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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 02: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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Chant Seizième.



1. Les anciens Perses apprenaient trois choses utiles; à tirer de l'arc, à monter à cheval et à dire la vérité. C'est ainsi que fut élevé Cyrus, le meilleur des rois,--et depuis, la jeunesse moderne a adopté la même discipline. A leurs arcs ils ont, en général, deux cordes; ils courent à cheval sans peine et sans effroi; ils sont peut-être moins disposés à parler sincèrement, mais en revanche ils font des courbettes mieux que personne 378.

Note 378: (retour) Byron dit: «Ils tirent de plus longs arcs que jamais!» Draw bow signifie, en anglais, tirer de l'arc et faire la révérence.

2. La cause effective--ou défective,--car il en est nécessairement une,--est ce que je n'ai pas le tems de vous expliquer. Je dirai seulement, à ma propre gloire, qu'en dépit de ses folies et de ses imperfections, sous certains rapports, ma muse est, de toutes les muses que je connais, celle qui a mis dans ses fictions le plus de sincérité.

3. Et comme elle traite de tout et ne fait retraite devant aucune proposition, cette épopée renfermera un abîme des conceptions les plus rares et que partout ailleurs vous chercheriez en vain. Quelque amertume est, à la vérité, mêlée à son miel; mais c'est avec tant de discrétion, qu'au lieu de songer à vous en plaindre vous devez vous émerveiller qu'il y en ait si peu dans un traité de rebus cunctis et quibusdam aliis.

4. Mais toutes les vérités qu'elle a déjà pu exprimer ne sont rien auprès de celle qui lui reste à raconter; J'ai dit que c'était une histoire de revenant,--comment donc? Tout ce que je sais, c'est que rien n'est plus réel. Avez-vous, en effet, exploré les limites de la vallée où se tiennent tous les anciens habitans de la terre? Il est tems enfin de confondre tous ces écoliers d'incrédulité, comparables à ceux qui niaient les calculs de Christophe Colomb.

5. Il est aujourd'hui certaines gens qui nous citent avec déférence les chroniques de Turpin et de Geoffroy de Montmouth, historiens dont la supériorité est surtout incontestable en matières miraculeuses: mais saint Augustin doit avoir la priorité sur eux, lui qui prescrit à tous les hommes de croire l'impossible par cette raison-là même. Écrivailleurs, éplucheurs, ergoteurs, que pouvez-vous répondre, dites-moi, au quia impossible?

6. Cessez donc, ô mortels, de chicaner. Croyez: s'il s'agit d'une chose peu probable, vous y êtes obligés; et si elle est absurde, tous vos doutes doivent disparaître. Mieux vaut, d'ailleurs, ajouter à tous les récits une foi inébranlable. Et je ne parle pas ici pour rappeler profanément les saints mystères, adoptés comme évangile par tous les sages et tous les justes; mystères d'autant mieux enracinés, que, comme toutes les vérités, on les a contestés davantage;

7. Je prétends seulement remarquer, avec Johnson, que tous les peuples, depuis quelque six-mille ans, ont cru que les morts revenaient, à certains intervalles, nous visiter, et ce qui dans cette étrange opinion est surtout étrange, c'est que la raison a beau nous en montrer l'absurdité, nous sentons toujours en nous, le nie qui voudra, quelque chose qui l'appuie plus fortement encore.

8. Le dîner et la soirée n'étaient déjà plus; on avait fait au souper beaucoup d'honneur et aux dames beaucoup de complimens; les convives défilaient l'un après l'autre;--les chants et les danses étaient expirés; les dernières robes légères étaient évanouies comme ces transparens nuages qui se perdent dans le ciel: rien, enfin, dans le salon, ne rivalisait plus d'éclat avec les mourans flambeaux--et les furtifs rayons de la lune.

9. La fin d'un jour de fête est comme un dernier verre de Champagne dépouillé de la pétillante mousse qui en avait égayé la première rasade;--ou comme un système tout-à-coup bronchant sur un doute; ou comme une bouteille d'eau de soude dont la saveur et la vertu sont à demi éventées; ou comme un flot que la tempêté a séparé de la vague et qui n'est plus animé par le vent;

10. Ou comme un opiat 379 qui vous trouble ou vous enlève entièrement le sommeil; ou comme...;--enfin, comme rien de ce que je connais, si ce n'est elle-même.--Il en est ainsi de la vie, nulles comparaisons ne peuvent en donner une juste idée; ou de la pourpre tyrienne, on ignore absolument si elle empruntait sa couleur à quelquecoquillage ou à la cochenille 380. Puisse, comme la robe des Tyriens, celle des tyrans être bientôt oubliée 381!

Note 379: (retour) Les potions opiacées sont, en général, destinées à rendre le sommeil à ceux qui en sont privés.
Note 380: (retour) On dispute encore sur la composition de l'ancienne pourpre de Tyr; on n'ose décider entre une sorte de coquillage, la cochenille ou le kermès;--on n'est même pas d'accord sur sa couleur: les uns disent qu'elle était pourpre, les autres écarlate. Moi, je ne dis rien. (Note de Lord Byron.)
Note 381: (retour) M.A.P. a vu dans le dernier vers de cette strophe: «encore une allusion à la couleur des précieuses ridicules de l'Angleterre.» J'avoue que je ne m'en serais jamais douté.

11. Après l'ennui de s'habiller pour un rout ou un bal, vient celui de se déshabiller; notre robe de chambre est une sorte de tunique de Nessus, qui nous rappelle des pensées aussi jaunes et moins pures que l'ambre 382. Titus s'écriait douloureusement: J'ai perdu ma journée! mais, dans toutes nos nuits et journées (j'ai cependant conservé de quelques-unes un souvenir assez flatteur), je voudrais bien savoir ce que nous avons gagné.

Note 382: (retour) De même que le vert est admis pour symbole d'espérance, le blanc, de pureté, le noir, de deuil, etc., on peut dire que le jaune est celui du désappointement, et c'est peut-être la couleur la plus expressive de toutes.

12. En se retirant pour reposer, Juan se sentait inquiet, agité et soucieux; il pensait aux yeux d'Aurora Raby, plus brillans que ne les avait trouvés Adeline. Sans doute, s'il eût bien sondé les plaies de son cœur, il se fût mis à philosopher; car c'est une grande ressource qui ne nous manque jamais, tant que nous n'en avons aucun besoin: mais en ce cas, Juan ne pouvait que soupirer.

13. Il soupira donc.--Une autre ressource à sa disposition, c'était la pleine lune, où sont déposés tous nos soupirs 383; et justement alors, son orbe chaste et lumineux se montrait aussi peu voilé que le permettait la lourde atmosphère de la Grande-Bretagne. L'ame de Juan était dans les dispositions les plus favorables pour la saluer dignement de l'apostrophe ô toi! ce tuisme des égoïstes amans, qu'il est impossible d'expliquer, à moins de se mettre à leur place 384.

Note 383: (retour) Le lagrime e i sospiri degli amanti, etc. (Voyez Orlando furioso, canto xxxiv, str. 75.)
Note 384: (retour)

Of amatory egotism the tuism,

Which furter to explain would be a truism.

14. Mais amant, poète, astronome, paysan ou berger, tous, en la contemplant, subissent aussitôt son influence inspiratrice. C'est pour nous une source féconde de grandes pensées (et, si je ne me trompe, de refroidissemens); c'est à sa lumière qu'on confie le dépôt des plus précieux secrets; c'est elle qui gouverne les flots de l'Océan, la cervelle des hommes et même leurs cœurs, si l'on peut s'en rapporter aux poètes.

15. Juan se sentait tant soit peu rêveur et incliné vers la contemplation plutôt que vers son oreiller. Dans la chambre gothique où il était retiré, le bruit saccadé de la chute d'eau se faisait entendre au milieu des mystérieuses impressions de la nuit 385; sous sa fenêtre gémissaient (nécessairement) les branches ondulées d'un saule. Il se mit donc à contempler la cascade, qui tantôt éclatait--et tantôt se perdait dans l'ombre.

Note 385: (retour) Voyez ch. xiii, strophe 63.

16. Sur la table ou sur la toilette (je ne puis exactement dire laquelle, et j'en fais la remarque, parce que je tiens excessivement à l'exactitude) brûlait vivement une lampe; pour lui, il était appuyé dans le creux d'une niche qui conservait encore de nombreux ornemens gothiques, des pierres ciselées, des vitraux peints et tout ce que le tems avait épargné dans le manoir de nos ancêtres.

17. Puis, comme la nuit était claire, bien que froide, il ouvrit la porte de sa chambre, et s'avança dans une galerie d'une sombre teinte, d'une longue dimension, et tapissée de vieilles et précieuses peintures représentant d'héroïques chevaliers et des dames chastes, comme le sont toujours les personnes de haut rang. Mais, à travers de sombres lueurs, les portraits des morts ont quelque chose de glacial, de terrible et de fantastique.

18. Vous diriez que la lune a rendu la vie aux formes refrognées des chevaliers et des saints que la peinture a reproduits: et quand vous faites un pas, en avant ou en arrière, vous croyez, au faible écho de votre propre marche,--entendre des voix sortir de la tombe, et des revenans, gracieux ou horribles, s'élancer de la toile qui gardait leur triste effigie, pour vous demander comment vous osez ouvrir les yeux dans un endroit où tout devrait dormir, excepté la mort.

19. A la lumière des étoiles, le pâle sourire des beautés, charme d'un autre siècle et maintenant renfermées dans la tombe, semble se ranimer; leurs tresses inhumées flottent le long de la toile; leurs yeux étincellent, en se portant sur les vôtres, comme dans certains douloureux songes, ou comme les stalactites d'une obscure caverne; mais leurs fantastiques regards expriment toujours la mort. Un portrait lui-même est déjà le passé, et avant que le cadre n'en soit doré, celui qu'il représente a cessé d'être le même.

20. Juan méditait sur l'inconstance ou sur sa maîtresse,--deux termes synonymes,--et rien, si ce n'est l'écho de ses soupirs et de ses pas, n'interrompait le silence de l'antique manoir; quand tout-à-coup il entendit ou crut entendre à ses côtés un agent surnaturel,--ou peut-être une souris, maudit animal dont le grignotement, sous la tapisserie, trouble et embarrasse souvent tant de personnes.

21. Ce n'était pas une souris; mais, ô ciel! un moine accoutré d'un capuchon, d'un chapelet et d'une robe noire, tantôt apparaissait dans un rayon de lune et tantôt se perdait dans les ombres. Il semblait marcher péniblement, et pourtant sans bruit: ses vêtemens seuls faisaient entendre un léger murmure, et ses mouvemens étaient fantastiques et silencieux comme ceux des prophétiques sœurs 386. En passant devant Juan, il fixa sur lui, sans s'arrêter, un oeil étincelant.

Note 386: (retour) The sisters weirds. Les sorcières de Macbeth.

22. Juan resta pétrifié: il avait bien entendu quelque chose d'un revenant qui circulait dans ces vieilles galeries, mais, ainsi que la plupart des hommes, il regardait ces rumeurs comme l'effet des impressions que produisent de semblables lieux. C'est une sorte de coin frappé dans les hôtels 387 délabrés de la superstition, et donnant cours, non pas à quelque précieux métal, mais à des ombres aussi rarement vues que l'or représenté par le papier. Mais Juan en voyait-il une enfin, ou n'était-ce qu'une vapeur vaine?

Note 387: (retour) The mint, la monnaie, l'hôtel des monnaies.

23. Une, deux et trois fois passa et repassa devant lui l'habitant des airs, de la terre, du ciel ou de quelque autre lieu: Juan le regardait avec de grands yeux, mais sans pouvoir parler ou faire un seul geste. Il restait immobile comme une statue sur son piédestal; autour de ses tempes se hérissaient ses cheveux comme des nœuds de serpens; en dépit de tous ses efforts, sa langue lui refusait des paroles pour demander à cette créature révérente ce qu'elle voulait.

24. La troisième fois, après une pause encore plus longue, le fantôme se perdit;--mais où? La galerie était longue, et rien n'obligeait à supposer que l'évanouissement fût surnaturel. Il y avait plusieurs portes par lesquelles, grands ou petits, les corps pouvaient entrer ou sortir, suivant les plus simples lois de la physique: mais il fut impossible à Juan d'apercevoir par quelle issue le spectre s'était évaporé.

25. Il garda la même immobilité--pendant un espace de tems qu'il ne put déterminer, mais qui lui parut un siècle:--toujours écoutant et anéanti, ses yeux restaient fixés sur le point où d'abord s'était agité le fantôme. Enfin, il rappela par degrés son énergie; il eût volontiers attribué à un songe ce qu'il venait de voir, mais il ne se réveillait toujours pas; il sentait qu'il n'avait pas cessé d'avoir les yeux ouverts, et il se décida à retourner à sa chambre, laissant en chemin la moitié de ses forces.

26. Tout y était comme il l'avait laissé: son flambeau brûlait encore, et non pas d'une flamme bleue, comme ces flambeaux plus modestes dont l'éclat est toujours entouré d'une sympathique fumée 388. Il se frotta les yeux, ils ne refusèrent pas leur service; il prit un ancien journal, le journal lui parut extrêmement lisible; il y lut un article dirigé contre le roi, et un second qui renfermait l'emphatique éloge du cirage patenté.

Note 388: (retour) Allusion aux bas-bleus.

27. Cela sentait bien notre monde; pourtant sa main tremblait encore. Il ferma sa porte, et, après avoir lu un paragraphe relatif, je crois, à Horne Tooke 389, il se déshabilla et se mit tranquillement au lit. Appuyé nonchalamment sur son oreiller, il repaissait encore son imagination de ce qu'il avait vu. Enfin, sans avoir pris d'opiat, il s'assoupit par degrés et s'endormit profondément.

Note 389: (retour) Horne Tooke fut implique, en 1794, dans une conspiration contre le gouvernement, et dut alors son acquittement à l'effet que produisit une brochure du célèbre Godwin.

28. Il s'éveilla de bonne heure: comme on peut le supposer, ce fut pour méditer sur la visite ou vision qu'il avait eue, et pour décider s'il ferait bien d'en parler, au risque d'être plaisanté sur sa superstition. Plus il réfléchissait, plus son esprit devenait irrésolu: cependant son valet, dont l'exactitude était grande, parce que son maître ne se contentait pas à moins, frappa à sa porte, pour l'avertir qu'il était tems de se lever.

29. Il s'habilla donc. Il avait, comme tous les jeunes gens, l'habitude de prendre quelque soin de sa toilette; mais ce matin-là il n'y consacra que peu d'instans: sa glace même fut à peine consultée; ses cheveux tombèrent sur son front en boucles négligées; son habit ne reçut pas le pli accoutumé, et le nœud gordien 390 de sa cravate lui-même fut jeté trop de côté, de plus de la largeur d'un cheveu.

Note 390: (retour) Voyez l'Art de mettre sa cravate, dont les journaux français ont rendu le compte le plus favorable.

30. Quand il descendit dans le salon, il s'assit, d'un air rêveur, devant une tasse de thé qu'il n'aurait peut-être pas reconnu, si la liqueur, en lui brûlant les lèvres, ne l'eût forcé de recourir à sa cuiller. Telle était sa distraction, qu'il était impossible de ne pas l'attribuer à quelque chose;--Adeline s'en aperçut la première;--mais qu'était-ce? elle ne le devinait pas.

31. Elle le regarda, le vit pâle et devint elle-même aussi pâle que lui. Elle se hâta de baisser les yeux et de murmurer quelques mots que mon récit s'abstiendra de transmettre. Cependant lord Henry remarquait que les tartines étaient mal beurrées; la duchesse de Fitz-Fulke, tout en jouant avec son voile, le lorgnait avec curiosité, mais ne prononçait pas un mot; et les grands yeux noirs d'Aurora Raby se fixaient également sur lui avec un air de surprise tranquille.

32. Enfin, la belle Adeline voyant que Juan conservait toujours la même froideur silencieuse, et que tout le monde, plus ou moins, en paraissait étonné, lui demanda s'il était malade. Il tressaillit et répondit: «Oui,--non, un peu, oui». Le médecin de la maison était un docte personnage: comme il se trouvait là, il exprima le désir de lui tâter le pouls et de reconnaître la maladie; mais Juan s'empressa de dire «qu'il se trouvait parfaitement bien,

33. «Fort bien, bien, mal.» Ces réponses n'étaient pas claires, et cependant ses yeux, quoique voilés par une apparence de délire, semblaient en garantir la sincérité; son esprit était certainement oppressé d'une maladie soudaine, mais peu sérieuse. Et comme il n'avait pas l'air de vouloir dire ce qu'il éprouvait, on avait lieu de croire que ce n'était pas un médecin dont il avait besoin.

34. Cependant, lord Henry avait pris son chocolat et les tartines dont il avait commencé par se plaindre. Il remarqua que Juan n'avait pas aussi bonne mine qu'à l'ordinaire, chose singulière, puisque le tems n'avait pas cessé d'être beau. Et s'adressant à la duchesse de Fitz-Fulke, il demanda à sa grâce, si elle n'avait pas reçu de récentes nouvelles du duc. Sa grâce répondit que sa grâce souffrait légèrement de quelques faibles et héréditaires accès de goutte, cette rouille des articulations aristocratiques.

35. Henry se retourna alors vers Juan, et lui exprima quelques mots de condoléance. «Vous regardez, dit-il, comme si votre sommeil avait été interrompu par le moine noir du temps passé.--Quel moine»? s'écria Juan en faisant de son mieux pour répondre à cette question d'un air tranquille ou insouciant; mais ses efforts ne l'empêchèrent pas de devenir encore plus pâle.

36. «Oh! vous n'avez donc jamais entendu parler du moine noir, le revenant du château?--Non, sur mon honneur.--Comment! La renommée,--mais vous savez que la renommée ment quelquefois,--raconte, à ce propos, une vieille histoire telle quelle. Mais soit qu'avec le tems le fantôme devienne plus réservé, soit que nos pères aient eu des yeux plus pénétrans en pareille matière, il est au moins certain, malgré l'espèce de croyance qu'on ajoute à ses visites, que le moine ne s'est pas souvent montré dans ces derniers tems.

37. «La dernière fois ce fut....--Oh! je vous en prie,» interrompit Adeline (elle observait attentivement les traits de Juan, et, d'après leur altération progressive, elle conjecturait déjà qu'il pouvait exister quelques rapports entre son trouble et la légende), «si vous avez l'intention de badiner, choisissez quelque sujet plus nouveau; on a déjà répété bien des fois ce conte, et en vieillissant il n'en est pas devenu meilleur.--

38. «Badiner! reprit milord; mais, Adeline, ne vous rappelez-vous pas que nous-mêmes, c'était dans notre lune de miel, nous vîmes.....--Eh! bien, peu importe; il y a déjà si long-tems de cela! au reste, écoutez, je vais vous donner la musique de cette histoire.» Alors, avec la grâce de Diane lorsqu'elle tend son arc, elle saisit sa harpe: à peine touchées, les cordes semblèrent s'animer d'elles-mêmes, et d'un ton plaintif elle commença à préluder sur l'air: Il était un frère des ordres gris.

39. «Mais, dit Henry, donnez-nous les paroles que vous avez faites sur cet air; car Adeline est à demi poète,» ajouta-t-il en souriant vers ceux qui se pressaient autour d'elle. Personne, dès-lors, ne pouvait plus se défendre d'appuyer les instances du mari et de témoigner le désir de juger de trois talens ni plus ni moins réunis;--le chant, les paroles et la harpe, talens qu'on ne peut guère rencontrer dans une femme sans mérite.

40. Après quelques ravissantes hésitations,--charme ordinairement employé par nos mélodieuses enchanteresses, et dont elles ont même l'air (je ne sais pourquoi) de ne pouvoir se dispenser,--la belle Adeline inclina d'abord ses yeux vers la terre; puis, les enflammant d'une inspiration soudaine, elle maria sa douce voix aux lyriques accords et chanta avec une grande simplicité (mérite d'autant plus précieux, que nous le retrouvons plus rarement)

I.


Oh! gardez-vous du triste frère

Qui, dans la brise de minuit,

Vient, soit en corps, soit en esprit,

Ici marmotter sa prière.

Au tems où de ce vieux manoir

S'empara lord Amundeville,

Il ne quitta pas cet asile.--

Gardez-vous bien du moine noir.


II.


Devant la redoutable épée

De milord et des gens du roi,

Ses compagnons remplis d'effroi

Ont abandonné la contrée;

Mais lui seul ose chaque soir

Visiter encor l'abbaye:

Cependant il n'est plus en vie.--

Gardez-vous bien du moine noir.


III.


Ici, quand d'un noble hyménée

On doit former le nœud charmant,

Il passe d'un air menaçant

Sur le lit de la fiancée.

Tranquillement il vient s'asseoir,

Quand un lord ferme la paupière,

Sur son monument funéraire.--

Gardez-vous bien du moine noir.


IV.


Le premier il donne l'alarme

Des maux qui doivent arriver;

La naissance d'un héritier

Semble lui coûter une larme.

Son capuchon laisse entrevoir

Un œil qui tristement scintille:

Comme ceux d'un fantôme il brille.--

Gardez-vous bien du moine noir.


V.


Oh! gardez-vous du triste frère,

Car seul il est notre seigneur:

Des saints il est le successeur

Et l'héritier du monastère.

Le jour il n'a pas de pouvoir,

Mais pendant la nuit il commande.

Est-il un vassal qui prétende

Rire des droits du moine noir?


VI.


Quand il marche de salle en salle,

Vous le rencontrez sans danger;

Mais tremblez de l'interroger!

Sa voix est lente et sépulcrale.

Pour l'éloigner de ce manoir,

De Dieu fléchissons la colère;

Et puisse notre humble prière

Ouvrir le ciel au moine noir!

