Valvèdre
Madame de Valvèdre était arrivée le 5 avec mademoiselle Paule et son fiancé. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que madame et mademoiselle Juste ne s'entendaient pas. Mademoiselle Juste était un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on était tombé d'accord, puisqu'on s'était quitté en s'embrassant. Les domestiques l'avaient vu. Mademoiselle Juste avait demandé à emmener mademoiselle Paule à Genève pour s'occuper de son trousseau, et madame de Valvèdre, quoique pressée par tout son monde, avait préféré rester seule au château avec le plus jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule; mais l'enfant avait beaucoup pleuré pour se séparer de son frère et de sa marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer ces messieurs, avait décidé qu'ils partiraient ensemble, et qu'elle resterait à Valvèdre jusqu'à la fin du mois. Toute la famille était donc partie le 7, et l'on s'étonnait beaucoup dans la maison de l'idée que madame avait eue de rester trois semaines toute seule à Valvèdre, où l'on savait bien qu'elle s'ennuyait, même quand elle y avait de la compagnie.
Tous ces détails étaient arrivés à mon hôtesse par un jardinier du château qui était son neveu.
J'aurais volontiers tenté une promenade nocturne autour de ce château enchanté, et rien n'eût été plus facile que de sortir de ma retraite sans être observé; car, à dix heures, le vieux couple ronflait comme s'il eût voulu faire concurrence au tonnerre; mais la tempête sévissait avec rage, et je dus attendre le lendemain.
Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq ou six fois le tour de la résidence, en rétrécissant toujours le cercle, de manière à connaître comme à vol d'oiseau tous les détails de la localité. Chemins, fossés, prairies, habitations, ruisseaux et rochers, tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j'étais né dans le pays. Je connus les endroits découverts et les endroits habités où je ne devais pas repasser pour ne point attirer l'attention, les sites dont d'autres paysagistes s'étaient emparés et où je ne voulais pas être obligé de faire connaissance avec eux, les sentiers ombragés et frayés seulement par les troupeaux au flanc des collines, où j'étais à peu près sûr de ne point rencontrer d'êtres trop civilisés. Enfin je m'assurai d'une direction invraisemblable, mais admirablement mystérieuse, pour circuler de mon gîte à la villa, et qui offrait des retraites sauvages où je pouvais me dérober aux regards méfiants ou curieux, en m'enfonçant dans les bois jetés à pic le long des ravins. Cette exploration faite, je me hasardai à pénétrer dans le parc de Valvèdre par une brèche que j'avais réussi à découvrir. On était en train de la réparer, mais les ouvriers étaient absents. Je me glissai sous la futaie, j'arrivai jusqu'à la lisière d'un parterre richement fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite à l'italienne, élevée sur un massif de maçonnerie entouré de colonnes. Je remarquai quatre fenêtres à rideaux de soie rose que le soleil couchant faisait resplendir. Je m'avançai un peu, et, caché dans un bosquet de lauriers, je restai là plus d'une heure. La nuit approchait quand je distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante dévouée de madame de Valvèdre. Elle releva les rideaux comme pour faire entrer la fraîcheur du soir dans l'intérieur, et je vis bientôt circuler des lumières. Puis on sonna une cloche, et les lumières disparurent. C'était le signal du dîner; ces fenêtres étaient celles de l'appartement d'Alida.
Je savais donc tout ce qu'il m'importait de savoir. Je retournai à Rocca (c'était le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d'inquiétude à mes hôtes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, où je pris deux heures de repos. Quand je fus assuré que moi seul étais éveillé à la ferme, j'en sortis sans bruit. Le temps était propice: très-serein, beaucoup d'étoiles, et pas de lune révélatrice. J'avais compté les angles de mon chemin et noté, je crois, tous les cailloux. Quand l'épaisseur des arbres me plongeait dans les ténèbres, je me dirigeais par la mémoire.
Je n'avais pas donné signe de vie à madame de Valvèdre depuis mon départ de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnée, me mépriser, me haïr; mais elle ne m'avait pas oublié, et elle avait souffert, je n'en pouvais douter. Il ne fallait pas une grande expérience de la vie pour savoir qu'en amour les blessures de l'orgueil sont poignantes et saignent longtemps. Je me disais avec raison qu'une femme qui s'est crue adorée ou seulement désirée avec passion ne se console pas aisément de l'outrage d'un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes amassées dans ce faible coeur pour frapper un grand coup par mon apparition inopinée, par mon entreprise romanesque. Mon siége était fait. Je comptais dire que j'avais voulu guérir et que je venais avouer ma défaite; si l'imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette âme déjà troublée, je serais plus cruel et plus fourbe encore: je feindrais de vouloir m'éloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier par un dernier adieu.
Il y avait bien des moments où la conscience de la jeunesse et de l'amour se révoltait en moi contre cette tactique de roué vulgaire. Je me demandais si j'aurais le sang-froid nécessaire pour faire souffrir sans tomber à genoux aussitôt, si tout cet échafaudage de ruses ne s'écroulerait pas devant un de ces irrésistibles regards de langueur plaintive et de résignation désolée qui m'avaient repris et vaincu déjà tant de fois; mais je m'efforçais de croire à ma perversité, de m'étourdir, et j'avançais rapide et palpitant sous la molle clarté des étoiles, à travers les buissons déjà chargés de rosée. Je me dirigeai si bien, que j'arrivai au pied de la villa sans avoir éveillé un oiseau dans la feuillée, sans avoir été senti de loin par un chien de garde.
Un élégant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre; mais il était fermé par une grille, et je n'osais faire entendra aucun appel. D'ailleurs, je voulais surprendre, apparaître comme le deus ex machina. Madame de Valvèdre veillait encore, il n'était qu'onze heures. Une seule de ses fenêtres était éclairée, ouverte même, avec le rideau rose fermé.
Escalader la terrasse n'était pas facile; il le fallait pourtant. Elle n'était guère élevée; mais où trouver un point d'appui le long des colonnes de marbre blanc qui la soutenaient? Je retournai à la brèche laissée ouverte par les maçons: ils n'avaient pas laissé l'échelle que j'y avais remarquée dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui longeait une des faces du parterre, et j'y trouvai une autre échelle; elle était beaucoup trop courte. Comment je parvins quand même sur la plate-forme, c'est ce que je ne saurais dire. La volonté fait des miracles, ou plutôt la passion donne aux amants le sens mystérieux que possèdent les somnambules.
La fenêtre ouverte était presque de niveau avec le pavé de la terrasse. J'enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du rideau. Alida était là, dans un délicieux boudoir qu'éclairait faiblement une lampe posée sur une table. Assise devant cette table, où elle semblait s'être placée pour écrire, elle rêvait ou sommeillait, le visage caché dans ses deux mains. Quand elle releva la tête, j'étais à ses pieds.
Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu'elle allait s'évanouir. Mes transports la rappelèrent à elle-même.
—Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privée de tout secours que je puisse appeler sans me perdre de réputation. C'est que j'ai foi en vous. Le moment où je croirai que j'ai eu tort sera le dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela!
—J'oublie tout, répondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous semblez heureuse de me voir, que je suis à vos pieds, que vous me menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me chasser, et que je peux mourir. Voilà tout ce que je sais. Me voilà! que voulez-vous faire de moi? Vous êtes tout dans ma vie. Suis-je quelque chose dans la vôtre? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas où j'ai pris la folie de me le persuader et de venir jusqu'à vous. Parlez, parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l'horreur des jours que je viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me chassez à jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds la raison et la volonté. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais devenir!
—Devenez mon unique ami, reprit-elle; devenez la consolation, le salut et la joie d'une âme solitaire, rongée d'ennuis, et dont les forces, longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d'aimer qui là dévore. Je ne vous dissimule rien. Vous êtes arrivé dans un moment de ma vie où, après des années d'anéantissement, je sentais qu'il fallait aimer ou mourir. J'ai trouvé en vous la passion subite, sincère, mais terrible. J'ai eu peur, j'ai cent fois jugé que le remède à mon ennui allait être pire que le mal, et, quand vous m'avez quittée, je vous ai presque béni en vous maudissant; mais votre éloignement a été inutile. J'en ai plus souffert que de toutes mes terreurs, et, à présent que vous voilà, je sens, moi aussi, qu'il faut que vous décidiez de moi, que je ne m'appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds la raison et la force de vivre!
J'étais enivré de cet abandon, l'espoir me revenait; mais elle, elle revint bien vite à ses menaces.
—Avant tout, dit-elle, pour être heureuse de votre affection, il faut que je me sente respectée. Autrement, l'avenir que vous m'offrez me fait horreur. Si vous m'aimez seulement comme mon mari m'a aimée, et comme bien d'autres après lui m'ont offert de m'aimer, ce n'est pas la peine que mon coeur soit coupable et perde le sentiment de la fidélité conjugale. Vous m'avez dit là-bas que je n'étais capable d'aucun sacrifice. Ne voyez-vous pas que, même en vous aimant comme je fais, je suis une âme sans vertu, une épouse sans honneur? Quand le coeur est adultère, le devoir est déjà trahi; je ne me fais donc pas d'illusion sur moi-même. Je sais que je suis lâche, que je cède à un sentiment que la morale réprouve, et qui est une insulte secrète à la dignité de mon mari. Eh bien, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je souffre de ma dissimulation vis-à-vis des autres, vous n'entendrez jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme je l'entends, et si, de votre côté, vous souffrez de ma retenue, sachez souffrir, et trouvez en vous-même la délicatesse de ne pas me le reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appétits aveugles? Où serait le mérite, et comment deux âmes élevées pourraient-elles se chérir et s'admirer l'une l'autre pour la satisfaction d'un instinct?… Non, non, l'amour ne résiste pas à de certaines épreuves! Dans le mariage, l'amitié et le lien de la famille peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la société, il faut de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'ôtez pas cette illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous nous souviendrons d'avoir aimé!
Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idées. Elle avait lu beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilité des sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout à coup à la simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée d'ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des arguments d'une admirable sincérité: femme dangereuse s'il en fut, mais dangereuse à elle-même plus qu'aux autres, étrangère à toute perversité, et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse exclusive de sa personnalité.
J'étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore, atteint de ce même mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces vives et un esprit de révolte qui n'était nullement raisonné. Le moi tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts, et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s'emparer de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoué le joug d'une femme qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse passion; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice l'incomplet et fiévreux bonheur qui était l'idéal de cette femme exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchanté de moi-même.
Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi avais-je résolu de partir dès le lendemain. J'eusse été moins prudent, moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion: vaincu par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa réputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grâce à me refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade d'être condamné au métier de rameur, au lieu d'être à ses genoux et de la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie barque qu'elle m'avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles, qu'on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.
—Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de la pureté de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde et de ses lois!
—Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t'y fier qu'à demi? Serait-ce un si grand crime?…
Elle mit ses douces mains sur ma bouche.
—Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures contre le sort. Si j'étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute, je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.
—Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi! m'écriai-je.
—Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en ménageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous entend et qui nous aime? Réponds, réponds! As-tu la foi, la certitude?
—Pas plus que toi, hélas! Je n'ai que l'espérance. Je n'ai pas été longtemps bercé des douces chimères de l'enfance. J'ai bu à la source froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle; mais je crois à l'amour, parce que je le sens.
—Et moi aussi, je crois à l'amour que j'éprouve; mais je vois bien que nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons qu'à nous-mêmes.
Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie noire. Était-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus savourer l'union de nos âmes à la face des cieux étoilés? Elle me reprocha mon silence et ma sombre attitude.
—C'est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si, au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir, qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais à deux pour la première fois de ta vie.
—Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptés, ces ivresses dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fièvre, c'est l'étourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et d'insensé qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux m'en aller!
Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'étais en proie à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je n'étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la peur que je lui avais causée n'était pas aussi sérieuse qu'elle voulait se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle barrière séparait nos âmes? Nous restâmes en face de cet effrayant problème sans pouvoir le résoudre.
Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette douleur que je vis en elle si poignante et si sincère me purifia, en ce sens que j'abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse. Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne m'eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?
Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine à Rocca; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse l'empêcherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les environs.
Après les premières heures de marche, je m'arrêtai à un énorme rocher qu'Alida m'avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites. De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans mon coeur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m'avait devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu'elle avait laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l'abri de son beau rocher, dans ce lieu complètement désert. Je fus si touché de cette gracieuse surprise, que je m'ingéniai à lui faire oublier les chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et je fis tout mon possible vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de moi-même pour lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.
—Mais où et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos rapports tels qu'ils sont, chastes et consacrés désormais par le véritable amour, peuvent s'établir très-convenablement, si vous vous décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez en ce moment. Les injustes soupçons et l'aigre caractère de ma vieille belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps: j'étais, grâce à elle, découragée de toute relation d'amitié, et de voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais dû paraître un peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je n'ai jamais aimé cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez entourée pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tête-à-tête, et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et naturellement. D'ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m'absenter quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne possible et même facile. J'éloignerai les gens dont je me méfie, je m'attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l'avance des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on les découvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez! tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur; moi, je vais avoir celle de l'épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner. Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde; ceci nous donnera du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et l'Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'à ce jour, j'ai été nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne songerai qu'à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur de me séparer de mon fils aîné allait m'achever. Quand il me faudra quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps, peut-être tout à fait près de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de dire à mon mari: «Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache à ma maison. Laissez-moi vivre où je voudrai.» Je feindrai d'aimer Rome, Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon rêve est une chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu que j'y sois aimée véritablement.
Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n'avaient rien de trop invraisemblable. Je m'engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à assister au mariage d'Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent, à M. de Valvèdre.
J'étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitté, je faillis courir après elle pour reprendre ma parole; mais je fus retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir qu'à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec son mari, avec l'opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court pour me rendre à Altorf, et j'y restai. C'est là qu'Alida devait m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous écrivîmes tous les jours, et l'on peut dire toute la journée, car nous échangeâmes en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme. Jamais je n'avais trouvé en moi une telle abondance d'émotion devant une feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler l'amour, écrire l'amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela me perdait; tout en m'élevant au diapason de ses théories de sentiment, elle travaillait à me persuader que j'étais une grande âme, un grand esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'à s'étendre pour planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non! grâce à Dieu, je me préservais de la folie; mais, sous la plume de cette femme, la flatterie était si douce, que je l'eusse payée au prix de la risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.
Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au plan de vie qu'elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre à Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.
V
J'avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage. Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau à vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.
Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer l'heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d'oeil que je jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.
Cette rencontre aux portes de Genève m'inquiéta un peu; j'avais commis la faute d'écrire d'Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse fâcheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvèdre était de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J'aurais donc voulu me soustraire à ses regards; mais le bateau était fort petit, et, au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eût hésité à me reconnaître; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda avec la grâce d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous l'avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et, sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni l'inventeur.
Je ne pouvais résister au désir de l'interroger, et cependant, à plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l'entretien. J'éprouvais le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une invisible puissance à m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais résolu d'éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui, de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel ami fut abordé par plusieurs d'entre eux, et je dus m'éloigner. Je remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence; néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s'enquérir de mon nom, je crus devoir respecter également son incognito.
Une demi-heure après, j'étais à la porte d'Obernay. Le coeur me battait avec tant de violence, que je m'arrêtai un instant pour me remettre. Ce fut Obernay lui-même qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il m'avait vu arriver.
—Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport de joie comme si je ne t'espérais plus. Viens, viens! toute la famille est réunie, et nous attendons Valvèdre d'un moment à l'autre.
Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous permirent d'échanger que les saluts d'usage. Il y avait là, outre le père, la mère et la fiancée d'Henri, la soeur aînée de Valvèdre, mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne me la représentais, et une jeune fille d'une beauté étonnante. Bien qu'absorbé par la pensée d'Àlida, je fus frappé de cette splendeur de grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.
—Comment diable, si elle l'est! s'écria-t-il en riant, c'est ma soeur Adélaïde! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans ton enfance; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui entrait.
Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa soeur et plus sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas quatorze ans, et sa tenue n'était pas encore celle d'une demoiselle bien raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaieté pétulante qu'on n'était pas tenté d'oublier combien l'enfant était près de devenir une jeune fille.
—Quant à l'aînée, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mère et mon élève à moi, une botaniste consommée, je t'en avertis, et qui n'entend pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente à te reconnaître. Pourtant, grâce à ta mère, qui lui fait l'honneur de lui écrire tous les ans en réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une grande vénération, j'espère qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil à ta mine de poëte échevelé; mais il faut que ce soit ma mère qui vous présente l'un à l'autre.
—Tout à l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi revenir de ma surprise et de mon éblouissement.
—Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidée de cette avidité des regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement, et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimité. Demain sera pour elle un jour d'exhibition forcée, un jour de supplice par conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait cinquante ans.
—A propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation, il me semble que mademoiselle Juste n'a guère davantage. Je me figurais une véritable duègne.
—Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duègne est une femme d'un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle; car, moi, je l'aime, cette belle-soeur-là, et je veux qu'elle t'aime aussi.
Il ne me permit pas d'hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la conversation. C'était une vieille fille un peu maigre et accentuée de physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la soeur d'Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère, car elle était riche, de bonne famille, et d'un esprit très-indépendant. En l'écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de crainte. Elle me témoigna pourtant de l'intérêt et me questionna sur ma famille, qu'elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler ou préciser les circonstances où elle l'avait connue.
On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et pour M. de Valvèdre. En attendant qu'il arrivât, Henri me conduisit dans ma chambre. Nous trouvâmes sur l'escalier madame Obernay et ses deux filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au passage afin qu'elle me présentât en particulier à sa fille aînée.
—Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous faire de grandes révérences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu d'avoir été compagnons d'enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny était alors un garçon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma fille, et tu en abusais sans scrupule. A présent que tu n'es que trop raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a continué d'être si bonne pour toi.
Adélaïde était fort intimidée; mais j'étais si bien en garde contre le danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s'anima d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eût senti, elle sourit davantage et m'apparut plus belle encore.
C'était un type très-différent de celui d'Obernay et de Rosa, qui ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et l'éclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraîche sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être jolie, était extrêmement agréable: on disait dans la ville que, lorsque les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, ou croyait entrer dans un musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.
J'avais à peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.
—Valvèdre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et déjeuner avec toi.
Je descendis en toute hâte; mais, à la dernière marche de l'escalier, il me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze jours, m'avait souvent traversé l'esprit et qui m'était revenue fortement dans la journée, s'empara de moi à tel point, que, voyant la porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay était sur mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle à manger. Le repas était servi; une voix à la fois douce et mâle partait du salon voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon, c'était M. de Valvèdre lui-même.
Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle d'anxiétés remplirent le peu d'instants qui me séparaient de cette inévitable rencontre. Qu'allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs de Valvèdre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse à cette même époque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et qu'il m'était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de l'égoïsme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entraînement, de conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule!
La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j'ignore si je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.
—C'est là ton ami? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J'ai fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé ensemble pendant plus d'une heure.
Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre, lui tranquille et n'ayant aucun soupçon, puisqu'il ignorait mon mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture. Pour m'achever, Àlida vint s'asseoir auprès de son mari d'un air d'intérêt et de déférence, et s'efforcer, tout en causant, de deviner quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.
—Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit qu'à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi, pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.
—Je n'ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d'être l'obligé d'une personne qui m'a été sympathique à première vue.
Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à laquelle il était certainement impossible d'entendre malice, à moins d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en était pas moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il se laissait servir, disant: «Merci, ma bonne fille!» avec un accent pleinement paternel; mais elle était si grande et si belle, et lui, il était encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour m'imaginer que ce mari trompé consentirait de bon coeur à ne pas s'en apercevoir, tant il était heureux père!
On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais avec angoisse la possibilité d'échanger quelques mots avec Alida. Paule, appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit bientôt; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frère en dépit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le remplissait en dépit de tous et d'elle-même. Son regard lucide, qui surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui pénétrait mon affreux malaise, semblait nous dire à l'un et à l'autre: «Croyez-vous que cela m'amuse?»
Au bout d'une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'à Genève le 8 juillet, les avait confiés à Obernay pour s'arrêter autour du Simplon. Je me hâtai d'aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en disant que, là précisément, j'avais rencontré M. de Valvèdre et avais fait connaissance avec lui sans savoir son nom.
—C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas que vous fussiez de ce côté-là.
Je répondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallée du Rhône par le mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profité de ma bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries d'Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions, je ne m'en étais pas vanté dans ma lettre.
—Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.
—Vous ne m'y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n'ai pas osé.
Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien qu'elle n'était pas notre dupe.
Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût concevoir des doutes.
—Lui jaloux? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n'étiez pas ainsi à votre première apparition dans la maison.
—Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me semble à chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du côté de Valvèdre et m'écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de trouver. M. de Valvèdre doit m'en vouloir de m'être moqué de lui en me donnant pour un comédien. Il est vrai qu'il s'est laissé traiter de docteur: je le prenais pour un médecin; mais j'ai eu l'initiative de ma méprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer, tandis que moi…
—Vous a-t-il reparlé de cela? reprit Alida un peu soucieuse.
—Non, pas un mot là-dessus! C'est bien étrange.
—Alors c'est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout oublié; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'être ensemble.
Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme un ouragan dans la maison et dans le salon.
L'aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d'une manière frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il était laid. Je me souvins qu'Obernay m'avait parlé d'une préférenc marquée de madame de Valvèdre pour Edmond, et involontairement j'épiai les premières caresses qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigués à l'aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli. Elle effleura à peine les joues de l'autre, en ajoutant:
—Quant à celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!
Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses bras:
—C'est égal, dit-il, il faut embrasser ton singe!
Elle l'embrassa en le grondant de ses manières brusques. Il lui avait meurtri les joues avec ses baisers, où un peu de malice et de vengeance semblait se mêler à son effusion.
Je ne sais pourquoi cette petite scène me causa une impression pénible. Les enfants se mirent à jouer. Alida me demanda à quoi je pensais en la regardant d'un air si sombre. Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta à voix basse:
—Êtes-vous jaloux d'eux? Ce serait cruel. J'ai besoin que vous me consoliez; car je vais être séparée de l'un et de l'autre, à moins que je ne me fixe dans cette odieuse ville de Genève. Et encore n'est-il pas certain qu'on voulût m'y autoriser.
Elle m'apprit que M. de Valvèdre s'était décidé à confier l'éducation de ses deux fils à l'excellent professeur Karl Obernay, père d'Henri. Élevés dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement choyés par les femmes et instruits sérieusement par les hommes. Alida devait donc se réjouir de cette décision, qui épargnait à ses enfants les rudes épreuves du collège, et elle s'en réjouissait en effet, mais avec des larmes qui étaient visiblement à l'adresse d'Edmond, bien qu'elle fit son possible pour regarder comme une douleur égale l'éloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d'une circonstance toute personnelle, je veux dire l'ascendant que Juste de Valvèdre devait prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espéré les y soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence, puisque Juste se fixait à Genève dans la maison voisine.
