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Valvèdre

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La lettre d'Adélaïde, plus timide et moins tendre, était plus touchante encore dans sa candeur.

«Chère madame,

»Vous êtes partie si vite, que je n'ai pas pu vous adresser une grave question. Faut-il garnir les chemises de ces messieurs (Edmond et Paul) avec de la dentelle, avec de la broderie ou avec un ourlet? Moi, j'étais pour les cols et manchettes bien fermes, bien blancs et tout unis; mais je crois vous avoir entendu dire que cela ressemblait trop à du papier et encadrait trop sèchement ces aimables et chères petites figures rondes. Rosa, qui donne toujours son avis, surtout quand on ne le lui demande pas, veut de la dentelle. Paule est pour la broderie; mais moi, remarquez, je vous en prie, comme je suis judicieuse, je prétends que c'est avant tout à leur petite maman que ces minois doivent plaire, et qu'elle a, d'ailleurs, mille fois plus de goût que de simples Génevoises de notre espèce. Donc, répondez vite, chère madame. On est d'accord pour désirer de vous complaire et de vous obéir en tout. Vous avez emporté un morceau de notre coeur, et cela sans crier gare. C'est mal à vous de ne pas nous avoir donné le temps de baiser vos belles mains et de vous dire ce que je vous dis ici: Guérissez votre amie, ne vous fatiguez pas trop et revenez vite, car je suis au bout de mes histoires pour faire prendre patience à Edmond et pour endormir Paolino. Paule vous écrit. Mon père et ma mère vous offrent leurs plus affectueux compliments, et Rosa veut que je vous dise qu'elle a bien soin du gros myrte que vous aimez, et dont elle veut mettre une fleur dans ma lettre avec un baiser pour vous.»

—Quelle confiance en mon retour! dit Alida quand j'eus fini de lire, et quel contraste entre les préoccupations de cette heureuse enfant et les éclairs de notre Sinaï! Eh bien, qu'as-tu, toi? manques-tu de courage? Ne vois-tu pas que plus il m'en faut, plus il m'en vient? Tu dois trouver que j'ai été bien injuste envers mon mari, envers la soeur aînée et envers cette innocente Adélaïde! Trouve, va! tu ne me feras pas plus de reproches que je ne m'en fais! J'ai douté de ces coeurs excellents et purs, je les ai niés pour m'étourdir sur le crime de mon amour! Eh bien, à présent que j'ouvre les yeux et que je vois quels amis je t'ai sacrifiés, je me réconcilie avec ma faute, et je me relève de mon humiliation. Je suis contente de me dire que tu ne m'as pas ramassée comme un oiseau chassé du nid et jugé indigne d'y reprendre sa place. Tu n'en as pas moins eu tout le mérite de la pitié, et tu as trouvé dans ton coeur généreux la force de me recueillir, un jour que je me croyais avilie et que tu m'avais vu fouler aux pieds. Mais, aujourd'hui, voilà Valvèdre qui se récracte et qui m'appelle, voilà Juste qui me tend les bras en s'agenouillant devant moi, et la douce Adélaïde qui me montre mes enfants en me disant qu'ils m'attendent et me pleurent! Je puis retourner auprès d'eux et y vivre indépendante, servie, caressée, remerciée, pardonnée, bénie! A présent, tu es libre, cher ange; tu peux me quitter sans remords et sans inquiétude; tu n'as rien gaté, rien détruit dans ma vie. Au contraire, ce mari très-sage, ces amis très-craintifs du qu'en dira-t-on me ménageront d'autant plus qu'ils m'ont vue prête à tout rompre. Tu le vois, nous pouvons nous quitter sans qu'on raille nos éphémères amours. Henri lui-même, ce Génevois mal-appris, me fera amende honorable s'il me voit renoncer volontairement à ce qu'il appelle mon caprice. Eh bien, que veux-tu faire? Réponds! réponds donc! à quoi songes-tu?

