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Œuvres complètes - Volume 1: Poèmes Saturniens, Fêtes Galantes, Bonne chanson, Romances sans paroles, Sagesse, Jadis et naguère

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AQUARELLES


GREEN


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,

Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches

Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée

Que le vent du matin vient glacer à mon front.

Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,

Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête

Toute sonore encore de vos derniers baisers;

Laissez là s'apaiser de la bonne tempête,

Et que je dorme un peu puisque vous reposez.


SPLEEN


Les roses étaient toutes rouges,

Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,

Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,

La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours,—ce qu'est d'attendre

Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie

Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie

Et de tout, fors de vous, hélas!


STREETS


I


Dansons la gigue!

J'aimais surtout ses jolis yeux,

Plus clairs que l'étoile des cieux,

J'aimais ses yeux malicieux.

Dansons la gigue!

Elle avait des façons vraiment

De désoler un pauvre amant,

Que c'en était vraiment charmant!

Dansons la gigue!

Mais je trouve encor meilleur

Le baiser de sa bouche en fleur,

Depuis qu'elle est morte à mon coeur.

Dansons la gigue!

Je me souviens, je me souviens

Des heures et des entretiens,

Et c'est le meilleur de mes biens.

Dansons la gigue!

SOHO.

II


O la rivière dans la rue!

Fantastiquement apparue

Derrière un mur haut de cinq pieds,

Elle roule sans un murmure

Sans onde opaque et pourtant pure,

Par les faubourgs pacifiés.

La chaussée est très large, en sorte

Que l'eau jaune comme une morte

Dévale ample et sans nuls espoirs

De rien refléter que la brume,

Même alors que l'aurore allume

Les cottages jaunes et noirs.

PADDINGTON.


CHILD WIFE


Vous n'avez rien compris à ma simplicité,

Rien, ô ma pauvre enfant!

Et c'est avec un front éventé, dépité,

Que vous fuyez devant.

Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur,

Pauvre cher bleu miroir,

Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur,

Qui nous fait mal à voir.

Et vous gesticulez avec vos petit-bras

Comme un héros méchant,

En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas!

Vous qui n'étiez que chant!

Car vous avez eu peur de l'orage et du coeur

Qui grondait et sifflait,

Et vous bêlâtes avec votre mère—ô douleur!—

Comme un triste agnelet.

Et vous n'avez pas su la lumière et l'honneur

D'un amour brave et fort,

Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur,

Jeune jusqu'à la mort!


A POOR YOUNG SHEPHERD


J'ai peur d'un baiser

Comme d'une abeille.

Je souffre et je veille

Sans me reposer.

J'ai peur d'un baiser!

Pourtant j'aime Kate

Et ses yeux jolis.

Elle est délicate,

Aux longs traits pâlis.

Oh! que j'aime Kate!

C'est saint Valentin!

Je dois et je n'ose

Lui dire au matin...

La terrible chose

Que saint Valentin!

Elle m'est promise,

Fort heureusement!

Mais quelle entreprise

Que d'être un amant

Près d'une promise!

J'ai peur d'un baiser

Comme d'une abeille.

Je souffre et je veille

Sans me reposer:

J'ai peur d'un baiser!


BEAMS


Elle voulut aller sur les flots de la mer,

Et comme un vent bénin soufflait une embellie,

Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie,

Et nous voilà marchant par le chemin amer.

Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,

Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or,

Si bien que nous suivions son pas plus calme encor

Que le déroulement des vagues, ô délice!

Des oiseaux blancs volaient alentour mollement.

Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches.

Parfois de grands varechs filaient en longues branches,

Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement.

Elle se retourna, doucement inquiète

De ne nous croire pas pleinement rassurés;

Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés,

Elle reprit sa route et portait haut sa tête.

Douvres-Ostende, à bord de la «Comtesse-de-Flandre».

4 Avril 1873.




SAGESSE



I



I


Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,

Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance.

Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil

Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil.

L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche,

Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche.

Alors le chevalier Malheur s'est rapproché,

Il a mis pied à terre et sa main m'a touché.

Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure

Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure.

Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer

Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier.

Et voici que, fervent d'une candeur divine,

Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine.

Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,

Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête,

En s'éloignant me fit un signe de la tête

Et me cria (j'entends encore celle voix):

«Au moins, prudence! Car c'est bon pour une fois.»


II


J'avais peiné comme Sisyphe

Et comme Hercule travaillé

Contre la chair qui se rebiffe.

J'avais lutté, j'avais bâillé

Des coups à trancher des montagnes,

Et comme Achille ferraillé.

Farouche ami qui m'accompagnes,

Tu le sais, courage païen,

Si nous en fîmes des campagnes.

Si nous n'avons négligé rien

Dans cette guerre exténuante,

Si nous avons travaillé bien!

Le tout en vain: l'âpre géante

A mon effort de tout côté

Opposait sa ruse ambiante.

Et toujours un lâche abrité

Dans mes conseils qu'il environne

Livrait les clés de la cité.

Que ma chance fût mâle ou bonne,

Toujours un parti de mon coeur

Ouvrait sa porte à la Gorgone.

Toujours l'ennemi suborneur

Savait envelopper d'un piège

Même la victoire et l'honneur!

J'étais le vaincu qu'on assiège,

Prêt à vendre son sang bien cher,

Quand, blanche en vêtement de neige

Toute belle au front humble et fier,

Une dame vint sur la nue,

Qui d'un signe fit fuir la Chair.

Dans une tempête inconnue

De rage et de cris inhumains,

Et déchirant sa gorge nue,

Le Monstre reprit ses chemins

Par les bois pleins d'amours affreuses,

Et la dame, joignant les mains:

—«Mon pauvre combattant qui creuses,

Dit-elle, ce dilemme en vain,

Trêve aux victoires malheureuses!

«Il t'arrive un secours divin

Dont je suis sûre messagère

Pour ton salut, possible enfin!»

—«O ma Dame dont la voix chère

Encourage un blessé jaloux

De voir finir l'atroce guerre,

«Vous qui parlez d'un ton si doux

En m'annonçant de bonnes choses,

Ma Dame, qui donc êtes-vous?»

—«J'étais née avant toutes causes

Et je verrai la fin de tous

Les effets, étoiles et roses.

«En même temps, bonne, sur vous,

Hommes faibles et pauvres femmes,

Je pleure et je vous trouve fous!

«Je pleure sur vos tristes âmes,

J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur

D'elles, et de leurs voeux infâmes!

«O ceci n'est pas le bonheur.

Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime,

Veillez, crainte du Suborneur,

«Veillez, crainte du Jour suprême!

Qui je suis? me demandais-tu.

Mon nom courbe les anges même,

«Je suis le coeur de la vertu,

Je suis l'âme de la sagesse,

Mon nom brûle l'Enfer têtu,

«Je suis la douceur qui redresse,

J'aime tous et n'accuse aucun,

Mon nom, seul, se nomme promesse

«Je suis l'unique hôte opportun,

Je parle au Roi le vrai langage

Du matin rose et du soir brun,

«Je suis la PRIÈRE, et mon gage

C'est ton vice en déroute au loin;

Ma condition: «Toi, sois sage.»

—«Oui, ma Dame, et soyez témoin!»


III


Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?

Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr,

Toi que voilà fumant de maussades cigares,

Noir, projetant une ombre absurde sur le mur?

Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures,

Ta grimace est la même et ton deuil est pareil;

Telle la lune vue à travers des mâtures,

Telle la vieille mer sous le jeune soleil.

Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves!

Mais voyons, et dis-nous les récits devinés,

Ces désillusions pleurant le long des fleuves,

Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés,

Ces femmes! Dis les gaz, et l'horreur identique

Du mal toujours, du laid partout sur les chemins,

Et dis l'Amour et dis encor la Politique

Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains.

Et puis surtout ne va pas l'oublier toi-même

Traînassant ta faiblesse et ta simplicité

Partout où l'on bataille et partout où l'on aime,

D'une façon si triste et folle, en vérité!

A-t-on assez puni cette lourde innocence?

Qu'en dis-tu? L'homme est dur, mais la femme? Et tes pleurs,

Qui les a bus? Et quelle âme qui les recense

Console ce qu'on peut appeler tes malheurs?

Ah les autres, ah toi! Crédule à qui te flatte,

Toi qui rêvais (c'était trop excessif, aussi)

Je ne sais quelle mort légère et délicate?

Ah toi, l'espèce d'ange avec ce voeu transi!

Mais maintenant les plans, les buts? Es-tu de force,

Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le coeur?

L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce,

Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur.

Si gauche encore! avec l'aggravation d'être

Une sorte à présent d'idyllique engourdi

Qui surveille le ciel bête par la fenêtre

Ouverte aux yeux matois du démon de midi.

Si le même dans cette extrême décadence!

Enfin!—Mais à ta place un être avec du sens,

Payant les violons voudrait mener la danse,

Au risque d'alarmer quoique peu les passants.

N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,

Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,

Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme

Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil?

Un ou plusieurs? Si oui, tant mieux! Et pars bien vite

En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix

Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite

La haine inassouvie et repue à la fois...

Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde

Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant

S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde,

Et pour n'être pas dupe il faut être méchant.

—Sagesse humaine, ah! j'ai les yeux sur d'autres choses,

Et parmi ce passé dont ta voix décrivait

L'ennui, pour des conseils encore plus moroses,

Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,

De mes «malheurs», selon le moment et le lieu,

Des autres et de moi, de la route suivie,

Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu.

Si je me sens puni, c'est que je le dois être.

Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien.

Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître

Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure,

Mais pour ne l'être pas durant l'éternité,

Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure,

Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.


IV


Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême,

Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime,

La force et la santé comme le pain et l'eau,

Cet avenir enfin, décrit dans le tableau

De ce passé plus clair que le jeu des marées,

Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées

Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas!

La malédiction de n'être jamais las

Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire,

L'enfant prodigue avec des gestes de satyre!

Nul avertissement, douloureux ou moqueur,

Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur.

Tu flânes à travers péril et ridicule,

Avec l'irresponsable audace d'un Hercule

Dont les travaux seraient fous, nécessairement.

L'amitié—dame!—a tu son reproche clément,

Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême,

Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème,

La patrie oubliée est dure aux fils affreux,

Et le monde alentour dresse ses buissons creux

Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes.

Maintenant il te faut passer devant les portes,

Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien,

Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien.

Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage!

Mais, tu vas la pensée obscure de l'image

D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant

Athée (avec la foule!) et jaloux de l'instant,

Tout appétit parmi ces appétits féroces,

Épris de la fadaise actuelle, mots, noces

Et festins, la «Science», et «l'esprit de Paris»,

Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,

Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle!

Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle

Dans ta cervelle ainsi qu'un troupeau dans un pré.

Et les vices de tout le monde ont émigré

Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole.

Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole

Est morte de l'argot et du ricanement,

Et d'avoir rabâché les bourdes du moment.

Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée,

Ne saurait accueillir la plus petite idée,

Et patauge parmi l'égoïsme ambiant,

En quête d'on ne peut dire quel vil néant!

Seul, entre les débris honnis de ton désastre,

L'Orgueil, qui met la flamme au fond du poétastre

Et fait au criminel un prestige odieux,

Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux,

Il regarde la Faute et rit de s'y complaire.

—Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère!


V


Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles

Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.

Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal

Que juste assez pour dire: «assez» aux fureurs mâles

Et toujours, maternelle endormeuse des râles,

Même quand elle ment, cette voix! Matinal

Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,

Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles...

Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas!

Ah! que, du moins, loin des baisers et des combats,

Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du coeur enfantin et subtil,

Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne,

Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il?


VI


O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies,

Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui,

C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui

De nos sens, aussi bien les ombres que les proies.

Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies

Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui,

Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui,

Toi, Tristesse noyée au vieux noir que tu broies,

Et le reste!—Un doux vide, un grand renoncement

Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément,

Une candeur d'âme d'une fraîcheur délicieuse...

Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil,

Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil

A la vie, en faveur d'une mort précieuse!


VII


Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,

Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.

Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ:

Une tentation des pires. Fuis l'infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,

Battant toute vendange aux collines, couchant

Toute moisson de la vallée, et ravageant

Le ciel tout bleu, le ciel, chanteur qui te réclame.

O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains.

Si ces hiers allaient manger nos beaux demains?

Si la vieille folie était encore en route?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer?

Un assaut furieux, le suprême, sans doute!

O, va prier contre l'orage, va prier.


VIII


La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles

Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour:

Rester gai quand le jour triste succède au jour,

Être fort, et s'user en circonstances viles;

N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes

Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,

Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour

L'accomplissement vil de tâches puériles;

Dormir chez les pécheurs étant un pénitent;

N'aimer que le silence et conserver pourtant

Le temps si grand dans la patience si grande,

Le scrupule naïf aux repentirs têtus,

Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus!

—Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande!


IX


Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie!

O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin,

N'être pas né dans le grand siècle à son déclin,

Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,

Quand Maintenon jetait sur la France ravie

L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,

Et royale abritait la veuve et l'orphelin,

Quand l'étude de la prière était suivie,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement,

Communiaient avec des ferveurs de novices,

Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices,

Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant

D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses

En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses!


X


Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste!

C'est vers le Moyen Age énorme et délicat

Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât,

Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,

Architecte, soldat, médecin, avocat,

Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât

Pour toute cette force ardente, souple, artiste!

Et là que j'eusse part—quelconque, chez les rois

Ou bien ailleurs, n'importe, à la chose vitale,

Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,

Guidé par la folie unique de la Croix

Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale!


XI


Petits amis qui sûtes nous prouver

Par A plus B que deux et deux font quatre,

Mais qui depuis voulez parachever

Une victoire où l'on se laissait battre,

Et couronner vos conquêtes d'un coup

Par ce soufflet à la mémoire humaine;

«Dieu ne vous a révélé rien du tout,

Car nous disions qu'il n'est que l'ombre vaine,

Que le profil et que l'allongement,

Sur tous les murs que la peur édifie

De votre pur et simple mouvement,

Et nous dictons cette philosophie.»

—Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,

Nous les fervents d'une logique rance,

Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu

Et mettons notre espoir dans l'Espérance,

Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,

Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,

Rire du vieux Satan stupide ainsi,

Pleurer sur cet Adam dupe quand même!

Frères de nous qui payons vos orgueils,

Tous fils du même Amour, ah! la science,

Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils

Naïfs ou non, c'est notre méfiance

Ou notre confiance aux seuls Récits,

C'est notre oreille ouverte toute grande

Ou tristement fermée au Mot précis!

Frères, lâchez la science gourmande

Qui veut voler sur les ceps défendus

Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître.

Lâchez son bras qui vous tient attendus

Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naître,

Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché,

Car nous, les fils attentifs de l'Histoire,

Nous tenons pour l'honneur jamais taché

De la Tradition, supplice et gloire!

Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant

Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme

Et prédisant aux crimes d'à présent

La peine immense ou le pardon énorme.

Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours,

Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes

Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,

Et puisqu'il est des repentirs sublimes,

Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien:

Que deux et deux fassent quatre, à merveille!

Riens innocents, mais des riens moins que rien,

La dernière heure étant là qui surveille

Tout autre soin dans l'homme en vérité!

Gardez que trop chercher ne vous séduise

Loin d'une sage et forte humilité...

Le seul savant, c'est encore Moïse.


XII


Or, vous voici promus, petits amis,

Depuis les temps de ma lettre première,

Promus, disais-je, aux fiers emplois promis

A votre thèse, en ces jours de lumière.

Vous voici rois de France! A votre tour!

(Rois à plusieurs d'une France postiche,

Mais rois de fait et non sans quelque amour

D'un trône lourd avec un budget riche.)

A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit

De vous y voir, payant de notre poche,

Et d'être un peu réjouis à l'endroit

De votre état sans peur et sans reproche.

Sans peur? Du maître? O le maître, mais c'est

L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,

Total, le peuple, «un âne» fort «qui s'est

Cabré», pour vous, espoir clair, puis fait sombre,

Cabré comme une chèvre, c'est le mot.

Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle,

S'efforce en vain: fort comme Béhémot,

Le monstre tire... et votre peur est telle

Que l'âne brait, que le voilà parti

Qui par les dents vous boute cent ruades

En forme de reproche bien senti...

Courez après, frottant vos reins malades!

O Peuple, nous t'aimons immensément:

N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante

En proie à tout ce qui sait et qui ment?

N'es-tu donc pas l'immensité souffrante?

La charité nous fait chercher tes maux,

La foi nous guide à travers les ténèbres.

On t'a rendu semblable aux animaux

Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres,

L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf,

Nabuchodonosor, et te faire paître,

Âne obstiné, mouton buté, dur boeuf,

Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre!

O paysan cassé sur tes sillons,

Pâle ouvrier qu'esquinté à machine,

Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,

Relevez-vous, honorez votre échine,

Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts,

Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,

Respectez-les, fuyez ces chemins tors,

Fermez l'oreille à ce conseil immonde,

Redevenez les Français d'autrefois,

Fils de l'Église, et dignes de vos pères!

O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois,

Leurs os sueraient de honte aux cimetières.

—Vous, nos tyrans minuscules d'un jour

(L'énormité des actes rend les princes

Surtout de souche impure, et malgré cour

Et splendeur et le faste, encor plus minces),

Laissez le règne et rentrez dans le rang.

Aussi bien l'heure est proche où la tourmente

Vous va donner des loisirs, et tout blanc

L'avenir flotte avec sa fleur charmante

Sur la Bastille absurde où vous teniez

La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme,

Et la chronique en de cléments Téniers

Déjà vous peint allant au catéchisme.


XIII


Prince mort en soldat à cause de la France,

Ame certes élue,

Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance,

Je t'aime et te salue!

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie

Va sous tant de ténèbres,

Vaisseau désemparé dont l'équipage crie

Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages

Semblent écrits d'avance...

Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,

Détesta ton enfance,

Et plus tard, coeur pirate épris des seules côtes

Où la révolte naisse,

Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes,

Abhorrait ta jeunesse.

Maintenant j'aime Dieu, dont l'amour et la foudre

M'ont fait une âme neuve,

Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,

Humble, accepte l'épreuve.

J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes

Pour les pleurs de ta mère,

Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,

Comme un héros d'Homère.

Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême

Au lis de Louis Seize:

Napoléon qui fus digne du diadème,

Gloire à ta mort française!

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,

Aujourd'hui vraiment «Sire»,

Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,

Bon chrétien, du martyre!


XIV


Vous reviendrez bientôt les bras pleins de pardons

Selon votre coutume,

O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons

Pour comble d'amertume.

Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur

Avec sa Fleur chérie,

Et que de pleurs Joyeux, et quels cris de bonheur

Dans toute la patrie!

Vous reviendrez, après ces glorieux exils,

Après des moissons d'âmes,

Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils

Encore plus infâmes,

Après avoir couvert les îles et la mer

De votre ombre si douce

Et réjoui le ciel et consterné l'enfer,

Béni qui vous repousse,

Béni qui vous dépouille au cri de liberté,

Béni l'impie en armes,

Et l'enfant qu'il vous prend des bras—et racheté

Nos crimes par vos larmes!

