← Retour

Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 11

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 11

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 11

Author: Guy de Maupassant

Release date: January 14, 2018 [eBook #56374]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - VOLUME 11 ***

Au lecteur

Table des matières

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT


LA PRÉSENTE ÉDITION

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU D’UNE AUTORISATION

DE M. LE GARDE DES SCEAUX

EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION

100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

SAVOIR:

60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


Le texte de ce volume
est conforme à celui de l’édition originale
: Toine,
Paris, Marpon et Flammarion, éditeurs, 1885
moins
Rencontre, déjà publié dans Les Sœurs Rondoli,
et avec addition de:
L Homme-Fille.—La Moustache (Ollendorff, 1902),
Le Père Judas (inédit).


ŒUVRES COMPLÈTES

DE

GUY DE MAUPASSANT


TOINE


LE PÈRE JUDAS

PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17


MDCCCCVIII

Tous droits réservés.


TOINE.

I

ON le connaissait à dix lieues aux environs le père Toine, le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, le cabaretier de Tournevent.

Il avait rendu célèbre le hameau enfoncé dans un pli du vallon qui descendait vers la mer, pauvre hameau paysan composé de dix maisons normandes entourées de fossés et d’arbres.

Elles étaient là, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert d’herbe et d’ajonc, derrière la courbe qui avait fait nommer ce lieu Tournevent. Elles semblaient avoir cherché un abri dans ce trou comme les oiseaux qui se cachent dans les sillons les jours d’ouragan, un abri contre le grand vent de mer, le vent du large, le vent dur et salé, qui ronge et brûle comme le feu, dessèche et détruit comme les gelées d’hiver.

Mais le hameau tout entier semblait être la propriété d’Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, qu’on appelait d’ailleurs aussi souvent Toine et Toine-ma-Fine, par suite d’une locution dont il se servait sans cesse:

—Ma Fine est la première de France.

Sa Fine, c’était son cognac, bien entendu.

Depuis vingt ans il abreuvait le pays de sa Fine et de ses Brûlots, car chaque fois qu’on lui demandait:

—Qu’est-ce que j’allons bé, pé Toine?

Il répondait invariablement:

—Un brûlot, mon gendre, ça chauffe la tripe et ça nettoie la tête; y a rien de meilleur pour le corps.

Il avait aussi cette coutume d’appeler tout le monde «mon gendre», bien qu’il n’eût jamais eu de fille mariée ou à marier.

Ah! oui, on le connaissait Toine Brûlot, le plus gros homme du canton, et même de l’arrondissement. Sa petite maison semblait dérisoirement trop étroite et trop basse pour le contenir, et quand on le voyait debout sur sa porte où il passait des journées entières, on se demandait comment il pourrait entrer dans sa demeure. Il y rentrait chaque fois que se présentait un consommateur, car Toine-ma-Fine était invité de droit à prélever son petit verre sur tout ce qu’on buvait chez lui.

Son café avait pour enseigne: «Au Rendez-vous des Amis», et il était bien, le pé Toine, l’ami de toute la contrée. On venait de Fécamp et de Montivilliers pour le voir et pour rigoler en l’écoutant, car il aurait fait rire une pierre de tombe, ce gros homme. Il avait une manière de blaguer les gens sans les fâcher, de cligner de l’œil pour exprimer ce qu’il ne disait pas, de se taper sur la cuisse dans ses accès de gaieté qui vous tirait le rire du ventre malgré vous, à tous les coups. Et puis c’était une curiosité rien que de le regarder boire. Il buvait tant qu’on lui en offrait, et de tout, avec une joie dans son œil malin, une joie qui venait de son double plaisir, plaisir de se régaler d’abord et d’amasser des gros sous, ensuite, pour sa régalade.

Les farceurs du pays lui demandaient:

—Pourquoi que tu ne bé point la mé, pé Toine?

Il répondait:

—Y a deux choses qui m’opposent, primo qu’a l’est salée, et deusio qu’i faudrait la mettre en bouteille, vu que mon abdomin n’est point pliable pour bé à c’te tasse-là!

Et puis il fallait l’entendre se quereller avec sa femme! C’était une telle comédie qu’on aurait payé sa place de bon cœur. Depuis trente ans qu’ils étaient mariés, ils se chamaillaient tous les jours. Seulement Toine rigolait, tandis que sa bourgeoise se fâchait. C’était une grande paysanne, marchant à longs pas d’échassier, et portant sur un corps maigre et plat une tête de chat-huant en colère. Elle passait son temps à élever des poules dans une petite cour, derrière le cabaret, et elle était renommée pour la façon dont elle savait engraisser les volailles.

Quand on donnait un repas à Fécamp chez les gens de la haute, il fallait, pour que le dîner fût goûté, qu’on y mangeât une pensionnaire de la mé Toine.

Mais elle était née de mauvaise humeur et elle avait continué à être mécontente de tout. Fâchée contre le monde entier, elle en voulait principalement à son mari. Elle lui en voulait de sa gaieté, de sa renommée, de sa santé et de son embonpoint. Elle le traitait de propre à rien, parce qu’il gagnait de l’argent sans rien faire, de sapas, parce qu’il mangeait et buvait comme dix hommes ordinaires, et il ne se passait point de jour sans qu’elle déclarât d’un air exaspéré:

—Ça serait-il point mieux dans l’étable à cochons nu quétou comme ça? C’est que d’ la graisse que ça en fait mal au cœur.

Et elle lui criait dans la figure:

—Espère, espère un brin; j’ verrons c’ quarrivera, j’ verrons ben! Ça crèvera comme un sac à grain, ce gros bouffi!

Toine riait de tout son cœur en se tapant sur le ventre et répondait:

—Eh! la mé Poule, ma planche, tâche d’engraisser comme ça d’ la volaille. Tâche pour voir.

Et relevant sa manche sur son bras énorme:

—En v’là un aileron, la mé, en v’là un.

Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables en se tordant de joie, tapaient du pied sur la terre du sol, et crachaient par terre dans un délire de gaieté.

La vieille furieuse reprenait:

—Espère un brin... espère un brin... j’ verrons c’qu’arrivera... ça crèvera comme un sac à grain...

Et elle s’en allait furieuse, sous les rires des buveurs.

Toine, en effet, était surprenant à voir, tant il était devenu épais et gros, rouge et soufflant. C’était un de ces êtres énormes sur qui la mort semble s’amuser, avec des ruses, des gaietés et des perfidies bouffonnes, rendant irrésistiblement comique son travail lent de destruction. Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la maigreur, dans les rides, dans l’affaissement croissant qui fait dire avec un frisson: «Bigre! comme il a changé!» elle prenait plaisir à l’engraisser, celui-là, à le faire monstrueux et drôle, à l’enluminer de rouge et de bleu, à le souffler, à lui donner l’apparence d’une santé surhumaine; et les déformations qu’elle inflige à tous les êtres devenaient chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d’être sinistres et pitoyables.

—Espère un brin, espère un brin, répétait la mère Toine, j’ verrons ce qu’arrivera.

II

Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralysé. On coucha ce colosse dans la petite chambre derrière la cloison du café, afin qu’il pût entendre ce qu’on disait à côté, et causer avec les amis, car sa tête était demeurée libre, tandis que son corps, un corps énorme, impossible à remuer, à soulever, restait frappé d’immobilité. On espérait, dans les premiers temps, que ses grosses jambes reprendraient quelque énergie, mais cet espoir disparut bientôt, et Toine-ma-Fine passa ses jours et ses nuits dans son lit qu’on ne retapait qu’une fois par semaine, avec le secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par les quatre membres pendant qu’on retournait sa paillasse.

Il demeurait gai pourtant, mais d’une gaieté différente, plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant devant sa femme qui piaillait toute la journée:

—Le v’la, le gros sapas, le v’la, le propre à rien, le faigniant, ce gros soulot! C’est du propre, c’est du propre!

Il ne répondait plus. Il clignait seulement de l’œil derrière le dos de la vieille et il se retournait sur sa couche, seul mouvement qui lui demeurât possible. Il appelait cet exercice faire un «va-t-au nord», ou un «va-t-au sud».

Sa grande distraction maintenant c’était d’écouter les conversations du café, et de dialoguer à travers le mur quand il reconnaissait les voix des amis, il criait:

—Hé, mon gendre, c’est té Célestin?

Et Célestin Maloisel répondait:

—C’est mé, pé Toine. C’est-il que tu regalopes, gros lapin?

Toine-ma-Fine prononçait:

—Pour galoper, point encore. Mais je n’ai point maigri, l’ coffre est bon.

Bientôt il fit venir les plus intimes dans sa chambre et on lui tenait compagnie, bien qu’il se désolât de voir qu’on buvait sans lui. Il répétait:

—C’est ça qui me fait deuil, mon gendre, de n’ pu goûter d’ ma Fine, nom d’un nom. L’ reste, j’ men gargarise, mais de ne point bé mé ça fait deuil.

Et la tête de chat-huant de la mère Toine apparaissait dans la fenêtre. Elle criait:

—Guêtez-le, guêtez-le, à c’t’heure ce gros faigniant, qu’y faut nourrir, qu’i faut laver, qu’i faut nettoyer comme un porc.

Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes rouges sautait parfois sur la fenêtre, regardait d’un œil rond et curieux dans la chambre, puis poussait son cri sonore. Et parfois aussi, une ou deux poules volaient jusqu’au pied du lit, cherchant des miettes sur le sol.

Les amis de Toine-ma-Fine désertèrent bientôt la salle du café, pour venir, chaque après-midi, faire la causette autour du lit du gros homme. Tout couché qu’il était, ce farceur de Toine, il les amusait encore. Il aurait fait rire le diable, ce malin-là. Ils étaient trois qui reparaissaient tous les jours: Célestin Maloisel, un grand maigre, un peu tordu comme un tronc de pommier, Prosper Horslaville, un petit sec avec un nez de furet, malicieux, fûté comme un renard, et Césaire Paumelle, qui ne parlait jamais, mais qui s’amusait tout de même.

On apportait une planche de la cour, on la posait au bord du lit et on jouait aux dominos pardi, et on faisait de rudes parties, depuis deux heures jusqu’à six.

Mais la mère Toine devint bientôt insupportable. Elle ne pouvait point tolérer que son gros faigniant d’homme continuât à se distraire, en jouant aux dominos dans son lit; et chaque fois qu’elle voyait une partie commencée, elle s’élançait avec fureur, culbutait la planche, saisissait le jeu, le rapportait dans le café et déclarait que c’était assez de nourrir ce gros suiffeux à ne rien faire sans le voir encore se divertir comme pour narguer le pauvre monde qui travaillait toute la journée.

Célestin Maloisel et Césaire Paumelle courbaient la tête, mais Prosper Horslaville excitait la vieille, s’amusait de ses colères.

La voyant un jour plus exaspérée que de coutume, il lui dit:

—Hé! la mé, savez-vous c’ que j’ f’rais, mé, si j’étais de vous?

Elle attendit qu’il s’expliquât, fixant sur lui son œil de chouette.

Il reprit:

—Il est chaud comme un four, vot’ homme, qui n’ sort point d’ son lit. Eh ben, mé, j’ li f’rais couver des œufs.

Elle demeura stupéfaite, pensant qu’on se moquait d’elle, considérant la figure mince et rusée du paysan qui continua:

—J’y en mettrais cinq sous un bras, cinq sous l’autre, l’ même jour que je donnerais la couvée à une poule. Ça naîtrait d’ même. Quand ils seraient éclos j’ porterais à vot’ poule les poussins de vot’ homme pour qu’a les élève. Ça vous en f’rait d’ la volaille, la mé!

La vieille interdite demanda:

—Ça se peut-il?

L’homme reprit:

—Si ça s’ peut? Pourqué que ça n’ se pourrait point? Pisqu’on fait ben couver d’s œufs dans une boîte chaude, on peut ben en mett’ couver dans un lit.

Elle fut frappée par ce raisonnement et s’en alla, songeuse et calmée.

