Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 08
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 08
Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 08
Author: Guy de Maupassant
Release date: August 8, 2016 [eBook #52753]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT
LA PRÉSENTE ÉDITION
DES
ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
A ÉTÉ TIRÉE
PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE
EN VERTU D’UNE AUTORISATION
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
SAVOIR:
60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
Le texte de ce volume
est conforme à celui de l’édition originale: Au Soleil.
Paris, Victor Havard, 1884,
avec addition de: La Patrie de Colomba.
Le Monastère de Corbara.—Les Bandits corses.
Une Page d’histoire inédite (inédits).
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT
AU SOLEIL
LA PATRIE DE COLOMBA
LE MONASTÈRE DE CORBARA—LES BANDITS CORSES
UNE PAGE D’HISTOIRE INÉDITE
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17
MDCCCCVIII
Tous droits réservés.
AU SOLEIL
À POL ARNAULT.
La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. On ne peut ni l’arrêter, ni la changer, ni la comprendre. Et souvent une révolte indignée vous saisit devant l’impuissance de notre effort. Quoi que nous fassions, nous mourrons! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons. Et il semble qu’on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu’on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de «l’éternelle misère de tout», de l’impuissance humaine et de la monotonie des actions.
On se lève, on marche, on s’accoude à sa fenêtre. Des gens, en face, déjeunent, comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront demain: le père, la mère, quatre enfants. Voici trois ans, la grand’mère était encore là. Elle n’y est plus. Le père a bien changé depuis que nous sommes voisins. Il ne s’en aperçoit pas; il semble content; il semble heureux. Imbécile!
Ils parlent d’un mariage, puis d’un décès, puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur bonne qui n’est pas honnête. Ils s’inquiètent de mille choses inutiles et sottes. Imbéciles!
La vue de leur appartement, qu’ils habitent depuis dix-huit ans, m’emplit de dégoût et d’indignation. C’est cela, la vie! Quatre murs, deux portes, une fenêtre, un lit, des chaises, une table, voilà! Prison! prison! Tout logis qu’on habite longtemps devient prison! Oh! Fuir, partir! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout.
Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d’eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des odieux et placides voisins, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne qui vient dire: «que désire monsieur pour son dîner», et qui s’en va en relevant à chaque pas, d’un ignoble coup de talon, le bord effiloqué de sa jupe sale, las de son chien trop fidèle, des taches immuables des tentures, de la régularité des repas, du sommeil dans le même lit, de chaque action répétée chaque jour, las de soi-même, de sa propre voix, des choses qu’on répète sans cesse, du cercle étroit de ses idées, las de sa figure vue dans la glace, des mines qu’on fait en se rasant, en se peignant, il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante.
Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve.
Une gare! un port! un train qui siffle et crache son premier jet de vapeur! un grand navire passant dans les jetées, lentement, mais dont le ventre halète d’impatience et qui va fuir là-bas, à l’horizon, vers des pays nouveaux! Qui peut voir cela sans frémir d’envie, sans sentir s’éveiller dans son âme le frissonnant désir des longs voyages?
On rêve toujours d’un pays préféré, l’un de la Suède, l’autre des Indes; celui-ci de la Grèce et celui-là du Japon. Moi je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître.
Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière.
Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle.
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.
C’est le midi du désert, le midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée, qui m’a fait quitter les bords fleuris de la Seine chantés par Mme Deshoulières, et les bains frais du matin, et l’ombre verte des bois pour traverser les solitudes ardentes.
Une autre cause donnait en ce moment à l’Algérie un attrait particulier. L’insaisissable Bou-Amama conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire et commettre tant de sottises. On affirmait aussi que les populations musulmanes préparaient une insurrection générale, qu’elles allaient tenter un dernier effort, et qu’aussitôt après le Ramadan la guerre éclaterait d’un seul coup par toute l’Algérie. Il devenait extrêmement curieux de voir l’Arabe à ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s’inquiètent guère les colonisateurs.
Flaubert disait quelquefois: «On peut se figurer le désert, les pyramides, le Sphinx, avant de les avoir vus; mais ce qu’on ne s’imagine point, c’est la tête d’un barbier turc accroupi devant sa porte.»
Ne serait-il pas encore plus curieux de connaître ce qui se passe dans cette tête?
LA MER.
Marseille palpite sous le gai soleil d’un jour d’été. Elle semble rire, avec ses grands cafés pavoisés, ses chevaux coiffés d’un chapeau de paille comme pour une mascarade, ses gens affairés et bruyants. Elle semble grise avec son accent qui chante par les rues, son accent que tout le monde fait sonner comme par défi. Ailleurs un Marseillais amuse, et paraît une sorte d’étranger, écorchant le français; à Marseille, tous les Marseillais réunis donnent à l’accent une exagération qui prend les allures d’une farce. Tout le monde parler comme ça, c’est trop, tron de l’air! Marseille au soleil transpire, comme une belle fille qui manquerait de soins, car elle sent l’ail, la gueuse, et mille choses encore. Elle sent les innomables nourritures que grignotent les Nègres, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Maltais, les Espagnols, les Anglais, les Corses, et les Marseillais aussi, pécaïre, couchés, assis, roulés, vautrés sur les quais.
Dans le bassin de la Joliette les lourds paquebots, le nez tourné vers l’entrée du port, chauffent, couverts d’hommes qui les emplissent de paquets et de marchandises.
L’un d’eux, l’Abd-el-Kader, se met tout à coup à pousser des mugissements, car le sifflet n’existe plus, il est remplacé par une sorte de cri de bête, une voix formidable qui sort du ventre fumant du monstre.
Le vaste navire quitte son point d’attache, passe doucement au milieu de ses frères encore immobiles, sort du port, et, brusquement, le capitaine ayant jeté par son porte-voix qui descend dans les profondeurs du bateau, le commandement: «En route», il s’élance, pris d’une ardeur, ouvre la mer, laisse derrière lui un long sillage, pendant que fuient les côtes et que Marseille s’enfonce à l’horizon.
C’est l’heure du dîner, à bord. Peu de monde. On ne se rend guère en Afrique en juillet. Au bout de la table, un colonel, un ingénieur, un médecin, deux bourgeois d’Alger avec leurs femmes.
On parle du pays où l’on va, de l’administration qu’il lui faut.
Le colonel réclame énergiquement un gouverneur militaire, parle tactique dans le désert et déclare que le télégraphe est inutile et même dangereux pour les armées. Cet officier supérieur a dû éprouver quelque désagrément de guerre par la faute du télégraphe.
L’ingénieur voudrait confier la colonie à un inspecteur général des ponts et chaussées qui ferait des canaux, des barrages, des routes et mille autres choses.
Le capitaine du bâtiment laisse entendre, avec esprit, qu’un marin ferait bien mieux l’affaire, l’Algérie n’étant abordable que par mer.
Les deux bourgeois signalent les fautes grossières du gouverneur; et chacun rit s’étonnant qu’on puisse être aussi maladroit.
Puis on remonte sur le pont. Rien que la mer, la mer calme, sans un frisson, et dorée par la lune. Le lourd bateau paraît glisser dessus, laissant derrière lui un long sillage bouillonnant, où l’eau battue semble du feu liquide.
Le ciel s’étale sur nos têtes, d’un noir bleuâtre, ensemencé d’astres que voile par instants l’énorme panache de fumée vomie par la cheminée; et le petit fanal en haut du mât a l’air d’une grosse étoile se promenant parmi les autres. On n’entend rien que le ronflement de l’hélice dans les profondeurs du navire. Qu’elles sont charmantes, les heures tranquilles du soir sur le pont d’un bâtiment qui fuit!
Toute la journée du lendemain, on pense étendu sous la tente, avec l’Océan de tous les côtés. Puis la nuit revient, et le jour reparaît. On a dormi dans l’étroite cabine, sur la couchette en forme de cercueil. Debout, il est quatre heures du matin.
Quel réveil! Une longue côte, et, là-bas, en face, une tache blanche qui grandit—Alger!
ALGER.
Féerie inespérée et qui ravit l’esprit! Alger a passé mes attentes. Qu’elle est jolie, la ville de neige sous l’éblouissante lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus s’élèvent de grands hôtels européens et le quartier français, au-dessus encore s’échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs. L’étage supérieur est supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe, grave et voilée, les chevilles nues, des chevilles peu troublantes, noires des poussières accumulées sur les sueurs.
De la pointe de la jetée le coup d’œil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle; et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.
Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables, vêtus d’une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d’un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s’injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d’ordure et puant la bête.
Tartarin dirait qu’ils sentent le «Teur» (Turc) et on sent le Teur partout ici.
Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis de Kabyles, d’Arabes, de nègres et de blancs, fourmilière de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur éternel «cïé mosieu.» Ils vous tutoient et on les tutoie. Tout le monde ici d’ailleurs se dit «Tu». Le cocher qu’on arrête dans la rue vous demande «Où je mènerai Toi». Je signale cet usage aux cochers parisiens qui sont dépassés en familiarité.
J’ai vu, le jour même de mon arrivée, un petit fait sans importance et qui pourtant résume à peu près l’histoire de l’Algérie et de la colonisation.
Comme j’étais assis devant un café, un jeune mauricaud s’empara, de force, de mes pieds et se mit à les cirer avec une énergie furieuse. Après qu’il eut frotté pendant un quart d’heure et rendu le cuir de mes bottines plus luisant qu’une glace, je lui donnai deux sous. Il prononça «méci mosieu», mais ne se releva pas. Il restait accroupi entre mes jambes, tout à fait immobile, roulant des yeux comme s’il se fût trouvé malade. Je lui dis: «Va-t’en donc, arbico.» Il ne répondit point, ne remua pas, puis, tout à coup, saisissant à pleins bras sa boîte à cirage il s’enfuit de toute sa vitesse. Et j’aperçus un grand nègre de seize ans qui se détachait d’une porte où il s’était caché et s’élançait sur mon cireur. En quelques bonds il l’eut rejoint, puis il le giffla, le fouilla, lui arracha ses deux sous qu’il engloutit dans sa poche et s’en alla tranquillement en riant, pendant que le misérable volé hurlait d’une épouvantable façon.
J’étais indigné. Mon voisin de table, un officier d’Afrique, un ami, me dit: «Laissez donc, c’est la hiérarchie qui s’établit. Tant qu’ils ne sont pas assez forts pour prendre les sous des autres, ils cirent. Mais dès qu’ils se sentent en état de rouler les plus petits ils ne font plus rien. Ils guettent les cireurs et les dévalisent.» Puis mon compagnon ajouta en riant: «Presque tout le monde en fait autant, ici.»
Le quartier Européen d’Alger, joli de loin, a, vu de près, un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous tire l’œil: «Skating-Rink Algérien»; et, dès les premiers pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux mœurs, au ciel et aux gens. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens.
Napoléon III a dit un mot sage (peut-être soufflé par un ministre): «Ce qu’il faut à l’Algérie ce ne sont pas des conquérants, mais des initiateurs.» Or nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contre-sens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même.
J’ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein air à Mustapha. C’était la fête de Neuilly. Des boutiques de pain d’épice, des tirs, des loteries, le jeu des poupées et des couteaux, des somnambules, des femmes silures, et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin les vrais quadrilles de Bullier, tandis que derrière l’enceinte où l’on payait pour entrer, dans la plaine large et sablonneuse du champ de manœuvres, des centaines d’Arabes, couchés, sous la lune, immobiles en leurs loques blanches, écoutaient gravement les refrains des chahuts sautés par les Français.
LA PROVINCE D’ORAN.
Pour aller d’Alger à Oran il faut un jour en chemin de fer. On traverse d’abord la plaine de la Mitidja, fertile, ombragée, peuplée. Voilà ce qu’on montre au nouvel arrivé pour lui prouver la fécondité de notre colonie. Certes la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-de-Calais par kilomètre carré; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par là? Mais je reviendrai sur ce sujet.
Le train roule, avance; les plaines cultivées disparaissent; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d’Afrique. L’horizon s’élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l’immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place la ligne des monts s’abaisse, s’entr’ouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s’étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah.
Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne.
Puis, dans l’étendue de terre stérile et poudreuse, on distingue, si loin qu’on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.
De temps en temps, des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars auprès d’un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui.
Plus loin, c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou des petits chevaux; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.
Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre: quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour, dont l’un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.
La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche. Et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d’un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l’ombre, quarante-neuf degrés passés!
On arrive à Oran pour dîner.
Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau on aperçoit, paraît-il, à l’horizon les côtes de l’Espagne, leur patrie.
Dès qu’on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d’aller plus loin, au sud.
J’ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l’insaisissable Bou-Amama.
Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l’Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu’à peine, serpente sur le flanc des côtes arides, passe auprès d’un lac immense formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l’Habra. Un mur colossal, long de cinq cents mètres, haut et large de quarante mètres, contient, suspendus au-dessus d’une plaine démesurée, quatorze millions de mètres cubes d’eau.
(Ce barrage s’est écroulé l’an suivant, noyant des centaines d’hommes, ruinant un pays entier. C’était au moment d’une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s’est occupé de ce désastre français.)
Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes qu’on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l’habitude prise.
Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme celle d’un tramway. Elle semble parfois exténuée, râle, geint ou rage, va si doucement qu’on la suivrait au pas, et tout à coup elle repart avec furie.
Toute la contrée est aride et désolée. Le Roi d’Afrique, le Soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la pierre et une poussière rouge où rien ne pourrait germer.
Saïda! c’est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier: «Où est aujourd’hui Bou-Amama, mon général?» La population civile n’a pour l’uniforme aucun respect.
L’auberge du lieu laisse tout à désirer. Je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. Je ferme les yeux pour dormir. Hélas!
Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J’entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s’ils se répondaient.
Mais bientôt ils approchent, ils viennent; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols. Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins, sous les roches, dans les trous de la montagne: et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie.
Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent le revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards.
Ils aboient à présent d’une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d’autres cris s’éveillent, des glapissements grêles; ce sont les chacals qui arrivent; et parfois on n’entend plus qu’une voix plus forte et singulière, celle de l’hyène, qui imite le chien pour l’attirer et le dévorer.
Jusqu’au jour dure sans repos cet horrible vacarme.
Saïda, avant l’occupation française, était protégée par une petite forteresse édifiée par Abd-el-Kader.
La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu’on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes.
Vers le sud les monts voisins ont l’aspect d’une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux.
Sur la gauche se dresse un rocher d’un rouge ardent, haut d’une cinquantaine de mètres et qui porte sur son sommet quelques maçonneries en ruines. C’est là tout ce qui reste de la Saïda d’Abd-el-Kader. Ce rocher, vu de loin, semble adhérent à la montagne, mais si on l’escalade, on demeure saisi de surprise et d’admiration. Un ravin profond, creusé entre des murs tout droits, sépare l’ancienne redoute de l’émir de la côte voisine. Elle est, cette côte, en pierre de pourpre et entaillée par places par des brèches où tombent les pluies d’hiver. Dans le ravin coule la rivière au milieu d’un bois de lauriers-roses. D’en haut on dirait un tapis d’Orient étendu dans un corridor. La nappe de fleurs paraît ininterrompue, tachetée seulement par le feuillage vert qui la perce par endroits.
On descend en ce vallon par un sentier bon pour des chèvres.