41. La voix de la dame expira, et les frémissantes cordes se calmèrent dès qu'une main savante eut cessé de les animer. Il y eut alors, comme c'est assez l'usage après un chant, un moment de silence; puis le cercle exprima vivement son admiration, et loua avec enthousiasme et politesse la pureté de la voix, le mérite de l'expression et de l'exécution, au grand embarras de la timide cantatrice.

42. Puis la belle Adeline continua à préluder pour sa propre satisfaction, et d'un air d'insouciance: on eût dit qu'elle n'estimait un pareil talent que comme un agréable passe-tems. Elle le cultivait quelquefois sans prétention, où plutôt avec la prétention de montrer dédaigneusement ce qu'elle pourrait exécuter, si elle voulait s'en donner la peine.

43. Mais (gardons-nous de le dire tout haut) c'était--pardonnez-moi la citation pédantesque--fouler aux pieds l'orgueil de Platon avec un orgueil plus insupportable encore, comme le fit un certain jour le cynique Diogène. Il avait espéré mortifier le sage, ou du moins éveiller sa colère philosophique, à propos d'un tapis gâté;--mais l'abeille attique fut assez consolée par sa propre repartie 391.

Note 391: (retour) C'était, je crois, un tapis que souillait un jour Diogène, en disant: «C'est ainsi que je foule aux pieds l'orgueil de Platon!--Avec plus d'orgueil encore,» répondit l'autre. Mais comme les tapis sont destinés à être foulés aux pieds, il est probable que ma mémoire est en défaut et que c'était une robe, une tapisserie, une couverture de table ou quelque autre précieux meuble peu usité chez les Cyniques.

44. Ainsi, Adeline (en faisant avec aisance toutes les difficultés que les dilettanti font avec parade) voulait ravaler leur espèce de demi-profession; car la musique devient quelque chose de tel quand on s'y livre trop exclusivement; et vous serez de mon avis si jamais vous avez entendu roucouler miss ceci, miss cela, lady cette autre, pour la plus grande satisfaction de la compagnie--ou de leur mère.

45. Oh! qu'elles sont longues, les soirées de duos, de trios, d'admirations et de ravissemens! Combien, en pareil cas, de mamma mia, d'amor mio, de tanti palpiti, de lasciami et de tremblotans addio, dans les salons de la nation, comme on sait, la plus musicale de la terre! sans compter le tu mi chamas de Portugal, destiné à flatter nos oreilles dans le cas où l'Italie seule ne pourrait y parvenir 392.

Note 392: (retour) Je me souviens qu'un jour la mairesse d'une ville de province, tant soit peu ennuyée de cette longue exécution de musique étrangère, ne put s'empêcher d'interrompre assez impoliment les bravos d'un auditoire compétent,--compétent, c'est-à-dire, en fait de musique;--car, indépendamment de la difficulté du langage, les paroles étaient entièrement défigurées par celles qui les chantaient (c'était d'ailleurs quelques années avant la paix et avant que tout le monde n'eût voyagé. J'étais encore au collége). Cette mairesse s'écria donc brusquement: «Grand merci de vos Italiens; pour ma part, je préfère de beaucoup une simple ballade.» Un jour, grâces à Rossini, tout le monde reviendra au même avis. Eût-on jamais cru qu'il serait le successeur de Mozart? Je ne hasarde cela, au reste, qu'avec défiance, étant un admirateur vif et sincère de la musique italienne en général et de celle de Rossini, sous plusieurs rapports; mais nous pouvons du moins en dire, avec le connaisseur de tableaux, dans le Vicaire de Wakefield: «Cette peinture vaudrait mieux, si le peintre y avait consacré plus de tems.» (Note de Lord Byron.)

46. Adeline admirait également les airs de bravoure de Babylone 393, et ces touchantes et patriotiques ballades de la verte Érin et de la grise Écosse, qui reproduisent si bien Lochaber à l'imagination de ceux qui parcourent les continens et les mers Atlantiques, et qui, véritable calenture musicale, ont le pouvoir de rendre pour un instant aux montagnards leur patrie, leur douce patrie, que peut-être ils ne doivent plus revoir.

Note 393: (retour) C'est encore l'usage, en Angleterre, d'appeler, sérieusement ou ironiquement, toutes les vanités de la mode la prostituée de Babylone.

47. Elle avait aussi un léger reflet de bleue; elle était capable de trouver des rimes et de composer plus de vers qu'elle n'en écrivait; dans l'occasion, elle pouvait lancer une épigramme, comme chacun doit le faire, sur ses meilleures amies: mais enfin elle était bien éloignée de ce sublime et parfait azur, devenu la couleur dominante; elle poussait même la faiblesse jusqu'à regarder Pope comme un grand poète, et qui pis était, elle ne rougissait pas de le dire.

48. Aurora,--puisque nous en sommes sur le goût, ce thermomètre qui sert aujourd'hui à marquer les degrés de capacité de chaque caractère,--était, si je ne me trompe, plus Shakspearienne. Le plus souvent ses pensées portaient sur des mondes au-delà du triste désert de notre monde: elle nourrissait même en elle un foyer de sensibilité capable de supporter des méditations profondes et infinies, mais silencieuses comme l'espace.

49. Il n'en était pas ainsi de sa gracieuse, et pourtant moins gracieuse grâce, la duchesse de Fitz-Fulke. L'esprit de cette Hébé déjà mûre, en supposant qu'elle en eût, était parfaitement modelé sur sa physionomie qui, avouons-le, avait un charme séducteur. On pouvait bien y reconnaître un léger penchant à la méchanceté,--mais ce n'était rien; peu de femmes se présentent à nous sans cette aimable disposition, et c'est, je suppose, uniquement dans la crainte que nous n'imaginions, auprès d'elles, être dans le ciel.

50. Je n'ai pas entendu dire qu'elle eût quelque penchant vers la poésie, et cependant on la voyait quelquefois lire le Guide de Bath 394 et le Triomphe 395 de Hayley, qu'elle trouvait vraiment sublime, parce que, ajoutait-elle, le barde avait saisi son tempérament au point de prédire tout ce qu'elle avait ressenti--depuis son mariage. Mais de tous ces vers, ceux qu'elle estimait le plus étaient les sonnets ou les bouts rimés qu'on venait à lui adresser.

Note 394: (retour) Poème satirique d'Anstey.
Note 395: (retour) Le triomphe du tempérament, de Hayley, poème didactique peu estimé des connaisseurs en Angleterre. (Voyez les Bardes anglais et les Réviseurs écossais.)

51. Il ne serait pas aisé de dire quel avait été le but d'Adeline en faisant intervenir cette romance, qui semblait avoir quelque affinité avec les impressions nerveuses de Don Juan. Voulait-elle seulement le faire rire de sa prétendue faiblesse? Désirait-elle, au contraire, l'augmenter encore? Je ne puis le révéler,--du moins pour cet instant.

52. Mais bien au contraire, son effet immédiat fut de rendre à Juan, sur lui-même, cet empire que devraient toujours retenir les élégans qui veulent suivre le ton de la société: quel que soit en effet le genre en vogue, la dévotion ou le persifflage, on ne saurait, dans les deux cas, observer trop de circonspection; et surtout il faut avoir soin d'endosser sans grimace le manteau de dernier goût que l'hypocrisie vous prépare: autrement on s'exposerait à tomber dans la disgrâce de tout l'aréopage féminin.

53. Juan commença donc à rappeler ses esprits, et, sans autre éclaircissement, à lancer, contre ces sortes d'imaginations, mainte et mainte saillie. Sa grâce applaudit elle-même à ces remarques, mais elle semblait curieuse de nouvelles particularités sur la singulière influence de ce mystérieux moine dans les trépas et les mariages de la maison Amundeville.

54. Il n'était guère possible d'apporter, sur ce sujet, de nouvelles lumières: les uns traitaient de superstition, et les plus timorés adoptaient aveuglément cette tradition étrange. On avança sur ce sujet un nombre infini de conjectures, et quand on demanda l'avis de Juan sur une vision dont (malgré son silence) on supposait qu'il avait été troublé, il répondit de manière à redoubler l'incertitude des questionneurs.

55. Cependant; une heure sonna, et la compagnie songea à se disperser pour se livrer, les uns à divers passe-tems et les autres à une inaction complète; ceux-ci s'étonnant qu'il fût encore de si bonne heure, et ceux-là qu'il fût si tard. Il s'agissait d'une superbe partie;--quelques lévriers allaient être lancés dans les terres de milord, avec un jeune cheval de bonne race, et qui devait être accouplé au printems prochain. Plusieurs amateurs allèrent juger de cette course.

56. Un marchand de tableaux avait en outre apporté un Titien admirable et garanti original; mais il était trop précieux pour pouvoir être vendu. Plus d'un prince avait déjà vainement sondé les intentions du possesseur, et le roi lui-même, après l'avoir marchandé, avait, dans ces jours de maigres taxes, estimé trop légère la liste civile (que, pour complaire à tous ses sujets, il avait gracieusement daigné accepter).

57. Comme Henry était un connaisseur et un ami, sinon des arts, au moins des artistes,--le marchand, qui mettait le plus haut prix au patronage de milord, et dont les motifs étaient tellement purs et classiques, qu'il eût été plus volontiers le donneur que le vendeur (si ses facultés le lui eussent permis), le marchand, dis-je, avait apporté le Capo d'opera 396, non pour lui proposer de l'acheter, mais pour avoir son jugement,--jusqu'alors infaillible.

58. Il y avait un Goth moderne, c'est-à-dire un gothique enfant de Babel, désigné sous le nom d'architecte, dont l'emploi était de visiter ces murailles grises qui, malgré leur énormité, pouvaient bien être légèrement entamées par le tems. Après avoir de fond en comble examiné l'abbaye, il produisait le plan de bâtimens réguliers à construire et d'anciens à culbuter: c'est ce qu'il appelait une restauration.

59. La dépense serait une bagatelle,--un rien, qu'on pouvait estimer maintenant à quelques mille livres sterling (c'est là le refrain obligé des longues chansons de cette sorte de gens). La somme suffirait pour faire ressortir dans tout son éclat un édifice non moins sublime que solide, et pour le rendre à jamais un monument de goût exquis avec lequel lord Henry aurait osé faire du gothique avec de la monnaie britannique 397.

Note 397: (retour) Ausu Romano, œre Veneto. Telle est l'inscription (convenable cette fois-ci) qu'on lit sur les murs qui séparent Venise de l'Adriatique: ces murs sont l'œuvre de Venise républicaine, mais l'inscription en est impériale, et celui qui l'a fournie est Napoléon premier. Il est tems de lui continuer ce titre... (Note de Lord Byron.)

(Nous ne pouvons traduire le reste.)

60. Il y avait deux légistes chargés de trouver les moyens de lever une hypothèque qui empêchait lord Henry de faire certaine acquisition. De plus, ils suivaient deux procès, l'un à propos d'une redevance seigneuriale, et l'autre relatif à la dîme, torche que lance toujours avec succès la discorde pour enflammer la religion, au point de la décider à jeter son gage de combat, et pour déchaîner les squires 398 contre les églises 399.--Il y avait un bœuf, un porc et un laboureur, également précieux à voir; car le manoir de lord Henry était une sorte de musée agricole.

Note 398: (retour) Les seigneurs de campagne.
Note 399: (retour) «Quand vous devriez déchaîner les vents et leur ordonner de combattre contre les églises, répondez à ce que je vous demande.» (Macbeth, acte iv, scène ire.)

61. Il y avait deux braconniers pris dans un piège à loups, et qui allaient faire en prison leur convalescence. Il y avait une jeune paysanne en guimpe étroite et en jupon écarlate (je n'aime pas à voir cet objet, depuis--depuis--depuis--que, dans ma jeunesse, j'eus la maudite maladresse,--mais heureusement j'ai, à compter de ce moment, payé peu de feus à la fabrique); or, cette jupe écarlate, quand on est assez impitoyable pour l'ouvrir, offre le problème d'un seul être en deux personnes.

62. C'est pour nous un mystère qu'un dévidoir 400 dans une bouteille; nous ne pouvons expliquer comment il y est entré et comment il en sortira: je laisse donc ces points d'histoire naturelle à ceux qui voudront s'occuper de les expliquer, et je me contente de remarquer (non pas au profit du consistoire) que lord Henry était un juge de paix, et que le constable Stout, à la faveur d'un warrant 401, avait pris cette gentille braconnière dans les domaines de la nature.

Note 400: (retour) A reel. C'est l'ustensile dont on se sert pour disposer le fil en écheveau; il a la forme d'une croix oblongue, de trois ou quatre pouces de largeur. En Angleterre, les charlatans font souvent le tour auquel le poète fait ici allusion: ils séparent deux morceaux de bois croisés; les rejoignent après les avoir introduits dans une bouteille, et présentent ensuite ce phénomène à l'admiration des nombreux cockneys.
Note 401: (retour) Mandat d'amener.--Il y a ici un jeu de mots sur bagged, qui signifie tantôt prendre, et tantôt rendre une femme enceinte.

63. Les juges de paix connaissent de tous les délits de tous les genres; leur devoir est de mettre le gibier et les mœurs de la province à l'abri de quiconque viendrait à les blesser, sans payer patente. Or, ces deux objets sont peut-être, après les dîmes et les baux, les articles les plus difficiles à gouverner: conserver les perdrix et les jolies vierges, voilà ce qui mettra toujours la prudence des justiciers à l'épreuve.

64. Notre accusée était extrêmement pâle, pâle comme si elle eût eu recours à quelque fard; car ordinairement la nature rougissait ses joues avec le même soin qu'elle blanchit celles de nos grandes dames, du moins à l'instant de leur lever. Peut-être elle était confuse de paraître coupable; mais dans son immoralité, la pauvrette, ayant reçu le jour et l'éducation à la campagne, ne savait, hélas! que pâlir:--le rouge est fait pour la noblesse.

65. Ses yeux noirs, brillans, baissés, et pourtant encore espiègles, recélaient une grosse larme que la pauvre enfant aurait bien voulu sécher; car elle n'était pas de ces pleureuses sentimentales qui font parade de leur sensibilité: elle n'avait pas assez d'effronterie pour songer à se moquer des moqueurs; mais, tremblante, elle supportait tous les genres d'ignominie, en attendant qu'on voulût l'examiner.

66. Il est inutile de dire que ces groupes étaient dispersés çà et là, assez loin du joyeux salon où se tenaient les dames. Les légistes restaient dans la salle d'étude, et le beau porc, le laboureur et les braconniers, en plein air. Les hommes arrivés de la ville, c'est-à-dire, l'architecte et le marchand de tableaux, étaient (comme un général écrivant des dépêches dans sa tente) retirés dans leurs appartemens et abîmés dans leurs ravissantes élucubrations.

67. Mais la pauvre paysanne était reléguée dans le grand salon, tandis que Scout, le gardien des fragilités de la paroisse, Scout, l'ennemi juré de la bière surnommée petite, achevait un énorme pot de morale double-ale. Elle attendait que la justice pût donner sa bienveillante attention à ce qui semblait l'exiger davantage, et nommer, point fort embarrassant pour la plupart des vierges,--le véritable père de son enfant.

68. Joignez à tout cela les chiens et les chevaux, et vous sentirez que lord Henry ne devait pas manquer de distractions. On faisait aussi, dans la cuisine, beaucoup de bruit et de préparatifs pour disposer plusieurs seconds services; car ceux qui possèdent de grands biens dans les comtés sont obligés, chacun suivant son rang et ses facultés, d'avoir de grands jours, pendant lesquels, sans tenir précisément ce qu'on appelle table ouverte, ils permettent à tout le monde de venir s'empiffrer chez eux.

69. Tous les huit ou quinze jours, et sans avoir besoin d'être invités (tels sont les termes d'une invitation générale), tous les gentilshommes campagnards, écuyers ou chevaliers, peuvent entrer, sans carte; s'emparer d'une place à la première table; se régaler des rasades et des conversations les plus délicates, et parler à leur tour, de la dernière ou de la prochaine élection, cet isthme de leur bonne intelligence avec l'hôte.

70. Lord Henry était un grand faiseur d'élections, et il eût volontiers remué la terre, comme un rat ou un lapin, pour soutenir les droits des bourgs; mais l'opposition qu'il trouvait dans le comté lui coûtait fort cher, à cause de son voisin, le lord d'Écosse Giftgabbit: ce dernier avait, dans les mêmes lieux, une influence tout anglaise; et son fils, l'honorable Dick Dicedrabbit, avait été déjà envoyé à la chambre des communes par les défenseurs de l'autre intérêt (c'est-à-dire, de l'intérêt personnel).

71. Lord Henry savait, dans sa province, allier la courtoisie à la circonspection, se mettre à la portée de tous les caractères, montrer pour les uns de la politesse, pour les autres de la bonté, et faire des promesses à tout le monde. Ces dernières, il est vrai, commençaient à devenir embarrassantes par leur nombre, mais il n'en calculait pas précisément la gravité: il était fidèle à quelques-unes, il manquait aux autres, et on conservait ainsi tout autant de confiance en sa parole qu'en celle de qui que ce fût.

72. Ami de la liberté et des propriétaires,--mais non moins ami du gouvernement, il gardait un heureux et juste medium entre l'amour de sa place et celui de la patrie.--Forcé, par le vœu de son roi («quoique bien indigne,» ajoutait-il modestement en s'adressant à des révolutionnaires moqueurs), de remplir quelques sinécures, il eût voulu les voir abolies, si de leur maintien ne dépendait pas celui de la constitution.

73. Et il était libre de confesser--(d'où vient cette expression? est-elle anglaise? nullement; elle n'est que parlementaire) que l'esprit d'innovation faisait tous les jours plus de progrès que dans le dernier siècle. Tout disposé qu'il était à faire au bien public les plus grands sacrifices, il ne voulait pourtant pas devenir factieux pour obtenir une vaine popularité. Quant à sa place, tout ce qu'il en pouvait dire, c'est qu'elle lui donnait plus de peines que de profit.

74. La vie privée (le ciel et ses amis le savaient bien) avait toujours été son unique ambition; mais lui convenait-il d'abandonner son roi, dans un tems où la patrie était menacée d'une complète ruine? où le couteau sanguinaire des démagogues espérait trancher (quelle horrible incision!) le nœud gordien ou georgien qui formait le lien des communes, des lords et des rois?

75. Plutôt («prendre sa part de la liste civile et s'en déclarer le champion envers et contre tous 402»)--garderait-il cette sinécure jusqu'à ce qu'il fût destitué ou renvoyé; non pas qu'il se souciât le moins du monde des profits: il laissait à d'autres le soin de les recueillir, mais il sentait que du jour où les places seraient abolies, le pays serait mille fois plus à plaindre. Car quel parti prendrait-on? dites-le, si vous pouvez! et quant à lui, il était fier du nom de citoyen anglais.

76. Lord Henry était aussi indépendant,--oui, et même bien plus que ceux qui ne sont pas payés pour l'être. De même que les soldats enrégimentés et les franches prostituées montrent bien plus d'habileté dans leurs parties respectives, que les troupes irrégulières du carnage ou de la débauche, dont le service n'est pas continu; ainsi les hommes d'état peuvent réclamer l'avantage sur les plébéiens avec autant de raison que les valets de pied sur les mendians.

77. Telles étaient (sauf celles de la dernière stance) les paroles et les pensées de Henry. Je n'en dirai pas davantage, et peut-être en ai-je déjà trop dit; car quel est celui d'entre nous qui n'a vu ou lu les mêmes prétentions à l'indépendance, affichées ou affectées sur ou dans les hustings 403 par le candidat officiel. Je ne m'en occuperai donc plus.--La cloche du dîner a déjà sonné; les grâces 404 sont dites, les grâces que moi-même j'aurais mieux fait de réciter.

Note 403: (retour) Tribune électorale où chacun des candidats au parlement vient lui-même plaider sa cause.
Note 404: (retour) Les grâces d'avant le repas, c'est-à-dire le benedicite.

78. Mais je suis trop en retard, il faut me remettre au courant. Le banquet était somptueux, tel que ceux dont la vieille Albion se glorifie,--comme si la gloire avait quelque chose à démêler avec une fête de gloutons. C'était une solennité publique,--un jour de réception bien nombreuse et bien lourde; des convives en sueur, des plats refroidis, grandes profusions, extrêmes cérémonies, insensible allégresse et contorsions de chaque corps en dehors de sa propre sphère.

79. Les squires n'étaient familiers qu'avec formalités, et milords et miladis montraient une hautaine condescendance. Les valets eux-mêmes--sans pourtant s'être trop compromis en descendant de leurs sublimes emplois ordinaires au service du buffet--ne servaient les plats qu'à contre-cœur; toutefois, ce jour-là; ils craignaient, autant que leurs maîtres, d'offenser personne; car le moindre défaut de politesse pouvait coûter aux valets comme aux maîtres leurs places.

80. On trouvait à table des violens chasseurs et des piqueurs infatigables, dont les chiens n'étaient jamais en défaut, et dont les levriers ne daignaient jamais porter la dent sur un gibier; des tireurs sûrs de leurs coups, véritables Septembriseurs, les premiers à faire lever et les derniers à quitter les pauvres perdrix, trop mal défendues dans les sillons des champs. Il y avait de gras membres de l'église militante, grands preneurs de dîmes et faiseurs de riches mariages; d'autres aussi, qui chantaient moins de psaumes que de chansons à boire.

81. Il y avait plusieurs gros plaisans de campagne--et quelques exilés de la ville, forcés, pour leur malheur, de porter leurs yeux sur des prés et non sur des payés, et de se lever à neuf heures et non plus à onze. Ce même jour, hélas! j'eus la mésaventure d'être placé auprès, de cet accablant fils du ciel, le très-puissant ministre Peter Pith, l'esprit le plus lourd que mes oreilles aient jamais supporté.