J'allais lui dire que cette prévention obstinée ne me paraissait pas bien équitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une égale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaieté avec laquelle tous deux grimpèrent sur ses genoux et jouèrent avec son bonnet, dont elle leur laissa chiffonner les dentelles. L'espiègle Paolino le lui ôta même tout à fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulté de montrer ses cheveux gris ébouriffés par ces petites mains folles. A ce moment, je vis sur cette figure rigide une maternité si vraie et une bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l'humeur qu'elle m'avait causée.
Le dîner rassembla tout le monde, excepté M. de Valvèdre, qui ne vint que dans la soirée. J'eus donc deux ou trois heures de répit, et je pus me remettre au diapason convenable. Il régnait dans cette maison une aménité charmante, et je trouvai qu'Alida avait tort quand elle se disait condamnée à vivre avec des oracles. Si l'on sentait, dans chacune des personnes qui se trouvaient là, un fonds de valeur réelle et ce je ne sais quoi de mûr ou de calme qui trahit l'étude ou le respect de l'étude, on sentait aussi en elles, avec les qualités essentielles de la vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains rapports, il me semblait être chez moi parmi les miens; mais l'intérieur génevois était plus enjoué et comme réchauffé par le rayon de jeunesse et de beauté qui brillait dans les yeux d'Adélaïde et de Rosa. Leur mère était comme ravie dans une béatitude religieuse en regardant Paule et en pensant au bonheur d'Henri. Paule était paisible comme l'innocence, confiante comme la droiture: elle avait peu d'expansions vives; mais, dans chaque mot, dans chaque regard à son fiancé, à ses parents et à ses soeurs, il y avait comme un intarissable foyer de dévouement et d'admiration.
Les trois jeunes filles avaient été liées dès l'enfance, elles se tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eût donné tort dans ses différends avec Alida, on sentait bien qu'elle la chérissait davantage. Alida était-elle aimée de ces trois jeunes filles? Évidemment, Paule la savait malheureuse et l'aimait naïvement pour la consoler. Quant aux demoiselles Obernay, elles s'efforçaient d'avoir de la sympathie pour elle, et toutes deux l'entouraient d'égards et de soins; mais Alida ne les encourageait nullement, et répondait à leurs timides avances avec une grâce froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de femmes savantes, la petite Rosa étant déjà, selon elle, infatuée de pédantisme.
—Cela ne paraît pourtant pas du tout, lui dis-je: l'enfant est ravissante… et Adélaïde me parait une excellente personne.
—Oh! j'étais bien sûre que vous auriez de l'indulgence pour ces beaux yeux-là! reprit avec humeur Alida.
Je n'osai lui répondre: l'état de tension nerveuse où je la voyais me faisait craindre qu'elle ne se trahit.
D'autres jeunes filles, des cousines, des amies arrivèrent avec leurs parents. On passa au jardin, qui, sans être grand, était fort beau, plein de fleurs et de grands arbres, avec une vue magnifique au bord de la terrasse. Les enfants demandèrent à jouer, et tout le monde s'en mêla, excepté les gens âgés et Alida, qui, assise à l'écart, me fit signe d'aller auprès d'elle. Je n'osai obéir. Juste me regardait, et Rosa, qui s'était beaucoup enhardie avec moi pendant le dîner, vint me prendre résolûment le bras, prétendant que tout le jeune monde devait jouer; son papa l'avait dit. J'essayai bien de me faire passer pour vieux; mais elle n'en tint aucun compte. Son frère ouvrit la partie de barres, et il était mon aîné. Elle me réclamait dans son camp, parce que Henri était dans le camp opposé et que je devais courir aussi bien que lui. Henri m'appela aussi, il fallut ôter mon habit et me mettre en nage. Adélaïde courait après moi avec la rapidité d'une flèche. J'avais peine à échapper à cette jeune Atalante, et je m'étonnais de tant de force unie à tant de souplesse et de grâce. Elle riait, la belle fille; elle montrait ses dents éblouissantes. Confiante au milieu des siens, elle oubliait le tourment des regards; elle était heureuse, elle était enfant, elle resplendissait aux feux du soleil couchant, comme ces roses que la pourpre du soir fait paraître embrasées.
Je ne la voyais pourtant qu'avec des yeux de frère. Le ciel m'est témoin que je ne songeais qu'à m'échapper de ce tourbillon de courses, de cris et de rires, pour aller rejoindre Alida. Quand, par des miracles d'obstination et de ruse, j'en fus venu à bout, je la trouvai sombre et dédaigneuse. Elle était révoltée de ma faiblesse, de mon enfantillage; elle voulait me parler, et je n'avais pas su faire un effort pour quitter ces jeux imbéciles et pour venir à elle! J'étais lâche, je craignais les propos, ou j'étais déjà charmé par les dix-huit ans et les joues roses d'Adélaïde. Enfin elle était indignée, elle était jalouse; elle maudissait ce jour, qu'elle avait attendu avec tant d'ardeur comme le plus beau de sa vie.
J'étais désespéré de ne pouvoir la consoler; mais M. de Valvèdre venait d'arriver, et je n'osais dire un mot, le sentant là. Il me semblait qu'il entendait mes paroles avant que mes lèvres leur eussent livré passage. Alida, plus hardie et comme dédaigneuse du péril, me reprochait d'être trop jeune, de manquer de présence d'esprit et d'être plus compromettant par ma terreur que je ne le serais avec de l'audace. Je rougissais de mon inexpérience, je fis de grands efforts pour m'en corriger. Tout le reste de la soirée, je réussis à paraître très-enjoué; alors Alida me trouva trop gai.
On le voit, nous étions condamnés à nous réunir dans les circonstances les plus pénibles et les plus irritantes. Le soir, retiré dans ma chambre, je lui écrivis:
«Vous êtes mécontente de moi, et vous me l'avez témoigné avec colère. Pauvre ange, tu souffres! et j'en suis la cause! Tu maudis ce jour tant désiré qui ne nous a pas seulement donné un instant de sécurité pour lire dans les yeux l'un de l'autre! Me voilà éperdu, furieux contre moi-même et ne sachant que faire pour éviter ces angoisses et ces impatiences qui me dévorent aussi, mais que je subirais avec résignation, si je pouvais les assumer sur moi seul. Je suis trop jeune, dis-tu! Eh bien, pardonne à mon inexpérience, et tiens-moi compte de la candeur et de la nouveauté de mes émotions. Va, la jeunesse est une force et un appui dans les grandes choses. Tu verras si, dans des périls d'un autre genre, je suis au-dessous de ton rêve. Faut-il t'arracher violemment à tous les liens qui pèsent sur toi? faut-il braver l'univers et m'emparer de ta destinée à tout prix? Je suis prêt, dis un mot. Je peux tout briser autour de nous deux… Mais tu ne le veux pas, tu m'ordonnes d'attendre, de me soumettre à des épreuves contre lesquelles se révolte la franchise de mon âge! Quel plus grand sacrifice pouvais-je te faire? Je fais de mon mieux. Prends donc pitié de moi, cruelle! et toi aussi, prends donc patience!
«Pourquoi envenimer ces douleurs par ton injustice? pourquoi me dire qu'Adélaïde?… Non! je ne veux pas me souvenir de ce que vous m'avez dit. C'était insensé, c'était inique! Une autre que toi! mais existe-t-il donc d'autres femmes sur la terre? Laissons cette folie et n'y reviens jamais. Parlons d'une circonstance qui m'a bien autrement frappé. Tes deux enfants vont demeurer ici… Et toi, que vas-tu faire? Cette résolution de ton mari ne va-t-elle pas modifier ta vie? Comptes-tu retourner dans cette solitude de Valvèdre, où j'aurais si peu le droit de vivre auprès de toi, sous les regards de tes voisins provinciaux, et entourée de gens qui tiendront note de toutes tes démarches? Tu avais parlé d'aller dans quelque grande ville… Songe donc! tu le peux à présent. Dis, quand pars-tu? où allons-nous? Je ne peux pas admettre que tu hésites. Réponds, mon âme, réponds! Un mot, et je supporte tout ce que tu voudras pour sauver les apparences, ou plutôt, non, je pars demain soir. Je me dis rappelé par mes parents, je me soustrais à toutes ces misérables dissimulations qui t'exaspèrent autant que moi, je cours t'attendre où tu voudras. Ah! viens! fuyons! ma vie t'appartient.»
La journée du lendemain s'écoula sans que je pusse lui glisser ma lettre. Quoi que m'en eût dit madame de Valvèdre, je n'osais trop me confier à la Bianca, qui me semblait bien jeune et bien éveillée pour ce rôle de dépositaire du plus grand secret de ma vie. D'ailleurs, Juste de Valvèdre faisait si bonne garde, que j'en perdais l'esprit.
Je ne raconterai pas la cérémonie du mariage protestant. Le temple était si près de la maison, qu'on s'y rendit à pied sous les yeux des deux villes, ameutées en quelque sorte pour voir l'agréable mariée, mais surtout la belle Adélaïde dans sa fraîche et pudique toilette. Elle donnait le bras à M. de Valvèdre, dont la considération semblait mieux que tout autre porte-respect la protéger contre les brutalités de l'admiration. Néanmoins elle était froissée de cette curiosité outrageante des foules, et marchait triste, les yeux baissés, belle dans sa fierté souffrante comme une reine qu'on traînerait au supplice.
Après elle, Àlida était aussi un objet d'émotion. Sa beauté n'était pas frappante au premier abord; mais le charme en était si profond, qu'on l'admirait surtout après qu'elle avait passé. J'entendis faire des comparaisons, des réflexions plus ou moins niaises. Il me sembla qu'il s'y mêlait des suspicions sur sa conduite. J'eus envie de chercher prétexte à une querelle; mais à Genève, si on est très-petite ville, on est généralement bon, et ma colère eût été ridicule.
Le soir, il y eut un petit bal composé d'environ cinquante personnes qui formaient la parenté et l'intimité des deux familles. Alida parut avec une toilette exquise, et, sur ma prière, elle dansa. Sa grâce indolente fit son effet magique; on se pressa autour d'elle, les jeunes gens se la disputèrent et se montrèrent d'autant plus enfiévrés qu'elle paraissait moins se soucier d'aucun d'eux en particulier. J'avais espéré que la danse me permettrait de lui parler. Ce fut le contraire qui arriva, et à mon tour je pris de l'humeur contre elle. Je l'observai en boudant, très-disposé à lui chercher noise, si je surprenais la moindre nuance de coquetterie. Ce fut impossible: elle ne voulait plaire à personne; mais elle sentait, elle savait qu'elle charmait tous les hommes, et il y avait dans son indifférence je ne sais quel air de souveraineté blasée, mais toujours absolue, qui m'irrita. Je trouvai qu'elle parlait à ces jeunes gens, non comme s'ils eussent eu des droits sur elle, mais comme si elle en avait eu sur eux, et c'était, à mon gré, leur faire trop d'honneur. Elle avait le grand aplomb des femmes du monde, et je crus retrouver, dans ses regards à des étrangers, cette prise de possession qui avait bouleversé et ravi mon âme. Certes, auprès d'elle, Adélaïde et ses jeunes amies étaient de simples bourgeoises, très-ignorantes de l'empire de leurs charmes et très-incapables, malgré l'éclat de leur jeunesse, de lui disputer la plus humble conquête; mais qu'il y avait de pudeur dans leur modestie, et comme leur extrême politesse était une sauvegarde contre la familiarité! Une petite circonstance me fit insister en moi-même sur cette remarque. Alida, en se levant, laissa tomber son éventail; dix admirateurs se précipitèrent pour le ramasser. Pour un peu, on se fût battu; elle le prit de la main triomphante qui le lui présentait, sans aucune parole de remerciement, sans même un sourire de convention, et comme si elle était trop maîtresse des volontés de cet inconnu pour lui savoir le moindre gré de son esclavage. C'était un bon petit provincial qui parut heureux d'une telle familiarité. En fait, c'était de sa part une bêtise; en théorie, il avait pourtant raison. Quand une femme dispose d'un homme jusqu'au dédain, elle le provoque plus qu'elle ne l'éloigne, et, quoi qu'on en puisse dire, il y a toujours un peu d'encouragement au fond de ces mépriseries royales.
Pour me venger du secret dépit que j'éprouvais, je cherchai quel service je pourrais rendre à Adélaïde, qui dansait près de moi. Je vis qu'elle avait failli tomber en glissant sur des feuilles de rose qui s'étaient détachées de son bouquet, et, comme elle revenait à sa place, je les enlevai vite et adroitement. Elle parut s'étonner un peu d'un si beau zèle, et cet étonnement même était une impression de pudeur. Je ne la regardais pas, craignant d'avoir l'air de mendier un remerciement; mais elle me l'adressa un instant après, quand la figure de la contredanse la replaça près de moi.
—Vous m'avez préservée d'une chute, me dit-elle tout haut en souriant; vous êtes toujours bon pour moi, comme jadis!
Bon pour elle! c'était trop de reconnaissance à coup sûr, et cela pouvait amener une déclaration de la part d'un impertinent; mais il eût fallu l'être jusqu'à l'imbécillité pour ne pas sentir dans l'extrême politesse de cette chaste fille un doute d'elle-même qui imposait aux autres un respect sans bornes.
Je n'attendis pas la fin du bal. J'y souffrais trop. Comme j'allais gagner ma petite chambre, Valvèdre se trouva devant moi et me fit signe de le suivre à l'écart.
—Voici l'explication, pensai-je: qu'il se décide donc enfin à me chercher querelle, ce mystérieux personnage! Ce sera me soulager d'une montagne qui m'étouffe!
Mais il s'agissait de bien autre chose.
—Il est arrivé ici tantôt, me dit-il, des parents de Lausanne sur lesquels on ne comptait plus. On est forcé de leur donner l'hospitalité et de disposer de votre chambre. Ce sont deux vieillards, et vous leur cédez naturellement la place; mais on ne veut pas vous envoyer à l'auberge, on vous confie à moi. J'ai mon pied-à-terre dans la ville, tout près d'ici; voulez-vous me permettre d'être votre hôte?
Je remerciai et j'acceptai résolûment.
—S'il veut se réserver une explication chez lui, me disais-je, à la bonne heure! j'aime mieux cela.
Il appela son domestique, qui enleva mon mince bagage, et lui-même me prit le bras pour me conduire à son domicile. C'était une maison du voisinage, où il me fit traverser plusieurs pièces encombrées de caisses et d'instruments étranges, quelques-uns d'une grande dimension et qui brillaient vaguement, dans l'obscurité, d'un éclat vitreux ou métallique.
—C'est mon attirail de docteur ès sciences, me dit-il en riant. Cela ressemble assez à un laboratoire d'alchimiste, n'est-ce pas? Vous comprenez, ajouta-t-il d'un ton indéfinissable, que madame de Valvèdre n'aime pas cette habitation, et qu'elle préfère l'agréable hospitalité des Obernay? Mais vous dormirez ici fort tranquille. Voici la porte de votre chambre, et voici la clef de la maison; car le bal n'est pas fini là-bas, et, si vous vouliez y retourner…
—Pourquoi y retournerais-je? répondis-je affectant l'indifférence. Je n'aime pas le bal, moi!
—N'y a-t-il donc personne dans ce bal qui vous intéresse?
—Tous les Obernay m'intéressent; mais le bal est la plus maussade manière de jouir de la société des gens qu'on aime.
—Eh! pas toujours! Il donne une certaine animation… Quand j'étais jeune, je ne haïssais pas ce bruit-là.
—C'est que vous avez eu l'esprit d'être jeune, monsieur de Valvèdre. A présent, on ne l'a plus. On est vieux à vingt ans.
—Je n'en crois rien, dit-il en allumant son cigare; car il m'avait suivi dans la chambre qui m'était destinée, comme pour s'assurer que rien n'y manquait à mon bien-être. Je crois que c'est une prétention!
—De ma part? répondis-je un peu blessé de la leçon.
—Peut-être aussi de votre part, et sans que vous soyez pour cela coupable ou ridicule. C'est une mode, et la jeunesse ne peut se soustraire à son empire. Elle s'y soumet de bonne foi, parce que la plus nouvelle mode lui paraît toujours la meilleure; mais, si vous m'en croyez, vous examinerez un peu sérieusement les dangers de celle-ci, et vous ne vous y laisserez pas trop prendre.
Son accent avait tant de douceur et de bonté, que je cessai de croire à un piège tendu par sa suspicion à mon inexpérience, et, retombant sous le charme, j'éprouvai plus que jamais tout d'un coup le besoin de lui ouvrir mon coeur. Il y avait là quelque chose d'horrible dont je ne saurais même aujourd'hui me rendre compte. Je souhaitais son estime, et je courais au-devant de son affection sans pouvoir renoncer à lui infliger le plus amer des outrages!
Il me dit encore quelques paroles qui furent comme un trait de lumière sur le fond de sa pensée. Il me sembla qu'en m'invitant à retourner au bal, c'est-à-dire à être jeune, naïf et croyant, il essayait de savoir quelle impression Adélaïde avait faite sur moi et si j'étais capable d'aimer, car le nom de cette charmante fille arriva, je ne me rappelle plus comment, sur ses lèvres.
Je fis d'elle le plus grand éloge, autant pour paraître libre de coeur et d'esprit vis-à-vis de sa femme que pour voir s'il éprouvait quelque secrète douleur à propos de sa fille adoptive. Que n'aurais-je pas donné pour découvrir qu'il l'aimait à l'insu de lui-même, et que l'infidélité d'Alida ne troublerait pas la paix de son âme généreuse! Mais, s'il aimait Adélaïde, c'était avec un désintéressement si vrai, ou avec une si héroïque abnégation, que je ne pus saisir aucun trouble dans ses yeux ni dans ses paroles.
—Je n'ajoute rien à vos éloges, dit-il, et, si vous la connaissiez comme moi qui l'ai vue naître, vous sauriez que rien ne peut exprimer la droiture et la bonté de cette âme-là. Heureux l'homme qui sera digne d'être son compagnon et son appui dans la vie! C'est un si grand honneur et une si grande félicité à envisager, que celui-là devra y travailler sérieusement, et n'aura jamais le droit de se dire sceptique ou désenchanté.
—Monsieur de Valvèdre, m'écriai-je involontairement, vous semblez me dire que je pourrais aspirer…
—A conquérir sa confiance? Non, je ne puis dire cela, je n'en sais rien. Elle vous connaît encore trop peu, et nul ne peut lire dans l'avenir; mais vous n'ignorez pas que, dans le cas où cela arriverait, vos parents et les siens s'en réjouiraient beaucoup.
—Henri ne s'en réjouirait peut-être pas! répondis-je.
—Henri? lui qui vous aime si ardemment? Prenez garde d'être ingrat, mon cher enfant!
—Non, non! ne me croyez pas ingrat! Je sais qu'il m'aime, je le sais d'autant plus qu'il m'aime en dépit de nos différences d'opinions et de caractères; mais ces différences, qu'il me pardonne pour son compte, le feraient beaucoup réfléchir, s'il s'agissait de me confier le sort d'une de ses soeurs.
—Quelles sont donc ces différences? Il ne me les a pas signalées en me parlant de vous avec effusion. Voyons, répugnez-vous à me les dire? Je suis l'ami de la famille Obernay, et il y a eu, dans la vôtre, un homme que j'aimais et respectais infiniment. Je ne parle pas de votre père, qui mérite également ces sentiments-là, mais que j'ai fort peu connu; je parle de votre oncle Antonin, un savant à qui je dois les premières et les meilleures notions de ma vie intellectuelle et morale. Il y avait, entre lui et moi, à peu près la même distance d'âge qui existe aujourd'hui entre vous et moi. Vous voyez que j'ai le droit de vous porter un vif intérêt, et que j'aimerais à m'acquitter envers sa mémoire en devenant votre conseil et votre ami comme il était le mien. Parlez-moi donc à coeur ouvert et dites-moi ce que le brave Henri Obernay vous reproche.
Je fus sur le point de m'épancher dans le sein de Valvèdre comme un enfant qui se confesse, et non plus comme un orgueilleux qui se défend. Pourquoi ne cédai-je point à un salutaire entraînement? Il eût probablement arraché de ma poitrine, sans le savoir et par la seule puissance de sa haute moralité, le trait empoisonné qui devait se tourner contre lui; mais je chérissais trop ma blessure, et j'eus peur de la voir fermer. J'éprouvais aussi une horreur instinctive d'un pareil épanchement avec celui dont j'étais le rival. Il fallait être résolu à ne plus l'être, ou devenir le dernier des hypocrites. J'éludai l'explication.
—Henri me reproche précisément, lui répondis-je, le scepticisme, cette maladie de l'âme dont vous voulez me guérir; mais ceci nous mènerait trop loin ce soir, et, si vous le permettez, nous en causerons une autre fois.
—Allons, dit-il, je vois que vous avez envie de retourner au bal, et peut-être sera-ce un meilleur remède à vos ennuis que tous mes raisonnements. Un seul mot avant que je vous donne le bonsoir… Pourquoi m'avez-vous dit, à notre première rencontre, que vous étiez comédien?
—Pour me sauver d'une sotte honte! Vous m'aviez surpris parlant tout seul.
—Et puis, en voyage, on aime à mystifier les passants, n'est-il pas vrai?
—Oui! on fait l'agréable vis-à-vis de soi-même, on se croit fort spirituel, et on s'aperçoit tout d'un coup que l'on n'est qu'un impertinent de mauvais goût en présence d'un homme de mérite.
—Allons, allons, reprit en riant Valvèdre, le pauvre homme de mérite vous pardonne de tout son coeur et ne racontera rien de ceci à la bonne Adélaïde.
J'étais fort embarrassé de mon rôle, et, par moments, je me persuadais, malgré la liberté d'esprit de M. de Valvèdre, que, s'il avait en dépit de lui-même quelque velléité de jalousie, c'était bien plus à propos d'Adélaïde qu'à propos de sa femme. Je me maudissais donc d'être toujours dans la nécessité de le faire souffrir. Pourtant je me rappelais les premières paroles qu'il m'avait dites au Simplon: «J'ai beaucoup aimé une femme qui est morte.» Il aimait donc en souvenir, et c'est là qu'il puisait sans doute la force de n'être ni jaloux de sa femme, ni épris d'une autre.
Quoi qu'il en soit, je voulus au moins le délivrer d'un trouble possible, en lui disant que je me trouvais encore trop jeune pour songer au mariage, et que, si je venais à y songer, ce serait lorsque Rosa serait en âge de quitter sa poupée.
—Rosa! répondit-il avec quelque vivacité. Eh! mais oui… vos âges s'accorderont peut-être mieux alors! Je la connais autant que l'autre, et c'est un trésor aussi que cette enfant-là. Mais partez donc et faites danser mon petit diable rose. Allons, allons! vous n'êtes pas encore aussi vieux que vous le prétendiez!
Il me tendit la main, cette main loyale qui brûlait la mienne, et je m'enfuis comme un coupable, pendant qu'il disparaissait au milieu de ses télescopes et de ses alambics.
