Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 11
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine?
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière, ou sus estan;
Qui beauté eut plus que humaine?
Mais où sont les neiges d’antan?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La royne blanche comme un lys
Qui chantoit à voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys,
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Que Anglais bruslèrent à Rouen?
Où sont-ils, Vierge souveraine?
Mais où sont les neiges d’antan?
Quand je rentrai chez moi, j’éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.
Durant quelques jours cependant, je demeurai dans mon état ordinaire, bien que la pensée vive de cette chevelure ne me quittât plus.
Dès que je rentrais, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l’armoire avec ce frémissement qu’on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j’avais aux mains et au cœur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.
Puis, quand j’avais fini de la caresser, quand j’avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier; je la sentais et je la désirais encore; j’avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m’énerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.
Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m’obsédait, me hantait. J’étais heureux et torturé, comme dans une attente d’amour, comme après les aveux qui précèdent l’étreinte.
Je m’enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l’enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.
Je l’aimais! Oui, je l’aimais. Je ne pouvais plus me passer d’elle, ni rester une heure sans la revoir.
Et j’attendais... j’attendais... quoi? Je ne le savais pas?—Elle.
Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.
J’étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir; et comme je m’agitais dans une fièvre d’insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur; et je l’emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu’on va posséder.
Les morts reviennent! Elle est venue. Oui, je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai eue, telle qu’elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j’ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.
Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle Morte, l’Adorable, la Mystérieuse, l’Inconnue, toutes les nuits.
Mon bonheur fut si grand, que je ne l’ai pu cacher. J’éprouvais près d’elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable de posséder l’Insaisissable, l’Invisible, la Morte! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles!
Je n’ai point su cacher mon bonheur. Je l’aimais si fort que je n’ai plus voulu la quitter. Je l’ai emportée avec moi toujours, partout. Je l’ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse... Mais on l’a vue... on a deviné... on me l’a prise... Et on m’a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l’a prise... Oh! misère!...
Le manuscrit s’arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s’éleva dans l’asile.
—Écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n’y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes.
Je balbutiai, ému d’étonnement, d’horreur et de pitié:
—Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement?
Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d’instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d’or.
Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le cœur battant de dégoût et d’envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d’envie comme devant la tentation d’une chose infâme et mystérieuse.
Le médecin reprit en haussant les épaules:
—L’esprit de l’homme est capable de tout.
La Chevelure a paru dans le Gil-Blas du mardi 13 mai 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
LE PÈRE MONGILET.
DANS le bureau, le père Mongilet passait pour un type. C’était un vieil employé bon enfant qui n’était sorti de Paris qu’une fois en sa vie.
Nous étions alors aux derniers jours de juillet, et chacun de nous, chaque dimanche, allait se rouler sur l’herbe ou se tremper dans l’eau dans les campagnes environnantes. Asnières, Argenteuil, Chatou, Bougival, Maisons, Poissy, avaient leurs habitués et leurs fanatiques. On discutait avec passion les mérites et les avantages de tous ces endroits célèbres et délicieux pour les employés de Paris.
Le père Mongilet déclarait:
—Tas de moutons de Panurge! Elle est jolie, votre campagne!
Nous lui demandions:
—Eh bien, et vous, Mongilet, vous ne vous promenez jamais?
—Pardon. Moi, je me promène en omnibus. Quand j’ai bien déjeuné, sans me presser, chez le marchand de vin qui est en bas, je fais mon itinéraire avec un plan de Paris et l’indicateur des lignes et des correspondances. Et puis je grimpe sur mon impériale, j’ouvre mon ombrelle, et fouette cocher. Oh! j’en vois, des choses, et plus que vous, allez! Je change de quartier. C’est comme si je faisais un voyage à travers le monde, tant le peuple est différent d’une rue à une autre. Je connais mon Paris mieux que personne. Et puis il n’y a rien de plus amusant que les entresols. Ce qu’on voit de choses là dedans, d’un coup d’œil, c’est inimaginable. On devine des scènes de ménage rien qu’en apercevant la gueule d’un homme qui crie; on rigole en passant devant les coiffeurs qui lâchent le nez du monsieur tout blanc de savon pour regarder dans la rue. On fait de l’œil aux modistes, de l’œil à l’œil, histoire de rire, car on n’a pas le temps de descendre. Ah! ce qu’on en voit de choses!
C’est du théâtre, ça, du bon, du vrai, le théâtre de la nature, vu au trot de deux chevaux. Cristi, je ne donnerais pas mes promenades en omnibus pour vos bêtes de promenades dans les bois.
On lui demandait:
—Goûtez-y, Mongilet, venez une fois à la campagne, pour essayer.
Il répondait:
—J’y ai été, une fois, il y a vingt ans, et on ne m’y reprendra plus.
—Contez-nous ça, Mongilet.
—Tant que vous voudrez. Voici la chose: Vous avez connu Boivin, l’ancien commis-rédacteur que nous appelions Boileau?
—Oui, parfaitement.
—C’était mon camarade de bureau. Ce gredin-là avait une maison à Colombes et il m’invitait toujours à venir passer un dimanche chez lui. Il me disait:
—Viens donc, Maculotte (il m’appelait Maculotte par plaisanterie). Tu verras la jolie promenade que nous ferons.
—Moi, je me laissai prendre comme une bête, et je partis, un matin, par le train de huit heures. J’arrive dans une espèce de ville, une ville de campagne où on ne voit rien, et je finis par trouver au bout d’un couloir, entre deux murs, une vieille porte de bois, avec une sonnette de fer.
Je sonnai. J’attendis longtemps, et puis on m’ouvrit. Qu’est-ce qui m’ouvrit? Je ne le sus pas du premier coup d’œil: une femme ou une guenon? C’était vieux, c’était laid, enveloppé de vieux linges, ça semblait sale et c’était méchant. Ça avait des plumes de volaille dans les cheveux et l’air de vouloir me dévorer.
Elle demanda:
—Qu’est-ce que vous désirez?
—M. Boivin.
—Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin?
Je me sentais mal à mon aise devant l’interrogatoire de cette furie. Je balbutiai:
—Mais... il m’attend.
Elle reprit:
—Ah! c’est vous qui venez pour le déjeuner?
Je bégayai un «oui» tremblant.
Alors, se tournant vers la maison, elle s’écria d’une voix rageuse:
—Boivin, voilà ton homme!
C’était la femme de mon ami. Le petit père Boivin parut aussitôt sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc plein de taches et un panama crasseux.
Après avoir serré mes mains, il m’emmena dans ce qu’il appelait son jardin; c’était, au bout d’un nouveau corridor, formé par des murs énormes, un petit carré de terre grand comme un mouchoir de poche, et entouré de maisons si hautes que le soleil pénétrait là seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
—Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m’en tiennent lieu. J’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis il me prit par un bouton de ma veste et me dit à voix basse:
—Tu vas me rendre un service. Tu as vu la bourgeoise. Elle n’est pas commode, hein? Aujourd’hui, comme je t’ai invité, elle m’a donné des effets propres; mais si je les tache, tout est perdu; j’ai compté sur toi pour arroser mes plantes.
J’y consentis. J’ôtai mon vêtement. Je retroussai mes manches, et je me mis à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour remplir un arrosoir. J’étais en nage. Boivin me guidait.
—Ici,—à cette plante;—encore un peu.—Assez;—à cette autre.
L’arrosoir, percé, coulait, et mes pieds recevaient plus d’eau que les fleurs. Le bas de mon pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et, vingt fois de suite, je recommençai, je retrempai mes pieds, je ressuai en faisant geindre le volant de la pompe. Et quand je voulais m’arrêter, exténué, le père Boivin, suppliant, me tirait par le bras:
—Encore un arrosoir—un seul—et c’est fini.
Pour me remercier, il me fit don d’une rose, d’une grande rose; mais à peine eut-elle touché ma boutonnière, qu’elle s’effeuilla complètement, me laissant, comme décoration, une petite poire verdâtre, dure comme de la pierre. Je fus étonné, mais je ne dis rien.
La voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre:
—Viendrez-vous, à la fin? Quand on vous dit que c’est prêt!
Nous allâmes vers la chaufferette.
Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, se trouvait en plein soleil, et la seconde étuve du Hammam est moins chaude que la salle à manger de mon camarade.
Trois assiettes, flanquées de fourchettes en étain mal lavées, se collaient sur une table de bois jaune. Au milieu, un vase en terre contenait du bœuf bouilli, réchauffé avec des pommes de terre. On se mit à manger.
Une grande carafe pleine d’eau, légèrement teintée de rouge, me tirait l’œil. Boivin, confus, dit à sa femme:
—Dis donc, ma bonne, pour l’occasion, ne vas-tu pas donner un peu de vin pur?
Elle le dévisagea furieusement.
—Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à gueuler chez moi toute la journée? Merci de l’occasion!
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec du lard. Quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara:
—C’est tout. Filez maintenant.
Boivin la contemplait, stupéfait.
—Mais le pigeon... le pigeon que tu plumais ce matin?
Elle posa ses mains sur ses hanches:
—Vous n’en avez pas assez, peut-être. Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir?
Nous nous levâmes. Boivin me coula dans l’oreille:
—Attends-moi une minute, et nous filons.
Puis il passa dans la cuisine où sa femme était rentrée. Et j’entendis:
—Donne-moi vingt sous, ma chérie.
—Qu’est-ce que tu veux faire, avec vingt sous?
—Mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est toujours bon d’avoir de l’argent.
Elle hurla, pour être entendue de moi:
—Non, je ne te les donnerai pas! Puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée.
Le père Boivin revint me prendre. Comme je voulais être poli, je m’inclinai devant la maîtresse du logis en balbutiant:
—Madame... remerciements... gracieux accueil...
Elle répondit:
—C’est bien. Mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi, vous savez!
Nous partîmes.
Il fallut traverser une plaine nue comme une table, en plein soleil. Je voulus cueillir une plante le long du chemin et je poussai un cri de douleur. Ça m’avait fait un mal affreux dans la main. On appelle ces herbes-là des orties. Et puis ça puait le fumier partout, mais ça puait à vous tourner le cœur.
Boivin me disait:
—Un peu de patience, nous arrivons au bord de la rivière.
En effet, nous arrivâmes au bord de la rivière. Là, ça puait la vase et l’eau sale, et il vous tombait un tel soleil sur cette eau, que j’en avais les yeux brûlés.
Je priai Boivin d’entrer quelque part. Il me fit pénétrer dans une espèce de case pleine d’hommes, une taverne à matelots d’eau douce. Il me disait:
—Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.
J’avais faim. Je fis apporter une omelette. Mais voilà que, dès le second verre de vin, ce gueux de Boivin perdit la tête et je compris pourquoi sa femme ne lui servait que de l’abondance.
Il pérora, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla en pacificateur à la querelle de deux ivrognes qui se battaient, et nous aurions été assommés tous les deux sans l’intervention du patron.
Je l’entraînai, en le soutenant comme on soutient les pochards, jusqu’au premier buisson, où je le déposai. Je m’étendis moi-même à son côté. Et il paraît que je m’endormis.
Certes, nous avons dormi longtemps, car il faisait nuit quand je me réveillai. Boivin ronflait à mon côté. Je le secouai. Il se leva, mais il était encore gris, un peu moins cependant.
Et nous voilà repartis, dans les ténèbres, à travers la plaine. Boivin prétendait retrouver sa route. Il me fit tourner à gauche, puis à droite, puis à gauche. On ne voyait ni ciel, ni terre, et nous nous trouvâmes perdus au milieu d’une espèce de forêt de pieux qui nous arrivaient à la hauteur du nez. Il paraît que c’était une vigne avec ses échalas. Pas un bec de gaz à l’horizon. Nous avons circulé là dedans peut-être une heure ou deux, tournant, vacillant, étendant les bras, fous, sans trouver le bout, car nous devions toujours revenir sur nos pas.
A la fin, Boivin s’abattit sur un bâton qui lui déchira la joue, et sans s’émouvoir il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier des «La-i-tou!» prolongés et retentissants, pendant que je criais: «Au secours!» de toute ma force, en allumant des allumettes-bougies pour éclairer les sauveteurs et pour me mettre du cœur au ventre.
Enfin, un paysan attardé nous entendit et nous remit dans notre route.
Je conduisis Boivin jusque chez lui. Mais comme j’allais le laisser sur le seuil de son jardin, la porte s’ouvrit brusquement et sa femme parut, une chandelle à la main. Elle me fit une peur affreuse.
Puis, dès qu’elle aperçut son mari, qu’elle devait attendre depuis la tombée du jour, elle hurla, en s’élançant vers moi:
—Ah! canaille, je savais bien que vous le ramèneriez soûl!
Ma foi, je me sauvai, en courant jusqu’à la gare, et comme je pensais que la furie me poursuivait, je m’enfermai dans les water-closets, car un train ne devait passer qu’une demi-heure plus tard.
Voilà pourquoi je ne me suis jamais marié, et pourquoi je ne sors plus jamais de Paris.
Le Père Mongilet a paru dans le Gil-Blas du mardi 24 février 1885.
L’ARMOIRE.
ON parlait de filles, après dîner, car de quoi parler, entre hommes?
Un de nous dit:
—Tiens, il m’est arrivé une drôle d’histoire à ce sujet.
Et il conta.
—Un soir de l’hiver dernier, je fus pris soudain d’une de ces lassitudes désolées, accablantes, qui vous saisissent l’âme et le corps de temps en temps. J’étais chez moi, tout seul, et je sentis bien que si je demeurais ainsi j’allais avoir une effroyable crise de tristesse, de ces tristesses qui doivent mener au suicide quand elles reviennent souvent.
