Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 10
En voyage a paru dans le Gaulois du jeudi 10 mai 1883.
LA MÈRE SAUVAGE.
A Georges Pouchet.
I
JE n’étais point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J’y retournai chasser, à l’automne, chez mon ami Serval, qui avait enfin fait reconstruire son château, détruit par les Prussiens.
J’aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde délicieux qui ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d’un amour physique. Nous gardons, nous autres que séduit la terre, des souvenirs tendres pour certaines sources, certains bois, certains étangs, certaines collines, vus souvent et qui nous ont attendris à la façon des événements heureux. Quelquefois même la pensée retourne vers un coin de forêt, ou un bout de berge, ou un verger poudré de fleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, et restés en notre cœur comme ces images de femmes rencontrées dans la rue, un matin de printemps, avec une toilette claire et transparente, et qui nous laissent dans l’âme et dans la chair un désir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur coudoyé.
A Virelogne, j’aimais toute la campagne, semée de petits bois et traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des veines, portant le sang à la terre. On pêchait là dedans des écrevisses, des truites et des anguilles! Bonheur divin! On pouvait se baigner par places, et on trouvait souvent des bécassines dans les hautes herbes qui poussaient sur les bords de ces minces cours d’eau.
J’allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux chiens fourrager devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battait un champ de luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limite du bois des Saudres, et j’aperçus une chaumière en ruines.
Tout à coup, je me la rappelai telle que je l’avais vue pour la dernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poules devant la porte. Quoi de plus triste qu’une maison morte, avec son squelette debout, délabré, sinistre?
Je me rappelai aussi qu’une bonne femme m’avait fait boire un verre de vin là dedans, un jour de grande fatigue, et que Serval m’avait dit alors l’histoire des habitants. Le père, vieux braconnier, avait été tué par les gendarmes. Le fils, que j’avais vu autrefois, était un grand garçon sec qui passait également pour un féroce destructeur de gibier. On les appelait les Sauvage.
Était-ce un nom ou un sobriquet?
Je hélai Serval. Il s’en vint de son long pas d’échassier.
Je lui demandai:
—Que sont devenus les gens de là?
Et il me conta cette aventure.
II
Lorsque la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alors trente-trois ans, s’engagea, laissant la mère seule au logis. On ne la plaignait pas trop, la vieille, parce qu’elle avait de l’argent, on le savait.
Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si loin du village, sur la lisière du bois. Elle n’avait pas peur, du reste, étant de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute et maigre, qui ne riait pas souvent et avec qui on ne plaisantait point. Les femmes des champs ne rient guère d’ailleurs. C’est affaire aux hommes, cela! Elles ont l’âme triste et bornée, ayant une vie morne et sans éclaircie. Le paysan apprend un peu de gaieté bruyante au cabaret, mais sa compagne reste sérieuse avec une physionomie constamment sévère. Les muscles de leur face n’ont point appris les mouvements du rire.
La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans sa chaumière, qui fut bientôt couverte par les neiges. Elle s’en venait au village, une fois par semaine, chercher du pain et un peu de viande; puis elle retournait dans sa masure. Comme on parlait des loups, elle sortait le fusil au dos, le fusil du fils, rouillé, avec la crosse usée par le frottement de la main; et elle était curieuse à voir, la grande Sauvage, un peu courbée, allant à lentes enjambées par la neige, le canon de l’arme dépassant la coiffe noire qui lui serrait la tête et emprisonnait ses cheveux blancs, que personne n’avait jamais vus.
Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua aux habitants, selon la fortune et les ressources de chacun. La vieille, qu’on savait riche, en eut quatre.
C’étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la barbe blonde, aux yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu’ils avaient endurées déjà, et bons enfants, bien qu’en pays conquis. Seuls chez cette femme âgée, ils se montrèrent pleins de prévenances pour elle, lui épargnant, autant qu’ils le pouvaient, des fatigues et des dépenses. On les voyait tous les quatre faire leur toilette autour du puits, le matin, en manches de chemise, mouillant à grande eau, dans le jour cru des neiges, leur chair blanche et rose d’hommes du Nord, tandis que la mère Sauvage allait et venait, préparant la soupe. Puis on les voyait nettoyer la cuisine, frotter les carreaux, casser du bois, éplucher les pommes de terre, laver le linge, accomplir toutes les besognes de la maison, comme quatre bons fils autour de leur mère.
Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son grand maigre au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache qui faisait sur sa lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandait chaque jour, à chacun des soldats installés à son foyer:
—Savez-vous où est parti le régiment français, vingt-troisième de marche? Mon garçon est dedans.
Ils répondaient: «Non, bas su, bas savoir tu tout.» Et, comprenant sa peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des mères là-bas, ils lui rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien, d’ailleurs, ses quatre ennemis; car les paysans n’ont guère les haines patriotiques; cela n’appartient qu’aux classes supérieures. Les humbles, ceux qui payent le plus parce qu’ils sont pauvres et que toute charge nouvelle les accable, ceux qu’on tue par masses, qui forment la vraie chair à canon, parce qu’ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atroces misères de la guerre, parce qu’ils sont les plus faibles et les moins résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiques qui épuisent en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue.
On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la mère Sauvage:
—En v’là quatre qu’ont trouvé leur gîte.
Or, un matin, comme la vieille femme était seule au logis, elle aperçut au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure. Bientôt elle le reconnut, c’était le piéton chargé de distribuer les lettres. Il lui remit un papier plié et elle tira de son étui des lunettes dont elle se servait pour coudre; puis elle lut:
«Madame Sauvage, la présente est pour vous porter une triste nouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un boulet, qui l’a censément coupé en deux parts. J’étais tout près, vu que nous nous trouvions côte à côte dans la compagnie et qu’il me parlait de vous pour vous prévenir au jour même s’il lui arrivait malheur.
«J’ai pris dans sa poche sa montre pour vous la reporter quand la guerre sera finie.
«Je vous salue amicalement.
«Césaire Rivot,
«Soldat de 2e classe au 23e de marche.»
La lettre était datée de trois semaines.
Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile, tellement saisie, hébétée, qu’elle ne souffrait même pas encore. Elle pensait: «V’là Victor qu’est tué, maintenant.» Puis peu à peu les larmes montèrent à ses yeux, et la douleur envahit son cœur. Les idées lui venaient une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l’embrasserait plus, son enfant, son grand, plus jamais! Les gendarmes avaient tué le père, les Prussiens avaient tué le fils... Il avait été coupé en deux par un boulet. Et il lui semblait qu’elle voyait la chose, la chose horrible: la tête tombant, les yeux ouverts, tandis qu’il mâchait le coin de sa grosse moustache, comme il faisait aux heures de colère.
Qu’est-ce qu’on avait fait de son corps, après? Si seulement on lui avait rendu son enfant, comme on lui avait rendu son mari, avec sa balle au milieu du front?
Mais elle entendit un bruit de voix. C’étaient les Prussiens qui revenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa poche et elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eu le temps de bien essuyer ses yeux.
Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient un beau lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieille qu’on allait manger quelque chose de bon.
Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer le déjeuner; mais, quand il fallut tuer le lapin, le cœur lui manqua. Ce n’était pas le premier pourtant! Un des soldats l’assomma d’un coup de poing derrière les oreilles.
Une fois la bête morte, elle fit sortir le corps rouge de la peau; mais la vue du sang qu’elle maniait, qui lui couvrait les mains, du sang tiède qu’elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisait trembler de la tête aux pieds; et elle voyait toujours son grand coupé en deux, et tout rouge aussi, comme cet animal encore palpitant.
Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne put manger, pas même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s’occuper d’elle. Elle les regardait de côté, sans parler, mûrissant une idée, et le visage tellement impassible qu’ils ne s’aperçurent de rien.
Tout à coup, elle demanda: «Je ne sais seulement point vos noms, et v’là un mois que nous sommes ensemble.» Ils comprirent, non sans peine, ce qu’elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait pas; elle se les fit écrire sur un papier, avec l’adresse de leurs familles, et, reposant ses lunettes sur son grand nez, elle considéra cette écriture inconnue, puis elle plia la feuille et la mit dans sa poche, par-dessus la lettre qui lui disait la mort de son fils.
Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes:
—J’ vas travailler pour vous.
Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ils couchaient.
Ils s’étonnèrent de cette besogne; elle leur expliqua qu’ils auraient moins froid; et ils l’aidèrent. Ils entassaient les bottes jusqu’au toit de paille; et ils se firent ainsi une sorte de grande chambre avec quatre murs de fourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à merveille.
Au dîner, un d’eux s’inquiéta de voir que la mère Sauvage ne mangeait point encore. Elle affirma qu’elle avait des crampes. Puis elle alluma un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemands montèrent dans leur logis par l’échelle qui leur servait tous les soirs.
Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva l’échelle, puis rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retourna chercher des bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elle allait nu-pieds, dans la neige, si doucement qu’on n’entendait rien. De temps en temps elle écoutait les ronflements sonores et inégaux des quatre soldats endormis.
Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta dans le foyer une des bottes, et, lorsqu’elle fut enflammée, elle l’éparpilla sur les autres, puis elle ressortit et regarda.
Une clarté violente illumina en quelques secondes tout l’intérieur de la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, un gigantesque four ardent, dont la lueur jaillissait par l’étroite fenêtre et jetait sur la neige un éclatant rayon.
Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut une clameur de hurlements humains, d’appels déchirants d’angoisse et d’épouvante. Puis, la trappe s’étant écroulée à l’intérieur, un tourbillon de feu s’élança dans le grenier, perça le toit de paille, monta dans le ciel comme une immense flamme de torche; et toute la chaumière flamba.
On n’entendait plus rien dedans que le crépitement de l’incendie, le craquement des murs, l’écroulement des poutres. Le toit tout à coup s’effondra, et la carcasse ardente de la demeure lança dans l’air, au milieu d’un nuage de fumée, un grand panache d’étincelles.
La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme une nappe d’argent teintée de rouge.
Une cloche, au loin, se mit à sonner.
La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit, armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu’un des hommes n’échappât.
Quand elle vit que c’était fini, elle jeta son arme dans le brasier. Une détonation retentit.
Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.
On trouva la femme assise sur un tronc d’arbre, tranquille et satisfaite.
Un officier allemand, qui parlait le français comme un fils de France, lui demanda:
—Où sont vos soldats?
Elle tendit son bras maigre vers l’amas rouge de l’incendie qui s’éteignait, et elle répondit d’une voix forte:
—Là dedans!
On se pressait autour d’elle. Le Prussien demanda:
—Comment le feu a-t-il pris?
Elle prononça:
—C’est moi qui l’ai mis.
On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l’avait soudain rendue folle. Alors, comme tout le monde l’entourait et l’écoutait, elle dit la chose d’un bout à l’autre, depuis l’arrivée de la lettre jusqu’au dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n’oublia pas un détail de ce qu’elle avait ressenti ni de ce qu’elle avait fait.
Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et, pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta encore ses lunettes, puis elle prononça, montrant l’un: «Ça, c’est la mort de Victor.» Montrant l’autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges d’un coup de tête: «Ça, c’est leurs noms pour qu’on écrive chez eux.» Elle tendit tranquillement la feuille blanche à l’officier, qui la tenait par les épaules, et elle reprit:
—Vous écrirez comment c’est arrivé, et vous direz à leurs parents que c’est moi qui a fait ça, Victoire Simon, la Sauvage! N’oubliez pas.
L’officier criait des ordres en allemand. On la saisit, on la jeta contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommes se rangèrent vivement en face d’elle, à vingt mètres. Elle ne bougeait point. Elle avait compris; elle attendait.
Un ordre retentit, qu’une longue détonation suivit aussitôt. Un coup attardé partit tout seul, après les autres.
La vieille ne tomba point. Elle s’affaissa comme si on lui eût fauché les jambes.
L’officier prussien s’approcha. Elle était presque coupée en deux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.
Mon ami Serval ajouta:
—C’est par représailles que les Allemands ont détruit le château du pays, qui m’appartenait.
Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûlés là dedans; et à l’héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre ce mur.
Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.
La Mère Sauvage a paru dans le Gaulois du lundi 3 mars 1884.