VI
Je retournai chez les Obernay. On dansait encore; mais Alida, secrètement blessée de mon départ, s'était retirée. Le jardin était illuminé; on s'y promenait par groupes dans l'intervalle des contredanses et des valses. Il n'y avait aucun moyen de nouer un mystère quelconque dans cette fête modeste, pleine de bonhomie et d'honnête abandon. Je ne vis pas reparaître Valvèdre, et j'affectai, devant mademoiselle Juste, qui tenait bon jusqu'à la fin, beaucoup de gaieté et de liberté d'esprit. On proposa un cotillon, et les jeunes filles décidèrent que tout le monde en serait. J'allai inviter mademoiselle Juste, Henri ayant invité sa mère.
—Quoi! me dit en souriant la vieille fille, vous voulez que je danse aussi, moi? Eh bien, soit. Je ferai avec vous une fois le tour de la salle; après quoi, je serai libre de me faire remplacer par une danseuse dont je vais m'assurer d'avance.
Je ne pus voir à qui elle s'adressait; il y avait un peu de confusion pour prendre place. Je me trouvai avec elle vis-à-vis de M. Obernay père et d'Adélaïde. Quand ils eurent ouvert la figure, les deux graves personnages se firent signe et s'éclipsèrent. Je devenais le cavalier d'Adélaïde, avec laquelle je n'avais pas osé danser sous les yeux d'Alida, et qui me tendit sa belle main avec confiance. Elle n'y entendait certes pas malice; mais mademoiselle Juste savait bien ce qu'elle faisait. Elle parlait bas au père Obernay en nous regardant d'un air moitié bienveillant, moitié railleur. La figure candide du vieillard semblait lui répondre: «Vous croyez? Moi, je n'en sais rien, ce n'est pas impossible.»
Oui, je l'ai su plus tard, ils parlaient du mariage autrefois vaguement projeté avec mes parents. Juste, sans rien savoir de mon amour pour Alida, pressentait quelque charme déjà jeté sur moi par l'enchanteresse, et elle s'efforçait de le faire échouer en me rapprochant de ma fiancée. Ma fiancée! cette splendide et parfaite créature eût pu être à moi! Et moi, je préférais à une vie excellente et à de célestes félicités les orages de la passion et le désastre de mon existence! Je me disais cela en tenant sa main dans la mienne, en affrontant les magnificences de son divin sourire, en contemplant les perfections de tout son être pudique et suave! Et j'étais fier de moi, parce qu'elle n'éveillait en moi aucun instinct, aucun germe d'infidélité envers ma dangereuse et terrible souveraine! Ah! si elle eut pu lire dans mon âme, celle qui la possédait si entièrement! Mais elle y lisait à contre-sens, et son oeil irrité me condamnait au moment de mon plus pur triomphe sur moi-même; car elle était là, cette magicienne haletante et jalouse, elle m'épiait d'un oeil troublé par la fièvre. Quelle victoire pour Juste, si elle eût pu le deviner!
L'appartement de madame de Valvèdre était au-dessus de la salle où l'on dansait. D'un cabinet de toilette en entre-sol, on pouvait voir tout ce qui se passait en bas par une rosace masquée de guirlandes. Alida avait voulu jeter machinalement un dernier regard sur la petite fête; elle avait écarté le feuillage, et, me voyant là, elle était restée clouée à sa place. Et moi, me sentant sous les yeux de Juste, je croyais être un grand diplomate et servir habilement la cause de mon amour en m'occupant d'Adélaïde et en jouant le rôle d'un petit jeune homme enivré de mouvement et de gaieté!
Aussi le lendemain, quand j'eus réussi à faire tenir ma lettre à madame de Valvèdre, je reçus une réponse foudroyante. Elle brisait tout, elle me rendait ma liberté. Dans la matinée, Juste et Paule avaient parlé devant elle de mon union projetée avec Adélaïde et d'une récente lettre de ma mère à madame Obernay, où ce désir était délicatement exprimé.
«Je ne savais rien de tout cela, disait Alida, vous me l'aviez laissé ignorer. En apprenant que votre voyage en Suisse n'avait pas eu d'autre but que la poursuite de ce mariage, et en voyant de mes propres yeux, cette nuit, combien vous étiez ravi de la beauté de votre future, je me suis expliqué votre conduite depuis trois jours. Dès que vous êtes entré dans cette maison, dès que vous avez vu celle qu'on vous destinait, votre manière d'être avec moi a entièrement changé. Vous n'avez pas su trouver un instant pour me parler en secret, vous n'avez pas pu inventer le plus petit expédient, vous qui savez si bien pénétrer dans les forteresses par-dessus les murs, quand le désir vient en aide à votre génie. Vous avez été vaincu par l'éclat de la jeunesse, et, moi, j'ai pâli, j'ai disparu comme une étoile de la nuit devant le soleil levant. C'est tout simple. Enfant, je ne vous en veux pas; mais pourquoi manquer de franchise? pourquoi m'avoir fait souffrir mille tortures? pourquoi, sachant que je haïssais à bon droit certaine vieille fille, l'avoir traitée avec une vénération ridicule? N'avez-vous pas senti déjà des mouvements de malveillance, presque d'aversion, contre la malheureuse Alida? Il me semble que, dans un moment, l'unique moment où vos regards, sinon vos paroles, pouvaient me rassurer, vous m'avez fait entendre que j'étais, selon vous, une mauvaise mère. Oui, oui, on vous avait déjà dit cela, que je préférais mon bel Edmond à mon pauvre Paul, que celui-ci était une victime de ma partialité, de mon injustice: c'est le thème favori de mademoiselle Juste, et elle avait bien réussi à le persuader à mon mari, qui m'estime; elle a dû réussir plus vite à le prouver à mon amant, qui ne m'estime pas!
»Allons! il faut se placer au-dessus de ces misères! Il faut que je dédaigne tout cela, et que je vous apprenne que, si je suis une personne odieuse, au moins j'ai la fierté qui convient à ma situation. Épargnez-vous de vains mensonges; vous aimez Adélaïde et vous serez son mari, je vais vous y aider de tout mon pouvoir. Renvoyez-moi mes lettres et reprenez les vôtres. Je vous pardonne de tout mon coeur comme on doit pardonner aux enfants. J'aurai plus de peine à m'absoudre moi-même de ma folie et de ma crédulité.»
Ainsi ce n'était pas assez de la situation terrible où nous nous trouvions vis-à-vis de la famille et de la société: il fallait que le désespoir, la jalousie et la colère missent en cendre nos pauvres coeurs déjà battus en ruine!
Je fus pris d'un accès de rage contre la destinée, contre Alida et contre moi-même. J'allai faire mes adieux à la famille Obernay, et je repartis pour mon prétendu voyage d'agrément; mais je m'arrêtai à deux lieues de Genève, en proie à une terreur douloureuse. Je n'avais pas pris congé de madame de Valvèdre; elle était sortie quand j'étais allé faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque résolution, elle était bien femme à se trahir; mon départ, au lieu de la sauver, pouvait la perdre… Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de supporter la pensée de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublié quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fût rentrée. Où donc était-elle depuis le matin? Adélaïde et Rosa étaient seules à la maison. Je me hasardai à leur demander si madame de Valvedre avait aussi quitté Genève. Je regrettais de ne l'avoir pas saluée. Adélaïde me répondit avec une sainte tranquillité que madame de Valvèdre était à la chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble pour de la surprise, elle ajouta:
—Est-ce que cela vous étonne? Elle est fervente papiste, et, nous autres hérétiques, nous respectons toute sincérité. C'est demain, nous a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mère; et elle se reproche de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en confesser, commander une messe, je crois… Enfin, si vous vouliez prendre congé d'elle, attendez-la.
—Non, répondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.
Les deux soeurs essayèrent de me retenir, pour causer, disaient-elles, une bonne surprise à Henri, qui allait rentrer. Adélaïde insista beaucoup; mais, comme je ne cédai pas, et que, sans m'en vouloir, elle me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette simplicité de manières bienveillantes ne couvrait aucun regret déchirant.
Je fus à peine dehors, que je me dirigeai vers la petite église. J'y entrai; elle était déserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la muraille, une femme habillée de noir, agenouillée sur le pavé, et comme écrasée sous le poids d'une douleur extatique. Elle était couverte de tant de voiles, que j'hésitai à la reconnaître. Enfin je devinai ses formes délicates sous le crêpe de son deuil, et je me hasardai à lui toucher le bras. Ce bras roidi et glacé ne sentit rien. Je me précipitai sur elle, je la soulevai, je l'entraînai. Elle se ranima faiblement et fit un effort pour me repousser.
—Où me conduisez-vous? dit-elle avec égarement.
—Je n'en sais rien! à l'air, au soleil! vous êtes mourante.
—Ah! il fallait donc me laisser mourir!… j'étais si bien!
Je poussai au hasard une porte latérale qui se présenta devant moi, et je me trouvai dans une ruelle étroite et peu fréquentée. Je vis un jardin ouvert. Alida, sans savoir où elle était, put marcher jusque-là. Je la fis entrer dans ce jardin et s'asseoir sur un banc au soleil. Nous étions chez des inconnus, des maraîchers; les patrons étaient absents. Un journalier qui travaillait dans un carré de légumes nous regarda entrer, et, supposant que nous étions de la maison, il se remit à l'ouvrage sans plus s'occuper de nous.
Le hasard amenait donc ce tête-à-tête impossible! Quand Alida se sentit ranimée par la chaleur, je la conduisis au bout de ce jardin assez profond, qui remontait la colline de la vieille ville, et je m'assis auprès d'elle sous un berceau de houblon.
Elle m'écouta longtemps sans rien dire; puis, me laissant prendre ses mains tièdes et tremblantes, elle s'avoua désarmée.
—Je suis brisée, me dit-elle, et je vous écoute comme dans un rêve. J'ai prié et pleuré toute la journée, et je ne voulais reparaître devant mes enfants que quand Dieu m'aurait rendu la force de vivre; mais Dieu m'abandonne, il m'a écrasée de honte et de remords sans m'envoyer le vrai repentir qui inspire les bonnes résolutions. J'ai invoqué l'âme de ma mère, elle m'a répondu: «Le repos n'est que dans la mort!» J'ai senti le froid de la dernière heure, et, loin de m'en défendre, je m'y suis abandonnée avec une volupté amère. Il me semblait qu'en mourant là, aux pieds du Christ, non pas assez rachetée par ma foi, mais purifiée par ma douleur, j'aurais au moins le repos éternel, le néant pour refuge. Dieu n'a pas plus voulu de ma destruction que de mes pleurs. Il vous a amené là pour me forcer à aimer, à brûler, à souffrir encore. Eh bien, que sa volonté soit faite! Je suis moins effrayée de l'avenir depuis que je sais que je peux mourir de fatigue et de chagrin quand le fardeau sera trop lourd.
Alida était si saisissante et si belle dans son voluptueux accablement, que je trouvai l'éloquence d'un coeur profondément ému pour la convaincre et la rappeler à la vie, à l'amour et à l'espérance. Elle me vit si navré de sa peine, qu'à son tour elle eut pitié de moi et se reprocha mes pleurs. Nous échangeâmes les serments les plus enthousiastes d'être à jamais l'un à l'autre, quoi qu'il pût arriver de nous; mais, en nous séparant, qu'allions-nous faire? J'étais parti pour toutes les personnes que nous connaissions à Genève. L'heure avançait, on pouvait s'inquiéter de l'absence de madame de Valvèdre et la chercher.
—Rentrez, lui dis-je; je dois quitter cette ville, où nous sommes entourés de dangers et d'amertumes. Je me tiendrai dans les environs, je m'y cacherai et je vous écrirai. Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous voir avec sécurité et d'arranger notre avenir d'une manière décisive.
—Écrivez à la Bianca, me dit-elle; j'aurai vos lettres plus vite que par la poste restante. Je resterai à Genève pour les recevoir, et, de mon côté, je réfléchirai à la possibilité de nous revoir bientôt.
Elle redescendit le jardin, et j'y restai après elle pour qu'on ne nous vît pas sortir ensemble. Au bout de dix minutes, j'allais me retirer, lorsque je m'entendis appeler à voix basse. Je tournai la tête; une petite porte venait de s'ouvrir derrière moi dans le mur. Personne ne paraissait, je n'avais pas reconnu la voix; on m'avait appelé par mon prénom. Était-ce Obernay? Je m'avançai et vis Moserwald, qui m'attirait vers lui par signes, d'un air de mystère.
Dès que je fus entré, il referma la porte derrière nous, et je me trouvai dans un autre enclos, désert, cultivé en prairie, ou plutôt abandonné à la végétation naturelle, où paissaient deux chèvres et une vache. Autour de cet enclos si négligé régnait une vigne en berceau soutenue par un treillage tout neuf à losanges serrées. C'est sous cet abri que Moserwald m'invitait à le suivre. Il mit le doigt sur ses lèvres et me conduisit sous l'auvent d'une sorte de masure située à l'un des bouts de l'enclos. Là, il me parla ainsi:
—D'abord faites attention, mon cher! Tout ce qui se dit sous la treille peut être entendu à droite et à gauche à travers les murs, qui ne sont ni épais ni hauts. A gauche, vous avez le jardin de Manassé, un de mes pauvres coreligionnaires qui m'est tout dévoué; c'est là que vous étiez tout à l'heure avec elle, j'ai tout entendu! A droite, le mur est encore plus perfide, je l'ai fait amincir et percer d'ouvertures imperceptibles qui permettent de voir et d'entendre ce qui se passe dans le jardin des Obernay. Ici, entre les deux enclos, vous êtes chez moi. J'ai acheté ce lopin de terre pour être auprès d'elle, pour la regarder, pour l'écouter, pour surprendre ses secrets, s'il est possible. J'ai fait le guet pour rien tous ces jours-ci; mais, aujourd'hui, en écoutant par hasard de l'autre côté, j'en ai appris plus que je ne voudrais en savoir. N'importe, c'est un fait accompli. Elle vous aime, je n'espère plus rien; mais je reste son ami et le vôtre. Je vous l'avais promis, je n'ai qu'une parole. Je vois que vous êtes grandement affligés et tourmentés tous les deux. Je serai, moi, votre providence. Restez caché ici; la baraque n'est pas belle, mais elle est assez propre en dedans. Je l'ai fait arranger en secret et sans bruit, sans que personne s'en soit douté, il y a déjà six mois, lorsque j'espérais qu'elle serait, un jour ou l'autre, touchée de mes soins, et qu'elle daignerait venir se reposer là… Il n'y faut plus songer! Elle y viendra pour vous. Allons, mon argent et mon savoir-faire ne seront pas tout à fait perdus, puisqu'ils serviront à son bonheur et au vôtre. Adieu, mon cher. Ne vous montrez pas, ne vous promenez pas le jour dans l'endroit découvert; on pourrait vous voir des maisons voisines. Écrivez des lettres d'amour tant que le soleil brille, ou ne prenez l'air que sous le berceau. A la nuit noire, vous pourrez vous risquer dans la campagne, qui commence à deux pas d'ici. Manassé va être à vos ordres. Il vous fera d'assez bonne cuisine; il renverra les ouvriers, qui pourraient causer. Il portera vos lettres au besoin et les remettra avec une habileté sans pareille. Fiez-vous à lui; il me doit tout, et dans un instant il va savoir qu'il vous appartient pour trois jours. Trois jours, c'est bien assez pour se concerter, car je vois que vous cherchez le moyen de vous réunir. Cela finira par un enlèvement! je m'y attends bien. Prenez garde pourtant; ne faites rien sans me consulter. On peut assurer son bonheur sans perdre la position d'une femme. Ne soyez pas imprudent, conduisez-vous en homme d'honneur, ou bien, ma foi! je crois que je me mettrais contre vous, et que, malgré mon peu de goût pour les duels, il faudrait nous couper la gorge… Adieu, adieu, ne me remerciez pas! Ce que je fais, je le fais par égoïsme; c'est encore de l'amour! mais c'est de l'amour désespéré. Adieu!… Ah! à propos, il faut que je retire de là quelques papiers; entrons.
Abasourdi et irrésolu, je le suivis dans l'intérieur de ce hangar en ruine, tout chargé de lierre et de joubarbes. Une petite construction neuve s'abritait sous cette carapace et s'ouvrait de l'autre côté du jardin sur un étroit parterre éblouissant de roses. L'appartement mystérieux se composait de trois petites pièces d'un luxe inouï.
—Tenez, dit Moserwald en me montrant, sur une console de rouge antique, une coupe d'or ciselé remplie jusqu'aux bords de perles fines très-grosses, je laisse cela ici. C'est le collier que je lui destinais à sa première visite, et, à chaque visite, la coupe eût contenu quelque autre merveille; mais, dans ce temps-là, vous savez, elle n'a pas seulement daigné voir ma figure!… N'importe, vous lui offrirez ces perles de ma part… Non, elle les refuserait; vous les lui donnerez comme venant de vous. Si elle les méprise, qu'elle en fasse un collier à son chien! Si elle n'en veut pas, qu'elle les sème dans les orties! Moi, je ne veux plus les voir, ces perles que j'avais choisies une à une dans les plus beaux apports du Levant. Non, non, cela me ferait mal de les regarder. Ce n'est pas là ce que je voulais retirer d'ici. C'est un paquet de brouillons de lettres que je voulais lui écrire. Il ne faut pas qu'elle les trouve et qu'elle s'en moque. Ah! voyez, le paquet est gros! Je lui écrivais tous les jours, quand elle était ici; mais, quand il s'agissait de cacheter et d'envoyer, je n'osais plus. Je sentais que mon style était lourd, mon français incorrect… Que n'aurais-je pas donné pour savoir tourner cela comme vous le savez dans doute! Mais on ne me l'a point appris, et j'avais peur de la faire rire, moi qui me sentais tout en feu en écrivant. Allons, je remporte ma poésie, et je pars. Ne me parlez pas… Non, non! pas un mot; adieu. J'ai le coeur gros. Si vous m'empêchiez de me dévouer pour elle, je vous tuerais et je me tuerais ensuite… Ah! ceci me fait penser… Quand on a des rendez-vous avec une femme, il ne faut pas se laisser surprendre et assassiner. Voilà des pistolets dans leur boîte. Ils sont bons, allez! on les a faits pour moi, et aucun souverain n'en a de pareils… Écoutez! encore un mot! si vous voulez me voir, Manassé vous déguisera et vous conduira dans la soirée à mon hôtel. Il vous fera entrer sans que personne vous remarque. Fût-ce au milieu de la nuit, je vous recevrai. Vous aurez besoin de mes conseils, vous verrez! Adieu, adieu! soyez heureux, mais rendez-la heureuse.
Il me fut impossible d'interrompre ce flux de paroles, où le grossier et le ridicule des détails étaient emportés par un souffle de passion exaltée et sincère. Il se déroba à mes refus, à mes remerciements, à mes dénégations, dont, au reste, je sentais bien l'inutilité. Il tenait mon secret, et il fallait lui laisser exercer son dévouement ou craindre son dépit. Il me repoussa dans le casino, il m'enferma dans le jardin, et je me soumis, et je l'aimai en dépit de tout; car il pleurait à chaudes larmes, et je pleurais aussi comme un enfant brisé par des émotions au-dessus de ses forces.
Quand j'eus repris un peu mes sens et résumé ma situation, j'eus horreur de ma faiblesse.
—Non certes, m'écriai-je intérieurement, je n'attirerai pas Alida dans ce lieu, où son image a été profanée par des espérances outrageantes. Elle ne verrait qu'avec dégoût ce luxe et ces présents que lui destinait un amour indigne d'elle. Et, moi-même, je souffre ici comme dans un air malsain chargé d'idées révoltantes. Je n'écrirai pas d'ici a Alida; je sortirai ce soir de ce refuge impur pour n'y jamais rentrer!
La nuit approchait. Dès qu'elle fut sombre, je priai Manassé, qui était venu prendre mes ordres, de me conduire chez Moserwald; mais Moserwald arrivait au même instant pour s'informer de moi, et nous rentrâmes ensemble dans le casino, où, sur l'ordre de son maître, Manassé nous servit un repas très-recherché.
—Mangeons d'abord, disait Moserwald. Je ne serais pas rentré ici au risque d'y rencontrer une personne qui ne doit pas m'y voir; mais puisque vous me dites qu'elle n'y viendra pas, et puisque vous vouliez venir me parler, nous serons plus tranquilles ici que chez moi. Vous n'aviez pas pensé à dîner, je m'en doutais. Moi, je n'y songeais que pour vous, mais voilà que je me sens tout à coup grand'faim. J'ai tant pleuré! Je vois qu'on a raison de le dire: les larmes creusent l'estomac.
Il mangea comme quatre; après quoi, les vins d'Espagne aidant à la digestion de ses pensées, il me dit naïvement:
—Mon cher, vous me croirez si vous voulez, mais, depuis six mois, voici le premier repas que je fais. Vous avez bien vu qu'à Saint-Pierre je n'avais pas d'appétit. Outre ma mélancolie habituelle, j'avais l'amour en tête. Eh bien, la secousse d'aujourd'hui m'a guéri le corps en m'apaisant l'imagination. Vrai, je me sens tout autre, et l'idée que je fais enfin quelque chose de bon et de grand me relève au-dessus de ma vie ordinaire. N'en riez pas! En feriez-vous autant a ma place? Ce n'est pas sûr!… Vous autres beaux esprits, vous avez pour vous l'éloquence. Cela doit user le coeur à la longue!… Mais nous voilà seuls. Manassé ne reviendra pas sans que je le sonne, car, vous voyez, il y a là un cordon qui glisse sous les treilles et qui aboutit à sa maisonnette, dans l'enclos voisin. Parlez: que vouliez-vous me dire? et pourquoi prétendez-vous que madame de Valvèdre ne peut pas venir ici?
Je le lui expliquai sans détour. Il m'écouta avec toute l'attention possible comme s'il eût voulu s'aviser et s'instruire des délicatesses de l'amour; puis il reprit la parole.
—Vous vous méprenez sur mes espérances, dit-il; je n'en avais pas.
—Vous n'en aviez pas, et vous faisiez décorer cette maisonnette, vous choisissiez une à une les plus belles perles d'Orient?…
—Je n'espérais rien de ces moyens-là, surtout depuis l'affaire de la bague. Faut-il vous répéter que, pour moi, je n'y voyais que des hommages désintéressés, des preuves de dévouement, la joie de procurer un petit plaisir féminin à une femme recherchée? Vous ne comprenez pas cela, vous! Vous vous êtes dit: «Je mériterai et j'obtiendrai l'amour par mes talents et ma rhétorique.» Moi, je n'ai pas de talents. Toute ma valeur est dans ma richesse. Chacun offre ce qu'il a, que diable! Je n'ai jamais eu la pensée d'acheter une femme de ce mérite; mais, si par ma passion j'avais pu la convaincre, où eût été l'offense quand je serais venu mettre mes trésors sous ses pieds? Tous les jours, l'amour exprime sa reconnaissance par des dons, et, quand un nabab offre des bouquets de pierreries, c'est comme si vous offriez un sonnet dans une poignée de fleurs des champs.
—Je vois, lui dis-je, que nous ne nous entendrons pas sur ce point.
Admettez, si vous voulez, que j'ai un scrupule déraisonnable, mais
sachez que ma répugnance est invincible. Jamais, je vous le déclare,
Alida ne viendra ici.