82. Je l'avais connu à Londres, dans ses beaux jours, et bien qu'il ne fût encore que vicaire, c'était un excellent convive. Chacun alors applaudissait à ses saillies, quand tout-à-coup le don d'un gras et marécageux bénéfice (ô Providence! que tes voies sont secrètes! jamais on n'eût cru tes dons capables de nous endurcir l'esprit) ne lui laissa plus que le soin de chasser les diables de Lincoln, et de ne rien faire.

83. Auparavant ses saillies étaient des sermons, et ses sermons des saillies; les uns et les autres furent noyés dans les marais, car l'esprit et la fièvre tierce vont assez mal ensemble. Dès-lors plus d'oreilles, plus de plumes avides de recueillir ses joyeux bons mots ou ses heureux lazzis. Le pauvre prêtre se vit réduit au sens commun, et il eut besoin de longs et pénibles efforts pour tirer encore quelquefois d'une épaisse cervelle un lourd éclat de rire.

84. Entre une reine et un mendiant, dit la chanson; il y a une différence, ou du moins il y avait (car nous venons de voir la première la plus indignement traitée des deux, mais laissons les affaires d'état); il y a une différence entre un évêque et un doyen, entre la poterie et la vaisselle plate, entre le beefsteak anglais et le brouet de Lacédémone,--bien que chacun de ces deux plats ait également servi de nourriture à de grands héros;

85. Mais, dans toute la nature, il n'est pas de plus grande opposition que celle qui existe entre la province et la ville. La ville offre des ressources à ceux qui n'en ont pas en eux-mêmes, et dont les pensées et les actions ont toutes pour mobile les calculs de l'ambition ou de l'intérêt personnel;--calculs à la portée de toutes les intelligences.

86. Mais, en avant! Les longs banquets et les nombreux convives font languir les volages amours; tandis qu'un léger repas suffit souvent pour les ranimer. Nous le savons depuis le tems de nos classes, Bacchus et Cérès sont les amis de la vivifiante mère des amours, et c'est pour elle qu'ils ont inventé les truffes et le Champagne: concluons donc que Vénus exige de la tempérance, mais que les jeûnes trop prolongés ne lui conviennent d'aucune façon.

87. Le dîner du jour parut bien long; et Juan qui, distrait et confus de la confusion générale, s'y était placé sans savoir comment, y demeurait immobile et comme cloué sur sa chaise. Malgré le cliquetis des couteaux et des fourchettes, il semblait ne rien entendre autour de lui; jusqu'à ce qu'enfin un de ses voisins vint à exprimer par un grognement le désir (deux fois répété) d'avoir une nageoire de poisson.

88. A la troisième publication de ce ban, Juan revint à lui; et en remarquant le sourire et même la grimace moqueuse des convives, son visage se couvrit d'une extrême rougeur, rien ne confondant un homme d'esprit comme le rire des sots;--sans plus de délai, il fit dans le plat une large incision, et le voisin, avant d'avoir pu modifier sa demande, se trouva en possession de la moitié d'un turbot.

89. La bévue n'était pas malencontreuse, attendu que le postulant était un amateur passionné; mais pour les autres qui se voyaient réduits à se partager un dernier tiers, ils parurent scandalisés,--et certes ce n'était pas sans motif. Ils ne pouvaient concevoir comment lord Henry supportait à sa table un jeune homme aussi absurde; et cet incident, joint à son ignorance du prix de l'avoine au dernier marché, coûta trois voix à notre Amphitryon.

90. Ils ne savaient pas, et quand même, ils s'en seraient peu souciés, que Juan, la nuit précédente, avait vu un spectre, et que cette première visite était peu en harmonie avec une société toute substantielle, toute surchargée de matière, et même tellement matérialisée qu'il n'était pas facile de concevoir comment de pareils corps pouvaient avoir des ames, ou des ames de pareils corps.

91. Mais ce qui le confondit plus que le sourire ou la surprise de tous les squires et squiresses qui s'ébahissaient de son air préoccupé, lui surtout dont on citait la galante vivacité dans les étroites dimensions des cercles de province (car les plus minces incidens de la société de milord devenaient l'aliment des jolis caquets des petites gentilhommières),--

92. C'est qu'il avait surpris les yeux d'Aurora attachés sur les siens, et qu'il avait même cru saisir un léger sourire sur ses joues; or cela le mettait de fort mauvaise humeur. Le sourire des personnes sérieuses est toujours très-significatif; mais celui d'Aurora n'était pas de nature à ranimer l'espérance ou l'amour; il ne permettait même pas de supposer aucune des malicieuses intentions qu'on attribue en pareil cas au sourire des dames.

93. C'était une expression paisible et contemplative, un certain mélange de surprise et de compassion que Juan ne put remarquer sans rougir de dépit, ce qui n'était rien moins que prudent ou raisonnable. N'avait-il pas en effet emporté l'ouvrage le plus avancé de la citadelle, en attirant sur lui les regards curieux d'Aurora?--Juan l'eût parfaitement senti dans un autre instant, mais alors il était encore troublé par le souvenir du nocturne fantôme.

94. Ce qu'il y avait de vraiment inquiétant, c'est qu'elle ne rougit pas à son tour; loin de paraître embarrassée, son maintien fut entièrement le même qu'à l'ordinaire,--froid, sans être sévère;--ses yeux parurent distraits, mais ils ne se baissèrent pas. Cependant, elle devint pâle;--pourquoi?--de tristesse? Je n'en sais rien: son teint n'était jamais très-vif,--il se colorait parfois,--mais de nuances légères,--pures comme les mers profondes sous une atmosphère méridionale.

95. Pour Adeline, elle était ce jour tout à la gloire. Ses yeux, ses attentions, ses complaisances, étaient uniquement pour les consommateurs de poisson, de volaille et de gibier; elle savait, à leur égard, allier parfaitement la dignité à la politesse la plus délicate; et c'est ainsi que doivent en agir (surtout à la fin de la sixième année 405) toutes celles qui veulent obtenir pour leur mari, leurs enfans, leurs connaissances, un sauf-conduit à travers les écueils d'une réélection.

Note 405: (retour) C'est-à-dire au moment du renouvellement septennal de la chambre des communes.

96. Tout cela, il est vrai, était nécessaire et rigoureusement exigé par l'usage.--Mais quand Juan, arrêtant un instant ses yeux sur Adeline, la vit jouer son grand rôle aussi régulièrement que si elle eût exécuté un pas de danse, et ne trahir ses véritables sentimens (de fatigue ou de dédain) que dans quelques regards obliques et dérobés, Juan, dis-je, ne put s'empêcher de douter un peu de la réalité de ses perfections;

97. Tant elle faisait preuve tour à tour, et à l'égard de chaque convive, de cette brillante versatilité que bien des gens confondent avec la sécheresse de cœur. Ils se trompent,--c'est tout simplement ce que nous appelons mobility 406; un effet, non de l'art, mais du caractère, que l'on suppose affecté, parce qu'il semble banal; trompeur, bien qu'il soit plein de franchise; car, certes, il y a de la franchise à se montrer plus vivement impressioné par ce qui touche plus immédiatement 407.

Note 406: (retour) En français, mobilité. Je ne suis pas sûr que mobility soit anglais, mais ce mot exprime une qualité qui semble mieux appartenir aux hommes des autres climats, et qui pourtant n'est nullement étrangère à ceux du nôtre. On peut le définir une excessive susceptibilité d'impressions immédiates auxquelles on cède, sans pourtant perdre de vue le rôle principal que l'on joue; et quoique cette qualité semble souvent précieuse, elle entraîne avec elle bien des peines et des tourmens. (Note de Lord Byron.)
Note 407: (retour) Une femme qui se connaissait parfaitement en faux dehors, Mme de Genlis, a dit aussi: «Les démonstrations de tendresse ne signifient rien de ce qu'elles semblent exprimer, mais presque toujours elles sont prodiguées de bonne foi.» (Mémoires, tome iii.)

98. C'est là ce qui fait vos acteurs, vos actrices, vos romanciers, quelquefois vos héros,--jamais vos sages; mais vos présidens, vos poètes, vos diplomates, tout ce qui suppose de l'esprit plutôt que du génie; la plupart de vos orateurs, et un petit nombre de vos financiers: cependant, il faut l'avouer, dans ces dernières années, nos chanceliers de l'échiquier 408 ont tout fait pour se soustraire aux rigoureuses démonstrations de Cocker 409; et avec leurs figures numériques, ils sont devenus singulièrement figurés 410.

Note 408: (retour) On sait que ce titre répond à celui de ministre, ou mieux encore, surintendant des finances.
Note 409: (retour) C'est le Barème anglais.
Note 410: (retour) And grow quite figurative with their figures. Le mot anglais figure se prend aussi pour chiffre. De là le jeu de mots que j'ai dû conserver.

99. Véritables poètes de l'arithmétique, s'ils ne prouvent pas que deux et deux font cinq, ils parviennent du moins à nous démontrer que quatre ne valent que trois, en calculant d'après ce qu'ils prennent et ce qu'ils se contentent de rendre. Aujourd'hui, grâces à leur habileté, la caisse d'amortissement, cette mer sans fond, et le moins liquidant des liquides, absorbe non pas la dette publique, mais tout ce qu'on vient à lui confier 411.

Note 411: (retour) Ce fut Robert Walpole qui le premier conçut l'idée d'un fonds d'amortissement destiné spécialement à liquider la dette publique, et par conséquent à diminuer progressivement les taxes. Mais lui-même s'empara plusieurs fois de cette caisse pour les besoins du service ordinaire; et depuis ce tenus, en Angleterre, le fonds d'amortissement, toujours grossi et toujours épuisé, n'a servi qu'à favoriser les déprédations ministérielles et les prodigalités royales.

100. Tandis qu'Adeline prodiguait ainsi les airs et les grâces, la belle Fitz-Fulke semblait parfaitement à son aise; trop bien élevée pour éclater au nez des gens, ses yeux bleus et malicieux se contentaient de recueillir les ridicules de toute espèce--ce miel de nos abeilles élégantes--et de les conserver pour en exprimer mille médisantes plaisanteries. Telle était pour le moment sa plus chère occupation.

101. Le jour finit, car il devait avoir une fin; la soirée elle-même se passa,--et le café eut également son tour. On annonce les voitures; les dames se lèvent, font leurs inclinations à la manière des dames de province, et enfin disparaissent; les dociles écuyers suivent promptement ce bon exemple, ils s'acquittent des plus gauches révérences du monde; et s'éloignent, enchantés du dîner de leur hôte, mais surtout de lady Adeline.

102. Les uns louaient sa beauté, et les autres sa grâce parfaite et cette politesse chaleureuse dont l'expression candide de ses traits garantissait la pure sincérité. Oui, certes, elle était bien digne de son haut rang, et personne n'aurait l'idée d'envier son bonheur. Puis venaient les détails de sa toilette:--Quel goût parfait! et comme la simple élégance de sa robe faisait ressortir sa taille avec une curieuse félicité 412.

Note 412: (retour) Curiosa felicitas. (Petronius Arbiter.)

103. Cependant la douce Adeline se rendait digne de tous leurs éloges, et s'indemnisait avec impartialité de ses attentions et de ses caressantes phrases, en prenant pour sujet d'une plus édifiante conversation, la tournure et les traits de chaque convive retiré, leurs familles, leurs relations les plus éloignées; leurs femmes hideuses, leurs personnes et leur toilette horribles, et le cruel arrangement de leurs cheveux.

104. A la vérité ses paroles furent brèves;--et ce fut le reste de la société qui se chargea d'aiguiser l'universelle épigramme: mais cette dernière fut la conséquence de ce qu'Adeline s'était contentée d'indiquer. Semblables aux faibles éloges d'Addisson, ordinairement si accablans, ceux d'Adeline ne servaient qu'à faire éclore les mordantes railleries. Oh! quelle douce tâche que celle de soutenir un ami éloigné! Pour moi, je n'exige de la tendresse des miens qu'une chose, c'est--de ne pas me défendre.

105. Deux personnes seules ne prirent aucune part à cette escarmouche de pénétrantes saillies contre les absens: l'une était Aurora dont le maintien ne cessa pas d'exprimer la bienveillance et la sérénité; et l'autre Juan dont l'usage n'était guère de rester à l'écart quand il fallait rire de quelques paroles ou de quelques figures, et dont le silence semblait annoncer qu'il n'était pas à lui. Vainement entendit-il les autres ricaner et railler, il dédaigna de les aider de la moindre épigramme.

106. Mais il faut dire aussi qu'il avait cru deviner qu'Aurora approuvait son silence: peut-être se méprenait-elle sur les motifs de cette indulgence que nous devons plutôt que nous ne payons aux absens: peut-être ne voulait-elle pas chercher à les connaître. Quoi qu'il en fût, Juan, dont la profonde et silencieuse rêverie semblait l'empêcher de rien observer, remarqua pourtant les regards d'Aurora, et c'était là ce qu'avant tout il désirait obtenir.

107. Du moins le fantôme, en lui imposant un silence de fantôme, lui rendait-il un beau service si, grâces au souvenir de son apparition, il obtenait l'estime qui lui était la plus précieuse du monde. Et, certainement, Aurora avait su ranimer en lui un sentiment qu'il avait déjà plusieurs fois perdu ou fortement compromis; sentiment peut-être idéal, mais tellement divin, que je ne puis m'empêcher de croire à sa réalité;--

108. Je veux parler de cet espoir d'un séjour plus élevé, et d'un tems meilleur; de ces désirs sans bornes, et de cette angélique ignorance de ce qu'on appelle le monde, et le train du monde; de ces momens enfin où un seul regard nous rend plus heureux que toutes les récompenses de gloire et d'ambition qui enflamment le vulgaire, mais ne sont pas capables d'effleurer le cœur qu'un autre sein a le privilège de faire battre!

109. Et qui peut bien avoir de la mémoire, ou avoir eu un cœur, sans payer le tribut de ses regrets δι΄ αἰτιαν ΚυΦερειϗν 413! Son astre, hélas! s'éclipse comme celui de Diane, les rayons remplacent les rayons, comme les années succèdent aux années. Anacréon seul eut le pouvoir d'entourer d'un myrte toujours vert le dard toujours aigu d'Eros 414. Mais en dépit de tous les tours que tu joues à chacun de nous, nous ne cessons jamais de te respecter, alma Venus genitrix!

Note 413: (retour) A la sensuelle Cythérée.
Note 414: (retour) Ερος, l'Amour.

110. Don Juan, à l'heure paisible consacrée à l'oreiller, se retira vers le sien, l'ame remplie de sentimens aussi sublimes que les flots de nuages suspendus entre notre monde et le firmament. C'était pour s'y désoler plutôt que pour y dormir, car au-dessus de sa couche se balançaient des saules et non des pavots. Il commença donc par se livrer à ces douces et cruelles méditations qui bannissent le sommeil, prêtent à rire aux heureux du monde et à pleurer aux jeunes gens.

111. La nuit était semblable à la précédente:

Juan se déshabilla, à l'exception de sa robe de nuit, qui était elle-même un déshabillé. Il se débarrassa de sa veste et de sa culotte; en un mot, il était difficile de se mettre dans un état plus complet de nudité. Cependant, comme il appréhendait son hôte fantastique, il s'assit, l'esprit perdu dans des pensées que comprendraient difficilement ceux qui n'ont jamais eu de pareilles visites, et il attendit que le revenant voulût bien recommencer son manège.

112. Et il n'attendit pas en vain.--Chut! Qui va là? Je vois,--je vois,--non, oh! non,--ce n'est,--pourtant c'est quelque chose! grands dieux! c'est le--le--le--bah! le chat; que le diable l'emporte avec ses pas furtifs! On les prendrait pour les tic-tacs du cœur, ou pour le bout du pied d'une tendre bachelette, qui se rendrait aux lieux d'un premier rendez-vous, et aurait craint d'être trahie par les pudibonds échos de ses souliers.

113. Mais encore! qu'est-ce? Le vent? oh! non;--cette fois, c'est le frère noir lui-même, et sa terrible marche est, comme la nuit précédente, aussi régulière que celle des vers et même plus régulière (si l'on en juge d'après les poésies modernes). C'était donc lui qui, au travers des sublimes ombres de la nuit, tandis que le sommeil planait silencieusement sur la terre, et que le monde était entouré d'une obscurité étoilée comme d'une ceinture parsemée de perles,--venait encore glacer les veines de notre héros.

114. D'abord, son oreille recueille un bruit semblable à celui de doigts mouillés qui se promènent sur l'extrémité d'un verre, et viennent agacer nos dents 415; puis, une légère chute comme celle de la pluie qui, fouettée par un ouragan nocturne, résonne comme un fluide surnaturel. Juan frémit, car une apparition immatérielle n'offre pas grande matière à la plaisanterie, et ceux même dont la foi dans les ames immortelles est la plus vive, ne semblent pas enchantés de jouir du tête-à-tête de ces dernières.

Note 415: (retour) Voyez l'Histoire de l'ame de l'oncle du prince Charles de Saxe, évoquée par Schrœpfer. «Karl,--Karl,--was,--walt wolt mich?» (Charles, Charles! que veux-tu de moi?)

115. Ses yeux étaient-ils bien ouverts?--Oui, et sa bouche de même. C'est un effet de l'étonnement;--en nous rendant muets, il nous force à présenter à l'éloquence une porte immense, comme si elle allait se manifester dans un grand discours. De plus en plus rapprochés, gémissaient des échos effroyables pour un mortel tympan; ses yeux (ai-je déjà dit) étaient ouverts, sa bouche également; quoi donc pouvait encore s'ouvrir?--la porte.

116. Elle s'ouvrit avec un craquement épouvantable, comme celle de l'enfer: «Lasciate ogni speranza, voi ch' entrate,» semblaient gronder les gonds, d'une voix aussi rauque que les vers du Dante ou ceux de cette stance; ou que,--mais ici toutes les expressions sont trop faibles; on sait qu'il suffirait d'une ombre pour jeter un héros dans des transes mortelles;--car qu'est-ce qu'une substance auprès d'un esprit? ou, comment se fait-il donc que la matière frémisse tant de s'en approcher?

117. La porte s'ouvrit dans toute sa largeur, non pas rapidement, mais comme les ailes des mouettes, d'un mouvement lent et précis.--Puis elle se referma, non pas entièrement,--mais restant à demi entr'ouverte, elle projetait de longues ombres dans la salle éclairée par deux flambeaux assez éclatans. Et sur le seuil, ombrageant encore les ombres, se tenait le frère noir, enveloppé de son capuchon solennel.

118. Don Juan fit ce qu'il avait fait la nuit précédente, il tressaillit;--enfin, las de tressaillir, il vint à penser qu'il pourrait bien être la victime d'une illusion, et il rougit de honte à l'idée d'avoir été pris pour dupe. Son esprit intérieur, se réveilla, et mit un frein à son frisson corporel;--car enfin, se disait-il, un corps et une ame doivent lutter avec avantage contre une ame décorporée.

119. Alors sa terreur se convertit en colère, et sa colère en rage; il se lève, s'avance,--le fantôme aussitôt fait retraite; et Juan, devenu plus avide de découvrir la vérité, le suit avec empressement; ses veines se raniment, elles s'échauffent, il veut à toutes forces débrouiller ce mystère au risque de perdre la vie; le fantôme, de son côté, s'arrête, menace, s'éloigne encore, gagne la vieille muraille, et y demeure immobile.

120. Juan étendit un bras.--Puissances éternelles! il ne touche ni ame ni corps; mais la muraille, sur laquelle les rayons de la lune venaient tomber en pluie d'argent et nuancer tous les ornemens de la galerie. Il pâlit de nouveau, comme le fera toujours le plus brave des hommes, quand il ne peut déterminer ce qui cause sa pâleur. Chose singulière! que la non-entité d'un seul farfadet puisse nous glacer de plus de crainte que l'identité de toute une armée 416!

Note 416: (retour) Voyez la note du chant xv, Strophe 96.

121. Cependant l'ombre n'avait pas disparu; ses yeux bleus brillaient même bien vivement pour des yeux de fantôme. La tombe avait encore épargné quelque chose de plus précieux, c'était une respiration, la plus douce qui fût au monde. Une tresse tombée laissait deviner qu'il avait eu jadis de beaux cheveux; et la lune sortant d'un gris nuage, et traversant une extérieure guirlande de lierre, vint tout-à-coup éclairer des lèvres vermeilles dans lesquelles étaient enchâssées deux rangs de petites perles.

122. Juan, toujours inquiet, mais cependant curieux, étendit son autre bras;--merveille sur merveille! il presse une taille droite, mais animée d'une douce chaleur; il sent quelque chose battre comme un cœur palpitant, et il n'a pas de peine à reconnaître que son coup-d'œil l'avait grossièrement trompé, en lui faisant toucher le mur au lieu de ce qu'il cherchait.

123. Quant au revenant, si revenant il y avait, il semblait l'ame la plus douce que jamais scapulaire eût renfermée; les gracieuses fossettes d'un menton, l'ivoire d'un cou charmant; semblaient même annoncer une créature formée d'os et de chair. Bientôt tombèrent le froc noir et le sinistre capuchon; et qui jamais, hélas! l'eût pensé!--ils révélèrent, dans un complet, délicat et voluptueux ensemble, l'espiègle fantôme de sa grâce--Fitz-Fulke!



FIN DU SEIZIÈME ET DERNIER CHANT 417.



Note 417: (retour) Là ne devait pas s'arrêter le poème: le capitaine Medwin nous a mis dans la confidence du plan complet de Don Juan. La conversation qu'il eut avec Byron, et que nous allons transcrire, eut lieu avant que le sixième chant ne fût commencé.