L’ORIENT.
VOICI l’automne! Je ne puis sentir ce premier frisson d’hiver sans songer à l’ami qui vit là-bas sur la frontière de l’Asie.
La dernière fois que j’entrai chez lui, je compris que je ne le reverrais plus. C’était vers la fin de septembre voici trois ans. Je le trouvai couché sur son divan, en plein rêve d’opium. Il me tendit la main sans remuer le corps et me dit:
—Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je ne bougerai point, car tu sais qu’une fois la drogue avalée il faut demeurer sur le dos.
Je m’assis et lui racontai mille choses, des choses de Paris et du boulevard.
Il me dit:
—Tu ne m’intéresses pas; je ne songe plus qu’aux pays clairs! Oh! comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujours hanté par le désir de l’Orient. Tu ne sais pas ce que c’est, comme il vous prend, ce pays, vous captive, vous pénètre jusqu’au cœur et ne vous lâche plus. Il entre en vous par l’œil, par la peau, par toutes ses séductions invincibles, et il vous tient par un invisible fil qui vous tire sans cesse, en quelque lieu du monde que le hasard vous ait jeté. Je prends la drogue pour y penser dans la délicieuse torpeur de l’opium.
Il se tut et ferma les yeux. Je demandai:
—Qu’éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison? Quel bonheur physique donne-t-il donc, qu’on en absorbe jusqu’à la mort?
Il répondit:
—Ce n’est point un bonheur physique; c’est mieux, c’est plus, je suis souvent triste; je déteste la vie, qui me blesse chaque jour par tous ses angles, par toutes ses duretés. L’opium console de tout, fait prendre son parti de tout. Connais-tu cet état de l’âme que je pourrais appeler l’irritation harcelante? Je vis ordinairement dans cet état. Deux choses m’en peuvent guérir: l’opium ou l’Orient. A peine ai-je pris l’opium que je me couche, et j’attends. J’attends une heure, deux heures parfois. Puis, je sens d’abord de légers frémissements dans les mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais un engourdissement vibrant, puis peu à peu j’ai l’étrange et délicieuse sensation de la disparition de mes membres. Il me semble qu’on me les ôte, cela gagne, monte, m’envahit entièrement. Je n’ai plus de corps. Je n’en garde plus qu’une sorte de souvenir agréable. Ma tête seule est là, et travaille. Je pense. Je pense avec une joie matérielle infinie, avec une lucidité sans égale, avec une pénétration surprenante. Je raisonne, je déduis, je comprends tout, je découvre des idées qui ne m’avaient jamais effleuré; je descends en des profondeurs nouvelles, je monte à des hauteurs merveilleuses; je flotte dans un Océan de Pensée, et je savoure l’incomparable bonheur, l’idéale jouissance de cette pure et sereine ivresse de la seule intelligence.
Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris:
—Ton désir de l’Orient ne vient que de cette constante ivresse. Tu vis dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare où l’Esprit est mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroites limites de la vie, ne fait aucun effort pour s’élancer, grandir et conquérir?
Il répondit:
—Qu’importe la pensée pratique! Je n’aime que le rêve. Lui seul est bon, lui seul est doux.
«La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre.
«Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares; tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude où on laisse couler la vie, où on arrondit les angles.
«Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident qui nous disons civilisés; nous sommes d’odieux barbares qui vivons durement, comme des brutes.
«Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux et durs. Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapides pour entrer en des appartements étranglés où le vent glacé pénètre en sifflant, pour s’enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée en forme de pompe, qui établit des courants d’air mortels forts à faire tourner des moulins. Nos chaises sont dures, nos murs froids, couverts d’un odieux papier; partout des angles nous blessent. Angles des tables, des cheminées, des portes, des lits. Nous vivons debout ou assis, jamais couchés, sauf pour dormir, ce qui est absurde, car on ne perçoit plus dans le sommeil le bonheur d’être étendu.
«Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C’est la lutte, la bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupations nous harcèlent; nous n’avons plus le temps de chercher et de poursuivre les deux ou trois bonnes choses à portée de nos mains.
«C’est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notre caractère a des angles, toujours des angles!