—Vous êtes un ingrat! fit Moserwald en levant les épaules.
—Non, m'écriai-je, je ne veux pas être ingrat! Je vois que vous ne m'avez pas trompé en me disant qu'il y avait en vous des trésors de bonté. Ces trésors-là, je les accepte. Vous savez le secret de ma vie. Vous l'avez surpris, je n'ai donc pas eu le mérite de vous le confier, et pourtant je le sens en sûreté dans votre coeur. Vous voulez me conseiller dans l'emploi des moyens matériels qui peuvent assurer ou compromettre le bonheur et la dignité de la femme que j'aime? Je crois à votre expérience, vous connaissez mieux que moi la vie pratique. Je vous consulterai, et, si vous me conseillez bien, ma reconnaissance sera éternelle. Toutes mes répulsions pour certains côtés de votre nature seront vivement combattues et peut-être effacées en moi par l'amitié. Il en est déjà ainsi; oui, j'ai pour vous une réelle affection, j'estime en vous des qualités d'autant plus précieuses qu'elles sont natives et spontanées. Ne me demandez pas autre chose, ne cherchez jamais à me faire accepter des services d'une valeur vénale. Vous n'êtes que riche, dites-vous, et chacun offre ce qu'il peut! Vous vous calomniez: vous voyez bien que vous avez une valeur morale, et que c'est par là que vous avez conquis ma gratitude et mon affection.
Le pauvre Moserwald me serra dans ses bras en recommençant à pleurer.
—J'ai donc enfin un ami! s'écria-t-il, un véritable ami, qui ne me coûte pas d'argent! Ma foi, c'est le premier, et ce sera le seul. Je connais assez l'humanité pour avoir cela. Eh bien, je le garderai comme la prunelle de mes yeux, et vous, comme mon ami, prenez mon coeur, mon sang et mes entrailles. Nephtali Moserwald est à vous à la vie et à la mort.
Après ces effusions, où il trouva le moyen d'être comique et pathétique en même temps, il me déclara qu'il fallait parler raison sur le point capital, l'avenir de madame de Valvèdre. Je lui racontai comment je m'étais lié à mon insu avec le mari, et, sans lui rien confier des orages de mon amour, je lui fis comprendre que des relations ordinaires protégées par l'hypocrisie des convenances étaient impossibles entre deux caractères entiers et passionnés. Il me fallait posséder l'âme d'Alida dans la solitude, j'étais incapable de ruser avec son mari et son entourage.
—Vous avez grand tort d'être ainsi, répondit Moserwald. C'est un puritanisme qui rendra toutes choses bien difficiles; mais, si vous êtes cassant et maladroit, ce qu'il y a encore de plus habile, c'est de disparaître. Eh bien, cherchons les moyens. M. de Valvèdre est riche et sa femme n'a rien. Je me suis informé à de bonnes sources, et je sais des choses que vous ignorez probablement; car vous avez traité d'injurieux mon amour pour elle, et pourtant, par le fait, le vôtre lui sera plus nuisible. Savez-vous qu'on peut l'épouser, cette femme charmante, et que ma fortune me permettait d'y prétendre?
—L'épouser! Que dites-vous? Elle n'est donc pas mariée?…
—Elle est catholique, Valvèdre est protestant, et ils se sont mariés selon le rite de la confession d'Augsbourg, qui admet le divorce. Bien que M. de Valvèdre soit, à ce qu'on dit, un grand philosophe, il n'a pas voulu faire acte de catholicité, et, bien qu'Alida et sa mère fussent très-orthodoxes, ce mariage était si beau pour une fille sans avoir, que l'on n'insista pas pour le faire ratifier par votre Église et par les lois civiles qui confirment l'indissolubilité. On assure que madame de Valvèdre s'est affectée plus tard de ce genre d'union qui ne lui paraissait pas assez légitime, mais que rien n'a pu décider son mari à se dénationaliser, civilement et religieusement parlant. Donc, le jour où Valvèdre sera mécontent de sa femme, il pourra la répudier, qu'elle y consente ou non et la laisser à peu près dans la misère. Ne jouez pas avec la situation, Francis! vous n'avez rien, et il y a dix ans que cette femme vit dans l'aisance. La misère tue l'amour!
—Elle ne connaîtra pas la misère; je travaillerai.
—Vous ne travaillerez pas de longtemps, vous êtes trop amoureux. L'amour emporte le génie, je le sais par expérience, moi qui n'avais qu'un gros bon sens, et qui suis parfaitement devenu fou! Je n'ai pas fait une seule bonne affaire depuis que j'avais cette folie en tête. Heureusement, j'en avais fait auparavant; mais revenons à vous, et supposons, si vous voulez, que vous ferez, malgré l'amour, des vers magnifiques. Savez-vous ce que cela rapporte? Rien quand on n'est pas connu, et fort peu quand on est célèbre. Il arrive même très-souvent que, pour commencer, il faut être son propre éditeur, sauf à vendre une demi-douzaine d'exemplaires. Croyez-moi, la poésie est un plaisir de prince. Ne songez à elle qu'à vos moments perdus. Je vous trouverai bien un emploi, mais il faudra s'en occuper et s'y tenir. Des chiffres, cela ne vous amusera pas, et si Alida s'ennuie dans la ville où vous vous fixerez!… Je vous l'ai dit la première fois que je vous ai vu, vous devriez faire des affaires. Vous n'y entendez rien, mais cela s'apprend plus vite que le grec et le latin, et, avec de bons conseils, on peut arriver, pourvu qu'on n'ait pas de scrupules exagérés et des idées fausses sur le mécanisme social.
—Ne me parlez pas de cela, Moserwald! répondis-je avec vivacité. Vous passez pour un honnête homme, ne me dites rien des opérations qui vous ont enrichi. Laissez-moi croire que la source est pure. Je risquerais, ou de ne pas comprendre, ou de me trouver dans un désaccord terrible avec vous. D'ailleurs, mon jugement là-dessus est fort inutile; il y a un premier et insurmontable obstacle, c'est que je n'ai pas le plus mince capital à risquer.
—Mais, moi, je veux risquer pour vous… Je ne vous associerai qu'aux bénéfices!
—Laissons cela; c'est impossible!
—Vous ne m'aimez pas!
—Je veux vous aimer en dehors des questions d'intérêt, je vous l'ai dit. Faut-il s'expliquer?… Les causes et les circonstances de notre amitié sont exceptionnelles; ce qu'un ami ordinaire pourrait peut-être accepter de vous très-naturellement, moi, je dois le refuser.
—Oui, je comprends, vous vous dites que, par le fait, c'est à moi qu'Alida devrait son bien-être!… Alors n'en parlons plus; mais le diable m'emporte si je sais ce que vous allez devenir! Il faudrait, pour vous donner un bon conseil, savoir les dispositions du mari.
—Cela est impossible. L'homme est impénétrable.
—Impénétrable!… Bah! si je m'en mêlais!
—Vous?
—Eh bien, oui, moi, et sans paraître en aucune façon.
—Expliquez-vous.
—Il a bien confiance en quelqu'un, ce mari?
—Je n'en sais rien.
—Mais, moi, je le sais! Il ouvre quelquefois le verrou de sa cervelle pour votre ami Obernay… Je l'ai écoulé parler, et, comme il mêlait de la science à sa conversation, je n'ai pas bien compris; mais il m'a paru un homme chagrin ou préoccupé. Cependant il n'a nommé personne. Il parlait peut-être d'une autre femme que la sienne: il est peut-être épris de cette merveilleuse Adélaïde.
—Ah! taisez-vous, Moserwald! la soeur d'Obernay! un homme marié!
—Un homme marié qui peut divorcer!
—C'est vrai, mon Dieu! Parlait-il de divorcer?
—Allons, je vois que la chose vous intéresse plus que moi, et, au fait, c'est vous seul qu'elle intéresse à présent. Si Alida avait eu le bon sens de m'aimer, je ne m'inquiétais guère de son mari, moi! Je lui faisais tout rompre, je lui assurais un sort quatre-vingt-dix fois plus beau que celui qu'elle a, et je l'épousais, car je suis libre et honnête homme! Vous voyez bien que mes pensées ne l'avilissaient pas; mais l'amour est fantasque, c'est vous qu'elle choisit: n'y pensons plus. Donc, c'est à vous qu'il importe et qu'il appartient de fouiller dans le coeur et dans la conscience du mari. Ne quittez pas ce précieux casino, mon cher; mettez-vous souvent en embuscade au bout du mur, sous la tonnelle de charmille que vous voyez d'ici, et qui est la répétition de celle qui occupe l'angle du jardin Obernay. C'est là que j'ai fait pratiquer une fente bien masquée. Le mur n'est pas long, et, lors même que les personnages se promènent d'un bout à l'autre en causant, on ne perd pas grand'chose quand on a l'oreille fine. Faites ce métier patiemment pendant cinq ou six fois vingt-quatre heures, s'il le faut, et je parie que vous saurez ce que vous voulez savoir.
—L'idée est ingénieuse à coup sûr, mais je n'en profiterai pas. Surprendre ainsi les secrets de la famille Obernay me semble une bassesse!
—Vous voilà encore avec vos exagérations! Il s'agit bien des Obernay! Si votre ami marie sa soeur avec Valvèdre, vous le saurez un peu plus tôt que les autres, voilà tout, et vous êtes bon, j'imagine, pour garder les secrets que vous surprendrez. Ce qui est d'une importance incalculable pour Alida, c'est de savoir si Valvèdre l'aime encore ou s'il en aime une autre. Dans le premier cas, il est jaloux, irrité, il se venge en brisant tout, et vos affaires vont mal: il faudra alors se creuser la tête pour en sortir. Dans le second cas, tout est sauvé, vous tenez le Valvèdre. Pressé de rompre sa chaîne, il fait à sa femme un sort très-honorable, qu'elle pourra même discuter, et on se sépare sans aucun bruit; car, si le divorce peut s'obtenir malgré la résistance de l'un des époux, il y a scandale dans ces cas-là, tandis que, par consentement mutuel, aucune des parties n'est déconsidérée. Valvèdre fera beaucoup de sacrifices à sa réputation. Ce sera l'affaire de sa femme de profiter de la circonstance. Alors vous l'épousez; vous n'êtes pas bien riches, mais vous avez le nécessaire, et il vous est permis de cultiver les lettres. Autrement…
J'interrompis Moserwald avec humeur. J'avais beau faire pour l'aimer, il trouvait toujours moyen de me blesser avec son positivisme.
—Vous faites de ma passion, lui dis-je, une affaire d'intérêt. Vous m'en guéririez, si je vous laissais prendre de l'influence sur moi. Tenez, j'en suis fâché, tout ce que vous m'avez conseillé aujourd'hui est détestable. Je ne veux ni attirer Alida ici, ni accepter de vous les moyens de la faire vivre avec moi, ni écouter derrière les murs,—autant vaut écouter aux portes,—ni me préoccuper de la question d'argent, ni désirer un divorce qui me permettrait de faire un mariage avantageux. Je veux aimer, je veux croire, je veux rester sincère et enthousiaste. Je braverai donc la destinée, quelle qu'elle soit, puisqu'il n'y a pas de moyens irréprochables pour la soumettre.
—C'est fort bien, mon pauvre don Quichotte! répondit Moserwald en prenant son chapeau. Vous parlez à votre aise de risquer le tout pour le tout! Mais, si vous aimez, vous réfléchirez avant de précipiter Alida dans la honte et dans le besoin. Je vous laisse; la nuit porte conseil, et vous passerez la nuit ici, car vous n'avez pas vos effets, et il faut bien me donner le temps de vous les faire tenir. Où sont-ils?
Je les avais laissés aux environs de Genève, dans une auberge de village que je lui indiquai.
—Vous les aurez demain matin, me dit-il, et, si vous voulez partir pour le royaume de l'inconnu, vous partirez: mais le dieu d'amour vous inspirera auparavant quelque chose de plus raisonnable et surtout de plus délicat. Demain au soir, je reviendrai voir si vous y êtes encore et dîner avec vous…, si toutefois vous êtes seul.
J'écrivis à madame de Valvèdre le résumé de tout ce qui s'était passé, comme quoi je me trouvais tout près d'elle et pouvais l'apercevoir, si elle se promenait dans le jardin. Je dormis quelques heures, et, dès le matin, je lui fis tenir ma lettre par l'adroit et dévoué Manassé, qui me rapporta la réponse, ainsi que mon sac de voyage.
«Restez où vous êtes, me disait madame de Valvèdre; j'ai confiance en ce Moserwald, et il ne me répugne pas d'aller dans ce jardin. Faites que celui qui donne vis-à-vis de la chapelle soit ouvert, et ne bougez pas de la journée.»
A trois heures de l'après-midi, elle se glissa dans mon enclos. J'hésitais à la faire entrer dans le pavillon. Elle se moqua de mes scrupules.
—Comment voulez-vous, me dit-elle, que je m'offense des projets de mariage de ce Moserwald? Il voulait gagner mon coeur à force de bagues et de colliers! Il raisonnait à son point de vue, qui n'est pas le nôtre. Un juif est un animal sui generis, comme dirait M. de Valvèdre; il n'y a pas à discuter avec ces êtres-là, et rien de leur part ne peut nous atteindre.
—Vous détestez les juifs à ce point? lui dis-je.
—Non, pas du tout! je les méprise!
Je fus choqué de ce parti pris, inique à tant d'égards; j'y vis une preuve de plus de ce levain d'amertume et d'injustice réelle qui était dans le caractère d'Alida; mais ce n'était pas le moment de s'arrêter à un incident, quel qu'il fût: nous avions tant de choses à nous dire!
Elle entra dans le casino, elle en critiqua la richesse avec dédain et ne regarda pas seulement les perles.
—Au milieu de toutes les imbécillités de ce Moserwald, dit-elle, il y a une bonne idée dont je m'empare Il veut que nous surprenions les secrets de mon mari. Cela peut vous répugner; mais c'est mon droit, et c'est pour essayer cela que je suis venue.
—Alida, repris-je saisi d'inquiétude, vous êtes donc bien tourmentée des résolutions de votre mari?
—J'ai des enfants, répondit-elle, et il m'importe de savoir quelle femme aura la prétention de devenir leur mère. Si c'est Adélaïde… Pourquoi donc rougissez-vous?
J'ignore si j'avais rougi en effet, mais il est certain que je me sentais blessé de voir l'immaculée soeur d'Obernay mêlée à nos préoccupations. Je n'avais pas fait part à madame de Valvèdre des réflexions de Moserwald à cet égard; j'eusse cru trahir la religion de la famille et de l'amitié; mais un reste de jalousie rendait Alida cruelle envers cette jeune fille, envers moi, envers Valvèdre et tous les autres.
—Vous ne me croyez pas assez simple, dit-elle, pour n'avoir pas vu, depuis huit jours, que la belle des belles trouve mon mari fort bien, qu'elle s'évanouit presque d'admiration à chaque parole de sa bouche éloquente, que mademoiselle Juste la traite déjà comme sa soeur, qu'on joue à la petite mère avec mes fils, enfin que, dès hier, toute la famille, surprise de votre brusque départ, a définitivement tourné les yeux vers le pôle, c'est-à-dire vers le nom et la fortune! Ces Obernay sont très-positifs, des gens si raisonnables! Quant à la jeune personne, elle était d'une gaieté folle en m'annonçant que vous étiez parti. J'aurais fait bien d'autres observations, si je n'eusse été brisée de fatigue et forcée de me retirer de bonne heure. Aujourd'hui, je me sens plus vivante, vous êtes là, et je m'imagine que je vais apprendre quelque chose qui me rendra la liberté et le repos de ma conscience. Moi qui avais des remords et qui prenais mon mari pour un sage de la Grèce!… Allons donc! il est toujours jeune, et beau, et brûlant comme un volcan sous la glace!
—Alida! m'écriai-je, frappé d'un trait de lumière, ce n'est pas de moi, c'est de votre mari que vous êtes jalouse!…
—Ce serait donc de vous deux à la fois, reprit-elle, car je le suis de vous horriblement, je ne peux pas le cacher. Cela m'est revenu ce matin avec la vie.
—C'est peut-être de nous deux! qui sait? vous l'avez tant aimé!
Elle ne répondit pas. Elle était inquiète, agitée; il semblait qu'elle se repentît de notre réconciliation et de nos serments de la veille, ou qu'une préoccupation plus vive que notre amour lui fît voir enfin les dangers de cet amour et les obstacles de la situation. Il était évident que ma lettre l'avait bouleversée, car elle m'accablait de questions sur les révélations que Moserwald m'avait faites.
—A mon tour, lui dis-je, laissez-moi donc vous interroger. Comment se fait-il que, me voyant si malheureux en présence de tout ce qui nous sépare, vous ne m'ayez jamais dit: «Tout cela n'existe pas, je peux invoquer une loi plus humaine et plus douce que la nôtre, j'ai fait un mariage protestant?»
—J'ai dû croire que vous le saviez, répondit-elle, et que vous pensiez comme moi là-dessus.
—Comment pensez-vous? Je l'ignore.
—Je suis catholique… autant que peut l'être une personne qui a le malheur de douter souvent de tout et de Dieu même. Je crois du moins que la meilleure société possible est la société qui reconnaît l'autorité absolue de l'Église et l'indissolubilité du mariage. J'ai donc souffert amèrement de ce qu'il y a d'incomplet et d'irrégulier dans le mien. N'était-ce pas une raison de plus pour y ajouter, par ma croyance et ma volonté, la sanction que lui a refusée Valvèdre? Ma conscience n'a jamais admis et n'admettra jamais que lui ou moi ayons le droit de rompre.
—Eh bien, répondis-je, je vous aime mieux ainsi: cela me semble plus digne de vous; mais, si votre mari vous contraint à reprendre votre liberté!…
—Il peut reprendre la sienne, si tant est qu'il l'ait perdue; mais, moi, rien ne me décidera à me remarier. Voilà pourquoi je ne vous ai jamais dit que cela fut possible.
Croirait-on que cette décision si nette me blessa profondément? Une heure auparavant, je frémissais encore à l'idée de devenir l'époux d'une femme de trente ans, deux fois mère, et riche des aumônes d'un ancien mari. Toute ma passion faiblissait devant une si redoutable perspective, et pourtant je m'étais dit que, si Alida, répudiée par ma faute, exigeait de moi cette solennelle réparation, je me ferais au besoin naturaliser étranger pour la lui donner; mais j'espérais qu'elle n'y songerait seulement pas, et voilà que je l'interrogeais, voilà que je me trouvais humilié et comme offensé de sa fidélité quand même envers l'époux ingrat! Il était dans la destinée et aussi dans la nature de notre amour de nous abreuver de chagrins à tout propos, à toute heure, de nous rendre méfiants, susceptibles. Nous échangeâmes des paroles aigres, et nous nous quittâmes en nous adorant plus que jamais, car il nous fallait l'orage pour milieu, et l'enthousiasme ne se faisait en nous qu'après l'excitation de la colère ou de la douleur.
Ce qu'il y avait de remarquable, c'est que nous n'arrivions jamais à prendre une résolution. Il me semblait pressentir un mystère derrière les réserves et les hésitations d'Alida. Elle prétendait qu'il y en avait un aussi en moi, que je conservais une arrière-pensée de mariage avec Adélaïde, ou que j'aimais trop ma liberté d'artiste pour me donner tout entier à notre amour. Et, quand je lui offrais ma vie, mon nom, ma religion, mon honneur, elle refusait tout, invoquant sa propre conscience et sa propre dignité. Quel labyrinthe inextricable, quel chaos effrayant nous environnait!
Quand elle fut partie, disant, comme de coutume, qu'elle réfléchirait et que je devais attendre une solution, je marchai avec agitation sous la treille et me retrouvai machinalement à l'angle de la muraille, derrière la tonnelle des Obernay. Adélaïde et Rosa étaient là; elles causaient.
—Je vois qu'il faut travailler pour faire plaisir à nos parents, à mon frère et à toi, disait la petite, et aussi à mon bon ami Valvèdre, à Paule, à tout le monde enfin! Cependant, comme je me sens bien d'être un peu paresseuse par nature, je voudrais que tu me disses encore d'autres raisons pour me forcer à me vaincre.
—Je t'ai déjà dit, répondit la voix suave de l'aînée, que le travail plaisait à Dieu.
—Oui, oui, parce que mon courage lui marquera l'amour que j'ai pour mes parents et mes amis; mais pourquoi n'y a-t-il dans tout cela que moi à qui la peine d'apprendre ne fasse pas grand plaisir?
—Parce que tu ne réfléchis pas. Tu t'imagines que la paresse te réjouirait? Tu te trompes bien! Aussitôt que ce qui nous contente afflige ceux qui nous aiment, nous sommes dans le faux et dans le mal, dans le repentir et le chagrin par conséquent. Comprends-tu cela? Voyons!
—Oui, je comprends. Alors je serai donc mauvaise, si je suis paresseuse?
—Oh! cela, je t'en réponds! dit Adélaïde avec un accent qui paraissait gros d'allusions intérieures.
Il sembla que l'enfant eût deviné l'objet de ces allusions, car elle reprit après un instant de silence:
—Dis donc, soeur, est-ce que notre amie Alida est mauvaise?
—Pourquoi le serait-elle?
—Dame! elle ne fait rien de la journée, et elle ne se cache pas pour dire qu'elle n'a jamais voulu rien apprendre.
—Elle n'est pas mauvaise pour cela. Il faut croire que ses parents ne tenaient pas à ce qu'elle fût instruite; mais, puisque tu me parles d'elle, crois-tu qu'elle se plaise beaucoup à ne rien faire? Il me semble qu'elle s'ennuie souvent.
—Je ne sais pas si elle s'ennuie, mais elle bâille ou pleure toujours. Sais-tu qu'elle n'est pas gaie, notre amie? A quoi donc pense-t-elle du matin au soir? Peut-être qu'elle ne pense pas.
—Tu te trompes. Comme elle a beaucoup d'esprit, elle pense au contraire beaucoup, et peut-être même qu'elle pense trop.
—Trop penser! Papa me dit toujours: «Pense, pense donc, tête folle! pense à ce que tu fais!»
—Le père a raison. Il faut penser toujours à ce qu'on fait et jamais à ce qu'on ne doit pas faire.
—A quoi donc pense Alida? Voyons, le devines-tu?
—Oui, et je vais te le dire.
Adélaïde baissait instinctivement la voix; je collai mon oreille contre la fente du mur, sans me rappeler le moins du monde que je m'étais promis de ne jamais espionner.
—Elle pense à toutes choses, disait Adélaïde: elle est comme toi et moi, et peut-être beaucoup plus intelligente que nous deux; mais elle pense sans ordre et sans direction. Tu peux comprendre cela, toi qui me racontes souvent tes songes de la nuit. Eh bien, quand tu rêves, penses-tu?
—Oui, puisque je vois un tas de personnes et de choses, des oiseaux, des fleurs…
—Mais dépend-il de toi de voir ou de ne pas voir ces fantômes-là?
—Non, puisque je dors!
—Tu n'as donc pas de volonté, et, par conséquent, pas de raison et pas de suite d'idées quand tu rêves.