Huit jours plus tard elle entra dans la chambre de Toine avec son tablier plein d’œufs. Et elle dit:

—J’ viens d’ mett’ la jaune au nid avec dix œufs. En v’la dix pour té. Tâche de n’ point les casser.

Toine éperdu, demanda:

—Qué que tu veux?

Elle répondit:

—J’ veux qu’ tu les couves, propre à rien.

Il rit d’abord; puis, comme elle insistait, il se fâcha, il résista, il refusa résolument de laisser mettre sous ses gros bras cette graine de volaille que sa chaleur ferait éclore.

Mais la vieille, furieuse, déclara:

—Tu n’auras point d’ fricot tant que tu n’ les prendras point. J’ verrons ben c’ qu’arrivera.

Toine, inquiet, ne répondit rien.

Quand il entendit sonner midi, il appela:

—Hé! la mé, la soupe est-il cuite?

La vieille cria de sa cuisine:

—Y a point de soupe pour té, gros faigniant.

Il crut qu’elle plaisantait et attendit, puis il pria, supplia, jura, fit des «va-t-au nord» et des «va-t-au sud» désespérés, tapa la muraille à coups de poing, mais il dut se résigner à laisser introduire dans sa couche cinq œufs contre son flanc gauche. Après quoi il eut sa soupe. Quand ses amis arrivèrent, ils le crurent tout à fait mal, tant il paraissait drôle et gêné.

Puis on fit la partie de tous les jours. Mais Toine semblait n’y prendre aucun plaisir et n’avançait la main qu’avec des lenteurs et des précautions infinies.

—T’as donc l’ bras noué, demandait Horslaville.

Toine répondit:

—J’ai quasiment t’une lourdeur dans l’épaule.

Soudain, on entendit entrer dans le café. Les joueurs se turent.

C’était le maire avec l’adjoint. Ils demandèrent deux verres de Fine et se mirent à causer des affaires du pays. Comme ils parlaient à voix basse, Toine Brûlot voulut coller son oreille contre le mur, et, oubliant ses œufs, il fit un brusque «va-t-au nord» qui le coucha sur une omelette.

Au juron qu’il poussa, la mère Toine accourut, et devinant le désastre, le découvrit d’une secousse. Elle demeura d’abord immobile, indignée, trop suffoquée pour parler devant le cataplasme jaune collé sur le flanc de son homme.

Puis, frémissant de fureur, elle se rua sur le paralytique et se mit à lui taper de grands coups sur le ventre, comme lorsqu’elle lavait son linge au bord de la mare. Ses mains tombaient l’une après l’autre avec un bruit sourd, rapides comme les pattes d’un lapin qui bat du tambour.

Les trois amis de Toine riaient à suffoquer, toussant, éternuant, poussant des cris, et le gros homme effaré parait les attaques de sa femme avec prudence, pour ne point casser encore les cinq œufs qu’il avait de l’autre côté.

III

Toine fut vaincu. Il dut couver, il dut renoncer aux parties de domino, renoncer à tout mouvement, car la vieille le privait de nourriture avec férocité chaque fois qu’il cassait un œuf.

Il demeurait sur le dos, l’œil au plafond, immobile, les bras soulevés comme des ailes, échauffant contre lui les germes de volailles enfermés dans les coques blanches.

Il ne parlait plus qu’à voix basse comme s’il eût craint le bruit autant que le mouvement, et il s’inquiétait de la couveuse jaune qui accomplissait dans le poulailler la même besogne que lui.

Il demandait à sa femme:

—La jaune a-t-elle mangé anuit?

Et la vieille allait de ses poules à son homme et de son homme à ses poules, obsédée, possédée par la préoccupation des petits poulets qui mûrissaient dans le lit et dans le nid.

Les gens du pays qui savaient l’histoire s’en venaient, curieux et sérieux, prendre des nouvelles de Toine. Ils entraient à pas légers comme on entre chez les malades et demandaient avec intérêt:

—Eh bien! ça va-t-il?

Toine répondait:

—Pour aller, ça va, mais j’ai maujeure tant que ça m’échauffe. J’ai des fremis qui me galopent sur la peau.

Or, un matin, sa femme entra très émue et déclara:

—La jaune en a sept. Y avait trois œufs de mauvais.

Toine sentit battre son cœur.—Combien en aurait-il, lui?

Il demanda:

—Ce sera tantôt?—avec une angoisse de femme qui va devenir mère.

La vieille répondit d’un air furieux, torturée par la crainte d’un insuccès:

—Faut croire!

Ils attendirent. Les amis prévenus que les temps étaient proches arrivèrent bientôt inquiets eux-mêmes.

On en jasait dans les maisons. On allait s’informer aux portes voisines.

Vers trois heures, Toine s’assoupit. Il dormait maintenant la moitié des jours. Il fut réveillé soudain par un chatouillement inusité sous le bras droit. Il y porta aussitôt la main gauche et saisit une bête couverte de duvet jaune, qui remuait dans ses doigts.

Son émotion fut telle, qu’il se mit à pousser des cris, et il lâcha le poussin qui courut sur sa poitrine. Le café était plein de monde. Les buveurs se précipitèrent, envahirent la chambre, firent cercle comme autour d’un saltimbanque, et la vieille étant arrivée cueillit avec précaution la bestiole blottie sous la barbe de son mari.

Personne ne parlait plus. C’était par un jour chaud d’avril. On entendait par la fenêtre ouverte glousser la poule jaune appelant ses nouveau-nés.

Toine, qui suait d’émotion, d’angoisse, d’inquiétude, murmura:

—J’en ai encore un sous le bras gauche, à c’t’heure.

Sa femme plongea dans le lit sa grande main maigre, et ramena un second poussin, avec des mouvements soigneux de sage-femme.

Les voisins voulurent le voir. On se le repassa, en le considérant attentivement comme s’il eût été un phénomène.

Pendant vingt minutes, il n’en naquit pas, puis quatre sortirent en même temps de leurs coquilles.

Ce fut une grande rumeur parmi les assistants. Et Toine sourit, content de son succès, commençant à s’enorgueillir de cette paternité singulière. On n’en avait pas souvent vu comme lui, tout de même! C’était un drôle d’homme, vraiment!

Il déclara:

—Ça fait six. Nom de nom qué baptême!

Et un grand rire s’éleva dans le public. D’autres personnes emplissaient le café. D’autres encore attendaient devant la porte.

On se demandait:

—Combien qu’i en a?

—Y en a six.

La mère Toine portait à la poule cette famille nouvelle, et la poule gloussait éperdument, hérissait ses plumes, ouvrait les ailes toutes grandes pour abriter la troupe grossissante de ses petits.

—En v’là encore un! cria Toine.

Il s’était trompé, il y en avait trois! Ce fut un triomphe! Le dernier creva son enveloppe à sept heures du soir. Tous les œufs étaient bons! Et Toine, affolé de joie, délivré, glorieux, baisa sur le dos le frêle animal, faillit l’étouffer avec ses lèvres. Il voulut le garder dans son lit, celui-là, jusqu’au lendemain, saisi par une tendresse de mère pour cet être si petiot qu’il avait donné à la vie; mais la vieille l’emporta comme les autres sans écouter les supplications de son homme.

Les assistants, ravis, s’en allèrent en devisant de l’événement, et Horslaville, resté le dernier, demanda:

—Dis donc, pé Toine, tu m’invites à fricasser l’ premier, pas vrai?

A cette idée de fricassée, le visage de Toine s’illumina, et le gros homme répondit:

—Pour sûr que je t’invite, mon gendre.

Toine a paru dans le Gil-Blas du mardi 6 janvier 1885, sous la signature: Maufrigneuse.


L’AMI PATIENCE.

SAIS-TU ce qu’est devenu Leremy?

—Il est capitaine au 6e dragons.

—Et Pinson?

—Sous-préfet.

—Et Racollet?

—Mort.

Nous cherchions d’autres noms qui nous rappelaient des figures jeunes coiffées du képi à galons d’or. Nous avions retrouvé plus tard quelques-uns de ces camarades barbus, chauves, mariés, pères de plusieurs enfants, et ces rencontres avec ces changements nous avaient donné des frissons désagréables, nous montrant comme la vie est courte, comme tout passe, comme tout change.

Mon ami demanda:

—Et Patience, le gros Patience?

Je poussai une sorte de hurlement:

—Oh! quant à celui-là, écoute un peu. J’étais, voici quatre ou cinq ans, en tournée d’inspection à Limoges, attendant l’heure du dîner. Assis devant le grand café de la place du Théâtre, je m’ennuyais ferme. Les commerçants s’en venaient, à deux, trois ou quatre, prendre l’absinthe ou le vermout, parlaient tout haut de leurs affaires et de celles des autres, riaient violemment ou baissaient le ton pour se communiquer des choses importantes et délicates.

Je me disais: «Que vais-je faire après dîner.» Et je songeais à la longue soirée dans cette ville de province, à la promenade lente et sinistre à travers les rues inconnues, à la tristesse accablante qui se dégage, pour le voyageur solitaire, de ces gens qui passent et qui vous sont étrangers en tout, par tout, par la forme du veston provincial, du chapeau et de la culotte, par les habitudes et l’accent local, tristesse pénétrante venue aussi des maisons, des boutiques, des voitures aux formes singulières, des bruits ordinaires auxquels on n’est point accoutumé, tristesse harcelante qui vous fait presser peu à peu le pas comme si on était perdu dans un pays dangereux qui vous oppresse, vous fait désirer l’hôtel, le hideux hôtel dont la chambre a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine, et il commanda d’une voix formidable:

—Garçon, mon bitter!

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à lui, dans l’existence, et pas à un autre, qu’il avait son caractère, nom d’un nom, son appétit, son pantalon, son n’importe quoi d’une façon propre, absolue, plus complète que n’importe qui. Puis il regarda autour de lui d’un air satisfait. On lui apporta son bitter, et il appela:

—Mon journal!

Je me demandais: «Quel peut bien être son journal?» Le titre, certes, allait me révéler son opinion, ses théories, ses principes, ses marottes, ses naïvetés.

Le garçon apporta «le Temps». Je fus surpris. Pourquoi le Temps, journal grave, gris, doctrinaire, pondéré. Je pensai:

—C’est donc un homme sage, de mœurs sérieuses, d’habitudes régulières, un bon bourgeois, enfin.

Il posa sur son nez des lunettes d’or, se renversa et, avant de commencer à lire, il jeta de nouveau un regard circulaire. Il m’aperçut et se mit aussitôt à me considérer d’une façon insistante et gênante. J’allais même lui demander la raison de cette attention, quand il me cria de sa place:

—Nom d’une pipe, c’est bien Gontran Lardois.

Je répondis:

—Oui, monsieur, vous ne vous trompez pas.

Alors il se leva brusquement, et s’en vint, les mains tendues:

—Ah! mon vieux, comment vas-tu?

Je demeurais fort gêné, ne le reconnaissant pas du tout. Je balbutiai:

—Mais... très bien... et... vous?

Il se mit à rire:

—Je parie que tu ne me reconnais pas?

—Non, pas tout à fait... Il me semble... cependant.

Il me tapa sur l’épaule:

—Allons, pas de blague. Je suis Patience, Robert Patience, ton copain, ton camarade.

Je le reconnus. Oui, Robert Patience, mon camarade de collège. C’était cela. Je serrai la main qu’il me tendait:

—Et toi, tu vas bien?

—Moi, comme un charme.

Son sourire chantait le triomphe.

Il demanda:

—Qu’est-ce que tu viens faire ici?

J’expliquai que j’étais inspecteur des finances en tournée.

Il reprit, montrant ma décoration:

—Alors, tu as réussi?

Je répondis:

—Oui, pas mal, et toi?

—Oh! moi, très bien!

—Qu’est-ce que tu fais?

—Je suis dans les affaires.

—Tu gagnes de l’argent?