«On me conseille de faire un poème épique, et vous me dites que je ne laisserai pas un seul grand poème. J'imagine que par grand, vous entendez un long et lourd poème: s'il vous faut absolument une épopée, voilà Don Juan. C'en est une dans l'esprit de notre siècle, comme l'Iliade dans celui du siècle d'Homère. Dès le premier chant de Don Juan, vous avez une Hélène. Je ferai de mon héros un véritable Achille dans les combats, un homme qui pourra moucher une bougie trois fois de suite au pistolet: du reste, vous pouvez y compter, ma morale sera pure; le docteur Johnson lui-même ne pourrait y trouver un mot à redire.

«J'ai laissé Don Juan dans le sérail. Je rendrai une des favorites du Grand-Seigneur, une sultane, amoureuse de mon héros: elle l'enlèvera et ils s'enfuiront ensemble de Constantinople. Ces enlèvemens ne sont pas sans exemple, et sont plus naturels qu'ils ne semblent au premier abord. Ils arrivent sans accident en Russie, où, si la passion de Don Juan se refroidit et qu'il ne sache que faire de la dame, je la fais mourir de la peste..... Comme notre héros ne peut pas se passer de maîtresse, il devient lui-même masculine favorite de la grande Catherine, et, quand il aura été mis hors de combat, je l'enverrai en Angleterre, en qualité d'ambassadeur de la Czarine. Parmi les gens de sa suite, il y aura une jeune fille délivrée par lui dans une de ses campagnes, qui sera amoureuse de lui, et qu'il n'aimera pas.

«Vous voyez que je suis fidèle à la nature, en faisant faire aux femmes les premières avances. Je présenterai ensuite un tableau de la vie des Anglais à la ville et à la campagne, ce qui prêtera à une description de nos mœurs, de nos usages, de notre manière de vivre, de l'aspect de nos paysages, etc. Je ne ferai de Juan ni un dandy à Londres ni un chasseur de renards à la campagne. Il aura des difficultés de toute espèce à vaincre, et finira sa carrière en France. Le pauvre Juan sera guillotiné dans le cours de la révolution française! Le poème aura vingt-quatre chants, le nombre requis. Il y aura des épisodes; il y en aura d'innombrables, et mon imagination, féconde ou non, inventera la machine. Si ce n'est pas là un poème épique selon les strictes règles d'Aristote; je ne sais pas ce que c'est qu'un poème épique.»

Selon les strictes règles d'Aristote, c'est ce qu'il serait très-facile de contester. Ce fameux critique dit bien, il est vrai, que l'épopée diffère de la tragédie en ce qu'elle peut embrasser un tems illimité; mais il a soin de louer Homère d'avoir réduit son poème au récit d'un seul épisode de la guerre de Troie; et dans un autre endroit il définit l'épopée l'imitation du beau par le discours. Or, Don Juan est, non pas l'imitation exclusive du beau, mais la représentation dramatique et comico-satirique des mœurs de notre siècle; en conséquence, au nom des législateurs du Parnasse, défense à lui de plus, à l'avenir, affecter le titre de poème épique.

A proprement parler, le Don Juan est dépourvu de plan: c'est une réunion; ou, pour ainsi dire, une macédoine de tableaux gracieux, sombres et attendrissans, de récits bouffons et sérieux, de réflexions tristes et badines. Peinture vivante de la société, il en offre la mobilité, l'inconsistance, les variétés presque infinies. L'auteur y perd à chaque instant le fil de son récit, pour suivre les rêveries de sa riche imagination; il se plaît à changer le caractère de nos émotions, à mesure qu'il les a lui-même fait naître: mais, chose singulière, ce défaut de plan est l'un des mérites du poème, et c'est là surtout ce qui le ferait relire cent fois avec un charme, un plaisir toujours nouveaux.

Cependant, il en est de Don Juan comme des Essais de Montaigne, du Gargantua de Rabelais, ou du Tristram-Shandy de Sterne. Le symétrique Condillac reprochait à Montaigne son allure franche et désordonnée; M. l'abbé Duviquet, de nos jours, en est encore à concevoir le mérite de Sterne; et combien de critiques estimés n'ont jamais senti le sel vraiment attique et l'originalité délicieuse de Rabelais! Comme eux, Don Juan aura ses dépréciateurs sincères: ceux qui n'estiment une composition littéraire qu'en raison de la régularité de chacune de ses parties; ceux qui veulent retrouver le compas aristotélique dans la satire et le poème badin, comme dans l'ode et l'épopée, ne goûteront jamais les saillies de Don Juan: leur recorder les différens mérites de ce poème, ce serait parler de Shakspeare à M. de Jouy 417a, de Dante à M. Dureau-Delamalle 417b, et de Châteaubriand à M. Genou 417c. Contentons-nous d'avouer de bonne grâce avec les lecteurs dont les préjugés littéraires ont de moins profondes racines, que le Don Juan a effectivement les défauts de Montaigne, de Rabelais ou de Sterne; mais qu'il réunit aussi plusieurs de leurs beautés, comme la spirituelle brusquerie d'expression, la franchise et l'indépendance de style, l'originalité, la vigueur et les grâces de la pensée. De plus, Lord Byron a déployé, dans le cours de son poème, une foule d'autres mérites qui lui sont propres, et qu'il serait difficile de lui contester. Essayons d'en rappeler quelques-uns, et parlons d'abord des personnages que l'auteur y fait agir.

Celui de Don Juan est presque toujours d'un intérêt secondaire: on peut le comparer au héros principal d'un roman de W. Scott. Autour de lui viennent se grouper mille figures des plus diverses nuances, mais ce n'est pas ordinairement pour lui que le lecteur se passionne, et il est même souvent tenté de lui reprocher son extrême inconstance. Comment, en effet, perd-il si promptement le souvenir de ses maîtresses? Ces charmantes créatures que notre imagination ne peut bannir de ses rêveries, comment peuvent-elles être sitôt remplacées dans son cœur? Un seul mot suffit pour justifier le poète: sans l'extrême mobilité des impressions du héros principal, mobilité qui, du reste, n'est pas sans exemple dans le monde, aurait-il pu nous transporter tour à tour dans une île de la Grèce, dans le sérail, sur un champ de bataille, à la cour et au sein de la grande société anglaise? aurait-il pu tracer la peinture du monde tel qu'il est? Or, c'était là le véritable, l'unique plan de son ouvrage.

Don Juan est un second Alcibiade; il sait aimer, se battre, supporter tous les genres de privations, se livrer à tous les raffinemens de la mollesse, parler en homme libre et en diplomate, agir en héros, en courtisan, en homme du monde. Cette inconstance même qu'on a tant de peine à lui pardonner semblerait en elle-même fort excusable, si les divers objets de ses amours avaient moins de charmes, s'ils n'étaient pas dessinés par Lord Byron. En effet, ce n'est pas lui qui abandonne volontairement Julia, Haïdée ou Gulleyaz; c'est la nécessité qui l'arrache malgré lui, et tour à tour à chacune d'elles. Si le poète eût fait mourir de chagrin son héros quelques jours après son départ de Séville, ou s'il eût profité de ce premier malheur pour le transformer en peregrin d'amore, les ames tendres et fidèles eussent sans doute applaudi à sa mort ou à sa mélancolie: mais nous n'aurions à louer, dans le poème, que ce que nous admirons dans le Childe Harold.

La première fois qu'on lit le Don Juan on est tenté de lui reprocher ce qu'on ne manque pas, la seconde fois, de relire avec un vif plaisir: je veux parler des continuelles digressions, des rêveries, des plaisanteries ordinairement fines et quelquefois vulgaires du poète; mais ces prétendus défauts, on le concevra sans peine, sont surtout insupportables dans une traduction, fût-elle excellente, car, presque toujours, la meilleure épigramme perd, en passant dans une autre langue, tout le sel qu'elle avait dans l'original. Quoi qu'il en soit, ces mille interruptions n'empêchent pas que le Don Juan ne renferme autant et plus d'événemens et de situations dramatiques qu'aucun autre poème du monde; et la raison en est simple: il se présente à nous débarrassé des entraves que la routine avait jusqu'alors consacrées.

De toutes ses héroïnes, Haïdée est la seule dont l'histoire soit achevée, et quant aux autres, elles n'apparaissent que pour un instant devant nous: cependant, malgré leur brusque et successive disparition, je ne sais trop quels nouveaux coups de pinceau laissent à désirer les portraits d'Inès, de José, d'Alfonso, de Julia, de Pedrillo, d'Haïdée, de Lambro, de Gulleyaz, de Johnson, de Souwarow, de Catherine, de Leila, de lord Henry; d'Aurora Raby et de la duchesse de Fitz-Fulke. Tous ces caractères sont autant d'excellentes études pour les auteurs comiques et tragiques. Quel parti ne pourrait-on pas, en effet, tirer de cette sage et prude Inès, possédant le plus grand de tous les défauts, celui de n'en point avoir; de cette coupable et pourtant adorable Julia, égarée par les illusions de l'amour platonique, priant la Vierge Marie d'éloigner Don Juan, et ne craignant rien tant que l'efficacité de ses prières; nous faisant tour à tour détester son éloquente dissimulation, et déplorer ses sentimentales infortunes? Mais le mérite du premier et même du second chant disparaissent devant les ravissantes peintures du troisième et du quatrième, et je n'hésite pas à regarder Haïdée comme le chef-d'œuvre d'un homme qui n'a fait en pareil genre que des chefs-d'œuvre. Avec quel art merveilleux il a su fondre dans ce portrait les plus pures couleurs de la terre et des cieux! que de grâces, que d'idéal dans la vierge des îles! Jamais prêtre, mère, amant ou amie, n'avait donne à ses premiers sentimens une direction étrangère: seulement elle rêvait quelquefois d'une certaine chose faite pour être aimée, pour être pressée sur son cœur, et le souvenir de ces nocturnes visions troublait ses naïves pensées, quand, pâle et mourant, Juan se présente à ses yeux, est par elle rappelé à la vie, à la santé, à l'amour; c'est la peinture de cet amour que le seul Byron pouvait peut-être dignement tracer. Nos poètes classiques 417d n'auraient pas manqué, en pareil cas, de feuilleter leur Milton, leur Bernardin de Saint-Pierre, leur Chateaubriand. Byron a préféré marcher seul dans un chemin depuis long-tems frayé: son Haïdée n'emprunte rien à personne. Ce n'est pas Ève, Alzire, Virginie ou Atala; c'est mieux que tout cela encore; c'est Haïdée.

Il n'y a qu'un avis sur les beautés du premier ordre que présentent la fameuse description du naufrage de Don Juan et celle de la prise d'Ismaïl: nous ne nous y arrêterons pas. La dernière partie du poème, que Lord Byron a peut-être le plus travaillée, est sans contredit celle qui a le moins de charmes pour la plupart des lecteurs. On éprouve, en effet, un véritable désappointement en descendant de ces larges et magnifiques peintures d'un sérail, d'une bataille et d'une cour, au minutieux inventaire des ridicules prétentions et des méprisables vanités qui décorent les grands salons de Londres. Une foule de nuances satiriques échappent nécessairement à l'œil du lecteur français, et peut-être ici Byron mérite-t-il un reproche dont personne n'a su mieux que lui se garantir ailleurs; il écrit trop pour les Anglais: préoccupé du désir de faire la satire de ses hypocrites et maussades compatriotes, il s'adresse moins alors à l'imagination et à l'intelligence des autres nations.

Il en résulte que pour apprécier parfaitement l'amertume et la vérité de ses boutades satiriques, il faudrait étudier préalablement la scène sur laquelle le poète nous a transportés. Si Lord Byron eût, comme il en avait le projet, conduit en France son héros, les défauts que nous venons de signaler se seraient peut-être métamorphosés en véritables beautés. Le tableau des mœurs françaises dans les derniers jours de la monarchie, et dans les premiers de la république, eussent sans doute formé un piquant contraste avec celles de l'Angleterre à la même époque. Malheureusement, Lord Byron n'a pu terminer son plus étonnant ouvrage: nous devons nous contenter de rappeler que les imperfections que nous venons de signaler sont encore, dans ces derniers chants, rachetées par une foule de beautés du premier ordre. Telles sont les descriptions d'un rout, de la vie de Juan à Londres et de son voyage à la campagne; l'éloge de l'avarice, la critique du Don Quichotte, et enfin l'histoire des revenans, qui termine le seizième chant.

Note 417a: (retour) Auteur de Bélisaire et de Tippoo.
Note 417b: (retour) Auteur de Bayard, poème épique.
Note 417c: (retour) Gazetier incorruptible.
Note 417d: (retour) J'appelle poète classique celui dont le métier est de donner à la pensée des autres la forme poétique; ainsi, MM. Delavigne ou Delamartine sont également des poètes classiques, lorsqu'ils copient, soit Lord Byron, soit M. de Chateaubriand. Quant à ceux qui, en faisant des vers, obéissent à leurs propres inspirations, ce ne sont pas des poètes romantiques, mais tout simplement des poètes.

FIN DE DON JUAN.




LES

POÈTES ANGLAIS

ET

LES JOURNALISTES ÉCOSSAIS.

SATIRE.

«J'aimerais mieux être un petit chat, et
miauler, que d'être l'un de ces fabricans
de ballades.»

(Shakspeare.)

«Nous avons de ces poètes déhontés, et
cependant il est vrai de dire que nous avons
de même des critiques aussi fous et aussi
dépraves.»

(Pope.)




















EXTRAIT

DE LA REVUE D'EDIMBOURG.

N° 22. (Janvier 1808) 418

Note 418: (retour) Il faut avoir lu cet article pour bien comprendre la satire des Poètes anglais et des Journalistes écossais; c'est ce qui nous a décidé à le traduire en forme d'avant-propos.

Les Heures d'oisiveté, recueil de poésies originales ou traduites, par Georges Gordon, Lord Byron, mineur; in-8° de 200 pages.--Newark, 1807.

Les poésies de ce jeune lord appartiennent à cette classe que ni les dieux ni les hommes ne peuvent, dit-on, supporter. Nous ne nous rappelons pas que dans aucun recueil de vers nous en ayons rencontré si peu qui s'éloignent de l'exacte médiocrité. Comme une eau stagnante dans les bas-fonds, les effusions de sa muse ne sauraient s'élever au-dessus, ou tomber au-dessous d'un niveau désespérant. Le noble lord a grand soin de plaider sa minorité comme circonstance atténuante de sa faute; nous voyons sa qualité de mineur sur le titre, nous la retrouvons à la dernière page, elle s'accole à son nom, c'est une partie favorite de sa signature. On la fait fortement sonner dans la préface, c'est une particularité qu'on ne perd de vue dans aucun des poèmes, puisqu'on y prend soin d'indiquer, par des dates précises, l'âge auquel ils ont été composés. Cependant la loi nous paraît claire sur ce fait de minorité; il peut sans doute être utile au défendeur, mais le demandeur ne peut en aucun cas s'en faire un moyen à l'appui de ses prétentions. Ainsi, si un procès était intenté à Lord Byron, afin de le forcer à présenter en cour une certaine quantité de poésies, si un jugement à cet effet était obtenu contre lui, il est très-probable, qu'on ne le regarderait pas comme ayant satisfait à l'arrêt, s'il voulait passer, comme poésies, les pièces contenues dans ce volume. C'est alors qu'il pourrait plaider la circonstance de sa minorité; mais, comme dans l'espèce c'est lui qui vient volontairement nous offrir sa marchandise, si elle ne se débite pas bien sur le marché, il ne saurait arguer de sa qualité de mineur pour nous forcer à lui en payer le prix en bons éloges au cours du jour. C'est ainsi que nous envisageons la question, et c'est dans ce sens, oserons-nous ajouter qu'elle sera jugée.

Peut-être, cependant, ne nous parle-t-il tant de sa jeunesse, que pour augmenter notre admiration; et non pour désarmer notre critique. Peut-être veut-il nous dire: «Voyez comme un mineur peut écrire! Cette pièce de poésie a été composée par un jeune homme de dix-huit ans, et cette autre par un jeune homme de seize!» Malheureusement nous nous rappelons toutes les poésies de Cowley à dix ans et celles de Pope à douze, et, loin d'être surpris qu'un jeune homme puisse écrire de mauvais vers, depuis son entrée au collège jusqu'à sa sortie, nous sommes persuadés que cela n'a rien que de très-ordinaire, que c'est le cas de neuf hommes sur dix, élevés en Angleterre, et que le dixième écrit encore mieux que Lord Byron.

Notre auteur a l'air de ne citer, qu'en y renonçant, les autres droits qu'il pourrait avoir au privilége de l'indulgence. Toutefois il fait de fréquentes allusions à sa famille et à ses ancêtres, tantôt dans le texte, tantôt dans les notes; tout en rejetant l'idée que son rang social lui en donne aucun au Parnasse, il a soin de nous rappeler ce mot de Johnson, que «quand un lord se présente comme auteur, son mérite doit être généreusement récompensé.» C'est en vérité cette considération qui nous a portés à donner place, dans cette revue, aux poésies de Lord Byron, jointe au désir de lui conseiller d'abandonner la poésie, et de faire un usage plus avantageux de ses grands talens et de l'heureuse position qu'il occupe dans le monde.

Dans ce but, nous lui demanderons la permission de l'assurer bien sérieusement, que la rime placée au bout du vers, précédée d'un certain nombre de pieds, même quand (ce qui n'est que rarement le cas chez lui) ces pieds seraient scandés régulièrement et scrupuleusement comptés sur les doigts, ne compose pas encore tout l'art de la poésie. Nous le supplierions de croire qu'un peu de vivacité, qu'un peu d'imagination, sont nécessaires pour constituer un poète, et que, pour être lu aujourd'hui, un poème doit, au moins, contenir une idée, soit un peu différente de celles des poètes qui ont écrit avant nous, soit différemment exprimée. Nous en appelons à sa bonne foi; y a-t-il rien qui mérite le nom de poésie dans les vers suivans, écrits en 1806? et si un jeune homme de dix-huit ans a cru devoir dire des choses si peu intéressantes à ses aïeux, un jeune homme de dix-neuf eût-il dû les publier?

Ombres de héros! adieu! Votre descendant, prêt à quitter l'antique demeure de ses pères, vous adresse ses adieux! Dans sa patrie ou hors de son pays, il retrouvera un nouveau courage, en pensant à la gloire et à vous.

Quoiqu'une larme humecte ses yeux à cette triste séparation, c'est la nature et non la crainte qui excite ses regrets; il s'en va au loin, guidé par une noble émulation; jamais il n'oubliera la gloire de ses ancêtres.

Il jure qu'il chérira toujours votre renommée et votre mémoire; il jure qu'il ne ternira jamais votre nom; il vivra comme vous, ou il périra comme vous; puisse à son dernier jour sa cendre être réunie à la vôtre!

Maintenant nous affirmons positivement qu'il n'y a rien de meilleur que ces stances dans tout le volume du noble mineur.

Lord Byron devrait aussi se donner de garde d'essayer les sujets que les plus grands poètes ont traités avant lui, car les comparaisons (il peut l'avoir vu dans les exemples de son maître d'écriture) sont toujours odieuses. L'ode de Gray, sur le collége d'Éton, aurait dû le détourner de nous donner les dix stances boiteuses qu'il a intitulées: Sur une vue éloignée du village et du collége d'Harrow:

Quand l'imagination se plaît encore à retracer la ressemblance de nos camarades, et des compagnons de nos premiers plaisirs, de nos premières peines, combien elle me flatte, cette ressemblance de chacun de vous, que je garde en mon cœur, quoique sans espoir certain de vous revoir un jour!

De même, les excellens vers de M. Rogers, sur une larme, auraient dû avertir le noble auteur d'abandonner ce sujet, et nous auraient sauvé une douzaine de stances de la force des deux suivantes:

Faibles mortels que nous sommes, l'ardeur seule de la charité ôte à notre âme sa barbarie, la compassion l'émeut, quand la charité est touchée, et son sentiment se manifeste par une larme.

L'homme condamné à naviguer, à braver la fureur des vents, à se frayer un chemin à travers l'Océan, lorsqu'il jette un coup d'oeil sur ces flots qui peut-être seront son tombeau, laisse échapper une brûlante larme.

Nous en dirons autant des sujets où les grands poètes avaient échoué avant lui. Ainsi, nous ne pensons pas que Lord Byron, encore mineur, dût essayer de traduire l'invocation d'Adrien à son ame, quand Pope n'y avait que si médiocrement réussi. Cependant si le lecteur se trouvait d'opinion différente, voici la nouvelle traduction:

Oh! mon ame, si douce, si incertaine, si passagère, amie, associée de mon limon, née pour je ne sais quelles régions inconnues, où diriges-tu ta course lointaine! tu n'as plus ta gaieté habituelle, tu es pâle, sans joies, abandonnée.

Quoi qu'il en soit, nous craignons que Lord Byron n'ait un goût particulier pour les traductions et les imitations. Il nous en donne de tous les genres, depuis Anacréon jusqu'à Ossian, et, à ne les considérer que comme des devoirs de classe, elles sont assez passables; mais alors pourquoi les imprimer, quand leur tems est passé et qu'elles ont rempli leur but? Pourquoi appeler traduction ce qui se trouve page..., quand deux mots de l'original (ϑελω λεγειν) y sont délayés en quatre vers, et ce passage (page...) où µεσανυκοιϛ ποθ'ὡραιϛ est rendu par six vers boiteux? Nous ne sommes pas juges compétens de ses poésies ossianiques; nous sommes si peu versés dans ce genre de composition, que nous craindrions d'attaquer ce qui appartient à Macpherson lui-même, en essayant d'émettre une opinion sur les rapsodies de Lord Byron. Si donc ce commencement d'un chant des poètes est de sa seigneurie, nous nous permettrons de ne l'approuver pas, si tant est que nous le comprenions: «Quelle est cette forme qui s'élève au milieu des nuages rugissans, et dont l'ombre noire brille sur le torrent rougeâtre des tempêtes? Sa voix roule, portée par le tonnerre; c'est Orla, le brun chef d'Octhona. Il était, etc.» Après avoir arrêté ce brun chef quelque tems, les bardes lui donnent avis de «lever ses beaux cheveux,» puis de «les épandre sur l'arc-en-ciel,» et enfin de «sourire à travers les larmes de la tempête.» Nous avons au moins neuf pages de ce genre; nous oserons nous aventurer assez loin en leur faveur, pour dire qu'elles ressemblent beaucoup à du vrai Macpherson, et nous assurons positivement, qu'elles sont presque aussi stupides et presque aussi ennuyeuses.