Proscrits des jours, vainqueurs des temps non point adieu

Vous êtes l'espérance.

A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu

Le salut pour la France!


XV


On n'offense que Dieu qui seul pardonne. Mais

On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse,

On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse,

Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix

Des simples, et donner au monde sa pâture,

Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais.

Le plus souvent par un effet de la nature

Des choses, ce péché trouve son châtiment

Même ici-bas, féroce et long communément.

Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature

Le sens de son malheur qui mène au repentir

Par une route lente et haute, mais très sûre.

Alors un grand désir, un seul, vient investir

Le pénitent, après les premières alarmes.

Et c'est d'humilier son front devant les larmes

De naguère, sans rien qui pourrait amortir

Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes

Comme un soldat vaincu,—triste de bonne foi.

O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi!


XVI


Écoutez la chanson bien douce

Qui ne pleure que pour vous plaire,

Elle est discrète, elle est légère:

Un frisson d'eau sur de la mousse!

La voix vous fut connue (et chère!),

Mais à présent elle est voilée

Comme une veuve désolée,

Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile

Qui palpite aux brises d'automne,

Cache et montre au coeur qui s'étonne

La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,

Que la bonté c'est notre vie,

Que de la haine et de l'envie

Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire

D'être simple sans plus attendre,

Et de noces d'or et du tendre

Bonheur d'une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste

Dans son naïf épithalame.

Allez, rien n'est meilleur à l'âme

Que de faire une âme moins triste!

Elle est en peine et de passage

L'âme qui souffre sans colère.

Et comme sa morale est claire!...

Écoutez la chanson bien sage.


XVII


Les chères mains qui furent miennes,

Toutes petites, toutes belles,

Après ces méprises mortelles

Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,

Et les pays et les provinces,

Royales mieux qu'au temps des princes,

Les chères mains m'ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,

Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,

Parmi ces rumeurs scélérates,

Dire à cette âme qui se pâme?

Ment-elle, ma vision chaste

D'affinité spirituelle,

De complicité maternelle,

D'affection étroite et vaste?

Remords si cher, peine très bonne,

Rêves bénits, mains consacrées,

O ces mains, ces mains vénérées.

Faites le geste qui pardonne!


XVIII


Et j'ai revu l'enfant unique: il m'a semblé

Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure,

Celle dont la douleur plus exquise m'assure

D'une mort désirable en un jour consolé.

La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!

En ces instants choisis elles ont éveillé

Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,

Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir

Si douce! Enfin je sais ce qu'est entendre et voir,

J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,

Innocence, avenir! Sage et silencieux,

Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,

Belles petites mains qui fermerez nos yeux!


XIX


Voix de l'Orgueil; un cri puissant, comme d'un cor.

Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,

On trébuche à travers des chaleurs d'incendie...

Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.

Voix de la Haine: cloche en mer, fausse, assourdie

De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie,

La vie a peur et court follement sur le quai

Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair: un gros tapage fatigué.

Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.

Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces

Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d'Autrui: des lointains dans les brouillards. Des noces

Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,

Et tout le cirque des civilisations

Au son trotte-menu du violon des noces.

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations

Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions

Pour l'assourdissement des silences honnêtes,

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,

Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,

Toute la rhétorique en fuite des péchés,

Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes!

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.

Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés

Que nourrit la douceur de la Parole forte,

Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez!

Mourez parmi la voix que la prière emporte

Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte

Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,

Mourez parmi la voix que la prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l'Amour!


XX


L'ennemi se déguise en L'Ennui

Et me dit: «A quoi bon, pauve dupe?»

Moi je passe et me moque de lui.

L'ennemi se déguise en la Chair

Et me dit: «Bah! retrousse une jupe!»

Moi j'écarte le conseil amer.

L'ennemi se transforme en un Ange

De lumière et dit: «Qu'est ton effort

A côté des tributs de louange

Et de Foi dus au Père céleste?

Ton amour va-t-il jusqu'à la mort?»

Je réponds: «L'Espérance me reste.»

Comme c'est le vieux logicien,

Il a fait bientôt de me réduire

A ne plus vouloir répliquer rien,

Mais sachant qui c'est, épouvanté

De ne plus sentir les mondes luire,

Je prierai pour de l'humilité.


XXI


Va ton chemin sans plus t'inquiéter!

La route est droite et tu n'as qu'à monter,

Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille

Et l'arme unique au cas d'une bataille,

La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi.

Surtout il faut garder toute espérance,

Qu'importé un peu de nuit et de souffrances?

La route est bonne et la mort est au bout,

Oui, garde toute espérance surtout,

La mort là-bas te dresse un lit de joie.

Et fais-toi doux de toute la douceur.

La vie est laide, encore c'est ta soeur.

Simple, gravis la côte et même chante.

Pour écarter la prudence méchante

Dont la voix basse est pour tenter ta foi.

Simple comme un enfant, gravis la côte,

Humble comme un pécheur qui hait la faute,

Chante, et même sois gai, pour défier

L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer

Afin que tu t'endormes sur la voie.

Ris du vieux piège et du vieux séducteur,

Puisque la Paix est là, sur la hauteur,

Qui luit parmi les fanfares de la gloire,

Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,

Déjà l'Ange Gardien étend sur toi

Joyeusement des ailes de victoire.


XXII


Pourquoi triste, ô mon âme,

Triste jusqu'à la mort,

Quand l'effort te réclame,

Quand le suprême effort

Est là qui te réclame?

Ah! tes mains que tu tords

Au lieu d'être à la lâche,

Tes lèvres que tu mords

Et leur silence lâche,

Et tes yeux qui sont morts!

N'as-tu pas l'espérance

De la fidélité,

Et, pour plus d'assurance

Dans la sécurité,

N'as-tu pas la souffrance?

Mais chasse le sommeil

Et ce rêve qui pleure.

Grand jour et plein soleil!

Vois, il est plus que l'heure:

Le ciel bruit vermeil,

Et la lumière crue

Découpant d'un trait noir

Toute chose apparue,

Te montre le Devoir

Et sa forme bourrue.

Marche à lui vivement.

Tu verras disparaître

Tout aspect inclément

De sa manière d'être,

Avec l'éloignement.

C'est le dépositaire

Qui te garde un trésor

D'amour et de mystère,

Plus précieux que l'or,

Plus sûr que rien sur terre:

Les biens qu'on ne voit pas,

Toute joie inouïe,

Votre paix, saints combats,

L'extase épanouie

Et l'oubli d'ici-bas,

Et l'oubli d'ici-bas!


XXIII


Né l'enfant des grandes villes

Et des révoltes serviles,

J'ai là, tout cherché, trouvé

De tout appétit rêvé.

Mais, puisque rien n'en demeure,

J'ai dit un adieu léger

A tout ce qui peut changer.

Au plaisir, au bonheur même,

Et même à tout ce que j'aime

Hors de vous, mon doux Seigneur!

La Croix m'a pris sur ses ailes

Qui m'emporte aux meilleurs zèles,

Silence, expiation,

Et l'âpre vocation

Pour la vertu qui s'ignore.

Douce, chère Humilité,

Arrose ma charité,

Trempe-la de tes eaux vives.

O mon coeur, que tu ne vives

Qu'aux fins d'une bonne mort!


XXIV


L'âme antique était rude et vaine

Et ne voyait dans la douleur

Que l'acuité de la peine

Ou l'étonnement du malheur.

L'art, sa figure la plus claire

Traduit ce double sentiment

Par deux grands types de la Mère

En proie au suprême tourment.

C'est la vieille reine de Troie:

Tous ses fils sont morts par le fer.

Alors ce deuil brutal aboie

Et glapit au bord de la mer.

Elle court le long du rivage,

Bavant vers le flot écumant,

Hirsute, criade, sauvage,

La chienne littéralement!...

Et c'est Niobé qui s'effare

Et garde fixement des yeux

Sur les dalles de pierre rare

Ses enfants tués par les cieux.

Le souffle expire sur sa bouche.

Elle meurt dans un geste fou.

Ce n'est plus qu'un marbre farouche

Là transporté nul ne sait d'où!...

La douleur chrétienne est immense.

Elle, comme le coeur humain,

Elle souffre, puis elle pense,

Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire

Pleine de larmes et sans cris.

C'est également une mère,

Mais quelle mère de quel fils!

Elle participe au Supplice

Qui sauve toute nation,

Attendrissant le sacrifice

Par sa vaste compassion.

Et comme tous sont les fils d'elle,

Sur le monde et sur sa langueur

Toute la charité ruisselle

Des sept blessures de son coeur,

Au jour qu'il faudra, pour la gloire

Des cieux enfin tout grands ouverts,

Ceux qui surent et purent croire,

Bons et doux, sauf au seul Pervers,

Ceux-là vers la joie infinie

Sur la colline de Sion

Monteront d'une aile bénie

Aux plis de son assomption.



1


O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour

Et la blessure est encore vibrante,

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour!

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé

Et la brûlure est encor là qui tonne,

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé!

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil

Et votre gloire en moi s'est installée,

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil!

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,

Fondez ma vie au Pain de votre table,

Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé,

Voici ma chair indigne de souffrance,

Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir

Pour l'escabeau de vos pieds adorables,

Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé

Pour les charbons ardents et l'encens rare,

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain,

Pour palpiter aux ronces du Calvaire,

Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,

Pour accourir au cri de votre grâce,

Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,

Pour les reproches de la Pénitence,

Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d'erreur,

Pour être éteints aux pleurs de la prière,

Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,

Quel est le puits de mon ingratitude,

Hélas! Vous, Dieu d'offrande et de pardon!