—Beaucoup, je suis très riche. Mais, viens donc me demander à déjeuner, demain matin, midi, 17, rue du Coq-qui-Chante; tu verras mon installation.

Il parut hésiter une seconde, puis reprit:

—Tu es toujours le bon zig d’autrefois?

—Mais... je l’espère!

—Pas marié, n’est-ce pas?

—Non.

—Tant mieux. Et tu aimes toujours la joie et les pommes de terre?

Je commençais à le trouver déplorablement commun. Je répondis néanmoins:

—Mais oui.

—Et les belles filles?

—Quant à ça, oui.

Il se mit à rire d’un bon rire satisfait:

—Tant mieux, tant mieux. Te rappelles-tu notre première farce à Bordeaux, quand nous avons été souper à l’estaminet Roupie. Hein, quelle noce?

Je me rappelais, en effet, cette noce; et ce souvenir m’égaya. D’autres faits me revinrent à la mémoire, d’autres encore, nous disions:

—Dis donc, et cette fois où nous avons enfermé le pion dans la cave du père Latoque?

Et il riait, tapait du poing sur la table, reprenait:

—Oui... oui... oui..., et te rappelles-tu la gueule du professeur de géographie, M. Marin, quand nous avons fait partir un pétard dans la mappemonde au moment où il pérorait sur les principaux volcans du globe.

Mais, brusquement, je lui demandai:

—Et toi, es-tu marié?

Il cria:

—Depuis dix ans, mon cher, et j’ai quatre enfants, des mioches étonnants. Mais tu les verras avec la mère.

Nous parlions fort; les voisins se retournaient pour nous considérer avec étonnement.

Tout à coup, mon ami regarda l’heure à sa montre, un chronomètre gros comme une citrouille, et il cria:

—Tonnerre, c’est embêtant, mais il faut que je te quitte; le soir, je ne suis pas libre.

Il se leva, me prit les deux mains, les secoua comme s’il voulait m’arracher les bras et prononça:

—A demain, midi, c’est entendu!

—C’est entendu.

Je passai la matinée à travailler chez le trésorier-payeur général. Il voulait me retenir à déjeuner, mais j’annonçai que j’avais rendez-vous chez un ami. Devant sortir, il m’accompagna.

Je lui demandai:

—Savez-vous où est la rue du Coq-qui-Chante?

Il répondit:

—Oui, c’est à cinq minutes d’ici. Comme je n’ai rien à faire, je vais vous conduire.

Et nous nous mîmes en route.

J’atteignis bientôt la rue cherchée. Elle était grande, assez belle, sur la limite de la ville et des champs. Je regardais les maisons et j’aperçus le 17. C’était une sorte d’hôtel avec un jardin derrière. La façade ornée de fresques à la mode italienne me parut de mauvais goût. On voyait des déesses penchant des urnes, d’autres dont un nuage cachait les beautés secrètes. Deux amours de pierre tenaient le numéro.

Je dis au trésorier-payeur général:

—C’est ici que je vais.

Et je tendis la main pour le quitter. Il fit un geste brusque et singulier, mais ne dit rien et serra la main que je lui présentais.

Je sonnai. Une bonne apparut. Je demandai:

—Monsieur Patience, s’il vous plaît.

Elle répondit:

—C’est ici, monsieur... C’est à lui-même que vous désirez parler?

—Mais, oui.

Le vestibule était également orné de peintures dues au pinceau de quelque artiste du lieu. Des Paul et des Virginie s’embrassaient sous des palmiers noyés dans une lumière rose. Une lanterne orientale et hideuse pendait au plafond. Plusieurs portes étaient masquées par des tentures éclatantes.

Mais ce qui me frappait surtout, c’était l’odeur. Une odeur écœurante et parfumée, rappelant la poudre de riz et la moisissure des caves. Une odeur indéfinissable dans une atmosphère lourde, accablante comme celle des étuves où l’on pétrit des corps humains. Je montai, derrière la bonne, un escalier de marbre que couvrait un tapis de genre oriental, et on m’introduisit dans un somptueux salon.

Resté seul, je regardai autour de moi.

La pièce était richement meublée, mais avec une prétention de parvenu polisson. Des gravures du siècle dernier, assez belles d’ailleurs, représentaient des femmes à haute coiffure poudrée, à moitié nues, surprises par des messieurs galants en des postures intéressantes. Une autre dame couchée en un grand lit ravagé batifolait du pied avec un petit chien noyé dans les draps; une autre résistait avec complaisance à son amant dont la main fuyait sous les jupes. Un dessin montrait quatre pieds dont les corps se devinaient cachés derrière un rideau. La vaste pièce, entourée de divans moelleux, était tout entière imprégnée de cette odeur énervante et fade qui m’avait déjà saisi. Quelque chose de suspect se dégageait des murs, des étoffes, du luxe exagéré, de tout.

Je m’approchai de la fenêtre pour regarder le jardin dont j’apercevais les arbres. Il était fort grand, ombragé, superbe. Un large chemin contournait un gazon où s’égrenait dans l’air un jet d’eau, entrait sous des massifs, en ressortait plus loin. Et tout à coup, là-bas, tout au fond, entre deux taillis d’arbustes, trois femmes apparurent. Elles marchaient lentement, se tenant par le bras, vêtues de longs peignoirs blancs ennuagés de dentelles. Deux étaient blondes, et l’autre brune. Elles rentrèrent aussitôt sous les arbres. Je demeurai saisi, ravi, devant cette courte et charmante apparition qui fit surgir en moi tout un monde poétique. Elles s’étaient montrées à peine, dans le jour qu’il fallait, dans ce cadre de feuilles, dans ce fond de parc secret et délicieux. J’avais revu, d’un seul coup, les belles dames de l’autre siècle errant sous les charmilles, ces belles dames dont les gravures galantes des murs rappelaient les légères amours. Et je pensais au temps heureux, fleuri, spirituel et tendre où les mœurs étaient si douces et les lèvres si faciles...

Une grosse voix me fit bondir sur place. Patience était entré, et, radieux, me tendit les mains.

Il me regarda au fond des yeux de l’air sournois qu’on prend pour les confidences amoureuses, et, d’un geste large et circulaire, d’un geste de Napoléon, il me montra son salon somptueux, son parc, les trois femmes qui repassaient au fond, puis, d’une voix triomphante où chantait l’orgueil:

—Et dire que j’ai commencé avec rien... ma femme et ma belle-sœur.

L’Ami Patience a paru dans le Gaulois du mardi 4 septembre 1883, sous le titre de L’Ami et signé: Maufrigneuse.


LA DOT.

PERSONNE ne s’étonna du mariage de maître Simon Lebrument avec Mlle Jeanne Cordier. Maître Lebrument venait d’acheter l’étude de notaire de maître Papillon; il fallait, bien entendu, de l’argent pour la payer; et Mlle Jeanne Cordier avait trois cent mille francs liquides, en billets de banque et en titres au porteur.

Maître Lebrument était un beau garçon, qui avait du chic, un chic notaire, un chic province, mais enfin du chic, ce qui était rare à Boutigny-le-Rebours.

Mlle Cordier avait de la grâce et de la fraîcheur, de la grâce un peu gauche et de la fraîcheur un peu fagotée; mais c’était, en somme, une belle fille, désirable et fêtable.

La cérémonie d’épousailles mit tout Boutigny sens dessus dessous.

On admira fort les mariés, qui rentrèrent cacher leur bonheur au domicile conjugal, ayant résolu de faire tout simplement un petit voyage à Paris après quelques jours de tête-à-tête.

Il fut charmant ce tête-à-tête, maître Lebrument ayant su apporter dans ses premiers rapports avec sa femme une adresse, une délicatesse et un à-propos remarquables. Il avait pris pour devise: «Tout vient à point à qui sait attendre.» Il sut être en même temps patient et énergique. Le succès fut rapide et complet.

Au bout de quatre jours, Mme Lebrument adorait son mari. Elle ne pouvait plus se passer:, de lui, il fallait qu’elle l’eût tout le jour près d’elle pour le caresser, l’embrasser, lui tripoter les mains, la barbe, le nez, etc. Elle s’asseyait sur ses genoux, et, le prenant par les oreilles, elle disait: «Ouvre la bouche et ferme les yeux.» Il ouvrait la bouche avec confiance, fermait les yeux à moitié, et il recevait un bon baiser bien tendre, bien long, qui lui faisait passer de grands frissons dans le dos. Et à son tour il n’avait pas assez de caresses, pas assez de lèvres, pas assez de mains, pas assez de toute sa personne pour fêter sa femme du matin au soir et du soir au matin.

Une fois la première semaine écoulée, il dit à sa jeune compagne:

—Si tu veux, nous partirons pour Paris mardi prochain. Nous ferons comme les amoureux qui ne sont pas mariés, nous irons dans les restaurants, au théâtre, dans les cafés-concerts, partout, partout.

Elle sautait de joie.

—Oh! oui, oh! oui, allons-y le plus tôt possible.

Il reprit:

—Et puis, comme il ne faut rien oublier, préviens ton père de tenir ta dot toute prête; je l’emporterai avec nous et je payerai par la même occasion maître Papillon.

Elle prononça:

—Je le lui dirai demain matin.

Et il la saisit dans ses bras pour recommencer ce petit jeu de tendresse qu’elle aimait tant, depuis huit jours.

Le mardi suivant, le beau-père et la belle-mère accompagnèrent à la gare leur fille et leur gendre qui partaient pour la capitale.

Le beau-père disait:

—Je vous jure que c’est imprudent d’emporter tant d’argent dans votre portefeuille. Et le jeune notaire souriait.

—Ne vous inquiétez de rien, beau-papa, j’ai l’habitude de ces choses-là. Vous comprenez que, dans ma profession, il m’arrive quelquefois d’avoir près d’un million sur moi. De cette façon, au moins, nous évitons un tas de formalités et un tas de retards. Ne vous inquiétez de rien.

L’employé criait:

—Les voyageurs pour Paris en voiture!

Ils se précipitèrent dans un wagon où se trouvaient deux vieilles dames.

Lebrument murmura à l’oreille de sa femme:

—C’est ennuyeux, je ne pourrai pas fumer.

Elle répondit tout bas:

—Moi aussi, ça m’ennuie bien, mais ça n’est pas à cause de ton cigare.

Le train siffla et partit. Le trajet dura une heure, pendant laquelle ils ne dirent pas grand’chose, car les deux vieilles femmes ne dormaient point.

Dès qu’ils furent dans la cour de la gare Saint-Lazare, maître Lebrument dit à sa femme:

—Si tu veux, ma chérie, nous allons d’abord déjeuner au boulevard, puis nous reviendrons tranquillement chercher notre malle pour la porter à l’hôtel.

Elle y consentit tout de suite:

—Oh oui, allons déjeuner au restaurant. Est-ce loin?

Il reprit:

—Oui, un peu loin, mais nous allons prendre l’omnibus.

Elle s’étonna:

—Pourquoi ne prenons-nous pas un fiacre?

Il se mit à la gronder en souriant:

—C’est comme ça que tu es économe, un fiacre pour cinq minutes de route, six sous par minute, tu ne te priverais de rien.

—C’est vrai, dit-elle, un peu confuse.

Un gros omnibus passait, au trot des trois chevaux. Lebrument cria:

—Conducteur! eh! conducteur!

La lourde voiture s’arrêta. Et le jeune notaire, poussant sa femme, lui dit, très vite:

—Monte dans l’intérieur, moi je grimpe dessus pour fumer au moins une cigarette avant mon déjeuner.

Elle n’eut pas le temps de répondre; le conducteur, qui l’avait saisie par le bras pour l’aider à escalader le marchepied, la précipita dans sa voiture, et elle tomba, effarée, sur une banquette, regardant avec stupeur, par la vitre de derrière, les pieds de son mari qui grimpait sur l’impériale.

Et elle demeura immobile entre un gros monsieur qui sentait la pipe et une vieille femme qui sentait le chien.