J’endossai mon pardessus, et je sortis sans savoir du tout ce que j’allais faire. Étant descendu jusqu’aux boulevards, je me mis à errer le long des cafés presque vides, car il pleuvait, il tombait une de ces pluies menues qui mouillent l’esprit autant que les habits, non pas une de ces bonnes pluies d’averse, s’abattant en cascade et jetant sous les portes cochères les passants essoufflés, mais une de ces pluies si fines qu’on ne sent point les gouttes, une de ces pluies humides qui déposent incessamment sur vous d’imperceptibles gouttelettes et couvrent bientôt les habits d’une mousse d’eau glacée et pénétrante.
Que faire? J’allais, je revenais, cherchant où passer deux heures, et découvrant pour la première fois qu’il n’y a pas un endroit de distraction, dans Paris, le soir. Enfin, je me décidai à entrer aux Folies-Bergères, cette amusante halle aux filles.
Peu de monde dans la grande salle. Le long promenoir en fer à cheval ne contenait que des individus de peu, dont la race commune apparaissait dans la démarche, dans le vêtement, dans la coupe des cheveux et de la barbe, dans le chapeau, dans le teint. C’est à peine si on apercevait de temps en temps un homme qu’on devinât lavé, parfaitement lavé, et dont tout l’habillement eût un air d’ensemble. Quant aux filles, toujours les mêmes, les affreuses filles que vous connaissez, laides, fatiguées, pendantes, et allant de leur pas de chasse, avec cet air de dédain imbécile qu’elles prennent, je ne sais pourquoi.
Je me disais que vraiment pas une de ces créatures avachies, graisseuses plutôt que grasses, bouffies d’ici et maigres de là, avec des bedaines de chanoines et des jambes d’échassiers cagneux, ne valait le louis qu’elles obtiennent à grand’peine après en avoir demandé cinq.
Mais soudain j’en aperçus une petite qui me parut gentille, pas toute jeune, mais fraîche, drôlette, provocante. Je l’arrêtai, et bêtement, sans réfléchir, je fis mon prix, pour la nuit. Je ne voulais pas rentrer chez moi, seul, tout seul; j’aimais encore mieux la compagnie et l’étreinte de cette drôlesse.
Et je la suivis. Elle habitait une grande, grande maison, rue des Martyrs. Le gaz était éteint déjà dans l’escalier. Je montai lentement, allumant d’instant en instant une allumette-bougie, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe dont j’entendais le bruit devant moi.
Elle s’arrêta au quatrième étage, et ayant refermé la porte du dehors, elle demanda:
—Alors tu restes jusqu’à demain?
—Mais oui. Tu sais bien que nous en sommes convenus.
—C’est bon, mon chat, c’était seulement pour savoir. Attends-moi ici une minute, je reviens tout à l’heure.
Et elle me laissa dans l’obscurité. J’entendis qu’elle fermait deux portes, puis il me sembla qu’elle parlait. Je fus surpris, inquiet. L’idée d’un souteneur m’effleura. Mais j’ai des poings et des reins solides. «Nous verrons bien», pensai-je.
J’écoutai de toute l’attention de mon oreille et de mon esprit. On remuait, on marchait doucement, avec de grandes précautions. Puis une autre porte fut ouverte, et il me sembla bien que j’entendais encore parler, mais tout bas.
Elle revint, portant une bougie allumée:
—Tu peux entrer, dit-elle.
Ce tutoiement était une prise de possession. J’entrai, et après avoir traversé une salle à manger où il était visible qu’on ne mangeait jamais, je pénétrai dans la chambre de toutes les filles, la chambre meublée, avec des rideaux de reps, et l’édredon de soie ponceau tigré de taches suspectes.
Elle reprit:
—Mets-toi à ton aise, mon chat.
J’inspectais l’appartement d’un œil soupçonneux. Rien cependant ne me paraissait inquiétant.
Elle se déshabilla si vite qu’elle fut au lit avant que j’eusse ôté mon pardessus. Elle se mit à rire:
—Eh bien, qu’est-ce que tu as? Es-tu changé en statue de sel? Voyons, dépêche-toi.
Je l’imitai et je la rejoignis.
Cinq minutes plus tard j’avais une envie folle de me rhabiller et de partir. Mais cette lassitude accablante qui m’avait saisi chez moi, me retenait, m’enlevait toute force pour remuer, et je restais malgré le dégoût qui me prenait dans ce lit public. Le charme sensuel que j’avais cru voir en cette créature, là-bas, sous les lustres du théâtre, avait disparu entre mes bras, et je n’avais plus contre moi, chair à chair, que la fille vulgaire, pareille à toutes, dont le baiser indifférent et complaisant avait un arrière-goût d’ail.
Je me mis à lui parler.
Y a-t-il longtemps que tu habites ici? lui dis-je.
—Voilà six mois passés au 15 janvier.
—Où étais-tu, avant ça?
—J’étais rue Clauzel. Mais la concierge m’a fait des misères et j’ai donné congé.
Et elle se mit à me raconter une interminable histoire de portière qui avait fait des potins sur elle.
Mais tout à coup j’entendis remuer tout près de nous. Ça avait été d’abord un soupir, puis un bruit léger, mais distinct, comme si quelqu’un s’était retourné sur une chaise.
Je m’assis brusquement dans le lit, et je demandai:
—Qu’est-ce que ce bruit-là?
Elle répondit avec assurance et tranquillité:
—Ne t’inquiète pas, mon chat, c’est la voisine. La cloison est si mince qu’on entend tout comme si c’était ici. En voilà des sales boîtes. C’est en carton.
Ma paresse était si forte que je me renfonçai sous les draps. Et nous nous remîmes à causer. Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence, pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses premiers amants.
Je savais qu’elle mentirait. Qu’importe? Parmi tous ces mensonges je découvrirais peut-être une chose sincère et touchante.
—Voyons, dis-moi qui c’était.
—C’était un canotier, mon chat.
—Ah! Raconte-moi. Où étiez-vous?
—J’étais à Argenteuil.
—Qu’est-ce que tu faisais?
—J’étais bonne dans un restaurant.
—Quel restaurant?
—Au Marin d’eau douce. Le connais-tu?
—Parbleu, chez Bonanfan.
—Oui, c’est ça.
—Et comment t’a-t-il fait la cour, ce canotier?
—Pendant que je faisais son lit. Il m’a forcée.
Mais brusquement je me rappelai la théorie d’un médecin de mes amis, un médecin observateur et philosophe qu’un service constant dans un grand hôpital met en rapports quotidiens avec des filles-mères et des filles publiques, avec toutes les hontes et toutes les misères des femmes, des pauvres femmes devenues la proie affreuse du mâle errant avec de l’argent dans sa poche.
—Toujours, me disait-il, toujours une fille est débauchée par un homme de sa classe et de sa condition. J’ai des volumes d’observations là-dessus. On accuse les riches de cueillir la fleur d’innocence des enfants du peuple. Ça n’est pas vrai. Les riches payent le bouquet cueilli! Ils en cueillent aussi, mais sur les secondes floraisons; ils ne les coupent jamais sur la première.
Alors me tournant vers ma compagne, je me mis à rire.
—Tu sais que je la connais, ton histoire. Ce n’est pas le canotier qui t’as connue le premier.
—Oh! si, mon chat, je te le jure.
—Tu mens, ma chatte.
—Oh! non, je te promets!
—Tu mens. Allons, dis-moi tout.
Elle semblait hésiter, étonnée.
Je repris:
—Je suis sorcier, ma belle enfant, je suis somnambule. Si tu ne me dis pas la vérité, je vais t’endormir et je la saurai.
Elle eut peur, étant stupide comme ses pareilles. Elle balbutia:
—Comment l’as-tu deviné?
Je repris:
—Allons, parle.
—Oh! la première fois, ça ne fut presque rien. C’était à la fête du pays. On avait fait venir un chef d’extra, M. Alexandre. Dès qu’il est arrivé, il a fait tout ce qu’il a voulu dans la maison. Il commandait à tout le monde, au patron, à la patronne, comme s’il avait été un roi... C’était un grand bel homme qui ne tenait pas en place devant son fourneau. Il criait toujours: «Allons, du beurre,—des œufs, du madère.» Et il fallait lui apporter ça tout de suite en courant, ou bien il se fâchait et il vous en disait à vous faire rougir jusque sous les jupes.
Quand la journée fut finie, il se mit à fumer sa pipe devant la porte. Et comme je passais contre lui avec une pile d’assiettes, il me dit comme ça: «Allons, la gosse, viens-t’en jusqu’au bord de l’eau pour me montrer le pays?» Moi j’y allai comme une sotte; et à peine que nous avons été sur la rive, il m’a forcée si vite, que je n’ai pas même su ce qu’il faisait. Et puis il est parti par le train de neuf heures. Je ne l’ai pas revu après ça.
Je demandai:
—C’est tout?
Elle bégaya:
—Oh! je crois bien que c’est à lui Florentin?
—Qui ça, Florentin!
—C’est mon petit!
—Ah! très bien. Et tu as fait croire au canotier qu’il en était le père, n’est-ce pas?
—Pardi?
—Il avait de l’argent, le canotier?
—Oui, il m’a laissé une rente de trois cents francs sur la tête de Florentin.
Je commençais à m’amuser. Je repris:
—Très bien ma fille, c’est très bien. Vous êtes toutes moins bêtes qu’on ne croit, tout de même. Et quel âge a-t-il, Florentin, maintenant?
Elle reprit:
—V’la qu’il a douze ans. Il fera sa première communion au printemps.
—C’est parfait, et depuis ça, tu fais ton métier en conscience?
Elle soupira, résignée:
—On fait ce qu’on peut...
Mais un grand bruit, parti de la chambre même, me fit sauter du lit d’un bond, le bruit d’un corps tombant et se relevant avec des tâtonnements de mains sur un mur.
J’avais saisi la bougie et je regardais autour de moi, effaré et furieux. Elle s’était levée aussi, essayant de me retenir, de m’arrêter en murmurant:
—Ça n’est rien, mon chat, je t’assure que ça n’est rien.
Mais, j’avais découvert, moi, de quel côté était parti ce bruit étrange. J’allai droit vers une porte cachée à la tête de notre lit et je l’ouvris brusquement... et j’aperçus, tremblant, ouvrant sur moi des yeux effarés et brillants, un pauvre petit garçon pâle et maigre, assis à côté d’une grande chaise de paille, d’où il venait de tomber.
Dès qu’il m’aperçut, il se mit à pleurer, et ouvrant les bras vers sa mère:
—Ça n’est pas ma faute, maman, ça n’est pas ma faute. Je m’étais endormi et j’ai tombé. Faut pas me gronder, ça n’est pas ma faute.
Je me retournai vers la femme. Et je prononçai:
—Qu’est-ce que ça veut dire?
Elle semblait confuse et désolée. Elle articula, d’une voix entrecoupée:
—Qu’est-ce que tu veux? Je ne gagne pas assez pour le mettre en pension, moi! Il faut bien que je le garde, et je n’ai pas de quoi me payer une chambre de plus, pardi. Il couche avec moi quand j’ai personne. Quand on vient pour une heure ou deux, il peut bien rester dans l’armoire, il se tient tranquille; il connaît ça. Mais quand on reste toute la nuit, comme toi, ça lui fatigue les reins de dormir sur une chaise, à cet enfant... Ça n’est pas sa faute non plus... Je voudrais bien t’y voir, toi... dormir toute la nuit sur une chaise... Tu m’en dirais des nouvelles...
Elle se fâchait, s’animait, criait.
L’enfant pleurait toujours. Un pauvre enfant chétif et timide, oui, c’était bien l’enfant de l’armoire, de l’armoire froide et sombre, l’enfant qui revenait de temps en temps reprendre un peu de chaleur dans la couche un instant vide.
Moi aussi, j’avais envie de pleurer.
Et je rentrai coucher chez moi.
L’Armoire a paru dans le Gil-Blas du mardi 16 décembre 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
LA CHAMBRE 11.
COMMENT! vous ne savez pas pourquoi on a déplacé M. le Premier Président Amandon?
—Non, pas du tout.
—Lui non plus, d’ailleurs, ne l’a jamais su. Mais c’est une histoire des plus bizarres.
—Contez-la moi.
—Vous vous rappelez bien Mme Amandon, cette jolie petite brune maigre, si distinguée et fine qu’on appelait Madame Marguerite dans tout Perthuis-le-Long?
—Oui, parfaitement.
—Eh bien, écoutez. Vous vous rappelez aussi comme elle était respectée, considérée, aimée mieux que personne dans la ville; elle savait recevoir, organiser une fête ou une œuvre de bienfaisance, trouver de l’argent pour les pauvres et distraire les jeunes gens par mille moyens.
Elle était fort élégante et fort coquette, cependant, mais d’une coquetterie platonique et d’une élégance charmante de province, car c’était une provinciale cette petite femme-là, une provinciale exquise.
Messieurs les écrivains qui sont tous parisiens nous chantent la Parisienne sur tous les tons, parce qu’ils ne connaissent qu’elle, mais je déclare, moi! que la provinciale vaut cent fois plus, quand elle est de qualité supérieure.
La provinciale fine a une allure toute particulière, plus discrète que celle de la Parisienne, plus humble, qui ne promet rien et donne beaucoup, tandis que la Parisienne, la plupart du temps, promet beaucoup et ne donne rien au déshabillé.
La Parisienne, c’est le triomphe élégant et effronté du faux. La provinciale, c’est la modestie du vrai.
Une petite provinciale délurée, avec son air de bourgeoise alerte, sa candeur trompeuse de pensionnaire, son sourire qui ne dit rien, et ses bonnes petites passions adroites, mais tenaces, doit montrer mille fois plus de ruse, de souplesse, d’invention féminine que toutes les Parisiennes réunies, pour arriver à satisfaire ses goûts, ou ses vices, sans éveiller aucun soupçon, aucun potin, aucun scandale dans la petite ville qui la regarde avec tous ses yeux et toutes ses fenêtres.
