas la laisser comme ça.»

Jeanne répondit: «Va, ma fille.»

Elles se turent encore, puis la bonne reprit:—«Mettez votre chapeau, Madame, et puis allons à Goderville chez le notaire. Si l'autre va mourir, il faut que M. Paul l'épouse, pour la petite, plus tard.»

Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. Une joie profonde et inavouable inondait son cœur, une joie perfide qu'elle voulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystérieux de l'âme:—La maîtresse de son fils allait mourir.

Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu'elle se fit répéter plusieurs fois; puis, sûre de ne pas commettre d'erreur, elle déclara:—«Ne craignez rien, je m'en charge maintenant.»

Elle partit pour Paris la nuit même.

Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.

Elle restait debout sur le quai, l'œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, là-bas, au bout de l'horizon. De temps en temps elle regardait l'horloge.—Encore dix minutes.—Encore cinq minutes.—Encore deux minutes.—Voici l'heure. Rien n'apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup elle aperçut une tache blanche, une fumée, puis, au-dessous un point noir qui grandit, grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portières. Plusieurs s'ouvrirent; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec des paniers, des petits bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.

Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne l'ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire; et elle dit: «Bonjour, Madame; me v'là revenue, c'est pas sans peine.»

Jeanne balbutia: «Eh bien?»

Rosalie répondit: «Eh bien, elle est morte c'te nuit. Ils sont mariés, v'là la petite.» Et elle tendit l'enfant qu'on ne voyait point dans ses linges.

Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montèrent dans la voiture.

Rosalie reprit: «M. Paul viendra dès l'enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire.»

Jeanne murmura: «Paul...» et n'ajouta rien.

Le soleil baissait vers l'horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l'or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval.

Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol ceintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair; c'était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.

Alors une émotion infinie l'envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue: la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.

Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arrêta. «Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez; vous allez la faire crier.»

Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée: «La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit.»


NOTES.

Une Vie a paru en feuilleton dans le Gil-Blas, du mardi 27 février au vendredi 6 avril 1883; il parut immédiatement après chez l'éditeur Victor Havard, où son succès fut très grand et immédiat. Maupassant, selon un procédé de travail qu'il emploiera toujours pour ses romans, a utilisé dans celui-ci diverses chroniques publiées dans le même journal ou dans le Gaulois.

Nous avons dû communication à l'extrême obligeance de M. Louis Barthou du premier manuscrit d'Une Vie. Il compte 114 feuillets grand in-4o, écrits d'un seul côté, très raturés par places, très nets ailleurs; il est resté inachevé. Cependant, M. Léon Hennique possède un autre fragment de manuscrit qui semble être la continuation de celui-ci. Le manuscrit de M. Barthou porte sur la couverture, de la main de l'auteur, la mention: «Vieux manuscrit».

Il offre un grand intérêt pour l'étude de l'élaboration et de la composition d'Une Vie à l'achèvement de laquelle il a certainement servi. On y retrouve en effet plusieurs passages et même des épisodes entiers conçus en termes presque identiques. Il n'en présente pas moins, d'autre part, avec le texte définitif des divergences assez nombreuses. Si les caractères essentiels sont déjà parfaitement reconnaissables, Jeanne, par exemple, y a un frère, nommé Henri, qui rappelle d'une manière frappante le fils du même nom qu'elle aura plus tard dans le roman.

Mais c'est dans l'ensemble de la composition que l'effort de Maupassant a particulièrement porté. Les répétitions d'effets ou de descriptions sont encore fréquentes dans le manuscrit de M. Barthou. Le récit y a un tour moins net, parfois un peu diffus ou un peu hésitant, un mouvement moins continu; les phrases ont des contours moins tracés; les chapitres, moins de saillie; on entre moins franchement dans l'action. La vue claire que Maupassant a eue de ces imperfections lui a permis de s'en débarrasser peu à peu complètement. Il nous a paru bon de signaler, puisque l'occasion s'en présentait, cette preuve éclatante de travail logique, de sens critique, de réflexion que la spontanéité très grande de la phrase risquerait peut-être de faire oublier.


VARIANTES
D'APRÈS
LE TEXTE DU MANUSCRIT DE UNE VIE.

Page 3, ligne 20, l'amour des choses...

Page 18, ligne 27, comme la fraîcheur d'un bain...

Page 20, ligne 9, des soirs...

Page 33, ligne 22, d'une voix dolente, d'une voix...