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Hélas! ce noir abîme de mon crime,

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,

Et que je suis plus pauvre que personne,

Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

II


Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.

Tous les autres amours sont de commandement.

Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement

Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie.

C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis,

C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice,

Et la douceur de coeur et le zèle au service,

Comme je la priais, Elle les a permis.

Et comme j'étais faible et bien méchant encore,

Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,

Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,

Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.

C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins,

C'est pour Elle que j'ai mon coeur dans les cinq Plaies,

Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies,

Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins.

Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie,

Siège de la sagesse et source des pardons,

Mère de France aussi, de qui nous attendons

Inébranlablement l'honneur de la patrie.

Marie Immaculée, amour essentiel,

Logique de la foi cordiale et vivace,

En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse,

En vous aimant du seul amour, Porte du ciel?

III


Vous êtes calme, vous voulez un voeu discret,

Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence,

Le coeur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance,

Et ces timides, moins transis qu'il ne paraît.

Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées

Qui ne marchent qu'en ordre et font le moins de bruit.

Votre main, toujours prête à la chute du fruit,

Patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées.

Et si l'immense amour de vos commandements

Embrasse et presse tous en sa sollicitude,

Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude

Et le travail des plus humbles recueillements.

Le pécheur, s'il prétend vous connaître et vous plaire,

O vous qui nous aimant si fort parliez si peu,

Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu,

Bien faire obscurément son devoir et se taire.

Se taire pour le monde, un pur sénat de fous,

Se taire sur autrui, des âmes précieuses,

Car nous taire vous plaît, même aux heures pieuses,

Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous.

Donnez-leur le silence et l'amour du mystère,

O Dieu glorifieur du bien fait en secret,

A ces timides moins transis qu'il ne paraît,

Et l'horreur, et le pli des choses de la terre.

Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation,

Toute forte douceur, l'ordre et l'intelligence,

Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence

De l'Agneau formidable en la neuve Sion,

Afin qu'ils puissent dire: «Au moins nous sûmes croire»,

Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé,

Leur réponde: «Venez, vous avez mérité,

Pacifiques, ma paix, et, douloureux, ma gloire.»

IV


 I


Mon Dieu m'a dit: Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois

Mon flanc percé, mon coeur qui rayonne et qui saigne,

Et mes pieds offensés que Madeleine baigne

De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix,

Tu vois les clous, le fiel, l'éponge et tout t'enseigne

A n'aimer, en ce monde où la chair règne,

Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,

O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,

Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit?

N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême

Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,

Lamentable ami qui me cherches où je suis?»

II


J'ai répondu: Seigneur, vous avez dit mon âme.

C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.

Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas,

Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,

Hélas! Voyez un peu mes tristes combats!

Oserai-je adorer la trace de vos pas,

Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,

Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,

Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,

O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants

De leur damnation, ô vous toute lumière

Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!

III


—Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser,

Je suis cette paupière et je suis cette lèvre

Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre

Qui t'agite, c'est moi toujours! Il faut oser

M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser

Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,

Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre,

Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser.

O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune!

O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune!

Toute celle innocence et tout ce reposoir!

Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,

Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,

Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes.

IV


—Seigneur, c'est trop? Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous?

Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose,

Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose

Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous

Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,

Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche

Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

Vue, ouïe, et dans tout son être—hélas! dans tout

Son espoir et dans tout son remords que l'extase

D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase?

Note 2: (retour) Saint Augustin.

V


—Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,

Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,

Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,

Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets.

Mon amour est le feu qui dévore à jamais

Toute chair insensée, et l'évapore comme

Un parfum,—et c'est le déluge qui consomme

En son flot tout mauvais germe que je semais,

Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée

Et que par un miracle effrayant de bonté

Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté.

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée

De toute éternité, pauvre âme délaissée,

Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté!

VI


—Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.

Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

O Justice que la vertu des bons redoute?

Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte

Où mon coeur creusait son ensevelissement

Et que je sens fluer à moi le firmament,

Et je vous dis: de vous à moi quelle est la route?

Tendez-moi votre main, que je puisse lever

Cette chair accroupie et cet esprit malade.

Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver

Dans votre sein, sur votre coeur qui fut le nôtre,

La place où reposa la tête de l'apôtre?

VII


—Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,

Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise

De ton coeur vers les bras ouverts de mon Église,

Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y

L'humiliation d'une brave franchise.

Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise

Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table.

Et je t'y bénirai d'un repas délectable

Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,

Et tu boiras le Vin de la vigne immuable,

Dont la force, dont la douceur, dont la bonté

Feront germer ton sang à l'immortalité.

***

Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère

D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,

Et surtout reviens très souvent dans ma maison,

Pour y participer au Vin qui désaltère,

Au Pain sans qui la vie est une trahison,

Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,

D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison,

D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,

D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,

Enfin, de devenir un peu semblable à moi

Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate

Et de Judas et de Pierre, pareil à toi

Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate!

***

Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs

Si doux qu'ils sont encore d'ineffables délices,

Je te ferai goûter sur terre mes prémices,

La paix du coeur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs

Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice

Éternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse,

Et que sonnent les angélus roses et noirs,

En attendant l'assomption dans ma lumière,

L'éveil sans fin dans ma charité coutumière,

La musique de mes louanges à jamais,

Et l'extase perpétuelle et la science,

Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance

De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais!

***

—Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes

D'une joie extraordinaire: votre voix

Me fait comme du bien et du mal à la fois,

Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes

D'un clairon pour des champs de bataille où je vois

Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,

Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.

J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.

Je suis indigne, mais je sais votre clémence.

Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici

Plein d'une humble prière, encore qu'un trouble immense

Brouille l'espoir que votre voix me révéla,

Et j'aspire en tremblant.

IX


—Pauvre âme, c'est cela!


III


 I


Désormais le Sage, puni

Pour avoir trop aimé les choses,

Rendu prudent à l'infini,

Mais franc de scrupules moroses,

Et d'ailleurs retournant au Dieu

Qui fit les yeux et la lumière,

L'honneur, la gloire, et tout le peu

Qu'a son âme de candeur fière,

Le Sage peut dorénavant

Assister aux scènes du monde,

Et suivre la chanson du vent,

Et contempler la mer profonde.

Il ira, calme, et passera

Dans la férocité des villes,

Comme un mondain à l'Opéra

Qui sort blasé des danses viles.

Même,—et pour tenir abaissé

L'orgueil, qui fit son âme veuve,

Il remontera le passé,

Ce passé, comme un mauvais fleuve,

Il reverra l'herbe des bords,

Il entendra le flot qui pleure

Sur le bonheur mort et les torts

De cette date et de cette heure!...

Il aimera les cieux, les champs,

La bonté, l'ordre et l'harmonie,

Et sera doux, même aux méchants,

Afin que leur mort soit bénie.

Délicat et non exclusif,

Il sera du jour où nous sommes:

Son coeur, plutôt contemplatif,

Pourtant saura l'oeuvre des hommes.

Mais, revenu des passions,

Un peu méfiant des «usages»,

A vos civilisations

Préférera les paysages.

II


Du fond du grabat

As-tu vu l'étoile

Que l'hiver dévoile?

Comme ton coeur bat,

Comme cette idée,

Regret ou désir,

Ravage à plaisir

Ta tête obsédée,

Pauvre tête en feu,

Pauvre coeur sans dieu

L'ortie et l'herbette

Au bas du rempart

D'où l'appel frais part

D'une aigre trompette,

Le vent du coteau,

La Meuse, la goutte

Qu'on boit sur la route

A chaque écriteau,

Les sèves qu'on hume,

Les pipes qu'on fume!

Un rêve de froid:

«Que c'est beau la neige

Et tout son cortège

Dans leur cadre étroit!

Oh! tes blancs arcanes,

Nouvelle Archangel,

Mirage éternel

De mes caravanes!

Oh! ton chaste ciel,

Nouvelle Archangel?»

Cette ville sombre!

Tout est crainte ici...

Le ciel est transi

D'éclairer tant d'ombre.

Les pas que tu fais

Parmi ces bruyères

Lèvent des poussières

Au souffle mauvais...

Voyageur si triste,

Tu suis quelle piste?

C'est l'ivresse à mort,

C'est la noire orgie,

C'est l'amer effort

De ton énergie

Vers l'oubli dolent

De la voix intime,

C'est le seuil du crime,

C'est l'essor sanglant.

—Oh! fuis la chimère:

Ta mère, ta mère!

Quelle est cette voix

Qui ment et qui flatte!

«Ah! la tête plate,

Vipère des bois!»

Pardon et mystère.

Laisse ça dormir,

Qui peut, sans frémir,

Juger sur la terre?

«Ah! pourtant, pourtant,

Ce monstre impudent!»

La mer! Puisse-t elle

Laver ta rancoeur,

La mer au grand coeur.

Ton aïeule, celle

Qui chante en berçant

Ton angoisse atroce,

La mer, doux colosse

Au sein innocent,

Grondeuse infinie

De ton ironie!

Tu vis sans savoir!

Tu verses ton âme,

Ton lait et ta flamme

Dans quel désespoir?

Ton sang qui s'amasse

En une fleur d'or

N'est pas prêt encor

A la dédicace.

Attends quelque peu,

Ceci n'est que jeu.

Cette frénésie

T'initie au but.

D'ailleurs, le salut

Viendra d'un Messie

Dont tu ne sens plus,

Depuis bien des lieues,

Les effluves bleues

Sous tes bras perclus,

Naufrage d'un rêve

Qui n'a pas de grève!