Mme Amandon était un type de cette race rare, mais charmante. Jamais on ne l’avait suspectée, jamais on n’aurait pensé que sa vie n’était pas limpide comme son regard, un regard marron, transparent et chaud, mais si honnête—vas-y voir!
Donc, elle avait un truc admirable, d’une invention géniale, d’une ingéniosité merveilleuse et d’une incroyable simplicité.
Elle cueillait tous ses amants dans l’armée, et les gardait trois ans, le temps de leur séjour dans la garnison.—Voilà.—Elle n’avait pas d’amour, elle avait des sens.
Dès qu’un nouveau régiment arrivait à Perthuis-le-Long, elle prenait des renseignements sur tous les officiers entre trente et quarante ans—car avant trente ans on n’est pas encore discret. Après quarante ans, on faiblit souvent.
Oh! elle connaissait les cadres aussi bien que le colonel. Elle savait tout, tout, les habitudes intimes, l’instruction, l’éducation, les qualités physiques, la résistance à la fatigue, le caractère patient ou violent, la fortune, la tendance à l’épargne ou à la prodigalité. Puis elle faisait son choix. Elle prenait de préférence les hommes d’allure calme, comme elle, mais elle les voulait beaux. Elle voulait encore qu’ils n’eussent aucune liaison connue, aucune passion ayant pu laisser des traces ou ayant fait quelque bruit. Car l’homme dont on cite les amours n’est jamais un homme bien discret.
Après avoir distingué celui qui l’aimerait pendant les trois ans de séjour réglementaire, il restait à lui jeter le mouchoir.
Que de femmes se seraient trouvées embarrassées, auraient pris les moyens ordinaires, les voies suivies par toutes, se seraient fait faire la cour en marquant toutes les étapes de la conquête et de la résistance, en laissant un jour baiser les doigts, le lendemain le poignet, le jour suivant la joue, et puis la bouche, et puis le reste.
Elle avait une méthode plus prompte, plus discrète et plus sûre. Elle donnait un bal.
L’officier choisi invitait à danser la maîtresse de la maison. Or, en valsant, entraînée par le mouvement rapide, étourdie par l’ivresse de la danse, elle se serrait contre lui comme pour se donner, et lui étreignait la main d’une pression nerveuse et continue.
S’il ne comprenait pas, ce n’était qu’un sot, et elle passait au suivant, classé au numéro deux dans les cartons de son désir.
S’il comprenait, c’était une chose faite, sans tapage, sans galanteries compromettantes, sans visites nombreuses.
Quoi de plus simple et de plus pratique?
Comme les femmes devraient user d’un procédé semblable pour nous faire comprendre que nous leur plaisons! Combien cela supprimerait de difficultés, d’hésitations, de paroles, de mouvements, d’inquiétudes, de trouble, de malentendus. Combien souvent nous passons à côté d’un bonheur possible, sans nous en douter, car qui peut pénétrer le mystère des pensées, les abandons secrets de la volonté, les appels muets de la chair, tout l’inconnu d’une âme de femme, dont la bouche reste silencieuse, l’œil impénétrable et clair.
Dès qu’il avait compris, il lui demandait un rendez-vous. Et elle le faisait toujours attendre un mois ou six semaines, pour l’épier, le connaître et se garder s’il avait quelque défaut dangereux.
Pendant ce temps, il se creusait la tête pour savoir où ils pourraient se rencontrer sans péril; il imaginait des combinaisons difficiles et peu sûres.
Puis, dans quelque fête officielle, elle lui disait tout bas:
—Allez, mardi soir, à neuf heures, à l’hôtel du Cheval d’Or près des remparts, route de Vouziers, et demandez mademoiselle Clarisse. Je vous attendrai, surtout soyez en civil.
Depuis huit ans, en effet, elle avait une chambre meublée à l’année dans cette auberge inconnue. C’était une idée de son premier amant qu’elle avait trouvée pratique, et l’homme parti, elle garda le nid.
Oh! un nid médiocre, quatre murs tapissés de papier gris clair à fleurs bleues, un lit de sapin, sous des rideaux de mousseline, un fauteuil acheté par les soins de l’aubergiste, sur son ordre, deux chaises, une descente de lit, et les quelques vases nécessaires pour la toilette! Que fallait-il de plus?
Sur les murs, trois grandes photographies. Trois colonels à cheval; les colonels de ses amants! Pourquoi? Ne pouvant garder l’image même, le souvenir direct, elle avait peut-être voulu conserver ainsi des souvenirs par ricochet?
Et elle n’avait jamais été reconnue par personne dans toutes ses visites au Cheval d’Or, direz-vous?
Jamais! Par personne!
Le moyen employé par elle était admirable et simple. Elle avait imaginé et organisé des séries de réunions de bienfaisance et de piété auxquelles elle allait souvent et auxquelles elle manquait parfois. Le mari, connaissant ses œuvres pieuses, qui lui coûtaient fort cher, vivait sans soupçons.
Donc, une fois le rendez-vous convenu, elle disait, en dînant, devant les domestiques:
—Je vais ce soir à l’Association des ceintures de flanelle pour les vieillards paralytiques.
Et elle sortait vers huit heures, entrait à l’Association, en ressortait aussitôt, passait par diverses rues, et, se trouvant seule dans quelque ruelle, dans quelque coin sombre et sans quinquet, elle enlevait son chapeau, le remplaçait par un bonnet de bonne apporté sous son mantelet, dépliait un tablier blanc dissimulé de la même façon, le nouait autour de sa taille, et portant dans une serviette son chapeau de ville et le vêtement qui tout à l’heure lui couvrait les épaules, elle s’en allait trottinant, hardie, les hanches découvertes, petite bobonne qui fait une commission; et quelquefois même elle courait comme si elle eût été fort pressée.
Qui donc aurait reconnu dans cette servante mince et vive madame la première présidente Amandon?
Elle arrivait au Cheval d’Or, montait à sa chambre dont elle avait la clef; et le gros patron, maître Trouveau, la voyant passer de son comptoir, murmurait:
—V’là mamzelle Clarisse qui va t’à ses amours.
Il avait bien deviné quelque chose, le gros malin, mais il ne cherchait pas à en savoir davantage, et certes il a été bien surpris en apprenant que sa cliente était madame Amandon, madame Marguerite, comme on disait dans Perthuis-le-Long.
Or, voici comment l’horrible découverte eut lieu.
Jamais mademoiselle Clarisse ne venait à ses rendez-vous deux soirs de suite, jamais, jamais, étant trop fine et trop prudente pour cela. Et maître Trouveau le savait bien, puisque pas une fois, depuis huit ans, il ne l’avait vue arriver le lendemain d’une visite. Souvent même, dans les jours de presse, il avait disposé de la chambre pour une nuit.
Or, pendant l’été dernier, M. le Premier Amandon s’absenta pendant une semaine. On était en juillet; madame avait des ardeurs, et comme on ne pouvait pas craindre d’être surpris, elle demanda à son amant, le beau commandant de Varangelles, un mardi soir, en le quittant, s’il voulait la revoir le lendemain, il répondit:
—Comment donc!
Et il fut convenu qu’ils se retrouveraient à l’heure ordinaire le mercredi. Elle dit tout bas:
—Si tu arrives le premier, mon chéri, tu te coucheras pour m’attendre.
Ils s’embrassèrent, puis se séparèrent.
Or, le lendemain, vers dix heures, comme maître Trouveau lisait les Tablettes de Perthuis, organe républicain de la ville, il cria, de loin, à sa femme, qui plumait une volaille dans la cour:
—Voilà le choléra dans le pays. Il est mort un homme hier à Vauvigny.
Puis il n’y pensa plus, son auberge étant pleine de monde, et les affaires allant fort bien.
Vers midi, un voyageur se présenta, à pied, une espèce de touriste, qui se fit servir un bon déjeuner, après avoir bu deux absinthes. Et comme il faisait fort chaud, il absorba un litre de vin, et deux litres d’eau, au moins.
Il prit ensuite son café, son petit verre, ou plutôt, trois petits verres. Puis, se sentant un peu lourd, il demanda une chambre pour dormir une heure ou deux. Il n’y en avait plus une seule de libre, et le patron, ayant consulté sa femme, lui donna celle de mademoiselle Clarisse.
L’homme y entra, puis, vers cinq heures, comme on ne l’avait pas vu ressortir, le patron alla le réveiller!
Quel étonnement, il était mort!
L’aubergiste redescendit trouver sa femme:
—Dis donc, l’artiste que j’avais mis dans la chambre onze, je crois bien qu’il est mort.
Elle leva les bras:
—Pas possible! Seigneur Dieu. C’est-il le choléra?
Maître Trouveau secoua la tête:
—Je croirais plutôt à une contagion cérébrale vu qu’il est noir comme la lie de vin.
Mais la bourgeoise effarée, répétait:
—Faut pas le dire, faut pas le dire, on croirait au choléra. Va faire tes déclarations et ne parle pas. On l’emportera t’a la nuit pour n’être point vus. Et ni vu ni connu, je t’embrouille.
L’homme murmura:
—Mamzelle Clarisse est v’nue hier, la chambre est libre ce soir.
Et il alla chercher le médecin qui constata le décès, par congestion après un repas copieux. Puis il fut convenu avec le commissaire de police qu’on enlèverait le cadavre vers minuit, afin qu’on ne soupçonnât rien dans l’hôtel.
Il était neuf heures à peine, quand Mme Amandon pénétra furtivement dans l’escalier du Cheval d’Or, sans être vue par personne, ce jour-là. Elle gagna sa chambre, ouvrit la porte, entra. Une bougie brûlait sur la cheminée. Elle se tourna vers le lit. Le commandant était couché, mais il avait fermé les rideaux.
Elle prononça:
—Une minute, mon chéri, j’arrive.
Et elle se dévêtit avec une brusquerie fiévreuse, jetant ses bottines par terre et son corset sur le fauteuil. Puis sa robe noire et ses jupes dénouées étant tombées en cercle autour d’elle, elle se dressa, en chemise de soie rouge, ainsi qu’une fleur qui vient d’éclore.
Comme le commandant n’avait point dit un mot, elle demanda:
—Dors-tu, mon gros?
Il ne répondit pas, et elle se mit à rire en murmurant:
—Tiens, il dort, c’est trop drôle!
Elle avait gardé ses bas, des bas de soie noire à jour, et, courant au lit, elle se glissa dedans avec rapidité, en saisissant à pleins bras et en baisant à pleines lèvres, pour le réveiller brusquement, le cadavre glacé du voyageur!
Pendant une seconde, elle demeura immobile, trop effarée pour rien comprendre. Mais le froid de cette chair inerte fit pénétrer dans la sienne une épouvante atroce et irraisonnée avant que son esprit eût pu commencer à réfléchir.
Elle avait fait un bond hors du lit, frémissant de la tête aux pieds; puis, courant à la cheminée, elle saisit la bougie, revint et regarda! Et elle aperçut un visage affreux qu’elle ne connaissait point, noir, enflé, les yeux clos, avec une grimace horrible de la mâchoire.
Elle poussa un cri, un de ces cris aigus et interminables que jettent les femmes dans leurs affolements, et, laissant tomber sa bougie, elle ouvrit la porte, s’enfuit, nue, par le couloir en continuant à hurler d’une façon épouvantable.
Un commis voyageur en chaussettes, qui occupait la chambre no 4, sortit aussitôt et la reçut dans ses bras.
Il demanda, effaré:
—Qu’est-ce qu’il y a, belle enfant?
Elle balbutia, éperdue:
—On... on... on... a tué quelqu’un... dans... dans ma chambre...
D’autres voyageurs apparaissaient. Le patron lui-même accourut.
Et tout à coup le commandant montra sa haute taille au bout du corridor.
Dès qu’elle l’aperçut, elle se jeta vers lui en criant:
—Sauvez-moi, sauvez-moi, Gontran... On a tué quelqu’un dans notre chambre.
Les explications furent difficiles. M. Trouveau, cependant, raconta la vérité et demanda qu’on relâchât immédiatement mamzelle Clarisse, dont il répondait sur sa tête. Mais le commis voyageur en chaussettes, ayant examiné le cadavre, affirma qu’il y avait crime, et il décida les autres voyageurs à empêcher qu’on laissât partir mamzelle Clarisse et son amant.
Ils durent attendre l’arrivée du commissaire de police, qui leur rendit la liberté, mais qui ne fut pas discret.
Le mois suivant, M. le Premier Amandon recevait un avancement avec une nouvelle résidence.
La Chambre 11 a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 décembre 1884.
LES PRISONNIERS.
AUCUN bruit dans la forêt que le frémissement léger de la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi, une petite neige fine qui poudrait les branches d’une mousse glacée qui jetait sur les feuilles mortes des fourrés un léger toit d’argent, étendait par les chemins un immense tapis moelleux et blanc, et qui épaississait le silence illimité de cet océan d’arbres.
Devant la porte de la maison forestière, une jeune femme, les bras nus, cassait du bois à coups de hache sur une pierre. Elle était grande, mince et forte, une fille des forêts, fille et femme de forestiers.
Une voix cria de l’intérieur de la maison:
—Nous sommes seules, ce soir, Berthine, faut rentrer, v’là la nuit, y a p’t-être bien des Prussiens et des loups qui rôdent.
La bûcheronne répondit en fendant une souche à grands coups qui redressaient sa poitrine à chaque mouvement pour lever les bras.
—J’ai fini, m’man. Me v’là, me v’là, y a pas de crainte; il fait encore jour.
Puis elle rapporta ses fagots et ses bûches et les entassa le long de la cheminée, ressortit pour fermer les auvents, d’énormes auvents en cœur de chêne, et, rentrée enfin, elle poussa les lourds verrous de la porte.
Sa mère filait auprès du feu, une vieille ridée que l’âge avait rendue craintive:
—J’aime pas, dit-elle, quand le père est dehors. Deux femmes ça n’est pas fort.