Eh bien, il y a des personnes qui rêvent presque toujours, même quand elles sont éveillées.
—C'est donc une maladie?
—Oui, une maladie très-douloureuse et dont on guérirait par l'étude des choses vraies, car on ne fait pas toujours, comme toi, de beaux rêves. On en fait de tristes et d'effrayants quand on a le cerveau vide, et on arrive à croire à ses propres visions. Voilà pourquoi tu vois notre amie pleurer sans cause apparente.
—C'est donc cela! Et, j'y pense, nous ne pleurons jamais, nous autres! Je ne t'ai jamais vue pleurer, toi, que quand maman était malade; moi, je bâille bien quelquefois, mais c'est quand la pendule marque dix heures du soir. Pauvre Alida! je vois que nous sommes plus raisonnables qu'elle.
—Ne t'imagine pas que nous valions mieux que d'autres. Nous sommes plus heureuses, parce que nous avons des parents qui nous conseillent bien. Là-dessus, remercie Dieu, petite Rose, embrasse-moi, et allons voir si la mère n'a pas besoin de nous pour le ménage.
Cette rapide et simple leçon de morale et de philosophie dans la bouche d'une fille de dix-huit ans me donna beaucoup à réfléchir. N'avait-elle pas mis le doigt sur la plaie avec une sagacité extrême, tout en prêchant sa petite soeur? Alida était-elle un esprit bien lucide, et son imagination n'emportait-elle pas son jugement dans un douloureux et continuel vertige? Ses irrésolutions, l'inconséquence de ses velléités de religion et de scepticisme, de jalousie tantôt envers son mari, tantôt envers son amant, ses aversions obstinées, ses préjugés de race, ses engouements rapides, sa passion même pour moi, si austère et si ardente en même temps, que penser de tout cela? Je me sentis si effrayé d'elle, qu'un instant je me crus délivré du charme fatal par l'ingénue et sainte causerie de deux enfants.
Mais pouvais-je être sauvé si aisément, moi qui portais, comme Alida, le ciel et l'enfer dans mon cerveau troublé, moi qui m'étais voué au rêve de la poésie et de la passion, sans vouloir admettre qu'il y eût, au-dessus de mes propres visions et de ma libre création intérieure, un monde de recherches, sanctionnées par le travail des autres et l'examen des grandes individualités? Non, j'étais trop superbe et trop fiévreux pour comprendre ce mot simple et profond d'Adélaïde à sa petite soeur: l'étude des choses vraies! L'enfant avait compris, et, moi, je haussais les épaules en essuyant la sueur de mon front embrasé.
Les jours qui suivirent eurent des heures fortunées, des enivrements et des palpitations terribles, au milieu de leurs détresses et de leurs découragements. Je restai dans le casino, et je tentai d'y ébaucher un livre, précisément sur cette question qui me brûlait les entrailles, l'amour! Il semblait que le destin m'eût jeté dans mon sujet en pleine lumière, et que le hasard m'eût fourni pour cabinet de travail l'oasis rêvée par les poëtes. J'étais entre quatre murs, il est vrai, dans une sorte de prison régulièrement encadrée d'un berceau de monotone verdure; mais cet intérieur d'enclos, abandonné à lui-même, avait des massifs de buissons et des festons de ronces, parmi lesquels la belle vache et les chèvres gracieuses brillaient au soleil comme dans un cadre de velours. L'herbe poussait si drue, qu'au matin elle avait réparé le dégât causé par la pâture de la veille. Derrière le casino, j'avais le parfum des roses et un rideau de chèvrefeuille rouge d'un incomparable éclat. Les petites hirondelles dessinaient dans le ciel de souples évolutions au-dessous des courbes plus larges et plus hardies des martinets au sombre plumage. De la mansarde du casino, je découvrais, au-dessus des maisons inclinées en pente rapide, un coin de lac et quelques cimes de montagnes. Le temps était chaud, écrasant; les matinées et les nuits étaient splendides.
Alida venait chaque jour passer une ou deux heures auprès de moi. Elle était censée prier dans l'église; elle s'échappait par la petite porte. Manassé l'aidait par un signal à saisir le moment où la rue était déserte. Je ne me montrais pas, je ne sortais jamais de mon enclos, nul ne pouvait me savoir là.
Moserwald mit une extrême discrétion dans ses rapports avec moi dès qu'il sut que je recevais madame de Valvèdre. Il ne vint plus que lorsque je le faisais demander. Il ne me questionnait plus, il m'entourait de soins et de gâteries qui sans doute étaient secrètement à l'adresse de la femme aimée, mais qui ne la scandalisaient pas. Elle en riait et prétendait que ce juif était largement payé de ses peines par la confiance qu'elle lui témoignait en venant chez lui et par l'amitié qu'avec lui je prenais au sérieux.
J'avais accepté cette situation étrange, et je m'y habituais insensiblement en voyant le peu de compte que madame de Valvèdre en voulait tenir. Rien n'avançait dans nos projets, sans cesse discutés et toujours plus discutables. Alida commençait à croire que Moserwald ne s'était pas trompé, c'est-à-dire que Valvèdre, préoccupé extraordinairement, couvait quelque mystérieuse résolution; mais quelle était cette résolution? Ce pouvait aussi bien être une exploration des mers du Sud qu'une demande en séparation judiciaire. Il était toujours aussi doux et aussi poli envers sa femme; pas la moindre allusion à notre rencontre aux approches de sa villa. Personne ne paraissait lui en avoir entendu parler; pas la moindre apparence de soupçon. Alida n'était nullement surveillée; au contraire, chaque jour la rendait plus libre. Les Obernay avaient repris leur train de vie paisible et laborieux. On ne se voyait plus guère qu'aux repas et dans la soirée. Loin de faire pressentir un doute ou un blâme, les hôtes de madame de Valvèdre lui témoignaient une sollicitude cordiale et la pressaient de prolonger son séjour dans leur maison. Il le fallait, disaient-ils, pour habituer les enfants à changer de milieu sous les yeux de leurs parents. Valvèdre venait tous les jours chez les Obernay et semblait être tout à l'installation et aux premières études de ses fils, ainsi qu'aux premières joies domestiques de sa soeur Paule. Mademoiselle Juste se tenait davantage chez elle et paraissait avoir enfin franchement donné sa démission. Tout était donc pour le mieux, et il fallait demander au ciel que cette situation se prolongeât, disait madame de Valvèdre, et pourtant elle avouait des moments de terreur. Elle avait vu ou rêvé un nuage sombre, une tristesse inconnue, sans précédent, au fond du placide regard de son mari.
Mais, si l'amour va vite dans ses appréhensions, il va encore plus vite dans ses audaces, et, comme rien de nouveau ne s'était produit à la fin de la semaine, nous commencions à respirer, à oublier le péril et à parler de l'avenir comme si nous n'avions qu'à nous baisser pour en faire un tapis sous nos pas.
Alida avait horreur des choses matérielles; elle fronçait le coin délié de son beau sourcil noir, quand j'essayais de lui parler au moins de voyage, d'établissement momentané dans un lieu quelconque, de motifs à trouver pour qu'elle eût le droit de disparaître pendant quelques semaines.
—Ah! disait-elle, je ne veux pas savoir encore! Ce sont des questions d'auberge ou de diligence qui doivent se résoudre à l'impromptu. L'occasion est toujours le seul conseil qu'on puisse suivre. Êtes-vous mal ici? Vous ennuyez-vous de m'y voir entre quatre murs? Attendons que la destinée nous chasse de ce nid trouvé sur la branche. L'inspiration me viendra quand il faudra se réfugier ailleurs.
On voit qu'il n'était plus question de se réunir pour toujours et même pour longtemps. Alida, inquiète des projets de son mari, n'admettait pas qu'elle pût faire un éclat qui donnerait à celui-ci des griefs publics contre elle.
N'espérant plus changer sa destinée et sentant bien que je ne le devais pas, je m'efforçais de vivre comme elle au jour le jour, et de profiter du bonheur que sa présence et mon propre travail eussent dû m'apporter dans cette retraite charmante et sûre. Si l'amour inquiet et inassouvi me dévorait encore auprès d'elle, j'avais la poésie pour épancher en son absence la surexcitation qu'elle me laissait. Cet embrasement de toutes mes facultés se faisait sentir à moi avec tant de puissance, que je savais presque gré à mon inflexible amante de me l'avoir fait connaître et de m'y maintenir; mais elle était pour mon cerveau comme une dévorante liqueur qui ne ranime qu'à la condition d'épuiser. Je croyais embrasser l'univers dans mon aspiration d'amant et d'artiste, et, après des heures d'une rêverie pleine de transports divins et d'aspirations immenses, je retombais anéanti et incapable de fixer mon rêve. Malgré moi alors, je me rappelais la modeste définition d'Adélaïde: «Rêver n'est pas penser!»
VII
J'avais résolu de ne plus épier les secrets du voisinage, et j'avais parlé si sévèrement à madame de Valvèdre, qu'elle-même avait renoncé à écouter; mais, en marchant sous la treille, je m'arrêtais involontairement à la voix d'Adélaïde ou de Rosa, et je restais quelquefois enchaîné, non par leurs paroles, que je ne voulais plus saisir en m'arrêtant sous la tonnelle ou en m'approchant trop de la muraille, mais par la musique de leur douce causerie. Elles venaient à des heures régulières, de huit à neuf heures du matin, et de cinq à six heures du soir. C'étaient probablement les heures de récréation de la petite. Un matin, je restai charmé par un air que chantait l'aînée. Elle le chantait à voix basse cependant, comme pour n'être entendue que de Rosa, à qui elle paraissait vouloir l'apprendre. C'était en italien; des paroles fraîches, un peu singulières, sur un air d'une exquise suavité qui m'est resté dans la mémoire comme un souffle de printemps. Voici le sens des paroles qu'elles répétèrent alternativement plusieurs fois:
«Rose des roses, ma belle patronne, tu n'as ni trône dans le ciel, ni robe étoilée; mais tu es reine sur la terre, reine sans égale dans mon jardin, reine dans l'air et le soleil, dans le paradis de ma gaieté. »Rose des buissons, ma petite marraine, tu n'es pas bien fière; mais tu es si jolie! Rien ne te gêne, tu étends tes guirlandes comme des bras pour bénir la liberté, pour bénir le paradis de ma force.
»Rose des eaux, nymphéa blanc de la fontaine, chère soeur, tu ne demandes que de la fraîcheur et de l'ombre; mais tu sens bon et tu parais si heureuse! Je m'assoirai près de toi pour penser à la modestie, le paradis de ma sagesse.»
—Encore une fois! dit Rosa; je ne peux pas retenir le dernier vers.
—C'est le mot de sagesse qui te fait mal à dire, n'est-ce pas, fille terrible? reprit Adélaïde en riant.
—Peut-être! Je comprends mieux la gaieté, la liberté…, la force!
Veux-tu que je grimpe sur le vieux if?
—Non pas! c'est très-mal appris, de regarder chez les voisins.
—Bah! les voisins! On n'entend jamais par là que des animaux qui bêlent!
—Et tu as envie de faire la conversation avec eux?
—Méchante! Voyons, encore ton dernier couplet. Il est joli aussi, et c'est bien à toi d'avoir mis le nénufar dans les roses…, quoique la botanique le défende absolument! Mais la poésie, c'est le droit de mentir!
—Si je me suis permis cela, c'est toi qui l'as voulu! Tu m'as demandé hier au soir en t'endormant de te faire pour ce matin trois couplets, un à la rose mousseuse, un à l'églantine et un à ton nymphéa qui venait de fleurir. Voilà tout ce que j'ai trouvé en m'endormant aussi, moi!
—Le sommeil t'a prise juste sur le mot de sagesse? N'importe, voilà que je le sais, ton mot, et ton air aussi. Écoute!
Elle chanta l'air, et tout aussitôt elle voulut le dire en duo avec sa soeur.
—Je le veux bien, répondit Adélaïde; mais tu vas taire la seconde partie, là, tout de suite, d'instinct!
—Oh! d'instinct, ça me va; mais gare les fausses notes!
—Oui, certes, gare! et chante tout bas comme moi; il ne faut pas réveiller Alida, qui se couche si tard!
—Et puis tu as bien peur qu'on n'entende tes chansons! Dis donc, est-ce que maman gronderait si elle savait que tu fais des vers et de la musique pour moi?
—Non, mais elle gronderait si nous le disions.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle trouverait qu'il n'y a pas de quoi se vanter, et elle aurait bien raison!
—Moi, je trouve pourtant cela très-beau, ce que tu fais!
—Parce que tu es un enfant.
—C'est-à-dire un oison! Eh bien, j'ai envie de consulter… voyons, personne de chez nous, puisque les parens disent toujours que leurs enfants sont bêtes, mais… mon ami Valvèdre!
—Si tu dis et si tu chantes à qui que ce soit les niaiseries que tu me fais faire, tu sais notre marché? je ne t'en ferai plus.
—Oh! alors motus! Chantons!
L'enfant fit sa partie avec beaucoup de justesse; Adélaïde trouva l'harmonie correcte mais vulgaire, et lui indiqua des changements que l'autre discuta, comprit et exécuta tout de suite. Cette courte et gaie leçon suffisait pour prouver à des oreilles exercées que la petite était admirablement douée, et l'autre déjà grande musicienne, éclairée du vrai rayon créateur. Elle était poëte aussi; car j'entendis, le lendemain, d'autres vers en diverses langues qu'elle récita ou chanta avec sa soeur, à qui elle faisait faire ainsi, en jouant, un résumé de plusieurs de ses connaissances acquises, et, en dépit du soin qu'elle avait pris, en composant, d'être toujours à la portée et même au goût de l'enfant, je fus frappé d'une pureté de forme et d'une élévation d'intelligence extraordinaires. D'abord je crus être sous le charme de ces deux voix juvéniles, dont le chuchotement mystérieux caressait l'oreille comme celui de l'eau et de la brise dans l'herbe et les feuillages; mais, quand elles furent parties, je me mis à écrire tout ce que ma mémoire avait pu garder, et je fus bientôt surpris, inquiet, presque accablé. Cette vierge de dix-huit ans, à qui le mot d'amour semblait n'offrir qu'un sens de métaphysique sublime, était plus inspirée que moi, le roi des orages, le futur poëte de la passion! Je relus ce que j'avais écrit depuis trois jours, et je le détruisis avec colère.
—Et pourtant, me disais-je en essayant de me consoler de ma défaite, j'ai un sujet, j'ai un foyer, et cette innocence contemplative n'en a pas. Elle chante la nature vide, les astres, les plantes, les rochers; l'homme est absent de cette création morne qu'elle symbolise d'une manière originale, il est vrai, mais qu'elle ne saurait embraser… Me laisserai-je détourner de ma voie par des rimailleries de pensionnaire?
Je voulus brûler les élucubrations d'Adélaïde sur les cendres des miennes. Je les relus auparavant, et je m'en épris malgré moi. Je m'en épris sérieusement. Cela me parut plus neuf que tout ce que faisaient les poëtes en renom, et le grand charme de ces monologues d'une jeune âme en face de Dieu et de la nature venait précisément de la complète absence de toute personnalité active. Rien là ne trahissait la fille qui se sent belle et qui cherche, uniquement pour s'y mirer, le miroir des eaux et des nuages. La jeune muse n'était pas une forme visible; c'était un esprit de lumière qui planait sur le monde, une voix qui chantait dans les cieux, et, quand elle disait moi, c'est Rosa, c'est l'enfance qu'elle faisait parler. Il semblait que ce chérubin aux yeux d'azur eût seul le droit de se faire entendre dans le grand concert de la création. C'était une inconcevable limpidité d'expressions, une grandeur étonnante d'appréciation et de sentiment avec un oubli entier de soi-même… oubli naturel ou volontaire effacement!—Cette flamme tranquille avait-elle déjà consumé la vitalité de la jeunesse? ou bien la tenait-elle assoupie, contenue, et cette adoration d'ange envers l'auteur du beau—c'est ainsi qu'elle appelait Dieu—donnait-elle le change à une passion de femme qui s'ignorait encore?
Je me perdais dans cette analyse, et certains élans religieux, certains vers exprimant le ravissement de la contemplation intelligente s'attachaient à ma mémoire jusqu'à l'obséder. J'essayais d'en changer les expressions pour qu'ils m'appartinssent. Je ne trouvais pas mieux, je ne trouvais même pas autre chose pour rendre une émotion si profonde et si pure.
—Ah! virginité! m'écriais-je avec effroi, es-tu donc l'apogée de la puissance intellectuelle, comme tu es celle de la beauté physique?
Le coeur du poëte est jaloux. Cette admiration, qui me saisissait impérieusement, me rendit morose et m'inspira pour Adélaïde une estime mêlée d'aversion. En vain je voulus combattre ce mauvais instinct; je me surpris, le soir même, écoutant ses enseignements à sa soeur, avec le besoin de découvrir qu'elle était vaine ou pédante. J'aurais pu avoir beau jeu, si sa modestie n'eût été réelle et entière. L'entretien fut comme une répétition de nomenclature qu'elle fit faire à Rosa. En marchant avec elle à travers tout le jardin, elle lui faisait nommer toutes les plantes du parterre, tous les cailloux des allées, tous les insectes qui passaient devant leurs yeux. Je les entendais revenir vers le mur et continuer avec rapidité, toujours très-gaies toutes deux, l'une, qui, déjà très-instruite à force de facilité naturelle, essayait de se révolter contre l'attention réclamée en substituant des noms plaisamment ingénieux de son invention aux noms scientifiques qu'elle avait oubliés; l'autre, qui, avec la force d'une volonté dévouée, conservait l'inaltérable patience et l'enjouement persuasif. Je fus émerveillé de la suite, de l'enchaînement et de l'ordonnance de son enseignement. Elle n'était plus poëte ni musicienne en ce moment-là; elle était la véritable fille, l'éminente élève du savant Obernay, le plus clair et le plus agréable des professeurs, au dire de mon père, au dire de tous ceux qui l'avaient entendu et qui étaient faits pour l'apprécier. Adélaïde lui ressemblait par l'esprit et par le caractère autant que par le visage. Elle n'était pas seulement la plus belle créature qui existât peut-être à cette époque; elle était la plus docte et la plus aimable, comme la plus sage et la plus heureuse.
Aimait-elle Valvèdre? Non, elle ne connaissait pas l'amour malheureux et impossible, cette sereine et studieuse fille! Pour s'en convaincre, il suffisait de voir avec quelle liberté d'esprit, avec quelle maternelle sollicitude elle instruisait sa jeune soeur. C'était une lutte charmante entre cette précoce maturité et cette turbulence enfantine. Rosa voulait toujours échapper à la méthode, et se faisait un jeu d'interrompre et d'embrouiller tout par des lazzi ou des questions intempestives, mêlant les règnes de la nature, parlant du papillon qui passait à propos du fucus de la fontaine, et du grain de sable à propos de la guêpe. Adélaïde répondait au lazzi par une moquerie plus forte et décrivait toutes choses sans se laisser distraire. Elle s'amusait aussi à embarrasser la mémoire ou la sagacité de l'enfant, quand celle-ci, se croyant sûre d'elle-même, débitait sa leçon avec une volubilité dédaigneuse. Enfin, aux questions imprévues et hors de propos, elle avait de soudaines réponses d'une étonnante simplicité dans une étonnante profondeur de vues, et l'enfant, éblouie, convaincue, parce qu'elle était admirablement intelligente aussi, oubliait son espièglerie et son besoin de révolte pour l'écouter et la faire expliquer davantage.
La victoire restait donc à l'institutrice, et la petite rentrait au logis ferrée tout à neuf sur ses études antérieures, l'esprit ouvert à de nobles curiosités, embrassant sa soeur et la remerciant après avoir mis sa patience à l'épreuve, se réjouissant de pouvoir prendre une bonne leçon avec son père, qui était le docteur suprême de l'une et de l'autre, ou avec Henri, le répétiteur bien-aimé; enfin disant pour conclure:
—J'espère que tu m'as assez tourmentée aujourd'hui, belle Adélaïde! Il faut que je sois une petite merveille d'esprit et de raison pour avoir souffert tout cela. Si tu ne me fais pas une romance ce soir, il faut que tu n'aies ni coeur ni tête!
Ainsi Adélaïde faisait à ses moments perdus, le soir en s'endormant, ces vers qui m'avaient bouleversé l'esprit, ces mélodies qui chantaient dans mon âme, et qui me donnaient comme une rage de déballer mon hautbois, condamné au silence! Elle était artiste par-dessus le marché, lorsqu'elle avait un instant pour l'être, et sans vouloir d'autre public que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude technique, tant je craignais d'attiédir mon souffle et de ralentir mon inspiration! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série de préoccupations diverses; j'avais toujours trouvé mauvais que les poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes eussent d'autre souci que celui d'être belles. J'étais soigneux pour mon compte de laisser inactives les facultés variées que ma première éducation avait développées en moi jusqu'à un certain point; j'étais jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde à cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde… et qui n'avait encore rien dit!
—Soit! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c'est-à-dire une espèce d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas de sa propre infériorité, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer, estimer, considérer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les amours en fuite?
Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d'Alida, sa préoccupation d'amour exclusive, l'art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie caressante pour l'objet de sa prédilection, ses ingénieuses et enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses bons moments, et dont l'encens m'était si délicieux, qu'il me faisait oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos découragements.
—Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien! Elle se proclame une vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride dénaturé par l'éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré l'amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la femme! Alida sera la prêtresse; c'est elle qui allumera le feu sacré; mon génie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus aimé, encore plus souffert! Le vrai poëte est fait pour l'agitation comme l'oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de l'inspiration. Il ne commande pas à l'expression et ne souffre pas les lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamné à des stérilités effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps, et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son école comme la petite Rosa!
Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que j'avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce, jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passé, entendre ma mère s'écrier: «Quelle sage et belle fille! Je voudrais qu'elle fût à moi!» et madame Obernay lui répondre: «Qui sait? Cela pourrait bien se faire un jour!»
Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j'aurais pu conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil d'une ville et joie d'une famille, idéal d'un poëte à coup sûr, le poëte indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s'efforçait de la rabaisser et se défendait mal de l'envie!
Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n'étaient que trop motivées par l'oisiveté de ma raison et l'activité maladive de ma fantaisie. Quand j'eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'étais attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s'agitait peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je sentais approcher Valvèdre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais l'oreille malgré moi, et, quand je m'étais assuré qu'il n'était nullement question de moi, je m'éloignais sans m'apercevoir de l'inconséquence de ma conduite.
Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur, tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit comme trop exposé au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait leur impétuosité. Alida caressait tendrement l'aîné, mais ne causait jamais ni avec l'un ni avec l'autre.
Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l'apercevais quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et pliant une lettre qu'elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère, il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou d'elle-même en vue de moi seul, qu'elle était incessamment préoccupée. Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d'être amie et soeur, et même presque d'être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu, son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blâme dans mon coeur? Et cet amour exclusif n'avait-il pas été mon rêve?
