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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 02: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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Heureux celui qui a osé s'approcher du bosquet qu'ont habité les muses dans leur enfance, dont les pas ont foulé, dont les yeux ont observé cette terre qui a enfanté les premiers guerriers et les premiers poètes, ce berceau de la gloire, cette Ionie, sur laquelle elle se plaît à planer encore! Mais doublement heureux est celui dont le cœur se sent ému d'une noble sympathie pour cette terre classique, qui déchire le voile des siècles, depuis long-tems écoulés, et parcourt avec l'œil d'un poète les restes de la Grèce antique. Wright 508! ce fut ton lot heureux de voir ces rivages chers à la gloire et de les chanter! Certes, ce n'est pas une muse ordinaire qui guida ta plume, pour saluer dignement cette terre des dieux et des hommes divins.

Et vous, poètes associés 509, qui avez rappelé à la lumière ces pierres précieuses, trop long-tems cachées à la vue des modernes; vous dont le goût s'est combiné pour moissonner dans ce vaste champ où les fleurs de l'Attique répandent leur doux parfum, et pour embellir de leur douce haleine votre belle langue maternelle. Quoique ce soit une noble tâche que de répéter les chants de la muse grecque; quoique vous en offriez un digne écho, méprisez dorénavant des accens empruntés, laissez-là la lyre achaïenne, faites-en vibrer une qui vous appartienne en propre.

Note 508: (retour) M. Wright, ex-consul-général des îles Ioniennes, est auteur d'un très-beau poème intitulé: Horæ Ionicæ; c'est une description des îles Ioniennes et des côtes adjacentes de la Grèce.
Note 509: (retour) Les traducteurs de l'Anthologie ont depuis publié séparément des poésies qui montrent un talent naturel, auquel il ne manque que des occasions pour arriver au plus haut point de perfection.

Que ces poètes-là, ou ceux qui leur ressemblent, rétablissent les lois violées des muses; mais cela n'a pas été donné au fracas sonore du mou Darwin, ce puissant maître dans l'art de faire des vers dépourvus de sens. Ces cymbales dorées sont chargées d'ornemens, mais elles ne rendent pas un son clair; elles ont plu à l'œil, mais elles ont fatigué l'oreille; elles surpassaient d'abord pour la montre la simple lyre, mais à l'usé elles ont bientôt fait voir qu'elles n'étaient que de cuivre. Qu'il fuie loin des muses, avec tout son cortège de sylphes qui s'évaporent en similitudes et en vains sons! puisse le clinquant disparaître pour toujours avec lui! le faux brillant attire d'abord, mais blesse bientôt les regards 510.

Que ces poètes ne descendent pas jusqu'à imiter Wordsworth, le plus minime individu de cette tourbe d'écrivains vulgaires, dont les vers n'offrent tout au plus qu'un bavardage d'enfans, quoiqu'ils paraissent à Lambe et à Lloyd 511 harmonieux et divins. Que ces poètes..... mais, ô ma muse, ne t'avise pas de vouloir enseigner ce qui est au-dessus, bien au-dessus de ta faible portée. Leur génie naturel leur marquera la voie qu'ils doivent suivre, et portera leurs chants jusque dans les cieux.

Note 510: (retour) L'oubli dans lequel est tombé le Jardin botanique (de Darwin) semble indiquer le retour du goût; il n'y avait à louer dans ce poème que quelques détails descriptifs.
Note 511: (retour) MM. Lambe et Lloyd sont les plus ignobles disciples de l'école de Southey et compagnie. (Note de Lord Byron.)

M. Southey et quelques auteurs de ses amis habitèrent long-tems certaines parties du Cumberland couvertes de lacs; leur école est généralement appelée en Angleterre the Lake poets, les poètes des Lacs.

Et toi aussi, Scott 512, laisse à des ménestrels sans art le sauvage cri de guerre de quelques maraudeurs des frontières; laisse-les filer péniblement des vers qui leur sont payés à l'avance: le génie ne doit point connaître d'autres inspirations que celles qu'il trouve en lui-même. Laisse Southey chanter, quoique sa muse féconde, enflant chaque corde, soit toujours trop prolixe. Laisse le simple Wordsworth faire ronfler ses vers bons pour les enfans; laisse son confrère Coleridge endormir les nourrissons entre les bras de leur nourrice. Laisse le grand faiseur de spectre, Lewis, se proposer pour tout but d'exciter les ravissemens de la galerie, ou de faire sortir une ombre du tombeau. Laisse Moore se livrer à ses compositions libertines; laisse Strangford voler Moore, et jurer que Camoëns a autrefois composé de tels chants. Laisse Haley continuer ses vers boiteux, Montgomery s'abandonner à sa folie furieuse, le pieux Grahame psalmodier ses stupides versets, Bowles polir ses sonnets trop nombreux, s'attendrir et se pâmer au quatorzième vers; laisse enfin Carlisle 513, Matilda, le reste des poètes de Grub-street, et les meilleurs de Grosvenor-square, écrivailler jusqu'à ce que la mort nous en délivre, ou que le sens commun outragé reprenne ses droits. Mais toi, dont les talens n'ont pas besoin d'être encouragés par des éloges, tu devrais laisser à des poètes inférieurs d'ignobles lais; la voix de ton pays, la voix des neuf Muses demandent une harpe sacrée... cette harpe c'est la tienne. Dis-moi, les annales de la Calédonie ne t'offriront-elles pas les glorieux souvenirs de quelques combats plus nobles que les viles incursions de quelques clans de maraudeurs, dont les exploits les plus magnifiques sont une disgrâce pour le nom d'homme, ou que les obscurs faits d'armes de Marmion, qui figureraient plus convenablement dans des contes, comme ceux de Robin Hood? Écosse, sois encore fière du poète à qui tu as donné le jour: que tes éloges soient sa première, sa plus belle récompense! Que sa gloire toutefois ne soit pas confinée dans sa patrie, que le monde entier soit plein de sa renommée: que ses ouvrages soient connus quand Albion aura cessé d'exister, qu'ils soient là pour dire ce qu'elle était; qu'ils perpétuent le souvenir de sa gloire chez les races futures; qu'ils fassent survivre le nom de sa patrie, même quand sa patrie ne sera plus.

Note 512: (retour) J'espère, pour le dire en passant, que dans le premier poème de M. Scott son héros ou son héroïne seront plus fidèles à la grammaire que la dame de son dernier Lay et son spadassin Guillaume de Lorraine.
Note 513: (retour) L'on pourra me demander, peut-être, pourquoi je me permets de censurer le comte de Carlisle, mon tuteur et mon parent, à qui j'ai dédié, il y a quelques années, le recueil de mes poésies de collège. Il n'a jamais été mon tuteur que de nom, autant que je l'ai pu connaître; pour mon parent, il l'est, je ne saurais l'empêcher, et j'en suis bien fâché; mais puisque sa seigneurie a paru l'oublier dans une occasion fort importante pour moi, c'est une circonstance dont je ne chargerai pas ma mémoire plus long-tems. Je ne crois pas que quelques mésintelligences personnelles puissent excuser un jugement injuste porté sur un autre écrivain; mais je ne vois pas non plus pourquoi elles empêcheraient d'en porter aucun, surtout quand l'auteur, noble ou roturier, a, pendant une suite d'années, dupé le public, en lui vendant Dieu sait combien de rames de papier couvertes d'absurdités les plus franches et les plus complètes. En outre, je ne me suis pas détourné de mon chemin pour aller jeter du blâme sur M. le comte; non..... ses ouvrages sont venus naturellement à la revue avec ceux de nos autres patriciens lettrés. Si donc, avant d'avoir atteint l'âge de vingt ans, j'ai donné des éloges aux productions de sa seigneurie, cela a été dans une dédicace respectueuse, plutôt d'après des avis étrangers que d'après mon propre mouvement, et je saisis avec empressement cette occasion qui s'offre pour la première fois de démentir mes paroles à ce sujet. J'ai appris que plusieurs personnes me regardent comme ayant de grandes obligations à lord Carlisle; je serais, dans ce cas, ravi de savoir ce qu'elles sont et quand elles m'ont été conférées, afin de les apprécier comme je le dois et de les reconnaître en public. Ce que j'ai humblement avancé comme mon opinion sur tout ce qu'il a fait imprimer, je suis prêt à le soutenir s'il le faut, en citant ses élégies, ses panégyriques, ses odes, ses épisodes, et certaines tragédies facétieuses et grotesques, portant son nom et son cachet:

«Qui peut ennoblir des coquins, des sots et des poltrons? Hélas, rien! non pas même tout le sang des Howards!»

Ainsi dit Pope. Ainsi-soit-il.

Mais cependant à quoi aboutissent ces nobles espérances du poète de vaincre les siècles et de lutter contre le tems? De nouveaux âges s'avancent avec rapidité, de nouvelles nations s'élèvent, d'autres vainqueurs 514 portent leurs noms jusque dans les cieux: quelques générations de courte durée passent, et déjà leurs enfans ont oublié le poète et ses ouvrages. Aujourd'hui même combien de bardes autrefois chéris de leurs contemporains, dont le nom douteux obtient à peine l'honneur d'une mention passagère. Quand la trompette de la renommée a fait entendre ses plus nobles fanfares, quoiqu'elles retentissent long-tems, l'écho se lasse à la fin de les répéter et s'endort: la gloire, comme le phénix au milieu des flammes, exhale ses doux parfums, brille et n'est plus.