La jeune répondit:
—Oh! je tuerais ben un loup ou un Prussien tout de même.
Et elle montrait de l’œil un gros revolver suspendu au-dessus de l’âtre.
Son homme avait été incorporé dans l’armée au commencement de l’invasion prussienne, et les deux femmes étaient demeurées seules avec le père, le vieux garde Nicolas Pichon, dit l’Échasse, qui avait refusé obstinément de quitter sa demeure pour rentrer à la ville.
La ville prochaine, c’était Rethel, ancienne place forte perchée sur un rocher. On y était patriote, et les bourgeois avaient décidé de résister aux envahisseurs, de s’enfermer chez eux et de soutenir un siège selon la tradition de la cité. Deux fois déjà, sous Henri IV et sous Louis XIV, les habitants de Rethel s’étaient illustrés par des défenses héroïques. Ils en feraient autant cette fois, ventrebleu! ou bien on les brûlerait dans leurs murs.
Donc, ils avaient acheté des canons et des fusils, équipé une milice, formé des bataillons et des compagnies, et ils s’exerçaient tout le jour sur la place d’Armes. Tous, boulangers, épiciers, bouchers, notaires, avoués, menuisiers, libraires, pharmaciens eux-mêmes, manœuvraient à tour de rôle, à des heures régulières, sous les ordres de M. Lavigne, ancien sous-officier de dragons, aujourd’hui mercier, ayant épousé la fille et hérité de la boutique de M. Ravaudan, l’aîné.
Il avait pris le grade de commandant-major de la place, et tous les jeunes hommes étant partis à l’armée, il avait enrégimenté tous les autres qui s’entraînaient pour la résistance. Les gros n’allaient plus par les rues qu’au pas gymnastique pour fondre leur graisse et prolonger leur haleine, les faibles portaient des fardeaux pour fortifier leurs muscles.
Et on attendait les Prussiens. Mais les Prussiens ne paraissaient pas. Ils n’étaient pas loin, cependant; car deux fois déjà leurs éclaireurs avaient poussé à travers bois jusqu’à la maison forestière de Nicolas Pichon, dit l’Échasse.
Le vieux garde, qui courait comme un renard, était venu prévenir la ville. On avait pointé les canons, mais l’ennemi ne s’était point montré.
Le logis de l’Échasse servait de poste avancé dans la forêt d’Aveline. L’homme, deux fois par semaine, allait aux provisions et apportait aux bourgeois citadins des nouvelles de la campagne.
Il était parti ce jour-là pour annoncer qu’un petit détachement d’infanterie allemande s’était arrêté chez lui l’avant-veille, vers deux heures de l’après-midi, puis était reparti presque aussitôt. Le sous-officier qui commandait parlait français.
Quand il s’en allait ainsi, le vieux, il emmenait ses deux chiens, deux molosses à gueule de lion, par crainte des loups qui commençaient à devenir féroces, et il laissait ses deux femmes en leur recommandant de se barricader dans la maison dès que la nuit approcherait.
La jeune n’avait peur de rien, mais la vieille tremblait toujours et répétait:
—Ça finira mal, tout ça, vous verrez que ça finira mal.
Ce soir-là, elle était encore plus inquiète que de coutume:
—Sais-tu à quelle heure rentrera le père? dit-elle.
—Oh! pas avant onze heures, pour sûr. Quand il dîne chez le commandant, il rentre toujours tard.
Et elle accrochait sa marmite sur le feu pour faire la soupe, quand elle cessa de remuer, écoutant un bruit vague qui lui était parvenu par le tuyau de la cheminée.
Elle murmura:
—V’là qu’on marche dans le bois, y a ben sept-huit hommes, au moins.
La mère, effarée, arrêta son rouet en balbutiant:
—Oh! mon Dieu! et le père qu’est pas là!
Elle n’avait point fini de parler que des coups violents firent trembler la porte.
Comme les femmes ne répondaient point, une voix forte et gutturale cria:
—Oufrez!
Puis, après un silence, la même voix reprit:
—Oufrez ou che gasse la borte!
Alors Berthine glissa dans la poche de sa jupe le gros revolver de la cheminée, puis, étant venue coller son oreille contre l’huis, elle demanda:
—Qui êtes-vous?
La voix répondit:
—Che suis le tétachement de l’autre chour.
La jeune femme reprit:
—Qu’est-ce que vous voulez?
—Che suis berdu tepuis ce matin, tant le pois, avec mon tétachement. Oufrez ou che gasse la borte.
La forestière n’avait pas le choix; elle fit glisser vivement le gros verrou, puis tirant le lourd battant, elle aperçut, dans l’ombre pâle des neiges, six hommes, six soldats prussiens, les mêmes qui étaient venus la veille. Elle prononça d’un ton résolu:
—Qu’est-ce que vous venez faire à cette heure-ci?
Le sous-officier répéta:
—Che suis berdu, tout à fait berdu, ché regonnu la maison. Che n’ai rien manché tepuis ce matin, mon tétachement non blus.
Berthine déclara:
—C’est que je suis toute seule avec maman, ce soir.
Le soldat, qui paraissait un brave homme, répondit:
—Ça ne fait rien. Che ne ferai bas de mal, mais fous nous ferez à mancher. Nous dombons te faim et te fatigue.
La forestière se recula:
—Entrez, dit-elle.
Ils entrèrent, poudrés de neige, portant sur leurs casques une sorte de crème mousseuse qui les faisait ressembler à des meringues, et ils paraissaient las, exténués.
La jeune femme montra les bancs de bois des deux côtés de la grande table.
—Asseyez-vous, dit-elle, je vais vous faire de la soupe. C’est vrai que vous avez l’air rendus.
Puis elle referma les verrous de la porte.
Elle remit de l’eau dans sa marmite, y jeta de nouveau du beurre et des pommes de terre, puis décrochant un morceau de lard pendu dans la cheminée, elle en coupa la moitié qu’elle plongea dans le bouillon.
Les six hommes suivaient de l’œil tous ses mouvements avec une faim éveillée dans leurs yeux. Ils avaient posé leurs fusils et leurs casques dans un coin, et ils attendaient, sages comme des enfants sur les bancs d’une école.
La mère s’était remise à filer en jetant à tout moment des regards éperdus sur les soldats envahisseurs. On n’entendait rien autre chose que le ronflement léger du rouet et le crépitement du feu, et le murmure de l’eau qui s’échauffait.
Mais soudain un bruit étrange les fit tous tressaillir, quelque chose comme un souffle rauque poussé sous la porte, un souffle de bête, fort et ronflant.
Le sous-officier allemand avait fait un bond vers les fusils. La forestière l’arrêta d’un geste, et, souriante:
—C’est les loups, dit-elle. Ils sont comme vous, ils rôdent et ils ont faim.
L’homme incrédule voulut voir, et sitôt que le battant fut ouvert, il aperçut deux grandes bêtes grises qui s’enfuyaient d’un trot rapide et allongé.
Il revint s’asseoir en murmurant:
—Ché n’aurais pas gru.
Et il attendit que sa pâtée fût prête.
Ils la mangèrent voracement, avec des bouches fendues jusqu’aux oreilles pour en avaler davantage, des yeux ronds s’ouvrant en même temps que les mâchoires, et des bruits de gorge pareils à des glouglous de gouttières.
Les deux femmes, muettes, regardaient les rapides mouvements des grandes barbes rouges; et les pommes de terre avaient l’air de s’enfoncer dans ces toisons mouvantes.
Mais comme ils avaient soif, la forestière descendit à la cave leur tirer du cidre. Elle y resta longtemps; c’était un petit caveau voûté qui, pendant la révolution, avait servi de prison et de cachette, disait-on. On y parvenait au moyen d’un étroit escalier tournant fermé par une trappe au fond de la cuisine.
Quand Berthine reparut, elle riait, elle riait toute seule, d’un air sournois. Et elle donna aux Allemands sa cruche de boisson.
Puis elle soupa aussi, avec sa mère, à l’autre bout de la cuisine.
Les soldats avaient fini de manger, et ils s’endormaient tous les six, autour de la table. De temps en temps un front tombait sur la planche avec un bruit sourd, puis l’homme, réveillé brusquement, se redressait.
Berthine dit au sous-officier:
—Couchez-vous devant le feu, pardi, y a bien d’la place pour six. Moi je grimpe à ma chambre avec maman.
Et les deux femmes montèrent au premier étage. On les entendit fermer leur porte à clef, marcher quelque temps; puis elles ne firent plus aucun bruit.
Les Prussiens s’étendirent sur le pavé, les pieds au feu, la tête supportée par leurs manteaux roulés, et ils ronflèrent bientôt tous les six sur six tons divers, aigus ou sonores, mais continus et formidables.
Ils dormaient certes depuis longtemps déjà quand un coup de feu retentit, si fort, qu’on l’aurait cru tiré contre les murs de la maison. Les soldats se dressèrent aussitôt. Mais deux nouvelles détonations éclatèrent, suivies de trois autres encore.
La porte du premier s’ouvrit brusquement, et la forestière parut, nu-pieds, en chemise, en jupon court, une chandelle à la main, l’air affolé. Elle balbutia:
—V’là les Français, ils sont au moins deux cents. S’ils vous trouvent ici, ils vont brûler la maison. Descendez dans la cave bien vite, et faites pas de bruit. Si vous faites du bruit, nous sommes perdus.
Le sous-officier, effaré, murmura:
—Che feux pien, che feux pien. Par où faut-il tescendre?
La jeune femme souleva avec précipitation la trappe étroite et carrée, et les six hommes disparurent par le petit escalier tournant, s’enfonçant dans le sol l’un après l’autre, à reculons, pour bien tâter les marches du pied.
Mais quand la pointe du dernier casque eut disparu, Berthine rabattant la lourde planche de chêne, épaisse comme un mur, dure comme de l’acier, maintenue par des charnières et une serrure de cachot, donna deux longs tours de clef, puis elle se mit à rire, d’un rire muet et ravi, avec une envie folle de danser sur la tête de ses prisonniers.
Ils ne faisaient aucun bruit, enfermés là dedans comme dans une boîte solide, une boîte de pierre, ne recevant que l’air d’un soupirail garni de barres de fer.
Berthine aussitôt ralluma son feu, remit dessus sa marmite, et refit de la soupe en murmurant:
—Le père s’ra fatigué cette nuit.
Puis elle s’assit et attendit. Seul, le balancier sonore de l’horloge, promenait dans le silence son tic tac régulier.
De temps en temps la jeune femme jetait un regard sur le cadran, un regard impatient qui semblait dire:
—Ça ne va pas vite.
Mais bientôt il lui sembla qu’on murmurait sous ses pieds. Des paroles basses, confuses lui parvenaient à travers la voûte maçonnée de la cave. Les Prussiens commençaient à deviner sa ruse, et bientôt le sous-officier remonta le petit escalier et vint heurter du poing la trappe. Il cria de nouveau:
—Oufrez.
Elle se leva, s’approcha et, imitant son accent:
—Qu’est-ce que fous foulez?
—Oufrez.
—Che n’oufre bas.
L’homme se fâchait.
—Oufrez ou che gasse la borte.
Elle se mit à rire:
—Casse, mon bonhomme, casse, mon bonhomme.
Et il commença à frapper avec la crosse de son fusil contre la trappe de chêne, fermée sur sa tête. Mais elle aurait résisté à des coups de catapulte.
La forestière l’entendit redescendre. Puis les soldats vinrent, l’un après l’autre, essayer leur force, et inspecter la fermeture. Mais, jugeant sans doute leurs tentatives inutiles, ils redescendirent tous dans la cave et recommencèrent à parler entre eux.
La jeune femme les écoutait, puis elle alla ouvrir la porte du dehors et elle tendit l’oreille dans la nuit.
Un aboiement lointain lui parvint. Elle se mit à siffler comme aurait fait un chasseur, et, presque aussitôt, deux énormes chiens surgirent dans l’ombre et bondirent sur elle en gambadant. Elle les saisit par le cou et les maintint pour les empêcher de courir. Puis elle cria de toute sa force:
—Ohé père?
Une voix répondit, très éloignée encore:
—Ohé Berthine.
Elle attendit quelques secondes, puis reprit:
—Ohé père.
La voix plus proche répéta:
—Ohé Berthine.
La forestière reprit:
—Passe pas devant le soupirail. Y a des Prussiens dans la cave.
Et brusquement la grande silhouette de l’homme se dessina sur la gauche, arrêtée entre deux troncs d’arbres. Il demanda, inquiet:
—Des Prussiens dans la cave. Qué qui font?
La jeune femme se mit à rire:
—C’est ceux d’hier. Ils s’étaient perdus dans la forêt, je les ai mis au frais dans la cave.
Et elle conta l’aventure, comment elle les avait effrayés avec des coups de revolver et enfermés dans le caveau.
Le vieux toujours grave demanda:
—Qué que tu veux que j’en fassions à c’t’heure?
Elle répondit:
—Va quérir M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera prisonniers. C’est lui qui sera content.
Et le père Pichon sourit:
—C’est vrai qu’i sera content.
Sa fille reprit:
—T’as d’la soupe, mange-la vite et pi repars.
Le vieux garde s’attabla, et se mit à manger la soupe après avoir posé par terre deux assiettes pleines pour ses chiens.
Les Prussiens, entendant parler, s’étaient tus.
L’Échasse repartit un quart d’heure plus tard. Et Berthine, la tête dans ses mains, attendit.
Les prisonniers recommençaient à s’agiter. Ils criaient maintenant, appelaient, battaient sans cesse de coups de crosse furieux la trappe inébranlable du caveau.
Puis ils se mirent à tirer des coups de fusil par le soupirail, espérant sans doute être entendus si quelque détachement allemand passait dans les environs.
La forestière ne remuait plus; mais tout ce bruit l’énervait, l’irritait. Une colère méchante s’éveillait en elle; elle eût voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.