C'est une sorte de privilège pour les poètes que l'égoïsme, mais ils devraient en user et non en abuser. Un poète en particulier qui se pique, quoique à l'âge un peu mûr de dix-neuf ans, d'être un poète-enfant, ne devrait pas savoir, ou du moins ne devrait pas faire voir qu'il sait tant de choses sur ses nobles aïeux. Outre le poème déjà cité sur l'antique demeure des Byron, nous en avons un autre de onze pages, sur le même sujet, précédé d'un avertissement où l'auteur nous apprend qu'en vérité il n'avait nulle intention de le publier, mais que les instances particulières de quelques amis, etc., etc. Cette pièce se termine par cinq stances sur lui-même, noble et dernier rejeton d'une illustre race. Il n'est pas mal question encore de ses aïeux maternels dans son poème sur Lachin y Gair, montagnes où il a passé une partie de sa jeunesse, et où il aurait pu apprendre que pibroch 419 n'est pas synonyme de baypipe, non plus que duo ne l'est de violon.

Note 419: (retour) On appelle pibroch en général un air martial destiné à rassembler les clans et à les conduire au combat. Baypipe est l'instrument sur lequel les airs de cette nature sont joués; il revient absolument à notre cornemuse.

L'auteur ayant consacré une portion si considérable de son livre à immortaliser l'emploi de son tems à l'école et au collége, nous ne pouvons prendre congé de lui sans soumettre au lecteur un exemple de ses confidences ingénieuses. Dans une ode intitulée Granta, ode ornée d'une épigraphe grecque, on trouve ces magnifiques stances:

Là, dans des appartemens petits et humides, le candidat aux prix de colléges s'assied la nuit près de sa lampe solitaire, se couche tard, et se lève matin.

Il lit des quantités fautives dans Sele, se tourmente sur un triangle difficile, se prive de plusieurs repas qui lui seraient si utiles, condamné à s'occuper d'une latinité barbare.

Renonçant aux pages qui pourraient lui plaire dans les historiens, il préfère aux écrits des moralistes le carré de l'hypothénuse. Toutefois ces occupations innocentes ne nuisent qu'au malheureux écolier qui s'y adonne, si nous les comparons à d'autres récréations auxquelles les imprudens se réunissent pour se livrer.

Nous sommes fâchés d'avoir, sur la psalmodie collégiale, des détails aussi peu satisfaisans que ceux renfermés dans ces deux stances d'un style vraiment attique:

A peine notre chœur pourrait-il être excusé, comme une troupe de débutans dans ce genre; mais quelle indulgence doit-on avoir pour les croassemens de vieux pécheurs comme nous?

Si David, après avoir terminé ses psaumes, les eût entendu chanter par de tels fous, jamais il ne les eût laissé venir jusqu'à nous, mais il les eût déchirés dans sa juste fureur.

Quelque jugement que l'on porte sur les poésies du noble mineur, il paraît qu'il faut les prendre telles qu'elles sont, et nous en contenter, car ce sont les dernières que nous aurons jamais de lui. Il n'est tout au plus, dit-il lui-même, qu'un étranger dans les bosquets du Parnasse; il n'a jamais vécu dans un grenier, comme les poètes-nés, et quoiqu'il ait erré autrefois sans souci dans les montagnes de l'Écosse, il n'a pas, depuis long-tems, joui de cet avantage. De plus, il n'attend nul profit de cette publication, quel que soit son succès ou sa chute; il est très-improbable, d'après sa position et les devoirs qu'elle va lui imposer, qu'il condescende de nouveau à se faire auteur. Nous devons donc prendre ce qu'on nous donne et remercier. Quel droit avons-nous, nous autres pauvres diables, d'être si difficiles? Ne devons-nous pas nous tenir tout contens et tout aises d'avoir obtenu quelque chose d'un homme du rang de sa seigneurie, qui n'habite pas un grenier, mais qui règne en souverain dans la noble abbaye de Newsteadt. Encore une fois, soyons reconnaissans; appelons, avec l'honnête Sancho, les bénédictions de Dieu sur le bienfaiteur, et n'allons pas regarder de trop près la bouche du cheval qui nous est donné.




PRÉFACE

DE LA SECONDE ÉDITION.


Tous mes amis, lettrés ou non, m'ont conjuré de ne point publier cette satire avec mon nom. Si j'étais susceptible d'être détourné du chemin que je me suis tracé, par des sophismes et les boulettes de papier de l'imagination, je me serais rendu à leur désir; mais je ne suis point homme à me laisser effrayer par des injures, ou à trembler devant des journalistes armés ou sans armes. Je puis dire, en conscience, que je n'ai attaqué personnellement aucun homme qui n'ait auparavant pris l'offensive contre moi. Les ouvrages des auteurs sont la propriété du public; celui qui achète a le droit de juger et de publier son opinion, si cela lui convient, et les auteurs dont j'ai parlé peuvent en user à mon égard comme je l'ai fait au leur: ils réussiront mieux, j'en suis sûr, à prouver que mes ouvrages sont mauvais, qu'à corriger leurs propres productions; et mon intention n'a pas été de prouver que j'écrivisse bien, mais de forcer les autres à écrire mieux, s'il est possible.

Ce poème ayant réussi au-delà de mes espérances, je me suis efforcé de faire dans cette édition quelques additions et quelques corrections pour le rendre moins indigne du public.

Dans la première édition de cette satire, publiée sans nom d'auteur, j'avais, au sujet du Pope de Bowles, inséré quatorze vers d'un homme d'esprit de mes amis, qui a maintenant sous presse un volume de poésies. Ces quatorze vers ont été effacés et remplacés, dans cette nouvelle édition, par d'autres de mon propre crû; ma seule raison en cela, et j'espère que chacun penserait de même en pareil cas, c'est que je suis déterminé à ne rien publier avec mon nom qui ne soit entièrement et exclusivement de ma composition.

Quant aux talens réels des poètes dont les ouvrages sont cités, ou auxquels il est fait allusion dans les pages suivantes, l'auteur espère qu'il sera généralement d'accord avec la majorité du public éclairé, quoique, comme d'autres sectaires, chacun de ces écrivains ait son petit cercle de prosélytes qui exagèrent son mérite, dissimulent ses défauts et reçoivent sans examen, avec un empressement respectueux, tout ce qui tombe de sa plume. Mais le génie dont sont incontestablement doués quelques-uns des écrivains censurés ici ne fait que rendre plus déplorable la prostitution de leur beau talent. On doit avoir pitié de la sottise impuissante, on peut tout au plus en rire avant que de l'oublier, mais de grandes et réelles facultés dont on abuse doivent être décidément gourmandées. Personne plus que l'auteur n'eût désiré voir quelque écrivain habile et connu se charger de les exposer à la vindicte publique; mais Gifford consacre tous ses momens à son édition de Massinger, et, en l'absence d'un médecin véritable, un chirurgien de campagne peut donner une ordonnance pour empêcher la propagation d'une épidémie dangereuse, pourvu; toutefois, qu'il n'ait point recours au charlatanisme. Nous offrons ici un caustique, car il ne faut pas moins qu'une cautérisation vive pour sauver tant de patiens atteints de la déplorable rage de rimer. Quant aux journalistes de la Revue d'Édimbourg, il faudrait un autre Hercule pour triompher de cette hydre nouvelle, et l'auteur, dût-il s'en écorcher un peu la main, sortirait content du combat, s'il parvenait simplement à briser une des têtes du serpent.




LES

POÈTES ANGLAIS

ET

LES JOURNALISTES ÉCOSSAIS.

SATIRE.


Suis-je pour toujours condamné au rôle d'auditeur 420? Fitzgerald 421 viendra d'une voix enrouée brailler ses vers ridicules dans la grande salle d'une taverne, et moi je ne chanterai pas, de peur que peut-être les journalistes écossais ne m'appellent écrivassier, et ne condamnent mes vers? Rimons! bon ou mauvais, je veux publier quelque chose: je prends les sots pour mon sujet; la muse de la satire dictera mes accens.

Note 420: (retour) Imitation.

«Semper ego auditor tantum? Numquamne reponam

Vexatus toties rauci Theseide Codri

(Juvenal, sat. i.)

Note 421: (retour) Me. Fitzgerald, plaisamment surnommé par W. Cobbett le poète de la petite bière, inflige le tribut annuel de ses vers au Litterary Sund; non content de les écrire, il les déclame ridiculement en personne, quand la compagnie a pris une quantité de mauvais porter suffisante pour lui permettre de supporter l'opération. (Note de Lord Byron.)

Oh! toi, le plus noble don de la nature, plume de mon oie grise! esclave de mes pensées, servante obéissante de ma volonté, arrachée à l'aile maternelle pour devenir un puissant instrument entre les mains de bien petits hommes! plume, prédestinée à aider l'enfantement laborieux du cerveau, quand il travaille péniblement plein de prose et de vers; quoique les nymphes te négligent, que les critiques puissent se moquer de ce qui fait la consolation des amans et l'orgueil des auteurs, combien de beaux-esprits, combien de poètes n'élèves-tu pas tous les jours! Condamnée à être à la fin complètement oubliée avec les pages que tu as tracées, que ton usage est fréquent! que tes honneurs sont petits! Mais toi, du moins, toi ma propre plume, que je quittai naguère, que je reprends aujourd'hui, comme la plume d'Hamet 422, quand notre tâche sera accomplie, tu jouiras d'un honorable repos; et quand bien même d'autres pourraient te mépriser, tu me seras toujours chère! Prenons donc aujourd'hui notre essor; notre sujet n'est point banal, ce ne sont point des visions orientales, des rêves fantastiques qui m'inspirent. Quoique hérissée d'épines, la route que nous devons suivre est belle et large; que nos vers soient faciles, qu'ils coulent et s'enchaînent doucement!

Note 422: (retour) Cid Hamet Benengeli promet le repos à sa plume dans le dernier chapitre de Don Quichotte. Oh! plût à Dieu que tant de gentlemen qui multiplient aujourd'hui les volumes suivissent l'exemple de Cid Hamet Benengeli! (Note de Lord Byron.)

Quand le vice triomphant exerce un empire souverain, qu'esclaves volontaires les hommes lui obéissent pendant toute leur vie; quand le plaisir 423, si souvent l'avant-coureur du crime, déploie ses magasins variés pour flatter les goûts du jour; quand les fripons et les sots s'unissent pour dominer; quand la justice boite et que le bon droit commence à chanceler; même alors les plus hardis redoutent les rires moqueurs du public; craignant la honte, et ne connaissant point d'autres craintes; pâlissant devant le ridicule et non devant les lois, ils évitent du moins le scandale du crime, sinon le crime lui-même.

Note 423: (retour) On a peine à concevoir le singulier contresens qui se trouve dans la première traduction, d'autant plus que le mot faith substitué dans le texte au mot folly, détruirait la mesure, et que par conséquent il n'y aurait plus de vers.

Telle est la puissance de la satire! Mais il ne m'appartient point d'en lancer les traits; les vices de notre siècle demandent un glaive mieux aiguisé, une main plus vigoureuse. Cependant il est des folies auxquelles je puis donner la chasse et trouver encore du plaisir à la poursuite. Riez quand je ris, je n'ambitionne pas d'autre gloire. La partie commence, les mauvais écrivains sont mon gibier; en avant Pégase! Et vous, auteurs épiques, lyriques, élégiaques, à vous; je vous attaque tous, grands et petits! Et moi aussi je puis barbouiller du papier; une bonne fois j'inondai la ville d'un déluge de rimes; j'imprimai des folies d'écolier, également indignes d'éloges et de censures.... de plus vieux enfans que moi en font autant. Il est flatteur de voir son nom imprimé; un livre est toujours un livre, quand bien même il n'y aurait rien dedans. Non que je pense que le son charmant d'un titre puisse sauver du tombeau un méchant ouvrage ou un méchant écrivain; Georges Lambe en sait quelque chose, puisque son rang patricien n'a pu dérober au mépris ses farces méprisables 424. Qu'importe, Georges continue toujours d'écrire 425, quoiqu'à la vérité son nom soit aujourd'hui caché aux regards du public.

Note 424: (retour) On trouvera ailleurs plus de détails sur cet intéressant jeune homme et sur ses ouvrages. (Note de Lord Byron.)

Note 425: (retour) Dans la Revue d'Édimbourg. (Note de Lord Byron.)

Encouragé par ce grand exemple, je veux suivre la même route, mais je ferai ma propre revue; je n'irai point chercher celle du grand Jeffrey.... Cependant, comme lui, je me constituerai moi-même juge expert en poésies.

Tous les états exigent un apprentissage, excepté celui de censeur.... Les critiques naissent critiques. Prenez dans Joe Miller quelques anecdotes usées, apprenez-les par cœur; joignez-y assez d'érudition pour faire une citation à faux; ayez un esprit assez pénétrant pour découvrir ou inventer des défauts; une disposition à la pointe et au calembourg, que vous appellerez sel attique; allez trouver Jeffrey; soyez silencieux et discret; il donne exactement dix livres sterling la feuille. Ne craignez pas de mentir, cela sera pris pour un tour heureux; ne reculez point devant un blasphème, cela passera pour de l'esprit. N'allez pas vous piquer de sentimens d'honneur..... sacrifiez tout pour placer vos bons mots, et devenez un de ces critiques que l'on abhorre et que l'on caresse.

Et nous nous soumettrons aux jugemens de tels hommes? Non... cherchez des roses en décembre, de la glace en juin; espérez trouver de la constance dans le vent, du froment dans la paille déjà battue; croyez-en sur parole une femme, une épitaphe, ou quelque autre chose mensongère de soi, plutôt que de vous en rapporter à des critiques; si dignes eux-mêmes d'être critiqués, plutôt qu'une seule de vos pensées ne vous soit dictée par le cœur de Jeffrey, ou la tête béotienne de Lambe 426.

Note 426: (retour) MM. Jeffrey et Lambe sont l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier des rédacteurs de la Revue d'Édimbourg, les autres sont cités plus bas. (Note de Lord Byron.)

Quand nos auteurs plient humblement le genou devant ces jeunes tyrans 427, qui se sont conjurés pour usurper le trône du goût, où ils sont si déplacés; quand ils écoutent leur voix comme celle de la vérité, leurs arrêts comme ceux de la loi; quand de tels hommes font les censeurs, ce serait un péché que de les épargner; quand je vois de tels critiques, comment pourrais-je me retenir? Et cependant toutes nos excellences littéraires sont si près l'une de l'autre aujourd'hui, qu'on ne sait laquelle chercher, laquelle éviter: nos poètes, nos critiques se ressemblent tant, qu'on ne sait quand on doit frapper, quand on doit épargner.

Note 427: (retour)

« ..... Stulta est clementia, cum tot ubique.

..... Occurras, periturœ parcere chantœ

(Juvenal, sat. i.)

Peut-être vous me demanderez, lecteur, pourquoi je me hasarde dans le sentier que Pope et Gifford ont parcouru avant moi 428. Si l'ennui ne vous a pas encore rendus malades, si vous vous sentez la force d'aller plus avant, continuez de lire; mes vers vous l'apprendront.

Note 428: (retour)

«Cur tamen hoc potiùs libeat decurrere campo

Per quem magnus equos Auruncœ flexit alumnus:

Si vacat, et placidi rationem admittitis, edam.»

(Juvénal, sat. I.)

Avant que de nos jours dégénérés d'ignobles compositions reçussent un tribut non mérité d'éloges, il fut un tems où le bon sens, l'esprit et la poésie marchaient toujours ensemble; grâces plus réelles que celles de la mythologie, qui, puisant leurs inspirations aux mêmes sources, florissaient en commun, et, s'appuyant sur le goût, devenaient chaque jour plus belles à mesure qu'elles grandissaient. C'est alors que, dans cette île fortunée, Pope essaya de charmer les ames ravies, et qu'il ne s'essaya pas en vain. Les éloges d'un peuple policé étaient le prix qu'il ambitionnait; en cherchant sa propre gloire, il augmenta celle de son pays. Comme lui, Dryden fit entendre un déluge de chants, moins doux, il est vrai, mais deux fois plus mâles. Alors, sur la scène, Congrève pouvait exciter le rire, Otway faire couler les larmes; car alors un parterre anglais sentait le naturel et savait l'applaudir. Mais pourquoi rappeler tous ces noms et de plus grands encore, quand tous ont cédé leurs places à des poètes plus faibles? Et cependant comment détourner nos yeux et nos regrets de ces tems, avec lesquels ont passé le goût et la raison. Regardons maintenant autour de nous; parcourons tous ces ouvrages indifférens, toutes ces productions misérables qui plaisent au public aujourd'hui. Il est une vérité que la satire elle-même ne peut contester; nous ne saurions nous plaindre d'une disette de poètes; la presse accablée gémit sous le poids de leurs productions; les garçons imprimeurs sont rendus de fatigue; les poèmes épiques de Southey font plier tous les rayons, et les chants lyriques de Little 429 brillent partout en in-12 élégamment reliés.

Note 429: (retour) Little, nom sous lequel Thomas Moore a publié un grand nombre de poésies libres.

Le livre saint l'a dit: «Rien de nouveau sous le soleil 430;» et nous courons sans cesse de changemens en changemens. Que de merveilles différentes viennent nous tenter en passant! La vaccine...., le galvanisme et le gaz paraissent tour à tour et font l'étonnement du vulgaire, jusqu'à ce que la bulle de savon crève.... et tout n'est que du vent. Combien aussi de nouvelles écoles de poésie ne voit-on pas s'élever, quand de stupides prétendans se disputent le prix? quand ces pseudo-poètes font taire le bon goût, chaque club littéraire de campagne plie le genou devant Baal, et, détrônant le vrai génie, élève en la place qui lui appartenait un autel, une idole à lui; quelque veau en plomb doré... Qui? N'importe, depuis Southey, qui se perd dans les nues, jusqu'au rampant Stott 431.

Note 430: (retour) Ecclésiaste, ch. i.
Note 431: (retour) Stott, plus connu dans le Morning Post sous le nom de Hafiz. Ce personnage est maintenant le plus acharné à la recherche du pathos. Je me rappelle une ode de maître Stott à la famille régnante de Portugal, qui commence ainsi:

(Stott loquitur quoad hibernia.)

«Royal enfant de Bragance, Erin vient te complimenter dans cette stance, etc., etc.»

De plus un sonnet aux rats, bien digne du sujet, ainsi qu'une ode des plus ronflantes qui commence ainsi:

«Oh! maintenant un lai sonore comme la vague qui fouette le rivage retentissant de Laponie.»

Que le Seigneur ait pitié de nous! Le Lai du dernier Ménestrel n'était rien en comparaison de celui-ci. (Note de Lord Byron.)

Attention! la tourbe des écrivassiers va défiler devant nous! chaque escadron divers cherche à se faire remarquer; chaque poète se hâte et presse de l'éperon son Pégase éreinté. Les vers rimés et les vers blancs s'avancent de front; les sonnets se pressent sur les sonnets, les odes sur les odes; les contes effroyables se coudoient et se heurtent dans la route, et l'on voit courir en avant des vers d'une mesure que l'on ne saurait mesurer; car la folie au sourire hébété aime des chants variés. La sottise, toujours amateur de l'étrange et du mystérieux, admire surtout ce qu'elle ne peut comprendre. Aussi admire-t-elle les lais des ménestrels 432 (puissent-ils être les derniers!) chantés tristement sur les cordes d'une harpe à demi tendue, et se perdant dans les airs; tandis que les esprits des montagnes bavardent avec les esprits des rivières, tout exprès pour que des vieilles femmes puissent avoir le plaisir d'écouter ce qu'ils disent pendant la nuit; tandis que des lutins de la famille de Gilpin Horner 433 attirent dans les bois la jeune noblesse des frontières; sautent à chaque pas Dieu sait combien haut! et effraient de stupides enfans, Dieu sait pourquoi! tandis que des dames de haut parage, dans leur cellule magique, défendent la lecture à des chevaliers qui ne savent pas lire, dépêchent un courrier au tombeau d'un sorcier, et combattent contre des hommes honnêtes pour protéger un coquin.

Note 432: (retour) Ouvrez le Lai du dernier Ménestrel au hasard. Se peut-il rien imaginer de plus absurde et de plus ridicule que l'idée première de cette production? L'entrée du tonnerre et de l'éclair qui sert de prologue à la tragédie de Bayes enlève malheureusement le mérite de l'originalité au dialogue de messieurs les esprits des montagnes et des eaux dans le premier chant. Nous avons ensuite l'aimable Guillaume de Lorraine, heureux composé du maraudeur, du voleur de bétail et du voleur de grand chemin. La convenance de l'injonction que lui fait son amante, la magicienne, de ne point lire le livre qu'elle lui envoie chercher, ne peut se comparer qu'à l'aveu ingénu du chevalier, qui répond qu'il n'a jamais pris la peine d'apprendre à épeler, et que, pour employer ses expressions élégantes, il ne pourrait pas même lire le premier verset de son psaume de pendu (neck-verse), c'est-à-dire le miserere mei, etc.
Note 433: (retour) La biographie de Gilpin Horner, et le page merveilleux qui voyageait deux fois plus vite à pied que le cheval de son maître, et cela sans le secours de bottes de sept lieues, sont des chefs-d'œuvre de perfectionnement et de goût. En fait d'incidens, nous avons le coup de poing invisible, mais très-sensible, que reçoit le page au moment où le chevalier et son page entrent dans le château, sous le déguisement bien naturel d'une charretée de foin. Marmion, le héros du second poème, est exactement ce qu'eût été Guillaume de Lorraine, s'il eût su lire et écrire. Cet ouvrage a été fabriqué pour MM. Constable, Murray et Miller, valeur reçue en une certaine somme de monnaie, et en vérité, ayant égard au motif qui l'a inspirée, c'est une production très-recommandable. Si M. Scott veut écrire aux gages des libraires, qu'il fasse de son mieux pour satisfaire ceux qui le paient, mais qu'il ne déshonore plus son génie, qui sans contredit est très-grand, par de nouvelles imitations de nos vieilles ballades.