La rivière, fleuve là-bas (l’oued Saïda), ruisseau pour nous, s’agite dans les pierres, sous les grands arbustes épanouis, saute des roches, écume, ondoie et murmure. L’eau est chaude, presque brûlante. D’énormes crabes courent sur les bords avec une singulière rapidité, les pinces levées en me voyant. De gros lézards verts disparaissent dans les feuillages. Parfois un reptile glisse entre les cailloux.
Le ravin se rétrécit comme s’il allait se refermer. Un grand bruit sur ma tête me fait tressaillir. Un aigle surpris s’envole de son repaire, s’élève vers le ciel bleu, monte à coups d’aile lents et forts, si large qu’il semble toucher aux deux murailles.
Au bout d’une heure on rejoint la route qui va vers Aïn-el-Hadjar en gravissant le mont poudreux.
Devant moi une femme, une vieille femme en jupe noire, coiffée d’un bonnet blanc, chemine, courbée, un panier au bras gauche et tenant de l’autre, en manière d’ombrelle, un immense parapluie rouge. Une femme ici! Une paysanne en cette morne contrée où l’on ne voit guère que la haute négresse cambrée, luisante, chamarrée d’étoffes jaunes, rouges ou bleues, et qui laisse sur son passage un fumet de chair humaine à tourner les cœurs les plus solides.
La vieille, exténuée, s’assit dans la poussière, haletante sous la chaleur torride. Elle avait une face ridée par d’innombrables petits plis de peau comme ceux des étoffes qu’on fronce, un air las, accablé, désespéré.
Je lui parlai. C’était une Alsacienne qu’on avait envoyée en ces pays désolés, avec ses quatre fils, après la guerre. Elle me dit:
—Vous venez de là-bas?
Ce «là-bas» me serra le cœur.
—Oui.
Et elle se mit à pleurer. Puis elle me conta son histoire bien simple.
On leur avait promis des terres. Ils étaient venus, la mère et les enfants. Maintenant trois de ses fils étaient morts sous ce climat meurtrier. Il en restait un, malade aussi. Leurs champs ne rapportaient rien, bien que grands, car ils n’avaient pas une goutte d’eau. Elle répétait, la vieille: «De la cendre, Monsieur, de la cendre brûlée. Il n’y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou!» s’obstinant à cette idée de chou qui devait représenter pour elle tout le bonheur terrestre.
Je n’ai jamais rien vu de plus navrant que cette bonne femme d’Alsace jetée sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou. Comme elle devait souvent penser au pays perdu, au pays vert de sa jeunesse, la pauvre vieille!
En me quittant, elle ajouta: «Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie? On dit que c’est bon par là. Ça vaudra toujours mieux qu’ici. Et puis je pourrai peut-être y réchapper mon garçon.»
Tous nos colons installés au delà du Tell en pourraient dire à peu près autant.
Un désir me tenait toujours, celui d’aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m’aventurer seul. Une occasion s’offrit, celle d’un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts.
C’était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes, lourdes, dévorantes. A sept heures le petit convoi se mit en route, emportant deux détachements d’infanterie avec leurs officiers, trois wagons-citernes pleins d’eau et les ingénieurs de la Compagnie, car depuis trois semaines aucun train n’était allé jusqu’aux extrêmes limites de la ligne que les Arabes ont pu détruire.
La machine «l’Hyène» part bruyamment s’avançant vers la montagne, droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s’enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l’endroit où elle courait tout à l’heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l’un sur l’autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du mont.
Voici de vastes bâtiments, des cheminées de fabriques, une sorte de petite ville abandonnée. Ce sont les magnifiques usines de la Compagnie franco-algérienne. C’est là qu’on préparait l’alfa avant le massacre des Espagnols. Ce lieu s’appelle Aïn-el-Hadjar.
Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa marche, s’arrête. Trois fois elle essaye de repartir, trois fois elle demeure impuissante. Elle recule pour prendre de l’élan, mais reste encore sans force au milieu de la pente trop rude.
Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d’un homme. On rit, on plaisante; les lignards blaguent la machine. C’est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.
Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée; et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.
Parfois, un chacal s’enfuit devant nous; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.
A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols.
A Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.
Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l’air enflammé du désert; et, parfois, à l’horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l’eau: c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme: les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours.
On traverse une forêt! Quelle forêt! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.
Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s’était peut-être trompé.
Nous arrivons à l’Oued-Fallette, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions.
Autour du convoi arrêté et qui a l’air de loin d’une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin.
Puis ils s’éloignent dans la poussière, lentement, d’un pas accablé, sous l’écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s’en aller là-bas, sur la gauche; puis on n’aperçoit plus que le nuage gris qu’ils soulèvent au-dessus d’eux.
Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l’acier des armes.
Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n’avions pu atteindre, car l’heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.
La machine siffle. Nous quittons l’Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.
Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit ses armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.
BOU-AMAMA.
Bien malin celui qui dirait, même aujourd’hui, ce qu’était Bou-Amama. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d’Afrique, a disparu si complètement qu’on commence à supposer qu’il n’a jamais existé.
Des officiers dignes de foi, qui croyaient le connaître, me l’ont décrit d’une certaine façon; mais d’autres personnes non moins honnêtes, sûres de l’avoir vu, me l’ont dépeint d’une autre manière.
Dans tous les cas, ce rôdeur n’a été que le chef d’une bande peu nombreuse, poussée sans doute à la révolte par la famine. Ces gens ne se sont battus que pour vider les silos ou piller des convois. Ils semblent n’avoir agi ni par haine, ni par fanatisme religieux, mais par faim. Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections.
Une autre cause peut-être à cette campagne est la présence sur les hauts plateaux des alfatiers espagnols.
Dans cet océan d’alfa, dans cette morne étendue verdâtre, immobile sous le ciel incendié, vivait une vraie nation, des hordes d’hommes à la peau brune, aventuriers que la misère ou d’autres raisons avaient chassés de leur patrie. Plus sauvages, plus redoutés que les Arabes, isolés ainsi, loin de toute ville, de toute loi, de toute force, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles; ils ont été violents, sanguinaires, terribles envers les habitants primitifs.
La vengeance des Arabes fut épouvantable.
Voici, en quelques lignes, l’origine apparente de l’insurrection.
Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s’emparer du caïd de cette tribu. L’officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.
On chargea le colonel Innocenti de venger cette mort, et on lui envoya comme renfort l’agha de Saïda.
Or, en route, le goum de l’agha de Saïda rencontra les Trafis qui se rendaient également auprès du colonel Innocenti. Des querelles s’élevèrent entre les deux tribus; les Trafis firent défection et allèrent se mettre sous les ordres de Bou-Amama. C’est ici que se place l’affaire de Chellala qui a été cent fois racontée. Après le sac de son convoi, le colonel Innocenti, qui semble avoir été accusé bien légèrement par l’opinion publique, remonta à marches forcées vers le Kreïder, afin de refaire sa colonne, et laissa la route entièrement libre à son adversaire. Celui-ci en profita.
Mentionnons un fait curieux. Le même jour, les dépêches officielles signalaient en même temps Bou-Amama sur deux points distants l’un de l’autre de cent cinquante kilomètres.
Ce chef, profitant de l’entière liberté qu’on lui donnait, passa à douze kilomètres de Géryville, tua en route le brigadier Bringeard, envoyé avec quelques hommes seulement en plein pays révolté pour établir les communications télégraphiques; puis il remonta au nord.
C’est alors qu’il traversa le territoire des Hassassenas et des Harrars, et qu’il donna vraisemblablement à ces deux tribus le mot d’ordre pour le massacre général des Espagnols, qu’elles devaient exécuter peu après.
Enfin, il arriva à Aïn-Kétifa, et deux jours plus tard il campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres seulement de Saïda.
L’autorité militaire, inquiète enfin, prévint, le 10 juin au soir, la Compagnie franco-algérienne de faire rentrer tous ses agents, le pays n’étant pas sûr. Des trains circulèrent toute la nuit jusqu’à l’extrême limite de la ligne; mais on ne pouvait, en quelques heures, faire revenir les chantiers disséminés sur un territoire de cent cinquante kilomètres, et le onze, au point du jour, les massacres commencèrent.
Ils furent accomplis surtout par les deux tribus des Hassassenas et des Harrars, exaspérés contre les Espagnols qui vivaient sur leurs territoires.
Et cependant, sous prétexte de ne point les pousser à la révolte, on a laissé tranquilles ensuite ces tribus, qui ont égorgé près de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants. Des cavaliers arabes trouvés chargés de dépouilles, avec des robes de femmes espagnoles sous leurs selles, ont été relâchés, dit-on, sous prétexte que les preuves manquaient.
Donc, le 10 au soir, Bou-Amama campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres de Saïda. A la même heure, le général Cérez télégraphiait au gouverneur que le chef révolté tentait de repasser dans le sud.
Les jours suivants, le hardi marabout pilla les villages de Tafraoua et de Kralfallah, chargeant tous ses chameaux de butin, emportant la valeur de plusieurs millions en vivres et en marchandises.
Il remonta de nouveau à Haci-Tirsine pour reconstituer sa troupe; puis il divisa son convoi en deux parties, dont l’une se dirigea vers Aïn-Kétifa. Là, elle fut arrêtée et pillée par le goum de Sharraouï (colonne Brunetière).
L’autre section, commandée par Bou-Amama lui-même, se trouvait prise entre la colonne du général Détrie campée à El-Maya et la colonne Mallaret postée près du Kreïder, à Ksar-el-Krelifa. Il fallait passer entre les deux, ce qui n’était pas facile. Bou-Amama envoya alors un parti de cavaliers devant le camp du général Détrie qui le poursuivit, avec toute sa colonne, jusqu’à Aïn-Sfisifa, bien au delà du chott, persuadé qu’il tenait le marabout devant lui. La ruse avait réussi. La voie était libre. Le lendemain du départ du général, le chef insurgé occupait son camp, c’était le 14 juin.
De son côté le colonel Mallaret, au lieu de garder le passage du Kreïder, s’était campé à Ksar-el-Krelifa, quatre kilomètres plus loin. Bou-Amama envoya aussitôt un fort détachement de cavaliers défiler devant le colonel qui se contenta de tirer les six coups de canon légendaires. Et, pendant ce temps, le convoi de chameaux chargés passait tranquillement le chott au Kreïder, seul point où la traversée fût facile. De là le marabout dut aller mettre ses provisions à l’abri chez les Mograr, sa tribu, à quatre cents kilomètres au sud de Géryville.
D’où viennent, dira-t-on, des faits si précis? De tout le monde. Ils seront naturellement contestés par l’un sur un point, par l’autre sur un autre point. Je ne puis rien affirmer, n’ayant fait que recueillir les renseignements qui m’ont paru les plus vraisemblables. Il serait d’ailleurs impossible d’obtenir en Algérie un détail certain sur ce qui se passe ou s’est passé à trois kilomètres du point où l’on se trouve. Quant aux nouvelles militaires, elles semblaient, pendant toute cette campagne, fournies par un mauvais plaisant. Le même jour, Bou-Amama a été signalé sur six points différents par six chefs de corps qui croyaient le tenir. Une collection complète des dépêches officielles, avec un petit supplément contenant celles des agences autorisées, constituerait un recueil tout à fait drôle. Certaines dépêches, dont l’invraisemblance était trop évidente, ont d’ailleurs été arrêtées dans les bureaux, à Alger.
Une caricature spirituelle, faite par un colon, m’a paru expliquer assez bien la situation. Elle représentait un vieux général, gros, galonné, moustachu, debout en face du désert. Il considérait d’un œil perplexe le pays immense, nu et vallonné, dont les limites ne s’apercevaient point, et il murmurait: «Ils sont là!... quelque part!» Puis, s’adressant à son officier d’ordonnance, immobile dans son dos, il prononçait d’une voix ferme: «Télégraphiez au gouvernement que l’ennemi est devant moi et que je me mets à sa poursuite.»
Les seuls renseignements un peu certains qu’on se procurait venaient des prisonniers espagnols échappés à Bou-Amama. J’ai pu causer, au moyen d’un interprète, avec un de ces hommes, et voici ce qu’il m’a raconté.
Il s’appelait Blas Rojo Pélisaire. Il conduisait avec des camarades, le 10 juin au soir, un convoi de sept charrettes, quand ils trouvèrent sur la route d’autres charrettes brisées, et, entre les roues, les charretiers massacrés. Un d’eux vivait encore. Ils se mirent à le soigner; mais une troupe d’Arabes se jeta sur eux. Les Espagnols n’avaient qu’un fusil; ils se rendirent; ils furent néanmoins massacrés, à l’exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On sait que les Arabes ne sont point indifférents à la beauté des hommes. On le conduisit au camp où il retrouva d’autres prisonniers. A minuit, on tua l’un d’eux, sans raison. C’était un homme de mécanique (un de ceux chargés de serrer les freins des charrettes) nommé Domingo.
Le lendemain 11, Blas apprit que d’autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C’était le jour des grands massacres. On resta au même endroit; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant.
Le 12, on leva le camp et on marcha tout le jour.
Le 13 au soir, on campait à Dayat-Kereb.
Le 14, on marchait dans la direction de Ksar-Krelifa. C’est le jour de l’affaire Mallaret. Le prisonnier n’a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le chott quelques kilomètres plus loin, bien à l’abri.
Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers.
Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu’il faisait coucher dans une tente spéciale et garder.
Une d’elles, une belle fille de dix-huit ans, s’unit en route avec un chef Trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union.
Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu’il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C’était un grand garçon maigre, brun, pâle, aux yeux larges et qui portait une petite barbe.
Il possédait deux chevaux alezans, dont un français qui semble avoir appartenu au commandant Jacquet.
Le prisonnier n’a pas eu connaissance de l’affaire du Kreïder.
Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala; mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les rivières à sec, et, après trois jours et trois nuits de marche, il arriva à Marhoum. Bou-Amama avait avec lui cinq cents cavaliers et trois cents fantassins, plus un convoi de chameaux destinés à porter le butin.
Pendant quinze jours après les massacres, des trains ont circulé jour et nuit sur la petite ligne du chemin de fer des chotts. On recueillait à tout moment de misérables Espagnols mutilés, de grandes et belles filles nues, violées, et ensanglantées. L’autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n’a pu, dans tous les cas, venir à bout d’une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes? A d’autres de les pénétrer et de les indiquer.
Les Arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres. N’ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu’on les suppose bien loin.
Dans la guerre d’Europe, quelle que soit la promptitude de marche d’une armée, elle ne se déplace pas sans qu’on puisse en être informé. La masse des bagages ralentit fatalement les mouvements et indique toujours la route suivie. Un parti arabe, au contraire, ne laisse pas plus de marques de son passage qu’un vol d’oiseaux. Ces cavaliers errants vont et viennent autour de nous avec une célérité et des crochets d’hirondelles.
Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. Mais on ne peut guère les poursuivre; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière.
Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain décrivant une courbe brusque, s’éloignent ainsi qu’ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s’agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes.
LA PROVINCE D’ALGER.
Les Algériens, les vrais habitants d’Alger ne connaissent guère de leur pays que la plaine de la Mitidja. Ils vivent tranquilles dans une des plus adorables villes du monde, en déclarant que l’Arabe est un peuple ingouvernable, bon à tuer ou à rejeter dans le désert.