Puis, son impatience grandissant, elle se mit à regarder l’horloge, à compter les minutes.
Le père était parti depuis une heure et demie. Il avait atteint la ville maintenant. Elle croyait le voir. Il racontait la chose à M. Lavigne, qui pâlissait d’émotion et sonnait sa bonne pour avoir son uniforme et ses armes. Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les rues. Les têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Les soldats citoyens sortaient de leurs maisons, à peine vêtus, essoufflés, bouclant leurs ceinturons, et partaient, au pas gymnastique, vers la maison du commandant.
Puis la troupe, l’Échasse en tête, se mettait en marche, dans la nuit, dans la neige, vers la forêt.
Elle regardait l’horloge: «Ils peuvent être ici dans une heure.»
Une impatience nerveuse l’envahissait. Les minutes lui paraissaient interminables. Comme c’était long!
Enfin, le temps qu’elle avait fixé pour leur arrivée fut marqué par l’aiguille.
Et elle ouvrit de nouveau la porte, pour les écouter venir. Elle aperçut une ombre marchant avec précaution. Elle eut peur, poussa un cri. C’était son père.
Il dit:
—Ils m’envoient pour voir s’il n’y a rien de changé.
—Non, rien.
Alors, il lança à son tour, dans la nuit, un coup de sifflet strident et prolongé. Et, bientôt, on vit une chose brune qui s’en venait, sous les arbres, lentement: l’avant-garde composée de dix hommes.
L’Échasse répétait à tout instant:
—Passez pas devant le soupirail.
Et les premiers arrivés montraient aux nouveaux venus le soupirail redouté.
Enfin le gros de la troupe se montra, en tout deux cents hommes, portant chacun deux cents cartouches.
M. Lavigne, agité, frémissant, les disposa de façon à cerner de partout la maison en laissant un large espace libre devant le petit trou noir, au ras du sol, par où la cave prenait de l’air.
Puis il entra dans l’habitation et s’informa de la force et de l’attitude de l’ennemi, devenu tellement muet qu’on aurait pu le croire disparu, évanoui, envolé par le soupirail.
M. Lavigne frappa du pied la trappe et appela:
—Monsieur l’officier prussien?
L’Allemand ne répondit pas.
Le commandant reprit:
—Monsieur l’officier prussien?
Ce fut en vain. Pendant vingt minutes il somma cet officier silencieux de se rendre avec armes et bagages, en lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour lui et ses soldats. Mais il n’obtint aucun signe de consentement ou d’hostilité. La situation devenait difficile.
Les soldats-citoyens battaient la semelle dans la neige, se frappaient les épaules à grands coups de bras, comme font les cochers pour s’échauffer, et ils regardaient le soupirail avec une envie grandissante et puérile de passer devant.
Un d’eux, enfin, se hasarda, un nommé Potdevin qui était très souple. Il prit son élan et passa en courant comme un cerf. La tentative réussit. Les prisonniers semblaient morts.
Une voix cria:
—Y a personne.
Et un autre soldat traversa l’espace libre devant le trou dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute en minute, un homme se lançant, passait d’une troupe dans l’autre comme font les enfants en jouant aux barres, et il lançait derrière lui des éclaboussures de neige tant il agitait vivement les pieds. On avait allumé, pour se chauffer, de grands feux de bois mort, et ce profil courant du garde national apparaissait illuminé dans un rapide voyage du camp de droite au camp de gauche.
Quelqu’un cria.
—A toi, Maloison.
Maloison était un gros boulanger dont le ventre donnait à rire aux camarades.
Il hésitait. On le blagua. Alors, prenant son parti, il se mit en route, d’un petit pas gymnastique régulier et essoufflé, qui secouait sa forte bedaine.
Tout le détachement riait aux larmes. On criait pour l’encourager:
—Bravo, bravo Maloison!
Il arrivait environ aux deux tiers de son trajet quand une flamme longue, rapide et rouge, jaillit du soupirail. Une détonation retentit, et le vaste boulanger s’abattit sur le nez avec un cri épouvantable.
Personne ne s’élança pour le secourir. Alors on le vit se traîner à quatre pattes dans la neige en gémissant, et, quand il fut sorti du terrible passage, il s’évanouit.
Il avait une balle dans le gras de la cuisse, tout en haut.
Après la première surprise et la première épouvante, un nouveau rire s’éleva.
Mais le commandant Lavigne apparut sur le seuil de la maison forestière. Il venait d’arrêter son plan d’attaque. Il commanda d’une voix vibrante:
—Le zingueur Planchut et ses ouvriers.
Trois hommes s’approchèrent.
—Descellez les gouttières de la maison.
Et en un quart d’heure on eut apporté au commandant vingt mètres de gouttières.
Alors il fit pratiquer, avec mille précautions de prudence, un petit trou rond dans le bord de la trappe, et, organisant un conduit d’eau de la pompe à cette ouverture, il déclara d’un air enchanté:
—Nous allons offrir à boire à messieurs les Allemands.
Un hurrah frénétique d’admiration éclata suivi de hurlements de joie et de rires éperdus. Et le commandant organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de cinq minutes en cinq minutes. Puis il commanda:
—Pompez.
Et le volant de fer ayant été mis en branle, un petit bruit glissa le long des tuyaux et tomba bientôt dans la cave, de marche en marche, avec un murmure de cascade, un murmure de rocher à poissons rouges.
On attendit.
Une heure s’écoula, puis deux, puis trois.
Le commandant fiévreux se promenait dans la cuisine, collant son oreille à terre de temps en temps, cherchant à deviner ce que faisait l’ennemi, se demandant s’il allait bientôt capituler.
Il s’agitait maintenant, l’ennemi. On l’entendait remuer les barriques, parler, clapoter.
Puis, vers huit heures du matin, une voix sortit du soupirail:
—Ché foulé parlé à m’onsieur l’officier français.
Lavigne répondit, de la fenêtre, sans avancer trop la tête:
—Vous rendez-vous?
—Che me rents.
—Alors, passez les fusils dehors.
Et on vit aussitôt une arme sortir du trou et tomber dans la neige, puis deux, trois, toutes les armes. Et la même voix déclara:
—Che n’ai blus. Tépêchez-fous. Ché suis noyé.
Le commandant commanda:
—Cessez.
Le volant de la pompe retomba immobile.
Et, ayant empli la cuisine de soldats qui attendaient, l’arme au pied, il souleva lentement la trappe de chêne.
Quatre têtes apparurent, trempées, quatre têtes blondes aux longs cheveux pâles, et on vit sortir, l’un après l’autre, les six Allemands grelottants, ruisselants, effarés.
Ils furent saisis et garrottés. Puis, comme on craignait une surprise, on repartit tout de suite, en deux convois, l’un conduisant les prisonniers et l’autre conduisant Maloison sur un matelas posé sur des perches.
Ils rentrèrent triomphalement dans Rethel.
M. Lavigne fut décoré pour avoir capturé une avant-garde prussienne, et le gros boulanger eut la médaille militaire pour blessure reçue devant l’ennemi.
Les Prisonniers ont paru dans le Gil-Blas du mardi 30 décembre 1884.
NOS ANGLAIS.
UN petit cahier relié gisait sur la banquette capitonnée du wagon. Je le pris et je l’ouvris. C’était un journal de voyage, perdu par un voyageur.
J’en copie ici les trois dernières pages.
1er février.—Menton, capitale des Poitrinaires, célèbre par ses tubercules pulmonaires. Tout différent du tubercule de la patate qui vit et pousse dans la terre pour nourrir et engraisser l’homme, ce genre de végétation vit et pousse dans l’homme pour nourrir et engraisser la terre.
Je tiens cette définition scientifique d’un aimable et savant médecin du pays.
Je cherche un hôtel. On m’indique le grrrrand Hôtel de Russie, d’Angleterre, d’Allemagne et des Pays-Bas. En rendant hommage à l’intelligence cosmopolite du patron, je m’installe dans cet hôpital qui me paraît vide, tant il est grand.
Puis je fais un tour dans la ville, jolie et bien située au pied d’une montagne imposante (voir les guides), je rencontre des gens qui ont l’air malade, promenés par d’autres qui ont l’air de s’ennuyer. On retrouve ici des cache-nez. (Avis aux naturalistes qui s’inquiéteraient de leur disparition.)
Six heures. Je rentre pour dîner. Le couvert est mis dans une vaste salle qui devrait contenir trois cents convives et qui en abrite juste vingt-deux. Ils entrent l’un après l’autre. Voici d’abord un Anglais grand, rasé, maigre, avec une longue redingote à jupe et à taille, dont les manches emprisonnent les bras minces du monsieur comme des étuis à parapluie enserrent un parapluie. Ce vêtement, qui rappelle l’uniforme civil des vieux capitaines, celui des invalides, et la soutane des ecclésiastiques, porte, sur sa façade, une rangée de boutons, vêtus de drap noir comme leur maître, et serrés l’un contre l’autre, à la façon d’un bataillon de cloportes. En face, une rangée de boutonnières semble les attendre et donne des idées inconvenantes.
Le gilet est clôturé par la même méthode. Le propriétaire de ce vêtement ne paraît pas folichon.
Il me salue; je lui rends sa politesse.
Deuxième entrée.—Trois dames, trois Anglaises, la mère, deux filles. Chacune d’elles porte sur la tête un œuf à la neige, ce qui m’étonne. Les filles sont vieilles comme la mère. La mère est vieille comme les filles. Toutes trois sont minces, à façades planes, hautes, lentes, raides; et elles ont des dents extérieures pour faire peur aux plats et aux hommes.
D’autres habitués arrivent, tous Anglais. Un seul est gros et rouge, avec des favoris blancs. Chaque femme (elles sont quatorze) porte sur la tête un œuf à la neige. Je m’aperçois que cet entremets couvre-chef est en dentelle blanche ou en tulle mousseux, je ne sais pas trop. Il ne semble pas sucré. Toutes ces dames d’ailleurs ont l’air de conserves au vinaigre, bien qu’il y ait, parmi elles, cinq jeunes filles, pas trop laides, mais plates, sans espoir visible.
Je songe aux vers de Bouilhet:
On est plus près du cœur quand la poitrine est plate;
Et je vois comme un merle en sa cage enfermé,
L’amour entre tes os, rêvant sur une patte!
Deux jeunes messieurs, plus jeunes que le premier, sont également enfermés en des redingotes sacerdotales. Ce sont des prêtres-laïques, à femmes et à enfants, nommés pasteurs. Ils ont l’air plus propres, plus sérieux, moins aimables que nos curés. Je ne changerais pas une tonne de ceux-ci contre une barrique de ceux-là. Chacun son goût.
Dès que les convives sont au complet, le pasteur-chef prend la parole et prononce, en anglais, une sorte de benedicite très long, que toute la table écoute avec des mines confites.
Ma nourriture se trouvant ainsi consacrée, malgré moi, au Dieu d’Israël et d’Albion, chacun se mit à manger le potage.
Un silence solennel règne dans la grande salle, un silence qui ne doit pas être normal. Je suppose que ma présence est désagréable à cette colonie, où n’était entrée jusque-là aucune brebis impure.
Les femmes surtout gardent une attitude gourmée et roide comme si elles avaient peur de laisser tomber dans leur assiette leur petite coiffure de crème fouettée.
Cependant, le maître-pasteur adresse quelques mots à son voisin le sous-pasteur. Comme j’ai le malheur d’entendre un peu l’anglais, je remarque avec stupéfaction qu’ils reprennent une conversation interrompue avant le dîner sur les textes des prophètes.
Tout le monde écoute avec recueillement.
Alors on me nourrit, malgré moi toujours, de citations incroyables.
«Je répandrai de l’eau pour celui qui est altéré», a dit Isaïe.
Je l’ignorais. J’ignorais aussi toutes les vérités émises par Jérémie, Malachie, Ézéchiel, Élie et Gagachie.
Elles m’entraient dans les oreilles, comme des mouches, ces vérités simples et me bourdonnaient dans la tête.
—Que celui qui a faim demande à manger.
—L’air appartient aux oiseaux comme la mer appartient aux poissons.
—Le figuier produit des figues et le palmier des dattes.
—L’homme qui n’écoute pas ne retiendra pas la science.
Combien plus vaste et plus profond, notre grand Henry Monnier, qui a fait sortir de la bouche d’un seul homme, de l’immortel Prud’homme, plus de vérités éclatantes que n’en ont répandu tous les prophètes réunis.
Il s’écrie en face de la mer: «C’est beau, l’Océan, mais que de terrain perdu!»
Il formule l’éternelle politique du monde: «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. Je saurai m’en servir pour défendre le Pouvoir qui me l’offre, et, au besoin, pour l’attaquer.»
Si j’avais eu l’honneur d’être présenté à la société anglaise qui m’entourait, je l’aurais assurément édifiée avec des citations choisies de notre prophète français.
Une fois le dîner fini, on passa au salon.
J’étais assis, seul, dans un coin. La tribu britannique semblait conspirer à l’autre bout de la vaste pièce.
Soudain une dame se dirigea vers le piano.
Je pensai:
—Ah! un peu de miousique. Tant mieux.
Elle ouvre l’instrument, s’assied, et voilà que toute la colonie l’entoure comme un bataillon, les femmes au premier rang, les hommes derrière.
Vont-ils chanter un opéra?
Le pasteur-chef, devenu pasteur-chef de chœurs, lève la main, l’abaisse, et une clameur innomable, affreuse, s’échappe de toutes ces bouches, qui entonnent un cantique!
Les femmes piaillaient, les hommes mugissaient, les vitres tremblaient. Le chien de l’hôtel se mit à hurler dans la cour. Un autre répondit dans une chambre.
Je me sauvai, effaré, furieux. Et j’allai faire un tour en ville. N’ayant trouvé ni théâtre, ni casino, ni aucun lieu de plaisir, il me fallut rentrer.