Tous les matins, un peu avant l'aube, nous échangions nos lettres au moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je lui renvoyais avec mon message. L'impunité nous avait rendus téméraires. Un matin, réveillé comme d'habitude avec les alouettes, je reçus mon trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée; mais tout aussitôt je reconnus qu'on marchait dans l'allée, et que ce n'était plus le pas furtif et léger de la jeune confidente: c'était une démarche ferme et régulière, le pas d'un homme. J'allai regarder à la fente du mur; je crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C'était lui en effet. Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait auprès d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de moi, à ce point que je m'éloignai instinctivement de la muraille, comme s'il eût pu entendre les battements de mon coeur.
J'y revins aussitôt. J'épiai, j'écoutai avec acharnement. Il semblait qu'il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il aperçu Bianca? S'était-il emparé de ma lettre? Baigné d'une sueur froide, j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'Obernay lui dît:
—Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis à vos ordres.
—Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu'on pourrait entendre de l'autre côté du mur ce qui se dit ici?
—Je n'en répondrais pas, si l'endroit était habité; mais il ne l'est pas.
—Cela appartient toujours au juif Manassé?
—Qui, par parenthèse, n'a jamais voulu le vendre à mon père; mais il demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'être entendu, sortons d'ici; allons chez vous.
—Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.
Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût voulu me condamner à l'entendre, il ajouta:
—Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J'ai un long récit à te faire, et je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion, peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m'entraîneraient encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de l'émotion.
—Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant auprès de lui. Si vous regrettiez ce que vous allez faire? si, après m'avoir pris pour confident, vous aviez moins d'amitié pour moi?
—Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère, Henri Obernay! l'enfant dont j'ai chéri et cultivé le développement, l'homme à qui j'ai confié et donné ma soeur bien-aimée. Ce que j'ai à te dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c'est l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut être à plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est dévoué à elle. D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour principe, il est vrai, que l'émotion refoulée est plus digne d'un homme de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans appel, pour les règles sans exception. Je crois qu'à un jour donné, il faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon préambule. Écoute.
—J'écoute, dit Obernay, j'écoute avec mon coeur, qui vous appartient.
Valvèdre parla ainsi:
—Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m'effrayer. J'étais déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j'ai cru à la douceur ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c'est qu'à un jour donné j'ai été téméraire, enivré par l'amour, dominé à mon insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout créer ou tout briser en vue de l'équilibre universel.
»Il a su ce qu'il faisait, lui, l' auteur du bien, quand il a jeté sur les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l'exalte pour la rendre féconde; mais, comme le caractère de la puissance infinie est l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d'ardeur et de délices à l'intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de comparaison sont exercées, plus l'enthousiasme nous entraîne au delà de toute prudence et de toute réflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour, ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c'est nous qui lui sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.
»Je ne cherche donc pas à m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en cherchant l'infini dans les yeux décevants d'une femme qui ne le comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes et soutenir son vol sans péril, c'est à la condition de chercher Dieu, son foyer rénovateur, et d'aller, à chaque élan, se retremper et se purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas d'adorer et de brûler est possible; mais il faut croire, et il faut être deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même flamme. Si l'une des deux retombe dans les ténèbres, l'autre, partagée entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!
»Alida était pure et sincère. Elle m'aimait. Elle connut aussi l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athée, si je puis m'exprimer ainsi. J'étais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas d'autre que moi.
»Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'étais capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité! J'en ai pourtant souri un jour, une heure peut-être! et tout aussitôt j'ai compris que le moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce moment-là, n'était-il pas déjà venu? Pouvais-je concevoir la possibilité d'être pris au sérieux, si j'acceptais la moindre bouffée de cet encens idolâtre?
»Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes, quelles sanglantes humiliations ils se préparent! Combien l'amante déçue à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher d'avoir souffert un culte dont il n'était pas digne!
»Ma femme n'a du moins pas ce ridicule à m'attribuer. Après l'avoir doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son engouement, je voulais son estime. J'étais fier de lui paraître le plus aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à mériter sa préférence; mais je n'étais ni le premier génie de mon siècle, ni un être au-dessus de l'humanité. Elle devait se bien persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense; donc, je n'étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à elle.
»Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des choses étranges que je veux te redire, parce qu'elles résument toute sa manière de voir et de comprendre.
»—Puisque tu te donnes à moi, s'écria-t-elle, tu n'es plus qu'à moi et tu n'appartiens plus à cet admirable architecte de l'univers, dont il me semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer l'amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais, ton Dieu de savant; j'en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais bien qu'il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la création; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquiéter. Quant au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que c'est aimer Dieu que d'aimer les bêtes et les rochers! Je vois là une idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense. L'homme qui est à moi peut bien s'amuser des curiosités de la nature, mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon amour, que pour une créature qui n'est pas moi.
»Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma santé morale; que se plonger dans l'étude, c'était se rapprocher autant qu'il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l'activité de l'âme, et se rendre plus digne d'apprécier la beauté, la tendresse, les sublimes voluptés de l'amour, les plus précieux dons de la Divinité.
»Ce mot de Divinité n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eût appliqué dans son délire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle s'alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu'elle appelait une religion de rêveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle n'avait pas lus, des questions d'école qu'elle ne comprenait pas; puis, irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.
»Je cherchai en vain: quel mystère découvrir dans le vide? Son âme ne contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal de fantaisie que je n'ai jamais pu me représenter.
»Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m'en inquiétai pas assez. Je crus à l'excitation nerveuse qui suit les grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu'elle était grosse et un peu faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et divin drame de la maternité. Je m'attachai à ménager une sensibilité excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je renonçai presque à l'étude. J'admis toutes ses hérésies en quelque sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps plus favorable cette éducation de l'âme dont elle avait tant besoin. Je me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la vérité beaucoup mieux que mes leçons.
»Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l'éclairer? J'éprouvais de grandes perplexités; je voyais bien qu'elle se consumait dans le rêve d'un bonheur puéril et d'impossible durée, tout d'extase et de parlage, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de l'esprit et pour l'intimité véritable du coeur. J'étais jeune et je l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais emporter par son exaltatation; mais, après, sentant que je l'aimais davantage, j'étais effrayé de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus jalouse de ce qu'elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon silence, plus railleuse de mes définitions.
»J'étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois accompagnée d'une sorte d'insanité d'esprit. Je redoublai de soumission, d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon coeur débordait d'une pitié aussi tendre que celle d'une mère pour l'enfant qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite âme me parler déjà dans mes rêves et me dire: «Ne fais jamais de peine »à ma mère!»
»Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut nourrir notre cher petit Edmond; mais elle était trop faible, trop insoumise aux prescriptions de l'hygiène, trop exaspérée par la moindre inquiétude; elle dut bien vite confier l'enfant à une nourrice dont aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore. Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donné à l'homme dès le berceau un instinct supérieur à celui des animaux? En d'autres moments, elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un symptôme d'ingratitude future, l'annonçe de malheurs effroyables pour elle.
»Elle guérit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me voyant renoncer à toutes mes habitudes et à tous mes projets pour lui complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se dissiper avec les résistances qu'elle avait prévues de ma part. Elle voulait faire de moi un artiste homme du monde, disait-elle, et me dépouiller de ma gravité de savant qui lui faisait peur. Elle voulait voyager en princesse, s'arrêter où bon lui semblerait, voir le monde, changer et reprendre sans cesse. Je cédai. Et pourquoi n'aurais-je pas cédé? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m'élevais pas au-dessus d'eux dans mon appréciation. Si j'avais approfondi certaines questions spéciales plus que certains d'entre eux, je pouvais recevoir d'eux tous, et même des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j'avais laissées incomplètes, ne fût-ce que la connaissance du coeur humain, dont j'avais peut-être fait une abstraction trop facile à résoudre. Je n'en veux donc point à ma femme de m'avoir forcé à étendre le cercle de mes relations et à secouer la poussière du cabinet. Au contraire, je lui en ai toujours su gré. Les savants sont des instruments tranchants dont il est bon d'émousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas devenu sociable par goût avec le temps; mais Alida hâta mon expérience de la vie et le développement de ma bienveillance.
»Ce ne pouvait pourtant pas être là mon unique soin et mon unique but, pas plus que son avenir à elle ne pouvait être d'avoir à ses ordres un parfait gentleman pour l'accompagner au bal, à la chasse, aux eaux, au théâtre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus sérieux, plus digne d'être aimé, plus capable de lui donner, ainsi qu'à son fils, une considération mieux fondée. Je ne prétendais pas à la renommée, mais j'avais aspiré à être un serviteur utile, apportant son contingent de recherches patientes et courageuses à cet édifice des sciences, qui est pour lui l'autel de la vérité. Je comptais bien qu'Alida arriverait à comprendre mon devoir, et que, la première ivresse de domination assouvie, elle rendrait à sa véritable vocation celui qui avait prouvé une tendresse sans bornes par une docilité sans réserve.
»Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps à lui faire pressentir le néant de notre prétendue vie d'artistes. Nous aimions et nous goûtions les arts; mais, n'étant artistes créateurs ni l'un ni l'autre, nous ne devions pas prétendre à cette suite éternelle de jugements et de comparaisons qui fait du rôle de dilettante, quand il est exclusif, une vie blasée, hargneuse ou sceptique. Les créations de l'art sont stimulantes; c'est là leur magnifique bienfait. En élevant l'âme, elles lui communiquent une sainte émulation, et je ne crois pas beaucoup aux véritables ravissements des admirateurs systématiquement improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux far niente où ma femme se délectait, mais je tentais d'amener en elle-même une conclusion à son usage.
»Elle était assez bien douée, et, d'ailleurs, assez frottée de musique, de peinture et de poésie, depuis son enfance, pour avoir le désir et le besoin de consacrer ses loisirs à quelque étude. Si elle était idolâtre de mélodies, de couleurs ou d'images, n'était-elle pas assez jeune, assez libre, assez encouragée par ma tendresse, pour vouloir sinon créer, du moins pratiquer à son tour? Qu'elle eût un goût déterminé, ne fût-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvée de ses chimères. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une atmosphère échauffée et comme parfumée d'art et de littérature; elle y devenait l'abeille qui fait son miel après avoir couru de fleur en fleur: autrement, elle n'était ni satisfaite ni émue réellement, sa vie n'étant ni active ni reposée. Elle voulait voir et toucher les aliments nutritifs par pure convoitise d'enfant malade; mais, privée de force et d'appétit, elle ne se nourrissait pas.
»Elle fit d'abord la sourde oreille, et me présenta enfin un jour des raisonnements assez spécieux, et qui paraissaient désintéressés.
»—Il ne s'agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquiétez pas. Je suis une nature engourdie, peu pressée d'éclore à la vie comme vous l'entendez. Je ressemble à ces bancs de corail dont vous m'avez parlé, qui adhèrent tranquillement à leur rocher. Mon rocher, à moi, mon abri, mon port, c'est vous! Mais, hélas! voilà que vous voulez changer toutes les conditions de notre commune existence! Eh bien, soit; mais ne vous pressez pas tant; vous avez encore beaucoup à gagner dans la prétendue oisiveté où je vous retiens. Vous êtes destiné certainement à écrire sur les sciences, ne fût-ce que pour rendre compte de vos découvertes au jour le jour; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et croyez-vous que la science ne serait pas plus répandue, si une démonstration facile, une expression agréable et colorée, la rendaient plus accessible aux artistes? Je vois bien votre entêtement: vous voulez être positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous prétendez, je m'en souviens, qu'un véritable savant doit aller au fait, écrire en latin, afin d'être à la portée de tous les érudits de l'Europe, et laisser à des esprits d'un ordre moins élevé, à des traducteurs, à des vulgarisateurs, le soin d'éclaircir et de répandre ses majestueuses énigmes. Cela est d'un paresseux et d'un égoïste, permettez-moi de vous le dire. Vous qui prétendez qu'il y a du temps pour tout, et qu'il ne s'agit que de savoir l'employer avec méthode, vous devriez vous perfectionner comme orateur ou comme écrivain, ne pas tant dédaigner les succès de salon, étudier, dans la vie que nous menons, l'art de bien dire et d'embellir la science par le sentiment de toutes les beautés. Alors vous seriez le génie complet, le dieu que je rêve en vous malgré vous-même, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre à sept mille mètres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et en profiter par conséquent. Voyons, devons-nous rester isolés en nous tenant la main? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble?
»—Ma chère bien-aimée, lui disais-je, votre thèse est excellente et porte sa réponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut un bon instrument pour célébrer la nature; mais voici l'instrument prêt et accordé, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez à l'entendre me donne une impatience généreuse de le faire parler; mais les sujets ne s'improvisent pas dans la science: s'ils éclatent parfois comme la lumière dans les découvertes, c'est par des faits qu'il faut bien posément et bien consciencieusement constater avant de s'y fier, ou par des idées résultats d'une logique méditative devant laquelle les faits ne plient pas toujours spontanément. Tout cela demande, non pas des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des années; encore n'est-on jamais sûr de ne pas être amené à reconnaître qu'on s'est trompé, et qu'on aurait perdu son temps et sa vie sans cette compensation, presque infaillible dans les études naturelles, d'avoir fait d'autres découvertes à côté et parfois en travers de celle que l'on poursuivait. Le temps suffit à tout, me faites-vous dire. Peut-être, mais à la condition de n'en plus perdre, et ce n'est pas dans notre vie errante, entrecoupée de mille distractions imprévues, que je peux mettre les heures à profit.
»—Ah! nous y voilà! s'écria ma femme avec impétuosité. Vous voulez me quitter, voyager seul dans des pays impossibles!
»—Non, certes; je travaillerai près de vous, je renoncerai à de certaines constatations qu'il faudrait aller chercher trop loin; mais vous me ferez aussi quelques sacrifices: nous verrons moins d'oisifs, nous nous fixerons quelque part pour un temps donné. Ce sera où vous voudrez, et, si vous vous y déplaisez, nous essayerons un autre milieu; mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail sédentaire…
»—Oui, oui! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez assez vécu pour moi. Je comprends: l'amour est assouvi, fini par conséquent!
»Rien ne put la faire revenir de cette prévention que l'étude était sa rivale, et que l'amour n'était possible qu'avec l'oisiveté.
»—Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n'a pas le temps de s'occuper d'autre chose. Pendant que l'époux s'enivre des merveilles de la science, l'épouse languit et meurt. C'est le sort qui m'attend, et, puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de suite.
»Mes réponses ne servirent qu'à l'exaspérer. J'essayai d'invoquer le dévouement à mon avenir dont elle avait parlé d'abord. Elle jeta ce léger masque dont elle avait essayé de couvrir son ardente personnalité.
»—Je mentais, oui, je mentais! s'écria-t-elle. Votre avenir existe-t-il donc en dehors du mien? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu'en prenant ma vie tout entière, vous m'avez donné la vôtre? Est-ce tenir parole que de me condamner à l'intolérable ennui de la solitude?
»L'ennui! c'était là sa plaie et son effroi. C'est là ce que j'aurais voulu guérir en lui persuadant de devenir artiste, puisqu'elle avait un vif éloignement pour les sciences. Elle prétendit que je méprisais les arts et les artistes, et que je voulais la reléguer au plus bas étage dans mon opinion. C'était me faire injure et me reléguer moi-même au rang des idiots. Je voulus lui prouver que la recherche du beau ne se divise pas en études rivales et en manifestations d'antagonisme, que Rossini et Newton, Mozart et Shakspeare, Rubens et Leibnitz, et Michel-Ange et Molière, et tous les vrais génies, avaient marché aussi droit les uns que les autres vers l'éternelle lumière où se complète l'harmonie des sublimes inspirations. Elle me railla et proclama la haine du travail comme un droit sacré de sa nature et de sa position.
»—On ne m'a pas appris à travailler, dit-elle, et je ne me suis pas mariée en promettant de me remettre à l'a b c des choses. Ce que je sais, je l'ai appris par intuition, par des lectures sans ordre et sans but. Je suis une femme: ma destinée est d'aimer mon mari et d'élever des enfants. Il est fort étrange que ce soit mon mari qui me conseille de songer à quelque chose de mieux.
»—Alors, lui répondis-je avec un peu d'impatience, aimez votre mari en lui permettant de conserver sa propre estime; élevez votre fils et ne compromettez pas votre santé, l'avenir d'une maternité nouvelle, en vivant sans règle, sans but, sans repos, sans domicile, et sans vouloir connaître cet a b c des choses que votre devoir sera d'enseigner à vos enfants. Si vous ne pouvez vous résoudre à la vie des femmes ordinaires sans périr d'ennui, vous n'êtes donc pas une femme ordinaire, et je vous conseillais une étude quelconque pour vous rattacher à votre intérieur, que le caprice et l'imprévu de votre existence actuelle ne sont pas faits pour rendre digne de vous et de moi.
»Et, comme elle s'emportait, je crus devoir lui dire encore:
»—Tenez, ma pauvre chère enfant, vous êtes dévorée par votre imagination, et vous dévorez tout autour de vous. Si vous continuez ainsi, vous arriverez à absorber en vous toute la vie des autres sans leur rien donner en échange, pas une lumière, pas une douceur vraie, pas une consolation durable. On vous a appris le métier d'idole, et vous auriez voulu me l'enseigner aussi; mais les idoles ne sont bonnes à rien. On a beau les parer et les implorer, elles ne fécondent rien et ne sauvent personne. Ouvrez les yeux, voyez le néant où vous laissez flotter une intelligence exquise, l'orage continuel par lequel vous laissez flétrir même votre incomparable beauté, la souffrance que vous imposez sans remords à toutes mes aspirations d'homme honnête et laborieux, l'abandon de toutes choses autour de nous…, à commencer par notre plus cher trésor, par notre enfant, que vous dévorez de caresses, et dont vous étouffez d'avance les instincts généreux et forts en vous soumettant à ses plus nuisibles fantaisies. Vous êtes une femme charmante que le monde admire et entraîne; mais, jusqu'ici, vous n'êtes ni une épouse dévouée, ni une mère intelligente. Prenez-y garde et réfléchissez!
»Au lieu de réfléchir, elle voulut se tuer. Des heures et des jours se passèrent en misérables discussions où toute ma patience, toute ma tendresse, toute ma raison et toute ma pitié vinrent se briser devant une invincible vanité blessée et à jamais saignante.
»Oui, voilà le vice de cette organisation si séduisante. L'orgueil est immense et jette comme une paralysie de stupidité sur le raisonnement. Il est aussi impossible à ma femme de suivre une déduction élémentaire, même dans la logique de ses propres sentiments, qu'il le serait à un oiseau de soulever une montagne. Et cela, j'en avais deviné, j'en ai constaté la cause: c'est cette sorte d'athéisme qui la dessèche. Elle vit aujourd'hui dans les églises, elle essaye de croire aux miracles, elle ne croit réellement à rien. Pour croire, il faut réfléchir, elle ne pense même pas. Elle invente et divague, elle s'admire et se déteste, elle construit dans son cerveau des édifices bizarres qu'elle se hâte de détruire: elle parle sans cesse du beau, elle n'en a pas la moindre notion, elle ne le sent pas, elle ne sait pas seulement qu'il existe. Elle babille admirablement sur l'amour, elle ne l'a jamais connu et ne le connaîtra jamais. Elle ne se dévouera à personne, et elle pourra cependant se donner la mort pour faire croire qu'elle aime; car il lui faut ce jeu, ce drame, cette tragi-comédie de la passion qui l'émeut sur la scène et qu'elle voudrait réaliser dans son boudoir. Despote blasé, elle s'ennuie de la soumission, et la résistance l'exaspère. Froide de coeur et ardente d'imagination, elle ne trouve jamais d'expression assez forte pour peindre ses délires et ses extases d'amour, et, quand elle accorde un baiser, c'est en détournant sa tête épuisée, et en pensant déjà à autre chose.
»Tu la connais maintenant. Ne la prends pas en dédain, mais plains-la. C'était une fleur du ciel qu'une détestable éducation a fait avorter en serre chaude. On a développé la vanité et fait naître la sensibilité maladive. On ne lui a pas montré une seule fois le soleil. On ne lui a pas appris à admirer quelque chose à travers la cloche de verre de sa plate-bande. Elle s'est persuadé qu'elle était l'objet admirable par excellence, et qu'une femme ne devait contempler l'univers que dans son propre miroir. Ne cherchant jamais son idéal hors d'elle, ne voyant au-dessus d'elle-même ni Dieu, ni les idées, ni les arts, ni les hommes, ni les choses, elle s'est dit qu'elle était belle, et que sa destinée était d'être servie à genoux, que tout lui devait tout, et qu'à rien elle ne devait rien. Elle n'est jamais sortie de là, bien qu'elle ait des paroles qui pourraient énerver la volonté la mieux trempée. Elle a vécu repliée sur elle-même, ne croyant qu'à sa beauté, dédaignant son âme, la niant à l'occasion, doutant de son propre coeur, l'interrogeant et le déchirant avec ses ongles pour le ranimer et le sentir battre, faisant passer le monde devant elle pour qu'il s'efforçât de la distraire, mais ne s'amusant de rien, et murant sa coquille plutôt que de respirer l'air que respirent les autres.
»Avec cela, elle est bonne, en ce sens qu'elle est désintéressée, libérale, et qu'elle plaint les malheureux en leur jetant sa bourse par là fenêtre. Elle est loyale d'intentions et croit ne jamais mentir, parce qu'à force de se mentir à elle-même elle a perdu la notion du vrai. Elle est chaste et digne dans sa conduite, du moins elle l'a été longtemps; douce dans le fait, trop molle et trop fière pour la vengeance préméditée, elle ne tue qu'avec ses paroles, sauf à les oublier ou à les retirer le lendemain.
»Il m'a fallu bien des jours passés à me débattre contre son prestige pour la connaître ainsi. Elle à été longtemps un problème que je ne pouvais résoudre, parce que je ne pouvais me résigner à voir le côté infirme et incurable de son âme. Je crois avoir tout tenté pour la guérir ou la modifier: j'ai échoué, et j'ai demandé à Dieu la force d'accepter sans colère et sans blasphème la plus affreuse, la plus amère de toutes les déceptions.
»Une seconde grossesse m'avait rendu de nouveau son esclave. Sa délivrance fut la mienne, car il se passa alors dans notre intérieur des choses véritablement douloureuses et intolérables pour moi. Notre second fils était chétif et sans beauté. Elle m'en fit un reproche; elle prétendit que celui-ci était né de mon mépris et de mon aversion pour elle, qu'il lui ressemblait en laid, qu'il était sa caricature, et que c'est ainsi que je l'avais vue en la rendant mère pour la seconde fois.
»Les excentricités d'Alida ne sont pas de celles qu'on peut reprendre avec gaieté et traiter d'enfantillages. Toute contradiction de ce genre l'offense au dernier point. Je lui répondis que, si l'enfant avait souffert dans son sein, c'est parce qu'elle avait douté de moi et de tout: il était le fruit de son scepticisme; mais il y avait encore du remède. La beauté d'un homme, c'est la santé, et il fallait fortifier le pauvre petit être par des soins assidus et intelligents. Il fallait suivre aussi d'un oeil attentif le développement de son âme, et ne jamais la froisser par la pensée qu'il pût être moins aimé et moins agréable à voir que son frère.