Vis en attendant

L'heure toute proche.

Ne sois pas prudent.

Trêve à tout reproche.

Fais ce que tu veux.

Une main te guide

A travers le vide

Affreux de tes voeux.

Un peu de courage,

C'est le bon orage.

Voici le Malheur

Dans sa plénitude.

Mais à sa main rude

Quelle belle fleur!

«La brûlante épine!»

Un lis est moins blanc,

«Elle m'entre au flanc.»

Et l'odeur divine!

«Elle m'entre au coeur.»

Le parfum vainqueur!

«Pourtant je regrette,

Pourtant je me meurs,

Pourtant ces deux coeurs...»

Lève un peu la tête:

«Eh bien, c'est la Croix.»

Lève un peu ton âme

De ce monde infâme.

«Est-ce que je crois?»

Qu'en sais-tu? La Bête

Ignore sa tête,

La Chair et le Sang

Méconnaissent l'Acte.

«Mais j'ai fait un pacte

Qui va m'enlaçant

A la faute noire,

Je me dois à mon

Tenace démon:

Je ne veux point croire.

Je n'ai pas besoin

De rêver si loin!

«Aussi bien j'écoute

Des sons d'autrefois.

Vipère des bois,

Encor sur ma route?

Cette fois tu mords.»

Laisse cette bête.

Que fait au poète?

Que sont des coeurs morts?

Ah! plutôt oublie

Ta propre folie.

Ah! plutôt, surtout,

Douceur, patience,

Mi-voix et nuance,

Et paix jusqu'au bout!

Aussi bon que sage,

Simple autant que bon,

Soumets ta raison

Au plus pauvre adage,

Naïf et discret,

Heureux en secret!

Ah! surtout, terrasse

Ton orgueil cruel,

Implore la grâce

D'être un pur Abel,

Finis l'odyssée

Dans le repentir

D'un humble martyr,

D une humble pensée.

Regarde au-dessus...

«Est-ce vous, JÉSUS?»

III


L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable.

Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou?

Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.

Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,

Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,

Et je dorloterai les rêves de ta sieste,

Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, madame.

Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme

Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre.

Va, dors! L'espoir luit comme un caillou dans un creux.

Ah! quand refleuriront les roses de septembre!

IV

Gaspard Hauser chante:

Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes:

Ils ne m'ont pas trouvé malin.

A vingt ans un trouble nouveau

Sous le nom d'amoureuses flammes

M'a fait trouver belles les femmes:

Elles ne m'ont pas trouvé beau.

Bien que sans patrie et sans roi

Et très brave ne l'étant guère,

J'ai voulu mourir à la guerre:

La mort n'a pas voulu de moi.

Suis-je né trop tôt ou trop lard?

Qu'est-ce que je fais en ce monde?

O vous tous, ma peine est profonde;

Priez pour le pauvre Gaspard!

V


Un grand sommeil noir

Tombe sur ma vie:

Dormez, tout espoir,

Dormez, toute envie!

Je ne vois plus rien,

Je perds la mémoire

Du mal et du bien...

O la triste histoire!

Je suis un berceau

Qu'une main balance

Au creux d'un caveau:

Silence, silence!

VI


Le ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme!

Un arbre, par-dessus le toit

Berce sa palme.

La cloche dans le ciel qu'on voit

Doucement tinte.

Un oiseau sur l'arbre qu'on voit

Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,

Simple et tranquille.

Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville.

—Qu'as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse,

Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,

De ta jeunesse?

VII


Je ne sais pourquoi

Mon esprit amer

D'une aile inquiète et folle vole sur la mer,

Tout ce qui m'est cher,

D'une aile d'effroi

Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?

Mouette à l'essor mélancolique.

Elle suit la vague, ma pensée,

A tous les vents du ciel balancée

Et biaisant quand la marée oblique,

Mouette à l'essor mélancolique.

Ivre de soleil

Et de liberté,

Un instinct la guide à travers cette immensité.

La brise d'été

Sur le flot vermeil

Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.

Parfois si tristement elle crie

Qu'elle alarme au lointain le pilote,

Puis au gré du vent se livre et flotte

Et plonge, et l'aile toute meurtrie

Revole, et puis si tristement crie!

Je ne sais pourquoi

Mon esprit amer

D une aile inquiète et folle vole sur la mer.

Tout ce qui m'est cher,

D'une aile d'effroi,

Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?

VIII


Parfums, couleurs, systèmes, lois!

Les mots ont peur comme des poules.

La Chair sanglote sur la croix.

Pied, c'est du rêve que tu foules,

Et partout ricane la voix,

La voix tentatrice des foules.

Cieux bruns où nagent nos desseins,

Fleurs qui n'êtes pas le calice,

Vin et ton geste qui se glisse,

Femme et l'oeillade de tes seins,

Nuit câline aux frais traversins,

Qu'est-ce que c'est que ce délice,

Qu'est-ce que c'est que ce supplice,

Nous les damnés et vous les Saints?

IX


Le son du cor s'afflige vers les bois

D'une douleur on veut croire orpheline

Qui vient mourir au bas de la colline

Parmi la bise errant en courts abois.

L'âme du loup pleure dans cette voix

Qui monte avec le soleil qui décline,

D'une agonie on veut croire câline

Et qui ravit et qui navre à la fois.

Pour faire mieux cette plainte assoupie

La neige tombe à longs traits de charpie

A travers le couchant sanguinolent,

Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne,

Tant il fait doux par ce soir monotone

Où se dorlote un paysage lent.

X


La tristesse, langueur du corps humain

M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient,

Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient.

Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main!

Et que mièvre dans la fièvre du demain,

Tiède encor du bain de sueur qui décroît,

Comme un oiseau qui grelotte sous un toit!

Et les pieds, toujours douloureux du chemin,

Et le sein, marqué d'un double coup de poing,

Et la bouche, une blessure rouge encor,

Et la chair frémissante, frêle décor,

Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point

La douleur de voir encore du fini!...

Triste corps! Combien faible et combien puni!

XI


La bise se rue à travers

Les buissons tout noirs et tout verts,

Glaçant la neige éparpillée,

Dans la campagne ensoleillée,

L'odeur est aigre près des bois,

L'horizon chante avec des voix,

Les coqs des clochers des villages

Luisent crûment sur les nuages.

C'est délicieux de marcher

A travers ce brouillard léger

Qu'un vent taquin parfois retrousse.

Ah! fi de mon vieux feu qui tousse!

J'ai des fourmis plein les talons.

Debout, mon âme, vite, allons!

C'est le printemps sévère encore,

Mais qui par instant s'édulcore

D'un souffle tiède juste assez

Pour mieux sentir les froids passés

Et penser au Dieu de clémence...

Va, mon âme, à l'espoir immense!

Note 3: (retour) DANTE, le Purgatoire.

XIII


L'échelonnement des haies

Moutonne à l'infini, mer

Claire dans le brouillard clair

Qui sent bon les jeunes baies.

Des arbres et des moulins

Sont légers sous le vert tendre

Où vient s'ébattre et s'étendre

L'agilité des poulains.

Dans ce vague d'un Dimanche

Voici se jouer aussi

De grandes brebis aussi

Douces que leur laine blanche.

Tout à l'heure déferlait

L'onde, roulée en volutes,

De cloches comme des flûtes

Dans le ciel comme du lait.

XIV


L'immensité de l'humanité,

Le temps passé vivace et bon père,

Une entreprise à jamais prospère:

Quelle puissante et calme cité!

Il semble ici qu'on vit dans l'histoire,

Tout est plus fort que l'homme d'un jour,

De lourds rideaux d'atmosphère noire

Font richement la nuit alentour.

O civilisés que civilise

L'Ordre obéi, le Respect sacré!

O dans ce champ si bien préparé

Cette moisson de la Seule Eglise!

XV


La mer est plus belle

Que les cathédrales,

Nourrice fidèle,

Berceuse de râles,

La mer qui prie

La Vierge Marie!

Elle a tous les dons

Terribles et doux.

J'entends ses pardons

Gronder ses courroux.

Cette immensité

N'a rien d'entêté.

O! si patiente,

Même quand méchante!

Un souffle ami hante

La vague, et nous chante:

«Vous sans espérance,

Mourez sans souffrance!»

Et puis sous les cieux

Qui s'y rient plus clairs,

Elle a des airs bleus,

Rosés, gris et verts...

Plus belle que tous,

Meilleure que nous!

XVI


La «grande ville». Un tas criard de pierres blanches

Où rage le soleil comme en pays conquis.

Tous les vices ont leur tanière, les exquis

Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.

Des odeurs! Des bruits vains! Où que vague le coeur,

Toujours ce poudroiement vertigineux de sable,

Toujours ce remuement de la chose coupable

Dans cette solitude où s'écoeure le coeur!

De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde

Parmi le fade ennui qui monte de ceci,

D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi

Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide!

XVII


Toutes les amours de la terre

Laissant au coeur du délétère

Et de l'affreusement amer,

Fraternelles et conjugales,

Paternelles et filiales,

Civiques et nationales,

Les charnelles, les idéales,

Toutes ont la guêpe et le ver.

La mort prend ton père et ta mère,

Ton frère trahira son frère,

Ta femme flaire un autre époux,

Ton enfant, on te l'aliène,

Ton peuple, il se pille ou s'enchaîne

Et l'étranger y pond sa haine,

Ta chair s'irrite et tourne obscène,

Ton âme flue en rêves fous.

Mais, dit Jésus, aime, n'importe!