Les Anglais chantaient encore.
Je me couchai. Ils chantaient toujours. Ils chantèrent jusqu’à minuit les louanges du Seigneur avec les voix les plus fausses, les plus criardes, les plus odieuses que j’aie jamais entendues, et moi, affolé par cet horrible esprit d’imitation qui emportait un peuple entier dans une danse macabre, je fredonnais sous mes draps:
Dont on chante la gloire au salon.
Si le seigneur a plus d’oreille
Que son peuple fidèle,
S’il aime le talent, la beauté,
La grâce, l’esprit, la gaieté,
L’excellente mimique
Et la bonne musique,
Je plains le seigneur
De tout mon cœur.
Et quand je pus enfin m’endormir, j’eus des cauchemars épouvantables. Je vis des prophètes à cheval sur des pasteurs manger des œufs à la neige sur des têtes de mort.
Horreur! horreur!
2 février.—Aussitôt levé, je demande au patron si ces barbares qui ont envahi son hôtel recommencent chaque jour leur épouvantable distraction.
Il me répondit en souriant:
—Oh! non, monsieur, c’était hier dimanche, et vous savez que le dimanche, chez eux, c’est sacré.
Je réponds:
Ni le sommeil du voyageur,
Ni son dîner, ni son oreille;
Mais veillez que chose pareille
Ne recommence pas, ou bien
Sans hésiter, je prends le train.
Un peu surpris, l’hôtelier me promet qu’il fera des observations.
Je fais, dans le jour, une fort jolie promenade dans la montagne.
Le soir venu, j’assiste au même benedicite. Puis je passe au salon. Que vont-ils faire? Pendant une heure, ils ne font rien.
Tout à coup, la même dame qui, la veille, accompagnait les cantiques, se dirige vers le piano, l’ouvre.—Je frémis de terreur.—Et elle se met à jouer... une valse.
Et les jeunes filles commencent à danser.
Le pasteur-chef bat la mesure sur son genou par suite de l’habitude prise. Les Anglais à leur tour invitent les femmes, et les œufs à la neige tournent, tournent, tournent, les œufs à la neige tournent comme des sauces.
J’aime mieux ça! Après la valse, un quadrille, une polka.
N’ayant pas été présenté, je reste coi dans un coin.
3 février.—Autre jolie promenade au vieux castelar, admirable ruine dans la montagne, qui porte sur chaque pic quelques restes de châteaux forts.
Rien de beau comme ces débris de citadelles dans ces chaos de pierres qui dominent les neiges des Alpes (voir les guides). Ce pays est admirable.
Pendant le dîner, je me présente, tout seul, à la manière française, à ma voisine de table. Elle ne me répond pas.—Politesse anglaise.
Dans la soirée, bal anglais.
4 février.—Excursion à Monaco (voir les guides).
Le soir, bal anglais. J’y assiste en pestiféré.
5 février.—Excursion à San Remo (voir les guides).
Le soir, bal anglais. Ma quarantaine persiste.
6 février.—Excursion à Nice (voir les guides).
Le soir, bal anglais. Je me couche.
7 février.—Excursion à Cannes (voir les guides).
Le soir, bal anglais. Je prends du thé dans mon coin.
8 février.—Dimanche, grande revanche. Je les attendais, les gueux.
Ils avaient repris leurs mines confites de jour sacré, et ils préparaient leurs voix à cantiques.
Or, avant le dîner, je me glisse dans le salon, puis je mets dans ma poche la clef du piano, et je dis au garçon de service dans le bureau:
—Si messieurs les pasteurs demandent la clef, vous leur direz que je l’ai prise et vous les prierez de venir me trouver.
Pendant le dîner on discute sur plusieurs points douteux des Écritures, on élucide des textes, on éclaircit les généalogies de personnages bibliques.
Puis on passe au salon. On se dirige vers le piano.—Stupeur.—On se consulte. La tribu semble atterrée. Les œufs à la neige paraissent prêts à s’envoler. Enfin le pasteur-chef se détache, sort, puis rentre. On discute, on me regarde avec des yeux indignés, et voilà que les trois pasteurs se dirigent vers moi, en ordre, en ligne, en ambassadeurs. Ils ont vraiment quelque chose d’imposant.
Ils me saluent. Je me lève. Le plus vieux prend la parole:
—Mosieu, on me avé dit que vô avé pris la clef de la piano. Les dames vôdraient le avoir, pour chanté le cantique.
Je réponds:
—Monsieur l’abbé, je comprends parfaitement la demande de ces dames; mais je ne puis y faire droit. Vous êtes un homme religieux, moi aussi, monsieur, et mes principes, plus sévères que les vôtres sans doute, me décident à empêcher la profanation à laquelle vous vous livrez.
Je ne puis admettre, messieurs, que vous vous serviez, pour chanter la gloire de Dieu, d’un instrument qui a servi toute la semaine à faire danser des jeunes filles. Nous ne donnons pas des bals publics dans nos églises, nous, monsieur, et nous ne jouons pas des quadrilles avec nos orgues. L’usage que vous faites de ce piano m’indigne et me révolte. Vous pouvez porter ma réponse à ces dames.
Les trois pasteurs, abasourdis, se retirèrent. Les dames parurent stupéfaites. Et on se mit à chanter le cantique sans piano.
9 février, midi.—Le patron vient de me donner congé. On m’expulse, à la demande générale des Anglais.
Je rencontre les trois pasteurs, qui semblent surveiller mon départ. Je vais droit à eux. Je les salue.
—Messieurs, dis-je, vous paraissez fort instruits sur les Écritures. J’ai, moi-même, étudié pas mal ces questions. Je sais même un peu l’hébreu. Or, je serais désireux de vous soumettre un cas qui trouble beaucoup ma conscience de catholique.
L’inceste est considéré par vous comme une chose abominable, n’est-ce pas? Or, la Bible nous en indique un exemple très inquiétant pour la Foi.
Loth, fuyant Sodome, fut séduit, vous ne l’ignorez pas, par ses deux filles, et, étant privé de sa femme changée en statue de sel, il succomba. De ce double et horrible inceste naquirent Ammon et Moab, d’où sortirent deux grands peuples, les Ammonites et les Moabites. Or, Ruth, la moissonneuse qui réveilla Booz endormi pour le rendre père, était une Moabite.
Victor Hugo n’a-t-il pas dit:
Vint se coucher aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Le rayon inconnu donna naissance à Obed, qui fut l’aïeul de David.
Or notre Seigneur Jésus-Christ n’était-il pas un descendant de David?...
Les trois pasteurs ne répondirent pas et se regardèrent avec consternation.
Je repris:
—Vous me direz que je vous parle là de la généalogie de Joseph, époux légitime, mais inutile de Marie, mère du Christ. Or Joseph, comme chacun sait, ne fut pour rien dans la naissance de son fils. Donc c’est Joseph qui descendait d’un inceste et non l’homme-Dieu. Je vous l’accorde. J’ajouterai cependant deux considérations. La première, c’est que Joseph et Marie, étant cousins, devaient avoir la même origine; la seconde, c’est qu’il est scandaleux de nous faire lire dix pages de généalogie pour des prunes.
Nous nous abîmons les yeux afin de savoir que A. engendra B., qui engendra C., qui engendra D., qui engendra E., qui engendra F., et quand nous allons devenir fous par cette scie interminable, nous arrivons au dernier qui n’engendre rien. On peut appeler cela, messieurs, le comble de la mystification!
Alors, brusquement, les trois pasteurs me tournèrent le dos comme un seul homme et s’enfuirent.
Deux heures.—Je prends le train pour Nice.
Le journal finissait là. Bien que ces notes révèlent de la part de leur auteur un extrême mauvais goût, un esprit commun et beaucoup de grossièreté, j’ai pensé qu’elles pourraient mettre en garde certains voyageurs contre le danger des Anglais en voyage.
Je dois ajouter qu’il existe des Anglais charmants, j’en connais, et beaucoup. Mais ce ne sont pas, en général, nos voisins d’hôtel.
Nos Anglais ont paru dans le Gil-Blas du mardi 10 février 1885.
LE MOYEN DE ROGER.
JE me promenais sur le boulevard avec Roger quand un vendeur quelconque cria contre nous:
—Demandez le moyen de se débarrasser de sa belle-mère! Demandez!
Je m’arrêtai net et je dis à mon camarade:
—Voici un cri qui me rappelle une question que je veux te poser depuis longtemps. Qu’est-ce donc que ce «moyen de Roger» dont ta femme parle toujours. Elle plaisante là-dessus d’une façon si drôle et si entendue, qu’il s’agit, pour moi, d’une potion aux cantharides dont tu aurais le secret. Chaque fois qu’on cite devant elle un jeune homme fatigué, épuisé, essoufflé, elle se tourne vers toi et dit, en riant:
—Il faudrait lui indiquer le moyen de Roger. Et ce qu’il y a de plus drôle dans cette affaire, c’est que tu rougis toutes les fois.
Roger répondit:
—Il y a de quoi, et si ma femme se doutait en vérité de ce dont elle parle, elle se tairait, je te l’assure bien. Je vais te confier cette histoire, à toi. Tu sais que j’ai épousé une veuve dont j’étais fort amoureux. Ma femme a toujours eu la parole libre et avant d’en faire ma compagne légitime nous avions souvent de ces conversations un peu pimentées, permises d’ailleurs avec les veuves, qui ont gardé le goût du piment dans la bouche. Elle aimait beaucoup les histoires gaies, les anecdotes grivoises, en tout bien tout honneur. Les péchés de langue ne sont pas graves, en certains cas; elle est hardie, moi je suis un peu timide, et elle s’amusait souvent, avant notre mariage, à m’embarrasser par des questions ou des plaisanteries auxquelles il ne m’était pas facile de répondre. Du reste, c’est peut-être cette hardiesse qui m’a rendu amoureux d’elle. Quant à être amoureux, je l’étais des pieds à la tête, corps et âme, et elle le savait, la gredine.
Il fut décidé que nous ne ferions aucune cérémonie, aucun voyage. Après la bénédiction à l’église nous offririons une collation à nos témoins, puis nous ferions une promenade en tête-à-tête, dans un coupé, et nous reviendrions dîner chez moi, rue du Helder.
Donc, nos témoins partis, nous voilà montant en voiture et je dis au cocher de nous conduire au bois de Boulogne. C’était à la fin de juin; il faisait un temps merveilleux.
Dès que nous fûmes seuls, elle se mit à rire.
—Mon cher Roger, dit-elle, c’est le moment d’être galant. Voyons comment vous allez vous y prendre.
Interpellé de la sorte, je me trouvai immédiatement paralysé. Je lui baisais la main, je lui répétais: Je vous aime. Je m’enhardis deux fois à lui baiser la nuque, mais les passants me gênaient. Elle répétait toujours d’un petit air provocant et drôle: Et après... et après... Cet «et après» m’énervait et me désolait. Ce n’était pas dans un coupé, au bois de Boulogne, en plein jour, qu’on pouvait... Tu comprends.
Elle voyait bien ma gêne et s’en amusait. De temps en temps elle répétait:
—Je crains bien d’être mal tombée. Vous m’inspirez beaucoup d’inquiétudes.
Et moi aussi, je commençais à en avoir, des inquiétudes sur moi-même. Quand on m’intimide, je ne suis plus capable de rien.
Au dîner elle fut charmante. Et, pour m’enhardir, je renvoyai mon domestique qui me gênait. Oh! nous demeurions convenables, mais, tu sais comme les amoureux sont bêtes, nous buvions dans le même verre, nous mangions dans la même assiette, avec la même fourchette. Nous nous amusions à croquer des gaufrettes par les deux bouts, afin que nos lèvres se rencontrassent au milieu.
Elle me dit:
—Je voudrais un peu de champagne.
J’avais oublié cette bouteille sur le dressoir. Je la pris, j’arrachai les cordes et je pressai le bouchon pour le faire partir. Il ne sauta pas. Gabrielle se mit à sourire et murmura:
—Mauvais présage.
Je poussais avec mon pouce la tête enflée du liège, je l’inclinais à droite, je l’inclinais à gauche, mais en vain, et, tout à coup, je cassai le bouchon au ras du verre.
Gabrielle soupira:
—Mon pauvre Roger.
Je pris un tire-bouchon que je vissai dans la partie restée au fond du goulot. Il me fut impossible ensuite de l’arracher! Je dus rappeler Prosper. Ma femme, à présent, riait de tout son cœur et répétait:
—Ah bien... ah bien... je vois que je peux compter sur vous.
Elle était à moitié grise.
Elle le fut aux trois quarts après le café.
La mise au lit d’une veuve n’exigeant pas toutes les cérémonies maternelles nécessaires pour une jeune fille, Gabrielle passa tranquillement dans sa chambre en me disant:
—Fumez votre cigare pendant un quart d’heure.
Quand je la rejoignis, je manquais de confiance en moi, je l’avoue. Je me sentais énervé, troublé, mal à l’aise.
Je pris ma place d’époux. Elle ne disait rien. Elle me regardait avec un sourire sur les lèvres, avec l’envie visible de se moquer de moi. Cette ironie, dans un pareil moment, acheva de me déconcerter et, je l’avoue, me coupa—bras et jambes.
Quand Gabrielle s’aperçut de mon... embarras, elle ne fit rien pour me rassurer, bien au contraire. Elle me demanda, d’un petit air indifférent:
—Avez-vous tous les jours autant d’esprit?
Je ne pus m’empêcher de répondre:
—Écoutez, vous êtes insupportable.
Alors elle se remit à rire, mais à rire d’une façon immodérée, inconvenante, exaspérante.
Il est vrai que je faisais triste figure, et que je devais avoir l’air fort sot.
De temps en temps, entre deux crises folles de gaieté, elle prononçait, en étouffant:
—Allons—du courage—un peu d’énergie—mon—mon pauvre ami.