Tous les autres voyageurs, alignés et muets,—un garçon épicier, une ouvrière, un sergent d’infanterie, un monsieur à lunettes d’or coiffé d’un chapeau de soie aux bords énormes et relevés comme des gouttières, deux dames à l’air important et grincheux, qui semblaient dire par leur attitude:—Nous sommes ici, mais nous valons mieux que ça,—deux bonnes sœurs, une fille en cheveux et un croque-mort,—avaient l’air d’une collection de caricatures, d’un musée des grotesques, d’une série de charges de la face humaine, semblables à ces rangées de pantins comiques qu’on abat, dans les foires, avec des balles.

Les cahots de la voiture ballottaient un peu leurs têtes, les secouaient, faisaient trembloter la peau flasque des joues; et, la trépidation des roues les abrutissant, ils semblaient idiots et endormis.

La jeune femme demeurait inerte:

—Pourquoi n’est-il pas venu avec moi? se disait-elle. Une tristesse vague l’oppressait. Il aurait bien pu, vraiment, se priver de cette cigarette.

Les bonnes sœurs firent signe d’arrêter, puis elles sortirent l’une devant l’autre, répandant une odeur fade de vieille jupe.

On repartit, puis on s’arrêta de nouveau. Et une cuisinière monta, rouge, essoufflée. Elle s’assit et posa sur ses genoux son panier aux provisions. Une forte senteur d’eau de vaisselle se répandit dans l’omnibus.

—C’est plus loin que je n’aurais cru, pensait Jeanne.

Le croque-mort s’en alla et fut remplacé par un cocher qui fleurait l’écurie. La fille en cheveux eut pour successeur un commissionnaire dont les pieds exhalaient le parfum de ses courses.

La notairesse se sentait mal à l’aise, écœurée, prête à pleurer sans savoir pourquoi.

D’autres personnes descendirent, d’autres montèrent. L’omnibus allait toujours par les interminables rues, s’arrêtait aux stations, se remettait en route.

—Comme c’est loin! se disait Jeanne. Pourvu qu’il n’ait pas eu une distraction, qu’il ne soit pas endormi! Il s’est bien fatigué depuis quelques jours.

Peu à peu tous les voyageurs s’en allaient. Elle resta seule, toute seule. Le conducteur cria:

—Vaugirard!

Comme elle ne bougeait point, il répéta:

—Vaugirard!

Elle le regarda, comprenant que ce mot s’adressait à elle, puisqu’elle n’avait plus de voisins. L’homme dit, pour la troisième fois:

—Vaugirard!

Alors elle demanda:

—Où sommes-nous?

Il répondit d’un ton bourru:

—Nous sommes à Vaugirard, parbleu, voilà vingt fois que je le crie.

—Est-ce loin du boulevard? dit-elle.

—Quel boulevard?

—Mais le boulevard des Italiens.

—Il y a beau temps qu’il est passé!

—Ah! Voulez-vous bien prévenir mon mari?

—Votre mari? Où ça?

—Mais sur l’impériale.

—Sur l’impériale! v’la longtemps qu’il n’y a plus personne.

Elle eut un geste de terreur.

—Comment ça? Ce n’est pas possible. Il est monté avec moi. Regardez-bien; il doit y être!

Le conducteur devenait grossier:

—Allons, la p’tite, assez causé, un homme de perdu, dix de retrouvés. Décanillez, c’est fini. Vous en trouverez un autre dans la rue.

Des larmes lui montaient aux yeux, elle insista:

—Mais, monsieur, vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il avait un gros portefeuille sous le bras.

L’employé se mit à rire:

—Un gros portefeuille. Ah! oui, il est descendu à la Madeleine. C’est égal, il vous a bien lâchée, ah! ah! ah!...

La voiture s’était arrêtée. Elle en sortit, et regarda, malgré elle, d’un mouvement instinctif de l’œil, sur le toit de l’omnibus. Il était totalement désert.

Alors elle se mit à pleurer et tout haut, sans songer qu’on l’écoutait et qu’on la regardait, elle prononça:

—Qu’est-ce que je vais devenir?

L’inspecteur du bureau s’approcha:

—Qu’y a-t-il?

Le conducteur répondit d’un ton goguenard:

—C’est une dame que son époux a lâchée en route.

L’autre reprit:

—Bon, ce n’est rien, occupez-vous de votre service.

Et il tourna les talons.

Alors, elle se mit à marcher devant elle, trop effarée, trop affolée pour comprendre même ce qui lui arrivait. Où allait-elle aller? Qu’allait-elle faire? Que lui était-il arrivé à lui? D’où venaient une pareille erreur, un pareil oubli, une pareille méprise, une si incroyable distraction?

Elle avait deux francs dans sa poche. A qui s’adresser? Et, tout d’un coup, le souvenir lui vint de son cousin Barral, sous-chef de bureau à la marine.

Elle possédait juste de quoi payer la course du fiacre; elle se fit conduire chez lui. Et elle le rencontra comme il partait pour son ministère. Il portait, ainsi que Lebrument, un gros portefeuille sous le bras.

Elle s’élança de sa voiture.

—Henry! cria-t-elle.

Il s’arrêta stupéfait:

—Jeanne?... ici?... toute seule?... Que faites-vous, d’où venez-vous?

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes.

—Mon mari s’est perdu tout à l’heure.

—Perdu, où ça?

—Sur un omnibus.

—Sur un omnibus?... Oh!...

Et elle lui conta en pleurant son aventure.

Il l’écoutait, réfléchissant. Il demanda:

—Ce matin, il avait la tête bien calme?

—Oui.

—Bon. Avait-il beaucoup d’argent sur lui?

—Oui, il portait ma dot.

—Votre dot?... tout entière?

—Tout entière... pour payer son étude tantôt.

—Eh bien, ma chère cousine, votre mari à l’heure qu’il est, doit filer sur la Belgique.

Elle ne comprenait pas encore. Elle bégayait.

—... Mon mari... vous dites?...

—Je dis qu’il a raflé votre... votre capital... et voilà tout.

Elle restait debout, suffoquée, murmurant:

—Alors c’est... c’est... c’est un misérable!...

Puis, défaillant d’émotion, elle tomba sur le gilet de son cousin, en sanglotant.

Comme on s’arrêtait pour les regarder, il la poussa, tout doucement, sous l’entrée de sa maison, et, la soutenant par la taille, il lui fit monter son escalier, et comme sa bonne interdite ouvrait la porte, il commanda:

—Sophie, courez au restaurant chercher un déjeuner pour deux personnes. Je n’irai pas au ministère aujourd’hui.

La Dot a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 septembre 1884.


L’HOMME-FILLE.

COMBIEN de fois entendons-nous dire: «Il est charmant cet homme, mais c’est une fille, une vraie fille.»

On veut parler de l’homme-fille, la peste de notre pays.

Car nous sommes tous, en France, des hommes-filles, c’est-à-dire changeants, fantasques, innocemment perfides, sans suite dans les convictions ni dans la volonté, violents et faibles comme des femmes.

Mais le plus irritant des hommes-filles, est assurément le Parisien et le boulevardier, dont les apparences d’intelligence sont plus marquées et qui assemble en lui, exagérés par son tempérament d’homme, toutes les séductions et tous les défauts des charmantes drôlesses.

Notre Chambre des députés est peuplée d’hommes-filles. Ils y forment le grand parti des opportunistes aimables qu’on pourrait appeler «les charmeurs». Ce sont ceux qui gouvernent avec des paroles douces et des promesses trompeuses, qui savent serrer les mains de façon à s’attacher les cœurs, dire «mon cher ami» d’une certaine manière délicate aux gens qu’ils connaissent le moins, changer d’opinion sans même s’en douter, s’exalter pour toute idée nouvelle, être sincères dans leurs croyances de girouettes, se laisser tromper comme ils trompent eux-mêmes, ne plus se souvenir le lendemain de ce qu’ils affirmaient la veille.

Les journaux sont pleins d’hommes-filles. C’est peut-être là qu’on en trouve le plus, mais c’est là aussi qu’ils sont le plus nécessaires. Il faut excepter quelques organes comme les Débats ou la Gazette de France.

Certes, tout bon journaliste doit être un peu fille, c’est-à-dire aux ordres du public, souple à suivre inconsciemment les nuances de l’opinion courante, ondoyant et divers, sceptique et crédule, méchant et dévoué, blagueur et Prudhomme, enthousiaste et ironique, et toujours convaincu sans croire à rien.

Les étrangers, nos anti-types comme disait Mme Abel, les Anglais tenaces et les lourds Allemands, nous considèrent et nous considéreront jusqu’à la fin des siècles, avec un certain étonnement mêlé de mépris. Ils nous traitent de légers. Ce n’est pas cela, nous sommes des filles. Et voilà pourquoi on nous aime malgré nos défauts, pourquoi on revient à nous malgré le mal qu’on dit de nous; ce sont des querelles d’amour!...

L’homme-fille, tel qu’on le rencontre dans le monde, est si charmant qu’il vous capte en une causerie de cinq minutes. Son sourire semble fait pour vous; on ne peut penser que sa voix n’ait point à votre intention des intonations particulièrement aimables. Quand il vous quitte, on croit le connaître depuis vingt ans. On est tout disposé à lui prêter de l’argent, s’il vous en demande. Il vous a séduit comme une femme.

S’il a pour vous des procédés douteux, on ne peut lui garder rancune, tant il est gentil quand on le revoit! S’excuse-t-il? On a envie de lui demander pardon! Ment-il? On ne peut le croire! Vous berne-t-il indéfiniment par des promesses toujours fausses? On lui sait gré de ses promesses seules autant que s’il avait remué le monde pour vous rendre service.

Quand il admire quelque chose, il s’extasie avec des expressions tellement senties qu’il vous jette à l’âme ses convictions. Il a adoré Victor Hugo qu’il traite aujourd’hui de bédole. Il se serait battu pour Zola qu’il abandonne pour Barbey d’Aurevilly. Et quand il admire, il n’admet point les restrictions; et il vous souffletterait pour un mot; mais quand il se met à mépriser, il ne connaît plus de bornes dans son dédain et n’accepte pas qu’on proteste.

En somme, il ne comprend rien.

Écoutez causer deux filles: «Alors tu es fâchée avec Julia?»—«Je te crois, je lui ai flanqué ma main par la figure.»—«Qu’est-ce qu’elle t’avait fait?»—«Elle avait dit à Pauline que je battais la dèche treize mois sur douze. Et Pauline l’a redit à Gontran. Tu comprends?»—«Vous habitiez ensemble, rue Clauzel?»—«Nous avons habité ensemble voilà quatre ans, rue Bréda; puis, nous nous sommes fâchées pour une paire de bas qu’elle prétendait que j’avais mis—c’était pas vrai—des bas de soie qu’elle avait achetés chez la mère Martin. Alors j’y ai fichu une tripotée. Et elle m’a quittée là-dessus. Je l’ai retrouvée voilà six mois et elle m’avait demandé de venir chez elle, vu qu’elle avait loué une boîte deux fois trop grande.»

On n’entend pas le reste, on passe.

Mais comme on va le dimanche suivant à Saint-Germain, deux jeunes femmes montent dans le même wagon. On en reconnaît une tout de suite, l’ennemie de Julia—L’autre?... C’est Julia!

Et ce sont des mamours, des tendresses, des projets. «Dis donc, Julia.—Écoute, Julia, etc.»

L’homme-fille a des amitiés de cette nature. Pendant trois mois il ne peut quitter son vieux Jacques, son cher Jacques. Il n’y a que Jacques au monde. Lui seul a de l’esprit, du bon sens, du talent. Lui seul est quelqu’un dans Paris. On les rencontre partout ensemble, ils dînent ensemble, vont ensemble par les rues, et chaque soir se reconduisent dix fois de la porte de l’un à la porte de l’autre sans se décider à la séparation.

Trois mois plus tard, si on parle de Jacques.

«En voilà une crapule, une rosse, un gredin. J’ai appris à le connaître, allez.—Et pas même honnête, et mal élevé, etc., etc.»