Ils n’ont vu d’ailleurs, en fait d’Arabes, que la crapulerie du Sud qui grouille dans les rues. Dans les cafés, on parle de Laghouat, de Bou-Saada, de Saïda comme si ces pays étaient au bout du monde. Il est même assez rare qu’un officier connaisse les trois provinces. Il demeure presque toujours dans le même cercle jusqu’au moment où il revient en France.
Il est juste d’ajouter qu’il devient fort difficile de voyager dès qu’on s’aventure en dehors des routes connues dans le Sud. On ne le peut faire qu’avec l’appui et les complaisances de l’autorité militaire. Les commandants des cercles avancés se considèrent comme de véritables monarques omnipotents; et aucun inconnu ne pourrait se hasarder à pénétrer sur leurs terres sans risquer gros... de la part des Arabes. Tout homme isolé serait immédiatement arrêté par les caïds, conduit sous escorte à l’officier le plus voisin, et ramené entre deux spahis sur le territoire civil.
Mais, dès qu’on peut présenter la moindre recommandation, on rencontre, de la part des officiers des bureaux arabes, toute la bonne grâce imaginable. Vivant seuls, si loin de tout voisinage, ils accueillent le voyageur de la façon la plus charmante; vivant seuls, ils ont lu beaucoup, ils sont instruits, lettrés et causent avec bonheur; vivant seuls dans ce large pays désolé, aux horizons infinis, ils savent penser comme les travailleurs solitaires. Parti avec les préventions qu’on a généralement en France contre ces bureaux, je suis revenu avec les idées les plus contraires.
C’est grâce à plusieurs de ces officiers que j’ai pu faire une longue excursion en dehors des routes connues, allant de tribu en tribu.
Le Ramadan venait de commencer. On était inquiet dans la colonie, car on craignait une insurrection générale dès que serait fini ce carême mahométan.
Le Ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l’heure matinale où le soleil apparaît jusqu’à l’heure où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un fil rouge. Cette dure prescription n’est pas absolument prise à la lettre, et on voit briller plus d’une cigarette dès que l’astre de feu s’est caché derrière l’horizon, et avant que l’œil ait cessé de distinguer la couleur d’un fil rouge ou noir.
En dehors de cette précipitation, aucun Arabe ne transgresse la loi sévère du jeûne, de l’abstinence absolue. Les hommes, les femmes, les garçons à partir de quinze ans, les filles dès qu’elles sont nubiles, c’est-à-dire entre onze et treize ans environ, demeurent le jour entier sans manger ni boire. Ne pas manger n’est rien; mais s’abstenir de boire est horrible par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n’est point de dispense. Personne, d’ailleurs, n’oserait en demander; et les filles publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents.
Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte, pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent, l’estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants, qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent que, s’ils tuent un de ces roumis pendant le Ramadan, ils vont droit au ciel, que l’époque de notre domination touche à sa fin, car leurs marabouts leur promettent sans cesse qu’ils vont nous jeter tous à la mer à coups de matraque.
C’est pendant le Ramadan que fonctionnent spécialement les Aïssaouas, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques religieux, les seuls peut-être, avec quelques mécréants et quelques nobles, qui n’aient point une foi violente.
Ces exceptions sont infiniment rares; je n’en pourrais citer qu’une seule.
Au moment de partir pour une marche de vingt jours dans le Sud, un officier du cercle de Boghar demanda aux trois spahis qui l’accompagnaient de ne point faire le Ramadan, estimant qu’il ne pourrait rien obtenir de ces hommes exténués par le jeûne. Deux des soldats ont refusé, le troisième répondit: «Mon lieutenant, je ne fais pas le Ramadan, je ne suis pas un marabout, moi, je suis un noble.»
Il était, en effet, de grande tente, fils d’une des plus anciennes et des plus illustres familles du désert.
Une coutume singulière persiste, qui date de l’occupation, et qui paraît profondément grotesque quand on songe aux résultats terribles que le Ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au début, se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que le canon français donnerait le signal de l’abstinence pendant l’époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières rougeurs de l’aurore, un coup de canon commande le jeûne; et, chaque soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de toutes les villes, de tous les forts, de toutes les places militaires, un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes, boire à des milliers de gargoulettes et préparer par toute l’Algérie d’innombrables plats de kouskous.
J’ai pu assister, dans la grande mosquée d’Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le Ramadan.
L’édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l’une de l’autre et plus droites que des rangs de soldats à l’exercice. Ils posent leurs souliers devant eux, par terre, avec les menus objets qu’ils pouvaient avoir aux mains; et ils restent immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite chapelle qui indique la direction de La Mecque.
Dans cette chapelle, le mufti officie. Sa voix vieille, douce, bêlante et très monotone, vagit une espèce de chant triste qu’on n’oublie jamais quand une fois seulement on a pu l’entendre. L’intonation souvent change, et alors tous les assistants, d’un seul mouvement rythmique, silencieux et précipité, tombent le front par terre, restent prosternés quelques secondes et se relèvent sans qu’aucun bruit soit entendu, sans que rien ait voilé une seconde le petit chant tremblotant du mufti. Et sans cesse toute l’assistance ainsi s’abat et se redresse avec une promptitude, un silence et une régularité fantastiques. On n’entend point là dedans le fracas des chaises, les toux et les chuchotements des églises catholiques. On sent qu’une foi sauvage plane, emplit ces gens, les courbe et les relève comme des pantins; c’est une foi muette et tyrannique envahissant les corps, immobilisant les faces, tordant les cœurs. Un indéfinissable sentiment de respect mêlé de pitié vous prend devant ces fanatiques maigres, qui n’ont point de ventre pour gêner leurs souples prosternations, et qui font de la religion avec le mécanisme et la rectitude des soldats prussiens faisant la manœuvre.
Les murs sont blancs, les tapis, par terre, sont rouges; les hommes sont blancs, ou rouges ou bleus avec d’autres couleurs encore, suivant la fantaisie de leurs vêtements d’apparat, mais tous sont largement drapés, d’allure fière; et ils reçoivent sur la tête et les épaules la lumière douce tombant des lustres.
Une famille de marabouts occupe une estrade et chante les répons avec la même intonation de tête donnée par le mufti. Et cela continue indéfiniment.
C’est pendant les soirs du Ramadan qu’il faut visiter la Casbah. Sous cette dénomination de Casbah, qui signifie citadelle, on a fini par désigner la ville arabe tout entière. Puisqu’on jeûne et qu’on dort le jour, on mange et on vit la nuit. Alors ces petites rues rapides comme des sentiers de montagne, raboteuses, étroites comme des galeries creusées par des bêtes, tournant sans cesse, se croisant et se mêlant, et si profondément mystérieuses que, malgré soi, on y parle à voix basse, sont parcourues par une population des Mille et une nuits. C’est l’impression exacte qu’on y ressent. On fait un voyage en ce pays que nous a conté la sultane Schéhérazade. Voici les portes basses, épaisses comme des murs de prison, avec d’admirables ferrures; voici les femmes voilées; voilà, dans la profondeur des cours entr’ouvertes, les visages un moment aperçus, et voilà encore tous les bruits vagues dans le fond de ces maisons closes comme des coffrets à secret. Sur les seuils, souvent des hommes allongés mangent et boivent. Parfois leurs groupes vautrés occupent tout l’étroit passage. Il faut enjamber des mollets nus, frôler des mains, chercher la place où poser le pied au milieu d’un paquet de linge blanc étendu et d’où sortent des têtes et des membres.
Les juifs laissent ouvertes les tanières qui leur servent de boutiques; et les maisons de plaisir clandestines, pleines de rumeurs, sont si nombreuses qu’on ne marche guère cinq minutes sans en rencontrer deux ou trois.
Dans les cafés arabes, des files d’hommes tassés les uns contre les autres, accroupis sur la banquette collée au mur, ou simplement restés par terre, boivent du café en des vases microscopiques. Ils sont là immobiles et muets, gardant à la main leur tasse qu’ils portent parfois à leur bouche, par un mouvement très lent, et ils peuvent tenir à vingt, tant ils sont pressés, en un espace où nous serions gênés à dix.
Et des fanatiques à l’air calme vont et viennent au milieu de ces tranquilles buveurs, prêchant la révolte, annonçant la fin de la servitude.
C’est, dit-on, au ksar (village arabe) de Boukhrari que se produisent toujours les premiers symptômes des grandes insurrections. Ce village se trouve sur la route de Laghouat. Allons-y.
Quand on regarde l’Atlas, de l’immense plaine de la Mitidja, on aperçoit une coupure gigantesque qui fend la montagne dans la direction du sud. C’est comme si un coup de hache l’eût ouverte. Cette trouée s’appelle la gorge de la Chiffa. C’est par là que passe la route de Médéah, de Boukhrari et de Laghouat.
On entre dans la coupure du mont; on suit la mince rivière, la Chiffa; on s’enfonce dans la gorge étroite, sauvage et boisée.
Partout des sources. Les arbres gravissent les parois à pic, s’accrochent partout, semblent monter à l’escalade.
Le passage se rétrécit encore. Les rochers droits vous menacent; le ciel apparaît comme une bande bleue entre les sommets; puis soudain, dans un brusque détour, une petite auberge se montre à la naissance d’un ravin couvert d’arbres. C’est l’auberge du Ruisseau-des-Singes.
Devant la porte, l’eau chante dans les réservoirs; elle s’élance, retombe, emplit ce coin de fraîcheur, fait songer aux calmes vallons suisses. On se repose, on s’assoupit à l’ombre; mais soudain, sur votre tête, une branche remue; on se lève—alors dans toute l’épaisseur du feuillage c’est une fuite précipitée de singes, des bondissements, des dégringolades, des sauts et des cris.
Il y en a d’énormes et de tout petits, des centaines, des milliers peut-être. Le bois en est rempli, peuplé, fourmillant. Quelques-uns, captivés par les maîtres de l’auberge, sont caressants et tranquilles. Un tout jeune, pris l’autre semaine, reste un peu sauvage encore.
Sitôt que l’on demeure immobile, ils approchent, vous guettent, vous observent. On dirait que le voyageur est la grande distraction des habitants de ce vallon. Dans certains jours, pourtant, on n’en aperçoit pas un seul.
Après l’auberge du Ruisseau-des-Singes, la vallée s’étrangle encore; et soudain, à gauche, deux grandes cascades s’élancent presque du sommet du mont: deux cascades claires, deux rubans d’argent. Si vous saviez comme c’est doux à voir, des cascades, sur cette terre d’Afrique! On monte, longtemps, longtemps. La gorge est moins profonde, moins boisée. On monte encore, la montagne se dénude peu à peu. Ce sont des champs à présent; et, quand on parvient au faîte, on rencontre des chênes, des saules, des ormeaux, les arbres de nos pays. On couche à Médéah, blanche petite ville toute pareille à une sous-préfecture de France.
C’est après Médéah que recommencent les féroces ravages du soleil. On franchit une forêt pourtant, mais une forêt maigre, pelée, montrant partout la peau brûlante de la terre bientôt vaincue. Puis plus rien de vivant autour de nous.
Sur ma gauche un vallon s’ouvre, aride et rouge, sans une herbe; il s’étend au loin, pareil à une cuve de sable. Mais soudain une grande ombre, lentement, le traverse. Elle passe d’un bout à l’autre, tache fuyante qui glisse sur le sol nu. Elle est, cette ombre, la vraie, la seule habitante de ce lieu morne et mort. Elle semble y régner, comme un génie mystérieux et funeste.
Je lève les yeux, et je l’aperçois qui s’en va, les ailes étendues, immobiles, le grand dépeceur de charognes, le vautour maigre qui plane sur son domaine, au-dessous de cet autre maître du vaste pays qu’il tue, le soleil, le dur soleil.
Quand on descend vers Boukhrari, on découvre, à perte de vue, l’interminable vallée du Chélif. C’est, dans toute sa hideur, la misère, la jaune misère de la terre. Elle apparaît loqueteuse comme un vieux pauvre Arabe, cette vallée que parcourt l’ornière sale du fleuve sans eau, bu jusqu’à sa boue par le feu du ciel. Cette fois il a tout vaincu, tout dévoré, tout pulvérisé, tout calciné, ce feu qui remplace l’air, emplit l’horizon.
Quelque chose vous passe sur le front: ailleurs ce serait du vent, ici c’est du feu. Quelque chose flotte là-bas sur les crêtes pierreuses: ailleurs ce serait une brume, ici c’est du feu, ou plutôt de la chaleur visible. Si le sol n’était point déjà calciné jusqu’aux os, cette étrange buée rappellerait la petite fumée qui s’élève des chairs vives brûlées au fer rouge. Et tout cela a une couleur étrange, aveuglante et pourtant veloutée, la couleur du sable chaud auquel semble se mêler une nuance un peu violacée, tombée du ciel en fusion.
Point d’insectes dans cette poussière de terre. Quelques grosses fourmis seulement. Les mille petits êtres qu’on voit chez nous ne pourraient vivre dans cette fournaise. En certains jours torrides, les mouches elles-mêmes meurent, comme au retour des froids dans le Nord. C’est à peine si on peut élever des poules. On les voit, les pauvres bêtes, qui marchent, le bec ouvert et les ailes soulevées, d’une façon lamentable et comique.
Depuis trois ans, les dernières sources tarissent. Et le tout-puissant Soleil semble glorieux de son immense victoire.
Cependant, voici quelques arbres, quelques pauvres arbres. C’est Boghar, à droite, au sommet d’un mont poudreux.
A gauche, dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un grand village se dresse sur le ciel, c’est le ksar de Boukhrari.
Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la colline; elles forment la commune mixte.
Le ksar de Boukhrari est un des plus considérables villages arabes de l’Algérie. Il se trouve juste sur la frontière du Sud, un peu au delà du Tell, dans la zone de transition entre les pays européenisés et le grand Désert. Sa situation lui donne une singulière importance politique, car elle en fait une sorte de trait d’union entre les Arabes du littoral et les Arabes du Sahara. Aussi a-t-il toujours été le pouls des insurrections. C’est là qu’arrive le mot d’ordre, c’est de là qu’il repart. Les tribus les plus éloignées envoient leurs gens pour savoir ce qui se passe à Boukhrari. On a l’œil sur ce point de toutes les parties de l’Algérie.
L’administration française, seule, ne s’occupe point de ce qui se trame à Boukhrari. Elle en a fait une commune de plein exercice, sur le modèle des communes de France, administrée par un maire, vieux paysan à l’œil endormi, flanqué d’un garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de n’importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur guise sans être gênés en rien.
Au pied du ksar, à deux ou trois cents mètres, la commune mixte est gouvernée par l’administrateur civil qui dispose des pouvoirs les plus étendus sur un territoire nu, qu’il est presque inutile de surveiller. Il ne peut empiéter sur les attributions du maire son voisin.
En face, sur la montagne, est Boghar, où habite le commandant supérieur du cercle militaire. Il a entre les mains les moyens d’action les plus actifs, mais il ne peut rien dans le ksar, COMMUNE DE PLEIN EXERCICE. Or le ksar n’est habité que par des Arabes. C’est le point dangereux qu’on respecte, tandis qu’on surveille avec soin les environs. On soigne le mal dans ses effets et non dans sa cause.
Qu’arrive-t-il? Le commandant et l’administrateur, quand ils s’entendent, organisent une sorte de police secrète à l’insu du maire, et tâchent d’être informés mystérieusement.