Puis elle se remettait à rire si éperdument qu’elle en poussait des cris.
A la fin je me sentis si énervé, si furieux contre moi et contre elle que je compris que j’allais la battre si je ne quittais point la place.
Je sautai du lit, je m’habillai brusquement avec rage, sans dire un mot.
Elle s’était soudain calmée et, comprenant que j’étais fâché, elle demanda:
—Qu’est-ce que vous faites? Où allez-vous?
Je ne répondis pas. Et je descendis dans la rue. J’avais envie de tuer quelqu’un, de me venger, de faire quelque folie. J’allai devant moi à grands pas, et brusquement la pensée d’entrer chez des filles me vint dans l’esprit.
Qui sait? ce serait une épreuve, une expérience, peut-être un entraînement? En tout cas ce serait une vengeance! Et si jamais je devais être trompé par ma femme elle l’aurait toujours été d’abord par moi.
Je n’hésitai point. Je connaissais une hôtellerie d’amour non loin de ma demeure, et j’y courus, et j’y entrai comme font ces gens qui se jettent à l’eau pour voir s’ils savent encore nager.
Je nageais, et fort bien. Et je demeurai là longtemps, savourant cette vengeance secrète et raffinée. Puis je me retrouvai dans la rue à cette heure fraîche où la nuit va finir. Je me sentais maintenant calme et sûr de moi, content, tranquille, et prêt encore, me semblait-il, pour des prouesses.
Alors, je rentrai chez moi avec lenteur; et j’ouvris doucement la porte de ma chambre.
Gabrielle lisait, accoudée sur son oreiller. Elle leva la tête et demanda d’un ton craintif:
—Vous voilà? qu’est-ce que vous avez eu?
Je ne répondis pas. Je me déshabillai avec assurance. Et je repris, en maître triomphant, la place que j’avais quittée en fuyard.
Elle fut stupéfaite et convaincue que j’avais employé quelque secret mystérieux.
Et maintenant, à tout propos, elle parle du moyen de Roger comme elle parlerait d’un procédé scientifique infaillible.
Mais, hélas! voici dix ans de cela, et aujourd’hui la même épreuve n’aurait plus beaucoup de chances de succès, pour moi du moins.
Mais si tu as quelque ami qui redoute les émotions d’une nuit de noces, indique-lui mon stratagème et affirme-lui que, de vingt à trente-cinq ans, il n’est point de meilleure manière pour dénouer des aiguillettes, comme aurait dit le sire de Brantôme.
Le Moyen de Roger a paru dans le Gil-Blas du mardi 3 mars 1885, sous la signature: Maufrigneuse.
LA CONFESSION.
TOUT Véziers-le-Réthel avait assisté aux convoi et enterrement de M. Badon-Leremincé, et les derniers mots du discours du délégué de la préfecture demeuraient dans toutes les mémoires: «C’est un honnête homme de moins!»
Honnête homme il avait été dans tous les actes appréciables de sa vie, dans ses paroles, dans son exemple, dans son attitude, dans sa tenue, dans ses démarches, dans la coupe de sa barbe et la forme de ses chapeaux. Il n’avait jamais dit un mot qui ne contînt un exemple, jamais fait une aumône sans l’accompagner d’un conseil, jamais tendu la main sans avoir l’air de donner une espèce de bénédiction.
Il laissait deux enfants: un fils et une fille; son fils était conseiller général, et sa fille ayant épousé un notaire, M. Poirel de la Voulte, tenait le haut du pavé dans Véziers.
Ils étaient inconsolables de la mort de leur père, car ils l’aimaient sincèrement.
Aussitôt la cérémonie terminée, ils rentrèrent à la maison du mort, et s’étant enfermés tous trois, le fils, la fille et le gendre, ils ouvrirent le testament qui devait être décacheté par eux seuls, et seulement après que son cercueil aurait été mis en terre. Une annotation sur l’enveloppe indiquait cette volonté.
Ce fut M. Poirel de la Voulte qui déchira le papier, en sa qualité de notaire habitué à ces opérations, et, ayant ajusté ses lunettes sur ses yeux, il lut, de sa voix terne, faite pour détailler les contrats:
—Mes enfants, mes chers enfants, je ne pourrais dormir tranquille de l’éternel sommeil si je ne vous faisais, de l’autre côté de la tombe, une confession, la confession d’un crime dont le remords a déchiré ma vie. Oui, j’ai commis un crime, un crime affreux, abominable.
J’avais alors vingt-six ans et je débutais dans le barreau, à Paris, vivant de la vie des jeunes gens de province échoués, sans connaissances, sans amis, sans parents, dans cette ville.
Je pris une maîtresse. Que de gens s’indignent à ce seul mot «une maîtresse», et pourtant il est des êtres qui ne peuvent vivre seuls. Je suis de ceux-là. La solitude m’emplit d’une angoisse horrible, la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles; et la cloison qui me sépare de mon voisin, de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre d’impatience et de crainte; et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste ce silence de la chambre où l’on vit seul! Ce n’est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis.
Combien de fois, énervé, apeuré par cette immobilité muette, je me suis mis à parler, à prononcer des mots, sans suite, sans raison, pour faire du bruit. Ma voix alors me paraissait si étrange que j’en avais peur aussi. Est-il quelque chose de plus affreux que de parler seul dans une maison vide? La voix semble celle d’un autre, une voix inconnue, parlant sans cause, à personne, dans l’air creux, sans aucune oreille pour l’écouter, car on sait, avant qu’elles s’échappent dans la solitude de l’appartement, les paroles qui vont sortir de la bouche. Et quand elles résonnent lugubrement dans le silence, elles n’ont plus l’air que d’un écho, l’écho singulier de mots prononcés tout bas par la pensée.
Je pris une maîtresse, une jeune fille comme toutes ces jeunes filles qui vivent dans Paris d’un métier insuffisant à les nourrir. Elle était douce, bonne, simple; ses parents habitaient Poissy. Elle allait passer quelques jours chez eux de temps en temps.
Pendant un an je vécus assez tranquille avec elle, bien décidé à la quitter lorsque je trouverais une jeune personne qui me plairait assez pour l’épouser. Je laisserais à l’autre une petite rente, puisqu’il est admis, dans notre société, que l’amour d’une femme doit être payé, par de l’argent quand elle est pauvre, par des cadeaux quand elle est riche.
Mais voilà qu’un jour elle m’annonça qu’elle était enceinte. Je fus atterré et j’aperçus en une seconde tout le désastre de mon existence. La chaîne m’apparut, que je traînerais jusqu’à ma mort, partout, dans ma famille future, dans ma vieillesse, toujours: chaîne de la femme liée à ma vie par l’enfant, chaîne de l’enfant qu’il faudra élever, surveiller, protéger, tout en me cachant de lui et en le cachant au monde. J’eus l’esprit bouleversé par cette nouvelle; et un désir confus, que je ne formulai point, mais que je sentais en mon cœur, prêt à se montrer, comme ces gens cachés derrière des portières pour attendre qu’on leur dise de paraître, un désir criminel rôda au fond de ma pensée!—Si un accident pouvait arriver? Il en est tant, de ces petits êtres, qui meurent avant de naître!
Oh! je ne désirai point la mort de ma maîtresse. La pauvre fille, je l’aimais bien! Mais je souhaitai, peut-être, la mort de l’autre, avant de l’avoir vu?
Il naquit. J’eus un ménage dans mon petit logis de garçon, un faux ménage avec enfant, chose horrible. Il ressemblait à tous les enfants. Je ne l’aimais guère. Les pères, voyez-vous, n’aiment que plus tard. Ils n’ont point la tendresse instinctive et emportée des mères; il faut que leur affection s’éveille peu à peu, que leur esprit s’attache par les liens qui se nouent chaque jour entre les êtres vivants ensemble.
Un an encore s’écoula: je fuyais maintenant ma demeure trop petite, où traînaient des linges, des langes, des bas grands comme des gants, mille choses de toute espèce laissées sur un meuble, sur le bras d’un fauteuil, partout. Je fuyais surtout pour ne point l’entendre crier, lui; car il criait à tout propos, quand on le changeait, quand on le lavait, quand on le touchait, quand on le couchait, quand on le levait, sans cesse.
J’avais fait quelques connaissances et je rencontrai dans un salon celle qui devait être votre mère. J’en devins amoureux, et le désir de l’épouser s’éveilla en moi. Je lui fis la cour; je la demandai en mariage; on me l’accorda.
Et je me trouvai pris dans ce piège.—Épouser, ayant un enfant, cette jeune fille que j’adorais—ou bien dire la vérité et renoncer à elle, au bonheur, à l’avenir, à tout, car ses parents, gens rigides et scrupuleux, ne me l’auraient point donnée, s’ils avaient su.
Je passai un mois horrible d’angoisse, de tortures morales; un mois où mille pensées affreuses me hantèrent; et je sentais grandir en moi une haine contre mon fils, contre ce petit morceau de chair vivante et criante qui barrait ma route, coupait ma vie, me condamnait à une existence sans attente, sans tous ces espoirs vagues qui font charmante la jeunesse.
Mais voilà que la mère de ma compagne tomba malade, et je restai seul avec l’enfant.
Nous étions en décembre. Il faisait un froid terrible. Quelle nuit! Ma maîtresse venait de partir. J’avais dîné seul dans mon étroite salle et j’entrai doucement dans la chambre où le petit dormait.
Je m’assis dans un fauteuil devant le feu. Le vent soufflait, faisait craquer les vitres, un vent sec de gelée, et je voyais, à travers la fenêtre, briller les étoiles de cette lumière aiguë qu’elles ont par les nuits glacées.
Alors l’obsession qui me hantait depuis un mois pénétra de nouveau dans ma tête. Dès que je demeurais immobile, elle descendait sur moi, entrait en moi et me rongeait. Elle me rongeait comme rongent les idées fixes, comme les cancers doivent ronger les chairs. Elle était là, dans ma tête, dans mon cœur, dans mon corps entier, me semblait-il; et elle me dévorait, ainsi qu’aurait fait une bête. Je voulais la chasser, la repousser, ouvrir ma pensée à d’autres choses, à des espérances nouvelles, comme on ouvre une fenêtre au vent frais du matin pour chasser l’air vicié de la nuit; mais je ne pouvais, même une seconde, la faire sortir de mon cerveau. Je ne sais comment exprimer cette torture. Elle me grignotait l’âme; et je sentais avec une douleur affreuse, une vraie douleur physique et morale, chacun de ses coups de dents.
Mon existence était finie! Comment sortirais-je de cette situation? Comment reculer, et comment avouer?
Et j’aimais celle qui devait devenir votre mère d’une passion folle, que l’insurmontable obstacle exaspérait encore.
Une colère terrible grandissait, qui me serrait la gorge, une colère qui touchait à la folie... à la folie! Certes, j’étais fou, ce soir-là!
L’enfant dormait. Je me levai et je le regardai dormir. C’était lui, cet avorton, cette larve, ce rien qui me condamnait à un malheur sans appel.
Il dormait, la bouche ouverte, enseveli sous les couvertures, dans un berceau, près de mon lit, où je ne pourrais pas dormir, moi!
Comment ai-je accompli ce que j’ai fait? Le sais-je? Quelle force m’a poussé, quelle puissance malfaisante m’a possédé? Oh! la tentation du crime m’est venue sans que je l’aie sentie s’annoncer. Je me rappelle seulement que mon cœur battait affreusement. Il battait si fort que je l’entendais comme on entend des coups de marteau derrière des cloisons. Je ne me rappelle que cela! mon cœur battait! Dans ma tête c’était une étrange confusion, un tumulte, une déroute de toute raison, de tout sang-froid. J’étais dans une de ces heures d’effarement et d’hallucination où l’homme n’a plus la conscience de ses actes ni la direction de sa volonté.
Je soulevai doucement les couvertures qui cachaient le corps de mon enfant; je les rejetai sur les pieds du berceau, et je le vis, tout nu. Il ne se réveilla pas. Alors je m’en allai vers la fenêtre, tout doucement, tout doucement; et je l’ouvris.
Un souffle d’air glacé entra ainsi qu’un assassin, si froid que je reculai devant lui; et les deux bougies palpitèrent. Et je restai debout près de la fenêtre, n’osant pas me retourner comme pour ne pas voir ce qui se passait derrière moi, et sentant sans cesse glisser sur mon front, sur mes joues, sur mes mains, l’air mortel qui entrait toujours. Cela dura longtemps.
Je ne pensais pas, je ne réfléchissais à rien. Tout à coup une petite toux me fit passer un épouvantable frisson des pieds à la tête, un frisson que j’ai encore en ce moment, dans la racine des cheveux. Et d’un mouvement affolé je fermai brusquement les deux battants de la fenêtre, puis, m’étant retourné, je courus au berceau.
Il dormait toujours, la bouche ouverte, tout nu. Je touchai ses jambes; elles étaient glacées, et je les recouvris.
Mon cœur soudain s’attendrit, se brisa, s’emplit de pitié, de tendresse, d’amour pour ce pauvre être innocent que j’avais voulu tuer. Je le baisai longtemps sur ses cheveux fins; puis je revins m’asseoir devant le feu.
Je songeai avec stupeur, avec horreur à ce que j’avais fait, me demandant d’où viennent ces tempêtes de l’âme où l’homme perd toute notion des choses, toute autorité sur lui-même, et agit dans une sorte d’ivresse affolée, sans savoir ce qu’il fait, sans savoir où il va, comme un bateau dans un ouragan.
L’enfant toussa encore une fois, et je me sentis déchiré jusqu’au cœur. S’il allait mourir! mon Dieu! mon Dieu! que deviendrais-je, moi?
Je me levai pour aller le regarder; et, une bougie à la main, je me penchai sur lui. Le voyant respirer avec tranquillité, je me rassurais, quand il toussa pour la troisième fois; et je ressentis une telle secousse, je fis un tel mouvement en arrière, comme lorsqu’on est bouleversé par la vue d’une chose affreuse, que je laissai tomber ma bougie.