«A peine levés, nous courons au travail par la pluie ou la gelée. Nous luttons contre les rivalités, les compétitions, les hostilités. Chaque homme est un ennemi qu’il faut craindre et terrasser, avec qui il faut ruser. L’amour même a, chez nous, des aspects de victoire et de défaite: c’est encore une lutte.»
Il songea quelques secondes et reprit:
—La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée, avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. De la terrasse on voit la mer, où passent ces voiles blanches en forme d’ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l’air est lourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de cette demeure. Un jet d’eau monte sous les arbres et s’émiette en retombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé de poudre d’or. Je m’y baignerai à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.
«Je n’aurai point la servante, la hideuse bonne au tablier gras, et qui relève en s’en allant, d’un coup de savate usée, le bas fangeux de sa jupe. Oh! ce coup de talon qui montre la cheville jaune, il me remue le cœur de dégoût, et je ne le puis éviter. Elles l’ont toutes, les misérables!
«Je n’entendrai plus le claquement de la semelle sur le parquet, le battement des portes lancées à toute volée, le fracas de la vaisselle qui tombe.
«J’aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voile blanc et qui courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.
«Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrines de femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement, toutes les formes de coussins me permettront de me coucher dans toutes les postures qu’on peut prendre.
«Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir de l’immobilité et de mon rêve éternel, las du calme plaisir d’être bien, je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courra très vite.
«Et je partirai sur son dos, en buvant l’air qui fouette et grise, l’air sifflant des galops furieux.
«Et j’irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le regard dont la vue est savoureuse comme un vin.
«A l’heure calme du soir, j’irai d’une course affolée, vers le large horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose, là-bas, au crépuscule: les montagnes brûlées, le sable, les vêtements des Arabes, la robe blanche des chevaux.
«Les flamants roses s’envoleront des marais sur le ciel rose; et je pousserai des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.
«Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des chaises incommodes, boire l’absinthe en parlant d’affaires.
«J’ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations des valeurs, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notre courte, misérable et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances, ces luttes? Je me reposerai à l’abri du vent dans ma somptueuse et claire demeure.
«Et j’aurai quatre ou cinq épouses en des appartements moelleux, cinq épouses venues des cinq parties du monde et qui m’apporteront la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races.»
Il se tut encore, puis prononça doucement:
—Laisse-moi.
Je m’en allai. Je ne le revis plus.
Deux mois plus tard il m’écrivit ces trois mots seuls: «Je suis heureux».
Sa lettre sentait l’encens et d’autres parfums très doux.
L’Orient a paru dans le Gaulois du 13 septembre 1883.
APPENDICE.
UN MILLION.
C’ÉTAIT un modeste ménage d’employé. Le mari, commis de ministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement son devoir. Il s’appelait Léopold Bonnin. C’était un petit jeune homme qui pensait en tout ce qu’on devait penser. Élevé religieusement, il devenait moins croyant depuis que la République tendait à la séparation de l’Église et de l’État. Il disait bien haut, dans les corridors de son ministère: «Je suis religieux, très religieux même, mais religieux à Dieu; je ne suis pas clérical». Il avait avant tout la prétention d’être un honnête homme, et il le proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en effet, un honnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il venait à l’heure, partait à l’heure, ne flânait guère, et se montrait toujours fort droit sur la «question d’argent». Il avait épousé la fille d’un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d’un million, ayant été épousée par amour. Elle n’avait pas eu d’enfants, d’où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser son bien, par conséquent, qu’à sa nièce.
Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur la maison, planait sur le ministère tout entier; on savait que «les Bonnin auraient un million».
Les jeunes gens non plus n’avaient pas d’enfants, mais ils n’y tenaient guère, vivant tranquilles dans leur étroite et placide honnêteté. Leur appartement était propre, rangé, dormant, car ils étaient calmes et modérés en tout; et ils pensaient qu’un enfant troublerait leur vie, leur intérieur, leur repos.
Ils ne se seraient pas efforcés de rester sans descendance; mais puisque le ciel ne leur en avait point envoyé, tant mieux.