»Hélas! je prononçais l'arrêt de cet enfant en essayant de le sauver. Alida a l'esprit très-faible; elle se crut coupable envers son fils avant de l'être, elle le devint par la peur de ne pouvoir échapper à la fatalité. Ainsi tous mes efforts aggravaient son mal, et, de toutes mes paroles, elle tirait un sens funeste. Elle s'acharnait à constater qu'elle n'aimait pas le pauvre Paul, que je le lui avais prédit, qu'elle ne pouvait conjurer cette destinée, qu'elle frissonnait en voulant caresser cette horrible créature, sa malédiction, son châtiment et le mien. Que sais-je! Je la crus folle, je la promenai encore et j'éloignai l'enfant; mais elle se fit des reproches, l'instinct maternel parla plus haut que les préventions, ou bien l'orgueil de la femme se révolta. Elle voulut en finir avec l'espérance, ce fut son mot. Cela signifiait que, n'étant plus aimée de moi, elle renonçait à me retenir à ses côtés. Elle me demanda de lui faire arranger Valvèdre, qu'elle avait vu un jour en passant, et qu'elle avait déclaré triste et vulgaire. Elle voulait vivre maintenant là avec mes soeurs, qui s'y étaient fixées. Je l'y conduisis, je fis du petit manoir une riche résidence, et je m'y établis avec elle.
»Mon ami, tu le comprends maintenant, il n'y avait plus d'enthousiasme, plus d'espoir, plus d'illusions, plus de flamme dans mon affection pour elle; mais l'amitié fidèle, un dévouement toujours entier, un grand respect de ma parole et de ma dignité, une compassion paternelle pour cette faible et violente nature, un amour immense pour mes enfants avec une tendresse plus raffinée peut-être pour celui que ma femme n'aimait pas, c'en était bien assez pour me retenir à Valvèdre. J'y passai une année qui ne fut pas perdue pour ma jeune soeur et pour mes fils. Je donnai à Paule une direction d'idées et de goûts qu'elle a religieusement suivie. J'enseignai à ma soeur aînée la science des mères, que ma femme n'avait pas et ne voulait pas acquérir. Je travaillais aussi pour mon compte, et, triste comme un homme qui a perdu la moitié de son âme, je m'attachais à sauver le reste, à ne pas souffrir en égoïste, à servir l'humanité dans la mesure de mes forces en me dévouant au progrès des connaissances humaines, et ma famille, en l'abritant sous la tendresse profonde et sous l'apparente sérénité du père de famille.
»Tout alla bien autour de moi, excepté ma femme, que l'ennui consumait, et qui, se refusant à mon affection toujours loyale, se plaisait à se proclamer veuve et déshéritée de tout bonheur. Un jour, je m'aperçus qu'elle me haïssait, et je me renfermai dans le rôle d'ami sans rancune et sans susceptibilité, le seul rôle qui pût dès lors me convenir. Un autre jour, je découvris qu'elle aimait ou croyait aimer un homme indigne d'elle. Je l'éclairai sans lui laisser soupçonner que j'eusse constaté son déplorable engouement. Elle fut effrayée, humiliée; elle rompit brusquement avec sa chimère, mais elle ne me sut aucun gré de ma délicatesse. Loin de là, elle fut offensée de mon apparente confiance en elle. Elle eût été consolée de son mécompte en me voyant jaloux. Indignée de ne pouvoir plus me faire souffrir ou de ne pas réussir à me le faire avouer, elle chercha d'autres distractions d'esprit. Elle s'éprit tour à tour de plusieurs hommes à qui elle ne s'abandonna pas plus qu'au premier, mais dont les soins, même à distance, chatouillaient sa vanité. Elle entretint beaucoup de correspondances avec des adorateurs plus ou moins avouables; elle se plut à enflammer leur imagination et la sienne propre en de feintes amitiés, où elle porta une immense coquetterie. Je sus tout. On peut me trahir, mais il est plus difficile de me tromper. Je constatai qu'elle respectait nos liens à sa manière, et que mon intervention dans cette manière d'entendre le devoir et le sentiment ne servirait qu'à lui faire prendre quelque parti fâcheux et contracter des liens plus compromettants qu'elle ne le souhaitait elle-même. J'étudiai et je pratiquai systématiquement la prudence. Je fis le sourd et l'aveugle. Elle me traita de savant dans toute l'acception du mot, elle me méprisa presque…, et je me laissai mépriser! N'avais-je pas juré à mon premier enfant, dès le sein de sa mère, que cette mère ne souffrirait jamais par ma faute?
»Tu sais, mon cher Henri, comme j'ai vécu depuis six ans que nous sommes intimement liés. Je n'avais qu'un refuge, l'étude, et, devinant le vide de mon intérieur, tu t'es étonné quelquefois de me voir sacrifier la pensée des longs voyages à la crainte de paraître abandonner ma femme. Tu comprends aujourd'hui que ce qui m'a retenu ou ramené près d'elle après de médiocres absences, c'est le besoin de m'assurer d'abord que ma soeur gouvernait mes enfants selon mon coeur et selon mon esprit, ensuite la volonté d'ôter tout prétexte à quelque scandale dans ma maison. Je ne pouvais plus espérer ni désirer l'amour, l'amitié même m'était refusée; mais je voulais que cette terrible imagination de femme connût ou pressentît un frein, tant que mes enfants et ma jeune soeur vivraient auprès d'elle. Je n'ai jamais entravé sa liberté au dehors, et je dois dire qu'elle n'en a point abusé ostensiblement. Elle m'a haï pour cette froide pression exercée sur elle, et que son orgueil ne pouvait attribuer à la jalousie; mais elle a fini par m'estimer un peu… dans ses heures de lucidité!
»A présent, mes enfants sont ici, ma jeune soeur t'appartient, ma soeur aînée est heureuse et vit près de vous, ma femme est libre!
Valvèdre s'arrêta. J'ignore ce qu'Obernay lui répondit. Arraché un instant à l'attention violente avec laquelle j'avais écouté, je m'aperçus de la présence d'Alida. Elle était derrière moi, tenant ma lettre ouverte, que son mari avait lue. Elle venait m'annoncer l'événement et m'engager à fuir; mais, enchaînée par ce que nous venions d'entendre, elle ne songeait plus qu'à écouter son arrêt.
Je voulus l'emmener. Elle me fit signe qu'elle resterait jusqu'au bout. J'étais si accablé de tout ce qui venait d'être dit, que je ne me sentis pas la force de prendre sa main et de la rassurer par une muette caresse. Nous restâmes donc à écouter, mornes comme deux coupables qui attendent leur condamnation.
Quand les paroles qui se disaient de l'autre côté du mur et qui échappèrent un instant à ma préoccupation reprirent un sens pour moi, j'entendis Obernay plaider jusqu'à un certain point la cause de madame de Valvèdre.
—Elle ne me paraît, disait-il, que très à plaindre. Elle ne vous a jamais compris et ne se comprend pas davantage elle-même. C'est bien assez pour que vous ne puissiez plus vous donner du bonheur l'un à l'autre; mais, puisqu'au milieu des égarements de son cerveau elle est restée chaste, je trouverais trop sévère de restreindre ou de contraindre ses relations avec ses enfants. Mon père, j'en suis certain, aurait une extrême répugnance à jouer ce rôle vis-à-vis d'elle, et je ne répondrais même pas qu'il y consentît, quel que soit son dévouement pour vous.
—Il me suffira de m'expliquer, répondit Valvèdre, pour que tu comprennes mes craintes. La personne dont nous parlons est en ce moment violemment éprise d'un jeune homme qui n'a pas plus de caractère et de raison qu'elle. En proie à mille agitations et à mille projets qui se contredisent, il lui écrivait… dernièrement…, dans une lettre que j'ai trouvée sous mes pieds et qui n'était même pas cachetée, tant on se raille de ma confiance: «Si tu le veux, nous enlèverons tes fils, je travaillerai pour eux, je me ferai leur précepteur…, tout ce que tu voudras, pourvu que tu sois à moi et que rien ne nous sépare, etc.» Je sais que ce sont là des paroles, des mots, des mots! Je suis bien tranquille sur le désir sincère que cet amant enthousiaste, enfant lui-même, peut avoir de se charger des enfants d'un autre; mais leur mère peut, dans un jour de folie, prendre l'offre au sérieux, ne fût-ce que pour éprouver son dévouement! Cela se réduirait probablement à une partie de campagne. Las des marmots, on les ramènerait le soir même; mais crois-tu que ces pauvres innocents doivent être exposés à entendre, ne fût-ce qu'un jour, ces étranges dithyrambes?
—Alors, répondit Obernay, nous ferons bonne garde; mais le mieux serait que vous ne partissiez pas encore.
—Je ne partirai pas sans avoir réglé toutes choses pour le présent et l'avenir.
—L'avenir, ne vous en tourmentez pas trop! Le caprice qui menace sera bientôt passé.
—Cela n'est pas sûr, reprit Valvèdre. Jusqu'ici, elle n'avait encouragé que des hommages peu inquiétants, des gens du monde trop bien élevés pour s'exposer à des esclandres. Aujourd'hui, elle a rencontré un homme intelligent et honnête, mais très-exalté, sans expérience, et, je le crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons instincts, son pareil, son idéal en un mot. Si elle cache soigneusement cette intrigue, je feindrai d'y être indifférent; mais, si elle prend les partis extrêmes auxquels cet imprudent la convie, il faudra qu'il s'attende à une répression de ma part, ou qu'elle cesse de porter mon nom. Je ne veux pas qu'elle m'avilisse; mais, tant qu'elle sera ma femme, je ne souffrirai pas non plus qu'elle soit avilie par un autre homme. Voilà ma conclusion.
VIII
Quand Valvèdre et Obernay se furent éloignés et que je ne les entendis plus, je me retournai vers Alida, qui s'était toujours tenue derrière moi; je la vis à genoux sur le gazon, livide, les yeux fixes, les bras roides, évanouie, presque morte, comme le jour où je l'avais trouvée dans l'église. Les dernières paroles de Valvèdre, que dix fois j'avais été sur le point d'interrompre, m'avaient rendu mon énergie. Je portai Alida dans le casino, et, en dépit des révélations qui m'avaient brisé un instant, je la secourus et la consolai avec tendresse.
—Eh bien, le gant est jeté, lui dis-je quand elle fut en état de m'entendre, c'est à nous de le ramasser! Ce grand philosophe nous a tracé notre devoir, il me sera doux de le remplir. Écrivons-lui tout de suite nos intentions.
—Quelles intentions? quoi? répondit-elle d'un air égaré.
—N'as-tu pas compris, n'as-tu pas entendu M. de Valvèdre? Il t'a mise au défi d'être sincère, et moi, il m'a refusé la force d'être dévoué: montrons-lui que nous nous aimons plus sérieusement qu'il ne pense. Permets-moi de lui prouver que je me crois plus capable que lui de te rendre heureuse et de te garder fidèle. Voila toute la vengeance que je veux tirer de son dédain!
—Et mes enfants! s'écria-t-elle, mes enfants! qui donc les aura?
—Vous vous les partagerez.
—Ah! oui, il me donnera Paolino!
—Non, puisque c'est celui qu'il préfère.
—Cela n'est pas! Valvèdre les aime également, jamais il ne donnera ses enfants!
—Tu as pourtant des droits sur eux. Tu n'as commis aucune faute que la loi puisse atteindre?
—Non! Je le jure par mes enfants et par toi; mais ce sera un procès, un scandale, au lieu d'être une formalité que le consentement mutuel rendrait très-facile. D'ailleurs, je ne sais pas si leur loi protestante n'attribue pas les fils au mari. Je ne sais rien, je ne me suis jamais informée. Mes principes me défendent d'accepter le divorce, et je n'ai jamais cru que Valvèdre en viendrait là!
—Mais que veux-tu donc faire de tes enfants? lui dis-je, impatienté de cette exaltation maternelle qui ne se réveillait devant moi que pour me blesser. Sois donc sincère vis-à-vis de toi-même, tu n'en aimes qu'un, l'aîné, et c'est justement celui qui, sous toutes les législations, appartient au père, à moins qu'il n'y ait danger moral à le lui confier, et ce n'est point ici lé cas. D'ailleurs, de quoi te tourmentes-tu, puisqu'en restant la femme de Valvèdre, tu n'en as pas moins perdu à ses yeux le droit de les élever… et même de les promener? Le divorce ne changera donc rien à ta situation, car aucune loi humaine ne t'ôtera le droit de les voir.
—C'est vrai, dit Alida en se levant, pâle, les cheveux épars, les yeux brillants et secs. Eh bien, alors que faisons-nous?
—Tu écris à ton mari que tu demandes le divorce, et nous partons; nous attendons le temps légal après la dissolution du mariage, et tu consens à être ma femme.
—Ta femme? Mais non, c'est un crime! Je suis mariée et je suis catholique!
—Tu as cessé de l'être le jour où tu as fait un mariage protestant. D'ailleurs, tu ne crois pas en Dieu, ma belle, et ce point-là doit lever bien des scrupules d'orthodoxie.
—Ah! vous me raillez! s'écria-t-elle, vous ne parlez pas sérieusement!
—Je raille ta dévotion, c'est vrai; mais, pour le reste, je parle si sérieusement, qu'à l'instant même je t'engage ma parole d'honnête homme…
—Non! ne jure pas! C'est par orgueil, ce que tu veux faire, ce n'est pas par amour! Tu hais mon mari au point de vouloir m'épouser, voilà tout.
—Injuste coeur! Est ce donc la première fois que je t'offre ma vie?
—Si j'acceptais, dit-elle en me regardant d'un air de doute, ce serait à une condition.
—Dis! dis vite!
—Je ne veux rien accepter de M. de Valvèdre. Il est généreux, il va m'offrir la moitié de son revenu; je ne veux même pas de la pension alimentaire à laquelle j'ai droit. Il me répudie, il me dédaigne, je ne veux rien de lui! rien, rien!
—C'est justement la condition que j'allais poser aussi, m'écriai-je.
Ah! ma chère Alida! combien je te bénis de m'avoir deviné!
Il y avait plus d'esprit que de sincérité dans ces derniers mots. J'avais bien vu qu'Alida avait douté de mon désintéressement: c'était horrible qu'à chaque instant elle doutât ainsi de tout; mais, en ce moment-là, comme il y avait aussi en moi plus de fierté blessée par le mari que d'élan véritable vers la femme, j'étais résolu à ne m'offenser de rien, à la convaincre, à l'obtenir à tout prix.
—Ainsi, dit-elle, non pas vaincue encore, mais étourdie de ma résolution, tu me prendrais telle que je suis, avec mes trente ans, mon coeur déjà dépensé en partie, mon nom flétri probablement par le divorce, mes regrets du passé, mes continuelles aspirations vers mes enfants, et la misère par-dessus tout cela? Dis, tu le veux, tu le demandes?… Tu ne me trompes pas? tu ne te trompes pas toi-même?…
—Alida, lui dis-je en me mettant à ses pieds, je suis pauvre, et mes parents seront peut-être effrayés de ma résolution; mais je les connais, je suis leur unique enfant, ils n'aiment que moi au monde, et je te réponds de te faire aimer d'eux. Ils sont aussi respectables que tendres; ils sont intelligents, instruits, honorés. Je t'offre donc un nom moins aristocratique et moins célèbre que celui de Valvèdre, mais aussi pur que les plus purs… Le peu que ces chers parents possèdent, ils le partageront dès à présent avec nous, et, quant à l'avenir, je mourrai à la peine ou tu auras une existence digne de toi. Si je ne suis pas doué comme poëte, je me ferai administrateur, financier, industriel, fonctionnaire, tout ce que tu voudras que je sois. Voilà tout ce que je peux te dire de la vie positive qui nous attend et qui est la chose dont jusqu'ici tu t'es le moins préoccupée.
—Oui, certes, s'écria-t-elle; l'obscurité, la retraite, la pauvreté, la misère même, tout plutôt que la pitié de Valvèdre!… L'homme que j'ai vu si longtemps à mes pieds ne me verra jamais aux siens, pas plus pour le remercier que pour l'implorer! Mais ce n'est pas de moi, mon pauvre enfant, c'est de toi qu'il s'agit! Seras-tu heureux par moi? M'aimeras-tu à ce point de m'accepter avec l'horrible caractère et l'absurde conduite que l'on m'attribue?
—Cette conduite…, quelle qu'elle soit, je veux l'ignorer, n'en parlons jamais! Quant à ce caractère terrible…, je le connais, et je ne crois pas être en reste avec toi, puisque je suis ton pareil, comme dit M. de Valvèdre. Eh bien, nous sommes deux êtres emportés, passionnés, impossibles pour les autres, mais nécessaires l'un à l'autre comme l'éclair à la foudre. Nous nous dévorerons sur le même brasier, c'est notre vie! Séparés, nous ne serions ni plus tranquilles ni plus sages. Va! nous sommes de la race des poëtes, c'est-à-dire nés pour souffrir et pour nous consumer dans la soif d'un idéal qui n'est pas de ce monde. Nous ne le saisirons donc pas à toute heure, mais nous ne cesserons pas d'y aspirer; nous le rêverons sans cesse et nous l'étreindrons quelquefois. Que veux-tu de mieux ailleurs, âme tourmentée? Préfères-tu le néant de la désillusion ou les faciles amours de la vie mondaine, la retraite à Valvèdre ou l'équivoque existence de la femme sans mari et sans amant? Sache que je me soucie fort peu des jugements de M. de Valvèdre sur ton compte. C'est peut-être un grand homme que tu n'as pas compris; mais il ne t'a pas mieux comprise, lui qui n'a rien su faire de ton individualité, et qui a prononcé l'arrêt de son impuissance morale le jour où il a cessé de t'aimer. Que n'étais-je en face de lui et seul avec lui tout à l'heure! sais-tu ce que je lui aurais dit? «Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer un rôle conforme à vos systèmes, à vos goûts et à vos habitudes. Vous ne vous faites aucune idée de la mission d'une créature exquise, et, en cela, vous êtes un pitoyable naturaliste. Vous êtes leibnitzien, je le vois de reste, et vous prétendez que la vertu consiste à concourir au perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses divines. Soit! vous prenez Dieu pour type absolu, et, de même qu'il produit et règle l'éternelle activité, vous voulez que l'homme crée ou ordonne sans cesse la prospérité de son milieu par un travail sans relâche. Vous vous émerveillez devant l'abeille qui fait le miel, devant la fleur qui travaille pour l'abeille; mais vous oubliez le rôle des éléments, qui, sans rien faire de logique en apparence, donnent à toutes choses la vie et l'échange de la vie. Soyez un peu moins pédant et un peu plus ingénieux! Comparez, la logique le veut, les âmes passionnées à la mer qui se soulève et au vent qui se déchaîne pour balayer l'atmosphère et maintenir l'équilibre de la planète. Comparez la femme charmante, qui ne sait que rêver et parler d'amour, à la brise qui promène, insouciante, d'un horizon à l'autre, les parfums et les effluves de la vie. Oui, cette femme, selon vous si frivole, est, selon moi, plus active et plus bienfaisante que vous. Elle porte en elle la grâce et la lumière; sa seule présence est un charme, son regard est le soleil de la poésie, son sourire est l'inspiration ou la récompense du poëte. Elle se contente d'être, et l'on vit, l'on aime autour d'elle! Tant pis pour vous si vous n'avez pas senti ce rayon pénétrer en vous et donner à votre être une puissance et des joies nouvelles!»
Je parlais sous l'inspiration du dépit. Je croyais parler à Valvèdre, et je me consolais de ma blessure en bravant la raison et la vérité. Alida fut saisie par ce qu'elle prenait pour de l'éloquence véritable. Elle se jeta dans mes bras; sensible à la louange, avide de réhabilitation, elle versa des larmes qui la soulagèrent.
—Ah! tu l'emportes, s'écria-t-elle, et, de ce moment, je suis à toi. Jusqu'à ce moment,—oh! pardonne-moi, plains-moi, tu vois bien que je suis sincère!—j'ai conservé pour Valvèdre une affection dépitée, mêlée de haine et de regret; mais, à partir d'aujourd'hui, oui, je le jure à Dieu et à toi, c'est toi seul que j'aime et à qui je veux appartenir à jamais. C'est toi le coeur généreux, l'époux sublime, l'homme de génie! Qu'est-ce que Valvèdre auprès de toi? Ah! je l'avais toujours dit, toujours cru, que les poëtes seuls savent aimer, et que seuls ils ont le sens des grandes choses! Mon mari me repousse et m'abandonne pour une faute légère après dix ans de fidélité réelle, et, toi qui me connais à peine, toi à qui je n'ai donné aucun bonheur, aucune garantie, tu me devines, tu me relèves et tu me sauves. Tiens, partons! va m'attendre à la frontière; moi, je cours embrasser mes enfants et signifier à M. de Valvèdre que j'accepte ses conditions.
Transportés de joie et d'orgueil, allégés pour le moment de toute souffrance et de toute appréhension, nous nous séparâmes après nous être entendus sur les moyens de hâter notre fuite.
Alida alla rejoindre M. de Valvèdre chez les Obernay, où, en présence d'Henri, elle devait lui parler, pendant que je quitterais le casino pour n'y jamais rentrer. Moi aussi, je voulais parler à Henri, mais non dans une auberge, car je ne devais pas laisser savoir à sa famille que je fusse resté ou revenu à Genève, et, le jour de la noce, j'avais été vu de trop de personnes de l'intimité des Obernay pour ne pas risquer d'être rencontré par quelqu'une d'entre elles. Je fis venir une voiture où je m'enfermai, et j'allai demander asile à Moserwald, qui me cacha dans son propre appartement. De là, j'écrivis un mot à Henri, qui vint me trouver presque aussitôt.
Ma soudaine présence à Genève et le ton mystérieux de mon billet étaient des indices assez frappants pour qu'il n'hésitât plus à reconnaître en moi le rival dont Valvèdre, par délicatesse, lui avait caché le nom. Aussi l'explication des faits fut-elle comme sous-entendue. Il contint du mieux qu'il put son chagrin et son blâme, et, me parlant avec une brusquerie froide:
—Tu sais sans doute, me dit-il, ce qui vient de se passer entre M. de
Valvèdre et sa femme?
—Je crois le savoir, répondis-je; mais il est très-important pour moi d'en connaître les détails, et je te prie de me les dire.
—Il n'y a pas de détails, reprit-il; madame de Valvèdre a quitté notre maison, il y a une demi-heure, en nous disant qu'une de ses amies mourante, je ne sais quelle Polonaise en voyage, la faisait demander à Vevay, et qu'elle reviendrait le plus tôt possible. Son mari n'était plus là. Elle a paru désirer le voir; mais, au moment où j'allais le chercher, elle m'a arrêté en me disant qu'elle aimait mieux écrire. Elle a écrit rapidement quelques lignes et me les a remises. Je les ai portées à Valvèdre, qui sur-le-champ est accouru pour lui parler. Elle était déjà partie seule et à pied, laissant probablement ses instructions à la Bianca, qui a été impénétrable; mais Valvèdre n'entend pas que sa femme parte ainsi sans qu'il ait eu une explication avec elle. Il la cherche. J'allais l'accompagner quand j'ai reçu ton billet. J'ai compris, j'ai pensé, je pense encore que madame de Valvèdre est ici…
—Sur l'honneur, répondis-je à Obernay en l'interrompant, elle n'y est pas!