En me redressant après l’avoir ramassée, je m’aperçus que j’avais les tempes mouillées de sueur, de cette sueur chaude et gelée en même temps que produisent les angoisses de l’âme, comme si quelque chose de l’affreuse souffrance morale, de cette torture innomable qui est bien, en effet, brûlante comme le feu et froide comme la glace, transpirait à travers les os et la peau du crâne.
Et je restai jusqu’au jour penché sur mon fils, me calmant lorsqu’il demeurait longtemps tranquille, et traversé par des douleurs abominables lorsqu’une faible toux sortait de sa bouche.
Il s’éveilla avec les yeux rouges, la gorge embarrassée, l’air souffrant.
Quand ma femme de ménage entra, j’envoyai bien vite chercher un médecin. Il vint au bout d’une heure, et prononça, après avoir examiné l’enfant:
—N’a-t-il pas eu froid?
Je me mis à trembler comme tremblent les gens très vieux, et je balbutiai:
—Mais non, je ne crois pas.
Puis je demandai:
—Qu’est-ce que c’est? Est-ce grave?
Il répondit:
—Je n’en sais rien encore. Je reviendrai ce soir.
Il revint le soir. Mon fils avait passé presque toute la journée dans un assoupissement invincible, toussant de temps à autre.
Une fluxion de poitrine se déclara dans la nuit.
Et cela dura dix jours. Je ne puis exprimer ce que j’ai souffert durant ces interminables heures qui séparent le matin du soir et le soir du matin.
Il mourut...
Et depuis... depuis ce moment, je n’ai point passé une heure, non, pas une heure, sans que le souvenir atroce, cuisant, ce souvenir qui ronge, qui semble tordre l’esprit en le déchirant, ne remuât en moi comme une bête mordante enfermée au fond de mon âme.
Oh! si j’avais pu devenir fou!...
M. Poirel de la Voulte releva ses lunettes d’un mouvement qui lui était familier quand il avait achevé la lecture d’un contrat; et les trois héritiers du mort se regardèrent, sans dire un mot, pâles, immobiles.
Au bout d’une minute, le notaire reprit:
—Il faut détruire cela.
Les deux autres baissèrent la tête en signe d’assentiment. Il alluma une bougie, sépara soigneusement les pages qui contenaient la dangereuse confession des pages qui contenaient les dispositions d’argent, puis il les présenta sur la flamme et les jeta dans la cheminée.
Et ils regardèrent les feuilles blanches se consumer. Elles ne formèrent bientôt plus qu’une sorte de petits tas noirs. Et comme on apercevait encore quelques lettres qui se dessinaient en blanc, la fille, du bout de son pied, écrasa à petits coups la légère croûte de papier flambé, la mêlant aux cendres anciennes.
Puis, ils restèrent encore tous les trois quelque temps à regarder cela, comme s’ils eussent craint que le secret brûlé ne s’envolât de la cheminée.
La Confession a paru dans le Figaro du lundi 10 novembre 1884.
LA MÈRE AUX MONSTRES.
JE me suis rappelé cette horrible histoire et cette horrible femme en voyant passer l’autre jour, sur une plage aimée des riches, une Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous.
Mon histoire date de loin déjà, mais on n’oublie point ces choses.
J’avais été invité par un ami à demeurer quelque temps chez lui dans une petite ville de province. Pour me faire les honneurs du pays, il me promena de tous les côtés, me fit voir les paysages vantés, les châteaux, les industries, les ruines; il me montra les monuments, les églises, les vieilles portes sculptées, des arbres de taille énorme ou de forme étrange, le chêne de saint André et l’if de Roqueboise.
Quand j’eus examiné avec des exclamations d’enthousiasme bienveillant toutes les curiosités de la contrée, mon ami me déclara avec un visage navré qu’il n’y avait plus rien à visiter. Je respirai. J’allais donc pouvoir me reposer un peu, à l’ombre des arbres. Mais tout à coup il poussa un cri:
—Ah, si! nous avons la mère aux monstres, il faut que je te la fasse connaître.
Je demandai:
—Qui ça? la mère aux monstres?
Il reprit:
—C’est une femme abominable, un vrai démon, un être qui met au jour chaque année, volontairement, des enfants difformes, hideux, effrayants, des monstres enfin, et qui les vend aux montreurs de phénomènes.
Ces affreux industriels viennent s’informer de temps en temps si elle a produit quelque avorton nouveau, et, quand le sujet leur plaît, ils l’enlèvent en payant une rente à la mère.
Elle a onze rejetons de cette nature. Elle est riche.
Tu crois que je plaisante, que j’invente, que j’exagère. Non, mon ami. Je ne te raconte que la vérité, l’exacte vérité.
Allons voir cette femme. Je te dirai ensuite comment elle est devenue une fabrique de monstres.
Il m’emmena dans la banlieue.
Elle habitait une jolie petite maison sur le bord de la route. C’était gentil et bien entretenu. Le jardin plein de fleurs sentait bon. On eût dit la demeure d’un notaire retiré des affaires.
Une bonne nous fit entrer dans une sorte de petit salon campagnard, et la misérable parut.
Elle avait quarante ans environ. C’était une grande personne aux traits durs, mais bien faite, vigoureuse et saine, le vrai type de la paysanne robuste, demi-brute et demi-femme.
Elle savait la réprobation qui la frappait et ne semblait recevoir les gens qu’avec une humilité haineuse.
Elle demanda:
—Qu’est-ce que désirent ces messieurs?
Mon ami reprit:
—On m’a dit que votre dernier enfant était fait comme tout le monde, qu’il ne ressemblait nullement à ses frères. J’ai voulu m’en assurer. Est-ce vrai?
Elle jeta sur nous un regard sournois et furieux et répondit:
—Oh non! Oh non! mon pauv’e monsieur. Il est p’têtre encore pu laid que l’ saute. J’ai pas de chance, pas de chance. Tous comme ça, mon brave monsieur, tous comme ça, c’est une désolation, ça s’ peut-i que l’ bon Dieu soit dur ainsi à une pauv’e femme toute seule au monde, ça s’ peut-i?
Elle parlait vite, les yeux baissés, d’un air hypocrite, pareille à une bête féroce qui a peur. Elle adoucissait le ton âpre de sa voix, et on s’étonnait que ces paroles larmoyantes et filées en fausset sortissent de ce grand corps osseux, trop fort, aux angles grossiers, qui semblait fait pour les gestes véhéments et pour hurler à la façon des loups.
Mon ami demanda:
—Nous voudrions voir votre petit.
Elle me parut rougir. Peut-être me suis-je trompé? Après quelques instants de silence, elle prononça d’une voix plus haute:
—A quoi qu’ ça vous servirait?
Et elle avait relevé la tête, nous dévisageant par coups d’œil brusques avec du feu dans le regard.
Mon compagnon reprit:
—Pourquoi ne voulez-vous pas nous le faire voir? Il y a bien des gens à qui vous le montrez. Vous savez de qui je parle!
Elle eut un sursaut, et lâchant sa voix, lâchant sa colère, elle cria:
—C’est pour ça qu’vous êtes venus, dites? Pour m’insulter, quoi? Parce que mes enfants sont comme des bêtes, dites? Vous ne le verrez pas, non, non, vous ne le verrez pas; allez-vous-en, allez-vous-en. J’ sais t’i c’ que vous avez tous à m’agoniser comme ça?
Elle marchait vers nous, les mains sur les hanches. Au son brutal de sa voix, une sorte de gémissement ou plutôt un miaulement, un cri lamentable d’idiot partit de la pièce voisine. J’en frissonnai jusqu’aux moelles. Nous reculions devant elle.
Mon ami prononça d’un ton sévère:
—Prenez garde, la Diable (on l’appelait la Diable dans le peuple), prenez garde, un jour ou l’autre ça vous portera malheur.
Elle se mit à trembler de fureur, agitant ses poings, bouleversée, hurlant:
—Allez-vous-en! Quoi donc qui me portera malheur? Allez-vous-en! tas de mécréants!
Elle allait nous sauter au visage. Nous nous sommes enfuis, le cœur crispé.
Quand nous fûmes devant la porte, mon ami me demanda:
—Eh bien! Tu l’as vue? Qu’en dis-tu?
Je répondis:
—Apprends-moi donc l’histoire de cette brute?
Et voici ce qu’il me conta en revenant à pas lents sur la grand’route blanche, bordée de récoltes déjà mûres, qu’un vent léger, passant par souffles, faisait onduler comme une mer calme.
Cette fille était servante autrefois dans une ferme, vaillante, rangée et économe. On ne lui connaissait point d’amoureux, on ne lui soupçonnait point de faiblesse.
Elle commit une faute, comme elles font toutes, un soir de récolte, au milieu des gerbes fauchées, sous un ciel d’orage, alors que l’air immobile et pesant semble plein d’une chaleur de four, et trempe de sueur les corps bruns des gars et des filles.
Elle se sentit bientôt enceinte et fut torturée de honte et de peur. Voulant à tout prix cacher son malheur, elle se serrait le ventre violemment avec un système qu’elle avait inventé, corset de force, fait de planchettes et de cordes. Plus son flanc s’enflait sous l’effort de l’enfant grandissant, plus elle serrait l’instrument de torture, souffrant le martyre, mais courageuse à la douleur, toujours souriante et souple, sans laisser rien voir ou soupçonner.
Elle estropia dans ses entrailles le petit être étreint par l’affreuse machine; elle le comprima, le déforma, en fit un monstre. Son crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe avec deux gros yeux en dehors tout sortis du front. Les membres opprimés contre le corps poussèrent, tordus comme le bois des vignes, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes d’araignée.
Le torse demeura tout petit et rond comme une noix.
Elle accoucha en plein champ par un matin de printemps.
Quand les sarcleuses, accourues à son aide, virent la bête qui lui sortait du corps, elles s’enfuirent en poussant des cris. Et le bruit se répandit dans la contrée qu’elle avait mis au monde un démon. C’est depuis ce temps qu’on l’appelle «la Diable».
Elle fut chassée de sa place. Elle vécut de charité et peut-être d’amour dans l’ombre, car elle était belle fille, et tous les hommes n’ont pas peur de l’enfer.
Elle éleva son monstre qu’elle haïssait d’ailleurs d’une haine sauvage et qu’elle eût étranglé peut-être, si le curé, prévoyant le crime, ne l’avait épouvantée par la menace de la justice.
Or, un jour, des montreurs de phénomènes qui passaient entendirent parler de l’avorton effrayant et demandèrent à le voir pour l’emmener s’il leur plaisait. Il leur plut, et ils versèrent à la mère cinq cents francs comptant. Elle, honteuse d’abord, refusait de laisser voir cette sorte d’animal; mais quand elle découvrit qu’il valait de l’argent, qu’il excitait l’envie de ces gens, elle se mit à marchander, à discuter sou par sou, les allumant par les difformités de son enfant, haussant ses prix avec une ténacité de paysan.
Pour n’être pas volée, elle fit un papier avec eux. Et ils s’engagèrent à lui compter en outre quatre cents francs par an, comme s’ils eussent pris cette bête à leur service.
Ce gain inespéré affola la mère, et le désir ne la quitta plus d’enfanter un autre phénomène, pour se faire des rentes comme une bourgeoise.
Comme elle était féconde, elle réussit à son gré, et elle devint habile, paraît-il, à varier les formes de ses monstres selon les pressions qu’elle leur faisait subir pendant le temps de sa grossesse.
Elle en eut de longs et de courts, les uns pareils à des crabes, les autres semblables à des lézards. Plusieurs moururent; elle fut désolée.
La justice essaya d’intervenir, mais on ne put rien prouver. On la laissa donc en paix fabriquer ses phénomènes.
Elle en possède en ce moment onze bien vivants, qui lui rapportent, bon an mal an, cinq à six mille francs. Un seul n’est pas encore placé, celui qu’elle n’a pas voulu nous montrer. Mais elle ne le gardera pas longtemps, car elle est connue aujourd’hui de tous les bateleurs du monde, qui viennent de temps en temps voir si elle a quelque chose de nouveau.
Elle établit même des enchères entre eux quand le sujet en vaut la peine.
Mon ami se tut. Un dégoût profond me soulevait le cœur, et une colère tumultueuse, un regret de n’avoir pas étranglé cette brute quand je l’avais sous la main.
Je demandai:
—Qui donc est le père?
Il répondit:
—On ne sait pas. Il ou ils ont une certaine pudeur. Il ou ils se cachent. Peut-être partagent-ils les bénéfices.
Je ne songeais plus à cette lointaine aventure, quand j’aperçus, l’autre jour, sur une plage à la mode, une femme élégante, charmante, coquette, aimée, entourée d’hommes qui la respectent.
J’allais sur la grève, au bras d’un ami, le médecin de la station. Dix minutes plus tard, j’aperçus une bonne qui gardait trois enfants roulés dans le sable.
Une paire de petites béquilles gisait à terre et m’émut. Je m’aperçus alors que ces trois petits êtres étaient difformes, bossus et crochus, hideux.
Le docteur me dit:
—Ce sont les produits de la charmante femme que tu viens de rencontrer.
Une pitié profonde pour elle et pour eux m’entra dans l’âme. Je m’écriai:
—Oh la pauvre mère! Comment peut-elle encore rire!
Mon ami reprit:
—Ne la plains pas, mon cher. Ce sont les pauvres petits qu’il faut plaindre. Voilà les résultats des tailles restées fines jusqu’au dernier jour. Ces monstres-là sont fabriqués au corset. Elle sait bien qu’elle risque sa vie à ce jeu-là. Que lui importe, pourvu qu’elle soit belle, et aimée.
Et je me rappelai l’autre, la campagnarde, la Diable, qui les vendait, ses phénomènes.