Page 43, ligne 13, chasseur sauvage dans...

Page 45, ligne 22, d'abord un peu.

Page 49, ligne 11, galet: «Faites un tour, mes...

Page 49, ligne 26, des idées nouvelles et rapides, qui ne s'arrêtaient pas dans sa tête.

Page 72, ligne 7, père prenant le bras de la baronne la souleva, et,...

Page 74, ligne 12, surprise, toute saisie, apitoyée...

Page 75, ligne 17, moments troublés où...

Page 77, ligne 3, soleil semblait sec, luisait...

Page 84, ligne 27, secret du Monde...

Page 86, ligne 3, souleva légèrement sur...

Page 86, ligne 8, chair rose: «...

Page 105, ligne 11, chaos féerique, il...

Page 129, ligne 11, titrées du pays avait...

Page 136, ligne 13, choses empaquetées avec soin et tirées de l'armoire aux grandes occasions.

Page 149, ligne 28, donc ma fille

Page 150, ligne 25, un gargouillement de gorge...—suffoque un souffle de pompe détraquée;...

Page 150, ligne 29, vie et un flot de liquide s'épandait sous les jupons aux pieds de la femme étendue.

Page 165, ligne 17, couchée, oui couchée dans...

Page 176, ligne 16, voulu d'mé.

Page 186, ligne 11, connaître l'enfantement.

Page 193, ligne 24, ranimaient triomphant, elle...

Page 231, ligne 3, était lourde et...

Page 248, ligne 18, on croit le voir, on voudrait fuir...

Page 249, ligne 9, croyance, le dernier appui de son âme.

Page 250, ligne 25, confier les intimes secrets de son cœur.

Page 271, ligne 21, complaisante, complice de l'adultère...

Page 281, ligne 24, chavirer, soulever et...

Page 298, ligne 18, lui, où il est né, où nous mourrons...

Page 303, ligne 13, femme, bien qu'elle n'eût pas encore quarante ans...

Page 303, ligne 14, restée petite et fanée...

Page 305, ligne 6, Elle fut dévorée d'inquiétude pendant...

Page 320, ligne 12, douloureux, ne savait que dire, elle...

Page 328, ligne 16, Montivilliers, à mi-chemin du village de Batteville...

Page 330, ligne 17, souvent indécise comme...

Page 330, ligne 19, sur son choix, balançant...

Page 331, ligne 3, et la fourmi.

Page 333, ligne 4, fit un tas de...

Page 335, ligne 20, inutiles et bavards. Vers huit heures, etc.

Page 337, ligne 26, mouchoir à carreau.

Page 339, ligne 1, s'arrêta devant une petite maison...

Page 346, ligne 29, Je suis toute seule.

Page 348, ligne 26, mère éperdue, désespérée...

Page 348, ligne 28, tout, permettrait ce mariage indigne.

Page 349, ligne 17, par cette catin. Elle avait pris subitement cette détermination dernière sentant tout perdu, si elle ne tentait pas ce suprême effort.

Page 349, ligne 19, préparatifs. On chercha parmi les malles empilées dans le grenier, pleines encore d'objets de toute sorte, celles qui se trouvaient dans le meilleur état, et Rosalie commença...

Page 349, ligne 29, femmes allèrent ensemble...

Page 351, ligne 4, répondre! Elle avait peur de voir arriver la mère, peur de cette entrevue avec le fils qu'elle tenait férocement, peur de voir tous ses projets déjoués, toute sa honteuse machination renversée. Jeanne...

Page 352, ligne 22, monotone. De temps en temps toute la suite de wagons s'arrêtait devant une gare, puis repartait. Elle filait en vomissant sa fumée, s'enfonçait sous les montagnes, ressortait dans les plaines, passait les vallées sur les ponts.

Tout à coup, au sortir d'un tunnel, un employé cria Rouen, et Jeanne sentit son cœur qui battait à l'étouffer.

Page 355, ligne 1, Rosalie. Et elle se mit en route après avoir bu sa tasse de café au lait, obtenue à grand'peine, le personnel de l'hôtel n'étant pas encore levé. Il...

Page 357, ligne 1, doute. Elle se sentait défaillir. Elle dit pourtant: «...

Page 357, ligne 6, moi bien vite à...

Page 359, ligne 9, Goderville. Et sa timidité s'accrut de la crainte d'être grotesque. Elle se vit, en passant, dans la glace d'une boutique. Il lui sembla qu'elle avait l'air d'une folle. Elle n'osait...

