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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 08

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«A peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très luisantes et à pentes très raides sur l’intérieur. Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est, par deux tranchées qui laissent passer l’Oued-Mzab. Ce cirque, d’environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette vallée.

«Vue de l’extérieur et du côté du nord et de l’est, cette ceinture de rochers offre l’aspect d’une agglomération de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce d’ordre; on dirait d’une immense nécropole arabe. La nature elle-même paraît morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l’œil, les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées. Seuls les rayons d’un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de rochers d’un blanc grisâtre et produisent, par les ombres qu’ils portent, des dessins fantastiques.

«Aussi quel n’est pas l’étonnement, je dirai même l’enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette ligne de rochers, il découvre dans l’intérieur du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d’une végétation luxuriante, se découpant en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l’oued Mzab.

«Autour de lui, le désert dénudé, la mort; à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d’une civilisation avancée.»

Le Mzab est une république, ou plutôt une commune dans le genre de celle que tentèrent d’établir les révolutionnaires parisiens en 1871.

Personne au Mzab n’a le droit de rester inactif; et l’enfant, dès qu’il peut marcher et porter quelque chose, aide son père à l’arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande occupation des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire, dans le seau de cuir, l’eau déversée ensuite dans une rigole ingénieusement organisée de façon que pas une goutte du précieux liquide ne soit perdue.

Le Mzab compte en outre un grand nombre de barrages pour emmagasiner les pluies. Il est donc infiniment plus avancé que notre Algérie.

La pluie! c’est le bonheur, l’aisance assurée, la récolte sauvée pour le Mozabite; aussi, dès qu’elle tombe, une espèce de folie s’empare des habitants. Ils sortent par les rues, tirent des coups de fusil, chantent, courent aux jardins, à la rivière qui se remet à couler, et aux digues, dont l’entretien est assuré par chaque citoyen. Dès qu’une digue est menacée, tout le monde doit s’y porter.

Et ces gens-là, par leur travail constant, leur industrie et leur sagesse, ont fait de la partie la plus sauvage et la plus désolée du Sahara un pays vivant, planté, cultivé, où sept villes prospères s’étalent au soleil. Aussi le Mozabite est-il jaloux de sa patrie, il en défend autant que possible l’entrée aux Européens. Dans certaines villes, comme Beni-Isguem, nul étranger n’a le droit de coucher, même une seule nuit.

La police est faite par tout le monde. Personne ne refuserait de prêter main-forte en cas de besoin. Il n’y a en ce pays ni pauvres ni mendiants. Les nécessiteux sont nourris par leur fraction.

Presque tout le monde sait lire et écrire.

On voit partout des écoles, des établissements communaux considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir passé quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux sachant le français, l’italien et l’espagnol.

La brochure du commandant Coÿne contient sur ce curieux petit peuple un nombre infini de surprenants détails.

A Bou-Saada, comme dans toutes les oasis et toutes les villes, ce sont les Mozabites qui font le commerce, les échanges, tiennent des boutiques de toute espèce et se livrent à toutes les professions.

Après quatre jours passés dans cette petite cité saharienne, je suis reparti pour la côte.

Les montagnes qu’on rencontre en se dirigeant vers le littoral ont un singulier aspect. Elles ressemblent à de monstrueux châteaux forts qui auraient des kilomètres de créneaux. Elles sont régulières, carrées, entaillées d’une façon mathématique. La plus haute est plate et paraît inaccessible. Sa forme l’a fait surnommer: «le Billard». Peu de temps avant mon arrivée, deux officiers avaient pu l’escalader pour la première fois. Ils ont trouvé sur le sommet deux énormes citernes romaines.


LA KABYLIE.—BOUGIE.

Nous voici dans la partie la plus riche et la plus peuplée de l’Algérie. Le pays des Kabyles est montagneux, couvert de forêts et de champs.

En sortant d’Aumale, on descend vers la grande vallée du Sahel.

Là-bas se dresse une immense montagne, le Djurjura. Ses plus hauts pics sont gris comme s’ils étaient couverts de cendres.

Partout, sur les sommets moins élevés, on aperçoit des villages qui, de loin, ont l’air de tas de pierres blanches. D’autres demeurent accrochés sur les pentes. Dans toute cette contrée fertile, la lutte est terrible entre l’Européen et l’indigène pour la possession du sol.

La Kabylie est plus peuplée que le département le plus peuplé de France. Le Kabyle n’est pas nomade, mais sédentaire et travailleur. Or, l’Algérien n’a pas d’autre préoccupation que de le dépouiller.

Voici les différents systèmes employés pour chasser et spolier les misérables propriétaires indigènes.

Un particulier quelconque, quittant la France, va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient.

Il part. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée. Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle vit. Elle ne possède rien autre chose. L’étranger l’expulse. Elle s’en va, résignée, puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des révoltés.

D’autres fois, on s’entend. Le colon européen, effrayé par la chaleur et l’aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle, qui devient son fermier.

Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie, bon an mal an, mille, quinze cents ou deux mille francs à l’Européen retourné en France.

Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.

Autre méthode.

La Chambre vote un crédit de quarante ou cinquante millions destinés à la colonisation de l’Algérie.

Que va-t-on faire de cet argent? Sans doute on construira des barrages, on boisera les sommets pour retenir l’eau, on s’efforcera de rendre fertiles les plaines stériles?

Nullement. On exproprie l’Arabe. Or, en Kabylie, la terre a acquis une valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits SEIZE CENTS FRANCS L’HECTARE et elle se vend communément huit cents francs. Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations. Riches, ils ne se révoltent pas; ils ne demandent qu’à rester en paix.

Qu’arrive-t-il? on dispose de cinquante millions. La Kabylie est le plus beau pays d’Algérie. Eh bien, on exproprie les Kabyles au profit de colons inconnus.

Mais comment les exproprie-t-on? On leur paye QUARANTE FRANCS l’hectare qui vaut au minimum HUIT CENTS FRANCS.

Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi) n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.

Ce peuple n’est point commerçant ni industriel, il n’est que cultivateur.

Donc, la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive. Les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver une fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.

On se dit: Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d’Européens; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant.—Très bien. Mais, quand vous n’aurez plus de parties fertiles, que ferez-vous?—Nous fertiliserons, parbleu!—Eh bien, pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque vous avez cinquante millions?

Comment! vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions entières; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous, et vous ne trouvez pas d’autre moyen que celui d’expulser les Kabyles!

Il est juste d’ajouter qu’une fois le Tell franchi, la terre devient nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul, l’Arabe, qui se nourrit avec deux poignées de farine par jour et quelques figues, peut subsister dans ces contrées desséchées. L’Européen n’y trouve pas sa vie. Il ne reste donc en réalité que des espaces restreints pour y installer des colons, à moins de..... chasser l’indigène. Ce qu’on fait.

En somme, à part les heureux propriétaires de la plaine de la Mitidja, ceux qui ont obtenu des terres en Kabylie par un des procédés que je viens d’indiquer, et, en général, à part tous ceux qui sont installés le long de la mer, dans l’étroite bande de terre que l’Atlas délimite, les colons crient misère. Et l’Algérie ne peut plus recevoir qu’un nombre assez faible d’étrangers. Elle ne les nourrirait pas.

Cette colonie, d’ailleurs, est infiniment difficile à administrer pour des raisons aisées à comprendre.

Grande comme un royaume d’Europe, l’Algérie est formée de régions très diverses, habitées par des populations essentiellement différentes. Voilà ce qu’aucun gouvernement n’a paru comprendre jusqu’ici.

Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre la gouverner, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposés. Or, le gouverneur, quel qu’il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détail et de mœurs; il ne peut donc que s’en rapporter aux administrateurs qui le représentent.

Quels sont ces administrateurs? Des colons? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins? Nullement! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi.

Voilà donc un de ces jeunes ignorants administrant cinquante ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays. C’est naturel.

Il existe des exceptions. Parfois le délégué tout-puissant du gouverneur travaille, cherche à s’instruire et à comprendre. Il lui faudrait dix ans pour se mettre un peu au courant. Au bout de six mois, on le change. On l’envoie, pour des raisons de famille, de convenances personnelles ou autres, de la frontière de Tunis à la frontière du Maroc; et là il se remet aussitôt à administrer avec les mêmes moyens qu’il employait là-bas, confiant dans son commencement d’expérience, appliquant à ces populations essentiellement différentes les mêmes règlements et les mêmes procédés.

Ce n’est donc pas un bon gouverneur qu’il faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur.

On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, à ces désastreuses coutumes, de créer une école d’administration, où les principes élémentaires, indispensables pour conduire ce pays, seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens. On échoua. L’entourage de M. Albert Grévy fit avorter ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.

Le personnel des administrateurs est donc recruté de la plus singulière façon. On y trouve aussi, il est vrai, quelques hommes intelligents et travailleurs. Enfin le gouvernement, à court de candidats capables, fait des avances aux anciens officiers des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien les indigènes; mais il est difficile d’admettre que leur changement de costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration; et il ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote.

Puisque je me suis laissé aller à toucher à ce sujet difficile de l’administration de l’Algérie, je veux dire encore quelques mots d’une question capitale dont la solution devrait être rapide: c’est la question des grands chefs indigènes, qui sont en réalité les seuls administrateurs, les administrateurs tout-puissants de toute la partie de notre colonie comprise entre le Tell et le désert.

Au début de l’occupation française, on a investi, sous le titre d’Aghas ou de Bach-Aghas, les chefs qui offraient le plus de garanties de fidélité, d’une autorité fort étendue sur les tribus de toute une partie du territoire. Notre action aurait été impuissante; nous y avons substitué celle des chefs arabes gagnés à notre cause, en nous résignant d’avance aux trahisons possibles; et elles furent assez fréquentes. La mesure était sage, politique; elle a donné, en somme, d’excellents résultats. Certains Aghas nous ont rendu des services considérables, et, grâce à eux, la vie de plusieurs milliers peut-être de soldats français a été épargnée.

Mais de ce qu’une mesure a été excellente à un moment donné, il ne s’ensuit pas qu’elle demeure parfaite, malgré toutes les modifications que le temps apporte dans un pays en voie de colonisation.

Aujourd’hui, la présence parmi les tribus de ces potentats, seuls respectés, seuls obéis, est une cause de danger permanent pour nous, et un obstacle insurmontable à la civilisation des Arabes. Cependant, le parti militaire semble défendre énergiquement le système des chefs indigènes contre les tendances à les supprimer du parti civil.

Je ne pourrais traiter cette grave question; mais il suffit d’accomplir l’excursion que j’ai faite dans les tribus pour apercevoir clairement les énormes inconvénients de la situation actuelle. Je veux simplement citer quelques faits.

C’est presque uniquement à l’agha de Saïda qu’est due la longue résistance de Bou-Amama.

Dans le début de l’insurrection, cet agha allait rejoindre la colonne française avec ses goums. Il rencontra en route les Trafis, mandés dans la même intention, et il se joignit à eux.

Mais l’agha de Saïda est chargé de dettes qu’il ne peut payer. Or, l’idée lui vint sans doute, pendant la nuit, de faire une razzia, car, réunissant son goum, il se précipita sur les Trafis. Ceux-ci, battus dans la première attaque, reprirent l’avantage; et l’agha de Saïda fut contraint de fuir avec ses hommes.

Or, comme l’agha de Saïda est notre allié, notre ami, notre lieutenant, comme il représente l’autorité française, les Trafis se persuadèrent que nous avions la main dans l’affaire, et, au lieu de rejoindre le camp français, ils firent défection et allèrent immédiatement trouver Bou-Amama qu’ils ne quittèrent plus et dont ils constituèrent la principale force.

L’exemple est caractéristique, n’est-ce pas? Et l’agha de Saïda est resté notre fidèle ami. Il marche sous nos drapeaux!

On cite, d’un autre côté, un célèbre agha que nos chefs militaires traitent avec la plus grande considération, parce que son influence est considérable, prédominante sur un grand nombre de tribus.

Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son avantage. Allié ouvertement aux Français, dont il tient son autorité, il favorise secrètement toutes les insurrections. Il est vrai de dire qu’il lâche indifféremment l’un ou l’autre parti sitôt qu’il s’agit de piller.

Après avoir pris une part indéniable à l’assassinat du colonel Beauprêtre, le voici aujourd’hui qui marche avec nous. Mais on le soupçonne fortement d’avoir participé à beaucoup des mécomptes que nous avons subis.

Notre inébranlable allié, l’agha de Frenda, nous a maintes fois prévenus du double jeu de ce potentat. Nous avons fermé l’oreille, parce qu’il rend à l’autorité militaire des services intéressés, quitte à en rendre d’autres à nos ennemis.

Cette situation particulière, la protection ouverte dont nous couvrons ce chef, lui assure l’impunité pour une multitude de forfaits qu’il commet journellement.

Voici ce qui se passe.

Les Arabes, par toute l’Algérie, se volent les uns les autres. Il n’est point de nuit où on ne nous signale vingt chameaux volés à droite, cent moutons à gauche, des bœufs enlevés auprès de Biskra, des chevaux auprès de Djelfa. Les voleurs restent toujours introuvables. Et pourtant il n’est pas un officier de bureau arabe qui ignore où va le bétail volé! Il va chez cet agha qui sert de recéleur à tous les bandits du désert. Les bêtes enlevées sont mêlées à ses immenses troupeaux; il en garde une partie pour prix de sa complaisance, et rend les autres au bout d’un certain temps, lorsque le danger de poursuites est passé.

Personne, dans le Sud, n’ignore cette situation.

Mais on a besoin de cet homme, à qui on a laissé prendre une immense influence, augmentée chaque jour par l’aide qu’il donne à tous les maraudeurs; et on ferme les yeux.

Aussi ce chef est-il incalculablement riche, tandis que l’agha de Djelfa, par exemple, s’est en partie ruiné à servir les intérêts de la colonisation, en créant des fermes, en défrichant, etc.

Maintenant, en dehors de cet ordre de faits, une foule d’autres inconvénients plus graves encore résultent de la présence dans les tribus de ces potentats indigènes. Pour bien s’en rendre compte, il faut avoir une notion exacte de l’Algérie actuelle.

Le territoire et la population de notre colonie sont divisés d’une façon très nette.

Il y a d’abord les villes du littoral, qui n’ont guère plus de relations avec l’intérieur de l’Algérie que n’en ont les villes de France elles-mêmes avec cette colonie.