N’est-il point surprenant de voir ce centre arabe, reconnu dangereux par tout le monde, plus libre qu’une ville de France, tandis qu’il serait impossible à un Français quelconque, s’il n’était protégé par quelque personnage influent, de pénétrer et de circuler sur le territoire militaire des cercles avancés du Sud.
Dans la commune mixte on trouve une auberge. J’y passai la nuit, une nuit d’étuve. L’air semblait brûlé par la flamme du dernier jour. Il ne remuait plus, comme s’il eût été figé par la chaleur.
Aux premières lueurs de l’aurore, je me levai. Le soleil parut, acharné à sa besogne d’incendiaire. Devant ma fenêtre ouverte sur l’horizon déjà torride et silencieux une petite diligence dételée attendait. On lisait sur le panneau jaune: «Courrier du Sud!»
Courrier du Sud! On allait donc encore plus au Sud en ce terrible mois d’août. Le Sud! quel mot rapide, brûlant! Le Sud! Le feu! Là-bas, au Nord, on dit en parlant des pays tièdes «le Midi». Ici c’est «le Sud».
Je regardais cette syllabe si courte qui me paraissait surprenante comme si je ne l’avais jamais lue. J’en découvrais, me semblait-il, le sens mystérieux. Car les mots les plus connus comme les visages souvent regardés ont des significations secrètes, dont on s’aperçoit tout d’un coup, un jour, on ne sait pourquoi.
Le Sud! Le désert, les nomades, les terres inexplorées et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose comme le commencement d’un univers! Le Sud! comme cela devient énergique sur la frontière du Sahara.
Dans l’après-midi j’allai visiter le ksar.
Boukhrari est le premier village où l’on rencontre des Oulad-Naïl. On est saisi de stupéfaction à l’aspect de ces courtisanes du désert.
Les rues populeuses sont pleines d’Arabes couchés en travers des portes, en travers de la route, accroupis, causant à voix basse ou dormant. Partout leurs vêtements flottants et blancs semblent augmenter la blancheur unie des maisons. Point de taches, tout est blanc; et soudain une femme apparaît, debout sur une porte, avec une large coiffure qui semble d’origine assyrienne, surmontée d’un énorme diadème d’or.
Elle porte une longue robe rouge éclatante. Ses bras et ses chevilles sont cerclés de bracelets étincelants, et sa figure aux lignes droites est tatouée d’étoiles bleues.
Puis en voici d’autres, beaucoup d’autres, avec la même coiffure monumentale: une montagne carrée qui laisse pendre de chaque côté une grosse tresse tombant jusqu’au bas de l’oreille, puis relevée en arrière pour se perdre de nouveau dans la masse opaque des cheveux. Elles portent toujours des diadèmes dont quelques-uns sont fort riches. La poitrine est noyée sous les colliers, les médailles, les lourds bijoux; et deux fortes chaînettes d’argent font tomber jusqu’au bas-ventre une grosse serrure de même métal, curieusement ciselée à jour et dont la clef pend au bout d’une autre chaîne.
Quelques-unes de ces filles n’ont encore que de minces bracelets. Elles débutent. Les autres, les anciennes, montrent sur elles quelquefois pour dix ou quinze mille francs de bijoux. J’en ai vu une dont le collier était formé de huit rangées de pièces de vingt francs. Elles gardent ainsi leur fortune, leurs économies laborieusement gagnées. Les anneaux de leurs chevilles sont en argent massif et d’un poids surprenant. En effet dès qu’elles possèdent en pièces d’argent la valeur de deux ou trois cents francs, elles les donnent à fondre aux bijoutiers mozabites, qui leur rendent alors ces anneaux ciselés, ou ces serrures symboliques, ou ces chaînes, ou ces larges bracelets. Les diadèmes qui les couronnent sont obtenus de la même façon.
Leur coiffure monumentale, emmêlement savant et compliqué de tresses entortillées, demande presque un jour de travail et une incroyable quantité d’huile. Aussi ne se font-elles guère recoiffer que tous les mois, et prennent-elles un soin extrême à ne point compromettre, dans leurs amours, ce haut et difficile édifice de cheveux qui répand, en peu de temps, une intolérable odeur.
C’est le soir qu’il faut les voir, quand elles dansent au café Maure.
Le village est silencieux. Des formes blanches gisent étendues le long des maisons. La nuit brûlante est criblée d’étoiles; et ces étoiles d’Afrique brillent d’une clarté que je ne leur connaissais pas, une clarté de diamants de feu, palpitante, vivante, aiguë.
Tout à coup, au détour d’une rue, un bruit vous frappe, une musique sauvage et précipitée, un grondement saccadé de tambours de basque que domine la clameur aigre, continue, abrutissante, assourdissante et féroce d’une flûte qu’emplit de son souffle infatigable un grand diable à la peau d’ébène, le maître de l’établissement.
Devant la porte, un monceau de burnous, un paquet d’Arabes, qui regardent sans entrer et qui forment une grande lueur mouvante sous la clarté venue de l’intérieur.
Au dedans, des files d’êtres immobiles et blancs assis sur des planches, le long des murs blancs, sous un toit très bas. Et par terre, accroupies, avec leurs oripeaux flamboyants, leurs éclatants bijoux, leurs faces tatouées, leurs hautes coiffures à diadèmes qui rappellent les bas-reliefs égyptiens, les Oulad-Naïl attendent.
Nous entrons. Personne ne bouge. Alors, pour nous asseoir, et selon l’usage, on saisit les Arabes, on les bouscule, on les rejette de leurs bancs; et ils s’en vont, impassibles. D’autres se tassent pour leur faire place.
Sur une estrade, au fond, les quatre tambourineurs, avec des poses extatiques, battent frénétiquement la peau tendue des instruments; et le maître, le grand nègre, se promène d’un pas majestueux, en soufflant furieusement dans sa flûte enragée, sans un repos, sans une défaillance d’une seconde.
Alors, deux Oulad-Naïl se lèvent, vont se placer aux extrémités de l’espace laissé libre entre les bancs et elles se mettent à danser. Leur danse est une marche douce que rythme un coup de talon faisant sonner les anneaux des pieds. A chacun de ces coups, le corps entier fléchit dans une sorte de boiterie méthodique; et leurs mains, élevées et tendues à la hauteur de l’œil, se retournent doucement à chaque retour du sautillement, avec une vive trépidation, une secousse rapide des doigts. La face un peu tournée, rigide, impassible, figée, demeure étonnamment immobile, une face de sphinx, tandis que le regard oblique reste tendu sur les ondulations de la main, comme fasciné par ce mouvement doux, que coupe sans cesse la brusque convulsion des doigts.
Elles vont ainsi, l’une vers l’autre. Quand elles se rencontrent, leurs mains se touchent; elles semblent frémir; leurs tailles se renversent, laissant traîner un grand voile de dentelle qui va de la coiffure aux pieds. Elles se frôlent, cambrées en arrière, comme pâmées dans un joli mouvement de colombes amoureuses. Le grand voile bat comme une aile. Puis, redressées soudain, redevenues impassibles, elles se séparent; et chacune continue jusqu’à la ligne des spectateurs son glissement lent et boitillant.
Toutes ne sont point jolies; mais toutes sont singulièrement étranges. Et rien ne peut donner l’idée de ces Arabes accroupis au milieu desquels passent, de leur allure calme et scandée, ces filles couvertes d’or et d’étoffes flamboyantes.
Quelquefois elles varient un peu les gestes de leur danse.
Ces prostituées venaient jadis d’une seule tribu, les Oulad-Naïl. Elles amassaient ainsi leur dot et retournaient ensuite se marier chez elles, après fortune faite. On ne les en estimait pas moins dans leur tribu; c’était l’usage. Aujourd’hui, bien qu’il soit toujours admis que les filles des Oulad-Naïl aillent faire fortune au loin par ce moyen, toutes les tribus fournissent des courtisanes aux centres arabes.
Le propriétaire du café où elles se montrent et s’offrent est toujours un nègre! Dès qu’il voit entrer des étrangers, cet industriel s’applique sur le front une pièce de cinq francs en argent, qui tient collée à la peau par on ne sait quel procédé. Et il marche à travers son établissement en jouant férocement de sa flûte sauvage, montrant avec obstination la monnaie dont il s’est tatoué pour inviter le visiteur à lui en offrir autant.
Celles des Oulad-Naïl qui sont de grande tente apportent dans leurs relations avec leurs visiteurs toute la générosité et la délicatesse que comporte leur origine. Il suffit d’admirer une seconde l’épais tapis qui sert de lit pour que le serviteur de la noble prostituée apporte à son amant d’une minute, dès qu’il a regagné sa demeure, l’objet qui l’avait frappé.
Elles ont, comme les filles de France, des protecteurs qui vivent de leurs fatigues. On trouve parfois au matin une d’elles au fond d’un ravin, la gorge ouverte d’un coup de couteau, dépouillée de tous ses bijoux. Un homme qu’elle aimait a disparu; et on ne le revoit jamais.
Le logement où elles reçoivent est une étroite chambre aux murs de terre. Dans les oasis le plafond est souvent fait simplement de roseaux tassés les uns sur les autres et où vivent des armées de scorpions. La couche se compose de tapis superposés.
Les gens riches, Arabes ou Français, qui veulent passer une nuit de luxueuse orgie, louent jusqu’à l’aurore le bain maure avec les serviteurs du lieu. Ils boivent et mangent dans l’étuve, et modifient l’usage des divans de repos.
Cette question de mœurs m’amène à un sujet bien difficile.
Nos idées, nos coutumes, nos instincts diffèrent si absolument de ceux qu’on rencontre en ces pays qu’on ose à peine parler chez nous d’un vice si fréquent là-bas que les Européens ne s’en étonnent ni ne s’en scandalisent même plus. On arrive à en rire au lieu de s’indigner. C’est là une matière fort délicate, mais qu’on ne peut passer sous silence quand on veut essayer de raconter la vie arabe, de faire comprendre le caractère particulier de ce peuple.
On rencontre ici à chaque pas ces amours antinaturelles entre êtres du même sexe que recommandait Socrate, l’ami d’Alcibiade.
Souvent, dans l’histoire, on trouve des exemples de cette étrange et malpropre passion à laquelle s’abandonnait César, que les Romains et les Grecs pratiquèrent constamment, que Henri III mit à la mode en France et dont on suspecta bien des grands hommes. Mais ces exemples ne sont cependant que des exceptions d’autant plus remarquées qu’elles sont assez rares. En Afrique cet amour anormal est entré si profondément dans les mœurs que les Arabes semblent le considérer comme aussi naturel que l’autre.
D’où vient cette déviation de l’instinct? De plusieurs causes sans doute. La plus apparente est la rareté des femmes séquestrées par les riches qui possèdent quatre épouses légitimes et autant de concubines qu’ils en peuvent nourrir. Peut-être aussi l’ardeur du climat, qui exaspère les désirs sensuels, a-t-elle émoussé chez ces hommes de tempérament violent la délicatesse, la finesse, la propreté intellectuelle qui nous préservent des habitudes et des contacts répugnants.
Peut-être encore trouve-t-on là une sorte de tradition des mœurs de Sodome, une hérédité vicieuse chez ce peuple nomade, inculte, presque incapable de civilisation, demeuré aujourd’hui tel qu’il était aux temps bibliques.
Oserai-je citer quelques exemples récents et bien caractéristiques de la puissance de cette passion chez l’Arabe.
Le Hammam eut, dans ses débuts, parmi les garçons des bains, un petit nègre d’Algérie. Après un séjour de quelque temps à Paris, ce jeune homme revint en Afrique. Or, un matin, on trouva dans une caserne deux soldats indigènes assassinés; et l’enquête démontra bien vite que le meurtrier n’était autre que l’ancien employé du Hammam, qui, du même coup, avait tué ses deux amants. Des relations intimes s’étant établies entre ces hommes qui s’étaient connus par lui, il avait découvert leur liaison, et, jaloux de tous les deux, les avait égorgés.
De pareils faits sont très fréquents.
Voici maintenant un autre drame.
Un jeune Arabe de grande tente (?) était connu dans toute la contrée pour ses habitudes amoureuses qui faisaient aux Oulad-Naïl une déloyale concurrence.
Ses frères lui reprochèrent plusieurs fois non pas ses mœurs, mais sa vénalité. Comme il ne changeait en rien ses habitudes, ils lui donnèrent huit jours pour renoncer à son commerce. Il ne tint pas compte de cet avertissement.
Le neuvième jour au matin, on le trouva mort, étranglé, le corps nu et la tête voilée, au milieu du cimetière arabe. Quand on découvrit la figure, on aperçut une pièce de monnaie violemment incrustée, d’un coup de talon, dans la chair du front, et, sur cette pièce, une petite pierre noire.
A côté du drame une comédie.
Un officier de spahis cherchait en vain un ordonnance. Tous les soldats qu’il employait étaient mal habillés, sales, peu soigneux, impossibles à garder. Un matin, un jeune cavalier arabe se présente, fort beau, intelligent, d’allure fine. Le lieutenant le prit à l’essai. C’était une trouvaille, un garçon actif, propre, silencieux, plein d’attention et d’adresse. Tout alla bien pendant huit jours. Le neuvième jour au matin, comme le lieutenant rentrait de sa promenade quotidienne, il aperçut devant sa porte un vieux spahi en train de cirer ses bottes. Il passa dans le vestibule; un autre spahi balayait. Dans la chambre un troisième faisait le lit. Un quatrième, au loin, chantait dans l’écurie, tandis que le véritable ordonnance, le jeune Mohammed fumait des cigarettes, couché sur un tapis.
Stupéfait, le lieutenant appela un de ces remplaçants inattendus, et, lui montrant ses camarades:—«Qu’est-ce que vous f....ichez ici, vous autres?»
L’Arabe immédiatement s’expliqua:—«Mon lieutenant, c’est le lieutenant indigène qui nous a envoyés. (Chaque lieutenant français, en effet, est doublé d’un officier indigène qui lui est subordonné.)
—«Ah! c’est le lieutenant indigène. Et, pourquoi ça?»
Le soldat reprit:—«Mon lieutenant, il nous a dit: «Allez-vous-en chez le lieutenant et faites-moi tout l’ouvrage de Mohammed. Mohammed il doit rien faire, parce que c’est la femme du lieutenant.»
Cette attention délicate coûta d’ailleurs à l’officier indigène deux mois d’arrêts.
Ce qui prouve combien ce vice est entré dans les mœurs des Arabes, c’est que tout prisonnier qui leur tombe dans les mains est aussitôt utilisé pour leurs plaisirs. S’ils sont nombreux, l’infortuné peut mourir à la suite de ce supplice de volupté.
Quand la justice est appelée à constater un assassinat, elle constate aussi fort souvent que le cadavre a été violé, après la mort, par le meurtrier.
Il est encore d’autres faits fort communs et tellement ignobles que je ne les puis rapporter ici.
En redescendant, un soir, de Boukhrari, vers le coucher du soleil, j’aperçus trois Oulad-Naïl, deux en rouge et une en bleu, debout au milieu d’une foule d’hommes assis à l’orientale ou couchés. Elles avaient l’air de divinités sauvages dominant un peuple prosterné.