Page 360, ligne 24, situation. Elle retourna à l'ancienne maison de Paul et à la préfecture; on ne put rien lui dire, on n'avait rien découvert...

Page 360, ligne 27, faire, où passer les heures, n'ayant personne...

Page 365, ligne 14, qu'elle n'osait plus rien entreprendre, qu'elle hésitait...


OPINION DE LA PRESSE
SUR
UNE VIE.

Le Réveil, 15 avril 1883 (Paul Alexis).

«Ce livre,... c'est la vie elle-même. Ce sont des événements qui se passent un peu partout et tous les jours. Et cela vous prend au cœur pourtant, parce que c'est humain. Toutes les femmes croiront plus ou moins avoir été Jeanne, retrouveront leurs propres émotions, et seront particulièrement attendries...

«L'effet général est très grand, et le style emporte tout. Je viens en somme d'éprouver une grande satisfaction à savourer trois cents pages de cette prose qui me paraît plus que jamais «franche, souple et forte». Exubérance de santé, style chaud, phrase musclée et d'aplomb, attaches solides d'athlète, j'ai retrouvé tout Guy de Maupassant.»

Temps, 13 mai 1883.

«M. de Maupassant choisit ses mots; il ne les recherche point et il lui suffit qu'ils soient justes pour obtenir une phrase sonore et un coloris harmonieux. Cette belle simplicité, si sûre d'elle-même, donne un grand charme à ses descriptions; quelques traits caractéristiques vivement saisis et fortement exprimés lui suffisent...

«Quelques qualités qu'il y ait dans Une Vie, M. de Maupassant est supérieur à cette œuvre. Pourquoi son tableau est-il si violemment poussé au noir? C'est ce pessimisme qui a empêché Flaubert de se renouveler, c'est lui qui frappe M. Zola d'incapacité psychologique.»

Revue des Deux-Mondes, 1er août 1884, «Les Petits Naturalistes» (F. Brunetière).

«Tous les défauts qu'exige l'esthétique naturaliste, M. de Maupassant les a, mais il a aussi quelques qualités qui sont assez rares dans l'école. Ainsi, j'ose à peine l'en féliciter, mais il y a chez lui quelques traces de sensibilité, de sympathie, d'émotion: dans le Papa de Simon,... dans Une Vie... Comme Flaubert, il manque surtout de goût et de mesure. Sans cela, sans quelques pages qui semblent une gageure, Une Vie serait presque une œuvre remarquable. C'est sans doute une bien simple et bien banale histoire; elle se laisse lire toutefois; et, voulant en parler, j'ai pu la relire sans ennui. Mal équilibré, mais soutenu par la solidité, si je puis ainsi dire, de trois ou quatre scènes principales, l'ensemble a de la carrure et respire une certaine puissance.»

Revue Bleue, 21 avril 1883 (Maxime Gaucher).

«M. Guy de Maupassant a placé en tête de son dernier roman, Une Vie, cette épigraphe: «L'humble vérité.» Humble, c'est déjà un progrès. La vérité était moins humble, n'est-ce pas? dans la Maison Tellier. Vous verrez que le réalisme—il faut dire aussi que M. de Maupassant n'est qu'un demi-réaliste—finira par quitter les bas-fonds et les cloaques.

«Le titre du roman, Une Vie, indique assez qu'ici nous avons une existence entière, ou peu s'en faut... Les personnages principaux sont peints de main de maître et se détachent avec un singulier relief... La série de tableaux que fait défiler devant nous M. de Maupassant est l'œuvre d'un styliste et d'un coloriste bien remarquable.»

Le Figaro, 25 avril 1883 (M. Philippe Gille).

«Je ne sais jusqu'où l'opinion publique va porter le succès de ce roman, succès qui ne peut être douteux, mais ce que je tiens à dire avant d'entrer plus amplement dans l'analyse de ce procès-verbal minutieux et émouvant de la vie d'une créature humaine, c'est que son auteur vient de faire un grand pas et s'est placé sur un terrain assez élevé pour que sa personnalité s'y puisse détacher nettement.

«M. Guy de Maupassant, qui a commencé comme élève de Zola, vient de sortir de l'école.»


TABLE

  Pages.
Une Vie. 2
Notes. 381
Variantes d'après le texte du manuscrit de Une Vie. 382
Opinion de la presse sur Une Vie. 385


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