Les habitants des villes algériennes de la côte sont essentiellement sédentaires; ils ne font que ressentir le contre-coup des événements qui se passent dans l’intérieur, mais leur action sur le territoire arabe est nulle absolument.

La seconde zone, le Tell, est en partie occupée par les colons européens. Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le dépouille quand il peut. L’Arabe le lui rend.

L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers. Dans cette région, il n’y a encore que demi-mal. L’élément européen tendant sans cesse à éliminer l’élément indigène, il ne faudra pas une période de temps bien longue pour que l’Arabe, ruiné ou dépossédé, se réfugie plus au sud.

Or, il est indispensable que ces voisins vaincus restent toujours tranquilles. Pour cela, il faut que notre autorité s’exerce chez eux à tous les instants, que notre action soit incessante, et surtout que notre influence prédomine.

Que se passe-t-il aujourd’hui?

Les tribus, égrenées sur un immense espace de pays, ne reçoivent jamais la visite d’Européens. Seuls, les officiers des bureaux font de temps en temps une tournée d’inspection, et se contentent de demander aux caïds ce qui se passe dans la tribu.

Mais le caïd est placé sous l’autorité du chef indigène, l’agha ou le bach-agha. Si ce chef est de grande tente, d’une illustre famille respectée au désert, son influence alors est illimitée. Tous les caïds lui obéissent comme ils auraient fait avant l’occupation française; et rien de ce qui se passe ne parvient jamais à la connaissance de l’autorité militaire.

La tribu est alors un monde fermé par le respect et la crainte de l’agha qui, continuant les traditions de ses ancêtres, exerce des exactions de toute sorte sur les Arabes ses sujets. Il est maître, se fait donner ce qui lui plaît, tantôt cent moutons, tantôt deux cents, se comporte enfin comme un petit tyran; et, comme il tient de nous son autorité, c’est la continuation de l’ancien régime arabe sous le gouvernement français, le vol hiérarchique, etc., sans compter que nous ne sommes rien, et que nous ignorons tout à fait l’état du pays.

C’est uniquement à cette situation que nous devons le peu de soupçons que nous avons toujours des révoltes, jusqu’au moment où elles éclatent.

Donc, la présence des grands chefs indigènes recule indéfiniment l’influence réelle et directe de l’autorité française sur les tribus, qui restent pour nous un monde fermé.

Le remède? Le voici. Presque tous ces chefs, sauf deux ou trois, ont besoin d’argent. Il faut leur donner dix, vingt, trente mille livres de rente en raison de leur influence et des services qu’ils nous ont rendus jadis, et les contraindre à vivre soit à Alger, soit dans une autre ville du littoral. Certains militaires prétendent qu’une insurrection suivrait cette mesure. Ils ont leurs raisons... connues. D’autres officiers, vivant dans l’intérieur, affirment au contraire que ce serait l’apaisement.

Ce n’est pas tout. Il faudrait remplacer ces hommes par des fonctionnaires civils, vivant constamment dans les tribus et exerçant sur les caïds une autorité directe. De cette façon, la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées, une fois ce grand obstacle écarté.

Mais les réformes utiles sont longues à venir, en Algérie comme en France.

J’ai eu, en traversant la Kabylie, une preuve de la complète impuissance de notre action même dans les tribus qui vivent au milieu des Européens.

J’allais vers la mer, en suivant la longue vallée qui conduit de Beni-Mansour à Bougie. Devant nous, au loin, un nuage épais et singulier fermait l’horizon. Sur nos têtes le ciel était de ce bleu laiteux, qu’il prend l’été, dans ces chaudes contrées; mais, là-bas, une nuée brune à reflets jaunes, qui ne semblait être ni un orage, ni un brouillard, ni une de ces épaisses tempêtes de sable qui passent avec la furie d’un ouragan, ensevelissait dans son ombre grise le pays entier. Cette nue opaque, lourde, presque noire à son pied et plus légère dans les hauteurs du ciel, barrait, comme un mur, la large vallée. Puis, on crut tout à coup sentir dans l’air immobile une vague odeur de bois brûlé. Mais quel incendie géant aurait pu produire cette montagne de fumée?

C’était de la fumée en effet. Toutes les forêts kabyles avaient pris feu.

Bientôt on entra dans ces demi-ténèbres suffocantes. On ne voyait plus rien à cent mètres devant soi. Les chevaux soufflaient fortement. Le soir semblait venu et une brise insensible, une de ces brises lentes qui remuent à peine les feuilles, poussait vers la mer cette nuit flottante.

On attendit deux heures dans un village pour avoir des nouvelles; puis notre petite voiture se remit en route, alors que la vraie nuit s’était, à son tour, étendue sur la terre.

Une lueur confuse, lointaine encore, éclairait le ciel comme un météore. Elle grandissait, grandissait, se dressait devant l’horizon, plutôt sanglante que brillante. Mais soudain, à un brusque détour de la vallée, je me crus en face d’une ville immense, illuminée. C’était une montagne entière, brûlée déjà, avec toutes les broussailles refroidies, tandis que les troncs des chênes et des oliviers restaient incandescents, charbons énormes, debout par milliers, ne fumant déjà plus, mais pareils à des foules de lumières colossales, alignées ou éparses, figurant des boulevards démesurés, des places, des rues tortueuses, le hasard, l’emmêlement ou l’ordre qu’on remarque quand on voit de loin une cité éclairée dans la nuit.

A mesure qu’on allait, on se rapprochait du grand foyer, et la clarté devenait éclatante. Pendant cette seule journée la flamme avait parcouru vingt kilomètres de bois.

Quand je découvris la ligne embrasée, je demeurai épouvanté et ravi devant le plus terrible et le plus saisissant spectacle que j’aie encore vu. L’incendie, comme un flot, marchait sur une largeur incalculable. Il rasait le pays, avançait sans cesse, et très vite. Les broussailles flambaient, s’éteignaient. Pareils à des torches, les grands arbres brûlaient lentement, agitant de hauts panaches de feu, tandis que la courte flamme des taillis galopait en avant.

Toute la nuit nous avons suivi le monstrueux brasier. Au jour levant nous atteignions la mer.

Enfermé par une ceinture de montagnes bizarres, aux crêtes dentelées, étranges et charmantes, aux flancs boisés, le golfe de Bougie, bleu d’un bleu crémeux et clair cependant, d’une incroyable transparence, s’arrondit sous le ciel d’azur, d’un azur immuable qu’on dirait figé.

Au bout de la côte, à gauche, sur la pente rapide du mont, dans une nappe de verdure, la ville dégringole vers la mer comme un ruisseau de maisons blanches.

Elle donne, quand on y pénètre, l’impression d’une de ces mignonnes et invraisemblables cités d’opéra dont on rêve parfois en des hallucinations de pays invraisemblables.

Elle a des maisons mauresques, des maisons françaises et des ruines partout, de ces ruines qu’on voit au premier plan des décors, en face d’un palais de carton.

En arrivant, debout près de la mer, sur le quai où abordent les transatlantiques, où sont attachés ces bateaux pêcheurs de là-bas, dont la voile a l’air d’une aile, au milieu d’un vrai paysage de féerie, on rencontre un débris si magnifique qu’il ne semble pas naturel. C’est la vieille porte Sarrasine, envahie de lierre.

Et dans les bois montueux autour de la cité, partout des ruines, des pans de murailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins, des restes de constructions arabes.

Le jour s’écoula, tranquille et brûlant, puis la nuit vint. Alors on eut tout autour du golfe une vision surprenante. A mesure que les ombres s’épaississaient, une autre lueur que celle du jour envahissait l’horizon. L’incendie, comme une armée assiégeante, enfermait la ville, se resserrait autour d’elle. Des foyers nouveaux, allumés par les Kabyles, apparaissaient coup sur coup, reflétés merveilleusement dans les eaux calmes du vaste bassin qu’entouraient les côtes embrasées. Le feu, tantôt avait l’air d’une guirlande de lanternes vénitiennes, d’un serpent aux anneaux de flamme se tordant et rampant sur les ondulations de la montagne, tantôt il jaillissait comme une éruption de volcan, avec un centre éclatant et un immense panache de fumée rouge, selon qu’il consumait des étendues plantées de taillis ou des bois de haute futaie.

Je demeurai six jours dans ce pays flambant, puis je partis par cette route incomparable qui contourne le golfe et va le long des monts, dominée par des forêts, dominant d’autres forêts et des sables sans fin, des sables d’or que baignent les flots tranquilles de la Méditerranée.

Tantôt l’incendie atteignait le chemin. Il fallait sauter de voiture pour écarter les arbres ardents tombés devant nous; tantôt nous allions, au galop des quatre chevaux, entre deux vagues de feu, l’une descendant au fond d’un ravin où coulait un gros torrent, l’autre escaladant jusqu’aux sommets, et rongeant la montagne dont elle mettait à nu la peau roussie. Des côtes incendiées, éteintes et refroidies, semblaient couvertes d’un voile noir, d’un voile de deuil.

Parfois nous traversions des contrées encore intactes. Les colons, inquiets, debout sur leurs portes, nous demandaient des nouvelles du feu, comme on s’informait en France, au moment de la guerre allemande, de la marche de l’ennemi.

On apercevait des chacals, des hyènes, des renards, des lièvres, cent animaux différents fuyant devant le fléau, affolés par l’épouvante de la flamme.

Au détour d’un vallon, je vis soudain les cinq fils télégraphiques si chargés d’hirondelles qu’ils ployaient étrangement, formant ainsi, entre chaque poteau, cinq guirlandes d’oiseaux.

Mais le cocher fit claquer son grand fouet. Un nuage de bêtes s’envola, s’éparpilla dans l’air, et les gros fils de fer, soulagés tout à coup, bondirent, se détendant comme la corde d’un arc. Ils palpitèrent longtemps encore, agités de longues vibrations qui se calmaient peu à peu.

Mais bientôt nous pénétrâmes dans les gorges du Chabet-el-Akhra. Laissant la mer à gauche, on entre dans la montagne entr’ouverte. Ce passage est un des plus grandioses qu’on puisse voir. La coupure souvent se rétrécit; des pics de granit, nus, rougeâtres, bruns ou bleus, se rapprochent, ne laissant à leur pied qu’un mince passage pour l’eau; et la route n’est plus qu’une étroite corniche taillée dans le roc même, au-dessus du torrent qui roule.

L’aspect de cette gorge aride, sauvage et superbe, change à tout instant. Les deux murailles qui l’enferment s’élèvent parfois à près de deux mille mètres; et le soleil ne peut pénétrer au fond de ce puits que juste au moment où il passe au-dessus.

A l’entrée, de l’autre côté, on arrive au village de Kerrata. Les habitants, depuis huit jours, regardaient la fumée noire de l’incendie sortir du sombre défilé comme d’une gigantesque cheminée.

Le gouvernement de l’Algérie a prétendu après coup que ce désastre, qu’il aurait pu facilement empêcher avec un peu de prévoyance et d’énergie, ne venait pas des Kabyles. On a dit aussi que les forêts brûlées ne contenaient pas plus de cinquante mille hectares.

Voici d’abord une dépêche du sous-préfet de Philippeville:

J’ai été informé de Jemmapes par maire et administrateur que toutes les concessions forestières sont anéanties et que le feu a ravagé tous les douars de la commune mixte. Les villages de Gastu, Aïn-Cherchar, le Djendel ont été menacés.

A Philippeville, tous les massifs boisés ont brûlé.

Stora, Saint-Antoine, Valée, Damrémont, ont failli devenir la proie des flammes.

A El-Arrouch, peu de dégâts en dehors de cinq cents hectares brûlés dans les douars des Oulad-Messaoud, Hazabra et El-Ghedir.

A Saint-Charles, six cents hectares brûlés environ entre l’Oued-Deb et l’Oued-Goudi, et huit cents hectares au nord-est et au sud-est. Fourrages et gourbis détruits.

A Collo mixte et Attia, le feu a tout ravagé.

Les concessions Teissier, Lesseps, Levat, Lefebvre, Sider, Bessin, etc., sont détruites en tout ou partie. Plus quarante mille hectares de bois domaniaux. Des fermes, des maisons du Zériban ont été dévorées par les flammes. On compte de nombreuses victimes humaines.

Ce matin, nous avons enterré trois zouaves morts victimes de leur dévouement près de Valée.

Les dégâts sont incalculables et ne peuvent être évalués même approximativement.

Le danger a disparu en grande partie par suite de la destruction de tous les bois. Le vent a aussi changé de direction, et je pense qu’on se rendra maître des derniers foyers, notamment dans les propriétés Besson, de Collo, et à l’Estaya près Robertville.

J’ai envoyé hier cent cinquante hommes de troupes à Collo, en réquisitionnant un transatlantique de passage.

Ajoutons à cela les incendies des forêts du Zeramna, du Fil-Fila, du Fendeck, etc.

M. Bisern, adjudicataire pour quatorze années des forêts d’El-Milia, a écrit ceci:

Mon personnel a fait preuve de la plus grande énergie; il s’est exposé très gravement, et par deux fois nous avons pu nous rendre maîtres du feu. C’est en pure perte. Pendant que nous le combattions d’un côté, les Arabes le rallumaient d’un autre, et dans plusieurs endroits différents.

Voici une lettre d’un propriétaire:

J’ai l’honneur de vous signaler que, vers le milieu de la nuit de dimanche à lundi, mon fermier Ripeyre, de garde sur ma propriété sise au-dessus du champ de manœuvre, a vu quatre tentatives d’incendie: dans le terrain communal, à quelques centaines de mètres de ma propriété, une autre au-dessus de Damrémont, et la quatrième au-dessus de Valée. Le vent ayant manqué, le feu n’a pu se propager.

Voici une dépêche de Djidjelli:

Djidjelli, 23 août, 3 h. 16 soir.

Le feu ravage la concession forestière des Beni-Amram, appartenant à M. Carpentier, Édouard, de Djidjelli.

La nuit dernière, il a été allumé en vingt endroits différents; un cantonnier, arrivant de la mine de Cavalho, a vu distinctement tous les foyers.

Ce matin, presque sous les yeux du caïd Amar-ben-Habilès, de la tribu des Beni-Foughal, le feu a été mis au canton de Mezrech; et un quart d’heure après il prenait sur un autre point du même canton, en sens contraire du vent.