Après lui, se pavanant fièrement sur son cheval rouan, s'avance le fier Marmion au casque doré. Tantôt il forge des écritures, tantôt il s'élance le premier au fort du combat; ce n'est tout-à-fait un scélérat, ce n'est non plus qu'un demi-chevalier; également propre à briller sur un gibet et sur un champ de bataille, il offre un mélange étonnant de grandeur et de bassesse. Penses-tu, Scott, dans ton amour-propre, forcer le public à admirer ton roman suranné; quoique Murray se réunisse avec son ami Miller, pour donner à ta muse une demi-couronne de gages par vers? Non! quand les enfans d'Apollon se mettent dans le commerce, leurs couronnes se dessèchent, et leurs lauriers sont flétris. Qu'ils renoncent au nom sacré de poète, ceux qui tourmentent leur cerveau pour l'amour du gain, et non pour celui de la gloire. Puissent-ils tomber bien bas dans une abjection méritée, et que le mépris soit le salaire de leurs travaux sans honneurs! Oui, tel doit être le sort d'une muse prostituée et d'un poète à gage! Le fils d'Apollon, quand sa plume est vénale, ne nous inspire plus que du dégoût; et nous disons et pour long-tems, bonne nuit, Marmion 434.

Note 434: (retour) «Bonne nuit, Marmion,» telle est l'exclamation pathétique et prophétique de Henri Blount, écuyer, au moment de la mort de l'honnête Marmion. (Note de Lord Byron.)

Voilà les productions qui appellent aujourd'hui nos éloges; voilà les poètes devant lesquels la muse doit s'incliner respectueusement! Milton, Dryden, Pope, également oubliés, doivent déposer leurs couronnes sacrées sur le front de Walter Scott.

Il fut un tems où la muse était encore jeune, alors qu'Homère tenait la lyre et que Virgile chantait. A peine un siècle sur dix voyait-il naître un poème épique, et ce nom frappait comme un mot magique les oreilles des nations étonnées. Chacun de ces hommes immortels n'a laissé qu'un de ces ouvrages qui ne paraissaient que tous les mille ans 435. Des empires ont disparu de dessus la face de la terre, des langues sont mortes avec ceux qui leur avaient donné naissance, sans la gloire d'avoir produit une de ces compositions immortelles, qui font qu'un idiome survit à la ruine des états où il était parlé. Il n'en est pas ainsi chez nous; quoique des poètes d'un rang inférieur consacrent leur vie tout entière à la composition d'un seul ouvrage important. Voyez le marchand de ballades, Southey, s'élever dans les airs avec le vol audacieux de l'aigle. Le Camoëns, Milton, le Tasse, ne sont rien en comparaison de ce génie, dont les vers nombreux comme des armées s'arrangent chaque année sous forme d'un nouveau poème épique! La première s'avance, Jeanne d'Arc, le fléau de l'Angleterre, et l'orgueil de la France! Bien qu'elle ait été brûlée, comme sorcière, par ce méchant Bedford, voyez sa statue placée dans une niche glorieuse; ses fers se rompent, et délivrée à l'instant de la prison, vierge phénix, elle renaît de ses cendres.

Note 435: (retour) En effet, la fable de l'Odyssée est si étroitement liée à celle de l'lliade, qu'on peut les regarder comme ne formant ensemble qu'un grand poème historique. En parlant de Milton et du Tasse, nous ne faisons allusion qu'au Paradis perdu, et à la Jérusalem délivrée; puisque la Jérusalem conquise du poète italien et le Paradis regagné du poète anglais sont loin d'avoir obtenu la même célébrité..... Lequel des poèmes de M. Southey survivra? (Note de Lord Byron.)

Après elle, voici venir l'effroyable Thalaba 436, enfant monstrueux, étonnant et sauvage de l'Arabie; destructeur redouté de Domdaniel, qui a renversé plus de magiciens fous que le monde n'en a jamais connu! Héros immortel, tous tes ennemis sont vaincus; règne donc pour toujours..... l'illustre rival du Petit-Poucet! Puisque le mètre effrayé fuyait de devant ton nom, c'était avec grande raison que tu avais été destiné à être le dernier de ta race! Il n'y aurait pas grand mal à ce que les génies triomphans t'emportassent loin d'ici, illustre vainqueur du sens commun.

Note 436: (retour) Thalaba, second poème de M. Southey, a été ouvertement écrit comme une sorte de défi à la poésie et à tout ce que l'on connaissait jusque-là. M. Southey souhaitait produire quelque chose de nouveau, et il y a miraculeusement réussi. Jeanne d'Arc était déjà assez merveilleuse, mais pour Thalaba, c'est un de ces poèmes qui (comme l'a dit Porson, docteur en théologie, professeur à l'université de Cambridge, récemment décédé) seront lus quand on aura oublié Homère et Virgile..... mais pas avant!

Maintenant, le dernier et le plus grand de tous, Madoc, fond sur nous à pleines voiles; Cacique au Mexique, et prince de Galles, il nous raconte d'étranges histoires, comme font tous les voyageurs, des histoires plus vieilles que celles de Mandeville et pas tout-à-fait aussi vraisemblables. Southey 437! cesse tes chants si variés; un poète peut chanter trop souvent et trop long-tems: puisque tu es si fort en vers, au nom du ciel épargne-nous! Un quatrième poëme épique serait, hélas! plus que nous n'en pourrions supporter. Mais, si en dépit de tout ce que le monde peut dire, tu persistes à vouloir te fatiguer à faire des vers; si, toujours incivil, tu dois, dans de nouvelles ballades de Berkley, dévouer de vieilles femmes au diable 438, que ta menace n'atteigne que les enfans qui ne sont pas encore nés; «que Dieu te soit en aide, Southey, et à tes lecteurs aussi 439

Note 437: (retour) Nous en demandons pardon à M. Southey. «Madoc, nous dit-il dans sa Préface, dédaigne le titre avili de poème épique.» Comment et par qui ce titre a-t-il été avili? Certes les derniers romans en vers de MM. Cottle, du lauréat Pye, d'Ogilvy, d'Hoyle, et de la tendre mistress Cowley, n'ont pas beaucoup relevé la muse épique. Mais puisque M. Southey ne veut pas de ce titre, qu'il nous soit permis de lui demander s'il lui a substitué quelque chose de mieux, ou s'il veut se contenter de rivaliser avec sir Richard Blackmore, pour la quantité aussi bien que pour la qualité de ses vers. (Note de Lord Byron.)
Note 438: (retour) Voyez la Vieille de Berkley, ballade de M. Southey, dans laquelle une vieille dame de qualité est enlevée par Béelzébut, sur un cheval qui va au grand trot. (Note de Lord Byron.)
Note 439: (retour) Le dernier vers, «Dieu te soit en aide,» est évidemment un plagiat de l'anti-jacobin, à M. Southey, sur ses dactyles:

Dieu te soit en aide, imbécille.

(Poésies anti-jacobines, page 23.) (Note de Lord Byron.)

Vient ensuite le lourd disciple de ton école, ce bénin apostat des règles poétiques, le simple Wordsworth, qui à fabriqué un lai plus doux qu'un soir de ce mois de mai qui lui est si cher; lai dans lequel il conseille à son ami de laisser là le travail et la peine, et de quitter ses livres de peur de devenir double 440; Wordsworth, qui montre, autant par son exemple que par ses préceptes, que la prose est de la poésie, et que les vers ne sont que de la prose. Convainquant tout le monde par une démonstration facile, que les ames poétiques aiment une prose absurde, et que des histoires du tems de Noël 441, abîmées encore pour se plier à un mauvais rhythme, contiennent l'essence du vrai sublime. Aussi quand il raconte l'histoire de Betty Foy, mère idiote d'un fils idiot, enfant imbécile et lunatique, qui a perdu son chemin, et qui, comme le poète, confond le jour avec la nuit 442, il peint d'une manière si pathétique chaque accident, il raconte d'une manière si sublime chaque aventure, que ceux qui voient l'idiot dans sa gloire sont convaincus que le poète est lui-même le héros de l'histoire.

Note 440: (retour) Ballades lyriques, page 4, stance ire.
Note 441: (retour) On ne croirait pas que le premier traducteur ait confondu les histoires plus libres, les farces de la quinzaine de Noël (le carnaval des Anglais), avec nos anciens cantiques appelés des Noëls.
Note 442: (retour) M. Wordsworth, dans sa Préface, s'est donné beaucoup de peine pour prouver que la prose et les vers sont la même chose, et certes on trouve dans ses ouvrages des exemples parfaitement d'accord avec ce principe:

«Et ainsi il répondit aux questions de Betty, comme un voyageur hardi, le coq chanta Tou-hou! Tou-hou! et le soleil brillait d'un éclat si froid, etc., etc.» (Ballades lyriques, page 129.)

Laisserons-nous passer inaperçu le tendre Coleridge, si cher à l'ode emphatique, et aux stances ampoulées? Quoique les petits sujets innocens soient ceux qui lui plaisent le mieux, il ne laisse pas que d'être sensible aux charmes d'une docte obscurité. Quand même l'inspiration refuserait son secours à celui qui a pris une Pixie pour sa muse 443, qui pourrait surpasser pour la sublimité des vers le poète qui s'est élevé jusqu'à prendre un âne pour le héros d'une élégie. Comme un tel sujet convenait bien à son noble esprit! Comme la sympathie nous rend bons et généreux!

Note 443: (retour) Poésies de Coleridge, page II; Chant des Pixies, c'est-à-dire des fées du comté de Dévon. Nous trouvons, page 42, Vers à une jeune dame, et page 52, Vers à un jeune âne.

Oh! fabricant d'horribles merveilles, Lewis, moine, ou poète, qui ferais volontiers du Parnasse un cimetière! Là, ce sont des cyprès, et non des branches de laurier qui ceignent ton front; ta muse est une sorcière; tu n'es que le fossoyeur d'Apollon! Soit que tu t'asseyes sur d'anciens tombeaux, pour y recevoir les hommages d'une troupe de spectres de tes amis; soit que tu composes ces chastes descriptions, délices des femmes de notre siècle si décent; tous admirent en toi un membre du parlement 444, du cerveau duquel s'échappent, comme d'un enfer, des légions de fantômes, à peine couverts d'un drap de lit presque transparent, dont les ordres font surgir de terre de hideuses sorcières, des riols du feu, de l'eau, des nuages, avec de petits hommes gris, des monstres sauvages, et Dieu sait quoi encore, pour te combler d'honneurs avec Walter Scott. Encore une fois, tous t'admirent; mais si des contes tels que les tiens peuvent plaire, il n'y a que saint Luc 445 qui puisse guérir cette maladie. Satan lui-même redouterait d'habiter avec toi, et de trouver dans ton cerveau un enfer plus profond que le sien!

Note 444: (retour) «Car tout le monde connaît le petit Mathieu, membre du Parlement.» Voyez dans le Statesman, un poème à M. Lewis, supposé écrit par M. Jekyll.
Note 445: (retour) Saint Luc est le patron des médecins, et il était médecin lui-même avant que d'être appelé à l'apostolat.

Entouré d'un chœur de vierges; animées d'un autre feu que celui de Vesta, dont les yeux brillent, dont les joues sont enflammées par la passion, quel est ce poète si tendre, qui fait résonner les cordes d'une lyre hardie, tandis que les matrones l'écoutent dans un silence empressé? C'est Moore, le Catulle de notre âge, aussi doux mais aussi immoral dans ses chants. Quoiqu'affligée de le condamner, la muse doit cependant être juste; elle ne saurait pardonner les avocats harmonieux du libertinage. La flamme qui brûle sur son autel est pure; elle se détourne avec dégoût d'un encens plus grossier. Cependant, indulgente pour la jeunesse qui se repent, elle te dit: «Moore, corrige tes vers, va et ne pèche plus à l'avenir.»

Pour toi, auquel appartiennent tout ce clinquant et tous ces ornemens de mauvais goût dont tu as défiguré le Camoëns en le traduisant, Hibernien Strangford! Avec tes yeux bleus 446 et tes cheveux rouges ou bruns, si vantés, toi dont chaque jeune fille, malade d'amour, admire les vers, toi dont le galimatias harmonieux la fait presque expirer, apprends, si tu le peux, à respecter le sens de ton auteur, et à ne pas nous vendre sous un faux titre tes propres sonnets. Crois-tu placer tes vers plus haut dans l'opinion publique, en couvrant Camoëns de broderies et d'oripeaux? Corrige, Strangford, corrige tes mœurs et ton goût; sois ardent, mais pur; sois amoureux, mais chaste. Cesse de vouloir tromper; rends la harpe que tu as escamotée, et n'enseigne pas au poète lusitanien à copier Moore.

Note 446 (retour) Les lecteurs qui désireraient quelque explication à ce sujet, peuvent consulter le Camoëns de Strangford, page 127, la note à la page 56, ou la dernière page de l'article de la Revue d'Édimbourg sur le même ouvrage. Il est bon d'observer aussi que les choses qui y sont données comme étant du Camoëns, ne se trouvent pas plus dans l'original que dans le Cantique de Salomon. (Note de Lord Byron.)

Dans ce grand nombre de volumes élégamment marbrés, voyez Hayley essayant en vain de produire quelque chose de nouveau; soit qu'il file péniblement ses comédies rimées, soit qu'il barbouille du papier dans un tems donné, comme Wood et Barclay fournissent une course à pied. Le style de sa maturité est le même que celui de sa jeunesse: toujours humble et toujours faible. Voyez d'abord briller le Triomphe du caractère; pour ma part j'avouerai qu'il m'a fait sortir du mien. Quant au Triomphe de la Musique, tous ceux qui l'ont lu peuvent jurer que la malheureuse musique n'y a jamais triomphé 447.

Note 447: (retour) Les deux compositions en vers les plus connues de M. Hayley sont un poème sur le Triomphe du caractère, et un autre sur le Triomphe de la musique. Il a aussi écrit un grand nombre de comédies, d'épîtres en vers rimés, etc., etc. Comme c'est, du reste; un biographe et un annotateur assez élégant, nous nous permettrons de lui rappeler le conseil de Pope à Wicherley, c'est-à-dire que nous l'engagerons à mettre ses poésies en prose, ce qui se pourrait faire très-aisément en retranchant de tems en tems la syllabe finale.

Moraviens, levez-vous, accordez quelques honneurs convenables à l'ennuyeuse dévotion! Le poète du sabbat, le sépulcral Grahame, répand en prose décousue ses accens sublimes. Il n'aspire point à la rime; il met en pièces dans ses vers blancs l'Évangile de saint Luc; fait des emprunts hardis au Pentateuque, et sans conscience, sans remords, pervertit les prophètes et pille les psaumes 448.

Note 448: (retour) M. Grahame a publié deux volumes écrits en argot religieux, sous le nom de Promenades du dimanche, et de Peintures bibliques.

Salut, sympathie! ta douce idée nous apporte mille images de mille choses. Au milieu de tes larmes, où il se baigne et s'enivre, elle nous fait voir le prince des tristes fabricans de sonnets. N'es-tu pas leur prince, en effet, harmonieux Bowles? toi le premier, le grand oracle des ames tendres, soit que tu demandes du secours aux vents qui soupirent, ou des consolations à la feuille jaunie; soit que tu racontes d'un ton lamentable quels sons joyeux rendent les cloches d'Oxford 449, ou que, toujours passionné pour les cloches; tu trouves un ami dans chaque tintement de celles d'Ostende. Comme ta muse frapperait plus juste au but, si à toutes les clochettes tu ajoutais un bonnet de fou! Délicieux Bowles! toujours bénissant, toujours béni, tout le monde aime tes vers, mais les enfans surtout en raffolent. Tu partages avec le tendre Moore le privilége de caresser la manie amoureuse de nos jeunes demoiselles! C'est avec toi qu'elles aiment à répandre des larmes, tant qu'elles sont encore confinées dans la chambre des enfans. Plus tard, tu perds graduellement de ton pouvoir; elles abandonnent le pauvre Bowles pour la muse plus pure de Moore.

Note 449: (retour) Voyez Sonnets de Bowles, etc., Sonnets à Oxford et Stances en entendant les cloches d'Ostende.

Tu dédaignes de borner à des sujets simples les nobles accords d'une lyre comme la tienne; «muse, t'écries-tu, fais entendre des accens plus forts et plus nobles 450!» des accens tels qu'on n'en a jamais entendus, et qu'on n'en entendra jamais. Toutes les découvertes faites après le déluge, depuis le moment où l'arche fatiguée s'arrêta sur la vase, occupent une place plus ou moins considérable dans ton livre, depuis le capitaine Noé jusqu'au capitaine Cook. Ce n'est pas tout; tu t'arrêtes dans ta route pour intercaler un tendre épisode 451, et tu nous racontes gravement.... Écoutez toutes, belles demoiselles... Tu nous racontes comment Madère trembla pour la première fois au bruit d'un baiser. Bowles! grave ce prétexte dans ta mémoire; tiens-t'en à tes sonnets, mon ami, puisque du moins ils se vendent. Mais si quelque nouveau caprice, si la promesse de quelque nouveau gain te forcent à écrivasser encore, si quelque poète, naguère la terreur des sots, couché maintenant dans la poussière du tombeau, n'a plus que des hommages à attendre; si Pope, dont la gloire et le génie défièrent autrefois le talent du premier des critiques, doit aujourd'hui soutenir les atteintes du dernier d'entre eux; viens, essaie, cherche avec soin chaque petite faute, chaque incorrection: le premier de nos poètes, hélas! ne fut qu'un homme. Tâche de trouver quelque perle dans le fumier de tes devanciers; consulte lord Fanny, rapporte-t'en à Curll 452. Que toutes les calomnies d'autrefois se retrouvent sous ta plume et inondent tes pages; affecte une candeur qui ne saurait être vraie, décore ta basse jalousie du nom de zèle honnête; écris comme si l'ame de Bolingbroke pouvait encore te dicter ce que tu dois dire, fais en un mot par haine ce que Mallet a fait pour gagner l'argent qui lui était promis 453. Oh! si tu avais vécu dans le tems convenable, pour partager la folie furieuse de Dennis et rimer de concert avec Ralph 454; si tu t'étais réuni à la troupe qui attaquait le lion vivant, au lieu de venir, comme tu le fais, frapper du pied le lion mort, une juste récompense aurait couronné tes gains glorieux; le grand homme, pour prix de ton labeur, aurait immortalisé ton nom dans la Dunciade 455.

Note 450: (retour) Muse, fais entendre, etc., est le premier vers de l'Esprit de découverte, de Bowles, un joli petit nain de poème épique, plein de vie et de mouvement. Entre autres vers délicieux, nous avons les suivans:

«Un baiser volé au milieu du silence attentif! A ce bruit, qu'ils n'avaient jamais entendu, ils tremblèrent, comme si le pouvoir... etc.»

Ils tremblèrent, ils... les bois de Madère, très-étonnés d'un tel phénomène, et il y avait de quoi.

Note 451: (retour) L'épisode auquel on fait allusion plus haut, c'est l'histoire de Robert à Machin et d'Anna d'Arfet, couple d'amans constans, lesquels exécutèrent le baiser susdit, qui étonna si vivement les forêts de Madère.
Note 452: (retour) Curll est un des héros de la Dunciade, il était libraire de profession. Lord Fanny est le nom poétique de lord Hervey, auteur de Vers à l'imitation d'Horace. (Note de Lord Byron.)

Note 453: (retour) Lord Bolingbroke salaria Mallet pour critiquer Pope après sa mort, parce que le poète avait conservé quelques copies d'un ouvrage de sa seigneurie (Le Roi patriote), que ce seigneur, homme de génie sans doute, mais d'un caractère rancunier, lui avait ordonné de détruire. (Note de Lord Byron.)

Note 454: (retour) Dennis le critique et Ralph le rimailleur.

«Silence, loups! quand Ralph mugit et rend la nuit hideuse, c'est aux hibous à lui répondre.» (Dunciade.)

Note 455: (retour) Voyez la dernière édition des œuvres de Pope, par M. Bowles, pour laquelle il a reçu 300 livres sterling. M. Bowles s'est ainsi convaincu combien il lui était plus aisé de vivre de la réputation des autres, que de s'en faire une à lui-même. (Note de Lord Byron.)

Encore un poète épique, qui vient infliger un nouveau déluge de vers blancs aux malheureux enfans des hommes! Le Béotien Cottle, gloire de la riche Bristowa, importe de vieilles histoires des côtes de Cambrie, et envoie sa marchandise au marché... Ils sont tout vivans! Quarante mille vers, vingt-cinq chants! poisson tout frais venant de l'Hélicon! Qui veut en acheter? qui veut en acheter? C'est une occasion; c'est pour rien; qui veut acheter? Ma foi! ce ne sera pas moi. Les enfans de Bristol aiment trop la soupe à la tortue; ils aiment trop à passer la nuit autour d'un bol de punch au rack; si le commerce remplit la bourse, il appauvrit le cerveau, et c'est en vain qu'Amos Cottle a pris la lyre en main. Contemplez en lui le sort infortuné d'un auteur condamné à faire aujourd'hui des livres, lui qui en vendait autrefois. Oh! Amos Cottle! Phébus! quel nom pour remplir la trompette sonore de la renommée! Oh! Amos Cottle! considère un moment quel maigre profit tu retires de ta plume et de ton encre usées! Quand elles sont couvertes de tes rêveries poétiques, qui voudra jeter les yeux sur tes rames de papier? Oh! plume pervertie, oh! papier mal employé! Si Cottle 456, courbé sur son pupître, était resté l'ornement du comptoir, ou si, né pour d'utiles travaux, il eût appris à faire le papier qu'il gâte, qu'il eût labouré, bêché, ramé; il n'aurait pas chanté le pays de Galles, et je ne lui eusse pas donné place dans mes vers.