Tous avaient les yeux fixés sur le fort de Boghar, là-bas, sur la grande côte en face, sur l’autre versant de la vallée poudreuse. Tous étaient immobiles, attentifs comme s’ils eussent attendu quelque événement surprenant. Tous tenaient à la main une cigarette vierge encore et qu’ils venaient de rouler.
Soudain une petite fumée blanche jaillit au sommet de la forteresse, et, aussitôt, dans toutes les bouches pénétrèrent toutes les cigarettes, tandis qu’un bruit sourd et lointain faisait un peu frémir le sol. C’était le canon français annonçant aux vaincus le terme de l’abstinence quotidienne.
LE ZAR’EZ.
Comme je déjeunais un matin au fort de Boghar chez le capitaine du bureau arabe, un des officiers les plus obligeants, et les plus capables qui soient dans le Sud, au dire des gens compétents, on parla d’une mission qu’allaient remplir deux jeunes lieutenants. Il s’agissait de faire un long crochet sur les territoires des cercles de Boghar, Djelfa, et Bou Saada pour déterminer les points d’eau. On craignait toujours une insurrection générale dès la fin du Ramadan et on voulait préparer la marche d’une colonne expéditionnaire à travers les tribus qui peuplent cette partie du pays.
Aucune carte précise n’existe encore de ces contrées. On n’a que les sommaires relevés topographiques faits par les rares officiers qui passent de temps en temps, les indications approximatives des sources et des puits, les notes griffonnées vivement sur le pommeau de la selle, et les rapides dessins faits à l’œil, sans instruments d’aucune sorte.
Je demandai aussitôt l’autorisation de me joindre à la petite troupe. Elle me fut accordée de la meilleure grâce du monde.
Nous sommes partis deux jours plus tard.
Il était trois heures du matin quand un spahi vint m’éveiller en frappant fortement à la porte de la pauvre auberge de Boukhrari.
Quand j’eus ouvert, l’homme se présenta avec sa veste rouge brodée de noir, son large pantalon plissé, finissant au genou, là où commencent les bas en cuir cramoisi des cavaliers du désert. C’était un Arabe de taille moyenne. Son nez courbé avait été fendu d’un coup de sabre, et la cicatrice laissait ouverte toute la narine du côté gauche. Il s’appelait Bou-Abdallah. Il me dit:
—Mossieu ton cheval il est prêt.
Je demandai:
—Le lieutenant est-il arrivé?
Il me répondit:
—Va venir.
Bientôt, un bruit lointain s’éleva dans la vallée obscure et nue; puis des ombres et des silhouettes apparurent, passèrent. Je distinguai seulement les trois corps étranges et lents des trois chameaux qui portaient les cantines, nos lits de camp et les quelques objets que nous prenions pour un voyage de vingt jours dans une solitude à peine connue des officiers eux-mêmes.
Puis bientôt, toujours dans la direction du fort de Boghar, retentit le galop rapide d’une troupe de cavaliers; et les deux lieutenants qui s’en allaient en mission parurent avec leur escorte, composée d’un autre spahi et d’un cavalier arabe appelé Dellis, un homme de grande tente, d’une illustre famille indigène.
Je montai immédiatement à cheval, et l’on partit.
La nuit était encore absolue, calme, on pourrait dire immobile. Après avoir remonté quelque temps vers le nord, en suivant la vallée du Chélif, nous tournâmes à droite dans un vallon, juste au moment où le jour naissait.
En ce pays, soir et matin, le crépuscule n’existe pas. Presque jamais on ne voit non plus ces belles nuées traînantes, empourprées, découpées, bigarrées et bizarres, saignantes ou enflammées, qui colorent nos horizons du Nord au moment où le soleil se lève, ainsi qu’à l’heure où le soleil se couche.
Ici, c’est d’abord une lueur très vague, qui augmente, s’étend, envahit tout l’espace en quelques instants. Puis soudain, à la crête d’un mont, ou bien au bord de la plaine infinie, le soleil apparaît tel qu’il va monter au ciel, et sans avoir cet aspect rougeoyant, comme endormi encore, qu’ont ses levers en nos pays brumeux.
Mais ce qu’il y a de plus singulier dans ces aurores du désert, c’est le silence.
Qui ne connaît, chez nous, ce premier cri d’oiseau bien avant le jour, dès les premières pâleurs du ciel; puis, cet autre cri qui répond dans l’arbre voisin; puis enfin cet incessant charivari de sifflets, de ritournelles répétées, de notes vives, avec le chant lointain et continu des coqs; toute cette rumeur du réveil des bêtes, toute cette gaieté des voix dans les feuilles.
Ici, rien. L’énorme soleil s’élève au-dessus de cette terre qu’il a dévastée, et il semble déjà la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n’existe plus. Pas un cri de bête, sauf parfois le hennissement d’un cheval; pas un mouvement de vie, sauf, lorsqu’on a campé dans le voisinage d’un puits, le long, lent et muet défilé des troupeaux qui s’en viennent boire.
Tout de suite la chaleur est brûlante. On met, par-dessus le capuchon de flanelle et le casque blanc, l’immense médol, chapeau de paille à bords démesurés.
Nous suivions le vallon, lentement. Aussi loin que la vue allait, tout était nu, d’un gris jaune, ardent et superbe. Parfois au milieu des bas-fonds où croupissait un reste d’eau, dans le lit vidé des rivières, quelques joncs verts faisaient une tache crue et toute petite; parfois, dans un repli de la montagne, deux ou trois arbres indiquaient une source. Nous n’étions point encore dans la contrée assoiffée que nous devions bientôt traverser.
On montait indéfiniment. D’autres petits vallons se jetaient dans le nôtre; et, à mesure que nous approchions de midi, les horizons se perdaient un peu dans une légère buée de chaleur, dans une fumée de terre rôtie, qui noyait les lointains en des tons à peine bleus, à peine roses, à peine blancs, mais qui avaient cependant un peu de tout cela, et qui semblaient d’une douceur, d’une tendresse, d’un charme infinis, au delà de l’éclat aveuglant du paysage immédiat.
Enfin on arriva sur la crête de la montagne, et le caïd El-Akhedar ben Yahia, chez qui nous allions camper, apparut, venant vers nous, suivi de quelques cavaliers. C’est un Arabe de sang illustre, le fils du bach’agha Yahia ben Aïssa, surnommé le «Bach’agha à la jambe de bois».
Il nous conduisit au campement préparé auprès d’une source, sous quatre arbres géants dont l’eau sans cesse baignait le pied, seule verdure qu’on aperçût par tout l’horizon de sommets pierreux et secs qui s’étendait à perte de vue autour de nous.
On servit tout de suite le déjeuner, auquel le Ramadan interdisait au caïd de prendre part. Mais, afin de veiller à ce que nous ne manquions de rien, il s’assit en face de nous, à côté de son frère El-Haoués ben Yahia, caïd des Oulad-Alane-Berchieh. Alors je vis s’approcher un enfant d’une douzaine d’années, un peu grêle, mais d’une grâce fière et charmante, que j’avais déjà remarqué quelques jours auparavant au milieu des Oulad-Naïl dans le café maure de Boukhrari.
J’avais été frappé par la finesse et l’éclatante blancheur de vêtements de ce frêle petit Arabe, par son allure noble, et par le respect que chacun semblait lui témoigner; et, comme je m’étonnais qu’on le laissât ainsi rôder, à cet âge, au milieu des courtisanes, on me répondit: «C’est le plus jeune fils du bach’agha. Il vient ici pour apprendre la vie et connaître les femmes!!!» Comme nous voici loin de nos mœurs françaises!
L’enfant me reconnut aussi et vint gravement me tendre la main. Puis, comme son âge ne le contraignait pas encore au jeûne, il s’assit avec nous et se mit, de ses petits doigts fins et maigres, à dépecer le mouton rôti. Et je crus comprendre que ses grands frères, les deux caïds, qui devaient avoir environ quarante ans, le plaisantaient sur son voyage au ksar, lui demandant d’où lui venait cette cravate de soie qu’il portait au cou, si c’était un cadeau de femme?
Ce jour-là, l’ombre des arbres nous permit de faire la sieste. Je me réveillai comme le soir tombait, et je gravis un monticule voisin pour avoir l’œil sur tout l’horizon.
Le soleil, près de disparaître, se teintait de rouge, au milieu d’un ciel orange. Et partout, du nord au midi, de l’est à l’ouest, les files de montagnes dressées sous mes yeux jusqu’aux extrêmes limites du regard étaient roses, d’un rose extravagant comme les plumes des flamants. On eût dit une féerique apothéose d’opéra d’une surprenante et invraisemblable couleur, quelque chose de factice, de forcé, et contre nature, et de singulièrement admirable cependant.
Le lendemain nous redescendions dans la plaine de l’autre côté de la montagne, une plaine infinie que nous mîmes trois jours à traverser, bien qu’on vît distinctement la chaîne du Djebel-Gada qui la fermait en face de nous.
C’était tantôt une morne étendue de sable, ou plutôt de poussière de terre, tantôt un océan de touffes d’alfa piquées au hasard dans le sol, et qui forçaient nos chevaux à ne marcher qu’en zigzag.
Ces plaines d’Afrique sont surprenantes.
Elles paraissent nues et plates comme un parquet, et elles sont, au contraire, sans cesse traversées d’ondulations, comme une mer après la tempête, qui, de loin, semble toute calme parce que la surface est lisse, mais que remuent de longs soulèvements tranquilles. Les pentes de ces vagues de terre sont insensibles; jamais on ne perd de vue les montagnes de l’horizon, mais dans l’ondulation parallèle, à deux kilomètres de vous, une armée pourrait se cacher et vous ne la verriez point.
C’est ce qui rendit si difficile la poursuite de Bou-Amama sur les hauts plateaux alfatiers du Sud-Oranais.
Chaque matin, on se remet en marche dès l’aurore à travers ces interminables et mornes étendues; chaque soir, on aperçoit venir quelques hommes à cheval et drapés de blanc qui vous conduisent vers une tente rapiécée sous laquelle des tapis sont étalés. On mange tous les jours les mêmes choses, on cause un peu, puis l’on dort, ou l’on rêve.
Et, si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles, et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride!
Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre; et, là, pourtant, on ne désire rien, on ne regrette rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. La rare verdure même y choque comme une chose fausse, blessante et dure.
C’est tous les jours, aux mêmes heures, le même spectacle: le feu mangeant un monde; et, sitôt que le soleil s’est couché, la lune, à son tour, se lève sur l’infinie solitude. Mais, chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau; et l’on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables.
Chaque jour, l’officier en tournée envoie en avant un cavalier indigène pour prévenir le caïd chez qui il mangera et dormira le lendemain, afin que celui-ci puisse prélever dans sa tribu la nourriture des hommes et des bêtes. Cette coutume, qui équivaut aux billets de logement chez l’habitant des villes en France, devient fort onéreuse pour les tribus par la manière dont elle est pratiquée.
Qui dit Arabe dit voleur, sans exception. Voici donc comment les choses se passent. Le caïd s’adresse à un chef de fraction et réclame cette redevance de ses hommes.
Pour s’exempter de cet impôt et de cette corvée, le chef de fraction paye. Le caïd empoche et s’adresse à un autre qui souvent aussi s’exonère de la même façon. Enfin il faut bien que l’un d’eux s’exécute.
Si le caïd a un ennemi, la charge tombe sur celui-là, qui procède, vis-à-vis des simples Arabes, de la même façon que le caïd vis-à-vis des cheiks.
Et voilà comment un impôt, qui ne devrait pas coûter plus de vingt à trente francs à chaque tribu, lui coûte quatre à cinq cents francs invariablement.
Et il est impossible encore de changer cela, pour une infinité de raisons trop longues à développer ici.
Dès qu’on approche d’un campement, on aperçoit au loin un groupe de cavaliers qui vient vers vous. Un d’eux marche seul, en avant. Ils vont au pas, ou au trot. Puis, tout à coup, ils s’élancent au galop, un galop furieux, que nos bêtes du Nord ne supporteraient pas deux minutes. C’est le galop des chevaux de course, qui ressemble au passage d’un train express. Mais l’Arabe reste presque droit sur sa selle, avec ses vêtements blancs flottants; et, d’une seule secousse, il arrête l’animal qui fléchit sur ses jambes. Puis, il saute à terre d’un bond, et s’avance, respectueux, vers l’officier, dont il baise la main.
Quel que soit le titre de l’Arabe, son origine, sa puissance et sa fortune, il baise presque toujours la main des officiers qu’il rencontre.
Puis le caïd se remet en selle et dirige les voyageurs vers la tente qu’il leur a fait préparer. On s’imagine généralement que les tentes arabes sont blanches, éclatantes au soleil. Elles sont au contraire d’un brun sale, rayé de jaune. Leur tissu très épais, en poil de chameau et de chèvre, semble grossier. La tente est fort basse (on s’y tient tout juste debout) et très étendue. Des piquets la supportent d’une façon assez irrégulière; et tous les bords sont relevés, ce qui permet à l’air de circuler librement dessous.
Malgré cette précaution, la chaleur est écrasante, pendant le jour, dans ces demeures de toile; mais les nuits y sont délicieuses, et on dort merveilleusement sur les épais et magnifiques tapis du Djebel-Amour bien qu’ils soient peuplés d’insectes.
Les tapis constituent le seul luxe des Arabes riches. On les entasse les uns sur les autres, on en forme des amoncellements, et on les respecte infiniment, car chaque homme retire sa chaussure pour marcher dessus, comme à la porte des mosquées.
Aussitôt que ses hôtes sont assis, ou plutôt étendus à terre, le caïd fait apporter le café. Ce café est exquis. La recette pourtant est simple. On le broie au lieu de le moudre, on y mélange une quantité respectable d’ambre gris, puis on le fait bouillir dans l’eau.
Rien de drôle comme la vaisselle arabe. Quand un riche caïd vous reçoit, sa tente est ornée de tentures inappréciables, de coussins admirables et de tapis merveilleux; puis vous voyez arriver un vieux plateau de tôle supportant quatre tasses ébréchées, fêlées, hideuses, qui semblent achetées à quelque bazar des boulevards extérieurs, à Paris. Il y en a de toutes les grandeurs et de toutes les formes, porcelaine anglaise, imitation du Japon, Creil commun, tout ce qu’on a fait de plus laid et de plus grossier en faïence dans toutes les parties du monde.
Le café est apporté dans un vieux pot à tisane ou dans une gamelle de troupier ou dans une inénarrable cafetière en plomb déformée, bossuée, qui semble malade.
Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à la naissance des races. Il passe sur la terre sans s’y attacher, sans s’y installer. Il n’a pour maisons que des linges tendus sur des bâtons, il ne possède aucun des objets sans lesquels la vie nous semblerait impossible. Pas de lits, pas de draps, pas de tables, pas de sièges, pas une seule de ces petites choses indispensables qui font commode l’existence. Aucun meuble pour rien serrer, aucune industrie, aucun art, aucun savoir en rien. Il sait à peine coudre les peaux de bouc pour emporter l’eau, et il emploie en toutes circonstances des procédés tellement grossiers qu’on en demeure stupéfait.
Il ne peut même pas raccommoder sa tente que déchire le vent; et les trous sont nombreux dans le tissu brunâtre que la pluie traverse à son gré. Ils ne semblent attachés ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une seule pierre sur la place où dorment leurs morts, une grosse pierre quelconque ramassée sur la montagne voisine. Leurs cimetières ressemblent à des champs où se serait écroulée, autrefois, une maison européenne.