Enfin, au même instant, à quatre cents pas du groupe formé par le caïd et une cinquantaine d’Arabes de sa tribu, toujours à l’opposé de la direction du vent, un nouveau foyer d’incendie éclatait.

Il est donc de toute évidence que le feu est mis par les populations indigènes, et en exécution d’un mot d’ordre donné.

J’ajouterai que, ayant moi-même passé six jours au milieu du pays incendié, j’ai vu, de mes yeux vu, en une seule nuit, le feu jaillir simultanément sur huit points différents, au milieu des bois, à dix kilomètres de toute demeure.

Il est certain que si nous exercions une surveillance active dans les tribus, ces désastres, qui se reproduisent tous les quatre ou cinq ans, n’auraient point lieu.

Le gouvernement croit avoir fait ce qu’il faut quand il a renouvelé, à l’approche des grandes chaleurs, les instructions concernant l’établissement des postes-vigies institués par l’article 4 de la loi du 17 juillet 1874. Cet article est ainsi conçu:

«Les populations indigènes, dans les régions forestières, seront, pendant la période du 1er juillet au 1er novembre, astreintes, sous les pénalités édictées à l’article 8, à un service de surveillance, qui sera réglé par le gouverneur général.»

On soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts... et on les leur confie à garder!

N’est-ce pas d’une naïveté monumentale?

Cet article sans doute a été ponctuellement exécuté. Chaque indigène était à son poste... Seulement... il a mis le feu.

Un autre article, il est vrai, prescrit une surveillance spéciale exercée par un officier désigné chaque année par le gouverneur général.

Cet article ne reçoit jamais ou presque jamais d’exécution.

Ajoutons que l’administration forestière, la plus tracassière peut-être des administrations algériennes, fait en général tout ce qu’il faut pour exaspérer les indigènes.

Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin de favoriser l’établissement des Européens, emploie, vis-à-vis des Arabes, des moyens absolument iniques. Comment les colons ne suivraient-ils pas un exemple qui concorde si bien avec leurs intérêts.

Il faut constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L’Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour des intérêts français.

Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes; il est certain aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit.


CONSTANTINE.

Du Chabet jusqu’à Sétif on croit traverser un pays en or. Les moissons coupées haut et non fauchées ras comme en France, pilées par les pieds des troupeaux, mêlant leur jaune clair de paille au rouge plus foncé du sol, donnent juste à la terre la teinte chaude et riche des vieilles dorures.

Sétif est l’une des villes les plus laides qu’on puisse voir.

Puis on traverse, jusqu’à Constantine, d’interminables plaines. Les bouquets de verdure, de place en place, les font ressembler à une table de sapin sur laquelle on aurait éparpillé des arbres de Nuremberg.

Et voici Constantine, la cité phénomène, Constantine l’étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait à ses pieds, par le Roumel, le fantastique Roumel, fleuve de poème qu’on croirait rêvé par Dante, fleuve d’enfer coulant au fond d’un abîme rouge comme si les flammes éternelles l’avaient brûlé. Il fait une île de sa ville, ce fleuve jaloux et surprenant; il l’entoure d’un gouffre terrible et tortueux, aux rocs éclatants et bizarres, aux murailles droites et dentelées.

La cité, disent les Arabes, a l’air d’un bournous étendu. Ils l’appellent Belad-el-Haoua, la cité de l’air, la cité du ravin, la cité des passions. Elle domine des vallées admirables pleines de ruines romaines, d’aqueducs aux arcades géantes, pleines aussi d’une merveilleuse végétation. Elle est dominée par les hauteurs de Mansoura et de Sidi-Meçid.

Elle apparaît debout sur son roc, gardée par son fleuve, comme une reine. Un vieux dicton la glorifie: «Bénissez, dit-il à ses habitants, la mémoire de vos aïeux qui ont construit votre ville sur un roc. Les corbeaux fientent ordinairement sur les gens, tandis que vous fientez sur les corbeaux.»

Les rues populeuses sont plus agitées que celles d’Alger, grouillantes de vie, traversées sans cesse par les êtres les plus divers, par des Arabes, des Kabyles, des Biskris, des Mzabis, des Nègres, des Mauresques voilées, des spahis rouges, des turcos bleus, des kadis graves, des officiers reluisants. Et les marchands poussent devant eux des ânes, ces petits bourricots d’Afrique hauts comme des chiens, des chevaux, des chameaux lents et majestueux.

Salut aux Juives. Elles sont ici d’une beauté superbe, sévère et charmante. Elles passent drapées plutôt qu’habillées, drapées en des étoffes éclatantes, avec une incomparable science des effets, des nuances, de ce qu’il faut pour les rendre belles. Elles vont, les bras nus depuis l’épaule, des bras de statues qu’elles exposent hardiment au soleil ainsi que leur calme visage aux lignes pures et droites. Et le soleil semble impuissant à mordre cette chair polie.

Mais la gaieté de Constantine, c’est le peuple mignon des petites filles, des toutes petites. Attifées comme pour une fête costumée, vêtues de robes traînantes de soie bleue ou rouge, portant sur la tête de longs voiles d’or ou d’argent, les sourcils peints, allongés comme un arc au-dessus des deux yeux, les ongles teints, les joues et le front parfois tatoués d’une étoile, le regard hardi et déjà provocant, attentives aux admirations, elles trottinent, donnant la main à quelque grand Arabe, leur serviteur.

On dirait quelque nation de conte de fées, une nation de petites femmes galantes; car elles ont l’air femme, ces fillettes, femmes par leur toilette, par leur coquetterie éveillée déjà, par les apprêts de leur visage. Elles appellent de l’œil, comme les grandes; elles sont charmantes, inquiétantes, et irritantes comme des monstres adorables. On dirait un pensionnat de courtisanes de dix ans, de la graine d’amour qui vient d’éclore.

Mais nous voici devant le palais d’Hadj-Ahmed, un des plus complets échantillons de l’architecture arabe, dit-on. Tous les voyageurs l’ont célébré, l’ont comparé aux habitations des Mille et une Nuits.

Il n’aurait rien de remarquable si les jardins intérieurs ne lui donnaient un caractère oriental fort joli. Il faudrait un volume pour raconter les férocités, les dilapidations, toutes les infamies de celui qui l’a construit avec les matériaux précieux enlevés, arrachés aux riches demeures de la ville et des environs.

Le quartier arabe de Constantine tient une moitié de la cité. Les rues en pente, plus emmêlées, plus étroites encore que celles d’Alger, vont jusqu’au bord du gouffre, où coule l’oued Roumel.

Huit ponts jadis traversaient ce précipice. Six de ces ponts sont en ruines aujourd’hui. Un seul, d’origine romaine, nous donne encore une idée de ce qu’il fut. Le Roumel, de place en place, disparaît sous des arches colossales qu’il a creusées lui-même. Sur l’une d’elles, fut bâti le pont. La voûte naturelle où passe le fleuve est élevée de quarante et un mètres, son épaisseur est de dix-huit mètres; les fondations de la construction romaine sont donc à cinquante-neuf mètres au-dessus de l’eau; et le pont avait lui-même deux étages, deux rangées d’arches superposées sur l’arche géante de la nature.

Aujourd’hui, un pont en fer, d’une seule arche, donne entrée dans Constantine.

Mais il faut partir, et gagner Bône, jolie ville blanche qui rappelle celles des côtes de France sur la Méditerranée.

Le Kléber chauffe le long du quai. Il est six heures. Le soleil s’enfonce, là-bas, derrière le désert, quand le paquebot se met en marche.

Et je reste jusqu’à la nuit sur le pont, les yeux tournés vers la terre qui disparaît dans un nuage empourpré, dans l’apothéose du couchant, dans une cendre d’or rose semée sur le grand manteau d’azur du ciel tranquille.

Au Soleil a paru, abrégé en quelques endroits, dans la Revue Bleue (Revue politique et littéraire) de décembre 1883 et janvier 1884.

Maupassant a repris et refondu dans ce livre d’assez nombreuses chroniques parues dans le Gaulois en 1881.


EN CORSE.

LA PATRIE DE COLOMBA.

Ajaccio, 24 septembre 1880.

Le port de Marseille bruit, remue, palpite sous une pluie de soleil, et le bassin de la Joliette, où des centaines de paquebots projettent sur le ciel leur fumée noire et leur vapeur blanche, est plein de cris et de mouvement pour les départs prochains.

Marseille est la ville nécessaire sur cette côte aride, qu’on dirait rongée par une lèpre.

Des Arabes, des nègres, des Turcs, des Grecs, des Italiens, d’autres encore, presque nus, drapés en des loques bizarres, mangeant des nourritures sans nom, accroupis, couchés, vautrés sous la chaleur de ce ciel brûlant, rebuts de toutes les races, marqués de tous les vices, êtres errants sans famille, sans attaches au monde, sans lois, vivant au hasard du jour dans ce port immense, prêts à toutes les besognes, acceptant tous les salaires, grouillant sur le sol comme sur eux grouille la vermine, font de cette ville une sorte de fumier humain où fermente échouée là toute la pourriture de l’Orient.

Mais un grand paquebot de la Compagnie transatlantique quitte lentement son point d’attache en poussant des mugissements prolongés, car le sifflet n’existe déjà plus; il est remplacé par une sorte de cri de bête, une voix formidable qui sort du ventre fumant du monstre. Le navire tout doucement passe au milieu de ses frères prêts à partir aussi, et dont les flancs sont pleins de rumeurs; il quitte le port, et tout à coup comme pris d’une ardeur, il s’élance, ouvre la mer, laisse derrière lui un sillage immense, pendant que fuient les côtes et que Marseille disparaît à l’horizon.

La nuit vient; des gens souffrent, allongés en des lits étroits, et leurs soupirs douloureux se mêlent au ronflement précipité de l’hélice, qui secoue les cloisons, et au remous de l’eau fendue et rejetée écumante par le poitrail du paquebot dont les yeux allumés, l’un vert et l’autre rouge, regardent au loin, dans l’ombre. Puis l’horizon pâlit vers l’Orient et, dans la clarté douteuse du jour levant, une tache grise apparaît au loin sur l’eau. Elle grandit comme sortant des flots, se découpe, festonne étrangement sur le bleu naissant du ciel; on distingue enfin une suite de montagnes escarpées, sauvages, arides, aux formes dures, aux arêtes aiguës, aux pointes élancées, c’est la Corse, la terre de la vendetta, la patrie des Bonaparte.

De petits îlots, portant des phares, apparaissent plus loin; ils s’appellent les Sanguinaires et indiquent l’entrée du golfe d’Ajaccio. Ce golfe profond se creuse au milieu de collines charmantes, couvertes de bois d’oliviers que traversent parfois comme des ossements de granit d’énormes rochers gris, plus hauts que les arbres. Puis, après un détour, la ville toute blanche, assise au pied d’une montagne, avec sa grâce méridionale, mire dans le bleu violent de la Méditerranée ses maisons italiennes à toit plat. Le grand navire jette l’ancre à deux cents mètres du quai, et le représentant de la Compagnie transatlantique, M. Lanzi, met en garde les voyageurs contre la rapacité des mariniers qui opèrent le débarquement.

La ville, jolie et propre, semble écrasée déjà, malgré l’heure matinale, sous l’ardent soleil du Midi. Les rues sont plantées de beaux arbres; il y a dans l’air comme un sourire de bienvenue où des parfums inconnus flottent, des aromes puissants, cette odeur sauvage de la Corse, qui faisait s’attendrir encore le grand Napoléon mourant là-bas sur son rocher de Sainte-Hélène.

On reconnaît tout de suite qu’on est ici dans la patrie des Bonaparte. Partout des statues du Premier Consul et de l’Empereur, des bustes, des images, des inscriptions des noms de rues rappellent le souvenir de cette race.

Des paroles qu’on surprend sur les places publiques font dresser l’oreille. Comment on cause encore politique ici? Les passions s’allument? On croit sacrées ces choses qui maintenant ne nous intéressent guère plus que des tours de cartes bien faits? Vraiment la Corse est fort en retard; cependant, on dirait qu’un événement se prépare. On rencontre plus de gens décorés que sur le boulevard des Italiens, et les consommateurs du café Solférino lancent des regards belliqueux aux consommateurs du café Roi-Jérôme. Ceux-ci ont l’air prêts au combat; mais ils se lèvent comme un seul homme à l’approche d’un monsieur, et tous le saluent avec respect. Il se retourne... On dirait... c’est le comte de Benedetti! Puis voici MM. Pietri, Galloni d’Istria, le comte Multedo, vingt autres noms non moins connus dans l’armée bonapartiste.

Que se passe-t-il? La Corse prépare-t-elle une descente à Marseille?

Mais les habitués du café Solférino se lèvent à leur tour, agitent leurs chapeaux devant deux personnages qui passent et crient comme un seul homme «Vive la République!» Quels sont donc ces messieurs? Je m’approche et je reconnais le comte Horace de Choiseul (à tout seigneur tout honneur!) et le duc de Choiseul-Praslin. Comment le député de Melun se trouve-t-il en ce pays? Je retourne au café Roi-Jérôme et j’interroge un consommateur, qui me répond avec finesse que «faute d’anguille de Melun, on mangerait bien un merle de Corse». M. le comte Horace de Choiseul est membre du Conseil général et la session va s’ouvrir.

Donc, sur cette terre de Corse où le souvenir de Napoléon est encore si chaud et si vivant, une lutte peut-être définitive va s’engager entre l’idée républicaine et l’idée monarchique. Les champions de l’Empire sont de vieux combattants tous connus, les Benedetti, les Pietri, les Gavini, les Franchini. Les champions de la République portent aussi des noms célèbres dans le pays, et ils ont à leur tête le maire d’Ajaccio, M. Peraldi, fort aimé et qu’on dit fort capable.

Bien que la politique me soit tout à fait étrangère, ce combat est trop intéressant pour n’y point assister, et j’entre à la préfecture avec le flot montant des conseillers généraux. Un homme charmant, M. Folacci, représentant un des plus beaux cantons de Corse, Bastelica, me fait ouvrir le sanctuaire.

Ils sont là cinquante-huit, occupant deux longues tables couvertes de tapis verts. Des crânes luisent comme lorsqu’on regarde de haut la Chambre des députés. Vingt-huit sont assis à droite, trente à gauche. Les républicains vont être victorieux.

Un personnage galonné, qui représente le gouvernement avec un air arrogant, est assis à la droite du président d’âge, M. le docteur Gaudin.

—Introduisez le public!

Le public entre par une porte réservée. Mystère!