Note 456: (retour) M. Cottle, Amos ou Joseph, je ne sais lequel, mais certainement l'un ou l'autre, ou même tous les deux, autrefois marchands de livres qu'ils ne composaient pas, auteurs aujourd'hui de livres qui ne se vendent pas, ont publié un couple de poèmes épiques: Alfred (pauvre Alfred! tu avais déjà passé par les mains de Pie)! avec la chute de la Cambrie.

Tel Sisyphe roule sans cesse aux enfers son immense rocher, dont le mouvement ne saurait être arrêté, tel, délicieux Richemond, l'ennuyeux Maurice 457, promène le long de tes hauteurs le poids de ses feuilles, lourdes comme du granit, pétrifications d'un cerveau laborieusement tourmenté, qui, avant d'arriver au sommet, tombent déchirées en morceaux.

La lyre brisée, les joues pâles, voyez Alcée 458 redescendre d'un pas incertain dans le sacré vallon! Ses espérances étaient belles; elles eussent pu fleurir enfin; elles ont été séchées dans leur bourgeon par le vent du nord; ses fleurs sont tombées à mesure que le vent s'est élevé! Que la terre classique 459 de Sheffield pleure ses ouvrages perdus, qu'une main impie n'aille pas troubler leur sommeil prématuré 460!

Note 457: (retour) M. Maurice a manufacturé la valeur d'un gros in-quarto sur les beautés de Richemond Hill et autres: il décrit aussi les vues charmantes de Turnham Green, d'Hammersmith, du vieux et du nouveau Brentford et des lieux adjacens.
Note 459: (retour) L'épithète classique est prise en ironie et même par antiphrase, Sheffield étant un pays essentiellement manufacturier, et très-peu célèbre pour la culture des lettres et des arts.
Note 460: (retour) Pauvre Montgomery! Quoique loué par tous les critiques anglais, il a été amèrement ravalé par ceux de la Revue d'Édimbourg: Après tout, le poète de Sheffield est un homme d'un talent considérable; son Voyageur en Suisse vaut mille ballades lyriques et au moins cinquante poèmes épiques dégradés.

Et cependant, dites-moi, pourquoi un poète renonçerait-il sitôt aux faveurs des neufs Sœurs? Se doit-il laisser pour jamais épouvanter par les hurlemens de ces loups du nord, toujours cherchant leur proie dans l'obscurité? troupe lâche, qui brise en déchirant, pour satisfaire son instinct infernal, tout ce qui se trouve sur son chemin. Jeunes ou vieux, vivans ou morts, n'importe, il faut que ces harpies se repaissent. Pourquoi ceux qu'ils attaquent abandonneraient-ils si aisément leurs possessions légitimes? pourquoi fuir ainsi timidement devant leurs griffes? pourquoi ne pas plutôt refouler vers Arthur's seat ces chiens acharnés 461?

Note 461: (retour) Arthur's seat, monticule qui domine Édimbourg, pris ici au figuré pour l'Écosse.

Salut, immortel Jeffrey! Autrefois l'Angleterre se glorifiait de posséder un juge dont le nom était presque identique avec le tien: son ame ressemblait tant à la tienne! il avait ta clémence, ta justice. Quelques-uns pensent que Satan t'a remis aujourd'hui les pouvoirs qu'il lui avait confiés, qu'il a renvoyé de nouveau son esprit sur la terre, et qu'il t'a chargé de décider aujourd'hui sur le sort des lettres, comme Jeffries décidait naguère de celui des hommes. Ta main est moins puissante, mais ton cœur n'est pas moins noir, ta voix est aussi disposée à ordonner les tortures. Élevé de bonne heure dans les cours, quoique tu n'y aies encore appris de la loi que ce qu'il en faut pour trouver un défaut, une nullité: si bien instruit à l'école des patriotes, à te jouer des partis, quoique tu ne sois toi-même que le jouet, l'instrument d'un parti, qui sait, si le hasard, rendant à tes patrons le pouvoir qu'ils ont justement perdu, les efforts de ta plume ne seront pas un jour dignement récompensés, et si, nouveau Daniel, tu ne parviendras pas à t'asseoir sur le siège d'un juge 462? Qu'il soit permis à l'ombre de Jeffries de nourrir cette tendre espérance; qu'il lui soit un jour permis de te féliciter, en t'offrant une corde, et de te dire: «Héritier de mes vertus! homme d'une ame égale à la mienne! habile à condamner et à calomnier le genre humain, reçois cette corde que je t'ai gardée avec soin, pour la passer au col de tus victimes, et pour finir par la porter toi-même.»

Note 462: (retour) Cette singulière prédiction de Byron, à laquelle lui-même n'attachait probablement aucune importance, et qui lui avait sans doute été suggérée par la seule ressemblance du nom du critique écossais avec le juge Jeffries d'exécrable mémoire, vient de se réaliser. M. Jeffrey a quitté la rédaction en chef de la Revue d'Édimbourg, et occupe en ce moment une des principales charges dans la magistrature de son pays.

Salut au grand Jeffrey! Que le ciel protège sa vie; que son nom fleurisse sur les bords fertiles de la Fife. Que les dieux prennent soin de ses jours dans ses guerres futures, puisque les auteurs descendent quelquefois dans le Champ de Mars! Personne ne se rappelle-t-il ce jour fameux, ce jour à jamais glorieux, ce jour presque fatal, où Moore lui présenta un pistolet chargé à poudre, tandis que les myrmidons de la police les regardaient faire en riant? Oh! jour désastreux 463! le château de Dunedin, malgré les rochers solides sur lesquels il est assis, éprouva une secrète commotion. La Forth, émue de sympathie, roula des flots noircis par la douleur; les tourbillons de vent du nord épouvantés firent entendre des gémissemens. La Tweed détacha la moitié de ses eaux sous forme de larmes; l'autre moitié passa tranquillement son chemin 464, et le sommet d'Arthur's seat s'inclina vers la base. La triste Tolbooth elle-même 465 eut peine à se tenir en place; la triste Tolbooth fut émue; car dans de telles occasions, le marbre peut s'émouvoir aussi-bien que l'homme. Tolbooth sentit qu'elle était privée à jamais de ses charmes, si Jeffrey mourait ailleurs que dans ses bras 466. Bien plus, miracle non moins important, quoique nous ne le citions que le dernier, lors de cette fatale matinée, son seizième étage, où il était né, le grenier matrimonial, s'éboula avec fracas. La pâle Édin 467 frissonna à ce bruit; les rues d'alentour furent semées d'un amas de rames de papier aussi blanc que le lait, et le Canongate 468 fut inondé de torrens d'encre. Celle-ci semblait une image de son ame candide; l'autre représentait sa valeur que le sang n'avait jamais souillée, et tous deux combinés paraissaient de dignes emblèmes de son puissant génie. Cependant la déesse de la Calédonie se tenait dans les airs, au-dessus du champ du combat, et l'arracha à la fureur de Moore. Elle retira adroitement de chaque pistolet le plomb vengeur, et le lança vers la tête de son favori. Cette tête, avec un pouvoir plus que magnétique, attira ce métal pour lequel elle avait plus d'affinité que Danaé n'avait de goût pour la pluie d'or, et bien que ce soit un minerai difficile à raffiner, il a pris un prodigieux accroissement; c'est maintenant une véritable mine. «Mon fils, s'écria la déesse, n'écoute plus dorénavant cette soif de sang; jette ton pistolet, reprends ta plume; préside à la politique et à la poésie, gloire de ton pays, et guide de la Grande-Bretagne. Car aussi long-tems que les enfans irréfléchis d'Albion reconnaîtront nos lois, tant que le goût écossais décidera de l'esprit anglais, aussi long-tems durera ton règne paisible, et nul n'osera prendre ton nom en vain. Regarde, une troupe choisie t'aidera à accomplir ton plan, et te reconnaîtra pour le chef suprême du clan des critiques. Le premier, tu distingueras l'illustre comte fameux pour ses voyages, l'Athénien Aberdeen 469! Herbert brandira le marteau de Thor 470, et quelquefois, par gratitude, tu vanteras ses rimes grossières 471. Sydney, au style affecté, recherchera une place dans tes pages amères 472; ainsi fera le classique Hallam 473, si renommé pour ses connaissances helléniques. Scott pourra peut-être te prêter le secours de son talent et de sa renommée, et le méprisable Pillans 474 calomniera au besoin ses amis. Tandis que Lambe, après avoir offert à la joyeuse Thalie un hommage qu'elle a rejeté, et s'être vu siffler par tous les autres, essaiera de condamner à son tour les ouvrages d'autrui 475. Que ton nom soit connu! Que ton empire soit sans limites! Les banquets de lord Holland paieront tous tes travaux; tant que la Grande-Bretagne paiera le tribut d'hommages qu'elle doit aux gagistes de sa seigneurie, et aux ennemis du vrai mérite. Mais écoute un avis: avant que ton prochain numéro ne paraisse, couvert à l'ordinaire de papier jaune et bleu, prends garde que quelques nouvelles erreurs de Brougham ne viennent détruire la vente, et ne te forcent à remplacer sur la table le roastbeef par les bannocks 476, et le chou-fleur par un légume plus grossier.» Ayant ainsi parlé, la déesse au court jupon embrassa son fils, et disparut au milieu d'un brouillard écossais 477.

Note 463: (retour) En 1806, MM. Jeffrey et Moore se rendirent sur le terrain, près de Chalk-farm; l'arrivée des officiers de police empêcha le duel d'avoir lieu. Lorsqu'on examina les pistolets, il se trouva que les balles s'étaient évaporées avec le courage des combattans. Cette circonstance fournit le sujet de nombreuses plaisanteries aux journaux de l'époque.
Note 464: (retour) La Tweed se comporta dans cette occasion avec tout le décorum convenable; il eût été répréhensible pour la partie anglaise de la rivière de donner le moindre signe d'appréhension.
Note 465: (retour) Tolbooth, prison principale d'Édimbourg, que Scott a rendue si célèbre sous le nom de the heart of the Mid-Lothian.
Note 466: (retour) La sympathie déployée en cette occasion par la Tolbooth, qui paraît en effet avoir été vivement affectée, ne saurait être trop louée. On pouvait craindre que le grand nombre de criminels exécutés devant ses yeux n'eussent endurci son cœur davantage. Nous en parlons ici comme d'une personne du sexe, parce que la délicatesse de sentimens qu'elle montra alors avait quelque chose de vraiment féminin, bien que, comme dans tous les mouvemens qui font agir les femmes, il s'y mêlât un peu d'égoïsme.
Note 467: (retour) Nom poétique d'Édimbourg.
Note 468: (retour) Canongate, espèce de quartier latin d'Édimbourg, grande rue, où de tems immémorial se sont fixés les savans et les gens de lettres.
Note 469: (retour) Sa seigneurie a long-tems voyagé sur le continent; elle est membre de la société Athénienne, et a rédigé dans la Revue l'article sur la topographie de Troie, par Gell.
Note 470: (retour) Thor. C'est le Vulcain de la mythologie saxonne: c'est du nom de ce dieu que le jeudi est appelé en anglais Thursday, jour de Thor.
Note 471: (retour) M. Herbert a traduit des poésies icelandiques et autres. Une des principales pièces est un Chant sur le marteau de Thor retrouvé. Cette traduction est très-plaisante, et écrite d'un style tout à fait vulgaire.
Note 472: (retour) Le révérend Sydney Smith, auquel on attribue les Lettres de Pierre Plymley, et quelques critiques sans importance.
Note 473: (retour) M. Hallam fit un article sur le Goût, ouvrage de Payne Knight, et se montra très-sévère sur quelques vers grecs qu'il y rencontra. Il ne découvrit que les vers en question étaient de Pindare, que lorsque la critique fut imprimée et qu'il ne fut plus possible de l'anéantir. Elle restera comme un monument impérissable des talens et de la sagacité de M. Hallam.
Note 474: (retour) Pillans est maître particulier ou répétiteur à l'école d'Eton, c'est ce que les Anglais appellent tutor.
Note 475: (retour) L'honorable G. Lambe a fait les articles sur les misères de Beresford; il est, en outre, auteur d'une farce représentée d'abord avec grand succès sur un théâtre de société, mais qui tomba lourdement sur le théâtre de Covent-Garden. Elle était intitulée: Whistle for it; «sifflez, vous l'aurez
Note 476: (retour) Bannocks, gâteaux faits avec la farine d'avoine ou de pois.
Note 477: (retour) Je dois des excuses aux honorables déesses, pour en avoir ici introduit une avec le petit jupon du pays; mais, hélas! que pouvais-je faire? Je ne pouvais pas dire le génie de la Calédonie; on sait bien qu'il n'y a pas de génie à rencontrer depuis Clakmannan jusqu'à Caithness, et cependant, sans le secours d'un être surnaturel, comment sauver Jeffrey? Les fées nationales, les Kelpies, ont un nom trop peu poétique; quant aux Brownies et aux Bons voisins, qui sont des esprits bons et sages, ils eussent refusé de le délivrer de ce mauvais pas. Il m'a donc fallu inventer une déesse exprès, et Jeffrey doit m'en savoir d'autant plus de reconnaissance, que c'est très-probablement la seule occasion qu'il ait jamais eue et qu'il aura jamais de se trouver en rapport avec quoi que ce soit de céleste.

Illustre lord Holland, il serait dur de citer ici tous tes gagistes et de t'oublier toi-même! Holland à la tête, Henry Petty à la queue, sont, l'un le piqueur, l'autre le valet de la meute littéraire. Bénis soient les banquets d'Holland-house, où les Écossais trouvent à dîner et les journalistes à boire! Les faméliques habitans de Grub-street 478 viendront long-tems dîner sous ce toit hospitalier, dont les shériffs et les huissiers sont tenus à l'écart. Voyez l'honnête Hallam poser sa fourchette, prendre sa plume, rendre compte des ouvrages de sa seigneurie, et plein de reconnaissance pour le fondateur du festin, déclarer que son hôte peut au moins traduire 479. Dunedin 480, contemple tes enfans avec délices; ils écrivent pour manger, et ils mangent parce qu'ils écrivent. Et de peur qu'échauffés par des libations trop fréquentes ils ne laissent échapper quelques pensées trop libres, capables de couvrir d'une rougeur pudique le front de la partie femelle des lecteurs, milady revoit et écrême chaque critique, répand sur chacune le souffle de son ame si pure, réforme chaque erreur et repolit le tout 481.

Note 478: (retour) Grub street, rue de Londres, plus particulièrement habitée par les rimailleurs et les critiques d'un rang tout-à-fait inférieur.
Note 479: (retour) Lord Holland a traduit quelques morceaux de Lope de Vega, qu'il a insérés dans sa Vie de l'auteur, ouvrage qui a été jugé excellent par les convives désintéressés de sa seigneurie.
Note 480: (retour) Dunedin, ancien nom de l'Écosse.
Note 481: (retour) Il est certain que milady est soupçonnée d'avoir déployé son esprit sans égal dans la Revue d'Édimbourg. Quoi qu'il en soit, nous savons de bonne part que les articles lui en sont soumis manuscrits... sans doute pour être revus et corrigés.

Maintenant passons au drame: quel spectacle varié! quelles scènes précieuses invitent tour à tour les yeux étonnés! Des jeux de mots, un prince renfermé dans un tonneau 482, et l'absurde ouvrage de Dibdin donnant au public une satisfaction complète. Bien qu'aujourd'hui, grâces au ciel! la rosciomanie soit passée, et que l'on veuille bien de nouveau souffrir sur la scène des acteurs parvenus à l'âge d'homme 483; à quoi bon s'efforcer de plaire aux critiques anglais, quand ils laissent passer de pareilles pièces! quand Reynolds nous prodigue impunément ses jurons et ses interjections perpétuelles, confondant à la fois les lieux communs et le sens commun; quand le public, laissant le monde de Kenny aller jusqu'à la fin, donne une preuve de son indulgence excessive; quand Beaumont nous offre, dans son Caractacus volé, une tragédie complète en tout, le poème excepté 484. Qui pourrait ne pas gémir quand de telles pièces font fureur, quand notre théâtre est ainsi avili et dégradé! Dieux puissans! Tous les sentimens de pudeur, tous les talens sont-ils donc éteints? N'avons-nous plus aucun poète de mérite vivant?... Aucun? Réveillez-vous, Georges Colman, Cumberland, réveillez-vous! Sonnez la cloche d'alarme; que la sottise frissonne! Oh Shéridan! Si quelque chose peut émouvoir ta plume, fais que la comédie remonte sur son trône, abjure les momeries de l'école allemande, laisse de nouveaux Pizarres à de sots traducteurs, donne un dernier souvenir à tes contemporains, un drame classique, et réforme le théâtre. Dieux puissans! La sottise osera-t-elle lever la tête en maîtresse sur ce théâtre où Garrick s'est montré, où Kemble vit encore pour se montrer? La farce y osera-t-elle revêtir encore son masque ignoble? Hooke viendra-t-il y cacher encore ses héros dans un baril? De judicieux directeurs offriront-ils toujours au public Cherry, Skeffington et ma mère l'Oie, tandis que Shakspeare, Otway, Massinger oubliés, pourrissent à l'étalage des bouquinistes ou sur les rayons de quelques bibliothèques? Là, avec quelle pompe les journaux quotidiens proclament les noms des dignes rivaux qui se disputent aujourd'hui la gloire dramatique! Quoique les spectres de Lewis fassent d'effrayantes grimaces, cependant Skeffington et la mère l'Oie partagent le prix avec lui. Et certes le grand Skeffington a droit à nos applaudissemens, pour ses habits sans basques et ses squelettes de pièces également renommés; lui dont le génie ne se borne pas à fournir des sujets aux décorations magiques de Greenword 485, qui ne s'endort pas après avoir fait la Belle au bois dormant, mais qui vient de produire les cinq actes d'une tragédie ronflante 486. Cependant, frappé de la beauté des décors, John Bull se demande ce que tout cela veut dire, et comme il voit quelques amateurs gagés applaudir, John Bull applaudit aussi, pour éviter de s'endormir tout-à-fait.

Note 482: (retour) Dans le mélodrame de Tékéli; ce prince héroïque est renfermé dans un tonneau sur le théâtre... asile tout nouveau pour les héros dans le malheur.
Note 483: (retour) Allusion au jeune Betty, surnommé le Roscius enfant. Après avoir débuté, à l'âge de dix ans, sur quelques théâtres secondaires d'Irlande, et à Dublin, ce jeune homme fut appelé à Londres pour y remplir les premiers rôles tragiques. Il y excita un enthousiasme sans exemple, reçut jusqu'à deux cents guinées par représentation. Bientôt on ne vit plus sur tous les théâtres de la ville et de la province que des petites merveilles imberbes, jouant les amoureux, et, au besoin, les vieillards. Malheureusement le tems ne réalisa pas de si brillantes espérances, la réputation de Betty tomba comme elle s'était élevée; il s'adonna à l'usage des liqueurs fortes et mourut, il y a quelques années, acteur inconnu dans une troupe du dernier ordre.
Note 484: (retour) M. Thomas Sheridan, nouveau directeur de Drury-Lane, laissant de côté le dialogue de la tragédie de Bonduca, eu prit les accessoires et la mise en scène pour en former le spectacle de Caractacus. Une telle conduite était-elle digne de son grand-père ou de lui-même?
Note 485: (retour) M. Greenword est peintre-décorateur de Drury-Lane, et, en cette qualité, M. Skeffington lui a de grandes obligations.
Note 486: (retour) M. Skeffington est l'illustre auteur de la Belle au Bois dormant (the Sleeping Beauty) et des Demoiselles et les Célibataires (Maids and Bachelors); Baccalaurei baculo magis quam lauro digni.

Voilà donc où nous en sommes aujourd'hui! Et comment pourrions-nous sans gémir songer à ce que nos pères ont été? Anglais dégénérés! Êtes-vous insensibles à la honte? Aimez-vous la lourde sottise?

N'osez-vous donc siffler ce qui est digne d'être sifflé? Ah! les nobles Anglais peuvent aujourd'hui contempler avec plaisir toutes les contorsions du visage de Naldi; ils ont raison de sourire aux bouffonneries de l'Italie, de s'extasier devant le pantalon de Mme Catalani 487, puisque le théâtre national ne leur offre plus d'autres vestiges d'esprit que des jeux de mots, d'autre gaîté que des grimaces.

Note 487: (retour) Les noms de Naldi et de Catalani n'ont pas besoin de notes explicatives, le visage de l'un et le salaire de l'autre suffiront pour nous rappeler long-tems ces amusans vagabonds. D'ailleurs nous sommes encore tout meurtris des efforts qu'il nous a fallu faire pour entrer au théâtre, la première fois que cette dame s'y montra en culottes.

Qu'habile dans tous les arts qui adoucissent les mœurs, en corrompant le cœur, l'Ausonie inonde la ville de folies exotiques, pour sanctionner le vice et détruire le décorum; que nos dames mariées se pâment devant le danseur Deshayes, savourant d'avance les espérances que font concevoir ses formes athlétiques, tandis que Gayton bondit devant les yeux enchantés de nos vieux marquis et de nos jeunes ducs; que des libertins de bonne maison contemplent avec ivresse la séduisante Presle, dont les membres s'agitent sous un voile transparent; qu'Angiolini étale à nos regards son sein aussi blanc que la neige, qu'elle déploie en mesure ses bras si blancs, qu'elle se balance avec grâce sur l'extrémité de son orteil flexible; que Collini, montrant son cou d'albâtre, fasse entendre des cadences savantes, des accens qui respirent l'amour et charment les auditeurs transportés! ne levez pas votre faux vengeresse, redresseurs des vices, saints réformateurs, trop délicats et trop austères! vous qui, pour sauver nos ames pécheresses, avez rendu ces beaux décrets qui font qu'on ne voit plus de barbiers raser le dimanche, ni de bière mousser sur les bords d'un pot d'étain. Nos barbes non faites, nos pots à bière secs sont là pour attester votre respect religieux pour le saint jour du sabbat. Je vous salue à la fois, patron et séjour du vice et de la folie, Greville et Argyle 488! Dans ce palais superbe, temple révéré de la mode, dont les vastes portiques s'ouvrent à des adorateurs, si mélangés, voyez le moderne Pétrone, l'arbitre du goût et des plaisirs! Là vous trouverez l'eunuque qui chante, à prix d'argent, les chœurs de l'Hespérie, la flûte ravissante, la lyre douce et lascive, les chants de l'Italie, les danses de la France, les orgies nocturnes, la valse, le sourire de la beauté, le vermillon que donne le jus de la grappe; tout cela pour des fats, des fous, des joueurs, des coquins et des lords mêlés ensemble: chacun trouve de quoi flatter ses goûts... Comus leur accorde tout, le champagne, le jeu, la musique et les femmes de leurs voisins. Enfans affamés du dieu du commerce, ne nous parlez pas d'une ruine qui est votre propre ouvrage. Mollement couchés au soleil enivrant de l'abondance, les enfans gâtés de la fortune ne se figurent point la pauvreté, si ce n'est comme un costume de fantaisie dans une mascarade, quand un âne nouvellement arrivé à la pairie prend pour un bal de nuit le costume de mendiant, qui fut peut-être l'habit ordinaire de son aïeul.

Note 488: (retour) Pour éviter toute erreur, telle que la confusion d'une rue et d'un nom d'homme, je m'empresse de déclarer que c'est à l'établissement, et non au duc de ce nom, que je fais ici allusion.

Un gentleman, avec lequel je suis indirectement lié, a perdu à Argyle-rooms quelques milliers de livres sterling au tric-trac: il est trop juste d'ajouter, pour l'honneur du directeur de cet établissement, qu'il montra, en cette occasion, quelque déplaisir. Mais pourquoi permettre les instrumens d'un jeu aussi immodéré, dans un local destiné à recevoir la haute société des deux sexes? Il doit être bien agréable pour les mamans et les demoiselles d'entendre un billard dans une chambre et le bruit des dés dans une autre! C'est ce dont je puis parler savamment, moi dernièrement reçu membre indigne d'une institution qui affecte si matériellement les mœurs des hautes classes, tandis que les inférieures ne peuvent se mouvoir au son d'un violon et d'un tambourin sans s'exposer à être arrêtées, comme se livrant à des plaisirs tumultueux et contraires au bon ordre.

Mais la petite pièce est jouée, le rideau tombe, les spectateurs montent à leur tour sur le théâtre; les douairières circulent autour de la salle, tandis que leurs filles, plus que légèrement vêtues, s'abandonnent aux charmes de la valse. Les unes se promènent majestueusement, les autres déploient sans contrainte l'élégance de leurs formes; celles-ci réparent à force d'art, pour les enfans débauchés de l'Hibernie, les charmes que le tems n'a pas épargnés, celles-là cherchent à captiver quelque époux, et, dans leurs manières effrontées, ne laissent que peu de mystères pour la nuit nuptiale! Oh! asile heureux de l'infamie et de l'aisance, où l'on oublie tout, excepté le pouvoir de plaire; chaque jeune fille peut s'abandonner aux pensées qui la dominent, chaque galant peut enseigner ou apprendre de nouveaux systèmes. Le jeune officier, récemment revenu des guerres d'Espagne, coupe élégamment le paquet de cartes, ou proclame le point qu'il vient d'amener aux dés. L'aimable joueur est assis, il a amené sept, ou... c'est fait... mille livres sterling pariées sur la levée. Si la perte dérange votre cerveau, si vous commencez à être fatigué de l'existence, si toutes vos espérances sont évanouies, tous vos désirs éteints, les pistolets de Powell 489 sont là tout prêts à vous délivrer de la vie, ou bien encore vous pouvez épouser quelque lady Paget. Fin digne de la carrière de l'homme du monde; la folie y a marqué nos premiers pas, nous l'achevons dans la disgrâce et la honte. Ne voir à son lit de mort que des domestiques mercenaires, pour laver nos plaies saignantes et recevoir notre dernier souffle, calomniés par des imposteurs, oubliés du reste des hommes, victimes d'une querelle née dans une orgie nocturne, vivre comme Clodius 490 pour tomber comme Falkland 491! Vérité! suscite un vrai poète, guide sa main, pour extirper de notre pays cette peste contagieuse. Même moi, l'homme le moins penseur de ce siècle, où l'on pense si peu, moi qui n'ai que juste assez de sens pour voir ce qui est bien et faire ensuite ce qui est mal, moi qui, laissé sans guide à l'âge où la raison n'est pas encore formée, ai eu à chercher mon chemin à travers les routes fleuries des passions, attiré tour à tour vers tous les plaisirs, et que tous les plaisirs ont abandonné après m'avoir séduit; moi-même, je suis forcé d'élever la voix, de sentir que de telles scènes et de tels hommes sont des fléaux destructeurs du bien public! Quand bien même quelqu'ami, blâmant mon zèle, viendrait me dire: «Insensé présomptueux, en quoi es-tu donc meilleur que ces hommes?» et que mes anciens compagnons de débauche s'écrieraient au miracle, et riraient de me voir devenu moraliste, qu'importe? Quand quelque poète, fort de ses vertus personnelles, Gifford peut-être, daignera faire entendre les mâles accens d'une satire vengeresse, alors, ma plume, tu te reposeras pour toujours! et ma voix ne se fera entendre que pour le féliciter et me réjouir de son triomphe. Oui, je lui apporterai le faible hommage de mes éloges; oui, je me réjouirai, quand bien même je serais atteint moi-même de son fouet vengeur.

Note 489: (retour) Powell, armurier de Londres, célèbre pour la bonté et surtout pour le prix exorbitant de ses armes à feu.
Note 490: (retour)

Mutato nomine de te

Fabula narratur.

Note 491: (retour) Je connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le samedi soir, je l'avais vu faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la sensibilité et tant de nobles passions. C'était un officier aussi heureux que brave; ses défauts étaient ceux d'un marin, et comme tels des Anglais auraient dû les excuser. Il mourut comme un brave dans une meilleure cause; car s'il était ainsi tombé sur le pont de la frégate qu'il venait d'être appelé à commander, ses compatriotes eussent recueilli ses derniers momens, comme un modèle pour les héros futurs.

Quant au menu fretin, quant à ces petits auteurs qui fourmillent obscurément, depuis le niais Hafiz 492, jusqu'au stupide Bowles, pourquoi les aller arracher au réduit ignoré qu'ils habitent dans Saint-Giles-Street ou Tottenham-Road? Ou bien si dans Bond-Street ou le Regent-Square, quelques hommes à la mode osent noblement écrivailler en vers; si dans leurs stances inoffensives; justement destinées à fuir l'œil du public, ils traitent des petits sujets de circonstance ou de ton, quel mal cela fait-il? En dépit de tous les critiques, sir T..... a bien le droit de se lire ses vers à lui-même, Miles Andrews peut essayer ses forces dans quelques couplets, et vivre dans ses prologues, quoique ses drames aient vécu. Nos lords aussi sont poètes, de telles choses se voient quelquefois, et après tout, c'est déjà beau pour des lords d'écrire quoi que ce soit. Mais si le goût et la raison reprenaient leur empire, qui voudrait accepter leur pairie, à condition d'adopter aussi leurs vers? Roscommon! Sheffield! vous avez emporté vos lauriers avec vous dans la tombe, nous n'en verrons plus orner le front de nos lords! La muse refuse son sourire vivifiant aux efforts du débile Carlisle; on peut pardonner les faibles essais d'un écolier, pourvu que sa folie lui passe; mais qui pourrait pardonner au vieillard qui écrit sans relâche, et dont les vers deviennent plus mauvais à mesure que ses cheveux blanchissent? Pair du royaume, rimailleur, petit-maître, pamphlétaire 493, si ennuyeux dans sa jeunesse, si radoteur dans sa vieillesse, ses pièces eussent suffi pour tuer nos théâtres languissans: mais à la fin les directeurs se sont écriés: Arrêtez, assez, c'est assez! et ont refusé d'affliger plus long-tems le public des tragédies du noble auteur. Permis à sa seigneurie de se rire de leur jugement et de donner à ses œuvres une reliure sympathique. Oui, arrachez-moi ces couvertures de maroquin, et couvrez-moi d'une peau de veau ces vers mensongers 494.

Note 492: (retour) Que penserait l'Anacréon persan, Hafiz, s'il pouvait sortir du sépulcre magnifique où il repose à Sheeraz; à côté de Ferdousi et de Sadi, l'Homère et le Catulle de l'Orient, et voir son nom usurpé par un Scott de Dromore, le plus impudent et le plus exécrable des maraudeurs littéraires pour la presse quotidienne?
Note 493: (retour) Le comte de Carlisle a dernièrement publié, au prix de 36 sous, une brochure sur l'état du théâtre, dans laquelle il offre son plan pour la construction d'une nouvelle salle. Il faut espérer que l'on permettra à sa seigneurie de présenter tout ce qu'elle croira convenable au bien de ce théâtre, excepté ses propres tragédies.
Note 494: (retour) «Ote cette peau de lion, et jette une peau de veau sur ces membres trompeurs.»

(Shakspeare, le roi Jean.)

Pour vous, druides, dont la tête est lourde de plomb vierge, vous qui, chaque jour, écrivez pour gagner votre pain de chaque jour, je ne vous ferai pas ici la guerre; Gifford, de sa main puissante, a écrasé sans remords votre bande nombreuse. Répandez votre spleen vénal sur tous les talens, ne cherchez pas à vous défendre, mettez-vous plutôt à couvert derrière la pitié. Que votre tombe se régale de monodies sur Fox; puisse le Manteau de Melville 495 vous servir aussi de couverture de lit! Poètes misérables, le Léthé vous attend en commun; que la paix soit avec vous! c'est là votre meilleure récompense. Il n'y a qu'une immortalité funeste, telle qu'une Dunciade 496 peut en donner, qui soit capable de faire vivre vos vers au-delà d'un jour; jusqu'à présent la masse insipide de vos travaux gît dans un repos prématuré, avec quelques noms d'une un peu plus grande importance. Loin de moi d'aller impoliment attaquer l'aimable auteur qui cache son nom sous celui de Rosa, cette dame dont les poésies, fidèles échos de son esprit, laissent loin, bien loin derrière, la compréhension étonnée 497. Quoique les poètes de la Crusca ne remplissent plus nos journaux, cependant quelques maraudeurs essaient de tems en tems des escarmouches autour de leurs colonnes. Demeurés les derniers de cette troupe de gagistes pleurnicheurs, autrefois sous la direction de Bell, Maltida et Hafiz font encore entendre des cris et des hurlemens lamentables; et les métaphores de Merry reparaissent enchaînées à la signature de O.P.Q 498.

Note 495: (retour) Le Manteau de Melville, parodie du poème intitulé le Manteau d'Elijah.
Note 496: (retour) Dunciade, poème satirique de Pope contre ses ennemis littéraires et les méchans écrivains de son tems; Palissot en a fait une pâle imitation dans un poème auquel il a conservé le même nom.
Note 497: (retour) Cette petite et aimable Jessica (nom de la jeune juive dans le Marchand de Venise), fille du célèbre juif K..... semble suivre l'école de la Crusca (académie à Rome, dont les femmes peuvent être membres). Elle a publié deux volumes qui, par leur absurdité même, ne laissent pas que d'avoir un certain mérite par le tems qui court. Elle est encore auteur de quelques petits romans écrits dans le style de la première édition du Moine.
Note 498: (retour) Ce sont là les signatures de quelques-unes des excellences qui figurent dans la partie poétique des journaux.

Quand un jeune homme de belle espérance, naguère habitant d'une échoppe obscure, prend en main une plume moins pointue que son alêne, qu'il quitte son étroite boutique, oublie son magasin de souliers, abandonne saint Crépin et se met à saveter pour les Muses, dieux! comme le vulgaire s'étonne, comme la multitude applaudit! comme nos dames le lisent, comme nos lettrés le louent! Si par hasard quelque rieur se permet une plaisanterie, c'est mauvais naturel tout pur; le monde ne sait-il pas bien à quoi s'en tenir? Quand nos beaux-esprits admirent des vers, il faut bien qu'ils aient été dictés par le génie, et Capel Loft 499 déclare que ceux-ci sont tout-à-fait sublimes. Écoutez, vous tous qui êtes engagés dans un commerce ingrat, vous aussi, agriculteurs, quittez la charrue, laissez là votre bêche inutile; Burns, Bloomfield, que dis-je, un homme bien au-dessus d'eux, Gifford était né sous une étoile malheureuse, il a dédaigné de se livrer plus long-tems aux travaux serviles d'une profession mécanique, il a osé affronter la tempête, il a à la fin triomphé du destin. Pourquoi d'autres n'en feraient-ils pas autant? Si Phébus t'a souri, Bloomfield, pourquoi ne sourirait-il pas aussi à ton frère Nathan? La manie des vers, et non la muse, s'est emparée de lui aussi; ce n'est pas une inspiration, c'est une maladie. Un paysan ne peut plus aller prendre son dernier gîte, une commune ne peut être close, qu'il ne fasse aussitôt une ode 500. Oh! puisque nous nous perfectionnons à ce point, puisque les dieux favorisent notre île et ses habitans, que la poésie aille en ayant, qu'elle s'empare de toutes nos ames, des laboureurs aussi bien que des ouvriers! Savetiers nés pour l'harmonie, continuez vos chants, faites à la fois une pantoufle et une chanson. Les yeux de la beauté s'arrêteront sur vos ouvrages, vos sonnets ne sauraient manquer de lui plaire... et peut-être aussi vos souliers. Puissent les tisserands des Moorlands 501 être fiers de leur génie pindarique; puissent les lais des tailleurs devenir plus longs que leurs comptes! pour récompenser leurs chants agréables, nos jeunes gens à la mode leur paieront leurs poèmes... quand ils paieront leurs habits.

Note 499: (retour) Capel Loft, esq., le Mécène des cordonniers, le grand faiseur de préfaces pour tous les faiseurs de vers dans le malheur; c'est une sorte d'accoucheur gratuit, pour tous ceux qui désirent se délivrer d'une quantité quelconque de poésies, mais qui ne savent comment les mettre au jour.
Note 500: (retour) Voyez l'ode, l'élégie, ou tout ce que lui ou d'autres voudront l'appeler, de Nathaniel Bloomfield, sur la clôture de la commune d'Honington.
Note 501: (retour) Voyez les Souvenirs d'un tisserand, dans les Moorlands du comté de Stafford.

Après avoir rendu les hommages qui lui étaient dus à la foule de nos hommes célèbres, qu'il me soit permis de m'occuper de vous, hommes de génie négligés aujourd'hui. Viens! ô Campbell 502, donne l'essor à ton beau talent; qui osera aspirer à la gloire, si tu cesses d'espérer? Et toi, mélodieux Rogers! lève-toi enfin, rappelle l'aimable souvenir du passé, que la douce mémoire t'inspire encore; redemande à ta lyre ces sons enchanteurs qui lui sont familiers. Replace Apollon sur son trône vacant, assure l'honneur de ton pays et le tien propre. Eh quoi, la poésie abandonnée doit-elle toujours verser des pleurs sur cette tombe, où ses dernières espérances sont ensevelies avec le religieux Cowper, ou bien ne la quittera-t-elle que pour aller jeter quelques fleurs sur le gazon qui recouvre son favori Burns? Non! Quoique le mépris ait justement flétri la race de ces hommes qui écrivent par manie, ou pour avoir du pain, la poésie a encore quelques enfans légitimes qui font tout son orgueil, dont les vers nous touchent d'autant plus qu'ils ne visent point à l'effet, qui sentent comme ils écrivent, et qui écrivent comme ils sentent; vous en êtes témoins, Gifford, Sotheby, Macneil 503.

Note 502: (retour) Il serait superflu de rappeler à nos lecteurs l'auteur des Plaisirs de la Mémoire et des Plaisirs de l'Espérance; les deux plus beaux poèmes didactiques que nous avons en anglais, si l'on en excepte l'Essai sur l'homme de Pope. Mais il s'est élevé de nos jours tant de méchans poètes, que les noms même de Campbell et de Rogers ont quelque chose d'étrange.
Note 503: (retour) Gifford, auteur de la Baviade et de la Méviade, les deux meilleures satires de l'époque, et traducteur de Juvénal.

Sotheby, traducteur de l'Obéron de Wiéland, des Géorgiques de Virgile, et auteur de Saül, poème épique.

Macneil, dont les poèmes ont obtenu la popularité qu'ils méritaient si bien, entr'autres son Scotland's scaith ou les Malheurs de la guerre, dont 10,000 exemplaires se sont vendus en un mois.

Pourquoi Gifford s'abandonne-t-il au sommeil? On l'a déjà demandé en vain 504, nous le redemanderons encore une fois, pourquoi Gifford s'abandonne-t-il au sommeil? n'y a-t-il plus de folies que sa plume puisse censurer? n'y a-t-il plus de sots dont les reins appellent les coups de fouet? N'y a-t-il plus de ces fautes, bonnes fortunes pour le poète satirique? Le vice, plus grand que jamais, ne marche-t-il pas fièrement dans toutes les rues? Les princes et les pairs du royaume pourront-ils se vautrer dans le bourbier de la corruption, et échapper au fouet de la satire comme au glaive de la loi? Éternisant dans les races futures leur coupable célébrité, deviendront-ils comme autant de fanaux pour guider au crime impuni? Réveille-toi, Gifford, rend les hommes meilleurs, ou force-les à rougir.

Note 504: (retour) M. Gifford a promis publiquement que la Baviade et la Méviade ne seraient point ses derniers ouvrages originaux: qu'il se le rappelle, mox in reluctanetes dracones.

Infortuné White 505! quand ta vie était encore dans son printems, et que ta jeune muse commençait à peine à agiter ses ailes joyeuses, la mort, qui détruit tout, est venue; toutes tes belles espérances sont descendues dans la tombe, pour y demeurer à jamais ensevelies! Oh! quel noble cœur a été anéanti, quand la science a détruit elle-même son fils bien aimé! Oui! elle a répondu avec trop d'indulgence à ton amour passionné; elle a semé la semence, mais c'est la mort qui a fait la moisson. C'est ton propre génie qui t'a donné le coup fatal, c'est lui qui a aidé les progrès de cette plaie à laquelle tu as succombé! Ainsi, quand l'aigle blessé demeure étendu sur la plaine, pour ne prendre plus désormais son essor au milieu des nuages, il a vu ses propres plumes, attachées au trait fatal, donner des ailes à la flèche qui tremble et s'agite dans son cœur. Ses angoisses sont pénibles; mais il lui est bien plus pénible encore de sentir qu'il a nourri lui-même cette plume à laquelle l'acier doit sa vitesse meurtrière, et que le même plumage qui avait réchauffé son aire boit maintenant le dernier souffle de sa vie dans sa poitrine sanglante.

Note 505: (retour) Henri Kirke White mourut à Cambridge, en octobre 1806, par suite de sa trop grande application à des études qui auraient mûri en lui ce génie que la maladie et la pauvreté ne purent altérer, et que la mort elle-même détruisit sans l'abattre. Ses poésies sont pleines de beautés, bien propres à faire vivement regretter au lecteur qu'il n'ait eu que si peu de tems à déployer des talens qui eussent fait honneur même aux fonctions sacrées auxquelles il se destinait.

Il y en a qui disent que, de nos jours éclairés, de magnifiques mensonges font seuls la gloire d'un barde; qu'une invention forcée, mais toujours prête, peut seule pousser le poète à chanter. Il est vrai que tous ceux qui écrivent en vers, bien plus que tous ceux qui écrivent de quelque manière que ce soit, reculent devant ce mot fatal au génie..... usé, déjà fait. Quelquefois, cependant, la vérité communique ses feux les plus nobles, et orne elle-même les vers qu'elle a inspirés. C'est un fait qu'au nom de la vertu Crabbe peut attester, lui qui, le peintre le plus sombre de la nature, en est encore cependant le plus fidèle 506.

Que Shee 507 et le génie qui l'inspire trouvent ici une place, lui qui manie également bien la plume et le pinceau, dont les arts réunis dirigent la main pour tracer le chemin que doivent suivre le poète et le peintre; lui dont la touche magique fait parler la toile, et dont les vers coulent faciles et harmonieux. De doubles honneurs lui sont dus, heureux rival des poètes et ardent ami des artistes.

Note 506: (retour) Crabbe a peint la nature avec beaucoup de vérité, mais il l'a choisie sous ses aspects les plus sombres; il a décrit les passions les plus hideuses, les vices les plus dégradans, les positions sociales les plus infâmes, les prisons, les hôpitaux, les charniers, etc. Ses ouvrages les plus célèbres sont ceux intitulés: Contes du château et Contes du village.
Note 507: (retour) M. Shee est auteur de Vers sur l'art et des Élémens de l'art.
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