Les nègres ont des cases, les Lapons ont des trous, les Esquimaux ont des huttes, les plus sauvages des sauvages ont une demeure creusée dans le sol ou plantée dessus; ils tiennent à leur mère la terre. Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous rendons féconde, que nous aimons avec les fibres de notre cœur humain; ils passent au galop de leurs chevaux, inhabiles à tous nos travaux, indifférents à nos soucis, comme s’ils allaient toujours quelque part où ils n’arriveront jamais.
Leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux sans les effleurer.
Ils boivent à l’orifice même de la peau de bouc; mais on présente l’eau aux étrangers dans une collection de récipients invraisemblables. Tout s’y trouve, depuis la casserole de fer jusqu’au bidon défoncé. S’ils s’emparaient, dans quelque razzia, d’un de nos chapeaux parisiens à haute forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à boire dedans au premier général qui traverserait la tribu.
Leur cuisine se compose uniquement de quatre ou cinq plats. L’ordre de ces plats ne varie point.
On présente d’abord le mouton rôti en plein air. Un homme l’apporte tout entier sur son épaule au bout d’une perche qui a servi de broche; et la silhouette de la bête écorchée, juchée en l’air, fait songer à quelque exécution du moyen âge. Elle se profile, le soir, sur le ciel rouge, d’une façon sinistre et burlesque, tenue ainsi par un personnage sévère et drapé de blanc.
Ce mouton est déposé dans une corbeille plate d’alfa tressé, au milieu du cercle des mangeurs assis en rond, à la turque. La fourchette est inconnue; on dépèce avec les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante, passe pour ce qu’il y a de plus fin. On l’arrache par longues plaques et on la croque en buvant soit de l’eau toujours bourbeuse, soit du lait de chamelle coupé d’eau par moitié, soit du lait aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le goût fortement musqué. Les Arabes appellent «leben» cette boisson médiocre.
Après l’entrée apparaît, tantôt dans une jatte, tantôt dans une cuvette, tantôt dans une marmite antique, une espèce de pâtée au vermicelle. Le fond de ce potage est un jus jaunâtre où le piment se bat avec le poivre rouge dans un mélange d’abricots secs et de dattes pilés ensemble.
Je ne recommande pas ce bouillon aux gourmets.
Quand le caïd qui vous reçoit est magnifique, on sert ensuite le hamis; ce mets est remarquable. Je serai peut-être agréable à quelques personnes en en donnant la recette.
On le prépare soit avec du poulet, soit avec du mouton. Après avoir coupé la viande en petits morceaux, on la fait revenir dans le beurre sur la poêle.
On se procure ensuite un très léger bouillon en arrosant cette viande avec de l’eau chaude. (Je crois qu’il vaudrait mieux se servir de bouillon faible préparé d’avance.) On ajoute du poivre rouge en grande quantité, un soupçon de piment, du poivre ordinaire, du sel, des oignons, des dattes et des abricots secs, et on fait cuire jusqu’à ce que les dattes et les abricots se soient écrasés naturellement, puis on verse ce jus sur la viande. C’est exquis.
Le repas se termine invariablement par le kous-kous ou kouskoussou, le mets national. Les Arabes préparent le kous-kous en roulant à la main de la farine de façon à en former de petits grains pareils à du plomb de chasse. On cuit ces granules d’une façon particulière et on les arrose avec un bouillon spécial. Je serai muet sur ces recettes, pour qu’on ne m’accuse pas de ne parler que de cuisine.
Quelquefois on apporte encore des petits gâteaux au miel, feuilletés, qui sont fort bons.
Chaque fois qu’on vient de boire, le caïd qui vous reçoit vous dit: Saa! (à votre santé!) On doit lui répondre: Allah y selmeck! ce qui équivaut à notre: «Que Dieu vous bénisse!» Ces formules sont répétées dix fois pendant chaque repas.
Tous les soirs, vers quatre heures, nous nous installons sous une tente nouvelle; tantôt au pied d’une montagne, tantôt au milieu d’une plaine sans limite.
Mais, comme la nouvelle de notre arrivée s’est répandue dans la tribu, on aperçoit de tous côtés, dans les lointains, dans la campagne stérile ou sur les collines, des petits points blancs qui s’approchent. Ce sont les Arabes qui viennent contempler l’officier et lui adresser leurs réclamations. Presque tous sont à cheval, d’autres à pied; un grand nombre montent des bourricots tout petits. Ils sont à califourchon sur la croupe, contre la queue des bêtes trottinantes, et leurs longs pieds nus traînent à terre des deux côtés.
Aussitôt descendus de leur monture, ils arrivent et s’accroupissent autour de la tente; puis ils restent là, immobiles, les yeux fixes, attendant. Enfin, le caïd leur fait un signe et les plaignants se présentent.
Car tout officier en tournée rend la justice d’une façon souveraine.
Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. Quant à savoir la vérité, quant à rendre un jugement équitable, il est absolument inutile d’y songer. Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères, et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés.
Voici quelques exemples:
Un cadi (la vénalité de ces magistrats musulmans est proverbiale et nullement usurpée) fait appeler un Arabe et lui adresse cette proposition: «Tu me donneras vingt-cinq douros et tu m’amèneras sept témoins qui déposeront par écrit, devant moi, que X... te doit soixante-quinze douros. Je te les ferai remettre.»
L’homme amène les témoins, qui déposent et signent. Alors le cadi appelle X... et lui dit: «Tu me donneras cinquante douros et tu m’amèneras neuf témoins qui déposeront que B... (le premier Arabe) te doit cent vingt-cinq douros. Je te les ferai remettre.» Le second Arabe amène ses témoins.
Alors le cadi appelle le premier devant lui et, fort de la déposition des sept témoins, lui fait donner soixante-quinze douros par le second. Mais, à son tour, le second réclame, et, sur l’affirmation de ses neuf témoins, le cadi lui fait remettre cent vingt-cinq douros par le premier.
La part du magistrat est donc de soixante-quinze douros (375 fr.), prélevés sur ses deux victimes.
Le fait est authentique.
Et cependant l’Arabe ne s’adresse presque jamais au juge de paix français, parce qu’on ne peut pas le corrompre, tandis que le cadi fait ce qu’on veut pour de l’argent.
Il éprouve aussi pour les formes tracassières de notre justice une insurmontable répugnance. Toute procédure écrite l’épouvante, car il pousse à l’extrême la peur superstitieuse du papier, sur lequel on peut mettre le nom de Dieu, ou tracer des caractères maléficiants.
Dans les commencements de la domination française, quand les musulmans trouvaient sur leur passage un bout de papier quelconque, ils le portaient pieusement à leurs lèvres et l’enfouissaient dans le sol ou le fourraient dans quelque trou de mur ou d’arbre. Cette coutume amena de si fréquentes et si désagréables surprises que les mahométans s’en guérirent bientôt.
Autre exemple de la fourberie arabe.
Dans une tribu près de Boghar, un assassinat est commis. On soupçonne un Arabe, mais les preuves manquent. Il y avait dans cette tribu un pauvre homme nouvellement venu d’une tribu voisine, établi là pour sauvegarder des intérêts pécuniaires. Un témoin l’accuse du meurtre. Un autre témoin suit le premier, puis un autre. Il en vint quatre-vingt-dix avec les affirmations les plus précises. L’étranger fut condamné à mort et exécuté. On reconnut ensuite l’innocence du décapité. Les Arabes avaient simplement voulu se défaire d’un étranger qui les gênait, et empêcher un homme de leur tribu d’être compromis!
Les procès durent des années sans qu’une lueur de vérité puisse apparaître sous les affirmations des faux témoins. Alors on a recours à un moyen fort simple: on emprisonne les deux familles qui plaident, ainsi que tous les témoins. Puis on les relâche au bout de quelques mois; et généralement ils restent alors tranquilles pendant près d’une année. Puis ils recommencent.
Il y a dans la tribu des Oulad-Alane, que nous avons traversée, un procès qui dure depuis trois ans, sans qu’aucune lumière puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps un petit séjour sous les verrous, et recommencent.
Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre a joué son rôle.
Chez les Oulad-Mokhtar, un homme de grande taille se présente en demandant à entrer à l’hôpital français.
L’officier l’interroge sur sa maladie. Alors l’Arabe ouvre son vêtement et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans son dos, en face du premier, au centre d’une grosseur aussi volumineuse qu’une tête d’enfant. Lorsqu’on appuyait autour, des fragments d’os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup de fusil et la charge, entrée sous la poitrine, était sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia avec énergie, protesta et jura que «c’était l’œuvre de Dieu».
Dans ce pays sec, d’ailleurs, les plaies ne présentent jamais de gravité. Les fermentations, les pourritures produites par les éclosions de microbes n’existent point, ces animalcules ne vivant que sous les climats humides. A moins d’être tué sur le coup, à moins qu’un organe essentiel ne soit supprimé, les blessures sont toujours guéries.
Nous arrivions le lendemain chez le caïd Abd-el-Kader bel Hout, un parvenu. Sa tribu qu’il administre avec sagesse est moins turbulente et moins plaideuse que les autres. Peut-être faut-il chercher une autre cause à ce calme relatif.
Le pays n’ayant de sources que sur le versant sud du Djebel Gada, qui n’est point habité, l’eau naturellement n’est fournie que par les puits communs à toute la tribu. Il ne peut donc se produire de détournements de cours, ce qui est la principale cause de querelles et de haines dans tout le Sud.
Ici encore un homme se présenta en sollicitant son admission à l’hôpital français.
Quand on lui demanda quelle maladie il avait, il releva sa gandoura et montra ses jambes. Elles étaient marbrées de taches bleues, flasques, molles, blettes comme un fruit trop mûr, avec des chairs tellement ramollies que le doigt y pénétrait comme dans une pâte qui gardait longtemps le trou creusé par cette pression. Ce pauvre diable présentait enfin tous les signes d’une syphilis épouvantable. Comme on lui demandait en quelle occasion cette infirmité lui était venue, il leva la main et jura par la mémoire de ses ancêtres que «c’était l’œuvre de Dieu».
En vérité le Dieu des Arabes accomplit des œuvres bien singulières.
Lorsque toutes les réclamations ont été entendues, on essaye de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.
Puis le soir vient; on dîne. Un calme profond tombe sur la terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler au loin, et les chacals leur répondent.
On s’étend sur les tapis sous le ciel criblé d’étoiles, qui semblent humides, tant leur clarté scintille; et alors on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent, doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes si pleines d’astres.
Tout autour de la tente de l’officier, des Arabes sont étendus par terre, et, sur une ligne, les chevaux, entravés par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès de chacun d’eux.
Ils ne doivent pas se coucher, et ils restent toujours debout, ces chevaux; car la monture d’un chef ne peut pas être fatiguée. Sitôt qu’ils essayent de s’étendre, un Arabe se précipite et les force à se relever.
Mais la nuit s’avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons partout, sur la terre nue qui nous environne, des êtres blancs étendus et dormant, comme des cadavres dans des linceuls.
Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière brûlante, comme nous venions d’arriver au campement, auprès d’un puits d’eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j’allais me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l’extrême horizon vers le sud: «Ne voyez-vous rien là-bas?»
Après avoir regardé, je répondis: «Si, un tout petit nuage gris.»
Alors le lieutenant sourit: «Eh bien, asseyez-vous là et continuez à regarder ce nuage.»
Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit: «Si je ne me trompe, c’est un ouragan de sable qui nous arrive.»
Il était environ quatre heures et la chaleur se maintenait encore à quarante-huit degrés sous la tente. L’air semblait dormir sous l’oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, qui mangeaient l’orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.
On eût dit cependant qu’il y avait autour de nous une autre chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d’un incendie considérable. Ce n’étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, ces caresses de feu qui annoncent et précèdent le siroco, mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.
Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon de tous les nuages. Il était maintenant d’un brun sale et montait très haut dans l’espace. Puis il se développa en large, ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il ne me semblait présenter absolument rien de particulier.
Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d’un noir opaque, son sommet cuivré paraissait transparent.
Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure effarée qu’on voit dans un camp au moment d’une attaque.
Il me sembla soudain que le jour baissait; je levai les yeux vers le soleil. Il était couvert d’un voile jaune et ne paraissait plus être qu’une tache pâle et ronde s’effaçant rapidement.
Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l’horizon vers le sud avait disparu, et une masse nébuleuse, qui montait jusqu’au zénith, venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.
Instinctivement je me reculai vers la tente. Il était temps. L’ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d’un train lancé; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, dans une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, aveuglante et suffocante.
Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile; puis soudain, arrachée de terre, elle s’envola et disparut aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait.
On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du sable. Les yeux en étaient remplis, les cheveux en étaient poudrés; il se glissait par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.
Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l’eau, le lait, le café, tout était plein de sable qui craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré; le kous-kous semblait fait uniquement de fins graviers roulés; la farine du pain n’était plus que de la pierre pilée menu.
Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.
Puis, au matin, tout était fini; et le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.
On partit un peu tard, cette inondation de sable ayant troublé notre sommeil.
Devant nous s’élevait la chaîne du Djebel Gada qu’il fallait traverser. Un défilé s’ouvrait sur la droite; on suivit la montagne jusqu’au passage, où l’on s’engagea. Nous retrouvions l’alfa, l’horrible alfa. Puis soudain je crus découvrir la trace effacée d’une route, des ornières de roues. Je m’arrêtai surpris. Une route ici, quel mystère? J’en eus l’explication. Un ancien caïd de cette tribu, ayant été grisé par l’exemple des Européens habitant Alger, voulut se donner le luxe d’un carrosse dans le désert. Mais, pour avoir une voiture, il faut posséder des routes, aussi cet ingénieux potentat occupa-t-il pendant des mois tous les Arabes, ses sujets, à des travaux de grande voirie. Ces misérables, sans pioches, sans pelles, sans outils, terrassant le plus souvent avec leurs mains, parvinrent cependant à aplanir plusieurs kilomètres de chemin. Cela suffisait à leur maître qui s’offrit ainsi des promenades à travers le Sahara dans un stupéfiant équipage, en compagnie de beautés indigènes qu’il envoyait quérir à Djelfa par son favori, un jeune Arabe de seize ans.
Il faut avoir vu ce pays pelé, rongé, dénudé; il faut connaître l’Arabe avec son introublable gravité, pour comprendre le comique infini de ce débauché à tête de vautour, de cet élégant du désert promenant des cocottes aux pieds nus, dans une carriole de bois brut, à roues inégales, conduite à fond de train par son... mignon. Cette élégance du tropique, cette débauche saharienne, ce chic enfin, en pleine Afrique, me parurent d’une inoubliable drôlerie.
Notre troupe était nombreuse ce matin-là. Outre le caïd et son fils, nous étions accompagnés de deux cavaliers indigènes et d’un vieux homme maigre, à barbe en pointe, à nez crochu, avec une physionomie de rat, des manières obséquieuses, une échine courbe et des yeux faux. C’était encore, celui-là, un autre ancien caïd de la tribu, cassé pour concussion. Il devait nous servir de guide le lendemain, la route que nous allions suivre étant peu fréquentée des Arabes eux-mêmes.