Il est des moments dans les plus fatales destinées où la Providence nous tend la planche de salut et semble nous dire: «Prends-la, ou tu es perdu.» J'entendais cette voix mystérieuse au-dessus de l'abîme; mais le vertige de l'abîme fut plus fort et m'entraîna.

—Alida, m'écriai-je, tu ne me fais pas cette offre-là pour que je l'accepte? Tu ne le désires pas, tu n'y comptes pas, n'est-il pas vrai?

—Tu m'as comprise, répondit-elle en se mettant à genoux devant moi, les mains dans mes mains et comme dans l'attitude du serment. Je t'appartiens, et le reste du monde ne m'est rien! Tu es tout pour moi: mon père et ma mère qui m'ont quittée, mon mari que je quitte, et mes amis qui vont me maudire, et mes enfants qui vont m'oublier. «Tu es mes frères et mes soeurs, comme dit le poëte, et Ilion, ma patrie que j'ai perdue!» Non! je ne reviendrai plus sur mes pas, et, puisqu'il est dans ma destinée de mal comprendre les devoirs de la famille et de la société, au moins j'aurai consacré ma destinée a l'amour! N'est-ce donc rien, et celui qui me l'inspire ne s'en contentera-t-il pas? Si cela est, si pour toi je suis la première des femmes, que m'importe d'être la dernière aux yeux de tous les autres? Si mes torts envers eux me sont des mérites auprès de toi, de quoi aurais-je a me plaindre? Si l'on souffre là-bas et si je souffre de faire souffrir, j'en suis fière, c'est une expiation de ces fautes passées que tu me reprochais, c'est ma palme de marytre que je dépose à tes pieds.

Une seule chose peut m'excuser d'avoir accepté le sacrifice de cette femme passionnée, c'est la passion qu'elle m'inspira dès ce moment, et qui ne fut plus ébranlée un seul jour. Certes, je suis bien assez coupable sans ajouter au fardeau de ma conscience. Ma fuite avec elle fut une mauvaise inspiration, une lâche audace, une vengeance, ou du moins une réaction aveugle de mon orgueil froissé. Meilleure que moi, Alida avait pris mon dévouement au sérieux, et, si sa foi en moi fut un accès de fièvre, la fièvre dura et consuma le reste de sa vie. En moi, la flamme fut souvent agitée et comme battue du vent; mais elle ne s'éteignit plus. Et ce ne fut plus la vanité seule qui me soutint, ce fut aussi la reconnaissance et l'affection.

Dès lors il se fit une sorte de calme dans notre vie, calme trompeur et qui cachait bien des angoisses toujours renaissantes; mais l'idée de nous raviser et de nous séparer ne fut jamais remise en question.

Nous prîmes aussi, ce jour-là, de bonnes résolutions, eu égard à notre position désespérée. Nous fîmes de la prudence avec notre témérité, de la sagesse avec notre délire. Je renonçai à mon hostilité contre Valvèdre, Alida à ses plaintes contre lui. Elle n'en parla plus qu'à de rares intervalles, d'un ton doux et triste, comme elle parlait de ses enfants. Nous renonçâmes aux rêves de libre triomphe qui nous avaient souri, et nous prîmes de grands soins pour cacher notre résidence à Paris et notre intimité. Alida prit la peine de s'expliquer avec son mari dans une lettre qu'elle écrivait à Juste, comme Valvèdre s'était expliqué avec elle dans sa lettre à Obernay. Elle persista dans son projet de divorce; mais elle promit de mener une existence si mystérieuse, que nul ne pourrait se porter son accusateur devant Valvèdre.