Encore trois mois après, et ils logent ensemble; mais un matin on apprend qu’ils se sont battus en duel, puis embrassés, en pleurant, sur le terrain.

Ils sont, au demeurant, les meilleurs amis du monde, fâchés à mort la moitié de l’année, se calomniant et se chérissant tour à tour, à profusion, se serrant les mains à se briser les os et prêts à se crever le ventre pour un mot mal entendu.

Car les relations des hommes-filles sont incertaines, leur humeur est à secousses, leur exaltation à surprises, leur tendresse à volte-face, leur enthousiasme à éclipses. Un jour, ils vous chérissent, le lendemain ils vous regardent à peine, parce qu’ils ont, en somme, une nature de filles, un charme de filles, un tempérament de filles; et que tous leurs sentiments ressemblent à l’amour des filles.

Ils traitent leurs amis comme les drôlesses leurs petits chiens.

C’est le petit toutou adoré qu’on embrasse éperdument, qu’on nourrit de sucre, qu’on couche sur l’oreiller du lit, mais qu’on jettera aussitôt par la fenêtre dans un mouvement d’impatience, qu’on fait tourner comme une fronde en le tenant par la queue, qu’on serre dans ses bras à l’étrangler et qu’on plonge, sans raison, dans un seau d’eau froide.

Aussi quel étrange spectacle, que les tendresses d’une vraie fille et d’un homme-fille. Il la bat et elle le griffe, ils s’exècrent, ne peuvent se voir et ne peuvent se quitter accrochés l’un à l’autre par on ne sait quels liens mystérieux du cœur. Elle le trompe et il le sait, sanglote et pardonne. Il accepte le lit que paye un autre et se croit, de bonne foi, irréprochable. Il la méprise et l’adore sans distinguer qu’elle aurait le droit de lui rendre son mépris. Ils souffrent tous deux atrocement l’un par l’autre sans pouvoir se désunir; ils se jettent du matin au soir à la tête des hottées d’injures et de reproches, des accusations abominables, puis énervés à l’excès, vibrants de rage et de haine, ils tombent aux bras l’un de l’autre et s’étreignent éperdument, mêlant leurs bouches frémissantes et leurs âmes de drôlesses.

L’homme-fille est brave et lâche en même temps; il a, plus que tout autre, le sentiment exalté de l’honneur, mais le sens de la simple honnêteté lui manque, et, les circonstances aidant, il aura des défaillances et commettra des infamies dont il ne se rendra nul compte; car il obéit, sans discernement, aux oscillations de sa pensée toujours entraînée.

Tromper un fournisseur lui semblera chose permise et presque ordonnée. Pour lui, ne point payer ses dettes est honorable, à moins qu’elles ne soient de jeu, c’est-à-dire un peu suspectes; il fera des dupes en certaines conditions que la loi du monde admet; s’il se trouve à court d’argent, il empruntera par tous moyens, ne se faisant nul scrupule de jouer quelque peu les prêteurs; mais il tuerait d’un coup d’épée, avec une indignation sincère, l’homme qui le suspecterait seulement de manquer de délicatesse.

L’Homme-fille a paru dans le Gil-Blas du mardi 13 mars 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LA MOUSTACHE.

Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.

MA chère Lucie, rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux; alors nous jouons la comédie. Qu’elles sont bêtes, ô ma chérie, les pièces de salon du répertoire actuel. Tout y est forcé, grossier, lourd. Les plaisanteries portent à la façon des boulets de canon, en cassant tout. Pas d’esprit, pas de naturel, pas de bonne humeur, aucune élégance. Ces hommes de lettres, vraiment, ne savent rien du monde. Ils ignorent tout à fait comment on pense et comment on parle chez nous. Je leur permettrais parfaitement de mépriser nos usages, nos conventions et nos manières, mais je ne leur permets point de ne les pas connaître. Pour être fins ils font des jeux de mots qui seraient bons à dérider une caserne; pour être gais ils nous servent de l’esprit qu’ils ont dû cueillir sur les hauteurs du boulevard extérieur, dans ces brasseries dites d’artistes où on répète, depuis cinquante ans, les mêmes paradoxes d’étudiants.

Enfin nous jouons la comédie. Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s’est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change! Je ne le reconnais plus... ni le jour ni la nuit. S’il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.

Vraiment, un homme sans moustache n’est plus un homme. Je n’aime pas beaucoup la barbe; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l’œil et... aux... relations entre époux. Il m’est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n’ose guère t’écrire. Je te les dirai volontiers... tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines choses, et certains d’entre eux, qu’on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu’il faudrait une science infinie pour l’aborder sans danger.

Enfin! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.

Oui, quand mon mari m’est arrivé rasé, j’ai compris d’abord que je n’aurais jamais de faiblesse pour un cabotin, ni pour un prédicateur, fût-il le père Didon, le plus séduisant de tous! Puis quand je me suis trouvée, plus tard, seule avec lui (mon mari), ce fut bien pis. Oh! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce... poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment.

Figure-toi qu’on t’applique sur la lèvre un parchemin sec... ou humide. Voilà la caresse de l’homme rasé. Elle n’en vaut plus la peine assurément.

D’où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu? Le sais-je? D’abord elle chatouille d’une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu’au bout des pieds un frisson charmant. C’est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit «ah!» comme si on avait grand froid.

Et sur le cou! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tort, on secoue ses épaules, ou renverse la tête; on voudrait fuir et rester; c’est adorable et irritant! Mais que c’est bon!

Et puis encore... vraiment, je n’ose plus? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s’aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu’ils deviennent presque inconvenants! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j’en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut!

Le créateur (je n’ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre chair où devait se cacher l’amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l’on allait boire et dormir.

Cela me rappelle une phrase (d’un homme politique) qui me trotte depuis trois mois dans la cervelle. Mon mari, qui suit les journaux, m’a lu, un soir, un bien singulier discours de notre ministre de l’agriculture qui s’appelait alors M. Méline. A-t-il été remplacé par quelque autre? Je l’ignore.

Je n’écoutais pas, mais ce nom, Méline, m’a frappée. Il m’a rappelé, je ne sais trop pourquoi, les scènes de la vie de Bohême. J’ai cru qu’il s’agissait d’une grisette. Voilà comment quelques bribes de ce morceau me sont entrées dans la tête. Donc M. Méline faisait aux habitants d’Amiens, je crois, cette déclaration dont je cherchais jusqu’ici le sens: «Il n’y a pas de patriotisme sans agriculture!» Eh bien, ce sens, je l’ai trouvé tout à l’heure; et je te déclare à mon tour qu’il n’y a pas d’amour sans moustaches. Quand on le dit comme ça, ça semble drôle, n’est-ce pas?

Il n’y a point d’amour sans moustaches!

«Il n’y a point de patriotisme sans agriculture», affirmait M. Méline; et il avait raison, ce ministre, je le pénètre à présent!

A un tout autre point de vue, la moustache est essentielle. Elle détermine la physionomie. Elle vous donne l’air doux, tendre, violent, croquemitaine, bambocheur, entreprenant! L’homme barbu, vraiment barbu, celui qui porte tout son poil (oh! le vilain mot) sur les joues n’a jamais de finesse dans le visage, les traits étant cachés. Et la forme de la mâchoire et du menton dit bien des choses, à qui sait voir.

L’homme à moustaches garde son allure propre et sa finesse en même temps.

Et que d’aspects variés elles ont, ces moustaches! Tantôt elles sont retournées, frisées, coquettes. Celles-là semblent aimer les femmes avant tout!

Tantôt elles sont pointues, aiguës comme des aiguilles, menaçantes. Celles-là préfèrent le vin, les chevaux et les batailles.

Tantôt elles sont énormes, tombantes, effroyables. Ces grosses-là dissimulent généralement un caractère excellent, une bonté qui touche à la faiblesse et une douceur qui confine à la timidité.

Et puis, ce que j’adore d’abord dans la moustache, c’est qu’elle est française, bien française. Elle nous vient de nos pères les Gaulois, et elle est demeurée le signe de notre caractère national enfin.

Elle est hâbleuse, galante et brave. Elle se mouille gentiment au vin et sait rire avec élégance, tandis que les larges mâchoires barbues sont lourdes en tout ce qu’elles font.

Tiens, je me rappelle une chose qui m’a fait pleurer toutes mes larmes, et qui m’a fait aussi, je m’en aperçois à présent, aimer les moustaches sur les lèvres des hommes.

C’était pendant la guerre, chez papa. J’étais jeune fille, alors. Un jour on se battit près du château. J’avais entendu depuis le matin le canon et la fusillade, et le soir un colonel allemand entra chez nous et s’y installa. Puis il partit le lendemain. On vint prévenir père qu’il y avait beaucoup de morts dans les champs. Il les fit ramasser et apporter chez nous pour les enterrer ensemble. On les couchait, tout le long de la grande avenue de sapins, des deux côtés, à mesure qu’on les apportait; et comme ils commençaient à sentir mauvais, on leur jetait de la terre sur le corps en attendant qu’on eut creusé la grande fosse. De la sorte on n’apercevait plus que leurs têtes qui semblaient sortir du sol, jaunes comme lui, avec leurs yeux fermés.

Je voulus les voir; mais quand j’aperçus ces deux grandes lignes de figures affreuses, je crus que j’allais me trouver mal: puis je me mis à les examiner, une à une, cherchant à deviner ce qu’avaient été ces hommes.

Les uniformes étaient ensevelis, cachés sous la terre, et pourtant tout à coup, oui ma chérie, tout à coup je reconnus les Français, à leur moustache!

Quelques-uns s’étaient rasés le jour même du combat, comme s’ils eussent voulu être coquets jusqu’au dernier moment! Leur barbe cependant avait un peu repoussé, car tu sais qu’elle pousse encore après la mort. D’autres semblaient l’avoir de huit jours; mais tous enfin portaient la moustache française, bien distincte, la fière moustache, qui semblait dire: «Ne me confonds pas avec mon ami barbu, petite, je suis un frère.»

Et j’ai pleuré, oh! j’ai pleuré bien plus que si je ne les avais pas reconnus ainsi, ces pauvres morts.

J’ai eu tort de te conter cela. Me voici triste maintenant et incapable de bavarder plus longtemps. Allons, adieu, ma chère Lucie, je t’embrasse de tout mon cœur. Vive la moustache!

Jeanne.

Pour copie conforme:

Guy de Maupassant.

La Moustache a paru dans le Gil-Blas du 31 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LE LIT 29.

QUAND le capitaine Épivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d’ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr, mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de poils tout à fait crânes. La taille était mince comme s’il eût porté corset, tandis qu’une vigoureuse poitrine de mâle, bombée et cambrée, s’élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur, dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.

Il marchait en tendant le jarret et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied bien pour faire valoir les jambes et le torse, qui semble vainqueur sous l’uniforme, mais commun sous la redingote.

Comme beaucoup d’officiers, le capitaine Épivent portait mal le costume civil. Il n’avait plus l’air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d’un commis de magasin. Mais en tenue il triomphait. Il avait d’ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l’œil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu’il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés. Il se consolait, en constatant qu’avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.

Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.

D’abord, pour lui, les bourgeois n’existaient point. Il les regardait, ainsi qu’on regarde les animaux, sans leur accorder plus d’attention qu’on n’en accorde aux moineaux ou aux poules. Seuls les officiers comptaient dans le monde, mais il n’avait pas la même estime pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l’unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat c’était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l’amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l’armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l’aspect rébarbatif de leur visage. Bourbaki lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes.

Il riait beaucoup des officiers de la ligne qui sont courts et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime qui frisait la répugnance pour les pauvres gringalets sortis de l’école polytechnique, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l’uniforme qu’un lapin pour dire la messe, affirmait-il. Il s’indignait qu’on tolérât dans l’armée ces avortons aux jambes grêles qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu, et qui semblent mieux aimer les équations que les belles filles.