Note 514: (retour) Tollere humo, victorque virum volitare per ora. (Virgile.)

La gothique Granta appellera-t-elle ses noirs enfans, habiles dans les sciences, plus habiles à faire des pointes et des jeux de mots? Oh! non: elle fuit et dédaigne jusqu'au grand prix fondé par lord Seaton, bien que des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des vers rimés de Hoare et des vers blancs de Hoyle. Je ne veux pas dire ce Hoyle dont les ouvrages, tant que durera chez nous l'amour du whist, seront toujours sûrs de commander l'attention 515. Vous qui aspirez aux honneurs de Granta, il vous faut monter son Pégase, un âne de la première force, bien digne de sa mère, dont l'Hélicon est plus ennuyeux que son Cambridge. Là Clarke, faisant pour plaire des efforts pitoyables, oubliant que de mauvais vers ne donnent pas les grades universitaires, soi-disant satiriste, bouffon à gages, écrivain mensuel de quelques plats pamphlets, condamné à travailler péniblement, le plus vil d'une troupe méprisable, et à forger des mensonges pour un Magazine, dévoue à la calomnie son esprit né pour elle, et est lui-même un libelle vivant contre le genre humain 516. Oh! obscur asile d'une race vandale 517, à la fois l'honneur et la disgrâce des sciences, si plongé dans la routine et l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine les noms de Smythe et d'Hodgson 518 seront capables de réhabiliter le tien! Mais la muse aime à se baigner aux lieux où la belle Isis roule des eaux plus pures; sur ses bords verdoyans, une couronne d'une verdure plus durable attend les poètes qui osent pénétrer dans ses classiques bosquets, où Richards s'enflamme du vrai feu poétique et apprend aux Bretons modernes à louer dignement leurs ancêtres 519.

Note 515: (retour) Les Jeux de Hoyle, si connus des amateurs de whist, d'échecs, etc., etc., survivront, sans aucun doute, aux rêveries poétiques de son homonyme, dont le poème, comme il est dit expressément dans l'avertissement, comprend toutes les plaies de l'Égypte.
Note 516: (retour) Ce personnage a paru dernièrement décidé à embrasser le métier d'auteurs, il a écrit un poème intitulé: l'Art de plaire, comme l'on dit, Lucus a non lucendo, où l'on trouve peu de choses plaisantes et pas du tout de poésie. Il est aussi salarié au mois, et chargé de recueillir des calomnies pour le Satiriste. Si cet infortuné jeune homme voulait laisser là ses Magazines pour les mathématiques, et s'efforcer de passer ses examens avec quelque honneur, peut-être cela lui serait-il plus avantageux dans la suite que le salaire qu'il reçoit à présent.
Note 517: (retour) «L'empereur Probus transporta un corps considérable de Vandales dans le comté de Cambridge.» (Gibbon.)

Il n'y a aucune raison de douter de la vérité de cette assertion; la race s'est parfaitement conservée.

Note 518: (retour) Le nom de ce gentleman n'a pas besoin d'éloges; quand un homme a comme lui donné dans de simples traductions des preuves incontestables de génie, on peut s'attendre qu'il devra exceller dans des compositions originales. Il est à espérer qu'il nous en offrira bientôt quelque brillant échantillon.
Note 519: (retour) Les Bretons aborigènes, excellent poème de Richards.

Pour moi qui, sans mission, ai osé dire à mon pays ce que ses enfans devraient si bien savoir, c'est le zèle de son honneur qui m'engage à attaquer cette nuée d'idiots qui infeste notre âge. Ton nom honoré a droit à tous les genres de gloire, Albion: tu es la nation la plus libre du monde, tu es aussi la plus chère aux Muses. Oh! si tes bardes étaient les dignes émules de ta renommée, s'il s'en élevait de plus dignes de ton beau nom! Ce qu'Athènes était pour les arts, Rome pour la puissance, Tyr pour la richesse, tu as été tout cela à la fois, belle Albion, dominatrice de la terre, reine puissante de l'Océan. Mais Rome a dégénéré, Athènes n'est plus qu'un village, et les remparts de Tyr sont tombés dans la mer. Ta puissance peut cesser, comme la leur: et la Grande-Bretagne, ce boulevart de l'Europe, peut tomber un jour. Mais arrêtons-nous; je redoute le sort de Cassandre, dont on méprisa les avertissemens jusqu'à ce qu'il fût trop tard: je dois me renfermer dans des sujets moins grands, et me borner à forcer nos poètes à acquérir un renom égal à celui de leur patrie.

Adieu donc, malheureuse Angleterre! que ceux qui te gouvernent soient bénis: qu'ils soient les oracles du sénat, et l'objet des railleries du peuple!

Puisses-tu entendre long-tems tes orateurs si divers prodiguer à la tribune plus de rhétorique que de bon sens! Les collègues de Canning le détestent à cause de son esprit, tandis que cette vieille femme de lord Portland 520 occupe la place de Pitt.

Note 520: (retour) Il y a ici, dans une note de Byron, une plaisanterie que l'on ne saurait traduire en français. On demandait à un des amis du noble auteur pourquoi l'on comparaît lord Portland à une vieille femme; je suppose, dit-il, que c'est parce que sa grâce est past bearing, c'est-à-dire insupportable ou hors d'âge d'être enceinte. (Note de Lord Byron.)

Encore une fois, adieu! Déjà se tend au souffle du vent la voile qui doit me porter loin d'ici. Il faut que mes yeux se réjouissent à la vue des côtes d'Afrique, des hauteurs escarpées du mont Calpé 521 et des minarets de Stamboul 522. De là je traverserai le pays de la beauté 523, où le Kaff 524, habillé de rochers, est sans cesse couvert de neiges sublimes. Mais, si je reviens jamais en Angleterre, aucun motif ne pourra me forcer à publier les notes prises dans mon voyage. Que l'orgueilleux Valentia 525 soit le rival du malheureux Carr; qu'il égale, s'il peut, ses ouvrages à la vente desquels il s'est efforcé de nuire; qu'Aberdeen et Elgin 526, poursuivant l'ombre de gloire qu'ils pensent s'acquérir par un prétendu amour des arts, consomment des milliers de livres sterling pour acquérir des soi-disant ouvrages de Phidias, monumens difformes, antiques tronqués, qu'ils fassent de leurs grands salons un bazar général pour tous les blocs de marbre mutilés; que les dilettante dissertent sur des voyages dans la Troade; pour moi, je laisse la topographie à Gell 527, et me tenant pour satisfait, je ne m'aviserai plus d'importuner le monde de ma prose ou de mes vers.

Note 521: (retour) Calpé, ancien nom de Gibraltar.
Note 522: (retour) Stamboul, nom turc de Constantinople.
Note 523: (retour) La Géorgie, célèbre pour la beauté de ses habitans.
Note 524: (retour) Le mont Caucase.
Note 525: (retour) Lord Valentia (dont les effroyables voyages vont paraître, avec tout le luxe accessoire, graphique, topographique et typographique) dit, lors du malheureux procès de sir John Carr, que la satire de Dubois l'avait empêché d'acheter l'Étranger en Irlande. Ah fi! milord, que cela marque peu d'estime pour un confrère voyageur! Mais, comme dit le proverbe, deux personnes du même métier ne sont jamais bien ensemble.
Note 526: (retour) Lord Elgin veut nous persuader que toutes les statues, avec ou sans nez, qu'il a rassemblées dans sa boutique de maçon, sont l'ouvrage de Phidias! Credat Judœus. (Note de Lord Byron.)

Note 527: (retour) La topographie de Troie et celle d'Ithaque, par M. Gell, ne peuvent manquer d'attirer les éloges de tous les hommes d'érudition et de goût, non-seulement pour les idées nouvelles qu'il y donne au lecteur, mais encore pour l'habileté et les recherches dont ces deux ouvrages font foi. (Note de Lord Byron.)

J'ai jusqu'ici poursuivi la carrière que je m'étais tracée, préparé à la haine que j'allais soulever, couvert d'acier contre toute espèce de craintes personnelles. Je n'ai jamais dédaigné d'avouer ces vers comme miens; je n'avais pas jeté mon nom au public, et cependant je ne m'étais point caché. Ma voix s'est fait entendre une seconde fois, quoiqu'avec des accens moins élevés; quoique mes pages fussent d'abord anonymes, je ne les ai jamais désavouées. Aujourd'hui je déchire entièrement le voile: courage, meute de chiens, votre proie est devant vous! Je ne suis point effrayé de tout le bruit de Melbourne-House, du ressentiment de Lambe, de la femme d'Holland, des pistolets inoffensifs de Jeffrey, de la rage impuissante d'Hallam, des noirs enfans d'Edin et de leurs pages incendiaires. Nos journalistes porteront cette fois les coups et les sentiront, tout cuirassés d'impudence qu'ils soient. Je ne pense pas sortir de cette lutte sans quelque horion; toutefois celui qui me vaincra ne trouvera pas en moi un ennemi facile à dompter. Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes lèvres, qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des décrets emphatiques de nos critiques, et à les briser eux-mêmes sur la roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge que l'on voulait me faire baiser, à ne point m'inquiéter si la cour et la multitude m'applaudissent ou me sifflent. Bien plus, quoique tous mes confrères les rimailleurs froncent le sourcil, et moi aussi je puis terrasser un méchant écrivain. Sûr de mes armes à l'épreuve, je jette à la fois le gant aux maraudeurs écossais et aux sots de toute l'Angleterre.