La tante au million se désolait de leur stérilité et leur donnait des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayé autrefois, sans succès, de mille pratiques révélées par des amis ou des chiromanciennes; depuis qu’elle n’était plus en âge de procréer, on lui avait indiqué mille autres moyens qu’elle supposait infaillibles, en se désolant de n’en pouvoir faire l’expérience, mais elle s’acharnait à les découvrir à ses neveux, et leur répétait à tout moment: «Eh bien, avez-vous essayé ce que je vous recommandais l’autre jour?»
Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de ces joies secrètes qu’on voile de deuil vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres. La conscience se drape de noir, mais l’âme frémit d’allégresse.
Ils furent avisés qu’un testament était déposé chez un notaire. Ils y coururent à la sortie de l’église.
La tante, fidèle à l’idée fixe de toute sa vie, laissait son million à leur premier-né, avec la jouissance de la rente aux parents jusqu’à leur mort. Si le jeune ménage n’avait pas d’héritier avant trois ans, cette fortune irait aux pauvres.
Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeura huit jours sans retourner au bureau. Puis quand il fut rétabli, il se promit avec énergie d’être père.
Pendant six mois, il s’y acharna jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tante et les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Sa volonté désespérée lui donnait une force factice qui faillit lui devenir fatale.
L’anémie le minait; on craignit la phtisie. Un médecin consulté l’épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible, plus paisible même qu’autrefois, avec un régime réconfortant.
Des bruits gais couraient au ministère, on savait la désillusion du testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur ce fameux «coup du million». Les uns donnaient à Bonnin des conseils plaisants; d’autres s’offraient avec outrecuidance pour remplir la clause désespérante. Un grand garçon surtout, qui passait pour un viveur terrible, et dont les bonnes fortunes étaient célèbres par les bureaux, le harcelait d’allusions, de mots grivois, se faisant fort, disait-il, de le faire hériter en vingt minutes.
Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquement avec sa plume derrière l’oreille, lui jeta cette injure: «Monsieur, vous êtes un infâme; si je ne me respectais pas, je vous cracherais au visage.»
Des témoins furent envoyés, ce qui mit tout le ministère en émoi pendant trois jours. On ne rencontrait qu’eux dans les couloirs, se communiquant des procès-verbaux, et des points de vue sur l’affaire. Une rédaction fut enfin adoptée à l’unanimité par les quatre délégués et acceptée par les deux intéressés qui échangèrent gravement un salut et une poignée de main devant le chef du bureau, en balbutiant quelques paroles d’excuses.
Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonie voulue et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui se sont trouvés face à face. Puis un jour, s’étant heurtés au tournant d’un couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne: «Je ne vous ai point fait mal, monsieur?» L’autre répondit: «Nullement, monsieur».
Depuis ce moment, ils crurent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis ils devinrent peu à peu plus familiers; ils prirent l’habitude l’un de l’autre, se comprirent, s’estimèrent en gens qui s’étaient méconnus, et devinrent inséparables.
Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme le harcelait d’allusions désobligeantes, le martyrisait de sous-entendus. Et le temps passait; un an déjà s’était écoulé depuis la mort de la tante. L’héritage semblait perdu.
Madame Bonnin, en se mettant à table, disait: «Nous avons peu de choses pour le dîner; il en serait autrement si nous étions riches.»
Quand Léopold partait pour le bureau, madame Bonnin, en lui donnant sa canne, disait: «Si nous avions cinquante mille livres de rente, tu n’aurais pas besoin d’aller trimer là-bas, monsieur le gratte-papier.»
Quand madame Bonnin allait sortir par les jours de pluie, elle murmurait: «Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de se crotter par des temps pareils.»
Enfin à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocher à son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seul responsable de la perte de cette fortune.
Exaspéré il finit par l’emmener chez un grand médecin qui, après une longue consultation, ne se prononça pas, déclarant qu’il ne voyait rien; que le cas se présentait assez fréquemment; qu’il en est des corps comme des esprits; qu’après avoir vu tant de ménages disjoints par incompatibilité d’humeur, il n’était pas étonnant d’en voir d’autres stériles par incompatibilité physique. Cela coûta quarante francs.