Le capitaine Épivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe.

Toutes les fois qu’il soupait en compagnie d’une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête-à-tête, sur le même sommier, et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la «suite à demain». Les camarades n’aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques qui avaient de jolies femmes au comptoir de leur magasin le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument.

Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard, à travers les vitres de la devanture; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari qu’une sorte d’instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d’œil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l’officier. Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d’une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait:

—En voilà un grand dindon. Quand est-ce qu’on finira de nourrir tous ces propres à rien qui traînent leur ferblanterie dans les rues. Quant à moi, j’aime mieux un boucher qu’un soldat. S’il a du sang sur son tablier, c’est du sang de bête au moins; et il est utile à quelque chose, celui-là; et le couteau qu’il porte n’est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu’on tolère sur les promenades que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort. Il en faut, je le sais bien, mais qu’on les cache au moins, et qu’on ne les habille pas en mascarade avec des culottes rouges et des vestes bleues. On n’habille pas le bourreau en général, n’est-ce pas?

La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s’écriait:

—Faut-il être bête pour aller voir parader ces cocos-là.

La réputation de conquérant du capitaine Épivent était d’ailleurs établie dans toute l’armée française.

Or, en 1868, son régiment, le 102e hussards, vint tenir garnison à Rouen.

Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boïeldieu, pour prendre l’absinthe au café de la Comédie, mais, avant d’entrer dans l’établissement, il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.

Les commerçants rouennais qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires, et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient:

—Bigre, voilà un bel homme.

Puis, quand ils le connurent:

—Tiens, le capitaine Épivent! Quel gaillard tout de même!

Les femmes, à sa rencontre, avaient un petit mouvement de tête tout à fait drôle, une sorte de frisson de pudeur comme si elles s’étaient senties faibles ou dévêtues devant lui. Elles baissaient un peu la tête avec une ombre de sourire sur les lèvres, un désir d’être trouvées charmantes et d’avoir un regard de lui. Quand il se promenait avec un camarade, le camarade ne manquait jamais de murmurer avec une jalousie envieuse, chaque fois qu’il revoyait le même manège:

—Ce bougre d’Épivent, a-t-il de la chance!

Parmi les filles entretenues de la ville, c’était une lutte, une course, à qui l’enlèverait. Elles venaient toutes, à cinq heures, l’heure des officiers, sur le cours Boïeldieu, et elles traînaient leurs jupes, deux par deux, d’un bout à l’autre du cours, tandis que, deux par deux, lieutenants, capitaines et commandants, traînaient leurs sabres sur le trottoir, avant d’entrer au café.

Or, un soir, la belle Irma, la maîtresse, disait-on, de M. Templier-Papon, le riche manufacturier, fit arrêter sa voiture en face de la Comédie, et descendant, eut l’air d’aller acheter du papier ou commander des cartes de visite chez M. Paulard, le graveur, cela pour passer devant les tables d’officiers et jeter au capitaine Épivent un regard qui voulait dire: «Quand vous voudrez» si clairement que le colonel Prune, qui buvait la verte liqueur avec son lieutenant-colonel, ne put s’empêcher de grogner:

—Cré cochon. A-t-il de la chance ce bougre-là!

Le mot du colonel fut répété, et le capitaine Épivent ému de cette approbation supérieure, passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite, sous les fenêtres de la belle.

Elle le vit, se montra, sourit.

Le soir même il était son amant.

Ils s’affichèrent, se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d’une pareille aventure.

Il n’était bruit dans la ville que des amours de la belle Irma avec l’officier. Seul, M. Templier-Papon les ignorait.

Le capitaine Épivent rayonnait de gloire; et, à tout instant, il répétait:

—Irma vient de me dire—Irma me disait cette nuit—hier, en dînant avec Irma...

Pendant plus d’un an il promena, étala, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris à l’ennemi. Il se sentait grandi par cette conquête, envié, plus sûr de l’avenir, plus sûr de la croix tant désirée, car tout le monde avait les yeux sur lui, et il suffit de se trouver bien en vue pour n’être pas oublié.

Mais voilà que la guerre éclata et que le régiment du capitaine fut envoyé à la frontière un des premiers. Les adieux furent lamentables. Ils durèrent toute une nuit.

Sabre, culotte rouge, képi, dolman chavirés du dos d’une chaise, par terre; les robes, les jupes, les bas de soie répandus, tombés aussi, mêlés à l’uniforme, en détresse sur le tapis, la chambre bouleversée comme après une bataille, Irma, folle, les cheveux dénoués, jetait ses bras désespérés autour du cou de l’officier, l’étreignant, puis, le lâchant, se roulait sur le sol, renversait les meubles, arrachait les franges des fauteuils, mordait leurs pieds, tandis que le capitaine, fort ému, mais inhabile aux consolations, répétait:

—Irma, ma petite Irma, pas à dire, il le faut.

Et il essuyait parfois, du bout du doigt, une larme éclose au coin de l’œil.

Ils se séparèrent au jour levant. Elle suivit en voiture son amant jusqu’à la première étape. Et elle l’embrassa presque en face du régiment, à l’instant de la séparation. On trouva même ça très gentil, très digne, très bien, et les camarades serrèrent la main du capitaine en lui disant:

—Cré veinard, elle avait du cœur tout de même, cette petite.

On voyait vraiment là dedans quelque chose de patriotique.

Le régiment fut fort éprouvé pendant la campagne. Le capitaine se conduisit héroïquement et reçut enfin la croix, puis, la guerre terminée, il revint à Rouen en garnison.

Aussitôt de retour, il demanda des nouvelles d’Irma, mais personne ne put lui en donner de précises.

D’après les uns, elle avait fait la noce avec l’état-major prussien.

D’après les autres, elle s’était retirée chez ses parents, cultivateurs aux environs d’Yvetot.

Il envoya même son ordonnance à la mairie pour consulter le registre des décès. Le nom de sa maîtresse ne s’y trouva pas.

Et il eut un grand chagrin dont il faisait parade. Il mettait même au compte de l’ennemi son malheur, attribuait aux Prussiens qui avaient occupé Rouen la disparition de la jeune femme et déclarait:

—A la prochaine guerre, ils me le payeront, les gredins.

Or, un matin, comme il entrait au mess à l’heure du déjeuner, un commissionnaire, vieil homme en blouse, coiffé d’une casquette cirée, lui remit une enveloppe. Il l’ouvrit et lut:

«Mon chéri,

«Je suis à l’hôpital, bien malade, bien malade. Ne reviendras-tu pas me voir? Ça me ferait tant plaisir!

«Irma.»

Le capitaine devint pâle, et, remué de pitié, il déclara:

—Nom de nom, la pauvre fille. J’y vais aussitôt le déjeuner.

Et pendant tout le temps il raconta à la table des officiers qu’Irma était à l’hôpital; mais qu’il l’en ferait sortir, cré mâtin. C’était encore la faute de ces sacré nom de Prussiens. Elle avait dû se trouver seule, sans le sou, crevant de misère, car on avait certainement pillé son mobilier.

—Ah! les salopiauds!

Tout le monde était ému en l’écoutant.

A peine eut-il glissé sa serviette roulée dans son rond de bois, qu’il se leva; et, ayant cueilli son sabre au porte-manteau, bombant sa poitrine pour se faire mince, il agrafa son ceinturon, puis partit d’un pas accéléré pour se rendre à l’hôpital civil.

Mais l’entrée du bâtiment hospitalier où il s’attendait à pénétrer immédiatement, lui fut sévèrement refusée et il dut même aller trouver son colonel à qui il expliqua son cas et dont il obtint un mot pour le directeur.

Celui-ci, après avoir fait poser quelque temps le beau capitaine dans son antichambre, lui délivra enfin une autorisation, avec un salut froid et désapprobateur.

Dès la porte il se sentit gêné dans cet asile de la misère, de la souffrance et de la mort. Un garçon de service le guida.

Il allait sur la pointe des pieds, pour ne pas faire de bruit, dans les longs corridors où flottait une odeur fade de moisi, de maladie et de médicaments. Un murmure de voix, par moments, troublait seul le grand silence de l’hôpital.

Parfois, par une porte ouverte, le capitaine apercevait un dortoir, une file de lits dont les draps étaient soulevés par la forme des corps. Des convalescentes assises sur des chaises au pied de leurs couches, cousaient, vêtues d’une robe d’uniforme en toile grise, et coiffées d’un bonnet blanc.

Son guide soudain s’arrêta devant une de ces galeries pleines de malades. Sur la porte on lisait, en grosses lettres: «Syphilitiques». Le capitaine tressaillit; puis il se sentit rougir. Une infirmière préparait un médicament sur une petite table de bois à l’entrée.

—Je vais vous conduire, dit-elle, c’est au lit 29.

Et elle se mit à marcher devant l’officier.

Puis elle indiqua une couchette:

—C’est là.

On ne voyait rien qu’un renflement des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.

Partout des figures se dressaient au-dessus des couches, des figures pâles, étonnées, qui regardaient l’uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l’humble caraco réglementaire.

Le capitaine tout à fait troublé, qui soutenait son sabre d’une main et portait son képi de l’autre, murmura:

—Irma.

Un grand mouvement se fit dans le lit et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu’il ne le reconnaissait pas.

Elle haletait, suffoquée par l’émotion, et elle prononça:

—Albert!... Albert!... C’est toi!... Oh!... c’est bien... c’est bien...

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

L’infirmière apportait une chaise:

—Asseyez-vous, monsieur.

Il s’assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu’il avait quittée si belle et si fraîche.

Il dit:

—Qu’est-ce que tu as eu?

Elle répondit, tout en pleurant:

—Tu as bien vu, c’est écrit sur la porte.

Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.

Il reprit, éperdu, honteux:

—Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille?

Elle murmura:

—C’est ces salauds de Prussiens. Ils m’ont prise presque de force et ils m’ont empoisonnée.

Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.

Les autres malades le dévisageaient et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d’infamie dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible.

Elle murmurait:

—Je ne crois pas que j’en réchappe. Le médecin dit que c’est bien grave.

Puis apercevant la croix sur la poitrine de l’officier, elle s’écria:

—Oh! tu es décoré, que je suis contente! Que je suis contente! Oh! si je pouvais t’embrasser!

Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser.

Il avait envie de s’en aller maintenant, d’être à l’air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu. Il balbutia:

—Tu ne t’es donc pas soignée?

Une flamme passa dans les yeux d’Irma: «Non, j’ai voulu me venger, quand j’aurais dû en crever! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous, le plus que j’ai pu. Tant qu’ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée.»

Il déclara, d’un ton gêné, où perçait un peu de gaieté:

—Quant à ça, tu as bien fait.

Elle dit, s’animant, les pommettes rouges:

—Oh oui, il en mourra plus d’un par ma faute, va. Je te réponds que je me suis vengée.

Il prononça encore:

—Tant mieux.

Puis, se levant:

—Allons, je vais te quitter parce qu’il faut que je sois chez le colonel à quatre heures.

Elle eut une grosse émotion:

—Déjà! tu me quittes déjà! Oh! tu viens à peine d’arriver!...

Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça:

—Tu vois bien que je suis venu tout de suite; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures.

Elle demanda:

—C’est toujours le colonel Prune?

—C’est toujours lui. Il a été blessé deux fois.

Elle reprit:

—Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués?

—Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, Pasafil, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l’œil droit.

Elle écoutait, pleine d’intérêt. Puis tout à coup elle balbutia:

—Veux-tu m’embrasser, dis, avant de me quitter, Mme Langlois n’est pas là?

Et malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce front blême, tandis qu’elle, l’entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman.

Elle reprit:

—Tu reviendras, dis, tu reviendras. Promets-moi que tu reviendras?

—Oui, je te le promets.

—Quand ça. Peux-tu jeudi?

—Oui, jeudi.

—Jeudi, deux heures.

—Oui, jeudi deux heures?

—Tu me le promets?

—Je te le promets.