—Oh! sois tranquille, je ne chercherai pas à la découvrir, maintenant que je te vois en possession du principal rôle dans celte triste affaire! Vous y allez si vite, que je craindrais une rencontre fâcheuse entre M. de Valvèdre et toi. Quelque sage et patient que soit un homme de sa trempe, on peut être surpris par un accès de colère. Tu as donc bien fait de ne pas te montrer. J'ai caché ta lettre à Valvèdre, et il ne s'avisera guère de te découvrir ici.
—Ah! m'écriai-je en bondissant de rage, tu crois que je me cache?
—Si tu n'avais pas cette prudence et cette dignité, reprit Henri avec autorité, tu serais conduit par un mauvais sentiment à commettre une mauvaise action!
—Oui, je le sais! Je ne veux pas inaugurer ma prise de possession par un éclat. C'est pour te parler de ces choses que j'ai voulu te voir; mais je dois te prier, quelle que soit ton opinion, de me ménager. Je ne suis pas aussi maître de moi-même que s'il s'agissait de faire une analyse botanique!
—Ni moi non plus, reprit Obernay; mais je tâcherai pourtant de ne pas perdre la tête. Pourquoi m'as-tu appelé? Parle, je t'écoute.
—Oui, je vais parler; mais je veux savoir ce que contenait le billet que madame de Valvèdre t'a fait porter à son mari. Il a dû te le montrer.
—Oui. Il contenait ceci en propres termes: «J'accepte l'ultimatum. Je pars! D'accord avec vous, je demande le divorce, et, selon vos désirs, je compte me remarier.»
—C'est bien, c'est très-bien! m'écriai-je soulagé d'une vive anxiété: j'avais craint un instant qu'Alida n'eût déjà changé d'intention et trahi les serments de l'enthousiasme.—A présent, repris-je, tu le vois, tout est consommé! Je vais enlever cette femme, et, aussitôt qu'elle sera libre devant la loi, elle sera ma femme. Tu vois que la question est nettement tranchée.
—La chose ne peut pas se passer ainsi, dit Henri froidement. Tant que le divorce n'est pas prononcé, M. de Valvèdre ne veut pas qu'elle soit compromise. Il faut qu'elle retourne à Valvèdre, ou que tu t'éloignes. C'est un peu de patience à avoir, puisque la réalisation de votre fantaisie ne peut souffrir d'empêchement. Craignez-vous déjà de vous raviser l'un ou l'autre, si vous ne brûlez pas vos vaisseaux par un coup de tête?
—Point d'épigrammes, je te prie. L'avis de M. de Valvèdre est fort raisonnable à coup sûr; mais il m'est impossible de le suivre. Il a lui-même créé l'empêchement en me gratifiant de ses dédains, de ses railleries et de ses menaces.
—Où cela? quand cela donc?
—Sous la tonnelle de ton jardin, il y a une heure.
—Ah! tu étais là? tu écoutais?
—M. de Valvèdre n'avait aucun doute à cet égard.
—Au fait… oui, je me rappelle! Il tenait à parler là. J'aurais dû deviner pourquoi. Eh bien, après? Il a parlé de son rival, non pas comme d'un homme raisonnable, ce qui eût été bien impossible, mais comme d'un honnête homme, et, ma foi…
—C'est plus que je ne mérite selon toi?
—Selon moi? Peut-être! nous verrons! Si tu te conduis en écervelé, je dirai que tu es encore trop enfant pour avoir bien compris ce que c'est que l'honneur. Que comptes-tu faire? Voyons! Te venger de ta propre folie en bravant Valvèdre, lui donner raison par conséquent?
—Je veux le braver, m'écriai-je. J'ai juré le mariage à sa femme et à ma propre conscience; donc, je tiendrai parole; mais, jusque-là, je serai son unique protecteur, parce que M. de Valvèdre a prédit que je serais dupe et que je veux le faire mentir, parce qu'il a promis de me tuer si je ne faisais pas sa volonté, et que je l'attends de pied forme pour savoir qui des deux tuera l'autre, parce qu'enfin il ne me plaît pas qu'il pense m'avoir intimidé, et que je sois homme à subir les conditions d'un mari qui abdique et qui veut jouer pourtant le beau rôle.
—Tu parles comme un fou! dit Obernay en levant les épaules. Si Valvèdre voulait avoir l'opinion pour lui, il laisserait sa femme chercher le scandale.
—Valvèdre ne craint peut-être pas tant le blâme que le ridicule!
—Et toi donc?
—C'est mon droit encore plus que le sien. Il a provoqué mon ressentiment, il devait en prévoir les conséquences.
—Alors, c'est décidé, tu enlèves?
—Oui, et avec tout le mystère possible, parce que je ne veux pas qu'Alida soit témoin d'une tragédie dont elle ne soupçonne pas l'imminence; et ce mystère, tu ne le trahiras pas, parce que tu n'as pas envie d'être le témoin de Valvèdre contre moi, ton meilleur ami.
—Mon meilleur ami? Non! tu ne le serais plus; tu peux donner ta démission, si tu persistes!
—Au prix de l'amitié, comme au prix de la vie, je persisterai; mais aussitôt que j'aurai mis Alida en sûreté, je reviendrai ici, et je me présenterai à M. de Valvèdre pour lui répéter tout ce que tu viens d'entendre et tout ce que je te charge de lui dire aussitôt que je serai parti, c'est-à-dire dans une heure.
Obernay vit que ma volonté était exaspérée, et que ses remontrances ne servaient qu'à m'irriter davantage. Il prit tout à coup son parti.
—C'est bien, dit-il. Quand tu reviendras, tu trouveras Valvèdre disposé à soutenir ta remarquable conversation, et, jusqu'à demain, il ignorera que je t'ai vu. Pars le plus tôt possible, je vais tâcher de l'aider à ne pas trouver sa femme. Adieu! Je ne te souhaite pas beaucoup de bonheur; car, si tu en pouvais goûter au milieu d'un pareil triomphe, je te mépriserais. Je compte encore sur tes réflexions et tes remords pour te ramener au respect des convenances sociales. Adieu, mon pauvre Francis! Je te laisse au bord de l'abîme. Dieu seul peut t'empêcher d'y rouler.
Il sortit. Sa voix était étouffée par des larmes qui me brisèrent le coeur. Il revint sur ses pas. Je voulus me jeter à son cou. Il me repoussa en me demandant si je persistais, et, sur ma réponse affirmative, il reprit froidement:
—Je revenais pour te dire que, si tu as besoin d'argent, j'en ai à ton service. Ce n'est pas que je ne me reproche de t'offrir les moyens de te perdre, mais j'aime mieux cela que de te laisser recourir à ce Moserwald…, qui est ton rival, tu ne l'ignores pas, je pense?
Je ne pouvais plus parler. Le sang m'étouffait d'une toux convulsive. Je lui fis signe que je n'avais besoin de rien, et il se retira sans avoir voulu me serrer la main.
Quelques instants après, j'étais en conférence avec mon hôte.
—Nephtali, lui dis-je, j'ai besoin de vingt mille francs, je vous les demande.
—Ah! enfin, s'écria-t-il avec une joie sincère, vous êtes donc mon véritable ami!
—Oui; mais écoutez. Mes parents possèdent en tout le double de cette somme, placée sous mon nom. Je n'ai pas de dettes et je suis fils unique. Tant que mes parents vivront, je ne veux pas aliéner ce capital, dont ils touchent la rente. Vous me donnerez du temps, et je vais vous faire une reconnaissance de la somme et des intérêts.
Il ne voulait pas de cette garantie. Je le forçai d'accepter, le menaçant, s'il la refusait, de m'adresser à Obernay, qui m'avait ouvert sa bourse.
—Ne suis-je donc pas assez votre obligé, lui dis-je, vous qui, pour croire à ma solvabilité, acceptez la seule preuve que je puisse vous en donner ici, ma parole?
Au bout d'un quart d'heure, j'étais avec lui dans sa voiture fermée. Nous sortions de Genève, et il me conduisait à une de ses maisons de campagne, d'où je sortis en chaise de poste pour gagner la frontière française.
J'étais fort inquiet d'Alida, qui devait m'y rejoindre dans la soirée et qui me semblait avoir quitté la maison Obernay trop précipitamment pour ne pas risquer de rencontrer quelque obstacle; mais, en arrivant au lieu du rendez-vous, je trouvai qu'elle m'avait devancé. Elle s'élança de sa voiture dans la mienne, et nous continuâmes notre route avec rapidité. Il n'y avait pas de chemins de fer en ce temps-là, et il n'était pas facile de nous atteindre. Cela n'eut pourtant pas été impossible à Valvèdre. On verra bientôt ce qui nous préserva de sa poursuite.
Paris était encore, à cette époque, l'endroit du inonde civilisé où il était le plus facile de se tenir caché. C'est là que j'installai ma compagne dans un appartement mystérieux et confortable, en attendant les événements. Je placerai ici plusieurs lettres qui me furent adressées par Moserwald poste restante. La première était de lui.
«Mon enfant, j'ai fait ce qui était convenu entre nous. J'ai écrit à M. Henri Obernay pour lui dire que je savais où vous étiez, que je vous avais donné ma parole de ne le confier à personne, mais que j'étais en mesure de vous faire parvenir n'importe quelle lettre il jugerait à propos de confier à mes soins. Dès le jour même, il a envoyé chez moi le paquet ci-inclus, que je vous transmets fidèlement.
»Vous avez passé le Rubicon comme feu César. Je ne reviendrai pas sur la dose de satisfaction, de douleur et d'inquiétude que cela me met sur l'estomac… L'estomac, c'est bien vulgaire, et on en rira sans pitié; mais il faut que j'en prenne mon parti. Le temps de la poésie est passé pour moi avec celui de l'espérance. Je m'étais pourtant senti des dispositions pendant quelques jours… Le dieu m'abandonne, et je ne vais plus songer qu'à ma santé. L'événement auquel je m'attendais et auquel je ne voulais pas croire, votre départ précipité avec elle, m'a bouleversé, et j'ai ressenti encore quelques mouvements de bile; mais cela passera, et la edition de don Quichotte que vous me faites me donnera du courage. J'entends d'ici qu'on rit encore; on me compare peut-être à Sancho! N'importe, je suis à vous (au singulier ou au pluriel), à votre service, à votre discrétion, à la vie et à la mort.
«NEPHTALI.»
La lettre incluse dans celle-ci en contenait une troisième. Les voici toutes les deux, celle d'Henri d'abord:
«J'espère qu'en lisant la lettre que je t'envoie, tu ouvriras les yeux sur ta véritable situation. Pour que tu la comprennes, il faut que tu saches comment j'ai agi à ton égard.
»Tu es bien simple si tu m'as cru disposé à transmettre à M. de V… tes offres provocatrices. Je me suis contenté de lui dire, pour sauvegarder ton honneur, qu'une tierce personne était chargée de te faire tenir tout genre de communications, et que, le jour où il jugerait à propos d'avoir une explication avec toi, j'étais chargé personnellement de t'en prévenir, enfin que, dans ce cas, tu accepterais n'importe quel rendez-vous.
»Ceci établi, je me suis permis de supposer que tu allais à Bruxelles pour t'entretenir avec tes parens sur tes projets ultérieurs. Quant à madame, j'ai fait, sans beaucoup de scrupule, un énorme mensonge. J'ai prétendu savoir qu'elle s'en allait à Valvèdre et, de là, en Italie, pour s'enfermer dans un couvent jusqu'au jour où son mari formerait le premier la demande du divorce, que, jusque-là, la tierce personne pouvait également lui faire connaître toute résolution prise à son égard.
»Il résulte de mon action que M. de Valvèdre…, qui désirait parler à madame, s'est rendu sur-le-champ à Valvèdre, où j'aimais mieux le voir, pour sa dignité et pour ma sécurité morale, que sur les traces des aimables fugitifs.
»De Valvèdre, il vient donc de m'écrire, et si, quand madame et toi aurez lu, vous persistez à méconnaître un tel caractère, je vous plains et n'envie pas votre manière de voir.
»Je ne me ferai pas ici l'avocat de la bonne cause; je regarde comme un très-grand bonheur pour mon ami de ne plus avoir dans sa vie ce lien qui lui confère la responsabilité sans la répression possible: problème insoluble où son âme se consume sans profit pour la science. Moins moral et plus positif que lui en ce qui le concerne, je fais des voeux pour que le calme et la liberté des voyages lui soient définitivement rendus. Ceci n'est pas galant, et tu vas peut-être m'en demander raison. Je n'accepterai pas la partie; mais je dois t'avertir d'une chose: c'est que, si tu persistais par hasard à demander réparation à M. de V… de l'injure qu'il t'a faite en ne te disputant pas sa femme (car c'était là ton thème), tu aurais en moi, non plus l'ami qui te plaint, mais le vengeur de l'ami que tu m'aurais fait perdre. Valvèdre est brave comme un lion; mais peut-être ne sait-il pas se battre. Moi, j'apprends,—au grand étonnement de ma femme et de ma famille, qui t'envoient mille amitiés. Braves coeurs, ils ne savent rien!»
DE M. DE V… A HENRI OBERNAY.
«Je ne l'ai pas trouvée ici; elle n'y est pas venue, et même, d'après les informations que j'ai prises le long du chemin, elle a dû suivre, pour se rendre en Italie, une tout autre direction. Mais est-elle réellement par là et a-t-elle jamais résolu sérieusement de s'enfermer dans un couvent, fût-ce pour quelques semaines?
»Quoi qu'il en soit, il ne me convient pas de la chercher davantage: j'aurais l'air de la poursuivre, et ce n'est nullement mon intention. Je souhaitais lui parler: une conversation est toujours plus concluante que des paroles écrites; mais le soin qu'elle a pris de l'éviter et de me cacher son refuge décèle des résolutions plus complètes que je ne croyais devoir lui en attribuer.
»D'après les trois mots par lesquels elle a cru suffisant de clore une existence de devoirs réciproques, je vois qu'elle craignait un éclat de ma part. C'était mal me connaître. Il me suffisait, à moi, qu'elle sût mon jugement sur son compte, ma compassion pour ses souffrances, les limites de mon indulgence pour ses fautes; mais, puisqu'elle n'en a pas jugé ainsi, il me paraît nécessaire qu'elle réfléchisse de nouveau sur ma conduite et sur celle qu'il lui convient d'adopter. Tu lui communiqueras donc ma lettre. J'ignore si, en te parlant, j'ai prononcé le mot de divorce, dont elle m'attribue la préméditation. Je suis certain de n'avoir envisagé cette éventualité que dans le cas où, foulant aux pieds l'opinion, elle me mettrait dans l'alternative ou de contraindre sa liberté, ou de la lui rendre entière. Je ne peux pas hésiter entre ces deux partis. L'esprit de la législation que j'ai reconnue en l'épousant prononce dans le sens d'une liberté réciproque, quand une incompatibilité éprouvée et constatée de part et d'autre est arrivée à compromettre la dignité du lien conjugal et l'avenir des enfants. Jamais, quoi qu'il arrive, je n'invoquerai contre celle que j'avais choisie, et que j'ai beaucoup aimée, le prétexte de son infidélité. Grâce à l'esprit de la réforme, nous ne sommes pas condamnés à nous nuire mutuellement pour nous dégager. D'autres motifs suffiraient; mais nous n'en sommes pas là, et je n'ai point encore de motifs assez évidents pour exiger qu'elle se prête à une rupture légale.
»Elle a cru pourtant, dans un moment d'irritation, me donner ce motif en m'écrivant qu'elle comptait se remarier. Je ne suis pas homme à profiter d'une heure de dépit; j'attendrai une insistance calme et réfléchie.
»Mais probablement elle tient à savoir si je désire le résultat qu'elle provoque, et si j'ai aspiré pour mon compte à la liberté de contracter un nouveau lien. Elle tient à le savoir pour rassurer sa conscience ou satisfaire sa fierté. Je lui dois donc la vérité. Je n'ai jamais eu la pensée d'un second mariage, et, si je l'avais eue, je regarderais comme une lâcheté de ne l'avoir pas sacrifiée au devoir de respecter, dans toute la limite du possible, la sincérité de mon premier serment.
»Cette limite du possible, c'est le cas où madame de V… afficherait ses nouvelles relations. C'est aussi le cas où elle me réclamerait de sang-froid, et après mûre délibération, le droit de contracter de nouveaux engagements.
»Je ne ferai donc rien pour agiter son existence actuelle et pour porter à l'extrême des résolutions que je n'ai pas le droit de croire sans appel. Je ne rechercherai et n'accepterai aucun pourparler avec la personne qui m'a offert de se présenter devant moi. Je ne prévois pas, de ce côté-là plus que de l'autre, des garanties d'association bien durable, mais je n'en serai juge qu'après un temps d'épreuve et d'attente.
»Si on ne m'appelle pas, d'ici à un mois, devant un tribunal compétent à prononcer le divorce, je m'absenterai pour un temps dont je n'ai pas à fixer le terme. A mon retour, je serai moi-même le juge de cette question délicate et grave qui nous occupe, et j'aviserai, mais sans sortir des principes de conduite que je viens d'exposer.
»Fais savoir aussi à madame de V… qu'elle pourra faire toucher à la banque de Moserwald et compagnie la rente de cinquante mille francs qui lui était précédemment servie, et dont elle-même avait fixé le chiffre. S'il lui convient d'habiter Valvèdre ou ma maison de Genève en l'absence de toute relation compromettante pour elle, dis-lui que je n'y vois aucun inconvénient; dis-lui même que mon désir serait de la voir arriver ici pendant le peu de jours que j'ai encore à y passer. Je n'ai pas d'orgueil, ou du moins je n'en mets pas dans mes rapports avec elle. J'ai dû longtemps éviter des explications qui n'auraient servi qu'à l'irriter et à la faire souffrir. A présent que la glace est rompue, je ne me crois susceptible d'être atteint par aucun ridicule, si elle veut entendre ce que j'ai désormais à lui dire. Il ne sera pas question du passé, je lui parlerai comme un père qui n'espère pas convaincre, mais qui désire attendrir. Complétement désintéressé dans ma propre cause, puisque par le fait, et sans qu'il soit besoin de solennité, nous nous séparons, je sens que j'ai encore besoin, moi, de laisser sa vie, non pas heureuse, elle ne le peut être, mais aussi acceptable que possible pour elle-même. Elle pourrait encore goûter quelque joie intime dans la gloire de sacrifier la fantaisie et ses redoutables conséquences à l'avenir de ses enfants et à sa propre considération, à l'affection de ta famille, au fidèle dévouement de Paule, au respect de tous les gens sérieux… Si elle veut m'entendre, elle retrouvera l'ami toujours indulgent et jamais importun qu'elle connaît bien malgré ses habitudes de méprise… Si elle ne le veut pas, mon devoir est rempli, et je m'éloignerai, sinon rassuré sur son compte, du moins en paix avec moi-même.»
La bonté comique de Moserwald m'avait fait sourire, la rudesse chagrine et railleuse d'Obernay m'avait courroucé, la généreuse douceur de Valvèdre m'écrasa. Je me sentis si petit devant lui, que j'éprouvai un moment de terreur et de honte avant de faire lire à sa femme cette requête à la fois humble et digne; mais je n'avais pas le droit de m'y refuser, et je la lui envoyai par Bianca, qui était venue nous rejoindre à Paris.
Je ne voulais pas être témoin de l'effet de cette lecture sur Alida. J'avais appris à redouter l'imprévu de ses émotions et à en ménager le contre-coup sur moi-même. Depuis huit jours de tête-à-tête, nous avions, par un miracle de la volonté la plus tendue qui fut jamais, réussi à nous maintenir au diapason de la confiance héroïque. Nous voulions croire l'un à l'autre, nous voulions vaincre la destinée, être plus forts que nous-mêmes, donner un démenti aux sombres prévisions de ceux qui nous avaient jugés si défavorablement. Comme deux oiseaux blessés, nous nous pressions l'un contre l'autre pour cacher le sang qui eût révélé nos traces.
Alida fut grande en ce moment. Elle vint me trouver. Elle souriait, elle était belle comme l'ange du naufrage qui soutient et dirige le navire en détresse.
—Tu n'as pas tout lu, me dit-elle; voici des lettres qu'on avait remises à Bianca pour moi au moment où elle a quitté Genève. Je te les avais cachées; je veux que tu les connaisses.
La première de ces lettres était de Juste de Valvèdre.
«Ma soeur, disait-elle, où êtes-vous donc? Cette amie polonaise a quitté Vevay; elle est donc guérie? Elle va en Italie et vous l'y suivez précipitamment, sans dire adieu à personne! Il s'agit donc d'un grand service à lui rendre, d'un grand secours à lui porter? Ceci ne me regarde pas, direz-vous; mais me permettrez-vous de vous dire que je suis inquiète de vous, de votre santé altérée depuis quelque temps, de l'air agité d'Obernay, de l'air abattu de mon frère, de l'air mystérieux de Bianca? Elle n'a pas du tout l'air d'aller en Italie… Chère, je ne vous fais pas de questions, vous m'en avez dénié le droit, prenant ma sollicitude pour une vaine curiosité. Ah! ma soeur, vous ne m'avez jamais comprise; vous n'avez pas voulu lire dans mon coeur, et je n'ai pas su vous le révéler. Je suis une vieille fille gauche, tantôt brusque et tantôt craintive. Vous aviez raison de ne pas me trouver aimable, mais vous avez eu tort de croire que je n'étais pas aimante et que je ne vous aimais pas!
»Alida, revenez, ou, si vous êtes encore près de nous, ne partez pas! Mille dangers environnent une femme séduisante. Il n'y a de force et de sécurité qu'au sein de la famille. La vôtre vous semble quelquefois trop grave, nous le savons, nous essayerons de nous corriger… Et puis c'est peut-être moi qui vous déplais le plus… Eh bien, je m'éloignerai, s'il le faut. Vous m'avez reproché de me placer entre vous et vos enfants et d'accaparer leur affection. Ah! prenez ma place, ne les quittez pas, et vous ne me reverrez plus; mais non, vous avez du coeur, et de tels dépits ne sont pas dignes de vous. Vous n'avez jamais pu croire que je vous haïssais, moi qui donnerais ma vie pour votre bonheur et qui vous demande pardon à genoux, si j'ai eu envers vous quelques moments d'injustice ou d'impatience. Revenez, revenez! Edmond a beaucoup pleuré après votre départ, si peu prévu. Paolino a une idée fantasque, c'est que vous êtes dans le jardin qui est auprès du leur: il prétend qu'il vous y a vue un jour, et on ne peut l'empêcher de grimper au treillage pour regarder derrière le mur où il vous a rêvée, où il vous attend encore. Paule, qui vous aime tant, a beaucoup de chagrin; son mari en est jaloux. Adélaïde, qui me voit vous écrire, veut vous dire quelques mots. Elle vous dit, comme moi, qu'il faut croire en nous et ne pas nous abandonner.»