M. de Pitti-Ferrandi, agrégé, professeur de droit, se lève et demande la parole pour réclamer l’expulsion de M. Emmanuel Arène.

Qui n’a pas vu une de ces séances de la Chambre, une de ces séances orageuses où les députés gesticulent comme des fous et jurent comme des charretiers, une de ces séances qui vous emplissent de colère et de mépris pour la politique et pour tous ceux qui la pratiquent?

Eh bien, la première séance du Conseil général a failli prendre cette allure, mais MM. les représentants de la Corse sont gens de meilleur monde apparemment, car ils se sont arrêtés sur la pente.

Tous étaient debout, tous parlaient en même temps; de petites voix grêles montaient; des voix de taureau beuglaient des discours dont pas un mot n’était entendu. Qui avait raison?... Qui avait tort?... Le gouvernement déclara péremptoirement que, toute discussion sur ce sujet étant illégale, il se verrait obligé de quitter la salle si l’on passait outre. Cependant le Conseil général ayant décidé, sur la proposition de la gauche, de voter sur la discussion, le susdit gouvernement, espérant sans doute une victoire pour les siens, assista au vote aussi illégal apparemment que la discussion qui devait suivre; puis, comme la droite était victorieuse, il se retira, se voyant battu, et toute la gauche le suivit...

Quand donc fera-t-on de la politique de bonne foi au lieu de faire uniquement de la politique de parti? Jamais, sans doute, car le seul mot «politique» semble être devenu le synonyme de «mauvaise foi arbitraire, perfidie, ruse et délation».

Cependant la ville d’Ajaccio, si jolie au bord de son golfe bleu, entourée d’oliviers, d’eucalyptus, de figuiers et d’orangers, attend les travaux indispensables qui feront d’elle la plus charmante station d’hiver de toute la Méditerranée.

Il y faut organiser des plaisirs qui attirent les continentaux, étudier les projets, voter les fonds, et les habitants inquiets regardent depuis huit jours déjà si la seconde moitié du Conseil général consent à remonter dans la salle où l’attend la première moitié en nombre insuffisant pour délibérer.

Mais les grands sommets montrent au-dessus des collines leurs pointes de granit rose ou gris; l’odeur du maquis vient chaque soir, chassée par le vent des montagnes; il y a là-bas des défilés, des torrents, des pics, plus beaux à voir que des crânes d’hommes politiques, et je pense tout à coup à un aimable prédicateur, le P. Didon, que je rencontrai l’an dernier dans la maison du pauvre Flaubert.

Si j’allais voir le P. Didon?

La Patrie de Colomba a paru dans le Gaulois du 27 septembre 1880.


LE MONASTÈRE DE CORBARA.


UNE VISITE AU P. DIDON.

Les Alpes ont plus de grandeur que les montagnes de la Corse; leurs sommets toujours blancs, leurs passages presque impraticables, leurs abîmes effrayants où l’on entend, sans les voir, rouler des torrents, en font une sorte de domaine du terrible et de l’Escarpé. Les montagnes de Corse, moins hautes, ont un caractère tout différent.

Elles sont plus familières, faciles d’accès, et, même dans leurs parties les plus sauvages, n’ont point cet aspect de désolation sinistre qu’on trouve partout dans les Alpes. Puis, sur elles flambe sans cesse un éclatant soleil. La lumière ruisselle comme de l’eau le long de leurs flancs, tantôt vêtus d’arbres immenses, qui de loin semblent une mousse, tantôt sont nus, montrant au ciel leur corps de granit.

Même sous l’abri des forêts de châtaigniers, des flèches de lumière aiguë percent le feuillage, vous brûlent la peau, rendent l’ombre chaude et toujours gaie.

Pour aller d’Ajaccio au monastère de Corbara, on peut suivre deux chemins, l’un à travers les montagnes et l’autre au bord de la mer.

Le premier serpente sans fin à mi-côte au milieu d’impénétrables maquis, longe des précipices où l’on ne tombe jamais, domine des fleuves presque sans eau à cette saison, traverse des villages de cinq maisons accrochés comme des nids aux saillies du roc, passe devant des sources minces, où boivent les voyageurs éreintés, et devant des croix nombreuses annonçant qu’en cet endroit un homme est mort: et c’est une balle qui les a tués presque toujours, ces pauvres diables couchés au bord de la route.

Voulant aller à Corbara serrer la main du P. Didon, j’ai choisi, pour m’y rendre, le chemin des montagnes. Là, point d’hôtels, point d’auberges, pas même de cafés, où l’on peut à la rigueur coucher. On demande l’hospitalité, comme autrefois, et la maison des Corses est toujours ouverte aux étrangers.

Arrivé dans un adorable village, Létia, d’où l’on aperçoit un magnifique horizon de sommets et de vallées, je ne pouvais plus même partir, retenu sans fin par les instances des familles Paoli et Arrighi, qui organisaient chaque jour parties de chasse ou excursions pour me faire rester plus longtemps.

Après avoir traversé les immenses forêts d’Aïtone et de Valdoniello, le val du Niolo, la plus belle chose que j’aie vue au monde après le mont Saint-Michel et une partie de la Balagne, le pays des oliviers, j’ai retrouvé la mer auprès de Corbara.

Le paysage est grandiose et mélancolique. Une plage immense s’étend en demi-cercle, fermée à gauche par un petit port presque abandonné des habitants (car la fièvre ici dépeuple toutes les plaines), et terminée à droite par un village en amphithéâtre, Corbara, élevé sur un promontoire.

Le chemin qui me conduit au monastère est à mi-côte et passe au pied d’un mont élevé que couronne un paquet de maisons jetées dans le ciel bleu si haut qu’on pense avec tristesse à l’essoufflement des habitants contraints de remonter chez eux. Ce hameau s’appelle Sancto-Antonino. On découvre, à droite de la route, une petite église du treizième siècle, de style pur, chose rare en ce pays sans monuments et sans aucun art national. Cet édifice a été élevé par les Pisans, me dit-on. Plus loin, dans un repli de montagne, au pied d’un pic élancé en forme de pain de sucre, un grand bâtiment gris et blanc domine l’horizon, les campagnes inclinées, la plaine, la mer: c’est le Couvent des Dominicains.

Un frère italien m’introduit, ne comprend pas ce que je lui dis, et me parle inutilement. Je tire ma carte où j’écris: «Pour le R. P. Didon», et je la lui donne. Il part alors, après m’avoir indiqué une porte de la maison. C’est le parloir, et j’attends.

La première fois que je vis le P. Didon, c’était chez Gustave Flaubert.

J’avais passé la journée avec l’immortel écrivain et, devant dîner chez lui, nous entrâmes ensemble vers sept heures dans le salon de sa nièce. Un prêtre, vêtu de blanc, avec une tête intelligente, de grands yeux bruns où passait une flamme, des gestes lents, une voix douce et bien timbrée, causait assis sur un canapé. J’appris son nom quand on nous présenta l’un à l’autre et je me rappelle qu’il resta encore quelque temps parlant avec facilité des choses mondaines, possédant Paris comme nous, admirant violemment Balzac et connaissant parfaitement Zola, dont l’Assommoir faisait un bruit retentissant.

J’ai revu, plusieurs fois depuis, l’orateur préféré des belles dames élégantes, et toujours je l’ai trouvé fort aimable, homme d’esprit largement ouvert et de manières simples, malgré ses succès d’éloquence.

Je songeais à notre dernière entrevue à Paris, le lendemain d’une de ses conférences les plus remarquées, quand un bruit de pas me fit tourner la tête. Le P. Didon était debout dans l’embrasure de la porte.

Il ne me parut point changé; un peu engraissé peut-être par la vie tranquille du cloître; il a toujours cet œil lumineux d’apôtre et de «convertisseur» qui sert à l’orateur presque autant que le geste, et le même sourire calme plisse un peu la joue autour de sa bouche qui s’ouvre largement à chaque parole. Il attendait ma visite, annoncée par son ami, M. Nobili-Savelli, conseiller général revenu d’Ajaccio.

Alors nous avons parlé de Paris, et le même amour pour cette admirable ville nous retint longtemps en face l’un de l’autre.

Il m’interrogeait, demandant des nouvelles, s’intéressant à tout, repris par le «souvenir» comme on est ressaisi par une fièvre mal guérie.

A mon tour, je l’interrogeai sur lui-même; il se leva, et tout en gravissant la montagne qui domine le monastère, il me raconta sa vie.

—En entrant ici, me dit-il, j’ai eu l’impression d’être mort, car n’est-ce pas mourir que renoncer brusquement à tout ce qui emplissait votre existence? Puis j’ai reconnu que l’homme a l’esprit souple et vivace; je me suis peu à peu accoutumé aux lieux, aux choses, à cette vie nouvelle; et je n’ai plus même le désir de m’en aller, car j’ai entrepris des travaux très longs.

Il s’arrêta regardant l’horizon immense, la Méditerranée si bleue qui luisait sous le soleil, et, à sa droite, la montagne haute et pointue dont le sommet porte une grande croix noire.

—Je suis un montagnard, dit-il, et ce pays sauvage ne me fait point peur. J’étudie sans cesse, d’ailleurs, et les quinze ou seize heures de vie éveillée, que j’ai chaque jour, ne me semblent pas même longues.

Il se remit à marcher et, comme je le pressais fort, il convint en souriant qu’on travaille à Paris mieux que partout ailleurs, au milieu de cette furieuse excitation cérébrale, de ces luttes constantes, de l’émulation acharnée qui vous exalte.

—N’avez-vous jamais, lui demandai-je, de violents désirs de retourner là-bas?

—Non, dit-il, moi je ne vis que par mes idées, que par ma foi. Je ne compte pas ma personne, je ne suis rien qu’un levier. J’ai une foi ardente, et mon seul désir est de la communiquer, de la verser en d’autres.

Mais comme je lui parlais d’un évêché que, suivant certains journaux, on lui aurait offert, il se mit franchement à rire.

—Cette nouvelle est une folie, dit-il; ce n’est pas ici qu’on m’offrirait un évêché.

Puis, redevenant grave:

—D’ailleurs, je ne suis qu’un apôtre et je ne changerais pas la chaire de saint Paul contre le plus grand évêché du monde. Je voulus savoir s’il pensait rester longtemps encore dans cette retraite; il l’ignorait, indifférent d’ailleurs à l’avenir, pris tout entier par ses croyances idéales, élargissant ses études, voyant le monde de plus loin et le jugeant de plus haut dans un ardent amour de la vérité et une grande haine pour toute hypocrisie; puis il ajouta:

—Je partirai sans doute plus tôt que nous le croyons tous les deux, car nous allons assurément être chassés avant peu de jours.

Et c’est ainsi que j’appris la chute du Ministère Freycinet.

Le soir venait; le soleil, plus rouge, s’abaissait vers la mer d’un bleu plus sombre. Toute une vallée à gauche était remplie par l’ombre d’un mont; les grillons sonores des pays chauds commençaient à jeter leur cri. Le P. Didon, depuis quelques instants, levait les yeux vers la haute montagne surmontée d’une croix.

—Voulez-vous venir avec moi là-haut, dit-il.

Je le remerciai, car il me fallait gagner Calvi; mais je lui demandai:

—Est-ce que vous allez grimper là?

Il me répondit:

—J’y vais souvent quand le soir approche et je reste jusqu’à la nuit, perdu dans la contemplation de la mer, presque sans idée, admirant par la sensation plutôt que par la pensée.

Il se tut une seconde, puis il ajouta:

—De là-haut je vois les côtes de France.

Je le quittais, quand il m’offrit de visiter sa cellule. Elle est spacieuse et toute blanche, avec une fenêtre ouverte vers la mer; sur sa table des papiers sont épars, pleins d’écriture. Puis je m’en allai.

Longtemps après, quand j’eus gagné dans la plaine la route qui serpente au bord des flots, je me retournai pour jeter un dernier regard au monastère et, levant les yeux plus haut, vers le pic élancé dans l’espace, j’aperçus au pied de la croix, devenue presque invisible, un point blanc immobile détaché sur le bleu du ciel: c’était la longue robe du P. Didon regardant la mer et les côtes de France.

Alors, une tristesse me vint en songeant à cet homme sincère et droit, ardent dans ses croyances, franc et sans hypocrisie, défendant passionnément sa cause parce qu’il la croit juste et qu’il espère en l’Église; envoyé là, sur ce rocher, pour n’avoir point pris sa part de tartuferie courante.

Quant à moi, si je deviens vieux, mon Révérend Père, et si je me fais alors ermite, ce dont je doute, c’est sur votre montagne que j’irai prier.

Mais le P. Didon n’était pas le seul moine que je devais voir en ce voyage, car le lendemain, à la nuit tombante, j’ai traversé les calanches de Piana.

Je m’arrêtai d’abord stupéfait devant ces étonnants rochers de granit rose, hauts de quatre cents mètres, étranges, torturés, courbés, rongés par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule et prenant toutes les formes comme un peuple fantastique de contes féeriques, pétrifié par quelque pouvoir surnaturel.

J’aperçus alternativement deux moines debout, d’une taille gigantesque: un évêque assis, crosse en main, mitre en tête; de prodigieuses figures, un lion accroupi au bord de la route, une femme allaitant son enfant et une tête de diable immense, cornue, grimaçante, gardienne sans doute de cette foule emprisonnée en des corps de pierre.

Après le «Niolo» dont tout le monde, sans doute, n’admirera pas la saisissante et aride solitude, les calanches de Piana sont une des merveilles de la Corse; on peut dire, je crois, une des merveilles du monde. Mais qui donc les connaîtrait? aucune voiture n’y conduit, aucun service n’est organisé sur cette côte encore sauvage, dont la route cependant est plus belle, à mon avis, que la «Corniche» tant célèbre.

Le Monastère de Corbara a paru dans le Gaulois du 5 octobre 1880.


LES BANDITS CORSES.

Le col que j’avais à traverser formait de loin une sorte d’entonnoir entre deux sommets de granit escarpés et nus. Les flancs de la montagne étaient couverts de maquis dont l’odeur violente me troublait la tête, et le soleil, encore invisible, se levant derrière les monts, jetait une teinte rose et comme poudreuse sur les cimes, où sa flamme semblait éclaboussée, rejaillissait dans l’espace en longues gerbes lumineuses.

Comme nous devions marcher, ce jour-là, quinze ou seize heures, mon guide nous avait fait admettre dans une sorte de caravane de montagnards qui suivaient la même route, et nous allions à la file, d’un pas rapide, sans dire un mot, grimpant l’étroit sentier noyé dans les maquis.

Deux mulets venaient les derniers, portant les provisions et les paquets. Les Corses, le fusil sur l’épaule, l’allure leste, s’arrêtaient, selon leur usage, à toutes les sources pour boire quelques gorgées d’eau, puis repartaient. Mais, en approchant du sommet, leur marche peu à peu se ralentit, des conversations avaient lieu à voix basse, dans leur idiome incompréhensible pour moi. Cependant à plusieurs reprises le mot «gendarme» me frappa. Enfin, l’on s’arrêta et un grand garçon brun disparut dans le fourré. Au bout d’un quart d’heure, il revint; on repartit tout doucement pour s’arrêter encore deux cents mètres plus loin, et un autre homme plongea sous les branches. Fort intrigué j’interrogeai mon guide. Il me répondit qu’on attendait un «ami».

Comme il ne venait pas cet «ami» on se remit à marcher, dès que l’homme envoyé à sa rencontre eut reparu. Puis tout à coup, ainsi qu’un diable jaillissant d’une boîte, un petit être noir et trapu surgit au milieu de nous, sortant du maquis par un énorme bond. Il avait comme tous les Corses son fusil chargé sur l’épaule, et il me regarda d’un air soupçonneux. Il était laid, noueux comme un tronc d’olivier, très sale naturellement et ses yeux, aux paupières sanguinolentes, louchaient un peu. Il fut entouré, fêté, interrogé, chacun semblait l’aimer comme un frère et le vénérer comme un saint. Puis, lorsque les expansions furent passées, on se remit en route d’un pas très allongé, et l’un des montagnards marchait devant nous, à cent mètres environ, comme un éclaireur.

Je commençais à comprendre, ayant depuis un mois les oreilles toutes pleines d’histoires de bandits.

A mesure qu’on approchait du col, une sorte d’appréhension semblait gagner tout le monde. Enfin, on y parvint. Deux grands vautours tournoyaient sur nos têtes. Au loin, derrière nous, la mer apparaissait vaguement, encore obscurcie par des brumes et, devant nous, une interminable vallée s’allongeait, sans une maison, sans un champ cultivé, pleine de maquis et de chênes verts. Une gaieté semblait venue sur les figures, et l’on commença la descente... Puis, au bout d’une heure environ, le mystérieux personnage qui s’était joint à nous d’une façon si inattendue, nous fit des adieux empressés, serra toutes les mains, même les miennes, et sauta de nouveau dans le maquis.

Quand il fut parti, j’interrogeai mon guide, qui me répondit simplement:

—Il n’aime pas les gendarmes.

Alors, je lui demandai des détails sur les bandits corses qui tiennent en ce moment la montagne. J’appris d’abord que le col où nous venions de passer servait souvent de souricière aux gendarmes pour pincer les «hors la loi» qui veulent gagner le territoire de Sartène, refuge habituel des brigands.

Ils sont en ce moment deux cent quarante environ qui narguent les gendarmes, la magistrature et le préfet. Ce ne sont point, d’ailleurs, des malfaiteurs, car jamais ils ne voleraient les voyageurs. Un fait de cette nature les exposerait peut-être même à être jugés, condamnés à mort et exécutés par leurs semblables, gens d’honneur s’il en fut. C’est en effet un sentiment exagéré de l’honneur qui a poussé presque toujours ces pauvres diables dans la montagne. Quand une femme a trompé son mari, quand une fille est soupçonnée d’une faute, quand on a une querelle de jeu avec son meilleur ami, et pour mille autres causes aussi légères sur lesquelles les civilisés passent assez facilement l’éponge, on égorge ici la femme, la fille, l’amant, l’ami, les pères, les frères, les parents, toute la race; puis, sa besogne accomplie, on s’en va tranquillement dans le maquis, où le pays—qui vous estime en raison du nombre d’hommes occis, vous donne les moyens de vivre, où la gendarmerie vous poursuit inutilement, et se fait massacrer souvent, à la grande joie des paysans montagnards, car tout Corse, pouvant au premier matin devenir bandit, hait instinctivement le gendarme.

A côté de ces malheureux que leur tempérament violent a poussés à commettre un meurtre, et qui vivent au hasard du jour, couchant sous le ciel, traqués sans cesse, il y a en Corse des bandits heureux, riches, vivant en paix sur leurs terres au milieu des paysans, leurs sujets; ce sont les frères Bellacoscia. L’histoire de leur famille est étrange.

Le père Bellacoscia (Belle-Cuisse) possédait une femme stérile et, sur l’exemple des patriarches, il la répudia, prit une jeune fille d’une maison voisine et l’emmena sur les hauteurs où paissaient ses troupeaux. D’elle, il eut plusieurs enfants et, entre autres, les deux frères Antoine et Jacques, dont je parlerai tout à l’heure. Mais sa femme avait une sœur qui faisait souvent dans la maison Bellacoscia des visites de voisinage. L’époux galant, trop galant, la reconduisait. Il en eut un fils, avoua tout à la première, garda la seconde et lui bâtit une demeure séparée pour éviter les scènes de famille. Or, une troisième sœur, à son tour, se mit à fréquenter les deux ménages, et un nouvel accident se produisit. Le pauvre père n’avait qu’une ressource: construire une troisième maison; ce qu’il fit, et tout le monde vécut en paix. Il eut en tout une trentaine de descendants qui, à leur tour, en ont produit plusieurs centaines. Cette tribu habite en partie le village de Bocognano et les lieux environnants.

Deux des fils, Antoine et Jacques, gagnèrent de bonne heure le maquis pour des causes assez «futiles». Le premier refusait de servir comme militaire, le second avait enlevé une jeune fille que désirait un de ses frères.

A partir de leur disparition, ils ont dominé le pays en maîtres incontestés.

On évalue à trois cent mille francs environ la somme qu’ils ont coûtée au gouvernement en expéditions dirigées contre eux. Pendant des années on les a poursuivis sans cesse, toujours en vain. Des colonnes entières de carabiniers... non, de gendarmes, partaient, officiers en tête, battaient la région, occupaient les villages, cernaient des monts où l’on était sûr de les prendre, et, pendant ce temps, les frères Bellacoscia, assis tranquillement sur un pic voisin, suivaient avec intérêt les opérations de la troupe. Puis, fatigués de ce spectacle, ils redescendaient avec sécurité dans la plaine au-devant du convoi qui apportait des vivres aux gendarmes, s’emparaient des mulets chargés et, pour calmer la conscience inquiète des conducteurs, leur remettaient une réquisition en règle, signée Bellacoscia, à l’adresse de l’intendant militaire.

Vingt fois ils ont failli être pris, vingt fois ils ont échappé à toutes les attaques grâce à leur courage, à leur sang-froid, à leurs ruses et à la complicité de toute la contrée, pleine de leurs parents.

Un jour, par exemple, le plus jeune, Jacques, avait été trahi. Il devait, à une heure donnée, venir mesurer du bois qu’il avait fait couper, et les gendarmes embusqués à vingt pas de là l’attendaient.

On l’aperçut dans la vallée, suivant le sentier avec lenteur, les mains derrière le dos, et aussitôt, sans attendre qu’il s’approchât, une fusillade terrible éclata, mais si loin qu’il en prit le bruit pour des claquements de fouet. Il chercha le charretier et découvrit un baudrier jaune; alors sautant derrière un tronc de châtaignier il examina la situation. Tout se taisait maintenant.

Inquiet, il croyait à une ruse quelconque quand il aperçut, dans une éclaircie de la forêt, le détachement de gendarmerie qui retournait tranquillement à la caserne, marchant au pas, l’arme à l’épaule, après avoir tiré ses cartouches.

Il alla mesurer son bois.

Les deux frères sont riches, achètent des terres, grâce à des prête-noms, exploitent des forêts, même celles de l’État, dit-on.

Tout bétail qui s’égare sur leurs domaines leur appartient, et bien hardi qui le réclamerait.

Ils rendent des services à beaucoup de gens; ces services naturellement sont payés fort cher.

Leur vengeance est prompte et capitale.

Mais ils sont toujours d’une courtoisie parfaite avec les étrangers.

Ceux-ci vont souvent leur rendre visite. Les Bellacoscia se prêtent volontiers à ces rencontres.

Antoine, l’aîné, est d’assez grande taille, brun, avec les cheveux grisonnants; il porte toute sa barbe, a l’air d’un bonhomme, d’abord «sympathique». Le plus jeune, Jacques, est blond, plus petit que son frère; son œil perçant révèle une vive intelligence et son habileté, en effet, est remarquable. C’est le plus actif des deux; c’est aussi le plus redouté.

Il y a quelques années, une jeune fille, une Parisienne, voulut le voir et partit avec un parent.

On s’aborda dans un ravin profond, en plein maquis, en plein mystère, et la Parisienne, avec cette facilité d’enthousiasme bête qui rend le mariage si dangereux, raffola tout de suite du bandit. Songez donc! un garçon qui couche à la belle étoile, ne se déshabille jamais, tue les hommes à la douzaine, vit hors la loi et fait des pieds de nez aux carabines gouvernementales. On déjeuna ensemble, puis on partit à travers des rochers inaccessibles. Le parent geignait, soufflait, tremblait. La jeune fille, au bras du bandit, sautait les gouffres, était ravie, transportée. Quel rêve! avoir un vrai bandit pour soi toute seule, un jour entier, de l’aurore au soir. Il lui racontait des histoires d’amour, des histoires corses, où le stylet joue toujours un rôle; il lui parlait d’une institutrice qui l’avait aimé; et l’amadou que les femmes souvent ont à la place de cervelle s’enflamma si bien qu’à la nuit elle ne voulait plus quitter son bandit, et prétendait le ramener, pour souper, dans la maison du village où les lits étaient préparés.

Il fallut de longs pourparlers pour décider la séparation et l’on se quitta, paraît-il, avec une grande tristesse de part et d’autre.

M. Haussmann a vu Jacques Bellacoscia d’une assez singulière façon. Il allait en voiture à Bocognano, quand une femme, se présentant à la portière, lui annonça que le bandit désirait vivement lui parler. M. Haussmann hésitait à accorder un entretien à un homme si compromettant, quand une idée lui traversa l’esprit.

—Je n’ai pas d’armes, dit-il; par conséquent si l’on m’arrête je ne pourrai me défendre et je compte, à telle heure, passer par telle route.

A l’heure dite, un homme sautait à la tête des chevaux; la portière s’ouvrit; il entra chapeau bas dans la voiture et causa longtemps avec le rebâtisseur de Paris à qui il demanda de lui faire obtenir sa grâce.

Un fait entre mille indiquera bien quelle est la vengeance de ces rôdeurs corses.

Un homme, un berger, avait vendu un des bandits et il gravissait la montagne au milieu des gendarmes qu’il allait poster pour leur livrer leur proie. Un coup de feu soudain part du maquis, et le berger, la tête fracassée, tombe dans les bras des gendarmes stupéfaits qui battirent en vain les environs et furent réduits à rapporter à la ville le cadavre de leur guide. Ces braves Bellacoscia, par exemple, manquent du goût littéraire le plus simple, et leurs lettres de menace, toujours datées du «Palais Vert» et tracées à l’encre rouge, sont écrites en style poétique de Peaux-Rouges de l’effet le plus étonnant: «Partout où la lumière du ciel te frappera, disent-ils, nos balles aussi t’atteindront.»

Ils habitent un ravin profond, inaccessible, effroyable à voir, dans les environs du village presque peuplé par leur famille. Comme les bonnes mœurs sont chez eux héréditaires, Jacques enleva, il y a quelques années, la femme de son frère Antoine et la garda. Il a, plus tard, accouplé son fils, un enfant, avec une fillette mineure aussi et sortant du couvent; puis, l’âge venu, les a mariés.

Beaucoup de Corses les connaissent et sont leurs amis, soit par crainte, soit par un sentiment instinctif de révolte contre le gouvernement.

Beaucoup d’étrangers les ont vus, mais se gardent bien de l’avouer, car l’autorité qui ne parvient point à les prendre ne tarderait pas à mettre la main sur le pauvre homme assez naïf pour confesser qu’il a eu des relations avec des bandits dont la tête est mise à prix.

Les Bandits corses ont paru dans le Gaulois du 12 octobre 1880.


UNE PAGE D’HISTOIRE INÉDITE.

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le geste désespéré d’une femme, décida le sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’est une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sa patrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’ai écrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rien omettre, sans essayer de le rendre plus «littéraire» ou plus dramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, tout simples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages et les paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage, mais ceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiens ces détails directement du seul homme qui a pu les puiser aux sources, et dont le témoignage a dirigé l’enquête ouverte sur ces mêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legs stipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.

Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à son testament un codicille qui contenait les dispositions suivantes:

«Je lègue, écrivait-il, 20,000 francs à l’habitant de Bocognano qui m’a tiré des mains des brigands qui voulurent m’assassiner;

10,000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fût de mon parti;

100,000 francs à M. Jérôme Lévy;

100,000 francs à M. Costa de Bastelica;

20,000 francs à l’abbé Reccho».

C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en ces derniers moments, emparé de son esprit; après tant d’années et tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avait laissée une des premières secousses de sa vie demeurait encore assez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voici cette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut à laisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappait à sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leur aide en des circonstances terribles.

Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée par le général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, qui haïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeune officier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait son influence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.

Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, et Napoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ils causaient, formaient des projets, prenaient des mesures, prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant des figues.

Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et le général Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçu l’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission au colonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouer l’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la garde nationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, prit part à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre la manière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement les chefs de l’avoir perdue à dessein.

Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République, parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia. Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pour entreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme de confiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, dit Riccio, qui devait lui servir de guide.

Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où se tenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir en passant; car, ignorant alors la participation de son chef au complot tramé contre la France, il le défendait même contre les soupçons chuchotés; et l’hostilité grandie entre eux, bien que vive déjà, n’avait point éclaté.

Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maison habitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il voulut tout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme il gravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’en ce moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principaux chefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet, cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de la réunion.

Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda: «Eh bien?» L’autre, le croyant un allié, répondit: «C’est fait! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer de la France, avec le secours de l’Angleterre.»

Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il criait: «C’est une trahison, c’est une infamie!» quand des hommes parurent, attirés par le bruit. C’étaient justement des parents éloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où se jetait le jeune officier, car Paoli était homme à s’en débarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firent descendre par force et remonter à cheval.

Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagné de Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau de Arca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent de Napoléon, qui le mit au courant des événements et lui demanda conseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement, estimé dans toute la Corse.

S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrent tout le jour et parvinrent le soir, à l’entrée du village de Bocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandant de venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction des deux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demander l’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont la maison se trouvait un peu éloignée.

Cependant le général Paoli avait appris la visite du jeune Bonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte du complot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite et de l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.

Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avant Bonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante, partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officier était arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans la maison de Tusoli; alors le chef des Morelli, homme énergique et redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyé que Napoléon n’échapperait pas.

Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.

Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis: «Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action». Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.

Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisan des Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.

Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation: «Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures». Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vînt chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.

Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence qui sauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens, braves et fidèles comme lui; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener. On lui accorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie, et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit: «Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut!»

En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deux jeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tous les trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisine cachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux des Morelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite en jetant de grands cris.

Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et, comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que sa femme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit, se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour le jeune homme.

Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle, toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de ses bras crispés; puis, battue, renversée, mais, acharnée en son étreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.

Sans la force et le courage de cette femme, c’était fait de Napoléon.

Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoire des hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoires retentissantes! Des millions d’êtres ne seraient pas morts sous le canon! La carte d’Europe n’était plus la même! Et qui sait sous quel régime politique nous vivrions aujourd’hui.

Car les Morelli atteignaient les fugitifs.

Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier, leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte. Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant en joue leurs ennemis:

—Emportez-le donc, vous autres; saisissez-le, attachez-lui les pieds et les mains!

Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan des Morelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon, s’écria: «Mort au traître à la patrie!» Mais juste en ce moment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu par un émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parents armés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celui qui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant en joue:

—Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va se passer!

L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio, profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ou s’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore, l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans le maquis.

Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme, et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin ses partisans.

Cependant les fugitifs marchaient à travers la montagne, les ravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Riccio renvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain les rejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.

Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.

—Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vous m’accompagner? Quelle que soit ma fortune, vous la partagerez.

Eux lui répondirent:

—Notre vie est à vous; faites de nous, ici, ce que vous voudrez, mais nous ne quitterons pas notre village.

Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc à Bocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte et Santo-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous les obstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneux et sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau de pain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani, chez les Pozzoli, partisans des Bonaparte.

Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maison entourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis de ses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.

Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se mit en route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. La nuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez le maire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utile précaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouilla partout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutée par l’habile indignation du maire qui offrit son aide empressée pour trouver le jeune révolté.

Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduit de l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica, et caché dans les maquis.

L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour de Capitello, récit émouvant publié par les guides, est une pure invention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignements donnés par ces industriels fantaisistes.

Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, la maison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises à la garde de l’abbé Reccho.

Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte les derniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, et ramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui qui devait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortune bouleversa la terre.

Une Page d’histoire inédite a paru dans le Gaulois du 27 octobre 1880.


FRAGMENTS

AUX EAUX.


JOURNAL DU MARQUIS DE ROSEVEYRE.

 

12 juin 1880.—A Loëche! On veut que j’aille passer un mois à Loëche! Miséricorde! Un mois dans cette ville qu’on dit être la plus triste, la plus morte, la plus ennuyeuse des villes d’eaux! Que dis-je, une ville? C’est un trou, à peine un village! On me condamne à un mois de bagne, enfin!

13 juin.—J’ai songé toute la nuit à ce voyage qui m’épouvante. Une seule chose me reste à faire, je vais emmener une femme! Cela pourra me distraire, peut-être? Et puis j’apprendrai, par cette épreuve, si je suis mûr pour le mariage.

Un mois de tête-à-tête, un mois de vie commune avec quelqu’un, de vie à deux complète, de causerie à toute heure du jour et de la nuit.—Diable!

Prendre une femme pour un mois n’est pas si grave, il est vrai, que de la prendre pour la vie; mais c’est déjà beaucoup plus sérieux que de la prendre pour un soir. Je sais que je pourrai la renvoyer, avec quelques centaines de louis; mais alors je resterai seul à Loëche, ce qui n’est pas drôle!

Le choix sera difficile. Je ne veux ni une coquette ni une sotte. Il faut que je ne puisse être ni ridicule, ni honteux d’elle. Je veux bien qu’on dise: «Le marquis de Roseveyre est en bonne fortune;» mais je ne veux pas qu’on chuchote: «Ce pauvre marquis de Roseveyre!» En somme, il faut que je demande à ma compagne passagère toutes les qualités que j’exigerais de ma compagne définitive. La seule différence à faire est celle qui existe entre l’objet neuf et l’objet d’occasion. Bast! on peut trouver, j’y vais songer!

14 juin.—Berthe!... Voilà mon affaire. Vingt ans, jolie, sortant du Conservatoire, attendant un rôle, future étoile. De la tenue, de la fierté, de l’esprit et de... l’amour. Objet d’occasion pouvant passer pour neuf.

15 juin.—Elle est libre. Sans engagement d’affaires ou de cœur, elle accepte. J’ai commandé moi-même ses robes, pour qu’elle n’ait pas l’air d’une fille.

20 juin.—Bâle. Elle dort. Je vais commencer mes notes de voyage.

Elle est charmante tout à fait. Quand elle est venue au-devant de moi à la gare, je ne la reconnaissais pas, tant elle avait l’air femme du monde. Certes, elle a de l’avenir, cette enfant... au théâtre.

Elle me sembla changée de manières, de démarche, d’attitude, de gestes, de sourire, de voix, de tout, irréprochable enfin. Et coiffée! oh! coiffée d’une façon divine, d’une façon charmante et simple, en femme qui n’a plus à attirer les yeux, qui n’a plus à plaire à tous, dont le rôle n’est plus de séduire, du premier coup, ceux qui la voient, mais qui veut plaire à un seul, discrètement, uniquement. Et cela se montrait en toute son allure. C’était indiqué si finement et si complètement, la métamorphose m’a paru si absolue et si savante, que je lui offris mon bras comme j’aurais fait à ma femme. Elle le prit avec aisance comme si elle eût été ma femme.

En tête à tête dans le coupé, nous sommes restés d’abord immobiles et muets. Puis elle releva sa voilette et sourit... Rien de plus. Un sourire de bon ton. Oh! je craignais le baiser, la comédie de la tendresse, l’éternel et banal jeu des filles; mais non, elle s’est tenue. Elle est forte.

Puis nous avons causé, un peu comme des jeunes époux, un peu comme des étrangers. C’était gentil. Elle souriait souvent en me regardant. C’est moi maintenant qui avais envie de l’embrasser. Mais je suis demeuré calme.

A la frontière, un fonctionnaire galonné ouvrit brusquement la portière et me demanda:

—Votre nom, Monsieur?

Je fus surpris. Je répondis:

—Marquis de Roseveyre.

—Vous allez?

—Aux eaux de Loëche, dans le Valais.

Il écrivait sur un registre. Il reprit:

—Madame est votre femme?

Que faire? Que répondre? Je levai les yeux sur elle, en hésitant. Elle était pâle et regardait au loin... Je sentis que j’allais l’outrager bien gratuitement. Et puis, enfin, j’en faisais ma compagne, pour un mois.

Je prononçai: «Oui, Monsieur».

Je la vis soudain rougir. J’en fus heureux.

Mais à l’hôtel, ici, en arrivant, le propriétaire lui tendit le registre. Elle me le passa tout aussitôt; et je compris qu’elle me regardait écrire. C’était notre premier soir d’intimité!... Une fois la page tournée, qui donc le lirait, ce registre? Je traçai: «Marquis et marquise de Roseveyre, se rendant à Loëche.»

21 juin.—Six heures du matin. Bâle. Nous partons pour Berne. J’ai eu la main heureuse décidément.

21 juin.—Dix heures du soir. Singulière journée. Je suis un peu ému. C’est bête et drôle.

Pendant le trajet, nous avons peu parlé. Elle s’était levée un peu tôt; elle était fatiguée; elle sommeillait.

Sitôt à Berne, nous avons voulu contempler ce panorama des Alpes que je ne connaissais point; et nous voici partis à travers la ville, comme deux jeunes mariés.

Et soudain, nous apercevons une plaine démesurée, et là-bas, là-bas, les glaciers. De loin, comme ça, ils ne semblaient pas immenses, et cependant cette vue m’a fait passer un frisson dans les veines. Un radieux soleil couchant tombait sur nous; la chaleur était terrible. Ils restaient froids et blancs, eux, les monts de glace. La Jungfrau, la Vierge, dominant ses frères, tendait son large flanc de neige, et tous, jusqu’à perte de vue, se dressaient autour d’elle, les géants à tête pâle, les éternels sommets gelés que le jour mourant faisait plus clairs, comme argentés, sur l’azur foncé du soir.

Leur foule inerte et colossale donnait l’idée du commencement d’un monde surprenant nouveau, d’une région escarpée, morte, figée, mais attirante comme la mer, pleine d’un pouvoir de séduction mystérieuse. L’air qui avait caressé ces cimes toujours gelées, semblait venir à nous par-dessus les campagnes étroites et fleuries, autre que l’air fécondant des plaines. Il avait quelque chose d’âpre et de fort, de stérile, comme une saveur des espaces inaccessibles.

Berthe, éperdue, regardait sans pouvoir prononcer un mot.

Tout à coup, elle me prit la main et la serra. J’avais moi-même à l’âme cette sorte de fièvre, cette exaltation qui nous saisit devant certains spectacles inattendus. Je pris cette petite main frémissante et je la portai à mes lèvres; et je la baisai, ma foi, avec amour.

J’en suis resté un peu troublé. Mais par qui? Par elle, ou par les glaciers?

24 juin.—Loëche, dix heures du soir.

Tout le voyage a été délicieux. Nous avons passé un demi-jour à Thun, à regarder la rude frontière des montagnes que nous devions franchir le lendemain.

Au soleil levant, nous avons traversé le lac le plus beau de la Suisse, peut-être. Des mulets nous attendaient. Nous nous sommes assis sur leur dos et nous voici partis. Après avoir déjeuné dans une petite ville, nous avons commencé à gravir, entrant lentement dans la gorge qui monte, boisée, toujours dominée par de hautes cimes. De place en place, sur les pentes qui semblent venir du ciel, on distingue des points blancs, des chalets, poussés là on ne sait comment. Nous avons franchi des torrents, aperçu parfois, entre deux sommets élancés et couverts de sapins, une immense pyramide de neige qui semblait si proche qu’on aurait juré d’y parvenir en vingt minutes, mais qu’on aurait à peine atteinte en vingt-quatre heures.

Parfois nous traversions des chaos de pierres, des plaines étroites jonchées de rocs éboulés comme si deux montagnes s’étaient heurtées dans cette lice, laissant sur le champ de bataille les débris de leurs membres de granit.

Berthe, exténuée, dormait sur sa bête, ouvrant parfois les yeux pour voir encore. Elle finit par s’assoupir, et je la soutenais d’une main, heureux de ce contact, de sentir à travers sa robe la douce chaleur de son corps. La nuit vint, nous montions toujours. On s’arrêta devant la porte d’une petite auberge perdue dans la montagne.

Nous avons dormi! Oh! dormi!

Au jour levant, je courus à la fenêtre, et je poussai un cri. Berthe arriva près de moi et demeura stupéfaite et ravie. Nous avions dormi dans les neiges.

Tout autour de nous, des monts énormes et stériles, dont les os gris saillaient sous leur manteau blanc, des monts sans pins, mornes et glacés, s’élevaient si haut qu’ils semblaient inaccessibles.

Une heure après nous être remis en route, nous aperçûmes, au fond de cet entonnoir de granit et de neige, un lac noir, sombre, sans une ride, que nous avons longtemps suivi. Un guide nous apporta quelques edelweiss, les pâles fleurs des glaciers. Berthe s’en fit un bouquet de corsage.

Soudain, la gorge de rochers s’ouvrit devant nous, découvrant un horizon surprenant: toute la chaîne des Alpes piémontaises au delà de la vallée du Rhône.

Les grands sommets, de place en place, dominaient la foule des moindres cimes. C’étaient le mont Rose, grave et pesant; le Cervin, droite pyramide où tant d’hommes sont morts; la Dent-du-Midi; cent autres pointes blanches, luisantes comme des têtes de diamants, sous le soleil.

Mais brusquement, le sentier que nous suivions s’arrêta au bord d’un abîme, et dans le gouffre, dans le fond du trou noir creux de deux mille mètres, enfermé entre quatre murailles de rochers droits, bruns, farouches, sur une nappe de gazon, nous aperçûmes quelques points blancs assez semblables à des moutons dans un pré. C’étaient les maisons de Loëche.

Il fallut quitter les mulets, la route étant périlleuse. Le sentier descend le long du roc, serpente, tourne, va, revient, dominant toujours le précipice, et toujours aussi le village qui grandit à mesure qu’on approche. C’est là ce qu’on appelle le passage de la Gemmi, un des plus beaux des Alpes, sinon le plus beau.

Berthe s’appuyait sur moi, poussait des cris de joie et des cris d’effroi, heureuse et peureuse comme une enfant. Comme nous étions à quelques pas des guides et cachés par une saillie de roche, elle m’embrassa. Je l’étreignis...

Je m’étais dit:

—A Loëche, j’aurai soin de faire comprendre que je ne suis point avec ma femme.

Mais partout je l’avais traitée comme telle, partout je l’avais fait passer pour la marquise de Roseveyre. Je ne pouvais guère maintenant l’inscrire sous un autre nom. Et puis je l’aurais blessée au cœur, et vraiment elle était charmante.

Mais je lui dis:

—Ma chère amie, tu portes mon nom; on me croit ton mari; j’espère que tu te conduiras envers tout le monde avec une extrême prudence et une extrême discrétion. Pas de connaissances, pas de causeries, pas de relations. Qu’on te croie fière, mais agis en sorte que je n’aie jamais à me reprocher ce que j’ai fait.

Elle répondit:

—N’aie pas peur, mon petit René.

26 juin.—Loëche n’est pas triste. Non. C’est sauvage, mais très beau. Cette muraille de roches hautes de deux milles mètres, d’où glissent cent torrents pareils à des filets d’argent; ce bruit éternel de l’eau qui roule; ce village enseveli dans les Alpes d’où l’on voit, comme du fond d’un puits, le soleil lointain traverser le ciel; le glacier voisin, tout blanc dans l’échancrure de la montagne, et ce vallon plein de ruisseaux, plein d’arbres, plein de fraîcheur et de vie, qui descend vers le Rhône et laisse voir à l’horizon les cimes neigeuses du Piémont: tout cela me séduit et m’enchante. Peut-être que... si Berthe n’était pas là?...

Elle est parfaite, cette enfant, réservée et distinguée plus que personne. J’entends dire:

—Comme elle est jolie, cette petite marquise!...

27 juin.—Premier bain. On descend directement de la chambre dans les piscines, où vingt baigneurs trempent déjà, vêtus de longues robes de laine, hommes et femmes ensemble. Les uns mangent, les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi de petites tables flottantes. Parfois on joue au furet, ce qui n’est pas toujours convenable. Vus des galeries qui entourent le bain, nous avons l’air de gros crapauds dans un baquet.

Berthe est venue s’asseoir dans cette galerie pour causer un peu avec moi. On l’a beaucoup regardée.

28 juin.—Deuxième bain. Quatre heures d’eau. J’en aurai huit heures dans huit jours. J’ai pour compagnons plongeurs le prince de Vanoris (Italie), le comte Lovenberg (Autriche), le baron Samuel Vernhe (Hongrie ou ailleurs), plus une quinzaine de personnages de moindre importance, mais tous nobles. Tout le monde est noble dans les villes d’eaux.

Ils me demandent, l’un après l’autre, à être présentés à Berthe. Je réponds: «Oui!» et je me dérobe. On me croit jaloux, c’est bête!

29 juin.—Diable! diable! la princesse de Vanoris est venue elle-même me trouver, désirant faire la connaissance de ma femme, au moment où nous rentrions à l’hôtel. J’ai présenté Berthe, mais je l’ai priée d’éviter avec soin de rencontrer cette dame.

2 juillet.—Le prince nous a pris hier au collet pour nous mener dans son appartement, où tous les baigneurs de marque prenaient le thé. Berthe était certes mieux que toutes les femmes; mais que faire?

3 juillet.—Ma foi, tant pis! Parmi ces trente gentilshommes, n’en est-il pas au moins dix de fantaisie? Parmi ces seize ou dix-sept femmes, en est-il plus de douze sérieusement mariées; et, sur ces douze, en est-il plus de six irréprochables? Tant pis pour elles, tant pis pour eux. Ils l’ont voulu!

10 juillet.—Berthe est la reine de Loëche! Tout le monde en est fou; on la fête, on la gâte, on l’adore! Elle est d’ailleurs superbe de grâce et de distinction. On m’envie.

La princesse de Vanoris m’a demandé:

—Ah çà, marquis, où donc avez-vous trouvé ce trésor-là?

J’avais envie de répondre:

—Premier prix du Conservatoire, classe de comédie, engagée à l’Odéon, libre à partir du 5 août 1880!

Quelle tête elle aurait fait, miséricorde!

20 juillet.—Berthe est vraiment surprenante. Pas une faute de tact, pas une faute de goût; une merveille!

 

10 août.—Paris. Fini. J’ai le cœur gros. La veille du départ je crus que tout le monde allait pleurer.

On résolut d’aller voir lever le soleil sur le Torrenthorn, puis de redescendre pour l’heure de notre départ.

On se mit en route vers minuit, sur des mulets. Des guides portaient des falots: et la longue caravane se déroulait dans les chemins tournants de la forêt de pins. Puis on traversa les pâturages où des troupeaux de vaches errent en liberté. Puis on atteignit la région des pierres, où l’herbe elle-même disparaît.

Parfois, dans l’ombre, on distinguait, soit à droite, soit à gauche, une masse blanche, un amoncellement de neige dans un trou de la montagne.

Le froid devenait mordant, piquait les yeux et la peau. Le vent desséchant des sommets soufflait, brûlant les gorges, apportant les haleines gelées de cent lieues de pics de glace.

Quand on parvint au faîte, il faisait nuit encore. On déballa toutes les provisions pour boire le champagne au soleil levant.

Le ciel pâlissait sur nos têtes. Nous apercevions déjà un gouffre à nos pieds; puis, à quelques centaines de mètres, un autre sommet.

L’horizon entier semblait livide, sans qu’on distinguât rien encore au loin.

Bientôt on découvrit, à gauche, une cime énorme, la Jungfrau, puis une autre, puis une autre. Elles apparaissaient peu à peu comme si elles se fussent levées dans le jour naissant. Et nous demeurions stupéfaits de nous trouver ainsi au milieu de ces colosses, dans ce pays désolé de la neige éternelle. Soudain, en face, se déroula la chaîne démesurée du Piémont. D’autres cimes apparurent au nord. C’était bien l’immense pays des grands monts aux fronts glacés, depuis le Rhindenhorn, lourd comme son nom, jusqu’au fantôme à peine visible du patriarche des Alpes, le mont Blanc. Les uns étaient fiers et droits, d’autres accroupis, d’autres difformes, mais tous pareillement blancs, comme si quelque Dieu avait jeté sur la terre bossue une nappe immaculée.

Les uns semblaient si près qu’on aurait pu sauter dessus; les autres étaient si loin qu’on les distinguait à peine.

Le ciel devint rouge; et tous rougirent. Les nuages semblaient saigner sur eux. C’était superbe, presque effrayant.

Mais bientôt la nue enflammée pâlit, et toute l’armée des cimes insensiblement devint rose, d’un rose doux et tendre comme des robes de jeune fille.

Et le soleil parut au-dessus de la nappe des neiges. Alors, tout à coup, le peuple entier des glaciers fut blanc, d’un blanc luisant, comme si l’horizon eût été plein d’une foule de dômes d’argent.

Les femmes, extasiées, regardaient cela.

Elles tressaillirent, un bouchon de champagne venait de sauter; et le prince de Vanoris, présentant un verre à Berthe, s’écria:

—Je bois à la marquise de Roseveyre!

Tous crièrent: «Je bois à la marquise de Roseveyre!»

Elle monta debout sur sa mule et répondit:

—Je bois à tous mes amis!

Trois heures plus tard, nous prenions le train pour Genève, dans la vallée du Rhône.

A peine fûmes-nous seuls, que Berthe, si heureuse et si gaie tout à l’heure, se mit à sangloter, la figure dans ses mains.

Je m’élançai à ses genoux:

—Qu’as-tu? qu’as-tu? dis-moi, qu’as-tu?

Elle balbutia à travers ses larmes.

—C’est... c’est... c’est donc fini d’être une honnête femme!

Certes, je fus à ce moment sur le point de faire une bêtise, une grande bêtise!... Je ne la fis pas.

Je quittai Berthe en rentrant à Paris. J’aurais peut-être été trop faible, plus tard.

(Le journal du marquis de Roseveyre n’offre aucun intérêt pendant les deux années qui suivirent. Nous retrouvons, à la date du 20 juillet 1883, les lignes suivantes.)

20 juillet 1883.—Florence. Triste souvenir tantôt. Je me promenais aux Cassines quand une femme fit arrêter sa voiture et m’appela. C’était la princesse de Vanoris. Dès qu’elle me vit à portée de voix:

—Oh! marquis, mon cher marquis, que je suis contente de vous rencontrer! Vite, vite, donnez-moi des nouvelles de la marquise; c’est bien la plus charmante femme que j’aie vue en toute ma vie.

Je restai surpris, ne sachant que dire et frappé au cœur d’un coup violent. Je balbutiai:

—Ne me parlez jamais d’elle, princesse, voici trois ans que je l’ai perdue.

Elle me prit la main.

—Oh! que je vous plains, mon ami.

Elle me quitta. Je suis rentré triste, mécontent, pensant à Berthe, comme si nous venions de nous séparer.

Le Destin bien souvent se trompe!

Combien de femmes honnêtes étaient nées pour être des filles, et le prouvent.

Pauvre Berthe! Combien d’autres étaient nées pour être des femmes honnêtes... Et celle-là... plus que toutes... peut-être... Enfin... n’y pensons plus.

Aux Eaux ont paru dans le Gaulois du mardi 24 juillet 1883.


EN BRETAGNE.

Juillet 1882.

Voici la saison des voyages, la saison claire où l’on aime les horizons nouveaux, les vastes étendues de mer bleue où se repose l’œil, où se calme l’esprit, les vallons boisés et frais où parfois le cœur s’attendrit sans qu’on sache pourquoi, quand on s’assied, au soir tombant, sur un talus de route en velours vert et qu’on regarde, à ses pieds, un peu d’eau brune et dormante où se mire le soleil couchant au fond de l’ornière creusée par des roues de charrettes.

J’aime à la folie ces marches dans un monde qu’on croit découvrir, les étonnements subits devant des mœurs qu’on ne soupçonnait point, cette constante tension de l’intérêt, cette joie des yeux, cet éveil sans fin de la pensée.

Mais une chose, une seule, me gâte ces explorations charmantes: la lecture des guides. Écrits par des commis voyageurs en kilomètres, avec des descriptions odieuses et toujours fausses, des renseignements invariablement erronés, des indications de chemins purement fantaisistes, ils sont, sauf un seul, un guide allemand excellent, la consolation des bonnetiers voyageant en train de plaisir et visitant la contrée dans le Joanne, et le désespoir des vrais routiers qui vont, sac au dos, canne à la main, par les sentiers, par les ravins, le long des plages.

Ils mentent, ils ne savent rien, ils ne comprennent rien, ils enlaidissent, par leur prose emphatique et stupide, les plus ravissants pays; ils ne connaissent que les grand’routes et ne valent guère moins cependant que la carte dite d’état-major, où les barrages de la Seine faits depuis trente ans bientôt ne sont point encore indiqués.

Et cependant, comme on aime, en voyageant, connaître un peu d’avance la région où l’on s’aventure! Comme on est heureux quand on trouve un livre où quelque vagabond sincère a jeté quelques-unes de ses visions! Ce n’est là qu’une présentation, qui vous prépare seulement à connaître les lieux. Parfois c’est plus. Quand on s’enfonce en Algérie jusqu’à l’oasis de Laghouat, il faut lire chaque jour, à chaque heure du voyage, l’admirable livre de Fromentin: Un été dans le Sahara. Celui-là vous ouvre les yeux et l’esprit, il éclaire encore, semble-t-il, ces plaines, ces montagnes, ces solitudes brûlantes, il vous révèle l’âme même du désert.

Il est partout, en France, des coins presque inconnus et charmants. Sans avoir la prétention de faire un guide nouveau, je voudrais de temps en temps indiquer seulement quelques courtes excursions, des voyages de dix ou quinze jours, accomplis par tous les marcheurs, mais ignorés de tous les sédentaires.

Ne suivre jamais les grand’routes, et toujours les sentiers, coucher dans les granges quand on ne rencontre point d’auberges, manger du pain et boire de l’eau quand les vivres sont introuvables, et ne craindre ni la pluie, ni les distances, ni les longues heures de marche régulière, voilà ce qu’il faut pour parcourir et pénétrer un pays jusqu’au cœur, pour découvrir, tout près des villes où passent les touristes, mille choses qu’on ne soupçonnait pas.

Entre toutes les vieilles provinces de France, la Bretagne est une des plus curieuses; on en peut, en dix jours, connaître assez pour en savoir le tempérament, car chaque pays, comme chaque homme, a le sien.

Traversons-la, en quelques lignes. Allons seulement de Vannes à Douarnenez, en suivant la côte, la vraie côte bretonne, solitaire et basse, semée d’écueils, où le flot gronde toujours et semble répondre aux sifflements du vent dans la lande.

Le Morbihan, espèce de mer intérieure, qui monte et descend sous la pression des marées du grand Océan, s’étend devant le port de Vannes. Il le faut traverser pour gagner le large.

Il est plein d’îles, d’îles druidiques, mystérieuses, hantées. Elles portent au dos des tumulus, des menhirs, des dolmens, toutes ces pierres étranges qui furent presque des dieux. Ces îlots, au dire des Bretons, sont aussi nombreux que les jours de l’année. Le Morbihan est une mer symbolique secouée par les superstitions.

Et voilà le grand charme de cette contrée; elle est la nourrice des légendes. Mortes partout, les vieilles croyances demeurent enracinées dans ce sol de granit. Les vieilles histoires aussi sont indestructibles dans ce pays; et le paysan vous parle des aventures accomplies quinze siècles plus tôt comme si elles dataient d’hier, comme si son père ou son grand-père les avait vues.

Il est des souterrains où les morts restent intacts, comme au jour où l’immobilité les frappa, séchés seulement, parce que la source du sang est tarie. Ainsi les souvenirs vivent éternellement dans ce coin de France, les souvenirs, et même les manières de penser des aïeux.

J’avais quitté Vannes le jour même de mon arrivée, pour aller visiter un château historique, Sucinio, et, de là, gagner Locmariaker, puis Carnac et, suivant la côte, Pont-l’Abbé, Penmarch, la pointe du Raz, Douarnenez.

Le chemin longeait d’abord le Morbihan, puis prenait à travers une lande illimitée, entrecoupée de fossés pleins d’eau, et sans une maison, sans un arbre, sans un être, toute peuplée d’ajoncs qui frémissaient et sifflaient sous un vent furieux, emportant à travers le ciel des nuages déchiquetés qui semblaient gémir.

Je traversai plus loin un petit hameau où rôdaient, pieds nus, trois paysans sordides et une grande fille de vingt ans, dont les mollets étaient noirs de fumier; et, de nouveau, ce fut la lande, déserte, nue, marécageuse, allant se perdre dans l’Océan, dont la ligne grise, éclairée parfois par des lueurs d’écume, s’allongeait là-bas au-dessus de l’horizon.

Et, au milieu de cette étendue sauvage, une haute ruine s’élevait; un château carré, flanqué de tours, debout, là, tout seul, entre ces deux déserts: la lande et la mer.

Ce vieux manoir de Sucinio, qui date du XIIIe siècle, est illustre. C’est là que naquit ce grand connétable de Richemont qui reprit la France aux Anglais.

Plus de portes. J’entrai dans la vaste cour solitaire, où les tourelles écroulées font des amoncellements de pierres; et, gravissant des restes d’escaliers, escaladant les murailles éventrées, m’accrochant aux lierres, aux quartiers de granit à moitié descellés, à tout ce qui tombait sous ma main, je parvins au sommet d’une tour, d’où je regardai la Bretagne.

En face de moi, derrière un morceau de plaine inculte, l’Océan sale et grondant sous un ciel noir; puis, partout, la lande! Là-bas, à droite, la mer du Morbihan, avec ses rives déchirées, et, plus loin, à peine visible, une tache blanche illuminée, Vannes, qu’éclairait un rayon de soleil, glissé on ne sait comment, entre deux nuages. Puis encore très loin, un cap démesuré: Quiberon!

Et tout cela triste, mélancolique, navrant. Le vent pleurait en parcourant ces espaces mornes; j’étais bien dans le vieux pays hanté; et, dans ces murs, dans ces ajoncs ras et sifflants, dans ces fossés où l’eau croupit, je sentais rôder des légendes.

Le lendemain, je traversais Saint-Gildas, où semble errer le spectre d’Abeilard. A Port-Navalo, le marin qui me fit passer le détroit me parla de son père, un chouan, de son frère aîné, un chouan, et de son oncle le curé, encore un chouan, morts tous les trois... Et sa main étendue montrait Quiberon.

A Locmariaker, j’entrai dans la patrie des druides. Un Breton me montra la table de César, un monstre de granit soulevé par des colosses; puis il me parla de César comme d’un ancien qu’il aurait vu.

Enfin, suivant toujours la côte entre la lande et l’Océan, vers le soir, du sommet d’un tumulus, j’aperçus devant moi les champs de pierres de Carnac.

Elles semblent vivantes, ces pierres alignées interminablement, géantes ou toutes petites, carrées, longues, plates, avec des aspects de grands corps minces ou ventrus. Quand on les regarde longtemps, on les voit remuer, se pencher, vivre!

On se perd au milieu d’elles; un mur parfois interrompt cette foule de granit; on le franchit, et l’étrange peuple recommence, planté comme des avenues, espacé comme des soldats, effrayant comme des apparitions.

Et le cœur vous bat; l’esprit malgré vous s’exalte, remonte les âges, se perd dans les superstitieuses croyances.

Comme je restais immobile, stupéfait et ravi, un bruit subit derrière moi me donna une telle secousse que je me retournai d’un bond; et un vieux homme vêtu de noir, avec un livre sous le bras, m’ayant salué, me dit: «Ainsi, Monsieur, vous visitez notre Carnac.» Je lui racontai mon enthousiasme et la frayeur qu’il m’avait faite. Il continua: «Ici, Monsieur, il y a dans l’air tant de légendes que tout le monde a peur sans savoir de quoi. Voilà cinq ans que je fais des fouilles sous ces pierres; elles ont presque toutes un secret, et je m’imagine parfois qu’elles ont une âme. Quand je remets les pieds au boulevard, je souris, là-bas, de ma bêtise; mais quand je reviens à Carnac, je suis croyant, croyant inconscient; sans religion précise, mais les ayant toutes.»

Et, frappant du pied:

«Ceci est une terre de religion; il ne faut jamais plaisanter avec les croyances éteintes; car rien ne meurt. Nous sommes, Monsieur, chez les druides, respectons leur foi!»

Le soleil, disparu dans la mer, avait laissé le ciel tout rouge, et cette lueur saignait aussi sur les grandes pierres, nos voisines.

Le vieux sourit:

«Figurez-vous que ces terribles croyances ont en ce lieu tant de force, que j’ai eu, ici même, une vision! Que dis-je! une apparition véritable! Là, sur ce dolmen, un soir, à cette heure, j’ai aperçu distinctement l’enchanteresse Koridwen, qui faisait bouillir l’eau miraculeuse.»

Je l’arrêtai, ignorant quelle était l’enchanteresse Koridwen.

Il fut révolté.

«Comment! vous ne connaissez pas la femme du dieu Hu et la mère des korrigans!

—Non, je l’avoue. Si c’est une légende, contez-la-moi.»

Je m’assis sur un menhir, à son côté.

Il parla.

«Le dieu Hu, père des druides, avait pour épouse l’enchanteresse Koridwen. Elle lui donna trois enfants, Mor-Vrau, Creiz-Viou, une fille, la plus belle du monde, et Aravik-Du, le plus affreux des êtres.

«Koridwen, dans son amour maternel, voulut au moins laisser quelque chose à ce fils si disgracié, et elle résolut de lui faire boire l’eau de la divination.

«Cette eau devait bouillir pendant un an. L’enchanteresse confia la garde du vase qui la contenait à un aveugle nommé Morda et au nain Gwiou.

«L’année allait expirer, quand, les deux veilleurs se relâchant de leur zèle, un peu de la liqueur sacrée se répandit, et trois gouttes tombèrent sur le doigt du nain, qui, le portant à sa bouche, connut tout à coup l’avenir. Le vase aussitôt se brisa de lui-même, et Koridwen, apparaissant, se précipita sur Gwiou, qui s’enfuit.

«Comme il allait être atteint, pour courir plus vite, il se changea en lièvre; mais aussitôt l’enchanteresse, devenant lévrier, s’élança derrière lui. Elle allait le saisir sur le bord d’un fleuve, mais, prenant subitement la forme d’un poisson, il se précipita dans le courant. Alors, une loutre énorme surgit qui le poursuivit de si près qu’il ne put échapper qu’en devenant oiseau. Or, un grand épervier descendit du fond du ciel, les ailes étendues, le bec ouvert; c’était toujours Koridwen; et Gwiou, frissonnant de peur, se changeant en grain de blé, se laissa choir sur un tas de froment.

«Alors, une grosse poule noire, accourant, l’avala. Koridwen, vengée, se reposait, quand elle s’aperçut qu’elle allait être mère de nouveau.

Le grain de blé avait germé en elle; et un enfant naquit, que Hu abandonna sur l’eau dans un berceau d’osier. Mais l’enfant, sauvé par le fils du roi Gouydno, devint un génie, l’esprit de la lande, le korrigan. C’est donc de Koridwen que naquirent tous les petits êtres fantastiques, les nains, les follets qui hantent ces pierres. Ils vivent là-dessous, dit-on, dans des trous, et sortent au soir pour courir à travers les ajoncs. Restez ici longtemps, Monsieur, au milieu de ces monuments enchantés; regardez fixement quelque dolmen couché sur le sol, et vous entendrez bientôt la terre frissonner, vous verrez la pierre remuer, vous tremblerez de peur en apercevant la tête d’un korrigan, qui vous regarde en soulevant du front le bloc de granit posé sur lui.—Maintenant, allons dîner.»

La nuit était venue, sans lune, toute noire, pleine des rumeurs du vent. Les mains étendues, je marchais en heurtant les grandes pierres dressées; et ce récit, le pays, mes pensées, tout avait pris un ton tellement surnaturel, que je n’aurais point été surpris de sentir tout à coup un korrigan courir entre mes jambes.

Le lendemain je me remis en route, traversant des landes, des villages, des villes, Lorient, Quimperlé, si jolie dans son vallon, Quimper.

La grand’route part de Quimper, monte une côte, coupe des vallées, passe une sorte de lac herbeux et morne, et pénètre enfin dans Pont-l’Abbé, la petite cité la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va du Morbihan à la pointe du Raz.

A l’entrée, un vieux château flanqué de tours, mouille le pied de ses murs dans un étang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivière sort de là, que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Et dans les rues étroites aux maisons séculaires, les hommes portent le chapeau aux bords immenses, le gilet brodé magnifiquement, et les quatre vestes superposées: la première grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas deviner leur gorge puissante et martyrisée. Et elles sont coiffées d’une étrange façon. Sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or et d’argent.

Et la route sort de nouveau de cette petite cité du moyen âge oubliée là. Elle s’avance à travers la lande piquée d’ajoncs. De temps en temps, trois ou quatre vaches paissent le long du chemin, toujours accompagnées d’un mouton. Pendant plusieurs jours, on se demande pourquoi on ne voit jamais de vaches sans un mouton. Cette question vous tracasse, vous harcèle, devient une obsession. On cherche alors un homme près de qui s’informer. On le trouve, non sans peine, car souvent pendant une semaine entière, en rôdant par les villages, on ne rencontre personne qui sache un mot de français. Enfin quelque curé, qui lit son bréviaire en marchant à pas mesurés, vous apprend avec politesse que ce mouton constitue la part du loup.

Un mouton vaut moins qu’une vache, et, comme sa prise n’offre aucun danger, le loup toujours le préfère. Mais il arrive souvent que les vaillantes petites vaches forment le bataillon carré pour défendre leur innocent camarade, et reçoivent au bout de leurs cornes affilées la bête hurlante en quête de chair vive.

Le loup! Là aussi on le retrouve, ce loup légendaire qui terrifia notre enfance, le loup blanc, le grand loup blanc que tous les chasseurs ont vu et que personne n’a jamais tué.

Jamais on ne l’aperçoit au matin. C’est vers cinq heures en hiver, au moment où le soleil se couche, qu’il apparaît filant sur une cime dénudée, traînant sur le ciel sa longue silhouette qui passe et fuit.

Pourquoi personne ne l’a-t-il tué? Ah! voilà. Une supposition cependant. Les forts déjeuners de chasse commencent toujours vers une heure et finissent à quatre. On a beaucoup bu, et parlé du loup blanc. En sortant de table, on le voit. Quoi d’étonnant aussi à ce qu’on ne le tue pas?

J’allais devant moi, sur la route grise ferrée de granit, et luisante quand brille le soleil. La plaine des deux côtés est plate, semée d’ajoncs. De place en place, une grosse pierre couchée entretient dans la pensée le constant souvenir des druides; et le vent qui souffle au ras de terre, siffle dans les buissons épineux. Parfois, un bruit sourd, comme un coup de canon lointain, fait frémir le sol; car j’approche de Penmarch, où la mer s’enfonce, paraît-il, en des cavernes sonores. Les lames engouffrées en ces trous secouent la côte entière, se font entendre jusqu’à Quimper, par les jours de tempête.

Depuis longtemps déjà on aperçoit la grande ligne des flots gris, qui semblent dominer toute cette campagne nue et basse. Crevant partout la vague, des rochers, des troupeaux d’écueils pointus montrent leurs têtes noires cerclées d’écume comme si elles bavaient; et là-bas, contre l’eau, quelques maisons frileuses cherchent à se cacher derrière des petits tas de pierres pour éviter l’éternel ouragan du large et la pluie salée de l’Océan. Un grand phare, qui tremble sur sa base de rochers, s’avance jusqu’à la vague, et les gardiens racontent que parfois, dans les nuits de tourmente, la longue colonne de granit tangue comme un navire, et que l’horloge s’abat face contre terre, et que les objets accrochés aux murs se détachent, tombent et se brisent.

Depuis ce lieu jusqu’au Conquet, c’est le pays des naufrages. C’est là que semble embusquée la mort, la hideuse mort de la mer, la Noyade. Aucune côte n’est plus dangereuse, plus redoutée, plus mangeuse d’hommes.

Au fond des petites maisons basses des pêcheurs, on voit grouiller, dans la fange, avec les porcs, une femme vieille, de grandes filles aux jambes nues et sales, et les fils, dont le plus âgé marque trente ans. Presque jamais on ne trouve le père, rarement l’aîné. Ne demandez pas où ils sont, car la vieille tendrait la main vers l’horizon bondissant et soulevé, qui semble toujours prêt à se ruer sur ce pays.

Ce n’est pas seulement la mer perfide qui les dévore ainsi, ces hommes. Elle a un allié tout-puissant, plus perfide encore, et qui l’aide, chaque nuit, en ses gloutonneries de chair humaine, l’alcool. Les pêcheurs le savent et l’avouent. «Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil. Mais, quand la bouteille est vide, on ne le voit plus.»

La plage de Penmarch fait peur. C’est bien ici que les naufrageurs devaient attirer les vaisseaux perdus, en attachant aux cornes d’une vache, dont la patte était entravée pour qu’elle boitât, la lanterne trompeuse qui simulait un autre navire.

Voici, un peu à droite, une roche devenue célèbre par un horrible drame. La femme d’un des derniers préfets du Morbihan était assise sur cette pierre, ayant sur ses genoux sa petite fille. La mer, à quelques mètres sous elles, semblait calme, inoffensive, endormie.

Soudain un de ces flots singuliers, qu’on appelle des vagues sourdes, monta, venu sans bruit, le dos gonflé, irrésistible, et, escaladant la roche, comme un malfaiteur furtif, il emporta les deux femmes qu’il engloutit en un moment. Des douaniers, qui passaient au loin, ne virent plus qu’une ombrelle rose, flottant doucement sur la mer recalmée, et la grande roche nue, ruisselante.

Pendant un an, les avocats et les médecins discutèrent, arguèrent, plaidèrent pour savoir laquelle, de la mère ou de l’enfant emportées dans le même flot, était morte la première. On noya des chattes avec leurs petits, des chiennes avec leurs toutous, des lapines avec leurs lapereaux, afin qu’aucun doute ne subsistât, car une grosse question d’héritage en dépendait, la fortune devant aller à l’une ou à l’autre famille suivant que la dernière convulsion avait dû être plus persistante dans le petit corps ou dans le grand.

Presque en face de ce lieu sinistre se dresse un calvaire de granit, comme on en voit partout en ce pays pieux où les croix, si vieilles elles-mêmes, sont aussi nombreuses que les dolmens leurs aînés. Mais ce calvaire s’élève au-dessus d’un bas-relief étrange, représentant d’une façon grossière et comique l’accouchement de la Vierge Marie. Un Anglais, en passant, admira la sculpture naïve, et la fit recouvrir d’un toit afin de la préserver des atteintes de ce climat sauvage.

Et nous suivons la plage, l’interminable plage, tout le long de la baie d’Audierne. Il faut passer à gué ou à la nage deux petites rivières, peiner dans le sable ou sur la poussière de varech, aller toujours entre ces deux solitudes, l’une remuante, l’autre immobile, la mer et la lande.

Voici Audierne, triste petit port, qu’anime seulement l’entrée et la sortie des barques allant pêcher la sardine.

Avant de partir, au matin, on goûte, au lieu du vulgaire café au lait, quelques-uns de ces petits poissons frais, poudrés de sel, savoureux, parfumés, vraies violettes des flots. Et on repart vers la pointe du Raz, cette fin du monde, ce bout de l’Europe.

On monte, on monte toujours, et soudain on aperçoit deux mers, à gauche l’Océan, à droite la Manche.

C’est là qu’elles se rencontrent, qu’elles se battent sans cesse, heurtant leurs courants et leurs vagues toujours furieuses, chavirant les navires et les avalant comme des dragées.

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