Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 16
II
—Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille brune, très belle, avec l’air modeste et hardi en même temps, un singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne savais trop qui c’était, je l’appelais «mademoiselle»; alors, elle me dit: «Oh! madame peut m’appeler Rose tout court.» Nous commençâmes à causer.
—Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici?
—Je m’en doute, madame.
—Fort bien, ma fille..., et cela ne vous... ne vous ennuie pas trop?
—Oh! madame, c’est le huitième divorce que je fais; j’y suis habituée.
—Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir?
—Oh! madame, cela dépend tout à fait du tempérament de monsieur. Quand j’aurai vu monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre exactement à madame.
—Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant. Mais je vous préviens qu’il n’est pas beau.
—Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé déjà de très laids. Mais je demanderai à madame si elle s’est informée du parfum.
—Oui, ma bonne Rose,—la verveine.
—Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette odeur-là!
Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de monsieur porte du linge de soie.
—Non, mon enfant: de la batiste avec dentelles.
—Oh! alors, c’est une personne comme il faut. Le linge de soie commence à devenir commun.
—C’est très vrai ce que vous dites-là!
—Eh bien, madame, je vais prendre mon service.
Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n’eût fait que cela toute sa vie.
Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne leva même pas les yeux sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.
Il me demanda aussitôt:
—Qu’est-ce que c’est que cette fille-là!
—Mais... ma nouvelle femme de chambre.
—Où l’avez-vous trouvée?
—C’est la baronne de Grangerie qui me l’a donnée, avec les meilleurs renseignements.
—Ah! elle est assez jolie!
—Vous trouvez?
—Mais oui... pour une femme de chambre.
J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.
Le soir même, Rose me disait: «Je puis maintenant promettre à madame que ça ne durera pas quinze jours. Monsieur est très facile!
—Ah! vous avez déjà essayé?
—Non, madame, mais ça se voit au premier coup d’œil. Il a déjà envie de m’embrasser en passant à côté de moi.
—Il ne vous a rien dit?
—Non, madame, il m’a seulement demandé mon nom... pour entendre le son de ma voix.
—Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.
—Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire pour ne pas me déprécier.
Au bout de huit jours mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais rôder toute l’après-midi par la maison; et ce qu’il y avait de plus significatif dans son affaire, c’est qu’il ne m’empêchait plus de sortir. Et moi j’étais dehors toute la journée... pour... pour le laisser libre.
Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d’un air timide:
—C’est fait, madame, de ce matin.
Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt de la manière dont elle me l’avait dite. Je balbutiai:
—Et... et... ça s’est bien passé?...
—Oh! très bien, madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où elle désire le flagrant délit.
—Oui, ma fille. Tenez!... prenons jeudi.
—Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai plus rien jusque-là pour tenir monsieur en éveil.
—Vous êtes sûre de ne pas manquer?
—Oh, oui, madame, très sûre. Je vais allumer monsieur dans les grands prix de façon à le faire donner juste à l’heure que madame voudra bien me désigner.
—Prenons cinq heures, ma bonne Rose.
—Ça va pour cinq heures, madame; et à quel endroit?...
—Mais... dans ma chambre.
—Soit, dans la chambre de madame.
Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait. J’ai été chercher papa et maman d’abord, et puis mon oncle d’Orvelin, le président, et puis M. Raplet, le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe des pieds jusqu’à la porte de ma chambre. J’ai attendu cinq heures, cinq heures juste... Oh! comme mon cœur battait. J’avais fait monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus! Et puis... et puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j’ouvre la porte toute grande... Ah! ah! ah! ça y était en plein... en plein... ma chère... Oh! quelle tête!... quelle tête!... si tu avais vu sa tête!... Et il s’est retourné... l’imbécile! Ah qu’il était drôle... Je riais, je riais... Et papa qui s’est fâché, qui voulait battre mon mari... Et le concierge, un bon serviteur, qui l’aidait à se rhabiller... devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que c’était farce!... Quant à Rose, parfaite! absolument parfaite... Elle pleurait... elle pleurait très bien. C’est une fille précieuse... Si tu en as jamais besoin, n’oublie pas!
Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout de suite. Je suis libre. Vive le divorce!...
Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite baronne, songeuse et contrariée, murmurait:
—Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça?
Sauvée a paru dans le Gil-Blas du mardi 22 décembre 1885.