Cependant nous arrivions peu à peu au sommet du défilé. Un pic droit barrait la vue; mais, aussitôt que nous l’eûmes contourné, je fus frappé par la plus violente surprise, assurément, que me réservait ce voyage.
Une vaste plaine s’étendait devant nous, puis un lac, un lac immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais pas l’autre bout, perdu à l’horizon vers la gauche, et dont l’extrémité ouest se trouvait presque en face de moi. Un lac en cette contrée, en plein Sahara? Un lac dont personne ne m’avait parlé, que n’indiquait aucun voyageur? Étais-je fou?
Je me tournai vers le lieutenant.
—Quel est ce lac? lui demandai-je.
Il se mit à rire et répondit:
—Ce n’est pas de l’eau, c’est du sel. Tout le monde s’y tromperait, en effet, tant l’illusion est parfaite. Cette Sebkra, qu’on appelle ici Zar’ez (le Zar’ez-Chergui), a environ cinquante à soixante kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs, ce pays n’ayant été que rarement et rapidement traversé, comme il l’est par nous aujourd’hui. Ces lacs de sel (ils sont deux, l’autre se trouve plus à l’ouest) donnent, d’ailleurs leur nom à toute cette contrée qu’on appelle le Zar’ez. A partir de Bou-Saada, la plaine s’appelle le Hodna, baptisée alors par le lac salé de Msila.
Je regardais avec une stupéfaction émerveillée l’immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé de ces contrées. Toute cette surface, plane et cristallisée, luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d’acier; et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l’éclat de ce lac étrange, bien qu’il fût encore à vingt kilomètres de nous, ce que j’avais peine à croire, tant il me paraissait proche.
Nous finissions de descendre de l’autre côté du Djebel-Gada, et nous approchions du poste fortifié abandonné, dit poste de la Fontaine (Bordj-el-Hammam), où nous devions camper, cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.
Le bâtiment à créneaux, construit au commencement de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée perdue en cas d’insurrection, et y laisser une troupe à peu près en sûreté, est aujourd’hui fort détérioré. Le mur d’enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques pièces ont été maintenues habitables.
Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu’au soir défiler des Arabes qui venaient exposer à «l’officier» des affaires infiniment embrouillées ou des griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français.
Une folle, sortie on ne sait d’où, vivant on ne sait comment en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie en des postures singulières, presque nue, hideuse.
Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect des Arabes pour les fous. Or voici comment on les respecte: dans leur famille... on les tue! Plusieurs caïds, pressés de questions, nous l’ont avoué. Quelques-uns de ces misérables idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme. Ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l’Afrique. La famille généralement se débarrasse des déments. Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons, le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.
Comme j’avais peu marché dans la journée, j’écrivis une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud, je sortis pour étaler un tapis devant la porte et dormir sous le ciel.
La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune, semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l’astre.
Là-bas, devant moi, le Zar’ez, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de si surnaturel, de si doux, de si captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là.
On partit au soleil levant.
La plaine conduisant vers la Sebkra était faiblement inclinée, semée d’alfa maigre et roussi. Le vieil Arabe à figure de rat prit la tête et nous le suivions d’un pas rapide. Plus nous approchions, plus l’illusion de l’eau était parfaite. Comment cela pouvait-il n’être pas un lac, un lac géant? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l’espace entre les deux montagnes, distantes de trente à quarante kilomètres. Nous marchions droit vers son extrémité, car nous ne devions le traverser que sur une courte étendue.
Mais, de l’autre côté du Zar’ez, je distinguais une sorte de colline ou plutôt de bourrelet d’un jaune doré qui semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette ligne suivait jusqu’à l’horizon la ligne blanche du sel; et, sur notre droite, où s’étendait une plaine infinie et nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu’à perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant me dit: «Ce sont les dunes. Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons demain.»
Le sol devenait singulier, couvert d’une croûte de salpêtre que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des joncs; on sentait qu’une nappe d’eau s’étendait à fleur de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre rivières (des rivières périodiques), et recevant toutes les averses furieuses de l’hiver, serait un immense marécage si le terrible soleil n’en desséchait quand même la surface. Parfois, dans les creux, des flaques d’eau saumâtre apparaissaient et des bécassines s’envolaient devant nous avec ce crochet rapide qui leur est propre.
Puis soudain nous fûmes au bord de la Sebkra, et nous nous engageâmes sur cet océan tari.
Tout était blanc devant nous, d’un blanc d’argent neigeux, vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette surface cristallisée, poudrée d’une poussière de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s’enfonçait un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait l’impression singulière qu’on avait devant les yeux une nappe d’eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à un œil expérimenté que ce n’était point une étendue liquide: l’horizon. Ordinairement la ligne qui sépare l’eau du ciel reste sensible, l’une étant toujours plus ou moins foncée que l’autre. Quelquefois, il est vrai, tout semble se mêler; la mer alors prend une teinte, une vague de nuée bleue fondue qui se perd dans l’azur pâlissant du vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques instants pour toujours distinguer la séparation, si faible, si enveloppée qu’elle soit. Ici, on ne voyait rien. L’horizon était voilé entièrement dans une brume blanche, une sorte de vapeur de lait d’une douceur intraduisible; et tantôt on cherchait dans l’espace la limite terrestre, tantôt on croyait la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.
Tant que nous avions dominé le Zar’ez, nous avions gardé la perception nette des distances et des formes; dès que nous fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut; nous nous trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.
Tantôt on croyait distinguer l’horizon à une distance prodigieuse; et on apercevait soudain au milieu du lac figé, qui tout à l’heure semblait uni, vide et plat comme un miroir, d’énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés, des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure qu’on avançait, ces visions étranges disparaissaient brusquement comme englouties par un truc de théâtre; et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n’étaient plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément grandies par ce curieux effet d’optique; les berges devenaient de légers renflements de la croûte saline, et cet horizon qu’on supposait à trente kilomètres, était fermé à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche brûlante du sel.
Cela dura une heure environ, puis on toucha l’autre rive.
Ce fut d’abord une petite plaine ravinée, couverte d’une croûte d’argile sèche, et mêlée encore de salpêtre.
Nous montions une pente insensible, des herbes parurent, puis des espèces de joncs, puis une petite fleur bleue ressemblant au myosotis rustique, montée sur une longue tige mince comme un fil, et tellement odorante que son parfum couvrait le pays. Cette exquise senteur me donna l’impression fraîche d’un bain; on la respirait longuement, et la poitrine semblait s’élargir pour boire ce souffle délicieux.
On aperçut enfin un rang de peupliers, un vrai bois de roseaux, d’autres arbres, puis nos tentes, plantées sur la limite des sables dont les ondulations inégales, hautes jusqu’à huit ou dix mètres, se dressaient comme des flots remués.
La chaleur devenait féroce, doublée sans doute par les réverbérations de la Sebkra. Les tentes, de vraies étuves, étaient inhabitables; et, aussitôt descendus de cheval, nous partîmes, pour chercher de l’ombre sous les arbres. Il fallut traverser d’abord une forêt de roseaux. Je marchais en avant, et soudain je me mis à danser en poussant des cris de joie. Je venais d’apercevoir des vignes, des abricotiers, des figuiers, des grenadiers couverts de fruits, toute une suite de jardins autrefois prospères, aujourd’hui envahis par les sables, et qui appartenaient à l’agha de Djelfa. Pas de mouton rôti pour déjeuner! Quel bonheur! Pas de kous-kous! Quel délire! Du raisin! des figues! des abricots! Tout cela n’était pas très mûr. N’importe, ce fut une orgie, dont nous ressentîmes, je crois, quelque malaise. L’eau, par exemple, laissait à désirer. De la boue peuplée de larves. On n’en but guère.
Chacun s’enfonça dans les roseaux et s’endormit. Une sensation froide me réveilla en sursaut; une énorme grenouille venait de me cracher un jet d’eau dans la figure. En cette contrée il faut être sur ses gardes et il n’est pas toujours prudent de dormir ainsi sous les rares verdures, surtout dans le voisinage des sables, où pullule la léfaa, dite vipère céraste ou vipère à cornes, dont la piqûre est mortelle et presque foudroyante. L’agonie souvent ne dure pas une heure. Ce reptile d’ailleurs est très lent et ne devient dangereux que si on marche dessus sans le voir, ou si on se couche dans son voisinage. Quand on le rencontre sur sa route, on peut, même avec de l’habitude et des précautions, le prendre à la main en le saisissant rapidement derrière les oreilles.
Je ne me suis pas offert cet exercice.
Cette petite et terrible bête habite aussi l’alfa, les pierres, tout endroit où elle trouve un abri. Quand on couche pour la première fois sur la terre, la pensée de ce reptile vous préoccupe; puis on y songe moins, puis on n’y songe plus. Quant aux scorpions, on les méprise. Ils sont d’ailleurs aussi communs là-bas que les araignées chez nous. Lorsqu’on en apercevait un auprès de notre campement, on l’entourait d’un cercle d’herbes sèches auquel on mettait le feu. La bête affolée, se sentant perdue, relevait sa queue, la ramenait en cercle au-dessus de sa tête et se tuait en se piquant elle-même. On m’a du moins affirmé qu’elle se tuait, car je l’ai toujours vue mourir dans la flamme.
Voici en quelle occasion je vis cette vipère pour la première fois.
Un après-midi, comme nous traversions une immense plaine d’alfa, mon cheval donna plusieurs fois de vives marques d’inquiétude. Il baissait la tête, reniflait, s’arrêtait, semblait suspecter chaque touffe. Je suis, je l’avoue, fort mauvais cavalier, et ces brusques arrêts, outre qu’ils m’emplissaient de méfiance sur mon équilibre, me jetaient brusquement dans l’estomac l’énorme piton de ma selle arabe. Le lieutenant, mon compagnon, riait de tout son cœur. Soudain ma bête fit un bond et se mit à regarder par terre quelque chose que je ne voyais point, en refusant obstinément d’avancer. Prévoyant une catastrophe, je préférai descendre, et je cherchai la cause de cet effroi. J’avais devant moi une maigre touffe d’alfa. Je la frappai, à tout hasard, d’un coup de bâton; et soudain, un petit reptile s’enfuit qui disparut dans la plante voisine.
C’était une léfaa.
Le soir de ce même jour, dans une plaine rocheuse et nue, mon cheval fit un nouvel écart. Je sautai à terre, persuadé que j’allais trouver une autre léfaa. Mais je ne vis rien. Puis, en remuant une pierre, une haute araignée, blonde comme le sable, svelte, singulièrement rapide, s’enfuit et disparut sous un roc avant que je pusse l’atteindre. Un spahi qui m’avait rejoint la nomma «un scorpion du vent», terme imagé pour exprimer sa vélocité. C’était, je crois, une tarentule.
Une nuit encore, pendant mon sommeil, quelque chose de glacé me toucha la figure. Je me dressai d’un bond, effaré; mais le sable, la tente, tout était perdu dans l’ombre, je ne distinguais que les grandes taches blanches des Arabes endormis autour de nous. Avais-je été mordu par une léfaa qui se promenait près de mon visage? Était-ce un scorpion? D’où venait ce contact froid sur ma face? Très anxieux, j’allumai notre lanterne; je baissai les yeux, le pied levé, prêt à frapper, et je vis un monstrueux crapaud, un de ces fantastiques crapauds blancs qu’on rencontre dans le désert, qui, le ventre gonflé, les pattes écartées, me regardait. La vilaine bête m’avait trouvé sans doute sur sa route habituelle et était venue se heurter à ma figure.
Comme vengeance, je le contraignis à fumer une cigarette. Il en est mort d’ailleurs. Voici comment on procède. On ouvre de force sa bouche étroite; on y introduit un bout du fin papier plein de tabac roulé, et on allume l’autre bout. L’animal suffoqué souffle de toute sa vigueur pour se débarrasser de cet instrument de supplice, puis, bon gré mal gré, il est ensuite contraint d’aspirer. Alors il souffle de nouveau, enflé, expirant et comique; et jusqu’au bout il faut qu’il fume, à moins qu’on ait pitié de lui. Il expire généralement étouffé et gros comme un ballon.
Comme sport saharien on fait souvent assister les étrangers à la lutte d’une léfaa et d’un ouran.
Qui de nous n’a rencontré dans le Midi tous ces pauvres petits lézards à queue coupée courant le long des vieux murs. On se demande d’abord quel est le mystère de ces queues absentes. Puis, un jour, comme on lisait à l’ombre d’une haie, on vit soudain une couleuvre jaillir d’une crevasse et s’élancer vers l’innocente et gentille bête se chauffant sur une pierre. Le lézard fuit, mais, plus rapide, le reptile l’a saisi par la queue, par sa longue queue mobile, et la moitié de ce membre reste entre les dents pointues de l’ennemi tandis que l’animal mutilé disparaît dans un trou.
Eh bien, l’ouran, qui n’est autre chose que le crocodile de terre dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara, venge sa race sur la terrible léfaa.
Le combat de ces deux animaux est d’ailleurs plein d’intérêt. Il a lieu généralement dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant à fuir; mais, dès qu’on a vidé dans la boîte le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son œil seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s’il glissait, pour se rapprocher de l’ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté, considère le lézard, sent le danger et se prépare à la bataille; puis, d’une détente elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour, revenu d’une lancée avec une surprenante rapidité. La léfaa s’est retournée, et tend vers lui sa petite gueule ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il a passé, frôlant le reptile qu’il regarde de nouveau, hors d’atteinte, de l’autre bout de la caisse.
Et cela dure un quart d’heure, vingt minutes, parfois davantage. La léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers l’ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne, s’arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire. Puis soudain, ayant choisi l’instant, il file dessus si vite qu’on aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard qui l’a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la place où la prennent les Arabes.
On songe, en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d’une caisse à savon, aux courses de taureaux d’Espagne dans les cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger ces infimes combattants que d’affronter la colère beuglante de la grosse bête armée de cornes aiguës.
On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir, long souvent de plus d’un mètre et pas plus gros que le petit doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu’il perce comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter son élan dès qu’il aperçoit un objet brillant. Un Arabe m’a raconté que son frère avait été traversé par une de ces bêtes qui du même choc avait tordu l’étrier. Il est évident que cet homme a simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait le reptile.
Aux environs de Laghouat ce serpent n’inspire au contraire aucune terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.
La pensée de tous ces redoutables habitants du désert m’empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane-Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait me dresser brusquement.
Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa ou quelque poisson de sable.
L’animal qu’on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment dwb (on prononce dob) est une autre sorte de gros lézard qui vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte dont les mœurs sont bien curieuses: le fourmi-lion. Il forme un entonnoir un peu plus large qu’une pièce de cent sous, creux en proportion, et il s’installe dans le fond, en embuscade. Dès qu’une bête quelconque, araignée, larve ou autre, glisse sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur coup des décharges de sable, l’étourdit, l’aveugle, la force à dégringoler jusqu’au bas de la pente! Alors il s’en empare et la mange.
Le fourmi-lion fut, ce jour-là, notre plus grande distraction. Puis le soir ramena le mouton rôti, le kous-kous et le lait aigre. Quand l’heure des repas approchait, je pensais souvent au café Anglais.