Voici tout ce que j'ai osé quant à présent: jusqu'à quel point mes vers ont calomnié notre siècle exemplaire, c'est à d'autres de le dire. Je laisse au public le soin de me juger, lui qui, peu porté à l'indulgence, blâme cependant rarement avec injustice.



POST-SCRIPTUM

AJOUTÉ LORS DE LA DEUXIÈME ÉDITION.


Depuis que cette seconde édition est sous presse, j'ai appris que mes fidèles et bien aimés cousins de la Revue d'Édimbourg préparent une critique véhémente contre ma faible, ma douce, mon inoffensive muse, qui n'avait déjà que trop à se plaindre de leurs outrages.

Tanto ene animis cælestibus iræ?

Je suppose qu'il me faudra dire de Jeffrey ce que sir Andrew Aguecheek dit de son adversaire: «Si j'avais su qu'il fût aussi fort sous les armes, je l'aurais envoyé à tous les diables, plutôt que de me battre avec lui.» Quelle pitié, que je doive être de l'autre côté du Bosphore avant que le prochain numéro n'ait passé la Tweed! Mais j'espère toutefois en allumer ma pipe en Perse.

Mes amis du septentrion m'accusent avec justice de personnalités envers leur grand anthropophage littéraire, Jeffrey; mais quelle autre conduite pouvais-je tenir envers lui et sa meute méprisable, qui se nourrit de mensonges et de calomnies, et étanche sa soif dans des flots de médisances? J'ai cité des faits déjà connus, j'ai exprimé librement ma façon de penser sur l'ame de Jeffrey, et je ne sache pas qu'il lui en soit résulté aucun malheur; a-t-on jamais sali un boueur en le jetant dans la boue? On pourra dire que je quitte l'Angleterre parce que j'y ai insulté des personnes d'honneur et d'esprit; mais je reviendrai, et elles pourront bien entretenir la chaleur de leur ressentiment jusqu'à mon retour. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que rien n'est plus étranger aux motifs qui me font quitter l'Angleterre, que des craintes comme écrivain ou comme homme: ceux qui ne me connaissent pas pourront s'en convaincre. Depuis la publication de cette satire, je n'ai jamais caché mon nom, j'ai presque toujours habité Londres, prêt à répondre à ceux que j'ai attaqués, m'attendant journellement à recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! le tems de la chevalerie est passé, ou, pour parler plus vulgairement, il n'y a plus de courage aujourd'hui.

Il y a un jeune homme, appelé Hewson Clarke (écuyer sous-entendu), écolier servant au collége Emmanuel, et, je crois aussi, Aubain affranchi de Berwick sur la Tweed, que j'ai introduit dans ces pages en bien meilleure compagnie qu'il n'en fréquente habituellement. C'est toutefois un vilain homme, car sans aucun motif que je puisse deviner, si ce n'est une querelle personnelle avec un ours que j'avais à Cambridge pour le présenter comme candidat au premier fellowship 528 vacant, et que la jalousie de ses condisciples a seule empêché d'obtenir ce succès, il n'a cessé depuis plus d'un an de m'insulter dans le Satiriste, et, ce qui est bien plus mal, d'insulter aussi le pauvre innocent animal précité. En vérité, je n'ai pas conscience de lui avoir jamais donné aucune provocation; en tout cas, je suis sûr que je ne connaissais pas son nom avant que de l'avoir vu accouplé avec celui du Satiriste. Il n'a donc aucune raison de se plaindre de moi; aussi je pense bien que, comme sir Fretful Plagiary, il est plutôt content que fâché. Je viens de citer tous ceux qui m'ont fait l'honneur de s'occuper de moi et des miens, c'est-à-dire de mon ours et de mon livre, excepté l'éditeur du Satiriste, qui paraît être un vrai gentleman. Plût à Dieu qu'il pût donner un peu de sa politesse à ses scribes subalternes! J'entends dire que M. Jerningham se dispose à prendre parti pour son Mécène, lord Carlisle, j'espère que non; dans le peu de rapports que j'ai eus avec lui, il est du petit nombre de ceux qui m'ont montré quelque bonté quand j'étais enfant, et quoi qu'il puisse dire ou faire, je le supporterai patiemment. Je n'ai plus rien à ajouter, si ce n'est l'expression générale de mes remercîmens aux lecteurs, aux acheteurs et à l'éditeur de mon livre, et, pour me servir des paroles de Scott:

«Je leur souhaite, à tous et chacun d'eux, une bonne nuit, un sommeil léger et des rêves couleur de rose.»

Note 528: (retour) On appelle fellowships certaines rentes fondées dans chaque université et dans chaque collége, pour les meilleurs élèves de telle ou telle partie des trois royaumes. Ces rentes sont à vie, elles n'obligent pas à la résidence, elles ne comportent aucuns devoirs, aucunes fonctions; mais comme elles ont été presque toutes fondées dans les tems catholiques, elles se perdent par le mariage du sujet élu.

M. Fitzgérald ayant écrit les vers suivans sur un exemplaire de la satire précédente:

«Je vois que Lord Byron méprise ma muse; notre sort diffère en cela: ses vers sont en sûreté, je ne saurais critiquer des vers que je n'ai jamais lus;»

Ce même exemplaire tomba par hasard entre les mains de Byron, qui y ajouta immédiatement cette réponse mordante:

«Je ne lis jamais, s'écrie Fitz, ce que l'on écrit contre moi; pour ce que tu écris, toi, mon cher Fitz, il est sûr que personne ne le lira. Voilà simplement le cas; ainsi, mon brave Fitz, tes ennemis sont quittes avec toi, ou plutôt ils le seraient à l'avenir, s'ils étaient sourds ou que tu fusses muet. Car, quand à leurs plumes de méchans écrivains ajoutent leur langue, il n'y a que les garçons de service qui puissent échapper à la force de leurs poumons 529

Note 529: (retour) M. Fitzgérald est dans l'habitude de réciter ses propres poésies. Voyez Poètes anglais, page 329, note 2. (Note de Lord Byron.)


FIN DES POÈTES ANGLAIS.




BEPPO,

HISTOIRE VÉNITIENNE.




Rosalinde. Adieu, monsieur le voyageur: voyez-vous, grasseyez, portez des habits étranges, dénigrez tout ce que votre patrie a de bon, soyez mécontent de votre lieu de naissance, murmurez presque contre Dieu pour vous avoir fait ce visage-là, ou j'aurai peine à croire que vous ayez jamais mis le pied dans une gondole. Shakspeare, As you lke it, act. iv, sc. i.




ANNOTATION DES COMMENTATEURS.

C'est-à-dire que vous soyez allé à Venise, ville que les jeunes Anglais visitaient beaucoup à cette époque, et qui était alors ce que Paris est aujourd'hui, le siége de tous les genres de dissolutions. S.A.




BEPPO,

HISTOIRE VÉNITIENNE.



1. On sait, ou du moins on devrait savoir, que dans tous les pays catholiques, quelques semaines avant le mardi-gras, les gens se donnent du bon tems, et achètent le repentir avant que de devenir dévots. Depuis les premiers rangs de la société, jusqu'à ceux de la plus infime populace, ce n'est que violons, galas, danses, vins, mascarades et d'autres choses encore, qui ne coûtent que la peine de les demander.

2. Au moment, moins aimé des maris que des amans, où la nuit répand son manteau sur les cieux (et plus il est sombre, meilleur il est), la pruderie se dégage des entraves qu'elle s'est imposées, et la gaîté, se balançant légèrement sur l'extrémité de son pied flexible, minaude avec tous les galans qui l'assiégent; puis viennent les chansons, les roulades, le bourdonnement; le bruit des guitares et des autres instrumens à cordes.

3. Ajoutez à cela des costumes magnifiques, mais tous de fantaisie, des masques de tous les tems et de toutes les nations, des Turcs, des juifs, des arlequins et des paillasses qui font des tours de force, des Grecs, des Romains, des Américains, des Indous. Chacun peut prendre à son choix tous les costumes, excepté l'habit ecclésiastique, car dans ces pays-là nul n'ose plaisanter le clergé; prenez donc garde à vous, messieurs les philosophes, je vous en avertis.

4. Il vaudrait mieux vous montrer dans les rues couvert de buisson, au lieu d'habit et de culotte, que d'avoir sur vous le moindre bout de fil qui eût l'air de faire allusion aux moines. Vous auriez beau jurer que vous l'ayez fait pour rire, on vous mettrait sur les charbons 530; chacun viendrait attiser le feu; et l'on ne vous dirait pas la plus petite messe pour refroidir le chaudron dans lequel vos os seraient à bouillir, à moins que vous ne payassiez double.

Note 530: (retour) Il y a, dans le texte, un jeu de mots qu'il est impossible de traduire: to haul over the coals, signifiant aussi au figuré, et dans le sens où il est plus généralement employé, faire rendre compte à quelqu'un, lui faire payer ce qu'il a dit ou fait.

5. Excepté cela, vous pouvez revêtir tout ce qui vous plaira le mieux, sous forme d'habit, de chapeau ou de manteau, tout ce que vous trouverez dans Montmouth-street ou dans Rag-fair 531, et vous en composer un costume sérieux ou comique. Il y a même en Italie des endroits de ce genre, avec de plus jolis noms, il est vrai, prononcés d'un accent plus doux; car, excepté Covent-Garden-Piazza, je ne connais rien qui s'appelle Piazza dans toute la Grande-Bretagne.

Note 531: (retour) Montmouth-street et Rag-fair (foire aux chiffons) sont, à Londres, ce que sont à Paris le quartier et le marché du Temple, une foire perpétuelle pour les vieux habits et autres objets de hasard.

6. Cette fête est appelée le Carnaval, ce qui, d'après l'étymologie, veut dire adieux à la viande; ici le mot et la chose s'accordent très-bien, car, pendant le carême, ils vivent de poisson frais et de poisson salé. Mais pourquoi font-ils précéder le carême de tant de bombance? c'est plus que je ne puis dire; je soupçonne cependant que c'est quelque chose d'analogue à notre usage de prendre un verre de vin, avec un ami, au moment de monter dans une diligence ou dans le paquebot.

7. C'est ainsi qu'ils disent adieu aux plats de viande, aux mets solides, aux ragoûts fortement épicés, pour vivre pendant quarante jours de poissons mal préparés; car ils mangent leurs étuvées sans sauces 532, ce qui arrache bien des interjections expressives et bien des jurons (qu'il ne convient pas à ma muse de répéter ici aux voyageurs), accoutumés dès l'enfance à manger leur saumon avec une remoulade pour le moins.

Note 532: (retour) Le poisson se sert à l'anglaise, frit dans le beurre, et plus souvent bouilli simplement à l'eau; on place sur la table un saucer, espèce de porte-huilier où se trouvent plusieurs petites bouteilles renfermant des sauces froides, que l'on achète toutes préparées et dont chacun assaisonne son poisson à sa guise.

8. Je recommanderai donc humblement aux amateurs de sauces pour le poisson, avant que de passer la mer, d'ordonner à leur cuisinier, à leur femme ou à quelque ami, d'aller vite, à pied ou à cheval, dans le Strand et d'y acheter en gros (s'ils étaient déjà partis, on peut le leur expédier par la voie la plus sûre) des sauces aux champignons, des remoulades, du vinaigre du Chili, la sauce d'Hervey 533, etc., ou pardieu! ils pourront mourir de faim pendant le carême.

Note 533: (retour) Hervey est un fabricant de sauces à Londres; celle qui porte son nom, et qui se compose principalement d'essence de champignons, est aussi connue en Angleterre que les moutardes de Maille sont par toute la France.

9. C'est-à-dire si vous êtes catholique romain, et que, suivant le proverbe, vous vouliez, étant à Rome, faire comme font les Romains, quoiqu'un étranger ne soit pas obligé à l'abstinence. Mais vous, si vous êtes protestant, si vous êtes tant soit peu malade ou si vous êtes femme, vous aimeriez mieux pécher en dînant d'un bon ragoût; dînez donc et soyez damné! Je ne veux pas être grossier, mais c'est là la punition, pour ne rien dire de plus.

10. De tous les lieux où le carnaval était le plus gai autrefois, pour la danse, les chansons, les sérénades, les bals, les masques, les bouffonneries, le mystère, et plus de choses que je n'ai le tems de vous en dire à présent et que je ne l'aurai peut-être jamais, Venise l'emportait de beaucoup, et à l'époque où je fixe mon histoire, cette fille de la mer était à l'apogée de sa gloire.

11. Elles ont de jolies figures ces Vénitiennes, des yeux noirs, des sourcils arqués et une expression de physionomie si douce! de ces figures que les modernes copient depuis long-tems, et qu'ils nous vendent pour des copies de têtes grecques. Elles ont l'air d'autant de Vénus du Titien (la plus belle est à Florence, allez la voir si vous voulez), lorsqu'elles s'appuient sur leurs balcons, ou qu'elles semblent s'animer et sortir d'une des toiles de Giorgione.

12. Giorgione, dont les teintes sont tout ce que la vérité et la beauté ont de plus beau. Quand on est dans le palais Manfrini, ce tableau, quelque magnifique que soit le reste, est, à mon avis, ce qu'il y a de plus attachant dans toute l'exposition. Peut-être il serait aussi de votre goût, c'est ce qui fait que je m'y arrête si long-tems. Ce n'est que son portrait, celui de son fils et celui de sa femme; mais une telle femme! c'est l'amour personnifié!

13. L'amour grand, plein de vie, non pas l'amour idéal; non! non ce n'est pas la beauté idéale, qui n'est qu'un beau mot, mais quelque chose de meilleur encore; quelque chose de si réel, qu'on sent que l'heureux modèle a dû être absolument comme cela; quelque chose que vous achèteriez, que vous demanderiez ou que vous voleriez, s'il n'était pas impossible, outre que cela serait honteux. Cette figure vous rappelle, comme avec un sentiment pénible, une figure que vous avez vue autrefois et que vous ne reverrez plus désormais.

14. Une de ces formes divines qui passent rapidement devant nous, quand nous sommes jeunes et que nous attachons nos yeux sur toutes les figures! Hélas! cet ange d'amour qui nous a apparu un moment, cette grâce si douce, cette jeunesse, cette fraîcheur, cette beauté qui se marie si bien à tout cela, nous croirons quelquefois les retrouver dans bien des êtres dont nous ignorons le nom, la position sociale, la demeure, et que, comme la Pléïade perdue 534, nous ne reverrons plus ici-bas.

Note 534: (retour) Quœ septem dici, sex tamen esse solent. Ovide. (Note de Lord Byron.)

15. J'ai dit que les Vénitiennes ressemblaient à la femme du tableau de Giorgione, et cela est vrai; particulièrement quand on les voit à leurs balcons (car la beauté gagne quelquefois à être vue d'une certaine distance), et que là, comme les héroïnes de Goldoni, elles regardent à travers le rideau ou par-dessus le balustre, et en vérité elles sont généralement très-jolies, seulement elles aiment un peu trop à le faire voir, et c'est bien dommage.

16. Car un coup d'œil amène des œillades, les œillades les soupirs, les soupirs les désirs, les désirs les paroles, les paroles une lettre qui vole à l'aide de certains Mercures au pied léger, qui font cela parce qu'ils n'y voient pas de mal. Et alors, Dieu sait quels malheurs peuvent en résulter, quand l'amour enchaîne une fois deux jeunes cœurs! les rendez-vous coupables, le lit adultère, les enlèvemens, les vœux brisés, les cœurs et les têtes brisés pareillement.

17. A propos de Desdémona, Shakspeare peint le sexe comme quelque chose de très-beau, mais d'une réputation suspecte. De Venise à Vérone les choses peuvent être encore les mêmes aujourd'hui, excepté que depuis ce tems-là on n'a jamais vu un mari, sur un simple soupçon, étouffer une femme de vingt ans, parce qu'elle avait un cavaliere servente.

18. Leur jalousie, si tant est qu'ils soient jamais jaloux, a pour ainsi dire le teint blond, en comparaison de celle de ce diable d'Othello, avec son visage couleur de suie, qui étouffe les femmes dans un lit de plume; elle est plus digne de ces bons vivans qui, fatigués du joug matrimonial, ne se cassent pas la tête au sujet de leur moitié, mais vous prennent bravement une autre femme ou la femme d'un autre.

19. Avez-vous jamais vu une gondole? Je crains que non, et je vais vous en décrire une exactement. C'est un long bateau couvert, très-commun ici, sculpté à la proue, construit d'une manière légère, mais compacte, mu par deux rameurs, qu'on appelle gondoliers; ce bateau file sur l'eau, d'un aspect assez sombre, on croirait d'une bière clouée sur un canot, et quand vous êtes là-dedans, les gens ne peuvent deviner ce que vous faites ou ce que vous dites.

20. Ces gondoles passent et repassent le long du canal et sous le Rialto, de jour et de nuit, tantôt vite, tantôt plus doucement. On les voit attendre autour des théâtres et former comme un sombre cortége; cependant l'épithète de sombre ne leur convient pas toujours: il s'y passe par fois des choses fort plaisantes, comme dans les voitures de deuil, quand la cérémonie funèbre est terminée.

21. Mais revenons à mon histoire; c'était il y a quelques années, trente peut-être ou quarante, plus ou moins, le carnaval était dans tout son éclat, ainsi que tous les genres de bouffonneries et d'habillemens, une certaine dame alla voir la fête; son nom véritable, je ne le connais pas, je ne soupçonne même pas quel il pouvait être: ainsi donc nous l'appellerons Laura, s'il vous plaît, parce que ce nom s'encadre fort bien dans mon vers.

22. Elle n'était pas vieille, elle n'était pas jeune, elle n'avait pas non plus ce nombre d'années que certaines gens appellent un certain âge, ce qui cependant me paraît l'âge le plus incertain du monde, car jamais je n'ai pu engager qui que ce soit, pour amour, ou pour argent, à me dire verbalement, ou par écrit, quelle période de la vie humaine l'on entend au juste par ce mot,... ce qui est à coup sûr excessivement absurde.

23. Laura était encore fraîche; elle avait bien employé le tems; le tems de son côté en avait usé très-poliment avec elle, de sorte que, quand elle était habillée, on la trouvait extrêmement bien quelque part qu'elle allât. Une jolie femme est toujours bien reçue; rarement un nuage obscurcissait le front de Laura; au contraire, elle était tout sourire, et semblait de ses beaux yeux noirs remercier le genre humain du plaisir qu'il lui faisait en la regardant.

24. Elle était mariée; c'est plus convenable, parce que dans les pays chrétiens c'est une règle de regarder avec indulgence les petits faux-pas des épouses; tandis que si des demoiselles s'amusent à faire des folies, à moins qu'un mariage opportun ne vienne en tems convenable apaiser le scandale, je ne sais comment elles peuvent jamais s'en retirer, si ce n'est toutefois qu'elles parviennent à faire que l'on n'en sache rien.

25. Son mari naviguait sur l'Adriatique; il avait fait aussi plusieurs voyages dans d'autres mers, et quand il était en quarantaine (c'est une précaution contre la peste), sa femme montait quelquefois sur la terrasse la plus élevée de sa maison, d'où elle pouvait découvrir le navire à son aise. C'était un marchand trafiquant à Alep; son nom était Giuseppe (Joseph), et on l'appelait par abréviation Beppo 535.

Note 535: (retour) Beppo est l'abréviation de Giuseppe, en italien, comme l'on dit en anglais Joe pour Joseph. (Note de Lord Byron.)

26. C'était un homme brun comme un Espagnol, hâlé par les voyages, un bel homme après tout, quoiqu'il eût l'air d'avoir pris son teint dans une tannerie; jamais un meilleur marin ne s'était mis à cheval sur la grand'vergue; c'était à la fois un homme de sens et de courage. Madame, de son côté, quoique ses manières montrassent peu de rigueurs, était regardée comme une femme de principes très-sévères, au point qu'elle passait presque pour invincible.

27. Mais plusieurs années s'étaient écoulées depuis qu'ils ne s'étaient vus; quelques-uns croyaient qu'il avait péri avec son vaisseau; d'autres pensaient qu'il avait contracté quelques dettes, et ne se souciait pas de revenir. Aussi y avait-il des paris ouverts qu'il reviendrait, ou qu'il ne reviendrait pas; car la plupart des hommes, jusqu'à ce que des pertes réitérées les aient rendus plus sages, sont toujours prêts à appuyer leur opinion de l'offre d'un pari.--

28. Leurs adieux furent touchans, comme les adieux le sont souvent, ou devraient l'être; ils éprouvèrent une sorte de pressentiment prophétique qu'ils ne se reverraient plus, lorsqu'il quitta son Ariane adriatique, piteusement agenouillée sur le rivage. C'est un sentiment morbifique, à demi poétique, et dont j'ai connu, je crois, deux ou trois exemples.

29. Laura attendit long-tems, et pleura un peu; elle eut envie de prendre le deuil, et elle en aurait bien eu sujet; elle perdit presqu'entièrement l'appétit, et ne pouvait seule dormir à son aise la nuit. Il lui sembla que les fenêtres et des volets étaient une faible protection contre de hardis voleurs ou des esprits; elle crut donc qu'il serait prudent de s'adjoindre un vice-mari, principalement pour la protéger.

30. Jusqu'à ce que Beppo revint de sa longue croisière, et ramena le bonheur dans son ame, elle choisit (et qui ne choisiraient-elles pas pour peu que l'on ait l'air de s'opposer à leur choix), elle choisit un de ces hommes que certaines femmes aiment tout en en disant du mal; la voix publique le déclarait un fat; c'était du reste un comte aussi remarquable pour sa fortune que pour sa naissance, et de plus d'une grande libéralité dans ses plaisirs.

31. Et puis c'était un comte, et puis il savait la musique et la danse, le violon, le français et le toscan; ce dernier point n'est pas peu de chose; car pour votre gouverne, bien peu d'Italiens parlent le véritable étrusque. C'était encore un connaisseur en opéras; le soque et le cothurne n'avaient point de secrets pour lui, et le public vénitien ne pouvait plus supporter une chanson, un décor, un air, dès qu'il s'écriait seccatura.

32. Ses bravos étaient décisifs; les Academie soupiraient en silence pour ce son désiré; les violons tremblaient dès qu'il jetait les yeux de leur côté, de peur que quelque note fausse n'eût attiré son attention. Le cœur de la prima donna bondissait dans la crainte de lui entendre prononcer quelques bah réprobateurs qui eussent suffi pour la perdre. Soprano, basso, même le contra-alto, tous eussent voulu le savoir cinq brasses au-dessous du Rialto.

33. Il patronisait les improvisateurs; bien plus, il pouvait au besoin improviser lui-même quelques stances. Il faisait des vers, chantait des chansons, savait raconter une histoire, vendait des tableaux, était aussi habile dans la danse que les Italiens le peuvent être, quoique sur ce point leur gloire le cède de beaucoup à celle de la France. En un mot c'était un cavalier parfait, un héros, même aux yeux de son valet de chambre.

34. Et puis il était fidèle autant qu'amoureux; de sorte que les femmes ne pouvaient se plaindre de lui, quoiqu'elles aient assez l'habitude de se plaindre de tems en tems; jamais il n'avait mis ces petites ames dans l'embarras. Son cœur était de ceux que l'on recherche le plus, de cire à recevoir une impression, de marbre pour la conserver. C'était un de ces galans de la bonne vieille école, qui deviennent plus constans à mesure qu'ils se refroidissent.

35. Avec de telles qualités il n'est pas étonnant qu'il ait tourné la tête d'une femme, toute sage et toute rangée qu'elle fût. A peine restait-il quelqu'espérance que Beppo pût reparaître; aux yeux de la loi c'était un homme mort; il n'avait rien envoyé, n'avait pas écrit, n'avait pas donné le plus petit signe de vie; elle avait déjà attendu plusieurs années, et réellement si un homme ne prend pas la peine de nous faire savoir qu'il est vivant; il est... mort, ou devrait l'être.

36. En outre, de l'autre côté des Alpes (quoique ce soit; Dieu le sait, un très-gros péché), il est presque reçu que chaque femme a deux hommes; je ne saurais dire qui a introduit cette coutume le premier, mais les cavalieri serventi sont une chose fort ordinaire, à laquelle personne ne prend garde, et dont on ne parle pas le moins du monde. Nous pourrions, pour ne rien dire de pis, appeler cela un second mariage, qui corrompt le premier.

37. Le mot était jusqu'ici un cicisbeo, mais il est devenu vulgaire et indécent; les Espagnols appellent ce personnage un cortejo 536, car la même mode existe en Espagne, quoiqu'elle y soit plus récente; en un mot elle règne depuis le Pô jusqu'au Tage, et pourrait bien à la fin traverser aussi la mer. Que le ciel en préserve la vieille Angleterre! ou que deviendront les dommages-intérêts et les divorces?

Note 536: (retour) Cortejo se prononce corteho; avec un h aspiré, la lettre J étant une gutturale arabe. Ce mot désigne ce qui n'a pas encore de nom bien précis en Angleterre, quoique l'usage y soit aussi commun qu'en aucun des pays ultramontains. (Note de Lord Byron.)

38. Quoi qu'il en soit, je pense toujours, soit dit avec tout le respect dû à la partie du beau sexe demeurée célibataire, que l'on doit toujours préférer les dames mariées pour le tête-à-tête, aussi-bien que pour la conversation générale. Et ceci je le dis, sans avoir en vue plutôt l'Angleterre que la France, ou que toute autre nation, parce qu'elles connaissent le monde, sont plus à leur aise, et étant plus naturelles, plaisent naturellement.

39. Il est vrai que votre jeune miss, encore en fleur, est tout-à-fait charmante, mais elle est si réservée, si gauche quand elle entre dans le monde, si alarmée, qu'elle en est presque alarmante. Elle ne sait que ricaner et rougir, caqueter ou faire la moue; regardant toujours maman de peur qu'il n'y ait du mal à ce que vous, elle, lui ou eux pouvez être en train de dire ou de faire. On aperçoit la chambre des enfans dans tout ce qu'elles se hasardent à dire, et, en outre, elles sentent toujours la tartine de pain et de beurre.--

40. Mais cavalieri serventi est la phrase employée dans les cercles policés, pour exprimer cet esclave surnuméraire qui se tient à côté de la dame, comme une partie de son vêtement. Sa voix est la seule loi à laquelle il obéisse; ce n'est pas une sinécure que sa place; il va appeler voiture, serviteurs, gondoles; de plus c'est lui qui porte l'éventail, le boa, les gants et le schall.

41. Malgré tous les gros péchés qui s'y commettent, il faut que je l'avoue, l'Italie me semble un pays fort agréable à habiter, moi qui aime à voir luire le soleil tous les jours, et des vignes, non clouées contre les murs, festonner de cep en cep, absolument comme sur la toile de fond d'une de nos comédies ou d'un de nos mélodrames que les gens viennent voir en foule, quand le premier acte se termine par un ballet dans une vigne copiée du midi de la France.

42. Dans les belles soirées d'automne, j'aime à sortir à cheval dans la campagne, sans être obligé d'ordonner à mon domestique de ne pas oublier d'attacher mon manteau derrière lui, parce que le tems n'est pas sûr. Je sais aussi que, si je m'arrête dans ces allées dont la verdure m'attire, des charrettes qui plient sous le poids des raisins vont me fermer la route; mais en Angleterre ce serait du fumier, de la boue et des haquets de brasseur.

43. J'aime encore à manger des bec-figues à mon dîner, à voir le soleil se coucher, sûr qu'il se lèvera demain, non à travers le crépuscule d'une matinée brumeuse, faible comme l'œil mourant d'un homme que l'ivresse plonge dans un désespoir hébété, mais avec tout le ciel à lui seul; sûr que le jour poindra beau, sans nuage, et ne sera pas forcé d'emprunter cette petite chandelle d'un sou, qui jette à peine une lumière incertaine au-dessus de ce grand chaudron enfumé de Londres.

44. J'aime aussi l'italien, ce doux bâtard du latin, qui coule comme les baisers de la bouche d'une femme, dont les sons sembleraient devoir être écrits sur du satin, dont les syllabes ont un parfum du Midi, dont les liquides si agréables se marient tellement bien ensemble, que l'oreille n'entend pas un seul accent inharmonieux, comme dans notre dur sifflement de nos langues du Nord, nos grognemens gutturaux, que nous sommes obligés de pousser, de cracher et d'expectorer péniblement.

45. J'aime aussi leurs femmes, pardonnez-moi cette folie, depuis la paysanne au teint bronzé, richement relevé d'un rouge épais, et aux grands yeux noirs qui dardent sur vous une volée de rayons qui disent mille choses à la fois, jusqu'à la dame de haut parage, dont l'air est plus mélancolique, mais dont le front est serein, dont les yeux sont pleins de vivacité et de larmes, dont le cœur est sur les lèvres, et l'ame dans les yeux, douce comme son climat; et brillante comme son ciel.

46. Ève d'un pays, véritable paradis de la terre, beauté italienne! n'est-ce pas toi qui as inspiré Raphaël 537, qui mourut dans tes embrassemens, et rivalise dans les compositions qu'il nous a laissées avec tout ce que nous connaissons des cieux, tout ce que nous pouvons désirer d'en connaître? Beauté italienne, comment le poète, même soutenu par l'enthousiasme le plus senti, pourrait-il essayer de peindre avec des mots ce que tu as été, ce que tu es, tandis que Canova est encore là pour créer des chefs-d'œuvre 538?

Note 537: (retour) Pour la cause que l'on donne généralement à la mort de Raphaël, voyez ses biographes. (Note de Lord Byron.)

Note 538: (retour) En bavardant ainsi, surtout sur l'article des femmes, l'auteur désirerait que l'on comprît bien qu'il parle en simple spectateur et non autrement. D'ailleurs il le fait toujours de la manière la plus modeste, trop peut-être; il espère donc que son poème ne scandalisera personne, d'autant plus que, comme tout le monde le sait, un ouvrage de poésie où il ne serait pas question du sexe, paraîtrait un ouvrage inachevé, ce serait comme un chapeau sans rubans.

Signé, le garçon imprimeur. (Note de Lord Byron, en vers dans le texte.)

47. «Angleterre, je t'aime encore, malgré tout ce que tu as de mauvais;» je le disais à Calais, je ne l'ai point oublié; j'aime à parler et à ruminer tout mon soûl; j'aime le gouvernement (mais ce n'est pas cela); j'aime la liberté de la presse et de la plume; j'aime l'Habeas corpus (quand nous l'avons); j'aime les débats parlementaires, particulièrement quand il n'est pas trop tard;

48. J'aime les taxes, quand elles ne sont pas trop nombreuses; j'aime le feu de charbon de terre, quand il n'est pas trop cher; j'aime un beef-steak, tout autant qu'un autre, et n'ai pas d'objection à un pot de bière; j'aime le tems, quand il n'est pas pluvieux, c'est-à-dire que j'aime deux mois dans l'année. Et ainsi, vivent le régent, l'église et le roi! ce qui veut dire que j'aime tout en général et chaque chose en particulier.

49. Notre armée de terre maintenue, nos marins renvoyés, la taxe des pauvres, la réforme, mes dettes et la dette nationale; nos petits attroupemens séditieux, juste pour montrer que nous sommes libres; les petites banqueroutes qu'on voit dans nos gazettes, notre climat brumeux et nos femmes froides, je puis excuser ou oublier tout cela; je suis plein de vénération pour notre gloire récente et désirerais que nous ne la dussions pas aux tories.

50. Mais revenons à mon conte de Laura, car la digression est un péché, qui par degrés me devient très-ennuyeux à moi-même, et qui, par conséquent, pourrait bien déplaire aussi au lecteur. Ce bon lecteur qui se fâche quelquefois, et se mettant peu en peine de troubler les douces rêveries de l'auteur, insiste absolument pour savoir ce qu'il veut dire, position dure et bien malheureuse pour un poète.

51. Oh! si j'avais l'art d'écrire aisément des choses qui seraient lues de même! si je pouvais escalader le Parnasse, où les Muses dictent à leurs favoris ces jolis petits poèmes qui ont toujours du succès, comme j'imprimerais promptement, pour les délices du monde, quelqu'histoire grecque, syrienne ou assyrienne! comme je vous vendrais, mêlés au sentimentalisme de l'Occident, quelques exemples du plus bel orientalisme!

52. Mais je ne suis qu'un individu sans nom, qui viens à peine de quitter les rangs des dandies, pour commencer mes voyages; si je cherche une rime pour y coudre mon vers, je prends la première que m'offre le dictionnaire de Walker, et quand je ne puis trouver celle-là, j'en mets une pire en place; ne m'occupant pas, comme je le devrais, à prévenir les critiques minutieuses de nos journalistes. J'ai presque envie de me mettre à écrire en prose, mais les vers sont maintenant à la mode; ainsi, va pour les vers!

53. Le comte et Laura firent leur nouvel arrangement, qui dura, comme les arrangemens font quelquefois, une demi-douzaine d'années sans interruption. Ils avaient bien de tems en tems quelques petits démêlés, ces petites piques, enfans de la jalousie, qui ne signifient pas du tout que l'on ait envie de se quitter. Dans des affaires de cette nature, il est peu de gens qui n'aient éprouvé de ces petites contrariétés, depuis les premiers rangs de la société, jusqu'à l'infime populace.

54. Enfin, somme toute, c'était un heureux couple, aussi heureux qu'on peut l'être en se livrant à un amour illégal; le cavalier était aimant, la dame belle, leur chaîne était si légère que ce n'était pas la peine de la briser; le monde les regardait d'un œil indulgent, seulement les dévots s'écriaient que le diable les emporte! Il ne les emporta pas; il attend souvent, et se sert des vieux pécheurs pour en attirer de jeunes.

55. Mais ils étaient jeunes eux-mêmes. Oh! sans notre jeunesse que serait l'amour? Que serait aussi la jeunesse sans l'amour? La jeunesse prête à l'amour ses joies, sa douceur, sa force, sa vérité, son cœur, son ame et tout ce qui paraît divin; mais languissant avec les années, il devient bizarre et grossier. C'est une de ces choses en petit nombre qui ne se perfectionnent pas par l'expérience; voilà peut-être pourquoi les vieillards sont fâcheux et jaloux.

56. C'était le carnaval, comme je l'ai dit quelques trente-six stances plus haut, et, en conséquence. Laura faisait les préparatifs usuels que vous faites quand vous êtes décidé à aller au bal masqué de mistress Boehm, spectateur de... ou acteur dans la représentation. La seule différence que je voie entre les deux cas, c'est qu'ici nous en avons pour six semaines de nos visages en carton verni.

57. Laura habillée était, comme je l'ai dit déjà, une aussi jolie femme qu'on en puisse voir, fraîche comme l'ange qui sert d'enseigne à quelque nouveau cabaret, ou celui qu'on place au frontispice de quelqu'un de ces Magazines qui renferment toutes les modes du mois précédent enluminées, avec une feuille de papier de soie entre la gravure et le texte, de peur que la presse n'aille tacher de quelques parties du discours quelques parties du costume.

58. Ils se rendirent au Ridotto; c'est une grande salle où les gens dansent, soupent et redansent: le mot propre serait peut-être un bal masqué, mais cela est de peu d'importance. C'est, sur une plus petite échelle, comme notre Vauxhall, excepté qu'on ne craint point d'y être incommodé par la pluie. La compagnie y est mélangée; ce mot, que je cite ici, revient à dire composée de petites gens.

59. Car compagnie mélangée signifie une compagnie où, excepté vous, vos amis et une cinquantaine d'autres que vous pouvez saluer sans prendre votre air grave, vous ne trouverez qu'une foule, qu'un vulgaire, le fléau des lieux publics, qui osent pousser la bassesse jusqu'à braver les regards étonnés et dédaigneux de ces vingt fois vingt individus fashionables, qui s'appellent le monde, sans que moi, qui les connais, je puisse comprendre pourquoi.

60. C'est le cas en Angleterre, ce l'était du moins sous le règne de la dynastie des dandies, remplacée peut-être aujourd'hui par quelqu'autre classe d'imitateurs imités. Hélas! comme déclinent promptement et pour toujours les démagogues de la mode! Tout est fragile ici-bas! comme l'on perd aisément le monde, par l'amour, par la guerre, et de tems à autre par la gelée!

61. Napoléon fut écrasé par Thor, le Vulcain du septentrion, qui brisa son armée sous les coups de son marteau de glace. Arrêté par les élémens, comme un baleinier, ou comme un jeune écolier qui ouvre pour la première fois sa grammaire française, il eut de bons motifs de douter des chances de la guerre, et quant à la fortune..... mais je ne veux pas l'envoyer au diable, car quand j'y réfléchirais indéfiniment, je n'en serais que plus porté à croire à sa divinité.

62. C'est elle qui règle le présent, le passé et tout ce qui n'est pas encore; c'est elle qui nous donne de bons numéros dans les loteries, pour l'amour et pour le mariage. Je ne saurais dire qu'elle ait fait beaucoup pour moi jusqu'ici, non que je veuille déprécier ses faveurs: nous n'avons pas encore réglé nos comptes ensemble, nous verrons quelles compensations elle me réserve pour tous les tours qu'elle m'a joués. Jusque-là je n'importunerai plus la déesse, si ce n'est de mes remerciemens quand elle aura fait ma fortune.

63. Tourner et retourner... le diable l'emporte! cette histoire me coule entre les doigts, parce qu'il faut qu'elle soit précisément comme la stance le désire, ce qui fait qu'elle languit; cette forme de vers une fois adoptée, il faut que je garde le tems et la mesure comme un chanteur public; mais si je puis une fois triompher de la mesure que j'ai choisie aujourd'hui, j'en veux prendre une autre la première fois que je serai de loisir.

64. Ils allèrent au Ridotto, c'est un endroit où j'ai dessein d'aller moi-même demain, justement pour échapper un peu à mes idées sombres, parce que je suis un peu hypocondriaque, et que je puis m'animer un instant en cherchant à deviner quel genre de figure se cache sous chaque masque; et comme mon chagrin ralentit le pas quelquefois, je me ferai ou le hasard me procurera quelque moyen de le laisser une demi-heure en arrière.

65. Laura se promène donc au milieu de la foule joyeuse; le sourire est dans ses yeux et sur ses lèvres, elle parle tout haut à quelques-uns, tout bas à quelques autres, fait une révérence légère à ceux-ci, une plus profonde à ceux-là, et se plaint de l'extrême chaleur. A peine a-t-elle parlé que son amant lui offre une limonade; elle la savoure, regarde, critique et plaint ses plus chères amies d'être si mal habillées.

66. L'une a de faux cheveux, l'autre trop de rouge, une troisième..... où a-t-elle acheté cet effroyable turban? une quatrième est si pâle qu'elle craint de la voir s'évanouir; une cinquième a l'air commun, grossier, campagnard; la robe de soie blanche de la sixième a pris une teinte jaune; pour la septième, à coup sûr sa robe de mousseline trop claire lui vaudra un bon rhume, et la huitième paraît..... je ne veux pas en voir davantage, de peur que, comme les rois de Banco, il n'en vienne une vingtaine.

67. Cependant, pendant qu'elle regardait les autres, d'autres la regardaient; elle entendait les hommes lui prodiguer les éloges à demi-voix, et se serait bien gardée de bouger qu'ils n'eussent fini. Les femmes trouvaient seulement étonnant qu'à son âge elle eût encore tant d'admirateurs... mais ces hommes sont si déhontés! ces créatures au front d'airain, ils suivront toujours leurs penchans.

68. Pour moi, je n'ai jamais pu comprendre pourquoi de méchantes femmes... mais je ne veux point discuter une chose qui est une honte pour le pays. Seulement je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi; et si j'avais seulement une robe et une ceinture pour m'autoriser à faire un peu de bruit, je voudrais prêcher sur ce sujet jusqu'à ce que Wilberforce et Romilly citassent mes homélies dans leur prochain discours.

69. Tandis que Laura regardait ainsi et était regardée, souriant, parlant, sans savoir pourquoi et sans s'en soucier beaucoup, de sorte que les dames de ses amies bouillant de jalousie contemplaient les airs qu'elle se donnait, son triomphe, etc., et que des cavaliers bien mis passaient et repassaient devant elle, la saluant et se mêlant à sa conversation légère, une personne s'obstina à tenir les yeux fixés sur elle avec une rare pertinacité.

70. C'était un Turc couleur d'acajou; Laura le vit, et fut d'abord contente, parce que les Turcs sont très-amateurs du sexe, quoique la manière dont ils traitent les dames soit un peu maussade. Ils traitent, dit-on, comme des chiens les pauvres femmes qu'ils achètent comme des chevaux. Ils en ont un grand nombre, quoiqu'ils ne les montrent jamais en public; quatre femmes légitimes et des concubines..... ad libitum.

71. Ils les couvrent d'un voile, les enferment sous les verrous et les gardent à vue tous les jours: à peine peuvent-elles voir les hommes de leur famille; de manière qu'elles ne passent pas leur tems si gaîment que l'on croit qu'elles le font chez les nations du Nord. D'ailleurs, à force d'être renfermées, elles doivent avoir le teint pâle, et comme les Turcs abhorrent les longues conversations, leurs journées se passent à ne rien faire, ou à se baigner, soigner leurs enfans, faire l'amour et s'habiller.

72. Elles ne peuvent pas lire, et ainsi ne sauraient tomber dans le criticisme; elles n'écrivent pas, et ainsi ne s'avisent pas de devenir poètes: jamais on ne les a surprises à faire des épigrammes ou du bel esprit; elles n'ont ni romans, ni sermons, ni pièces de théâtre, ni revues. L'instruction ferait bientôt un joli schisme dans le haram! mais heureusement ces beautés ne sont pas des bas-bleus 539 et n'ont pas auprès d'elles quelque sot important pour leur montrer «ce charmant passage dans le dernier nouveau poème.»

Note 539: (retour) Pédantes, précieuses ridicules, femmes de lettres, femmes auteurs.

73. Elles n'ont point de ces vieux rimeurs qui, ayant pêché la gloire à la ligne, toute leur vie, sans l'avoir pu attraper jamais, quoique se croyant toujours au moment de le faire, continuent toujours à pêcher, dans l'espérance de finir par en avoir quelque peu; sublimes dans le genre médiocre, les plus furieux des animaux apprivoisés, échos d'autres échos, maîtres pédans de l'école des femmes, beaux esprits, poètes des enfans..... des sots en un mot.

74. Fiers oracles, à l'imposante exclamation approbatrice bon! nullement bonne aux yeux de la loi, bourdonnant comme des mouches autour d'une nouvelle lumière, les plus bleues de toutes les mouches bleues que l'on ait jamais vues, vexant par leur blâme, torturant par leur approbation, se gorgeant de leur petite renommée qu'ils avalent toute crue, traduisant des langues dont ils ne connaissent pas une seule lettre, faisant péniblement des comédies si médiocres, qu'il vaudrait mieux qu'elles fussent tout-à-fait mauvaises.

75. On hait un auteur, c'est-à-dire tous les auteurs, ces gens habillés d'un uniforme de papier à passe-poil et galons d'encre, si empressés, si habiles, si beaux, si jaloux, qu'on ne sait que leur dire ou qu'en penser, si ce n'est de les enfler avec un soufflet; les fats au suprême degré de fatuité sont préférables à ces rognures de papier, à ces moucherons de chandelle mal éteints.

76. Nous en avons beaucoup de cette espèce, nous en avons aussi d'une autre, des hommes du monde, qui jugent le monde en hommes; Scott, Rogers, Moore, et les autres poètes distingués qui pensent à quelqu'autre chose qu'à leur plume. Mais pour ces enfans impuissans d'une mère puissante (la Muse), ces gens qui voudraient être de beaux esprits et ne sauraient être de vrais gentlemen, je les laisse à leurs thés habituels, à leurs coteries affectées, à leurs femmes savantes.

77. Les pauvres chères Musulmanes, dont je viens de parler, n'ont point de ces gens dont la conversation est si instructive et si agréable; un d'entr'eux leur paraîtrait une invention nouvelle, aussi inconnue que des cloches dans un clocher turc. Je crois que cela vaudrait presque la peine d'accorder une pension (quoique les meilleurs projets ne réussissent pas toujours) à une sorte d'auteur missionnaire, juste pour aller leur enseigner notre usage chrétien des parties du discours.

78. La chimie ne leur dévoile pas ses gaz, la métaphysique ne leur est point enseignée dans des cours publics; là point de cabinets de lecture où s'entassent les romans religieux, les contes moraux et les esquisses de mœurs contemporaines; là l'on ne voit point d'expositions annuelles de peintures; elles ne montent point au faîte de leurs maisons pour contempler les astres, et, grâce à Dieu, ne s'occupent point de mathématiques.

79. Pourquoi est-ce que je dis grâce à Dieu, peu vous importe, j'ai mes raisons pour cela, vous n'en doutez pas, sans doute; mais comme elles pourraient ne pas flatter tout le monde, je les garderai toute ma vie, pour les écrire plus tard en prose. Je crains d'être un peu porté à la satire, et cependant je crois que plus on vieillit, plus on est porté à rire plutôt qu'à gronder, quoique le rire nous laisse peu après doublement sérieux.

80. Oh! joie et innocence! Oh lait et eau! heureuses mixtures de jours plus heureux encore! hélas! dans ces siècles de péché et de carnage, l'homme abominable n'étanche plus sa soif dans un breuvage aussi pur. N'importe, je vous aime tous deux, je veux vous chanter tous deux; allons, à la mémoire du règne de sucre-candi du vieux Saturne! En attendant, je bois à votre retour..... un verre d'eau-de-vie.

81. Notre Turc tenait toujours les yeux fixés sur Laura, d'une manière chrétienne plutôt que musulmane, qui semblait dire: «Madame, je vous fais bien de l'honneur, et tant qu'il me plaira de vous regarder fixement, il vous plaira de ne pas vous éloigner.» Si l'on pouvait gagner le cœur d'une femme en la regardant, il eût gagné le sien; mais Laura n'était pas si facile, elle avait vu le feu trop long-tems et trop bien pour faiblir devant les regards tout-à-fait étranges de l'étranger.

82. Le jour était alors au moment de poindre, c'est le moment auquel je conseillerais aux dames qui ont dansé, ou qui ont pris part à quelqu'autre exercice, de se préparer à quitter la salle du bal avant que le soleil soit levé; car dès que les lustres et les bougies commencent à s'obscurcir devant sa lumière naissante, les dames paraissent un peu pâles.

83. J'ai vu dans mon tems quelques bals et quelques parties de nuit; je restais jusqu'à la fin pour un motif ou pour un autre, et alors je regardais, j'espère qu'il n'y a pas de crime à cela, pour voir laquelle de ces dames soutiendrait le mieux le moment critique, et quoique j'en aie vu quelques milliers de jeunes, d'aimables, qui plaisaient alors, qui peuvent plaire encore aujourd'hui, je n'en ai vu qu'une dont la fraîcheur, après les étoiles couchées, pouvait, à la suite d'un bal, braver l'influence de l'aube du matin.

84. Le nom de cette autre Aurore, je ne vous le dirai pas, je le pourrais néanmoins, car elle n'était rien pour moi, si ce n'est le chef-d'œuvre de la création divine, une femme charmante, dont la vue seule est déjà un plaisir; mais écrire des noms propres, cela ne serait pas bien. Si cependant vous voulez savoir quelle est cette belle privilégiée, vous la reconnaîtrez au premier bal, à Paris ou à Londres, à ses joues dont la fraîcheur éclipse toutes les autres.

85. Laura, qui savait bien qu'il ne lui serait pas avantageux d'affronter l'éclat du jour naissant, après une séance de sept heures au milieu d'un bal de trois mille personnes, crut qu'il était juste et convenable de tirer sa révérence. Le comte était alors à ses côtés, tenant son schall, et ils allaient quitter la salle, quand..... voyez un peu, ces maudits gondoliers! ils étaient allés précisément où ils n'auraient pas dû.

86. Ils sont en cela à peu près comme nos cochers, et la cause en est à peu près la même, la foule, les gens qui se pressent d'un côté, ceux qui se pressent de l'autre; ils font un bruit à ne pas finir avec des juremens à se briser la mâchoire. A Londres, nous avons les messieurs de Bow-street 540 pour maintenir le bon ordre, ici vous êtes toujours à portée d'une sentinelle que vous pouvez appeler; mais tout cela n'empêche pas une foule de juremens et de vilains mots qu'on ne saurait ni citer, ni entendre.

Note 540: (retour) Rue où se trouvent les bureaux de la police municipale.

87. Le comte et Laura trouvèrent à la fin leur gondole, et se dirigèrent vers leur habitation au travers des flots silencieux, discutant sur toutes les danses actuellement passées, les danseurs et les costumes, et mêlant à tout cela un peu de médisance, quand tout-à-coup, au moment où les rameurs s'arrêtaient devant les degrés de son palais, Laura, toujours accompagnée de son amant, fut frappée d'étonnement de revoir le Turc qui y était arrivé avant elle.

88. «Monsieur, dit le comte en fronçant le sourcil, votre présence est ici si inattendue que je me vois forcé de vous en demander le motif. C'est une erreur peut-être, je l'espère, et pour laisser là de suite les complimens, je l'espère dans votre intérêt; vous entendez ce que je veux vous dire, ou bien je vous le ferai entendre.--Monsieur, dit le Musulman, il n'y a pas du tout d'erreur;

89. «Cette dame est ma femme!» Les joues de la dame se couvrirent d'une vive rougeur, et il y avait de quoi! Mais quand une Anglaise se trouverait mal, les Italiennes ne sont pas si promptes; elles invoquent un peu leurs patrons, et puis reviennent tout-à-fait à elles, ou à peu près: ce qui sauve de la corne de cerf, des sels, de l'eau jetée au visage, des lacets coupés, etc., etc.

90. Elle dit..... que pouvait-elle dire? Quoi? pas un mot; mais le comte invita poliment l'étranger à entrer, fort apaisé qu'il était, parce qu'il venait d'entendre. «Peut-être, dit-il, ferions-nous mieux d'entrer pour discuter ce sujet: ne nous donnons pas en spectacle en public, ne faisons pas de scène, pas de bruit; car tout ce qui pourrait en résulter de plus clair, c'est que nous nous ferions moquer de nous.»

91. Ils entrèrent et demandèrent du café; le café vint: c'est un breuvage à l'usage des Turcs, aussi bien que des chrétiens, quoiqu'ils ne le préparent pas absolument de la même manière. Alors Laura, bien revenue, ou plus hardie à parler, s'écria: «Beppo, quel est votre nom païen? Dieu me bénisse! votre barbe est d'une longueur effroyable! Comment avez-vous fait pour vous éloigner si long-tems? ne sentez-vous pas que vous avez eu grand tort?

92. «Êtes-vous vraiment, réellement Turc à présent? Avez-vous épousé d'autres femmes? Est-il vrai qu'ils se servent de leurs doigts en guise de fourchette? Bien... voilà le plus joli schal... comme je suis en vie, vous m'en ferez cadeau! On dit que vous ne mangez pas de porc, et comment avez-vous pu pendant tant d'années..... Dieu me bénisse! ai-je jamais... non je n'ai jamais vu un homme si jaune! Comment va votre foie?

93. «Beppo, votre barbe ne vous sied pas, elle sera coupée avant que vous ne soyez d'un jour plus vieux; pourquoi la portez-vous? Oh! j'oubliais! dites-moi, je vous prie, ne trouvez-vous pas que le tems est plus froid-ici? Voyons un peu quel air vous avez. Vous ne bougerez pas d'ici avec cet étrange costume, de peur que quelqu'un ne vous voie et ne devine toute l'histoire. Comme vos cheveux sont courts! mon Dieu! comme ils grisonnent!»

94. Quelle réponse Beppo fit-il à ce discours? c'est plus que je n'en sais. Il avait naufragé près de l'endroit où était Troie autrefois, et où il n'y a plus rien aujourd'hui, était naturellement devenu esclave, et n'avait pour salaire que des bastonnades, jusqu'à ce qu'une bande de pirates ayant pris terre dans le voisinage, il se joignit à eux, prospéra, et devint un renégat d'assez mauvaise réputation.

95. Mais il devint riche, et avec ses richesses il sentit s'augmenter le désir de revoir son pays natal. Il pensa qu'il était de son devoir de le faire, et de ne pas être toujours à voler en pleine mer; puis quelquefois, comme Robinson Crusoé, il sentait l'ennui d'être seul. En conséquence, il loua un navire venant d'Espagne et frété pour Corfou; c'était une belle polaque, montée par douze hommes et chargée de tabac.

96. Au risque de sa vie et de ses membres, il s'embarqua avec ses richesses, et Dieu sait combien il en avait amassé! L'entreprise était téméraire; il prétendait que la Providence l'avait protégé. Pour moi, je n'en dis rien, de peur que nous ne tombions pas d'accord. Bien, le navire mit à la voile et fit bonne marche, excepté trois jours de calme, après qu'ils eurent doublé le cap Bonn.

97. Ils arrivèrent dans l'île, il vendit son chargement, se transféra avec son bétail à bord d'un autre navire, et passa pour un vrai marchand turc, trafiquant de diverses marchandises dont j'ai malheureusement oublié les noms. Il s'échappa à l'aide de cette ruse, autrement les gens l'auraient peut-être tué, et il arriva ainsi à Venise pour réclamer sa femme, sa religion, sa maison, et son nom de baptême.

98. Sa femme le reçut, le patriarche le rebaptisa (il fit, comme de juste, un cadeau à l'église), il quitta alors les vêtemens qui le déguisaient, et emprunta pour un jour la culotte du comte. Ses amis firent d'autant plus de cas de lui, qu'il avait été plus long-tems absent, et qu'ils virent qu'il avait de quoi leur offrir de joyeux dîners, où il excitait souvent l'hilarité générale par des histoires..... mais je n'en crois pas la moitié.

99. Tout ce qu'il avait souffert durant sa jeunesse, il s'en récompensa dans sa vieillesse, par la fortune et le plaisir de parler, quoique Laura le mît souvent en fureur; j'ai entendu dire que le comte et lui furent toujours amis. Ma plume est au bas d'une page: puisque cette page est finie, mon histoire est finie aussi; il eût été à désirer qu'elle eût été terminée plus tôt; mais quand les histoires sont une fois commencées, elles tirent en longueur, sans que l'on sache trop pourquoi.

FIN DE BEPPO.



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