—Adieu, mon chéri.

—Adieu.

Et il s’en alla, confus, sous les regards du dortoir, pliant sa haute taille pour se faire petit; et quand il fut dans la rue, il respira.

Le soir, ses camarades lui demandèrent:

—Eh bien! Irma?

Il répondit d’un ton gêné:

—Elle a eu une fluxion de poitrine, elle est bien mal.

Mais un petit lieutenant, flairant quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess, il fut accueilli par une décharge de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.

On apprit, en outre, qu’Irma avait fait une noce enragée avec l’état-major prussien, qu’elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d’autres encore, et que, dans Rouen, on ne l’appelait plus que la «femme aux Prussiens».

Pendant huit jours le capitaine fut la victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes révélatrices des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.

Et le colonel, mis au courant, déclara d’un ton sévère:

—Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments.

Au bout d’une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d’Irma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.

Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu’elle était tout à fait mal, et qu’elle voulait lui dire adieu.

Il ne répondit pas.

Après quelques jours encore, il reçut la visite de l’aumônier de l’hôpital.

La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir.

Il n’osa pas refuser de suivre l’aumônier, mais il entra dans l’hôpital le cœur gonflé de rancune méchante, de vanité blessée, d’orgueil humilié.

Il ne la trouva guère changée et pensa qu’elle s’était moquée de lui.

—Qu’est-ce que tu me veux? dit-il.

—J’ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas.

Il ne la crut pas.

—Écoute, tu me rends la risée du régiment, et je ne veux pas que ça continue.

Elle demanda:

—Qu’est-ce que je t’ai fait, moi?

Il s’irrita de n’avoir rien à répondre.

—Ne compte pas que je reviendrai ici pour me faire moquer de moi par tout le monde!

Elle le regarda de ses yeux éteints où s’allumait une colère, et elle répéta:

—Qu’est-ce que je t’ai fait, moi? Je n’ai pas été gentille avec toi, peut-être? Est-ce que je t’ai quelquefois demandé quelque chose? Sans toi, je serais restée avec M. Templier-Papon et je ne me trouverais pas ici aujourd’hui. Non, vois-tu, si quelqu’un a des reproches à me faire, ça n’est pas toi.

Il reprit, d’un ton vibrant:

—Je ne te fais pas de reproches, mais je ne peux pas continuer à venir te voir, parce que ta conduite avec les Prussiens a été la honte de toute la ville.

Elle s’assit, d’une secousse, dans son lit:

—Ma conduite avec les Prussiens? Mais quand je te dis qu’ils m’ont prise, et quand je te dis que, si je ne me suis pas soignée, c’est parce que j’ai voulu les empoisonner. Si j’avais voulu me guérir, ça n’était pas difficile, parbleu! mais je voulais les tuer, moi, et j’en ai tué, va!

Il restait debout:

—Dans tous les cas, c’est honteux, dit-il.

Elle eut une sorte d’étouffement, puis reprit:

—Qu’est-ce qui est honteux, de m’être fait mourir pour les exterminer, dis? Tu ne parlais pas comme ça quand tu venais chez moi, rue Jeanne-d’Arc? Ah! c’est honteux! Tu n’en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d’honneur! Je l’ai plus méritée que toi, vois-tu, plus que toi, et j’en ai tué plus que toi, des Prussiens!...

Il demeurait stupéfait devant elle, frémissant d’indignation.

—Ah! tais-toi... tu sais... tais-toi... parce que... ces choses-là... je ne permets pas... qu’on y touche...

Mais elle ne l’écoutait guère:

—Avec ça que vous leur avez fait bien du mal aux Prussiens! Ça serait-il arrivé si vous les aviez empêchés de venir à Rouen. Dis? C’est vous qui deviez les arrêter, entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades, toi, et que tu fais le beau pour enjôler les femmes...

Sur chaque lit une tête s’était dressée, et tous les yeux regardaient cet homme en uniforme qui bégayait:

—Tais-toi... tu sais... tais-toi...

Mais elle ne se taisait pas. Elle criait:

—Ah! oui, tu es un joli poseur. Je te connais, va. Je te connais. Je te dis que je leur ai fait plus de mal que toi, moi, et que j’en ai tué plus que tout ton régiment réuni... va donc... capon!

Il s’en allait, en effet, il fuyait, allongeant ses grandes jambes, passant entre les deux rangs de lits où s’agitaient les syphilitiques. Et il entendait la voix haletante, sifflante, d’Irma, qui le poursuivait:

—Plus que toi, oui, j’en ai tué plus que toi, plus que toi...

Il dégringola l’escalier quatre à quatre, et courut s’enfermer chez lui.

Le lendemain, il apprit qu’elle était morte.

Le Lit 29 a paru dans le Gil-Blas du mardi 8 juillet 1884, sous la signature: Maufrigneuse.


LE PROTECTEUR.

IL n’aurait jamais rêvé une fortune si haute! Fils d’un huissier de province, Jean Marin était venu, comme tant d’autres, faire son droit au quartier latin. Dans les différentes brasseries qu’il avait successivement fréquentées, il était devenu l’ami de plusieurs étudiants bavards qui crachaient de la politique en buvant des bocks. Il s’éprit d’admiration pour eux et les suivit avec obstination, de café en café, payant même leurs consommations quand il avait de l’argent.

Puis il se fit avocat et plaida des causes qu’il perdit. Or, voilà qu’un matin, il apprit dans les feuilles qu’un de ses anciens camarades du quartier venait d’être nommé député.

Il fut de nouveau son chien fidèle, l’ami qui fait les corvées, les démarches, qu’on envoie chercher quand on a besoin de lui et avec qui on ne se gêne point. Mais il arriva par aventure parlementaire que le député devint ministre; six mois après Jean Marin était nommé conseiller d’État.

Il eut d’abord une crise d’orgueil à en perdre la tête. Il allait dans les rues pour le plaisir de se montrer comme si on eût pu deviner sa position rien qu’à le voir. Il trouvait le moyen de dire aux marchands chez qui il entrait, aux vendeurs de journaux, même aux cochers de fiacre, à propos des choses les plus insignifiantes:

—Moi qui suis conseiller d’État...

Puis il éprouva, naturellement, comme par suite de sa dignité, par nécessité professionnelle, par devoir d’homme puissant et généreux, un impérieux besoin de protéger. Il offrait son appui à tout le monde, en toute occasion, avec une inépuisable générosité.

Quand il rencontrait sur les boulevards une figure de connaissance, il s’avançait d’un air ravi, prenait les mains, s’informait de la santé, puis, sans attendre les questions, déclarait:

—Vous savez, moi, je suis conseiller d’État et tout à votre service. Si je puis vous être utile à quelque chose, usez de moi sans vous gêner. Dans ma position on a le bras long.

Et alors il entrait dans les cafés avec l’ami rencontré pour demander une plume, de l’encre et une feuille de papier à lettre—«une seule, garçon, c’est pour écrire une lettre de recommandation».

Et il en écrivait des lettres de recommandation, dix, vingt, cinquante par jour. Il en écrivait au café Américain, chez Bignon, chez Tortoni, à la Maison-Dorée, au café Riche, au Helder, au café Anglais, au Napolitain, partout, partout. Il en écrivait à tous les fonctionnaires de la République, depuis les juges de paix jusqu’aux ministres. Et il était heureux, tout à fait heureux.

Un matin comme il sortait de chez lui pour se rendre au Conseil d’État, la pluie se mit à tomber. Il hésita à prendre un fiacre, mais il n’en prit pas, et s’en fut à pied, par les rues.

L’averse devenait terrible, noyait les trottoirs, inondait la chaussée. M. Marin fut contraint de se réfugier sous une porte. Un vieux prêtre était déjà là, un vieux prêtre à cheveux blancs. Avant d’être conseiller d’État, M. Marin n’aimait point le clergé. Maintenant il le traitait avec considération depuis qu’un cardinal l’avait consulté poliment sur une affaire difficile. La pluie tombait en inondation, forçant les deux hommes à fuir jusqu’à la loge du concierge pour éviter les éclaboussures. M. Marin, qui éprouvait toujours la démangeaison de parler pour se faire valoir, déclara:

—Voici un bien vilain temps, monsieur l’abbé.

Le vieux prêtre s’inclina:

—Oh! oui, monsieur, c’est bien désagréable lorsqu’on ne vient à Paris que pour quelques jours.

—Ah! vous êtes de province?

—Oui, monsieur, je ne suis ici qu’en passant.

—En effet, c’est très désagréable d’avoir de la pluie pour quelques jours passés dans la capitale. Nous autres, fonctionnaires, qui demeurons ici toute l’année, nous n’y songeons guère.

L’abbé ne répondait pas. Il regardait la rue où l’averse tombait moins pressée. Et soudain, prenant une résolution, il releva sa soutane comme les femmes relèvent leurs robes pour passer les ruisseaux.

M. Marin le voyant partir, s’écria:

—Vous allez vous faire tremper, monsieur l’abbé. Attendez encore quelques instants, ça va cesser.

Le bonhomme indécis s’arrêta, puis il reprit:

—C’est que je suis très pressé. J’ai un rendez-vous urgent.

M. Marin semblait désolé.

—Mais vous allez être positivement traversé. Peut-on vous demander dans quel quartier vous allez?

Le curé paraissait hésiter, puis il prononça:

—Je vais du côté du Palais-Royal.

—Dans ce cas, si vous le permettez, monsieur l’abbé, je vais vous offrir l’abri de mon parapluie. Moi, je vais au Conseil d’État. Je suis conseiller d’État.

Le vieux prêtre leva le nez et regarda son voisin, puis déclara:

—Je vous remercie beaucoup, monsieur, j’accepte avec plaisir.

Alors M. Marin prit son bras et l’entraîna. Il le dirigeait, le surveillait, le conseillait:

—Prenez garde à ce ruisseau, monsieur l’abbé. Surtout méfiez-vous des roues des voitures; elles vous éclaboussent quelquefois des pieds à la tête. Faites attention aux parapluies des gens qui passent. Il n’y a rien de plus dangereux pour les yeux que le bout des baleines. Les femmes surtout sont insupportables; elles ne font attention à rien et vous plantent toujours en pleine figure les pointes de leurs ombrelles ou de leurs parapluies. Et jamais elles ne se dérangent pour personne. On dirait que la ville leur appartient. Elles règnent sur le trottoir et dans la rue. Je trouve, quant à moi, que leur éducation a été fort négligée.

Et M. Marin se mit à rire.

Le curé ne répondait pas. Il allait, un peu voûté, choisissant avec soin les places où il posait le pied pour ne crotter ni sa chaussure, ni sa soutane.

M. Marin reprit:

—C’est pour vous distraire un peu que vous venez à Paris, sans doute?

Le bonhomme répondit:

—Non, j’ai une affaire.

—Ah! Est-ce une affaire importante? Oserais-je vous demander de quoi il s’agit? Si je puis vous être utile, je me mets à votre disposition.

Le curé paraissait embarrassé. Il murmura:

—Oh! c’est une petite affaire personnelle. Une petite difficulté avec... avec mon évêque. Cela ne vous intéresserait pas. C’est une... une affaire d’ordre intérieur... de... de... matière ecclésiastique.

M. Marin s’empressa.

—Mais c’est justement le Conseil d’État qui règle ces choses-là. Dans ce cas, usez de moi.

—Oui, monsieur, c’est aussi au Conseil d’État que je vais. Vous êtes mille fois trop bon. J’ai à voir M. Lerepère et M. Savon, et aussi peut-être M. Petitpas.

M. Marin s’arrêta net.

—Mais ce sont mes amis, monsieur l’abbé, mes meilleurs amis, d’excellents collègues, des gens charmants. Je vais vous recommander à tous les trois, et chaudement. Comptez sur moi.

Le curé remercia, se confondit en excuses, balbutia mille actions de grâce.