Un an s’écoula, la guerre était déclarée, une guerre incessante, acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. Et madame Bonnin ne cessait de répéter: «Est-ce malheureux, de perdre une fortune parce qu’on a épousé un imbécile!» ou bien: «Dire que si j’étais tombée sur un autre homme, j’aurais aujourd’hui cinquante mille livres de rente!» ou bien: «Il y a des gens qui sont toujours gênants dans la vie. Ils gâtent tout.»
Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Ne sachant plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scène horrible au logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avait failli se battre en duel. Morel fut bientôt l’ami de la maison, le conseiller écouté des deux époux.
Il ne restait plus que six mois avant l’expiration du dernier délai donnant aux pauvres le million; et peu à peu Léopold changeait d’allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-même agressif, la piquait souvent par des insinuations obscures, parlait d’une façon mystérieuse de femmes d’employés qui avaient su faire la situation de leur mari.
De temps en temps, il racontait quelque histoire d’avancement surprenant tombé sur un commis. «Le petit Ravinot, qui était surnuméraire voici cinq ans, vient d’être nommé sous-chef.» Madame Bonnin prononçait: «Ce n’est pas toi qui saurais en faire autant.»
Alors Léopold haussait les épaules. «Avec ça qu’il en fait plus qu’un autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a su plaire au chef de division, et elle obtient tout ce qu’elle veut. Dans la vie il faut savoir s’arranger pour n’être pas dupé par les circonstances.»
Que voulait-il dire au juste? Que comprit-elle? Que se passa-t-il? Ils avaient chacun un calendrier, et marquaient les jours qui les séparaient du terme fatal; et chaque semaine ils sentaient une folie les envahir, une rage désespérée, une exaspération éperdue avec un tel désespoir, qu’ils devenaient capables d’un crime s’il avait fallu le commettre.
Et voilà qu’un matin, madame Bonnin dont les yeux luisaient et dont toute la figure semblait radieuse, passa ses deux mains sur les épaules de son mari, et le regardant jusqu’à l’âme, d’un regard fixe et joyeux, elle dit, tout bas: «Je crois que je suis enceinte». Il eut une telle secousse au cœur qu’il faillit tomber à la renverse; et brusquement il saisit sa femme dans ses bras, l’embrassa éperdument, l’assit sur ses genoux, l’étreignit encore comme une enfant adorée, et, succombant à l’émotion, il pleura, il sanglota.
Deux mois après il n’avait plus de doutes. Il la conduisit alors chez un médecin pour faire constater son état et porta le certificat obtenu chez le notaire dépositaire du testament.
L’homme de loi déclara que, du moment que l’enfant existait, né ou à naître, il s’inclinait et qu’il surseoirait à l’exécution jusqu’à la fin de la grossesse.
Un garçon naquit, qu’ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de ce qui s’était pratiqué dans les maisons royales.
Ils furent riches.
Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dîner son ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d’un ton simple: «Je viens de prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici, il a été inconvenant avec moi.» Il la regarda une seconde avec un sourire reconnaissant dans l’œil, puis il ouvrit les bras; elle s’y jeta et ils s’embrassèrent longtemps, longtemps comme deux bons petits époux, bien tendres, bien unis, bien honnêtes.
Et il faut entendre madame Bonnin parler des femmes qui ont failli par amour, et de celles qu’un grand élan du cœur a jetées dans l’adultère.
Un Million a paru dans le Gil-Blas du 2 novembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse. Cette nouvelle fut développée plus tard par Guy de Maupassant, qui en fit L’Héritage.
TABLE DES MATIÈRES.
| Pages. | |
| Miss Harriet. | 1 |
| L’Héritage. | 39 |
| Denis. | 165 |
| L’Âne. | 181 |
| Idylle. | 201 |
| La Ficelle. | 213 |
| Garçon, un bock! | 229 |
| Le Baptême. | 243 |
| Regret. | 255 |
| Mon oncle Jules. | 269 |
| En Voyage. | 285 |
| La Mère Sauvage. | 299 |
| L’Orient (inédit). | 315 |
| APPENDICE. | |
| Un Million. | 327 |
Au lecteur
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L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.