Puis de toute illusion morte

Fais un cortège, forme un choeur,

Va devant, tel aux champs le pâtre,

Tel le coryphée au théâtre,

Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre,

Tels les grands-parents près de l'âtre,

Oui, que devant aille ton coeur!

Et que toutes ces voix dolentes

S'élèvent rapides ou lentes,

Aigres ou douces, composant

A la gloire de Ma souffrance

Instrument de ta délivrance,

Condiment de ton espérance

Et mets de la propre navrance.

L'hymne qui te sied à présent!

XVIII


Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit

La reine d'ici-bas, et littéralement!

Elle dit peu de mots de ce gouvernement

Et ne s'arrête point aux détails de surcroît;

Mais le Point, à son sens, celui qu'il faut qu'on voie

Et croie, est ceci dont elle la complimente:

Le libre arbitre pèse, arguë et parlemente,

Puis le pauvre-de-coeur décide et suit sa voie.

Qui l'en empêchera? De voeux il n'en a plus

Que celui d'être un jour au nombre des élus,

Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain,

Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues,

Mais accumulateur des seules choses sues,

De quel si fier sujet, et libre, quelle reine!

XIX


Parisien, mon frère à jamais étonné,

Montons sur la colline où le soleil est né

Si glorieux qu'il fait comprendre l'idolâtre,

Sous cette perspective inconnue au théâtre,

D'arbres au vent et de poussière d'ombre et d'or.

Montons. Il est si frais encor, montons encor.

Là! nous voilà placés comme dans une «loge

De face», et le décor vraiment tire un éloge.

La cathédrale énorme et le beffroi sans fin,

Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain

Appareil des remparts pompeux et grands quand même,

Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l'or blême

Des nuages à l'ouest réverbérant l'or dur

De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur

Ces ouates, n'est-ce pas, l'écrin vaut le voyage,

Et c'est ce qu'on peut dire un brin de paysage?

—Mais descendons, si ce n'est pas trop abuser

De vos pieds las, à fin seule de reposer

Vos yeux qui n'ont jamais rien vu que Montmartre,

—«Campagne» vert de plaie et ville blanc de dartre

(Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin!)—

Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym,

Cheminons vers la ville au long de la rivière,

Sous les frais peupliers, dans la fine lumière.

L'une des portes ouvre une rue, entrons-y.

Aussi bien, c'est le point qu'il faut, l'endroit choisi:

Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites,

Point hautes, ça et là des bronches sur leurs faîtes,

Si doux et sinueux le cours de ces maisons,

Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons,

Profilant la lumière et l'ombre en broderies

Au lieu du long ennui de vos haussmanneries,

Et si gentil l'accent qui confine au patois

De ces passants naïfs avec leurs yeux matois!...

Des places ivres d'air et de cris d'hirondelles

Où l'histoire proteste en formules fidèles

A la crête des toits comme au fer des balcons,

Des portes ne tournant qu'à regret sur leurs gonds,

Jalouses de garder l'honneur et la famille...

Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille,

Le «Théâtre» fait four, et ce dieu des brouillons.

Le «Journal» n'en est plus à compter ses bouillons,

L'amour même prétend conserver ses noblesses

Et le vice se gobe en de rares drôlesses.

Enfin rien de Paris, mon frère «dans nos murs».

Que les modes... d'hier, et que les fruits bien mûrs

De ce fameux progrès que vous mangez en herbe.

Du reste on vit à l'aise. Une chère superbe,

La raison raisonnable et l'esprit des aïeux,

Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux,

Et ce besoin d'avoir peur de la grande route!

Avouez, la province est bonne, somme toute,

Et vous regrettez moins que tantôt la «splendeur»

Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur!

XX


C'est la fête du blé, c'est la fête du pain

Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses!

Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain

De lumière si blanc que les ombres sont roses.

L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux

Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère.

La plaine, tout au loin couverte de travaux,

Change de face à chaque instant, gaie et sévère.

Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement

Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres,

Et qui travaille encore imperturbablement

A gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.

Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,

Nourris l'homme du lait de la terre, et lui donne

L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin.

Moissonneurs, vendangeurs là-bas votre heure est bonne!

Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,

Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,

Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins

La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie!




JADIS ET NAGUÈRE



JADIS



PROLOGUE


En route, mauvaise troupe!

Partez, mes enfants perdus!

Ces loisirs vous étaient dus!

La Chimère tend sa croupe.

Partez, grimpés sur son dos,

Comme essaime un vol de rêves

D'un malade dans les brèves

Fleurs vagues de ses rideaux.

Ma main tiède qui s'agite

Faible encore, mais enfin

Sans fièvre, et qui ne palpite

Plus que d'un effort divin,

Ma main vous bénit, petites

Mouches de mes soleils noirs

Et de mes nuits blanches. Vites,

Partez, petits désespoirs,

Petits espoirs, douleurs, joies,

Que dès hier renia

Mon coeur quêtant d'autres proies...

Allez, aeigri somnia.


SONNETS ET AUTRES VERS


A la louange de Laure et de Pétrarque.


Chose italienne où Shakspeare a passé

Mais que Ronsard fit superbement française,

Fine basilique au large diocèse,

Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé,

Elle, ta marraine, et Lui qui t'a pensé,

Dogme entier toujours debout sous l'exégèse

Même edmondschéresque ou francisquesarceyse,

Sonnet, force acquise et trésor amassé,

Ceux-là sont très bons et toujours vénérables,

Ayant procuré leur luxe aux misérables

Et l'or fou qui sied aux pauvres glorieux,

Aux poètes fiers comme les gueux d'Espagne,

Aux vierges qu'exalte un rythme exact, aux yeux

Épris d'ordre, aux coeurs qu'un voeu chaste accompagne.


PIERROT

A Léon Valade.


Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air

Qui riait aux aïeux dans les dessus de portes;

Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,

Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.

Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair

Sa pâle blouse à l'air, au vent froid qui l'emporte,

D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte

Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.

Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,

Ses manches blanches font vaguement par l'espace

Des signes fous auxquels personne ne répond.

Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore,

Et la farine rend plus effroyable encore

Sa face exsangue au nez pointu de moribond.


KALÉIDOSCOPE

A Germain Nouveau.


Dans une rue, au coeur d'une ville de rêve,

Ce sera comme quand on a déjà vécu:

Un instant à la fois très vague et très aigu...

O ce soleil parmi la brume qui se lève!

O ce cri sur la mer, celle voix dans les bois!

Ce sera comme quand on ignore des causes:

Un lent réveil après bien des métempsycoses:

Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois

Dans cette rue, au coeur de la ville magique

Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,

Où les cafés auront des chats sur les dressoirs,

Et que traverseront des bandes de musique.

Ce sera si fatal qu'on en croira mourir:

Des larmes ruisselant douces le long des joues,

Des rires sanglotés dans le fracas des roues,

Des invocations à la mort de venir,

Des mots anciens comme des bouquets de fleurs fanées!

Les bruits aigres des bals publics arriveront,

Et des veuves avec du cuivre après leur front,

Paysannes, fendront la foule des traînées

Qui flânent là, causant avec d'affreux moutards

Et des vieux sans sourcils que la dartre enfarine,

Cependant qu'à deux pas, dans des senteurs d'urine,

Quelque fête publique enverra des pétards.

Ce sera comme quand on rêve et qu'on s'éveille!

Et que l'on se rendort et que l'on rêve encor

De la même féerie et du même décor,

L'été, dans l'herbe, au bruit moiré d'un vol d'abeille.


INTÉRIEUR


A grands plis sombres une ample tapisserie

De haute lice, avec emphase descendrait

Le long des quatre murs immenses d'un retrait

Mystérieux où l'ombre au luxe se marie.

Les meubles vieux, d'étoffe éclatante flétrie,

Le lit entr'aperçu vague comme un regret,

Tout aurait l'attitude et l'âge du secret,

Et l'esprit se perdrait en quelque allégorie.

Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins;

Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins,

Une apparition bleue et blanche de femme

Tristement sourirait—inquiétant témoin—

Au lent écho d'un chant lointain d'épithalame.

Dans une obsession de musc et de benjoin.


DIZAIN MIL HUIT CENT TRENTE


Je suis né romantique et j'eusse été fatal

En un frac très étroit aux boutons de métal,

Avec ma barbe en pointe et mes cheveux en brosse.

Hablant español, très loyal et très féroce,

L'oeil idoine à l'oeillade et chargé de défis.

Beautés mises à mal et bourgeois déconfits

Eussent bondé ma vie et soûlé mon coeur d'homme.

Pâle et jaune, d'ailleurs, et taciturne comme

Un enfant scrofuleux dans un Escurial...

Et puis j'eusse été si féroce et si loyal!


A HORATIO


Ami, le temps n'est plus des guitares, des plumes,

Des créanciers, des duels hilares à propos

De rien, des cabarets, des pipes aux chapeaux

Et de cette gaîté banale où nous nous plûmes.

Voici venir, ami très tendre, qui t'allumes

Au moindre dé pipé, mon doux briseur de pots,

Horatio, terreur et gloire des tripots,

Cher diseur de jurons à remplir cent volumes,

Voici venir parmi les brumes d'Elseneur

Quelque chose de moins plaisant, sur mon honneur,

Qu'Ophélia, l'enfant aimable qui s'étonne.

C'est le spectre, le spectre impérieux! Sa main

Montre un but et son oeil éclaire et son pied tonne,

Hélas! et nul moyen de remettre à demain!


SONNET BOITEUX

A Ernest Delahaye.

Ah! vraiment c'est triste, ah! vraiment ça finit trop mal.

Il n'est point permis d'être à ce point infortuné.

Ah! vraiment c'est trop la mort du naïf animal

Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.

Londres fume et crie. O quelle ville de la Bible!

Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.

Et les maisons dans leur ratatinement terrible

Épouvantent comme un sénat de petites vieilles.

Tout l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit

Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos

Avec des indeeds et des all rights et des hâos.

Non vraiment c'est trop un martyre sans espérance,

Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c'est triste:

O le feu du ciel sur cette ville de la Bible!


LE CLOWN

A Laurent Tailhade.

Bobèche, adieu! bonsoir, Paillasse! arrière, Gille!

Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin,

Place! très grave, très discret et très hautain,

Voici venir le maître à tous, le clown agile.

Plus souple qu'Arlequin et plus brave qu'Achille,

C'est bien lui, dans sa blanche armure de satin;

Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain,

Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile.

Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents,

Cependant que la tête et le buste, élégants,

Se balancent par l'arc paradoxal des jambes.

Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid,

La canaille puante et sainte des Iambes,

Acclame l'histrion sinistre qui la hait.


Écrit sur l'Album de Mme N. de V.


Des yeux tout autour de la tête

Ainsi qu'il est dit dans Murger.

Point très bonne, un esprit d'enfer

Avec des rires d'alouette.

Sculpteur, musicien, poète

Sont ses hôtes. Dieux, quel hiver

Nous passâmes! Ce fut amer

Et doux. Un sabbat! Une fête!

Ses cheveux, noir tas sauvage où

Scintille un barbare bijou,

La font reine et la font fantoche.

Ayant vu cet ange pervers,

«Oùsqu'est mon sonnet?» dit Arvers

Et Chilpéric dit: «Sapristoche!»


LE SQUELETTE

A Albert Mérat.


Deux reîtres saouls, courant les champs, virent parmi

La fange d'un fossé profond une carcasse

Humaine dont la faim torve d'un loup fugace

Venait de disloquer l'ossature à demi.

La tête, intacte, avait ce rictus ennemi

Qui nous attriste, nous énerve et nous agace.

Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse

Songèrent (John Falstaff lui-même en eût frémi)

Qu'ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s'égoutte,

Et qu'en outre ce mort avec son chef béant

Ne serait pas fâché déboire aussi, sans doute.

Mais comme il ne faut pas insulter au Néant,

Le squelette s'étant dressé sur son séant

Fit signe qu'ils pouvaient continuer leur route.


A Albert Mérat.


Et nous voilà très doux à la bêtise humaine,

Lui pardonnant vraiment et même un peu touchés

De sa candeur extrême et des torts très légers

Dans le fond qu'elle assume et du train qu'elle mène.

Pauvres gens que les gens! Mourir pour Célimène,

Épouser Angélique ou venir de nuit chez

Agnès et la briser, et tous les sots péchés,

Tel est l'Amour encor plus faible que la Haine!

L'Ambition, l'Orgueil, des tours dont vous tombez,

Le Vin, qui vous imbibe et vous tord imbibés,

L'Argent, le Jeu, le Crime, un tas de pauvres crimes!

C'est pourquoi, mon très cher Mérat, Mérat et moi,

Nous étant dépouillés de tout banal émoi,

Vivons clans un dandysme épris des seules Rimes!


ART POÉTIQUE

A Charles Morice.

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise:

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière les voiles,

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est, par un ciel d'automne attiédi,

Le bleu fouillis des claires étoiles!

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance!

Oh! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor!

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine!

Prends l'éloquence et tords-lui son cou!

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?

O qui dira les torts de la Rime!

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime?

De la musique encore et toujours!

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Éparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.


LE PITRE


Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoue

Grince sous les grands pieds du maigre baladin

Qui harangue non sans finesse et sans dédain

Les badauds piétinant devant lui dans la boue.

Le plâtre de son front et le fard de sa joue

Font merveille. Il pérore et se tait tout soudain,

Reçoit des coups de pieds au derrière, badin

Baise au cou sa commère énorme, et fait la roue.

Ses boniments de coeur et d'âme, approuvons-les.

Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets

Tournants jusqu'à l'abus valent que l'on s'arrête.

Mais ce qui sied à tous d'admirer, c'est surtout

Cette perruque d'où se dresse sur la tête,

Preste, une queue avec un papillon au bout.


ALLÉGORIE

A Jules Valadon.

Despotique, pesant, incolore, l'Été,

Comme un roi fainéant présidant un supplice,

S'étire par l'ardeur blanche du ciel complice

Et bâille. L'homme dort loin du travail quitté.

L'alouette, au matin, lasse n'a pas chanté.

Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse.

Ou ride cet azur implacablement lisse

Où le silence bout dans l'immobilité.

L'âpre engourdissement a gagné les cigales

Et sur leur lit étroit de pierres inégales

Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus.

Une rotation incessante de moires

Lumineuses étend ses flux et ses reflux...

Des guêpes, ça et là volent, jaunes et noires.


L'AUBERGE

A Jean Moréas.

Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraîche au bord

Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne,

L'Auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne.

Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passeport.

Ici l'on fume, ici l'on chante, ici l'on dort.

L'hôte est un vieux soldat, et l'hôtesse, qui peigne

Et lave dix marmots roses et pleins de teigne,

Parle d'amour, de joie et d'aise, et n'a pas tort!

La salle au noir plafond de poutres, aux images

Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages,

Vous accueille d'un bon parfum de soupe aux choux.

Entendez-vous? C'est la marmite qu'accompagne

L'horloge du tic-tac alléger de son pouls.

Et la fenêtre s'ouvre au loin sur la campagne.


CIRCONSPECTION

A Gaston Sénéchal.

Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous

Sous cet arbre géant où vient mourir la brise

En soupirs inégaux sous la ramure grise

Que caresse le clair de lune blême et doux.

Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux.

Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise

Le bonheur qui s'enfuit et l'amour qui s'épuise,

Et nos cheveux frôlés par l'aile des hiboux.

Oublions d'espérer. Discrète et contenue,

Que l'âme de chacun de nous deux continue

Ce calme et cette mort sereine du soleil.

Restons silencieux parmi la paix nocturne:

Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil

La nature, ce dieu féroce et taciturne.


VERS POUR ÊTRE CALOMNIÉ

A Charles Vignier.

Ce jour je m'étais penché sur ton sommeil.

Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit,

Et j'ai vu, comme un qui s'applique et qui lit,

Ah! j'ai vu que tout est vain sous le soleil!

Qu'on vive, ô quelle délicate merveille,

Tant notre appareil est une fleur qui plie!

O pensée aboutissant à la folie!

Va, pauvre, dors, moi, l'effroi pour toi m'éveille.

Ah! misère de t'aimer, mon frêle amour

Qui vas respirant comme on respire un jour!

O regard fermé que la mort fera tel!

O bouche qui ris en songe sur ma bouche,

En attendant l'autre rire plus farouche!

Vite, éveille-toi! Dis, l'âme est immortelle?


LUXURES

A Léor Trézenik.

Chair! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas,

Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules

Des affamés du seul amour, bouches ou gueules,

Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,

Amour! le seul émoi de ceux que n'émeut pas

L'horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules

Les scrupules des libertins et des bégueules

Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats,

Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre

Dont rêve la fileuse assise auprès de l'àtre

Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair,

Et la fileuse, c'est la Chair et l'heure tinte

Où le rêve éteindra la rêveuse,—heure sainte

Ou non! qu'importe à votre extase, Amour et Chair?


VENDANGES

A Gorges Rall.

Les choses qui chantent dans la tête

Alors que la mémoire est absente,

Écoutez! c'est notre sang qui chante...

O musique lointaine et discrète!

Écoutez! c'est notre sang qui pleure

Alors que notre âme s'est enfuie

D'une voix jusqu'alors inouïe

Et qui va se taire tout à l'heure.

Frère du sang de la vigne rose,

Frère du vin de la veine noire,

O vin, ô sang, c'est l'apothéose!

Chantez, pleurez! Chassez la mémoire

Et chassez l'âme, et jusqu'aux ténèbres

Magnétisez nos pauvres vertèbres.


IMAGES D'UN SOU

A Léon Dierx.

De toutes les douleurs douces

Je compose mes magies!

Paul, les paupières rougies,

Erre seul aux Pamplemousses.

La Folle-par-amour chante

Une ariette touchante.

C'est la mère qui s'alarme

De sa fille fiancée.

C'est l'épouse délaissée

Qui prend un sévère charme

A s'exagérer l'attente

Et demeure palpitante.

C'est l'amitié qu'on néglige

Et qui se croit méconnue.

C'est toute angoisse ingénue,

Cest tout bonheur qui s'afflige:

L'enfant qui s'éveille et pleure,

Le prisonnier qui voit l'heure,

Les sanglots des tourterelles,

La plainte des jeunes filles.

C'est l'appel des Inésilles,

—Que gardent dans des tourelles

De bons vieux oncles avares—

A tous sonneurs de guitares.

Voici Damon qui soupire

La tendresse à Geneviève

De Brabant qui fait ce rêve

D'exercer un chaste empire

Dont elle-même se pâme

Sur la veuve de Pyrame

Tout exprès ressuscitée,

Et la forêt des Ardennes

Sent circuler dans ses veines

La flamme persécutée

De ces princesses errantes

Sous les branches murmurantes,

Et madame Malbrouck monte

A sa tour pour mieux entendre

La viole et la voix tendre

De ce cher trompeur de Comte

Ory qui vient d'Espagne

Sans qu'un doublon l'accompagne.

Mais il s'est couvert de gloire

Aux gorges des Pyrénées

Et combien d'infortunées

Au teint de lis et d'ivoire

Ne fit-il pas à tous risques

Là-bas, parmi les Morisques!...

Toute histoire qui se mouille

De délicieuses larmes,

Fût-ce à travers, des chocs d'armes,

Aussitôt chez moi s'embrouille,

Se mêle à d'autres encore,

Finalement s'évapore

En capricieuses nues,

Laissant à travers des filtres

Subtiles talismans et philtres

Au fin fond de mes cornues

Au feu de l'amour rougies.

Accourez à mes magies!

C'est très beau. Venez d'aucunes

Et d'aucuns. Entrez, bagasse!

Cadet-Roussel est paillasse

Et vous dira vos fortunes.

C'est Crédit qui tient la caisse.

Allons vite qu'on se presse!



LES UNS ET LES AUTRES

COMÉDIE DÉDIÉE A

Théodore de Banville.


PERSONNAGES:

MYRTIL
SYLVANDRE
ROSALINDE
CHLORIS
MEZZETIN
GORYDON
AMINTE
BERGERS, MASQUES.

La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin d'après-midi d'été.

Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin, qui s'accompagne doucement sur une mandoline.

SCÈNE I

MEZZETIN, chantant.

Puisque tout n'est rien que fables,

Hormis d'aimer ton désir,

Jouis vite du loisir

Que te font des dieux affables.

Puisqu'à ce point se trouva

Facile ta destinée,

Puisque vers toi ramenée

L'Arcadie est proche,—va!

Va! le vin dans les feuillages

Fait éclater les beaux yeux

Et battre les coeurs joyeux

A l'étroit sous les corsages...

CORYDON

A l'exemple de la cigale nous avons

Chanté...

AMINTE

Si nous allions danser?

Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.

Nous vous suivons!

(Ils sortent à l'exception des mêmes.)


SCÈNE II

MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS

ROSALINDE, à Myrtil.

Restons.

CHLORIS, à Sylvandre.

Favorisé, vous pouvez dire l'être:

J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre,

Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux,

C'est bien pour vous!

(Sylvandre la presse.)

Paix là! Que vous êtes fougueux!

(Sortent Sylvandre et Chloris.)


SCÈNE III

MYRTIL, ROSALINDE

ROSALINDE

Parlez-moi.

MYRTIL

De quoi voulez-vous donc que je cause?

Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause.

Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà?

De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là!

ROSALINDE

Parlez-moi du passé.

MYRTIL

Pourquoi?

ROSALINDE

C'est mon caprice.

Et fiez-vous à la mémoire adulatrice

Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis

Et masque les enfers anciens en paradis.

MYRTIL

Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire,

Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère,

Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,

Et toute la tristesse atroce dos jours morts;

e dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,

Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse

Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement,

Pour toute récompense et tout remerciement,

Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre,

Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,

Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons,

Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons!

Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée.

Ce passé que je lis tracé comme à la craie

Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,

Ce passé tout entier, avec ses désaveux

Et ses explosions de pleurs et de colère,

Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire!

ROSALINDE

Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi

Plein d'indignation élégante?

MYRTIL, irrité.

Merci!

ROSALINDE

Vous vous exagérez aussi par trop les choses.

Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,

Vous lamenter avec ce courroux enfantin!

Moi je rends grâce au dieu qui me fit ce destin

D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore

L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore

Toujours, ainsi, qu'il sied d'ailleurs en ce pays

De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis

Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre

Que vous gardez toujours ouverte la blessure

Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.

MYRTIL, attendri.

Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela

Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie.

Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,

C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement

Respecter jusqu'au bout son assoupissement

Qui ne peut que finir par la mort naturelle.

ROSALINDE

Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle?

MYRTIL, sincère.

Alors, mourons!

ROSALINDE

Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix!

Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,

Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère,

Et cet orgueil qui rend votre parole amère,

J'en veux faire litière à mon amour têtu,

Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu?

MYRTIL

Vous êtes mutinée...

ROSALINDE

Allons, laissez-vous faire!

MYRTIL, cédant.

Donc, il le faut!

ROSALINDE

Venez cueillir la primevère

De l'amour renaissant timide après l'hiver.

Quittez ce front chagrin, souriez comme hier

A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne!

MYRTIL

Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne!

(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)


SCÈNE IV

SYLVANDRE, CHLORIS

CHLORIS, courant.

Non!

SYLVANDRE

Si!

CHLORIS

Je ne veux pas...

SYLVANDRE, la baisant sur la nuque.

Dites: je ne veux plus!

(La tenant embrassée.)

Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus

Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.

CHLORIS

Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle!

Mais non! Il rit, il rit!

(Pleurnichant pour rire.)

Ah, oh, hi, que c'est mal!

SYLVANDRE

Tarare! mais le seul état vraiment normal,

C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres,

Jeunes, et méprisant tous autres équilibres

Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,

D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux!

CHLORIS

Que voilà donc, Monsieur l'amant, de beau langage!

Vous êtes procureur ou poète, je gage,

Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.

SYLVANDRE

Vous vous moquez avec un babil très charmant,

Et me voici deux fois épris de ma conquête:

Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête

Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaît.

CHLORIS

Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,

Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture?

SYLVANDRE

Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure

De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût

Conçu par vous, à mon détriment, après tout?

CHLORIS

O la fatuité des hommes qu'on n'évince

Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince

Que vous invoquez là d'un penchant présumé

De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.

—Au fait, chacun de nous vainement déblatère

Et, tenez, je vais dire mon caractère,

Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi

Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi,

Sachez donc...

SYLVANDRE

Que je meure ici, ma toute belle,

Si j'exige...

CHLORIS

—Sachez d'abord vous taire.—Or celle

Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.

J'aime les jours légers et les frivoles nuits;

J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise,

Pour les bien détester après tout à mon aise.

Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n'ai pas

Naguère tout à fait traité de haut en bas,

Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,

Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore!

SYLVANDRE, souriant.

Dans le doute...

CHLORIS, coquette, s'enfuyant.

«Abstiens-toi», dit l'autre. Je m'abstiens.

SYLVANDRE, presque naïf.

Ah! c'en est trop, je souffre et je m'en vais pleurer.

CHLORIS, touchée, mais gaie.

Viens,

Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle

Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle

Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici

Tous deux bien amoureux,—car je vous aime aussi,—

Là! voilà le gros mot lâché! Mais...

SYLVANDRE

O cruelle

Réticence!

CHLORIS

Attendez la fin, pauvre cervelle.

Mais, dirai-je, malgré tous nos transports et tous

Nos serments mutuels, solennels, et jaloux

D'être éternels, un dieu malicieux préside

Aux autels de Paphos—

(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)

C'est un fait—et de Gnide.

Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla.

L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela.

Plus tard on se repend, c'est vrai, mais le parjure

A des ailes, et comme il perdrait sa gageure

Celui qui poursuivrait un mensonge envolé!

Qu'y faire? Promener son souci désolé,

Bras ballants, yeux rougis, la têle décoiffée,

A travers monts et vaux, ainsi qu'une autre Orphée,

Gonfler l'air de soupirs et l'Océan de pleurs

Par l'indiscrétion de bavardes douleurs?

Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure

Et ne demander pas l'impossible à Nature!

Nous voici, venez-vous de dire, bien épris

L'un et l'autre, soyons heureux, faisons mépris

De tout ce qui n'est pas notre douce folie!

Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie,

Me voici vôtre, tienne!... Êtes-vous rassuré?

Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai,

D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce,

Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.

Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main,

Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain,

Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,

Sachons que tout bonheur repose sur le sable,

Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens,

Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents.

Cela vous plaît?

SYLVANDRE

Cela me plairait si...


SCÈNE V

LES PRÉCÉDENTS, MYRTIL

MYRTIL, survenant.

Madame

A raison. Son discours serait l'épithalame

Que j'eusse proféré si...

CHLORIS

Cela fait deux «si»,

C'est un de trop.

MYRTIL, à Chloris.

Je pense absolument ainsi

Que vous.

CHLORIS, à Sylvandre.

Et vous, Monsieur?

SYLVANDRE

La vérité m'oblige...

CHLORIS, au même.

Et quoi, monsieur, déjà si tiède!

MYRTIL, à Chloris.

L'homme-lige

Qu'il vous faut, ô Chloris. c'est moi...


SCÈNE VI

LES PRÉCÉDENTS, ROSALINDE

ROSALINDE, survenant.

Salut! je suis

Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis

Tous ces étonnements où notre coeur se joue,

A votre chariot la cinquième roue.

(A Myrtil.)

Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux

Et les récents, les vrais aussi bien-que les faux.

MYRTIL, au bras de Chloris et protestant comme par manière d'acquit.


Chère!

ROSALINDE

Vous n'avez pas besoin de vous défendre,

Car me voici l'amie intime de Sylvandre.

SYLVANDRE, ravi, surpris et léger.

O doux Charybde après un aimable Scylla!

Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là

Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes

Dont les caprices sont bel et bien des raquettes,

Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant.

CHLORIS, à Sylvandre.

Fat!

ROSALINDE, au même.

Ingrat!

MYRTIL, au même.

Insolent!

SYLVANDRE, à Myrtil.

Quand à cet «insolent»,

Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques,

Et, s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.

(A Rosalinde et à Chloris.)

Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,

Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux

Est un méchant cheval réfractaire à la bride,

Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide,

A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin.

(A Rosalinde.)

Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin

Pour un voyage au bleu pays des fantaisies

D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies

Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,

Chevauchez à loisir ma bonne volonté.

MYRTIL

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