M. Marin était ravi.

—Ah! vous pouvez vous vanter d’avoir une fière chance, monsieur l’abbé. Vous allez voir, vous allez voir que, grâce à moi, votre affaire ira comme sur des roulettes.

Ils arrivaient au Conseil d’État. M. Marin fit monter le prêtre dans son cabinet, lui offrit un siège, l’installa devant le feu, puis prit place lui-même devant la table, et se mit à écrire:

«Mon cher collègue, permettez-moi de vous recommander de la façon la plus chaude un vénérable ecclésiastique des plus dignes et des plus méritants, M. l’abbé...»

Il s’interrompit et demanda:

—Votre nom, s’il vous plaît?

—L’abbé Ceinture.

M. Marin se remit à écrire:

«M. l’abbé Ceinture, qui a besoin de vos bons offices pour une petite affaire dont il vous parlera.

«Je suis heureux de cette circonstance, qui me permet, mon cher collègue...»

Et il termina par les compliments d’usage.

Quand il eut écrit les trois lettres, il les remit à son protégé qui s’en alla après un nombre infini de protestations.

M. Marin accomplit sa besogne, rentra chez lui, passa la journée tranquillement, dormit en paix, se réveilla enchanté et se fit apporter les journaux.

Le premier qu’il ouvrit était une feuille radicale. Il lut:

«Notre clergé et nos fonctionnaires.

«Nous n’en finirons pas d’enregistrer les méfaits du clergé. Un certain prêtre, nommé Ceinture, convaincu d’avoir conspiré contre le gouvernement existant, accusé d’actes indignes que nous n’indiquerons même pas, soupçonné en outre d’être un ancien jésuite métamorphosé en simple prêtre, cassé par un évêque pour des motifs qu’on affirme inavouables, et appelé à Paris pour fournir des explications sur sa conduite, a trouvé un ardent défenseur dans le nommé Marin, conseiller d’État, qui n’a pas craint de donner à ce malfaiteur en soutane les lettres de recommandation les plus pressantes pour tous les fonctionnaires républicains ses collègues.

«Nous signalons l’attitude inqualifiable de ce conseiller d’État à l’attention du ministre...»

M. Marin se dressa d’un bond, s’habilla, courut chez son collègue Petitpas qui lui dit:

—Ah çà, vous êtes fou de me recommander ce vieux conspirateur.

Et M. Marin, éperdu, bégaya:

—Mais non... voyez-vous... j’ai été trompé... Il avait l’air si brave homme... il m’a joué... il m’a indignement joué. Je vous en prie, faites-le condamner sévèrement, très sévèrement. Je vais écrire. Dites-moi à qui il faut écrire pour le faire condamner. Je vais trouver le procureur général et l’archevêque de Paris, oui, l’archevêque...

Et s’asseyant brusquement devant le bureau de M. Petitpas, il écrivit:

«Monseigneur, j’ai l’honneur de porter à la connaissance de Votre Grandeur que je viens d’être victime des intrigues et des mensonges d’un certain abbé Ceinture, qui a surpris ma bonne foi.

«Trompé par les protestations de cet ecclésiastique, j’ai pu...»

Puis, quand il eut signé et cacheté sa lettre, il se tourna vers son collègue et déclara:

—Voyez-vous, mon cher ami, que cela vous soit un enseignement, ne recommandez jamais personne.

Le Protecteur a paru dans le Gil-Blas du mardi 5 février 1884.


BOMBARD.

SIMON Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré de ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitôt qu’il entendait parler d’une affaire sérieuse il devenait distrait, son esprit étant incapable d’une tension ou même d’une attention.

Fils d’un marchand de nouveautés de Caen, il se l’était coulée douce, comme on disait dans sa famille, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d’argent.

Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le teint fleuri, l’œil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il s’habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis voyageur. Il considérait que la vie était faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu’il lui fallait mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hébétée, étant même incapable de tristesse.

Ses besoins d’argent le harcelant, il avait coutume de répéter une phrase devenue célèbre dans son entourage:

—Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.

Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait ça «faire sa saison».

Il s’installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable.

Il allait d’un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, toujours vêtu d’amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l’oreille et un cigare d’un sou dans le coin de la bouche.

Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard prêt à se flanquer une tripotée, et cherchant... cherchant... car il cherchait.

Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s’était dit:

—Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sûr qu’il la reconnaîtrait, rien qu’en l’apercevant, celle qui le ferait riche.

Ce fut un lundi matin qu’il murmura:

—Tiens—tiens—tiens.

Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de juillet où on dirait qu’il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l’air d’un jardin de femmes; et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l’eau bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, les unes tout près, d’autres plus loin, d’autres très loin, sans remuer, comme accablées par une paresse de jour d’été, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on apercevait vaguement, dans une brume, la côte du Havre portant à son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.

Il s’était dit:

—Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et hardie, qui s’offre.

Déjà il l’avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi en quête de quelqu’un. C’était une Anglaise assez grande, un peu maigre, l’Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espèce d’homme. Pas mal d’ailleurs, marchant sec, d’un pas court, vêtue simplement, sobrement, mais coiffée d’une façon drôle, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.

Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s’il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d’œil enflammé, un coup d’œil qui disait:

—Me voilà.

Mais comment lui parler?

Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.

Il s’élança, la ramassa, et, la présentant:

—Permettez, madame...

Elle répondit:

—Aôh, vos êtes fort gracious.

Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.

Alors, s’enhardissant, il prononça:

—En voilà du beau temps.

Elle murmura:

—Aôh, délicious!

Et ils restèrent encore en face l’un de l’autre, embarrassés, et ne songeant d’ailleurs à s’en aller ni l’un ni l’autre. Ce fut elle qui eut l’audace de demander:

—Vos été pour longtemps dans cette pays?

Il répondit en souriant:

—Oh! oui, tant que je voudrai!

Puis, brusquement, il proposa:

—Voulez-vous venir jusqu’à la jetée? c’est si joli par ces jours-là!

Elle dit simplement:

—Je volé bien.

Et ils s’en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.

Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait:

Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson.

Et, sur l’autre page:

Madame veuve Kate Robertson a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard.

Ils s’installèrent à Paris.

La fortune de la mariée s’élevait à quinze mille francs de rentes bien claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il le prouva avec facilité et obtint ce qu’il demandait.

Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n’était plus jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle avait une manière d’exiger les choses qui faisait qu’on ne pouvait les lui refuser.

Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave:

—Oh Simon, nô allons nô coucher, qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour comme de nuit, d’une façon qui forçait les résistances.

Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait jamais; elle n’avait jamais l’air irrité ou blessé, ou même froissé. Elle savait parler, voilà tout; et elle parlait à propos, d’un ton qui n’admettait point de réplique.

Plus d’une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.

Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, et comme il avait en poche de quoi s’en offrir de plus gros, il s’en paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.

Mme Bombard s’en aperçut, sans qu’il devinât à quoi; et elle lui annonça un soir qu’elle avait loué une maison à Mantes où ils habiteraient dans l’avenir.

L’existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui n’arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu’il avait au cœur.

Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu’aime le goujon, ceux que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brême et les diverses amorces qui tentent les divers poissons.

Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l’eau, d’autres visions hantaient son esprit.

Il devint l’ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, mais son œil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.

Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre à sa femme une bonne qui lui convenait, non point une belle fille, une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et rablée, qui n’éveillerait point de soupçons et qu’il avait préparée avec soin à ses projets.

Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l’octroi, un ami complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu’on lui présentait.

Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des difficultés incroyables.

Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts instants, par-ci par-là, sans tranquillité.

Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui réussit parfaitement.

Mme Bombard qui n’avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l’obscurité.

Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.

Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut comme le barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l’ablette:

—Fichue dedans, la patronne.

Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, à tout ce qu’avait d’imparfait et d’incomplet sa conquête à gages.

Or, un soir, il trouva comme d’habitude Victorine l’attendant sur les marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d’habitude, et il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.

Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n’y était pas. Il sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba sur une chaise, torturé d’angoisse.

Elle apparut, un bougeoir à la main.

Il demanda, tremblant:

—Tu étais sortie?

Elle répondit tranquillement:

—Je été dans la cuisine boire un verre d’eau.

Il s’efforça de calmer les soupçons qu’elle pouvait avoir; mais elle semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.

Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.

Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu’elle tenait délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et sérieux:

—Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j’avé privé vô, hier au soir. Je vô les rendé.

Et la fille interdite prit la pièce d’or qu’elle regardait d’un air stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux énormes.

Bombard a paru dans le Gil-Blas du mardi 28 octobre 1884.


LA CHEVELURE.

LES murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu’on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d’un œil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre, avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu’on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l’Invisible, l’Impalpable, l’Insaisissable, l’Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie.

Quel mystère que cet homme tué par un Songe! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu’il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes?

Le médecin me dit: «Il a de terribles accès de fureur, c’est un des déments les plus singuliers que j’aie vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C’est une sorte de nécrophile. Il a d’ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse, vous pouvez parcourir ce document.» Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. «Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis.»

Voici ce que contenait ce cahier:

Jusqu’à l’âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m’apparaissait très simple, très bonne et très facile. J’étais riche. J’avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C’est bon de vivre! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l’espérance paisible du lendemain et de l’avenir sans souci.

J’avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon cœur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d’amour après la possession. C’est bon de vivre ainsi. C’est meilleur d’aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l’amour est venu me trouver d’une incroyable manière.

Étant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux cœurs qui les avaient aimées, car on aime les choses! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l’avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n’avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l’avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le cœur de la montre battant contre le cœur de la femme? Quelle main l’avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l’avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l’heure attendue, l’heure chérie, l’heure divine?

Comme j’aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare! Elle est morte! Je suis possédé par le désir des femmes d’autrefois; j’aime, de loin, toutes celles qui ont aimé!—L’histoire des tendresses passées m’emplit le cœur de regrets. Oh! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances! Tout cela ne devrait-il pas être éternel!

Comme j’ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes! Le baiser est immortel, lui! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d’âge en âge.—Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.

Le passé m’attire, le présent m’effraye parce que l’avenir c’est la mort. Je regrette tout ce qui s’est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l’heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.

Adieu celles d’hier. Je vous aime.

Mais je ne suis pas à plaindre. Je l’ai trouvée, moi, celle que j’attendais; et j’ai goûté par elle d’incroyables plaisirs.

Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l’âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j’aperçus chez un marchand d’antiquités un meuble italien du XVIIe siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l’attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.

Puis je passai.

Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas? Je m’arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu’il me tentait.

Quelle singulière chose que la tentation! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose; et on l’aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d’abord, comme timide, mais qui s’accroît, devient violent, irrésistible.

Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l’envie secrète et grandissante.

J’achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.

Oh! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu’il vient d’acheter. On le caresse de l’œil et de la main comme s’il était de chair; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu’on aille, quoi qu’on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout; et quand on rentre chez soi, avant même d’avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d’amant.

Vraiment, pendant huit jours, j’adorai ce meuble. J’ouvrais à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.

Or, un soir, je m’aperçus, en tâtant l’épaisseur d’un panneau, qu’il devait y avoir là une cachette. Mon cœur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.

J’y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j’aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme!

Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d’or.

Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé! Un parfum presque insensible, si vieux qu’il semblait l’âme d’une odeur, s’envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.

Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu’à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d’une comète.

Une émotion étrange me saisit. Qu’était-ce que cela? Quand? comment? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir?

Qui les avait coupés? un amant un jour d’adieu? un mari un jour de vengeance? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir?

Était-ce à l’heure d’entrer au cloître qu’on avait jeté là cette fortune d’amour, comme un gage laissé au monde des vivants? Était-ce à l’heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l’adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu’il pût conserver d’elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu’il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur?

N’était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu’il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née?

Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d’une caresse singulière, d’une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j’allais pleurer.

Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu’elle m’agitait, comme si quelque chose de l’âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m’en allai par les rues pour rêver.

J’allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au cœur après un baiser d’amour. Il me semblait que j’avais vécu autrefois déjà, que j’avais dû connaître cette femme.

Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu’y monte un sanglot:

Chargement de la publicité...