Puis on se coucha sur les tapis devant les tentes, la chaleur ne permettant pas de rester dessous. Et nous avions, l’un devant nous, l’autre derrière, ces deux voisins étranges: le sable houleux comme une mer agitée et le sel uni comme une mer calme.
Le lendemain on traversa les dunes. On eût dit l’Océan devenu poussière au milieu d’un ouragan; une tempête silencieuse de vagues énormes, immobiles, en sable jaune. Elles sont hautes comme des collines, ces vagues, inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe.
Il faut gravir ces lames de cendre d’or, dégringoler de l’autre côté, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines.
Nous ne parlions plus, accablés de chaleur et desséchés de soif comme ce désert ardent.
Parfois, dit-on, on est surpris dans ces vallons de sable par un incompréhensible phénomène que les Arabes considèrent comme un signe assuré de mort.
Quelque part, près de soi, dans une direction indéterminée, un tambour bat, le mystérieux tambour des dunes. Il bat distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.
On ne connaît point, paraît-il, la cause de ce bruit surprenant. On l’attribue généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les ondulations des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant des touffes d’herbes sèches, car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil et dures comme du parchemin.
Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son.
Dès que nous fûmes sortis des dunes, nous aperçûmes trois cavaliers qui venaient au galop vers nous. Quand ils arrivèrent à cent pas environ, le premier mit pied à terre et s’approcha en boitant un peu. C’était un homme d’environ soixante ans, assez gros (ce qui est rare en ce pays), avec une dure physionomie arabe, des traits accentués, creusés, presque féroces. Il portait la croix de la Légion d’honneur. On le nommait Si Cherif ben Vhabeizzi, caïd des Oulad-Dia.
Il nous fit un long discours d’un air furieux pour nous inviter à entrer sous sa tente et à prendre une collation.
C’était la première fois que je pénétrais dans l’intérieur d’un chef nomade.
Un amoncellement de riches tapis de laine frisée couvrait le sol; d’autres tapis étaient dressés pour cacher la toile nue; d’autres tendus sur nos têtes formaient un épais, un impénétrable plafond. Des sortes de divans, ou plutôt de trônes, étaient aussi recouverts d’étoffes admirables; et une cloison faite de tentures orientales, coupant la tente en deux moitiés égales, nous séparait de la partie habitée par les femmes dont nous distinguions par moments les voix murmurantes.
On s’assit. Les deux fils du caïd prirent place auprès de leur père, qui se levait lui-même de temps en temps, disait un mot dans l’appartement voisin par-dessus la séparation; et une main invisible passait un plat fumant que le chef nous présentait aussitôt.
On entendait jouer et crier des petits enfants auprès de leurs mères. Quelles étaient ces femmes? elles nous regardaient sans doute par d’invisibles ouvertures, mais nous ne les pûmes point voir.
La femme arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage. On rencontre celles du peuple allant au travail, la figure voilée avec soin, mais le corps couvert seulement de deux bandes de laine tombant l’une par devant, l’autre par derrière, et laissant voir, de profil, toute la personne.
A quinze ans ces misérables, qui seraient jolies, sont déformées, épuisées par les dures besognes. Elles peinent du matin au soir à toutes les fatigues, vont chercher l’eau à plusieurs kilomètres avec un enfant sur le dos. Elles semblent vieilles à vingt-cinq ans.
Leur visage, qu’on aperçoit parfois, est tatoué d’étoiles bleues sur le front, les joues et le menton. Le corps est épilé, par mesure de propreté. Il est fort rare d’apercevoir les femmes des Arabes riches.
On repartit aussitôt la collation achevée, et, le soir, nous arrivâmes au rocher de sel Khang-el-Melah.
C’est une sorte de montagne grise, verte, bleue, aux reflets métalliques, aux croupes singulières; une montagne de sel! Des eaux plus salées que l’Océan s’échappent de son pied et, volatilisées par la chaleur folle du soleil, laissent sur le sol une écume blanche, pareille à la bave des flots, une mousse de sel! On ne voit plus la terre, cachée sous une poudre légère, comme si quelque colosse se fût amusé à râper ce mont pour en semer la poussière alentour; et de gros blocs détachés gisent dans les enfoncements, des blocs de sel!
Sous ce rocher extraordinaire se creusent, paraît-il, des puits forts profonds qu’habitent des milliers de colombes.
Le lendemain nous étions à Djelfa.
Djelfa est une vilaine petite ville à la française, mais habitée par des officiers fort aimables qui en rendaient charmant le séjour.
Après un court repos, nous nous sommes remis en route.
Nous avons recommencé notre long voyage par les longues plaines nues. De temps en temps on rencontrait des troupeaux. Tantôt c’étaient des armées de moutons de la couleur du sable; tantôt à l’horizon se dessinaient des bêtes singulières que la distance faisait petites et qu’on eût prises, avec leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons. Puis, en approchant, on reconnaissait des chameaux avec leur ventre gonflé des deux côtés comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur ventre qui contient jusqu’à soixante litres d’eau. Eux aussi avaient la couleur du désert comme tous les êtres nés dans ces solitudes jaunes. Le lion, l’hyène, le chacal, le crapaud, le lézard, le scorpion, l’homme lui-même prennent là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux brûlant des dunes mouvantes jusqu’au gris pierreux des montagnes. Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière de terre qu’on la voit seulement quand elle s’envole.
De quoi vivent donc les bêtes dans ces contrées arides, car elles vivent?
Pendant la saison des pluies, ces plaines se couvrent d’herbes en quelques semaines, puis le soleil, en quelques jours, dessèche et brûle cette rapide végétation. Alors ces plantes prennent elles-mêmes la couleur du sol; elles se cassent, s’émiettent, se répandent sur la terre comme une paille hachée menue et qu’on ne distingue même plus. Mais les troupeaux savent la trouver et s’en nourrissent. Ils vont devant eux, cherchant cette poudre d’herbes sèches. On dirait qu’ils mangent des pierres.
Que penserait un fermier normand en face de ces singuliers pâturages?
Puis nous avons traversé une région où on ne rencontrait même plus guère d’oiseaux. Les puits devenaient introuvables.
Nous regardions passer au loin de singulières petites colonnes de poussière qui ont l’air d’une fumée, tantôt droites, tantôt penchées ou tordues, et qui courent rapidement sur le sol, hautes de quelques mètres, larges au sommet et minces du pied.
Les remous de l’air, formant ventouse, soulèvent et entraînent ces nuées transparentes et vraiment fantastiques, qui seules mettent un mouvement en ces lieux lamentablement déserts.
Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante, avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué, son grand bournous voltigeant, le corps d’aplomb, debout sur les étriers. Et nous partions derrière lui, jusqu’au moment où il s’arrêtait pour reprendre un train plus doux.
Je demandai à mon voisin:
—Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus, sans points de repère!
Il me répondit:
—Quand il n’y aurait que les os des chameaux.
En effet, de quart d’heure en quart d’heure, nous rencontrions quelque ossement énorme rongé par les bêtes, cuit par le soleil, tout blanc, tachant le sable. C’était parfois un morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un bout de colonne vertébrale.
—D’où viennent tous ces débris? demandai-je.
Mon voisin répliqua:
—Les convois laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre; et les chacals n’emportent pas tout.
Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même ordre, toujours à cheval, presque sans parler.
Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre Bou-Saada, j’aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie d’ailleurs par le mirage, et dont la forme m’étonna. A notre approche, deux vautours s’envolèrent. C’était une charogne encore baveuse malgré la chaleur, vernie par le sang pourri. La poitrine seule restait, les membres ayant été sans doute emportés par les voraces mangeurs de morts.
—«Nous avons des voyageurs devant nous,» dit le lieutenant.
Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin, de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semblait-il, contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait là. Un chacal s’enfuit qui le dévorait.
Puis, au moment où l’on débouchait de nouveau dans une plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement, au bout d’un cou démesuré, je vis se dresser la tête d’un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif. Ses longs membres qu’on aurait dit brisés, inertes, mêlés, gisaient sur le sol de feu. Et lui, nous entendant venir, avait levé sa tête, comme un phare. Son front, rongé par l’inexorable soleil, n’était qu’une plaie, coulait; et son œil résigné nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un effort pour se lever. On eût cru qu’il savait, qu’ayant déjà vu mourir ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à travers les solitudes, il connaissait bien l’inclémence des hommes. C’était son tour, voilà tout. Nous passâmes.
Or, m’étant retourné longtemps après, j’aperçus encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête abandonnée regardant jusqu’à la fin s’enfoncer à l’horizon les derniers vivants qu’elle dût voir.
Une heure plus tard ce fut un chien tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l’œil tendu sur deux vautours qui, près de là, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu’il ne tourna pas la tête, qu’il ne sentit pas les pierres qu’un spahi lui lançait en passant.
Et soudain, à la sortie d’un nouveau défilé, j’aperçus devant moi l’oasis.
C’est une inoubliable apparition. On vient de traverser d’interminables plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées, calcinées, sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et voici, devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre, quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu sur le sable. Puis, derrière cette grande tache, le désert recommence, s’allongeant à l’infini jusqu’à l’insaisissable horizon où il se mêle au ciel.
La ville descend en pente jusqu’aux jardins.
Quelles villes, ces cités du Sahara! Une agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchés au soleil. Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre les autres, de façon à laisser seulement entre leurs lignes capricieuses des espèces de galeries étroites, les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier de bêtes.
La cité entière d’ailleurs, cette pauvre cité de terre délayée, fait songer à des constructions d’animaux quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informes accomplis sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d’ordre inférieur.
De place en place un palmier magnifique s’épanouit à vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt dont les allées sont enfermées entre deux hauts murs d’argile. A droite, à gauche, un peuple de dattiers ouvre ses larges parasols au-dessus des jardins, abritant de son ombre épaisse et fraîche la foule délicate des arbres fruitiers. Sous la protection de ces palmes géantes que le vent agite comme de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers, les figuiers, les grenadiers, et les légumes inestimables.
L’eau de la rivière, gardée en de larges réservoirs, est distribuée aux propriétés, comme le gaz en nos pays. Une administration sévère fait le compte de chaque habitant, qui, au moyen de longues rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine selon l’étendue de son domaine.
On estime la fortune par tête de palmier. Ces arbres, gardiens de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse leur pied dans l’eau tandis que leur front baigne dans le feu.
Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux jardins est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein de dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux montagnes dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours d’eau, des femmes arabes, la tête voilée et les jambes découvertes, lavent leur linge en dansant dessus. Elles le roulent en tas dans le courant, et le battent de leurs pieds nus, en se balançant avec grâce.
Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante. En sortant de l’oasis, il est encore abondant; mais le désert qui l’attend, le désert jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes des jardins, l’engloutit brusquement en ses sables stériles.
Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler l’ensemble de la ville, l’aspect est des plus singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s’agite toute la population qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues on ne voit personne, on n’entend rien; mais sitôt que vous découvrez l’ensemble des toits d’un lieu élevé, c’est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des grappes d’enfants en loques blanches grouillent dans les coins; ce paquet informe de linge sale qui représente la femme arabe du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque ouvrage.
La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les tapis du Djebel-Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent dans ces taudis; puis toute la famille s’endort en plein air sous l’étincelant fourmillement des astres.
L’oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des plus charmantes d’Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle, qu’on y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues pattes, dont on voit courir l’ombre énorme, le soir, sur les murs des cases.
On fait en ce ksar un commerce assez considérable, parce qu’il se trouve un peu sur la route du Mzab.
Les Mozabites et les Juifs sont les seuls marchands, les seuls négociants, les seuls êtres industrieux de toute cette partie de l’Afrique.
Dès qu’on avance dans le sud, la race juive se révèle sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. Les Juifs d’Europe, les Juifs d’Alger, les Juifs que nous connaissons, que nous coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des hommes du monde, instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous nous indignons violemment quand nous apprenons que les habitants de quelque petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quelques centaines d’enfants d’Israël. Je ne m’étonne plus aujourd’hui; car nos Juifs ne ressemblent guère aux Juifs de là-bas.
A Bou-Saada, on les voit accroupis en des tanières immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l’Arabe comme une araignée guette la mouche. Ils l’appellent, essayent de lui prêter cent sous contre un billet qu’il signera. L’homme sait le danger, hésite, ne veut pas. Mais le désir de boire et d’autres désirs encore le tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant de jouissances!
Il cède enfin, prend la pièce d’argent, et signe le papier graisseux.
Au bout de trois mois il devra dix francs, cent francs au bout d’un an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le Juif fait vendre sa terre, s’il en a une, ou, sinon, son chameau, son cheval, son bourricot, tout ce qu’il possède enfin.
Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach’agas tombent également dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civilisation et au bien-être de l’Arabe.
Quand une colonne française va razzier quelque tribu rebelle, une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin qu’ils revendent aux Arabes dès que le corps d’armée s’est éloigné.
Si l’on saisit, par exemple, six mille moutons dans une contrée, que faire de ces bêtes? Les conduire aux villes? Elles mourraient en route, car comment les nourrir, les faire boire pendant les deux ou trois cents kilomètres de terre nue qu’on devra traverser? Et puis il faudrait, pour emmener et garder un pareil convoi, deux fois plus de troupes que n’en compte la colonne.
Alors les tuer? Quel massacre et quelle perte! Et puis les Juifs sont là qui demandent à acheter, à deux francs l’un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera toujours douze mille francs. On les leur cède.
Huit jours plus tard les premiers propriétaires ont repris à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française ne coûte pas cher.
Le Juif est maître de tout le sud de l’Algérie. Il n’est guère d’Arabe en effet qui n’ait une dette, car l’Arabe n’aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux cents pour cent. Il se croit toujours sauvé quand il gagne du temps. Il faudrait une loi spéciale pour modifier cette déplorable situation.
Le Juif, d’ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que l’usure, par tous les moyens aussi déloyaux que possible, et les véritables commerçants sont les Mozabites.
Quand on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt toute une race particulière d’hommes qui se sont emparés des affaires du pays. Eux seuls ont les boutiques; ils tiennent les marchandises d’Europe et celles de l’industrie locale; ils sont intelligents, actifs, commerçants dans l’âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés «les Juifs du désert».
L’Arabe, le véritable Arabe, l’homme de la tente, pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant; mais il vient à époques fixes s’approvisionner dans son magasin; il lui confie les objets précieux qu’il ne peut garder dans sa vie errante. Une espèce de pacte constant est établi entre eux.
Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l’Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits politiques.
Ces Arabes, qu’on reconnaît à leur taille, plus petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur œil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l’Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants actuels des derniers sectaires du kharedjisime.
Le pays de ces hommes est peut-être le plus étrange de la terre d’Afrique.
Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du Prophète, vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l’ouest de Tripoli de Barbarie.
Mais, repoussés successivement de tous les points où ils s’établirent, jalousés partout à cause de leur intelligence et de leur industrie, suspectés aussi en raison de leur hétérodoxie, ils s’arrêtèrent enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante, la plus affreuse de toutes. On l’appelle en arabe Hammada (échauffée) et Chebka (filet) parce qu’elle ressemble à un immense filet de rochers et de rocailles noires.
Le pays des Mozabites est situé à cent cinquante kilomètres environ de Laghouat.
Voici comment M. le commandant Coÿne, l’homme qui connaît le mieux tout le sud de l’Algérie, décrit son arrivée au Mzab dans une brochure des plus intéressantes: