Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 10
NOTE.
L’Héritage a paru dans la Vie militaire, mars et avril 1884.
Voir à l’Appendice la nouvelle intitulée: Un Million, où l’on trouvera l’idée première de L’Héritage.
DENIS.
A Léon Chapron.
I
MONSIEUR Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, son serviteur, et il sourit.
Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu et jovial, qu’on citait dans toute la contrée comme le modèle des domestiques, demanda:
—Monsieur est content, monsieur a reçu une bonne nouvelle?
M. Marambot n’était pas riche. Ancien pharmacien de village, célibataire, il vivait d’un petit revenu acquis avec peine en vendant des drogues aux paysans. Il répondit:
—Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dont je le menace; je recevrai demain mon argent. Cinq mille francs ne font pas de mal dans la caisse d’un vieux garçon.
Et M. Marambot se frottait les mains. C’était un homme d’un caractère résigné, plutôt triste que gai, incapable d’un effort prolongé, nonchalant dans ses affaires.
Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérable en profitant du décès de confrères établis en des centres importants, pour aller occuper leur place et prendre leur clientèle. Mais l’ennui de déménager, et la pensée de toutes les démarches qu’il lui faudrait accomplir, l’avaient sans cesse retenu; et il se contentait de dire après deux jours de réflexion:
—Bast! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien à attendre. Je trouverai mieux peut-être.
Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D’un caractère actif, il répétait sans cesse:
—Oh! moi, si j’avais eu le premier capital, j’aurais fait fortune. Seulement mille francs, et je tenais mon affaire.
M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petit jardin, où il se promenait, les mains derrière le dos, en rêvassant.
Denis, tout le jour, chanta comme un homme en joie, des refrains et des rondes du pays. Il montra même une activité inusitée, car il nettoya les carreaux de toute la maison, essuyant le verre avec ardeur, en entonnant à plein gosier ses couplets.
M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises, en souriant:
—Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien à faire pour demain.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit à Denis quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M. Marambot s’enferma aussitôt dans sa chambre jusqu’au milieu de l’après-midi. Il confia alors à son domestique quatre enveloppes pour la poste. Une d’elles était adressée à M. Malois, c’était sans doute un reçu de l’argent.
Denis ne posa point de questions à son maître; il parut aussi triste et sombre ce jour-là, qu’il avait été joyeux la veille.
La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire et s’endormit.
Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s’assit aussitôt dans son lit et écouta. Mais brusquement sa porte s’ouvrit, et Denis parut sur le seuil, tenant une bougie d’une main, un couteau de cuisine de l’autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les joues contractées comme celles des gens qu’agite une horrible émotion, et si pâle qu’il semblait un revenant.
M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allait se lever pour courir au-devant de lui, quand le domestique souffla la bougie en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains en avant pour recevoir le choc qui le renversa sur le dos; et il cherchait à saisir les bras de son domestique qu’il pensait maintenant atteint de folie, afin de parer les coups précipités qu’il lui portait.
Il fut atteint une première fois à l’épaule par le couteau, une seconde fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il se débattait éperdument, agitant ses mains dans l’obscurité, lançant aussi des coups de pied et criant:
—Denis! Denis! es-tu fou, voyons, Denis!
Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussé tantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenant furieusement. M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe et une fois au ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversa l’esprit et il se mit à crier:
—Finis donc, finis donc, Denis, je n’ai pas reçu mon argent.
L’homme aussitôt s’arrêta; et son maître entendait, dans l’obscurité, sa respiration sifflante.
M. Marambot reprit aussitôt:
—Je n’ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoir lieu; c’est pour ça que tu as porté les lettres à la poste. Lis plutôt celles qui sont sur mon secrétaire.
Et, d’un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa table de nuit et alluma sa bougie.
Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclaboussé le mur. Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglant aussi des pieds à la tête, se tenait debout au milieu de la chambre.
Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perdit connaissance.
Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant de reprendre ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain le souvenir de l’attentat et de ses blessures lui revint, et une peur si véhémente l’envahit, qu’il ferma les yeux pour ne rien voir. Au bout de quelques minutes son épouvante se calma, et il réfléchit. Il n’était pas mort sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il se sentait faible, très faible, mais sans souffrance vive, bien qu’il éprouvât en divers points du corps une gêne sensible, comme des pinçures. Il se sentait aussi glacé, et tout mouillé, et serré, comme roulé, dans des bandelettes. Il pensa que cette humidité venait du sang répandu; et des frissons d’angoisse le secouaient à la pensée affreuse de ce liquide rouge sorti de ses veines et dont son lit était couvert. L’idée de revoir ce spectacle épouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés avec force comme s’ils allaient s’ouvrir malgré lui.
Qu’était devenu Denis? Il s’était sauvé, probablement.
Mais qu’allait-il faire, maintenant, lui, Marambot? Se lever? appeler du secours? Or, s’il faisait un seul mouvement, ses blessures se rouvriraient sans aucun doute; et il tomberait mort au bout de son sang.
Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Son cœur cessa presque de battre. C’était Denis qui venait l’achever, certainement. Il retint sa respiration pour que l’assassin crût tout bien fini, l’ouvrage terminé.
Il sentit qu’on relevait son drap, puis qu’on lui palpait le ventre. Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. On le lavait maintenant avec de l’eau fraîche, tout doucement. Donc on avait découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Une joie éperdue le saisit; mais, par un reste de prudence, il ne voulut pas montrer qu’il avait repris connaissance, et il entr’ouvrit un œil, un seul, avec les plus grandes précautions.
Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne! Miséricorde! Il referma son œil avec précipitation.
Denis! Que faisait-il alors? Que voulait-il? Quel projet affreux nourrissait-il encore?
Ce qu’il faisait? Mais il le lavait pour effacer les traces! Et il allait l’enfouir maintenant dans le jardin, à dix pieds sous terre, pour qu’on ne le découvrît pas? Ou peut-être dans la cave, sous les bouteilles de vin fin?
Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membres palpitaient.
Il se disait: «Je suis perdu, perdu!» Et il serrait désespérément les paupières pour ne pas voir arriver le dernier coup de couteau. Il ne le reçut pas. Denis, maintenant, le soulevait et le ligaturait dans un linge. Puis il se mit à panser la plaie de la jambe avec soin, comme il avait appris à le faire quand son maître était pharmacien.
Aucune hésitation n’était plus possible pour un homme du métier: son domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de le sauver.
Alors M. Marambot, d’une voix mourante, lui donna ce conseil pratique:
—Opère les lavages et les pansements avec de l’eau coupée de coaltar saponiné!
Denis répondit:
—C’est ce que je fais, monsieur.
M. Marambot ouvrit les deux yeux.
Il n’y avait plus trace de sang ni sur le lit, ni dans la chambre, ni sur l’assassin. Le blessé était étendu en des draps bien blancs.
Les deux hommes se regardèrent.
Enfin, M. Marambot prononça avec douceur:
—Tu as commis un grand crime.
Denis répondit:
—Je suis en train de le réparer, monsieur. Si vous ne me dénoncez pas, je vous servirai fidèlement comme par le passé.
Ce n’était pas le moment de mécontenter son domestique. M. Marambot articula en refermant les yeux:
—Je te jure de ne pas te dénoncer.
II
Denis sauva son maître. Il passa les nuits et les jours sans sommeil, ne quitta point la chambre du malade, lui prépara les drogues, les tisanes, les potions, lui tâtant le pouls, comptant anxieusement les pulsations, le maniant avec une habileté de garde-malade et un dévouement de fils.
A tout moment il demandait:
—Eh bien, monsieur, comment vous trouvez-vous?
M. Marambot répondait d’une voix faible:
—Un peu mieux, mon garçon, je te remercie.
Et quand le blessé s’éveillait, la nuit, il voyait souvent son gardien qui pleurait dans son fauteuil et s’essuyait les yeux en silence.
Jamais l’ancien pharmacien n’avait été si bien soigné, si dorloté, si câliné. Il s’était dit tout d’abord:
—Dès que je serai guéri, je me débarrasserai de ce garnement.
Il entrait maintenant en convalescence et remettait de jour en jour le moment de se séparer de son meurtrier. Il songeait que personne n’aurait pour lui autant d’égards et d’attentions, qu’il tenait ce garçon par la peur; et il le prévint qu’il avait déposé chez un notaire un testament le dénonçant à la justice s’il arrivait quelque accident nouveau.
Cette précaution lui paraissait le garantir dans l’avenir de tout nouvel attentat; et il se demandait alors s’il ne serait même pas plus prudent de conserver près de lui cet homme, pour le surveiller attentivement.
Comme autrefois, quand il hésitait à acquérir quelque pharmacie plus importante, il ne se pouvait décider à prendre une résolution.
—Il sera toujours temps, se disait-il.
Denis continuait à se montrer un incomparable serviteur. M. Marambot était guéri. Il le garda.
Or, un matin, comme il achevait de déjeuner, il entendit tout à coup un grand bruit dans la cuisine. Il y courut. Denis se débattait, saisi par deux gendarmes. Le brigadier prenait gravement des notes sur son carnet.
Dès qu’il aperçut son maître, le domestique se mit à sangloter, criant:
—Vous m’avez dénoncé, monsieur; ce n’est pas bien, après ce que vous m’aviez promis. Vous manquez à votre parole d’honneur, monsieur Marambot; ce n’est pas bien, ce n’est pas bien!...
M. Marambot, stupéfait et désolé d’être soupçonné, leva la main:
—Je te jure devant Dieu, mon garçon, que je ne t’ai pas dénoncé. J’ignore absolument comment messieurs les gendarmes ont pu connaître la tentative d’assassinat sur moi.
Le brigadier eut un sursaut:
—Vous dites qu’il a voulu vous tuer, monsieur Marambot?
Le pharmacien, éperdu, répondit:
—Mais, oui... Mais je ne l’ai pas dénoncé... Je n’ai rien dit... Je jure que je n’ai rien dit... Il me servait très bien depuis ce moment-là...
Le brigadier articula sévèrement:
—Je prends note de votre déposition. La justice appréciera ce nouveau motif dont elle ignorait, monsieur Marambot. Je suis chargé d’arrêter votre domestique pour vol de deux canards enlevés subrepticement par lui chez M. Duhamel, pour lesquels il y a des témoins du délit. Je vous demande pardon, monsieur Marambot. Je rendrai compte de votre déclaration.
Et, se tournant vers ses hommes, il commanda:
—Allons, en route!
Les deux gendarmes entraînèrent Denis.
III
L’avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l’un sur l’autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé que le vol des deux canards provenait du même état mental que les huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement analysé toutes les phases de cet état passager d’aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans une excellente maison de santé. Il avait parlé en termes enthousiastes du dévouement continu de cet honnête serviteur, des soins incomparables dont il avait entouré son maître blessé par lui dans une seconde d’égarement.
Touché jusqu’au cœur par ce souvenir, M. Marambot se sentit les yeux humides.
L’avocat s’en aperçut, ouvrit les bras d’un geste large, déployant ses longues manches noires comme des ailes de chauve-souris. Et, d’un ton vibrant, il cria:
—Regardez, regardez, regardez, messieurs les jurés, regardez ces larmes. Qu’ai-je à dire maintenant pour mon client? Quel discours, quel argument, quel raisonnement vaudraient ces larmes de son maître! Elles parlent plus haut que moi, plus haut que la loi; elles crient: «Pardon pour l’insensé d’une heure!» Elles implorent, elles absolvent, elles bénissent!
Il se tut, et s’assit.
Le président, alors, se tournant vers Marambot, dont la déposition avait été excellente pour son domestique, lui demanda:
—Mais enfin, monsieur, en admettant même que vous ayez considéré cet homme comme dément, cela n’explique pas que vous l’ayez gardé. Il n’en était pas moins dangereux.
Marambot répondit en s’essuyant les yeux:
—Que voulez-vous, monsieur le président, on a tant de mal à trouver des domestiques par le temps qui court..., je n’aurais pas rencontré mieux.
Denis fut acquitté et mis, aux frais de son maître, dans un asile d’aliénés.
Denis a paru dans le Gaulois du jeudi 28 juin 1883.
L’ÂNE.
A Louis Le Poittevin.
AUCUN souffle d’air ne passait dans la brume épaisse endormie sur le fleuve. C’était comme un nuage de coton terne posé sur l’eau. Les berges elles-mêmes restaient indistinctes, disparues sous de bizarres vapeurs festonnées comme des montagnes. Mais le jour étant près d’éclore, le coteau commençait à devenir visible. A son pied, dans les lueurs naissantes de l’aurore, apparaissaient peu à peu les grandes taches blanches des maisons cuirassées de plâtre. Des coqs chantaient dans les poulaillers.
Là-bas, de l’autre côté de la rivière ensevelie sous le brouillard, juste en face de la Frette, un bruit léger troublait par moments le grand silence du ciel sans brise. C’était tantôt un vague clapotis, comme la marche prudente d’une barque, tantôt un coup sec, comme un choc d’aviron sur un bordage, tantôt comme la chute d’un objet mou dans l’eau. Puis, plus rien.
Et parfois des paroles basses, venues on ne sait d’où, peut-être de très loin, peut-être de très près, errantes dans ces brumes opaques, nées sur la terre ou sur le fleuve, glissaient, timides aussi, passaient, comme ces oiseaux sauvages qui ont dormi dans les joncs et qui partent aux premières pâleurs du ciel, pour fuir encore, pour fuir toujours, et qu’on aperçoit une seconde traversant la brume à tire d’aile en poussant un cri doux et craintif qui réveille leurs frères le long des berges.
Soudain, près de la rive, contre le village, une ombre apparut sur l’eau, à peine indiquée d’abord; puis elle grandit, s’accentua, et, sortant du rideau nébuleux jeté sur la rivière, un bateau plat, monté par deux hommes, vint s’échouer contre l’herbe.
Celui qui ramait se leva et prit au fond de l’embarcation un seau plein de poissons; puis il jeta sur son épaule l’épervier encore ruisselant. Son compagnon, qui n’avait pas remué, prononça:
—Apporte ton fusil, nous allons dégoter quéque lapin dans les berges, hein, Mailloche?
L’autre répondit:
—Ça me va. Attends-moi, je te rejoins.
Et il s’éloigna pour mettre à l’abri leur pêche.
L’homme resté dans la barque bourra lentement sa pipe et l’alluma.
Il s’appelait Labouise dit Chicot, et était associé avec son compère Maillochon, vulgairement appelé Mailloche, pour exercer la profession louche et vague de ravageurs.
Mariniers de bas étage, ils ne naviguaient régulièrement que dans les mois de famine. Le reste du temps ils ravageaient. Rôdant jour et nuit sur le fleuve, guettant toute proie morte ou vivante, braconniers d’eau, chasseurs nocturnes, sortes d’écumeurs d’égouts, tantôt à l’affût des chevreuils de la forêt de Saint-Germain, tantôt à la recherche des noyés filant entre deux eaux et dont ils soulageaient les poches, ramasseurs de loques flottantes, de bouteilles vides qui vont au courant la gueule en l’air avec un balancement d’ivrognes, de morceaux de bois partis à la dérive, Labouise et Maillochon se la coulaient douce.
Par moments, ils partaient à pied, vers midi, et s’en allaient en flânant devant eux. Ils dînaient dans quelque auberge de la rive et repartaient encore côte à côte. Ils demeuraient absents un jour ou deux; puis un matin on les revoyait rôdant dans l’ordure qui leur servait de bateau.
Là-bas, à Joinville, à Nogent, des canotiers désolés cherchaient leur embarcation disparue une nuit, détachée et partie, volée sans doute; tandis qu’à vingt ou trente lieues de là, sur l’Oise, un bourgeois propriétaire se frottait les mains en admirant le canot acheté d’occasion, la veille, pour cinquante francs, à deux hommes qui le lui avaient vendu, comme ça, en passant, le lui ayant offert spontanément sur la mine.
Maillochon reparut avec son fusil enveloppé dans une loque. C’était un homme de quarante ou cinquante ans, grand, maigre, avec cet œil vif qu’ont les gens tracassés par des inquiétudes légitimes, et les bêtes souvent traquées. Sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine velue d’une toison grise. Mais il semblait n’avoir jamais eu d’autre barbe qu’une brosse de courtes moustaches et une pincée de poils raides sous la lèvre inférieure. Il était chauve des tempes.
Quand il enlevait la galette de crasse qui lui servait de casquette, la peau de sa tête semblait couverte d’un duvet vaporeux, d’une ombre de cheveux, comme le corps d’un poulet plumé qu’on va flamber.
Chicot, au contraire, rouge et bourgeonneux, gros, court et poilu, avait l’air d’un bifteck cru caché dans un bonnet de sapeur.
Il tenait sans cesse fermé l’œil gauche comme s’il visait quelque chose ou quelqu’un, et quand on le plaisantait sur ce tic, en lui criant: «Ouvre l’œil, Labouise,» il répondait d’un ton tranquille: «Aie pas peur, ma sœur, je l’ouvre à l’occase.» Il avait d’ailleurs cette habitude d’appeler tout le monde «ma sœur», même son compagnon ravageur.
Il reprit à son tour les avirons; et la barque de nouveau s’enfonça dans la brume immobile sur le fleuve, mais qui devenait blanche comme du lait dans le ciel éclairé de lueurs roses.
Labouise demanda:
—Qué plomb qu’ tas pris, Maillochon?
Maillochon répondit:
—Du tout p’tit, du neuf, c’est c’ qui faut pour le lapin.
Ils approchaient de l’autre berge si lentement, si doucement, qu’aucun bruit ne les révélait. Cette berge appartient à la forêt de Saint-Germain et limite les tirés aux lapins. Elle est couverte de terriers cachés sous les racines d’arbres; et les bêtes, à l’aurore, gambadent là dedans, vont, viennent, entrent et sortent.
Maillochon, à genoux à l’avant, guettait, le fusil caché sur le plancher de la barque. Soudain il le saisit, visa, et la détonation roula longtemps par la calme campagne.
Labouise, en deux coups de rame, toucha la berge, et son compagnon, sautant à terre, ramassa un petit lapin gris, tout palpitant encore.
Puis le bateau s’enfonça de nouveau dans le brouillard pour regagner l’autre rive et se mettre à l’abri des gardes.
Les deux hommes semblaient maintenant se promener doucement sur l’eau. L’arme avait disparu sous la planche qui servait de cachette, et le lapin dans la chemise bouffante de Chicot.
Au bout d’un quart d’heure, Labouise demanda:
—Allons, ma sœur, encore un.
Maillochon répondit:
—Ça me va, en route.
Et la barque repartit, descendant vivement le courant. Les brumes qui couvraient le fleuve commençaient à se lever. On apercevait, comme à travers un voile, les arbres des rives; et le brouillard déchiré s’en allait au fil de l’eau, par petits nuages.
Quand ils approchèrent de l’île dont la pointe est devant Herblay, les deux hommes ralentirent leur marche et recommencèrent à guetter. Puis bientôt un second lapin fut tué.
Ils continuèrent ensuite à descendre jusqu’à mi-route de Conflans; puis ils s’arrêtèrent, amarrèrent leur bateau contre un arbre, et, se couchant au fond, s’endormirent.
De temps en temps, Labouise se soulevait et, de son œil ouvert, parcourait l’horizon. Les dernières vapeurs du matin s’étaient évaporées et le grand soleil d’été montait, rayonnant, dans le ciel bleu.
Là-bas, de l’autre côté de la rivière, le coteau planté de vignes s’arrondissait en demi-cercle. Une seule maison se dressait au faîte, dans un bouquet d’arbres. Tout était silencieux.
Mais sur le chemin de halage quelque chose remuait doucement, avançant à peine. C’était une femme traînant un âne. La bête, ankylosée, raide et rétive, allongeait une jambe de temps en temps, cédant aux efforts de sa compagne quand elle ne pouvait plus s’y refuser; et elle allait ainsi le cou tendu, les oreilles couchées, si lentement qu’on ne pouvait prévoir quand elle serait hors de vue.
La femme tirait, courbée en deux, et se retournait parfois pour frapper l’âne avec une branche.
Labouise, l’ayant aperçue, prononça:
—Ohé! Mailloche?
Mailloche répondit:
—Qué qu’y a?
—Veux-tu rigoler?
—Tout de même.
—Allons, secoue-toi, ma sœur, j’allons rire.
Et Chicot prit les avirons.
Quand il eut traversé le fleuve et qu’il fut en face du groupe, il cria:
—Ohé, ma sœur!
La femme cessa de traîner sa bourrique et regarda. Labouise reprit:
—Vas-tu à la foire aux locomotives?
La femme ne répondit rien. Chicot continua:
—Ohé! dis, il a été primé à la course, ton bourri. Ousque tu l’ conduis, de c’te vitesse?
La femme, enfin, répondit:
—Je vas chez Macquart, aux Champioux, pour l’ faire abattre. Il ne vaut pu rien.
Labouise répondit:
—J’ te crois. Et combien qu’y t’en donnera, Macquart?
La femme, qui s’essuyait le front du revers de la main, hésita:
—J’ sais ti? P’t-être trois francs, p’t-être quatre?
Chicot s’écria:
—J’ t’en donne cent sous, et v’là ta course faite, c’est pas peu.
La femme, après une courte réflexion, prononça:
—C’est dit.
Et les ravageurs abordèrent.
Labouise saisit la bride de l’animal. Maillochon, surpris, demanda:
—Qué que tu veux faire de c’te peau?
Chicot, cette fois, ouvrit son autre œil pour exprimer sa gaieté. Toute sa figure rouge grimaçait de joie; il gloussa:
—Aie pas peur, ma sœur, j’ai mon truc.
Il donna cent sous à la femme, qui s’assit sur le fossé pour voir ce qui allait arriver.
Alors Labouise, en belle humeur, alla chercher le fusil, et le tendant à Maillochon:
—Chacun son coup, ma vieille; nous allons chasser le gros gibier, ma sœur, pas si près que ça, nom d’un nom, tu vas l’ tuer du premier. Faut faire durer l’ plaisir un peu.
Et il plaça son compagnon à quarante pas de la victime. L’âne, se sentant libre, essayait de brouter l’herbe haute de la berge, mais il était tellement exténué qu’il vacillait sur ses jambes comme s’il allait tomber.
Maillochon l’ajusta lentement et dit:
—Un coup de sel aux oreilles, attention, Chicot.
Et il tira.
Le plomb menu cribla les longues oreilles de l’âne, qui se mit à les secouer vivement, les agitant tantôt l’une après l’autre, tantôt ensemble, pour se débarrasser de ce picotement.
Les deux hommes riaient à se tordre, courbés, tapant du pied. Mais la femme indignée s’élança, ne voulant pas qu’on martyrisât son bourri, offrant de rendre les cent sous, furieuse et geignante.
Labouise la menaça d’une tripotée et fit mine de relever ses manches. Il avait payé, n’est-ce pas? Alors zut. Il allait lui en tirer un dans les jupes, pour lui montrer qu’on ne sentait rien.
Et elle s’en alla en les menaçant des gendarmes. Longtemps ils l’entendirent qui criait des injures plus violentes à mesure qu’elle s’éloignait.
Maillochon tendit le fusil à son camarade.
—A toi, Chicot.
Labouise ajusta et fit feu. L’âne reçut la charge dans les cuisses, mais le plomb était si petit et tiré de si loin qu’il se crut sans doute piqué des taons. Car il se mit à s’émoucher de sa queue avec force, se battant les jambes et le dos.
Labouise s’assit pour rire à son aise, tandis que Maillochon rechargeait l’arme, si joyeux qu’il semblait éternuer dans le canon.
Il s’approcha de quelques pas et, visant le même endroit que son camarade, il tira de nouveau. La bête, cette fois, fit un soubresaut, essaya de ruer, tourna la tête. Un peu de sang coulait enfin. Elle avait été touchée profondément, et une souffrance aiguë se déclara, car elle se mit à fuir sur la berge, d’un galop lent, boiteux et saccadé.
Les deux hommes s’élancèrent à sa poursuite, Maillochon à grandes enjambées, Labouise à pas pressés, courant d’un trot essoufflé de petit homme.
Mais l’âne, à bout de forces, s’était arrêté, et il regardait, d’un œil éperdu, venir ses meurtriers. Puis, tout à coup, il tendit la tête et se mit à braire.
Labouise, haletant, avait pris le fusil. Cette fois, il s’approcha tout près, n’ayant pas envie de recommencer la course.
Quand le baudet eut fini de pousser sa plainte lamentable, comme un appel de secours, un dernier cri d’impuissance, l’homme, qui avait son idée, cria: «Mailloche, ohé! ma sœur, amène-toi, je vas lui faire prendre médecine.» Et, tandis que l’autre ouvrait de force la bouche serrée de l’animal, Chicot lui introduisait au fond du gosier le canon de son fusil, comme s’il eût voulu lui faire boire un médicament; puis il dit:
—Ohé! ma sœur, attention, je verse la purge.
Et il appuya sur la gâchette. L’âne recula de trois pas, tomba sur le derrière, tenta de se relever et s’abattit à la fin sur le flanc en fermant les yeux. Tout son vieux corps pelé palpitait; ses jambes s’agitaient comme s’il eût voulu courir. Un flot de sang lui coulait entre les dents. Bientôt il ne remua plus. Il était mort.
Les deux hommes ne riaient pas, ça avait été fini trop vite, ils étaient volés.
Maillochon demanda:
—Eh bien, qué que j’en faisons à c’t’ heure?
Labouise répondit:
—Aie pas peur, ma sœur, embarquons-le, j’allons rigoler à la nuit tombée.
Et ils allèrent chercher la barque. Le cadavre de l’animal fut couché dans le fond, couvert d’herbes fraîches, et les deux rôdeurs, s’étendant dessus, se rendormirent.
Vers midi, Labouise tira des coffres secrets de leur bateau vermoulu et boueux un litre de vin, un pain, du beurre et des oignons crus, et ils se mirent à manger.
Quand leur repas fut terminé, ils se couchèrent de nouveau sur l’âne mort et recommencèrent à dormir. A la nuit tombante, Labouise se réveilla et, secouant son camarade, qui ronflait comme un orgue, il commanda:
—Allons, ma sœur, en route.
Et Maillochon se mit à ramer. Ils remontaient la Seine tout doucement, ayant du temps devant eux. Ils longeaient les berges couvertes de lis d’eau fleuris, parfumées par les aubépines penchant sur le courant leurs touffes blanches; et la lourde barque, couleur de vase, glissait sur les grandes feuilles plates des nénuphars, dont elle courbait les fleurs pâles, rondes et fendues comme des grelots, qui se redressaient ensuite.
Lorsqu’ils furent au mur de l’Éperon, qui sépare la forêt de Saint-Germain du parc de Maisons-Laffitte, Labouise arrêta son camarade et lui exposa son projet, qui agita Maillochon d’un rire silencieux et prolongé.
Ils jetèrent à l’eau les herbes étendues sur le cadavre, prirent la bête par les pieds, la débarquèrent et s’en furent la cacher dans un fourré.
Puis ils remontèrent dans leur barque et gagnèrent Maisons-Laffitte.
La nuit était tout à fait noire quand ils entrèrent chez le père Jules, traiteur et marchand de vins. Dès qu’il les aperçut, le commerçant s’approcha, leur serra les mains et prit place à leur table, puis on causa de choses et d’autres.
Vers onze heures, le dernier consommateur étant parti, le père Jules, clignant de l’œil, dit à Labouise:
—Hein, y en a-t-il?
Labouise fit un mouvement de tête et prononça:
—Y en a et y en a pas, c’est possible.
Le restaurateur insistait:
—Des gris, rien que des gris, peut-être?
Alors, Chicot, plongeant la main dans sa chemise de laine, tira les oreilles d’un lapin et déclara:
—Ça vaut trois francs la paire.
Alors, une longue discussion commença sur le prix. On convint de deux francs soixante-cinq. Et les deux lapins furent livrés.
Comme les maraudeurs se levaient, le père Jules qui les guettait, prononça:
—Vous avez autre chose, mais vous ne voulez pas le dire.
Labouise riposta:
—C’est possible, mais pas pour toi, t’es trop chien.
L’homme, allumé, le pressait.
—Hein, du gros, allons, dis quoi, on pourra s’entendre.
Labouise, qui semblait perplexe, fit mine de consulter Maillochon de l’œil, puis il répondit d’une voix lente:
—V’là l’affaire. J’étions embusqués à l’Éperon quand quéque chose nous passe dans le premier buisson à gauche, au bout du mur.
Mailloche y lâche un coup, ça tombe. Et je filons, vu les gardes. Je peux pas te dire ce que c’est, vu que je l’ignore. Pour gros, c’est gros. Mais quoi? si je te le disais, je te tromperais, et tu sais, ma sœur, entre nous, cœur sur la main.
L’homme, palpitant, demanda:
—C’est-i pas un chevreuil?
Labouise reprit:
—Ça s’ peut bien, ça ou autre chose? Un chevreuil?... oui... C’est p’t-être pu gros? Comme qui dirait une biche. Oh! j’ te dis pas qu’ c’est une biche, vu que j’ l’ignore, mais ça s’ peut!
Le gargotier insistait:
—P’t-être un cerf?
Labouise étendit la main:
—Ça, non! Pour un cerf, c’est pas un cerf, j’ te trompe pas, c’est pas un cerf. J’ l’aurais vu, attendu les bois. Non, pour un cerf, c’est pas un cerf.
—Pourquoi que vous l’avez pas pris? demanda l’homme.
—Pourquoi, ma sœur, parce que je vendons sur place, désormais. J’ai preneur. Tu comprends, on va flâner par là, on trouve la chose, on s’en empare. Pas de risques pour Bibi. Voilà.
Le fricotier, soupçonneux, prononça:
—S’il n’y était pu, maintenant.
Mais Labouise leva de nouveau la main:
—Pour y être, il y est, je te l’ promets, je te l’ jure. Dans le premier buisson à gauche. Pour ce que c’est, je l’ignore. J’ sais que c’est pas un cerf, ça, non, j’en suis sûr. Pour le reste, à toi d’y aller voir. C’est vingt francs sur place, ça te va-t-il?
L’homme hésitait encore:
—Tu ne pourrais pas me l’apporter?
Maillochon prit la parole:
—Alors pu de jeu. Si c’est un chevreuil, cinquante francs; si c’est une biche, soixante-dix; v’là nos prix.
Le gargotier se décida:
—Ça va pour vingt francs. C’est dit. Et on se tapa dans la main.
Puis il sortit de son comptoir quatre grosses pièces de cent sous que les deux amis empochèrent.
Labouise se leva, vida son verre et sortit; au moment d’entrer dans l’ombre, il se retourna pour spécifier:
—C’est pas un cerf, pour sûr. Mais, quoi?... Pour y être, il y est. Je te rendrai l’argent si tu ne trouves rien.
Et il s’enfonça dans la nuit.
Maillochon, qui le suivait, lui tapait dans le dos de grands coups de poing pour témoigner son allégresse.
L’Ane a paru dans le Gaulois du dimanche 15 juillet 1883, sous le titre: Le Bon Jour.
IDYLLE.
A Maurice Leloir.
LE train venait de quitter Gênes, allant vers Marseille et suivant les longues ondulations de la côte rocheuse, glissant comme un serpent de fer entre la mer et la montagne, rampant sur les plages de sable jaune que les petites vagues bordaient d’un filet d’argent, et entrant brusquement dans la gueule noire des tunnels ainsi qu’une bête en son trou.
Dans le dernier wagon du train, une grosse femme et un jeune homme demeuraient face à face, sans parler, et se regardant par moments. Elle avait peut-être vingt-cinq ans; et, assise près de la portière, elle contemplait le paysage. C’était une forte paysanne piémontaise, aux yeux noirs, à la poitrine volumineuse, aux joues charnues. Elle avait poussé plusieurs paquets sous la banquette de bois, gardant sur ses genoux un panier.
Lui, il avait environ vingt ans; il était maigre, hâlé, avec ce teint noir des hommes qui travaillent la terre au grand soleil. Près de lui, dans un mouchoir, toute sa fortune: une paire de souliers, une chemise, une culotte et une veste. Sous le banc il avait aussi caché quelque chose: une pelle et une pioche attachées ensemble au moyen d’une corde. Il allait chercher du travail en France.
Le soleil, montant au ciel, versait sur la côte une pluie de feu; c’était vers la fin de mai, et des odeurs délicieuses voltigeaient, pénétraient dans les wagons dont les vitres demeuraient baissées. Les orangers et les citronniers en fleur, exhalant dans le ciel tranquille leurs parfums sucrés, si doux, si forts, si troublants, les mêlaient au souffle des roses poussées partout, comme des herbes, le long de la voie, dans les riches jardins, devant les portes des masures et dans la campagne aussi.
Elles sont chez elles, sur cette côte, les roses! Elles emplissent le pays de leur arome puissant et léger, elles font de l’air une friandise, quelque chose de plus savoureux que le vin et d’enivrant comme lui.
Le train allait lentement, comme pour s’attarder dans ce jardin, dans cette mollesse. Il s’arrêtait à tout moment, aux petites gares, devant quelques maisons blanches, puis repartait de son allure calme, après avoir longtemps sifflé. Personne ne montait dedans. On eût dit que le monde entier somnolait, ne pouvait se décider à changer de place par cette chaude matinée de printemps.
La grosse femme, de temps en temps, fermait les yeux, puis les rouvrait brusquement, alors que son panier glissait sur ses genoux, prêt à tomber. Elle le rattrapait d’un geste vif, regardait dehors quelques minutes, puis s’assoupissait de nouveau. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et elle respirait avec peine, comme si elle eût souffert d’une oppression pénible.
Le jeune homme avait incliné sa tête et dormait du fort sommeil des rustres.
Tout à coup, au sortir d’une petite gare, la paysanne parut se réveiller, et, ouvrant son panier, elle en tira un morceau de pain, des œufs durs, une fiole de vin et des prunes, de belles prunes rouges; et elle se mit à manger.
L’homme s’était à son tour brusquement réveillé et il la regardait, il regardait chaque bouchée aller des genoux à la bouche. Il demeurait les bras croisés, les yeux fixes, les joues creuses, les lèvres closes.
Elle mangeait en grosse femme goulue, buvant à tout instant une gorgée de vin pour faire passer les œufs, et elle s’arrêtait pour souffler un peu.
Elle fit tout disparaître, le pain, les œufs, les prunes, le vin. Et dès qu’elle eut achevé son repas, le garçon referma les yeux. Alors, se sentant un peu gênée, elle desserra son corsage, et l’homme soudain regarda de nouveau.
Elle ne s’en inquiéta pas, continuant à déboutonner sa robe, et la forte pression de ses seins écartait l’étoffe, montrant, entre les deux, par la fente qui grandissait, un peu de linge blanc et un peu de peau.
La paysanne, quand elle se trouva plus à son aise, prononça en italien: «Il fait si chaud qu’on ne respire plus.»
Le jeune homme répondit dans la même langue et avec la même prononciation: «C’est un beau temps pour voyager.»
Elle demanda: «Vous êtes du Piémont?»
—«Je suis d’Asti.»
—«Moi de Casale.»
Ils étaient voisins. Ils se mirent à causer.
Ils dirent les longues choses banales que répètent sans cesse les gens du peuple et qui suffisent à leur esprit lent et sans horizon. Ils parlèrent du pays. Ils avaient des connaissances communes. Ils citèrent des noms, devenant amis à mesure qu’ils découvraient une nouvelle personne qu’ils avaient vue tous les deux. Les mots rapides, pressés, sortaient de leurs bouches avec leurs terminaisons sonores et leur chanson italienne. Puis ils s’informèrent d’eux-mêmes.
Elle était mariée; elle avait déjà trois enfants laissés en garde à sa sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice, une bonne place chez une dame française, à Marseille.
Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu’il en trouverait aussi par là, car on bâtissait beaucoup.
Puis ils se turent.
La chaleur devenait terrible, tombant en pluie sur le toit des wagons. Un nuage de poussière voltigeait derrière le train, pénétrait dedans; et les parfums des orangers et des roses prenaient une saveur plus intense, semblaient s’épaissir, s’alourdir.
Les deux voyageurs s’endormirent de nouveau.
Ils rouvrirent les yeux presque en même temps. Le soleil s’abaissait vers la mer, illuminant sa nappe bleue d’une averse de clarté. L’air, plus frais, paraissait plus léger.
La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, les yeux ternes; et elle dit, d’une voix accablée:
—«Je n’ai pas donné le sein depuis hier; me voilà étourdie comme si j’allais m’évanouir.»
Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit: «Quand on a du lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour, sans ça on se trouve gênée. C’est comme un poids que j’aurais sur le cœur; un poids qui m’empêche de respirer et qui me casse les membres. C’est malheureux d’avoir du lait tant que ça.»
Il prononça: «Oui. C’est malheureux. Ça doit vous tracasser.»
Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante. Elle murmura: «Il suffit de presser dessus pour que le lait sorte comme d’une fontaine. C’est vraiment curieux à voir. On ne le croirait pas. A Casale, tous les voisins venaient me regarder.»
Il dit: «Ah! vraiment.»
—«Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne me servirait de rien. On n’en fait pas sortir assez de cette façon.»
Et elle se tut.
Le convoi s’arrêtait à une halte. Debout, près d’une barrière, une femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elle était maigre et déguenillée.
La nourrice la regardait. Elle dit d’un ton compatissant: «En voilà une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussi pourrait me soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque je quitte ma maison, et mes gens, et mon chéri dernier pour me mettre en place; mais je donnerais encore bien cinq francs pour avoir cet enfant-là dix minutes et lui donner le sein. Ça le calmerait, et moi donc. Il me semble que je renaîtrais.»
Elle se tut encore. Puis elle passa plusieurs fois sa main brûlante sur son front où coulait la sueur. Et elle gémit: «Je ne peux plus tenir. Il me semble que je vais mourir.» Et, d’un geste inconscient, elle ouvrit tout à fait sa robe.
Le sein de droite apparut, énorme, tendu, avec sa fraise brune. Et la pauvre femme geignait: «Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Qu’est-ce que je vais faire?»
Le train s’était remis en marche et continuait sa route au milieu des fleurs qui exhalaient leur haleine pénétrante des soirées tièdes. Quelquefois, un bateau de pêche semblait endormi sur la mer bleue, avec sa voile blanche immobile, qui se reflétait dans l’eau comme si une autre barque se fût trouvée la tête en bas.
Le jeune homme, troublé, balbutia: «Mais... madame... je pourrais vous... vous soulager.»
Elle répondit d’une voix brisée: «Oui, si vous voulez. Vous me rendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus.»
Il se mit à genoux devant elle; et elle se pencha vers lui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein. Dans le mouvement qu’elle fit en le prenant de ses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d’une façon goulue et régulière.
Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu’il serrait pour l’approcher de lui; et il buvait à lentes gorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.
Soudain elle dit: «En voilà assez pour celui-là, prenez l’autre maintenant.»
Et il prit l’autre avec docilité.
Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, et elle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant les haleines des fleurs mêlées aux souffles d’air que le mouvement du train jetait dans les wagons.
Elle dit: «Ça sent bien bon par ici.»
Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, et fermant les yeux comme pour mieux goûter.
Mais elle l’écarta doucement:
—«En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m’a remis l’âme dans le corps.»
Il s’était relevé, essuyant sa bouche d’un revers de main.
Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdes vivantes qui gonflaient sa poitrine:
—«Vous m’avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien, monsieur.»
Et il répondit d’un ton reconnaissant:
—«C’est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que je n’avais rien mangé!»
Idylle a paru dans le Gil-Blas du mardi 12 février 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
LA FICELLE.
A Harry Alis.
SUR toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s’en venaient vers le bourg; car c’était jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortaient une tête, deux bras et deux pieds.
Les uns tiraient au bout d’une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc collé sur les cheveux et surmontée d’un bonnet.
Puis, un char à bancs passait, au trot saccadé d’un bidet, secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femme dans le fond du véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuer les durs cahots.
Sur la place de Goderville, c’était une foule, une cohue d’humains et de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l’assemblée. Et les voix criardes, aiguës, glapissantes, formaient une clameur continue et sauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine d’un campagnard en gaieté, ou le long meuglement d’une vache attachée au mur d’une maison.
Tout cela sentait l’étable, le lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs.
Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d’arriver à Goderville, et il se dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre un petit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand, pensa que tout était bon à ramasser qui peut servir; et il se baissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il prit, par terre, le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouler avec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maître Malandain, le bourrelier, qui le regardait. Ils avaient eu des affaires ensemble au sujet d’un licol, autrefois, et ils étaient restés fâchés, étant rancuniers tous deux. Maître Hauchecorne fut pris d’une sorte de honte d’être vu ainsi, par son ennemi, cherchant dans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement sa trouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte; puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chose qu’il ne trouvait point, et il s’en alla vers le marché, la tête en avant, courbé en deux par ses douleurs.
Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée par les interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches, s’en allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainte d’être mis dedans, n’osant jamais se décider, épiant l’œil du vendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de l’homme et le défaut de la bête.
Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, en avaient tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par les pattes, l’œil effaré, la crête écarlate.
Elles écoutaient les propositions, maintenaient leurs prix, l’air sec, le visage impassible, ou bien tout à coup, se décidant au rabais proposé, criaient au client qui s’éloignait lentement:
—C’est dit, maît’ Anthime. J’ vous l’ donne.
Puis, peu à peu, la place se dépeupla, et l’Angelus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin se répandirent dans les auberges.
Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilburys, carrioles innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière en l’air.
Tout contre les dîneurs attablés, l’immense cheminée, pleine de flamme claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée de droite. Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeons et de gigots; et une délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur la peau rissolée, s’envolait de l’âtre, allumait les gaietés, mouillait les bouches.
Toute l’aristocratie de la charrue mangeait là, chez maît’ Jourdain, aubergiste et maquignon, un malin qui avait des écus.
Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidre jaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. On prenait des nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour les verts, mais un peu mucre pour les blés.
Tout à coup, le tambour roula, dans la cour, devant la maison. Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et la serviette à la main.
Après qu’il eut terminé son roulement, le crieur public lança d’une voix saccadée, scandant ses phrases à contre-temps.
—Il est fait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutes—les personnes présentes au marché, qu’il a été perdu ce matin, sur la route de Beuzeville, entre—neuf heures et dix heures, un portefeuille en cuir noir, contenant cinq cents francs et des papiers d’affaires. On est prié de le rapporter—à la mairie, incontinent, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manneville. Il y aura vingt francs de récompense.
Puis l’homme s’en alla. On entendit encore une fois au loin les battements sourds de l’instrument et la voix affaiblie du crieur.
Alors on se mit à parler de cet événement en énumérant les chances qu’avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pas retrouver son portefeuille.
Et le repas s’acheva.
On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parut sur le seuil.
Il demanda:
—Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici?
Maître Hauchecorne, assis à l’autre bout de la table, répondit:
—Me v’là.
Et le brigadier reprit:
—Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance de m’accompagner à la mairie. M. le maire voudrait vous parler.
Le paysan, surpris, inquiet, avala d’un coup son petit verre, se leva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pas après chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se mit en route en répétant:
—Me v’là, me v’là.
Et il suivit le brigadier.
Le maire l’attendait, assis dans un fauteuil. C’était le notaire de l’endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.
—Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser, sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maître Houlbrèque, de Manneville.
Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par ce soupçon qui pesait sur lui, sans qu’il comprît pourquoi.
—Mé, mé, j’ai ramassé çu portafeuille!
—Oui, vous-même.
—Parole d’honneur, je n’en ai seulement point eu connaissance.
—On vous a vu.
—On m’a vu, mé? Qui ça qui m’a vu?
—M. Malandain, le bourrelier.
Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère:
—Ah! i m’a vu, çu manant! I m’a vu ramasser c’te ficelle-là, tenez, m’sieu le maire.
Et, fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout de corde.
Mais le maire, incrédule, remuait la tête.
—Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M. Malandain, qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour un portefeuille.
Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attester son honneur, répétant:
—C’est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m’sieu le maire. Là, sur mon âme et mon salut, je l’ répète.
Le maire reprit:
—Après avoir ramassé l’objet, vous avez même encore cherché longtemps dans la boue, si quelque pièce de monnaie ne s’en était pas échappée.
Le bonhomme suffoquait d’indignation et de peur.
—Si on peut dire!... si on peut dire... des menteries comme ça pour dénaturer un honnête homme! Si on peut dire!...
Il eut beau protester, on ne le crut pas.
Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint son affirmation. Ils s’injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sa demande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.
Enfin, le maire, fort perplexe, le renvoya en le prévenant qu’il allait aviser le parquet et demander des ordres.
La nouvelle s’était répandue. A sa sortie de la mairie, le vieux fut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse ou goguenarde, mais où n’entrait aucune indignation. Et il se mit à raconter l’histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.
Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances, recommençant sans fin son récit et ses protestations, montrant ses poches retournées, pour prouver qu’il n’avait rien.
On lui disait:
—Vieux malin, va!
Et il se fâchait, s’exaspérant, enfiévré, désolé de n’être pas cru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.
La nuit vint. Il fallait partir. Il se mit en route avec trois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le bout de corde; et tout le long du chemin il parla de son aventure.
Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin de la dire à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.
Il en fut malade toute la nuit.
Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, Marius Paumelle, valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendait le portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manneville.
Cet homme prétendait avoir, en effet, trouvé l’objet sur la route; mais, ne sachant pas lire, il l’avait rapporté à la maison et donné à son patron.
La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en fut informé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer son histoire complétée du dénouement. Il triomphait.
—C’ qui m’ faisait deuil, disait-il, c’est point tant la chose, comprenez-vous; mais c’est la menterie. Y a rien qui vous nuit comme d’être en réprobation pour une menterie.
Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur les routes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, à la sortie de l’église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnus pour la leur dire. Maintenant, il était tranquille, et pourtant quelque chose le gênait sans qu’il sût au juste ce que c’était. On avait l’air de plaisanter en l’écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui semblait sentir des propos derrière son dos.
Le mardi de l’autre semaine, il se rendit au marché de Goderville, uniquement poussé par le besoin de conter son cas.
Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer. Pourquoi?
Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas achever et, lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria par la figure: «Gros malin, va!» Puis lui tourna les talons.
Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet. Pourquoi l’avait-on appelé «gros malin?»
Quand il fut assis à table, dans l’auberge de Jourdain, il se remit à expliquer l’affaire.
Un maquignon de Montivilliers lui cria:
—Allons, allons, vieille pratique, je la connais, ta ficelle!
Hauchecorne balbutia:
—Puisqu’on l’a retrouvé, çu portafeuille!
Mais l’autre reprit:
—Tais-té, mon pé, y en a un qui trouve et y en a un qui r’porte. Ni vu ni connu, je t’embrouille.
Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l’accusait d’avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice.
Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.
Il ne put achever son dîner et s’en alla, au milieu des moqueries.
Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère, par la confusion, d’autant plus atterré qu’il était capable, avec sa finauderie de Normand, de faire ce dont on l’accusait, et même de s’en vanter comme d’un bon tour. Son innocence lui apparaissait confusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Et il se sentait frappé au cœur par l’injustice du soupçon.
Alors il recommença à conter l’aventure, en allongeant chaque jour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, des protestations plus énergiques, des serments plus solennels qu’il imaginait, qu’il préparait dans ses heures de solitude, l’esprit uniquement occupé de l’histoire de la ficelle. On le croyait d’autant moins que sa défense était plus compliquée et son argumentation plus subtile.
—Ça, c’est des raisons d’ menteux, disait-on derrière son dos.
Il le sentait, se rongeait les sangs, s’épuisait en efforts inutiles.
Il dépérissait à vue d’œil.
Les plaisants maintenant lui faisaient conter «la Ficelle» pour s’amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui a fait campagne. Son esprit, atteint à fond, s’affaiblissait.
Vers la fin de décembre, il s’alita.
Il mourut dans les premiers jours de janvier, et, dans le délire de l’agonie, il attestait son innocence, répétant:
—Une ’tite ficelle... une ’tite ficelle... t’nez, là voilà, m’sieu le maire.
La Ficelle a paru dans le Gaulois du 25 novembre 1883.
GARÇON, UN BOCK!...
A José Maria de Hérédia.
POURQUOI suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie? Je n’en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussière d’eau voltigeait, voilait les becs de gaz d’une brume transparente, faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs des devantures, éclairant la boue humide et les pieds sales des passants.
Je n’allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Je passai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d’autres rues encore. J’aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J’entrai, sans aucune raison. Je n’avais pas soif.
D’un coup d’œil je cherchai une place où je ne serais point trop serré, et j’allai m’asseoir à côté d’un homme qui me parut vieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme un charbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la table devant lui, indiquaient le nombre de bocks qu’il avait absorbés déjà. Je n’examinai pas mon voisin. D’un coup d’œil j’avais reconnu un bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin, quand on ouvre, et s’en vont le soir, quand on ferme. Il était sale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras, poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habits trop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait du ventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cet homme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtement mal attaché. Avait-il un gilet? La seule pensée des bottines et de ce qu’elles enfermaient me terrifia. Les manchettes effiloquées étaient complètement noires du bord, comme les ongles.
Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d’une voix tranquille: «Tu vas bien?»
Je me tournai vers lui d’une secousse et je le dévisageai. Il reprit: «Tu ne me reconnais pas?
—Non!
—Des Barrets.
Je fus stupéfait. C’était le comte Jean des Barrets, mon ancien camarade de collège.
Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rien à dire.
Enfin, je balbutiai: «Et toi, tu vas bien?»
Il répondit placidement: «Moi, comme je peux.»
Il se tut. Je voulus être aimable, je cherchai une phrase: «Et... qu’est-ce que tu fais?»
Il répliqua avec résignation: «Tu vois.»
Je me sentis rougir. J’insistai: «Mais tous les jours?»
Il prononça, en soufflant d’épaisses bouffées de fumée: «Tous les jours c’est la même chose.»
Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait, il s’écria: «Garçon, deux bocks!»
Une voix lointaine répéta: «Deux bocks au quatre!» Une autre voix plus éloignée encore lança un «Voilà!» suraigu. Puis un homme en tablier blanc apparut, portant les deux bocks dont il répandait, en courant, les gouttes jaunes sur le sol sablé.
Des Barrets vida d’un trait son verre et le reposa sur la table, pendant qu’il aspirait la mousse restée en ses moustaches.
Puis il demanda: «Et quoi de neuf?»
Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai: «Mais, rien, mon vieux. Moi je suis commerçant.»
Il prononça de sa voix toujours égale: «Et... ça t’amuse?
—Non, mais que veux-tu? Il faut bien faire quelque chose!
—Pourquoi ça?
—Mais... pour s’occuper.
—A quoi ça sert-il? Moi, je ne fais rien, comme tu vois, jamais rien. Quand on n’a pas le sou, je comprends qu’on travaille. Quand on a de quoi vivre, c’est inutile. A quoi bon travailler? Le fais-tu pour toi ou pour les autres? Si tu le fais pour toi, c’est que ça t’amuse, alors très bien; si tu le fais pour les autres, tu n’es qu’un niais.»
Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau: «Garçon, un bock!» et reprit: «Ça me donne soif de parler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je me laisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Je n’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pas d’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux.»
Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur ses lèvres et reprit sa pipe.
Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai:
—Mais tu n’as pas toujours été ainsi?
—Pardon, toujours, dès le collège.
—Ce n’est pas une vie, ça, mon bon. C’est horrible. Voyons, tu fais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as des amis.
—Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois des bocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks; puis, vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parce qu’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’ai bien passé six années sur cette banquette, dans mon coin; et le reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avec des habitués.
—Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait, tout d’abord?
—J’ai fait mon droit... au café de Médicis.
—Mais après?
—Après... j’ai passé l’eau et je suis venu ici.
—Pourquoi as-tu pris cette peine?
—Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au quartier Latin. Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougerai plus. «Garçon, un bock!»
Je croyais qu’il se moquait de moi. J’insistai.
—Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin? Un désespoir d’amour, sans doute? Certes, tu es un homme que le malheur a frappé. Quel âge as-tu?
—J’ai trente-trois ans. Mais j’en parais au moins quarante-cinq.
Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée, semblait presque celle d’un vieillard. Sur le sommet du crâne, quelques longs cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d’une propreté douteuse. Il avait des sourcils énormes, une forte moustache et une barbe épaisse. J’eus brusquement, je ne sais pourquoi, la vision d’une cuvette pleine d’eau noirâtre, l’eau où aurait été lavé tout ce poil.
Je lui dis: «En effet, tu as l’air plus vieux que ton âge. Certainement tu as eu des chagrins.»
Il répliqua: «Je t’assure que non. Je suis vieux parce que je ne prends jamais l’air. Il n’y a rien qui détériore les gens comme la vie de café.»
Je ne le pouvais croire: «Tu as bien aussi fait la noce? On n’est pas chauve comme tu l’es sans avoir beaucoup aimé.»
Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos les petites choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux: «Non, j’ai toujours été sage.» Et levant les yeux vers le lustre qui nous chauffait la tête: «Si je suis chauve, c’est la faute du gaz. Il est l’ennemi du cheveu.—Garçon, un bock!—Tu n’as pas soif?
—Non, merci. Mais vraiment tu m’intéresses. Depuis quand as-tu un pareil découragement? Ça n’est pas normal, ça n’est pas naturel. Il y a quelque chose là-dessous.
—Oui, ça date de mon enfance. J’ai reçu un coup, quand j’étais petit, et cela m’a tourné au noir pour jusqu’à la fin.
—Quoi donc?
—Tu veux le savoir? écoute. Tu te rappelles bien le château où je fus élevé, puisque tu y es venu cinq ou six fois pendant les vacances? Tu te rappelles ce grand bâtiment gris, au milieu d’un grand parc, et les longues avenues de chênes, ouvertes vers les quatre points cardinaux! Tu te rappelles mon père et ma mère, tous les deux cérémonieux, solennels et sévères.
J’adorais ma mère; je redoutais mon père, et je les respectais tous les deux, accoutumé d’ailleurs à voir tout le monde courbé devant eux. Ils étaient, dans le pays, M. le comte et Mme la comtesse; et nos voisins aussi, les Tannemare, les Ravelet, les Brenneville, montraient pour mes parents une considération supérieure.
J’avais alors treize ans. J’étais gai, content de tout, comme on l’est à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.
Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentrée au collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs du parc, courant au milieu des branches et des feuilles, j’aperçus, en traversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.
Je me rappelle cela comme d’hier. C’était par un jour de grand vent. Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales, gémissait, semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds, que les forêts jettent dans les tempêtes.
Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s’envolaient comme des oiseaux, tourbillonnaient, tombaient, puis couraient tout le long de l’allée, ainsi que des bêtes rapides.
Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cette agitation du vent et des branches m’excitait, me faisait galoper comme un fou, et hurler pour imiter les loups.
Dès que j’eus aperçu mes parents, j’allai vers eux à pas furtifs, sous les branches, pour les surprendre, comme si j’eusse été un rôdeur véritable.
Mais je m’arrêtai, saisi de peur, à quelques pas d’eux. Mon père, en proie à une terrible colère, criait:
—Ta mère est une sotte; et, d’ailleurs, ce n’est pas de ta mère qu’il s’agit, mais de toi. Je te dis que j’ai besoin de cet argent, et j’entends que tu signes.
Maman répondit, d’une voix ferme:
—Je ne signerai pas. C’est la fortune de Jean, cela. Je la garde pour lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec des filles et des servantes, comme tu as fait de ton héritage.
Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant sa femme par le cou, il se mit à la frapper avec l’autre main de toute sa force, en pleine figure.
Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués se répandirent; elle essayait de parer les coups, mais elle n’y pouvait parvenir. Et papa, comme fou, frappait, frappait. Elle roula par terre, cachant sa face dans ses deux bras. Alors il la renversa sur le dos pour la battre encore, écartant les mains dont elle se couvrait le visage.
Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allait finir, que les lois éternelles étaient changées. J’éprouvais le bouleversement qu’on a devant les choses surnaturelles, devant les catastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres. Ma tête d’enfant s’égarait, s’affolait. Et je me mis à crier de toute ma force, sans savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à une douleur, à un effarement épouvantables. Mon père m’entendit, se retourna, m’aperçut, et, se relevant, s’en vint vers moi. Je crus qu’il m’allait tuer et je m’enfuis comme un animal chassé, courant tout droit devant moi, dans le bois.
J’allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas. La nuit étant venue, je tombai sur l’herbe, épuisé, et je restai là éperdu, dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamais un pauvre cœur d’enfant. J’avais froid, j’avais faim peut-être. Le jour vint. Je n’osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni me sauver encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulais plus revoir.
Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de mon arbre, si le garde ne m’avait découvert et ramené de force.
Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère me dit seulement: «Comme tu m’as fait peur, vilain garçon, j’ai passé la nuit sans dormir.» Je ne répondis point, mais je me mis à pleurer. Mon père ne prononça pas une parole.
Huit jours plus tard, je rentrais au collège.
Eh bien, mon cher, c’était fini pour moi. J’avais vu l’autre face des choses, la mauvaise; je n’ai plus aperçu la bonne depuis ce jour-là. Que s’est-il passé dans mon esprit? Quel phénomène étrange m’a retourné les idées? Je l’ignore. Mais je n’ai plus eu de goût pour rien, envie de rien, d’amour pour personne, de désir quelconque, d’ambition ou d’espérance. Et j’aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans l’allée, tandis que mon père l’assommait.—Maman est morte après quelques années. Mon père vit encore. Je ne l’ai pas revu.—Garçon, un bock!...»
On lui apporta son bock qu’il engloutit d’une gorgée. Mais, en reprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut un geste désespéré, et il dit: «Tiens! c’est un vrai chagrin, ça, par exemple. J’en ai pour un mois à en culotter une nouvelle.»
Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fumée et de buveurs, son éternel cri: «Garçon, un bock—et une pipe neuve!»
LE BAPTÊME.
A Guillemet.
DEVANT la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient. Le soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiers épanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses et parfumés, et qui mettaient sur la cour entière un toit de fleurs. Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de pétales menus, qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, où les pissenlits brillaient comme des flammes, où les coquelicots semblaient des gouttes de sang.
Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, les mamelles gonflées, tandis qu’une troupe de petits porcs tournaient autour, avec leur queue roulée comme une corde.
Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la cloche de l’église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux son appel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme des flèches à travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hêtres immobiles. Une odeur d’étable passait parfois, mêlée au souffle doux et sucré des pommiers.
Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison et cria:
—Allons, allons, Mélina, v’là que ça sonne!
Il avait peut-être trente ans. C’était un grand paysan, que les longs travaux des champs n’avaient point encore courbé ni déformé. Un vieux, son père, noueux comme un tronc de chêne, avec des poignets bossués et des jambes torses, déclara:
—Les femmes, c’est jamais prêt, d’abord. Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l’un, se tournant vers le frère aîné, qui avait appelé le premier, lui dit:
—Va les quérir, Polyte. All’ viendront point avant midi.
Et le jeune homme entra dans sa demeure.
Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier en battant des ailes; puis ils partirent vers la mare de leur pas lent et balancé.
Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut qui portait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son haut bonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge, éclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppé de linges blancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.
Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgée de dix-huit ans, fraîche et souriante, tenant le bras de son homme. Et les deux grand’mères vinrent ensuite, fanées ainsi que de vieilles pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés, tournés depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Une d’elles était veuve; elle prit le bras du grand-père, demeuré devant la porte, et ils partirent en tête du cortège, derrière l’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit en route à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papier pleins de dragées.
Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toute sa force le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur les fossés; des gens apparaissaient aux barrières; des filles de ferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’elles posaient à terre pour regarder le baptême.
Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitait les flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantés d’arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu de travers, vu l’âge et les douleurs; et les jeunes avaient envie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient les voir passer; et le père et la mère allaient gravement, plus sérieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu, bien connu par le canton.
Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champs pour éviter le long détour de la route.
On apercevait l’église maintenant, avec son clocher pointu. Une ouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises; et quelque chose remuait là dedans, allant et venant d’un mouvement vif, passant et repassant derrière l’étroite fenêtre. C’était la cloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-né de venir, pour la première fois, dans la maison du Bon Dieu.
Un chien s’était mis à suivre. On lui jetait des dragées, il gambadait autour des gens.
La porte de l’église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon à cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle du petit, encore un frère du père, attendait devant l’autel. Et il baptisa suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit à pleurer en goûtant le sel symbolique.
Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuil pendant que l’abbé quittait son surplis; puis on se remit en route. On allait vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute la marmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait une poignée de bonbons, c’était une mêlée furieuse, des luttes corps à corps, des cheveux arrachés; et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser les sucreries, tiré par la queue, par les oreilles, par les pattes, mais plus obstiné que les gamins.
La garde, un peu lasse, dit à l’abbé, qui marchait auprès d’elle:
—Dites donc, m’sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m’ tenir un brin vot’ neveu pendant que je m’ dégourdirai. J’ai quasiment une crampe dans les estomacs.
Le prêtre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grande tache éclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, gêné par ce léger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Tout le monde se mit à rire. Une des grand’mères demanda de loin:
—Ça ne t’ fait-il point deuil, dis, l’abbé, qu’ tu n’en auras jamais de comme ça?
Le prêtre ne répondit pas. Il allait à grandes enjambées, regardant fixement le moutard aux yeux bleus, dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’y tint plus, et, le levant jusqu’à son visage, il le baisa longuement.
Le père cria:
—Dis donc, curé, si t’en veux un, t’as qu’à le dire.
Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens des champs.
Dès qu’on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclata comme une tempête. Les deux autres fils allaient aussi se marier; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement pour le repas; et les invités ne cessaient de lancer des allusions à toutes les générations futures que promettaient ces unions.
C’étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricaner les filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient du poing sur la table, poussaient des cris. Le père et le grand-père ne tarissaient point en propos polissons. La mère souriait; les vieilles prenaient leur part de joie et lançaient aussi des gaillardises.
Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille, assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de son neveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cet enfant, comme s’il n’en avait jamais aperçu. Il le considérait avec une attention réfléchie, avec une gravité songeuse, avec une tendresse éveillée au fond de lui, une tendresse inconnue, singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile qui était le fils de son frère.
Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant. Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait, sur sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l’avoir porté tout à l’heure, en revenant de l’église. Il restait ému devant cette larve d’homme comme devant un mystère ineffable auquel il n’avait jamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incarnation d’une âme nouvelle, le grand mystère de la vie qui commence, de l’amour qui s’éveille, de la race qui se continue, de l’humanité qui marche toujours.
La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée par le petit qui l’écartait de la table.
L’abbé lui dit:
—Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim.
Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout s’effaça; et il restait les yeux fixés sur cette figure rose et bouffie; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes aux yeux.
Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agacé par ces clameurs, se mit à pleurer.
Une voix s’écria:
—Dis donc, l’abbé, donne-lui à téter.
Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s’était levée; elle prit son fils et l’emporta dans la chambre voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant qu’il dormait tranquillement dans son berceau.
Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes, les légumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer les esprits.
La nuit tombait quand on prit le café.
Depuis longtemps le prêtre avait disparu sans qu’on s’étonnât de son absence.
La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormait toujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambre à tâtons; et elle avançait, les bras étendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arrêta net; et elle ressortit effarée, sûre d’avoir entendu remuer quelqu’un. Elle rentra dans la salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes se levèrent en tumulte, gris et menaçants; et le père, une lampe à la main, s’élança.
L’abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front sur l’oreiller où reposait la tête de l’enfant.
Le Baptême a paru dans le Gaulois du lundi 14 janvier 1884.
REGRET.
A Léon Dierx.
MONSIEUR Saval, qu’on appelle dans Mantes «le père Saval», vient de se lever. Il pleut. C’est un triste jour d’automne; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n’est pas gai. Il va de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres. Elle n’aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a soixante-deux ans! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c’est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée!
Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle dans l’ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison avec les parents; puis le collège, les sorties, le temps de son droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort.
Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme et la vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle est morte aussi. Que c’est triste, la vie!
Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n’y aura plus de M. Paul Saval sur la terre. Quelle affreuse chose! D’autres gens vivront, s’aimeront, riront. Oui, on s’amusera et il n’existera plus, lui! Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour.
Si encore sa vie avait été remplie! S’il avait fait quelque chose; s’il avait eu des aventures, de grands plaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non, rien. Il n’avait rien fait, jamais rien que se lever, manger aux mêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l’âge de soixante-deux ans. Il ne s’était même pas marié comme les autres hommes. Pourquoi? Oui, pourquoi ne s’était-il pas marié? Il l’aurait pu, car il possédait quelque fortune. Est-ce l’occasion qui lui avait manqué? Peut-être! Mais on les fait naître, ces occasions! Il était nonchalant, voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, son vice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est si difficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire des démarches, de parler, d’étudier des questions.
Il n’avait même pas été aimé. Aucune femme n’avait dormi sur sa poitrine dans un complet abandon d’amour. Il ne connaissait pas les angoisses délicieuses de l’attente, le divin frisson de la main pressée, l’extase de la passion triomphante.
Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand les lèvres se rencontrent pour la première fois, quand l’étreinte de quatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, de deux êtres affolés l’un par l’autre.
M. Saval s’était assis, les pieds au feu, en robe de chambre.
Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avait aimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement et nonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieille amie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah! s’il l’avait connue jeune fille! Mais il l’avait rencontrée trop tard; elle était déjà mariée. Certes, il l’aurait demandée celle-là! Comme il l’avait aimée, pourtant, sans répit, depuis le premier jour!
Il se rappelait son émotion toutes les fois qu’il la revoyait, ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pas s’endormir parce qu’il pensait à elle.
Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir. Pourquoi?
Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse! Sandres n’était pas l’homme qu’il lui aurait fallu. Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse. Ah! si elle l’avait aimé, celle-là, jadis; si elle l’avait aimé! Et pourquoi ne l’aurait-elle pas aimé, lui, Saval, puisqu’il l’aimait bien, elle, Mme Sandres?
Si seulement elle avait deviné quelque chose... N’avait-elle rien deviné, n’avait-elle rien vu, rien compris jamais? Alors qu’aurait-elle pensé? S’il avait parlé, qu’aurait-elle répondu?
Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie, cherchait à ressaisir une foule de détails.
Il se rappelait toutes les longues soirées d’écarté chez Sandres, quand sa femme était jeune et si charmante.
Il se rappelait des choses qu’elle lui avait dites, des intonations qu’elle avait autrefois, des petits sourires muets qui signifiaient tant de pensées.
Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine, leurs déjeuners sur l’herbe, le dimanche, car Sandres était employé à la sous-préfecture. Et soudain le souvenir net lui revint d’un après-midi passé avec elle dans un petit bois le long de la rivière.
Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans des paquets. C’était par une vive journée de printemps, une de ces journées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Les oiseaux ont des cris plus gais et des coups d’ailes plus rapides. On avait mangé sur l’herbe, sous des saules, tout près de l’eau engourdie par le soleil. L’air était tiède, plein d’odeurs de sève; on le buvait avec délices. Qu’il faisait bon, ce jour-là!
Après le déjeuner, Sandres s’était endormi sur le dos: «Le meilleur somme de sa vie,» dit-il en se réveillant.
Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partis tous les deux le long de la rive.
Elle s’appuyait sur lui. Elle riait, elle disait: «Je suis grise, mon ami, tout à fait grise.» Il la regardait, frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât son secret.
Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d’eau, et lui avait demandé: «M’aimez-vous, comme ça?»
Comme il ne répondait rien,—car il n’avait rien trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux,—et elle s’était mise à rire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure: «Gros bête, va! On parle, au moins!»
Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.
Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour. Pourquoi lui avait-elle dit cela: «Gros bête, va! On parle, au moins!»
Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle, contre sa joue, à lui, et il s’était reculé brusquement, dans la crainte qu’elle ne crût volontaire ce contact.
Quand il avait dit: «Ne serait-il pas temps de revenir?» elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l’avait regardé d’une curieuse façon. Il n’y avait pas songé, alors; et voilà qu’il s’en souvenait maintenant.
—Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.
Et il avait répondu:
—Ce n’est pas que je sois fatigué; mais Sandres est peut-être réveillé maintenant.
Et elle avait dit, en haussant les épaules:
—Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c’est autre chose; retournons!
En revenant, elle demeura silencieuse; et elle ne s’appuyait plus sur son bras. Pourquoi?
Ce «pourquoi» là, il ne se l’était point encore posé. Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu’il n’avait jamais compris.
Est-ce que?...
M. Saval se sentit rougir et il se leva bouleversé comme si, de trente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire: «Je vous aime!»
Était-ce possible? Ce soupçon qui venait de lui entrer dans l’âme le torturait! Était-ce possible qu’il n’eût pas vu, pas deviné?
Oh! si cela était vrai, s’il avait passé contre ce bonheur sans le saisir!
Il se dit: Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Je veux savoir!
Et il s’habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait: «J’ai soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit; je peux bien lui demander cela.
Et il sortit.
La maison de Sandres se trouvait de l’autre côté de la rue, presque en face de la sienne. Il s’y rendit. La petite servante vint ouvrir au coup de marteau.
Elle fut étonnée de le voir si tôt:
—Vous déjà, monsieur Saval; est-il arrivé quelque accident?
Saval répondit:
—Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais lui parler tout de suite.
—C’est que madame fait sa provision de confitures de poires pour l’hiver; et elle est dans son fourneau; et pas habillée, vous comprenez.
—Oui, mais dis-lui que c’est pour une chose très importante.
La petite bonne s’en alla, et Saval se mit à marcher dans le salon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassé cependant. Oh! il allait lui demander cela comme il lui aurait demandé une recette de cuisine. C’est qu’il avait soixante-deux ans!
La porte s’ouvrit; elle parut. C’était maintenant une grosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore. Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées sur ses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète:
—Qu’est-ce que vous avez, mon ami; vous n’êtes pas malade?
Il reprit:
—Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui a pour moi beaucoup d’importance, et qui me torture le cœur. Me promettez-vous de me répondre franchement?
Elle sourit.
—Je suis toujours franche. Dites.
—Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous en étiez-vous doutée?
Elle répondit en riant, avec quelque chose de l’intonation d’autrefois:
—Gros bête, va! Je l’ai bien vu du premier jour!
Saval se mit à trembler; il balbutia:
—Vous le saviez!... Alors...
Et il se tut.
Elle demanda:
—Alors?... Quoi?
Il reprit:
—Alors... que pensiez-vous?... que... que... Qu’auriez-vous répondu?
Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des doigts et tombaient sur le parquet.
—Moi?... Mais vous ne m’avez rien demandé. Ce n’était pas à moi de vous faire une déclaration!
Alors il fit un pas vers elle:
—Dites-moi... dites-moi... Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s’est endormi sur l’herbe après déjeuner... où nous avons été ensemble, jusqu’au tournant, là-bas?...
Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux:
—Mais certainement, je me le rappelle.
Il reprit en frissonnant:
—Eh bien... ce jour-là... si j’avais été... si j’avais été... entreprenant... qu’est-ce que vous auriez fait?
Elle se remit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle répondit franchement, d’une voix claire où pointait une ironie:
—J’aurais cédé, mon ami.
Puis elle tourna sur ses talons et s’enfuit vers ses confitures.
Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur la berge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, comme poussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d’eau, son chapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d’un toit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva sur la place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenir lui torturait le cœur.
Alors il s’assit sous les arbres dénudés, et il pleura.
Regret a paru dans le Gaulois du dimanche 4 novembre 1883.
MON ONCLE JULES.
A M. Achille Bénouville.
UN vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l’aumône. Mon camarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit:
—Ce misérable m’a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici:
Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’en tirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait pas grand’chose. J’avais deux sœurs.
Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle trouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui me navrait. Il se passait la main ouverte sur le front, comme pour essuyer une sueur qui n’existait pas, et il ne répondait rien. Je sentais sa douleur impuissante. On économisait sur tout; on n’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre; on achetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes sœurs faisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussions sur le prix d’un galon qui valait quinze centimes le mètre. Notre nourriture ordinaire consistait en soupe grasse et bœuf accommodé à toutes les sauces. Cela est sain et réconfortant, paraît-il; j’aurais préféré autre chose.
On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus et les pantalons déchirés.
Mais chaque dimanche, nous allions faire notre tour de jetée en grande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants, offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour de fête. Mes sœurs, prêtes les premières, attendaient le signal du départ; mais, au dernier moment, on découvrait toujours une tache oubliée sur la redingote du père de famille, et il fallait bien vite l’effacer avec un chiffon mouillé de benzine.
Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, en manches de chemise, que l’opération fût terminée, tandis que ma mère se hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté ses gants pour ne les pas gâter.
On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaient devant en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, et on en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère, dont mon père gardait la droite. Et je me rappelle l’air pompeux de mes pauvres parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité de leurs traits, la sévérité de leur allure. Ils avançaient d’un pas grave, le corps droit, les jambes raides, comme si une affaire d’une importance extrême eût dépendu de leur tenue.
Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires qui revenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçait invariablement les mêmes paroles:
—Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!
Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la famille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler de lui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnu du premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Je savais tous les détails de son existence jusqu’au jour de son départ pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse de cette période de sa vie.
Il avait eu, paraît-il, une mauvaise conduite, c’est-à-dire qu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle, en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle!
Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte.
Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage sur lequel comptait mon père; après avoir d’ailleurs mangé sa part jusqu’au dernier sou.
On l’avait embarqué pour l’Amérique, comme on faisait alors, sur un navire marchand allant du Havre à New-York.
Une fois là-bas, mon oncle Jules s’établit marchand de je ne sais quoi, et il écrivit bientôt qu’il gagnait un peu d’argent et qu’il espérait pouvoir dédommager mon père du tort qu’il lui avait fait. Cette lettre causa dans la famille une émotion profonde. Jules, qui ne valait pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien, devint tout à coup un honnête homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche, intègre comme tous les Davranche.
Un capitaine nous apprit en outre qu’il avait loué une grande boutique et qu’il faisait un commerce important.
Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait: «Mon cher Philippe, je t’écris pour que tu ne t’inquiètes pas de ma santé, qui est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour un long voyage dans l’Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieurs années sans te donner de mes nouvelles. Si je ne t’écris pas, ne sois pas inquiet. Je reviendrai au Havre une fois fortune faite. J’espère que ce ne sera pas trop long, et nous vivrons heureux ensemble...»
Cette lettre était devenue l’évangile de la famille. On la lisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.
Pendant dix ans, en effet, l’oncle Jules ne donna plus de nouvelles; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure que le temps marchait; et ma mère aussi disait souvent:
—Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui a su se tirer d’affaire!
Et chaque dimanche, en regardant venir de l’horizon les gros vapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon père répétait sa phrase éternelle:
—Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!
Et on s’attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier:
—Ohé! Philippe.
On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré; on devait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison de campagne près d’Ingouville. Je n’affirmerais pas que mon père n’eût point entamé déjà des négociations à ce sujet.
L’aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans; l’autre vingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c’était là un gros chagrin pour tout le monde.
Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pas riche, mais honorable. J’ai toujours eu la conviction que la lettre de l’oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations et emporté la résolution du jeune homme.
On l’accepta avec empressement, et il fut décidé qu’après le mariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage à Jersey.
Jersey est l’idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n’est pas loin; on passe la mer dans un paquebot et on est en terre étrangère, cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français, avec deux heures de navigation, peut s’offrir la vue d’un peuple voisin chez lui et étudier les mœurs, déplorables d’ailleurs, de cette île couverte par le pavillon britannique, comme disent les gens qui parlent avec simplicité.
Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre unique attente, notre rêve de tous les instants.
On partit enfin. Je vois cela comme si c’était d’hier: le vapeur chauffant contre le quai de Granville; mon père, effaré, surveillant l’embarquement de nos trois colis; ma mère inquiète ayant pris le bras de ma sœur non mariée, qui semblait perdue depuis le départ de l’autre, comme un poulet resté seul de sa couvée; et, derrière nous, les nouveaux époux qui restaient toujours en arrière, ce qui me faisait souvent tourner la tête.
Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant la jetée, s’éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert. Nous regardions les côtes s’enfuir, heureux et fiers comme tous ceux qui voyagent peu.
Mon père tendait son ventre sous sa redingote dont on avait, le matin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandait autour de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui me faisait reconnaître les dimanches.
Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieurs offraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d’un coup de couteau les coquilles et les passait aux messieurs, qui les tendaient ensuite aux dames. Elles mangeaient d’une manière délicate, en tenant l’écaille sur un mouchoir fin et en avançant la bouche pour ne point tacher leurs robes. Puis elles buvaient l’eau d’un petit mouvement rapide et jetaient la coquille à la mer.
Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué de manger des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bon genre, raffiné, supérieur, et il s’approcha de ma mère et de mes sœurs en demandant:
—Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres?
Ma mère hésitait, à cause de la dépense; mais mes deux sœurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d’un ton contrarié:
—J’ai peur de me faire mal à l’estomac. Offre ça aux enfants seulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.
Puis, se tournant vers moi, elle ajouta:
—Quant à Joseph, il n’en a pas besoin; il ne faut point gâter les garçons.
Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cette distinction. Je suivais de l’œil mon père, qui conduisait pompeusement ses deux filles et son gendre vers le vieux matelot déguenillé.
Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à mes sœurs comment il fallait s’y prendre pour manger sans laisser couler l’eau; il voulut même donner l’exemple et il s’empara d’une huître. En essayant d’imiter les dames, il renversa immédiatement tout le liquide sur sa redingote et j’entendis ma mère murmurer:
—Il ferait mieux de se tenir tranquille.
Mais tout à coup mon père me parut inquiet; il s’éloigna de quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour de l’écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fort pâle, avec des yeux singuliers. Il dit à mi-voix à ma mère:
—C’est extraordinaire comme cet homme qui ouvre les huîtres ressemble à Jules.
Ma mère, interdite, demanda:
—Quel Jules?...
Mon père reprit:
—Mais... mon frère... Si je ne le savais pas en bonne position en Amérique, je croirais que c’est lui.
Ma mère effarée balbutia:
—Tu es fou! Du moment que tu sais bien que ce n’est pas lui, pourquoi dire ces bêtises-là?
Mais mon père insistait:
—Va donc le voir, Clarisse; j’aime mieux que tu t’en assures toi-même, de tes propres yeux.
Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, je regardais l’homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et ne détournait pas le regard de sa besogne.
Ma mère revint. Je m’aperçus qu’elle tremblait. Elle prononça très vite:
—Je crois que c’est lui. Va donc demander des renseignements au capitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nous retombe pas sur les bras maintenant!
Mon père s’éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangement ému.
Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, se promenait sur la passerelle d’un air important, comme s’il eût commandé le courrier des Indes.
Mon père l’aborda avec cérémonie, en l’interrogeant sur son métier avec accompagnement de compliments:
—Quelle était l’importance de Jersey? Ses productions? Sa population? Ses mœurs? Ses coutumes? La nature du sol, etc., etc.
On eût cru qu’il s’agissait au moins des États-Unis d’Amérique.
Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l’Express, puis on en vint à l’équipage. Mon père, enfin, d’une voix troublée:
—Vous avez là un vieil écailleur d’huîtres qui paraît bien intéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme?
Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter, répondit sèchement:
—C’est un vieux vagabond français que j’ai trouvé en Amérique l’an dernier, et que j’ai rapatrié. Il a, paraît-il, des parents au Havre, mais il ne veut pas retourner près d’eux parce qu’il leur doit de l’argent. Il s’appelle Jules.... Jules Darmanche ou Darvanche, quelque chose comme ça, enfin. Il paraît qu’il a été riche un moment là-bas, mais vous voyez où il en est réduit maintenant.
Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, les yeux hagards:
—Ah! ah! très bien..., fort bien... Cela ne m’étonne pas... Je vous remercie beaucoup, capitaine.
Et il s’en alla, tandis que le marin le regardait s’éloigner avec stupeur.
Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu’elle lui dit:
—Assieds-toi, on va s’apercevoir de quelque chose.
Il tomba sur le banc en bégayant:
—C’est lui, c’est bien lui!
Puis il demanda:
—Qu’allons-nous faire?...
Elle répondit vivement:
—Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il va aller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendre ne se doute de rien.
Mon père paraissait atterré. Il murmura:
—Quelle catastrophe!
Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse:
—Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu’il nous retomberait sur le dos! Comme si on pouvait attendre quelque chose d’un Davranche!...
Et mon père se passa la main sur le front, comme il faisait sous les reproches de sa femme.
Elle ajouta:
—Donne de l’argent à Joseph pour qu’il aille payer ces huîtres, à présent. Il ne manquerait plus que d’être reconnus par ce mendiant. Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en à l’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas de nous!
Elle se leva, et ils s’éloignèrent après m’avoir remis une pièce de cent sous.
Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J’affirmai que maman s’était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l’ouvreur d’huîtres:
—Combien est-ce que nous vous devons, monsieur?
J’avais envie de dire: mon oncle.
Il répondit:
—Deux francs cinquante.
Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.
Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et je regardais son visage, un vieux et misérable visage, triste, accablé, en me disant:
—C’est mon oncle, le frère de papa, mon oncle!
Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia:
—Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur!
Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’il avait dû mendier, là-bas!
Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.
Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda:
—Il y en avait pour trois francs?... Ce n’est pas possible.
Je déclarai d’une voix ferme:
—J’ai donné dix sous de pourboire.
Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux:
—Tu es fou! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux!...
Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.
Puis on se tut.
Devant nous, à l’horizon, une ombre violette semblait sortir de la mer. C’était Jersey.
Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœur de voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de lui dire quelque chose de consolant, de tendre.
Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avait disparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable.
Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pas le rencontrer. Ma mère était dévorée d’inquiétude.
Je n’ai jamais revu le frère de mon père!
Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.
Mon oncle Jules a paru dans le Gaulois du mardi 7 août 1883.
EN VOYAGE.
A Gustave Toudouze.
I
LE wagon était au complet depuis Cannes; on causait, tout le monde se connaissant. Lorsqu’on passa Tarascon, quelqu’un dit: «C’est ici qu’on assassine.» Et on se mit à parler du mystérieux et insaisissable meurtrier qui, depuis deux ans, s’offre, de temps en temps, la vie d’un voyageur. Chacun faisait des suppositions, chacun donnait son avis; les femmes regardaient en frissonnant la nuit sombre derrière les vitres, avec la peur de voir apparaître soudain une tête d’homme à la portière. Et on se mit à raconter des histoires effrayantes de mauvaises rencontres, des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des heures passées en face d’un personnage suspect.
Chaque homme savait une anecdote à son honneur, chacun avait intimidé, terrassé et garrotté quelque malfaiteur en des circonstances surprenantes, avec une présence d’esprit et une audace admirables. Un médecin, qui passait chaque hiver dans le Midi, voulut à son tour conter une aventure:
—Moi, dit-il, je n’ai jamais eu la chance d’expérimenter mon courage dans une affaire de cette sorte; mais j’ai connu une femme, une de mes clientes, morte aujourd’hui, à qui arriva la plus singulière chose du monde, et aussi la plus mystérieuse et la plus attendrissante.
C’était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grande dame, d’une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sont belles, du moins comme elles nous semblent belles, avec leur nez fin, leur bouche délicate, leurs yeux rapprochés, d’une indéfinissable couleur, d’un bleu gris, et leur grâce froide, un peu dure! Elles ont quelque chose de méchant et de séduisant, d’altier et de doux, de tendre et de sévère, tout à fait charmant pour un Français. Au fond, c’est peut-être seulement la différence de race et de type qui me fait voir tant de choses en elles.
Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d’une maladie de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le midi de la France; mais elle refusait obstinément de quitter Pétersbourg. Enfin l’automne dernier, la jugeant perdue, le docteur prévint le mari qui ordonna aussitôt à sa femme de partir pour Menton.
Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de service occupant un autre compartiment. Elle restait contre la portière, un peu triste, regardant passer les campagnes et les villages, se sentant bien isolée, bien abandonnée dans la vie, sans enfants, presque sans parents, avec un mari dont l’amour était mort et qui la jetait ainsi au bout du monde sans venir avec elle, comme on envoie à l’hôpital un valet malade.
A chaque station, son serviteur Ivan venait s’informer si rien ne manquait à sa maîtresse. C’était un vieux domestique aveuglément dévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu’elle lui donnerait.
La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle ne pouvait dormir, énervée à l’excès. Soudain la pensée lui vint de compter l’argent que son mari lui avait remis à la dernière minute, en or de France. Elle ouvrit son petit sac et vida sur ses genoux le flot luisant de métal.
Mais tout à coup un souffle d’air froid lui frappa le visage. Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s’ouvrir. La comtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argent répandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s’écoulèrent, puis un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, en costume de soirée. Il referma la porte, s’assit, regarda sa voisine avec des yeux luisants, puis enveloppa d’un mouchoir son poignet dont le sang coulait.
La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes, l’avait vue compter son or, et il était venu pour la voler et la tuer.
Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt à bondir sur elle sans doute.
Il dit brusquement:
—Madame, n’ayez pas peur!
Elle ne répondit rien, incapable d’ouvrir la bouche, entendant son cœur battre et ses oreilles bourdonner.
Il reprit:
—Je ne suis pas un malfaiteur, madame.
Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvement qu’elle fit, ses genoux s’étant rapprochés, son or se mit à couler sur le tapis comme l’eau coule d’une gouttière.
L’homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il se baissa tout à coup pour le ramasser.
Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et elle courut à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais il comprit ce qu’elle allait faire, s’élança, la saisit dans ses bras, la fit asseoir de force, et la maintenant par les poignets: «Écoutez-moi, madame, je ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve, c’est que je vais ramasser cet argent et vous le rendre. Mais je suis un homme perdu, un homme mort, si vous ne m’aidez à passer la frontière. Je ne puis vous en dire davantage. Dans une heure, nous serons à la dernière station russe; dans une heure vingt, nous franchirons la limite de l’Empire. Si vous ne me secourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n’ai ni tué, ni volé, ni rien fait de contraire à l’honneur. Cela je vous le jure. Je ne puis vous en dire davantage.»
Et, se mettant à genoux, il ramassa l’or jusque sous les banquettes, cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis, quand le petit sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à sa voisine sans ajouter un mot, et il retourna s’asseoir à l’autre coin du wagon.
Ils ne remuaient plus ni l’un ni l’autre. Elle demeurait immobile et muette, encore défaillante de terreur, mais s’apaisant peu à peu. Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas un mouvement; il restait droit, les yeux fixés devant lui, très pâle, comme s’il eût été mort. De temps en temps elle jetait vers lui un regard brusque, vite détourné. C’était un homme de trente ans environ, fort beau, avec toute l’apparence d’un gentilhomme.
Le train courait dans les ténèbres, jetait par la nuit ses appels déchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toute vitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois et s’arrêta tout à fait.
Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres.
La comtesse Marie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son étrange compagnon, puis elle dit à son serviteur, d’une voix brusque:
—Ivan, tu vas retourner près du comte, je n’ai plus besoin de toi.
L’homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia:
—Mais... barine.
Elle reprit:
—Non, tu ne viendras pas, j’ai changé d’avis. Je veux que tu restes en Russie. Tiens, voici de l’argent pour retourner. Donne-moi ton bonnet et ton manteau.
Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau, obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines et aux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s’éloigna, les larmes aux yeux.
Le train repartit, courant à la frontière.
Alors la comtesse Marie dit à son voisin:
—Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, mon serviteur. Je ne mets qu’une condition à ce que je fais: c’est que vous ne me parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, ni pour me remercier, ni pour quoi que ce soit.
L’inconnu s’inclina sans prononcer une parole.
Bientôt on s’arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniforme visitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et, montrant l’homme assis au fond de son wagon:
—C’est mon domestique Ivan, dont voici le passe-port.
Le train se remit en route.
Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tous deux.
Le matin venu, comme on s’arrêtait dans une gare allemande, l’inconnu descendit; puis, debout à la portière:
—Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse; mais je vous ai privée de votre domestique, il est juste que je le remplace. N’avez-vous besoin de rien?
Elle répondit froidement:
—Allez chercher ma femme de chambre.
Il y alla. Puis disparut.
Quand elle descendait à quelque buffet, elle l’apercevait de loin qui la regardait. Ils arrivèrent à Menton.
II
Le docteur se tut une seconde, puis reprit:
—Un jour, comme je recevais mes clients dans mon cabinet, je vis entrer un grand garçon qui me dit:
—Docteur, je viens vous demander des nouvelles de la comtesse Marie Baranow. Je suis, bien qu’elle ne me connaisse point, un ami de son mari.
Je répondis:
—Elle est perdue. Elle ne retournera pas en Russie.
Et cet homme brusquement se mit à sangloter, puis il se leva et sortit en trébuchant comme un ivrogne.
Je prévins, le soir même, la comtesse qu’un étranger était venu m’interroger sur sa santé. Elle parut émue et me raconta toute l’histoire que je viens de vous dire. Elle ajouta:
—Cet homme que je ne connais point me suit maintenant comme mon ombre, je le rencontre chaque fois que je sors; il me regarde d’une façon étrange, mais il ne m’a jamais parlé.
Elle réfléchit, puis ajouta:
—Tenez, je parie qu’il est sous mes fenêtres.
Elle quitta sa chaise longue, alla écarter les rideaux et me montra en effet l’homme qui était venu me trouver, assis sur un banc de la promenade, les yeux levés vers l’hôtel. Il nous aperçut, se leva et s’éloigna sans retourner une fois la tête.
Alors, j’assistai à une chose surprenante et douloureuse, à l’amour muet de ces deux êtres qui ne se connaissaient point.
Il l’aimait, lui, avec le dévouement d’une bête sauvée, reconnaissante et dévouée à la mort. Il venait chaque jour me dire: «Comment va-t-elle?» comprenant que je l’avais deviné. Et il pleurait affreusement quand il l’avait vue passer plus faible et plus pâle chaque jour.
Elle me disait:
—Je ne lui ai parlé qu’une fois, à ce singulier homme, et il me semble que je le connais depuis vingt ans.
Et quand ils se rencontraient, elle lui rendait son salut avec un sourire grave et charmant. Je la sentais heureuse, elle si abandonnée et qui se savait perdue, je la sentais heureuse d’être aimée ainsi, avec ce respect et cette constance, avec cette poésie exagérée, avec ce dévouement prêt à tout. Et pourtant, fidèle à son obstination d’exaltée, elle refusait désespérément de le recevoir, de connaître son nom, de lui parler. Elle disait: «Non, non, cela me gâterait cette étrange amitié. Il faut que nous demeurions étrangers l’un à l’autre.»
Quant à lui, il était certes également une sorte de Don Quichotte, car il ne fit rien pour se rapprocher d’elle. Il voulait tenir jusqu’au bout l’absurde promesse de ne lui jamais parler qu’il avait faite dans le wagon.
Souvent, pendant ses longues heures de faiblesse, elle se levait de sa chaise longue et allait entr’ouvrir son rideau pour regarder s’il était là, sous sa fenêtre. Et quand elle l’avait vu, toujours immobile sur son banc, elle revenait se coucher avec un sourire aux lèvres.
Elle mourut un matin, vers dix heures. Comme je sortais de l’hôtel, il vint à moi, le visage bouleversé; il savait déjà la nouvelle.
—Je voudrais la voir une seconde, devant vous, dit-il.
Je lui pris le bras et rentrai dans la maison.
Quand il fut devant le lit de la morte, il lui saisit la main et la baisa d’un interminable baiser, puis il se sauva comme un insensé.
Le docteur se tut de nouveau, et reprit:
—Voilà, certes, la plus singulière aventure de chemin de fer que je connaisse. Il faut dire aussi que les hommes sont des drôles de toqués.
Une femme murmura à mi-voix:
—Ces deux êtres-là ont été moins fous que vous ne croyez... Ils étaient... ils étaient...
Mais elle ne pouvait plus parler, tant elle pleurait. Comme on changea de conversation pour la calmer, on ne sut pas ce qu’elle voulait dire.