«Je sais bien, disait-elle, que mon absence prolongée, mon domicile inconnu, ma disparition inexpliquée pourront faire naître des soupçons, et qu'il vaudrait mieux que la femme de César ne fût pas soupçonnée; mais, puisque César ne veut pas répudier brutalement sa femme, et qu'il s'agit pour tous deux de se quitter sans reproche amer, celle-ci ménagera les apparences et n'aflichera pas son futur changement de nom. Elle le cachera au contraire; elle ne verra aucune personne qui pourrait le deviner et le trahir; elle sera morte pour le monde pendant plusieurs années, s'il le faut, et il ne tiendra qu'à vous de dire qu'elle est réellement dans un couvent, car elle vivra sous un voile et derrière d'épais rideaux. Si ce n'est pas là tout ce que souhaite et conseille César, c'est du moins tout ce qu'il peut exiger, lui qui ne s'est jamais couronné despote, et qui n'a pas plus tué la liberté dans l'hyménée qu'il ne veut la tuer dans le monde.

»Qu'il me permette, ajoutait-elle, de me refuser à l'entretien qu'il me demande. Je ne suis pas assez forte pour que le chagrin de résister à son influence ne me fît pas beaucoup de mal; mais je le suis trop pour qu'aucune considération humaine pût ébranler ma résolution.»

Elle finissait, après avoir, à son tour, demandé pardon à sa belle-soeur de ses injustices et de ses préventions, en lui signifiant qu'elle ne voulait accepter aucun secours d'argent, quelque minime qu'il pût être.

Quand elle écrivit à ses enfants, à Paule et à Adélaïde, elle pleura au point qu'elle trempa de larmes un billet à cette dernière où elle réglait, avec une gravité enjouée, la grande question des cols de chemise. Elle fut forcée de le recommencer, faisant de généreux et naïfs efforts pour me cacher le déchirement de ses entrailles. Je me jetai à ses genoux, je la suppliai de partir avec moi pour Genève. Je t'accompagnerai jusqu'à la frontière, lui dis-je, ou je me cacherai dans la maison de campagne de Moserwald. Tu passeras trois jours, huit jours si tu veux, avec tes enfants, et nous nous sauverons de nouveau; puis, quand tu sentiras le besoin de les embrasser encore, nous repartirons pour Genève. C'est absolument la vie que tu aurais menée, si tu étais retournée à Valvèdre. Tu aurais été les voir deux ou trois fois par an. Ne pleure donc plus, ou ne me cache pas tes larmes. J'avoue que je suis content de te voir pleurer, parce que, chaque jour, je découvre que tu ne mérites pas les reproches qu'on t'adressait, et que tu es une aussi tendre mère qu'une amante loyale; mais je ne veux pas que tu pleures trop longtemps quand je peux d'un mot sécher tes beaux yeux. Viens, viens! partons! Ne recommence pas tes lettres. Tu vas revoir tes amis, tes fils, tes soeurs, et Ilion que tu m'as sacrifiée, mais que tu n'as pas perdue!

Elle refusa, sans vouloir s'expliquer sur la cause de son refus. Enfin, pressée de questions, elle me dit:

—Mon pauvre enfant, je ne t'ai pas demandé avec quoi nous vivions et où tu trouvais de l'argent. Tu as dû engager ton avenir, escompter le produit de tes futurs succès… Ne me le dis pas, va, je sais bien que tu as fait pour moi quelque grand sacrifice ou quelque grande imprudence, et je trouve cela tout simple venant de toi: mais je ne dois pas, pour mes satisfactions personnelles, abuser de ton dévouement. Non, je ne le veux pas, n'insiste pas, ne m'ôte pas le seul mérite que j'aie pour m'acquitter envers toi. Il faut que je souffre, vois-tu; cela m'est bon, c'est là ce qui me purifie. L'amour serait vraiment trop facile, si on pouvait se donner à lui sans briser avec ses autres devoirs. Il n'en est pas ainsi, et Valvèdre, s'il m'écoutait, dirait que je proclame un blasphème ou un sophisme, lui qui ne comprenait pas que ce qu'il appelait une oisiveté coupable pût être l'idéal dévouement que j'exigeais de lui; mais, selon moi, le sophisme est de croire que la passion ne soit pas l'immolation des choses les plus chères et les plus sacrées, et voilà pourquoi je veux que tu me laisses venir à toi, dépouillée de tout autre bonheur que toi-même…

Oui, je le crois aujourd'hui, moi aussi, que l'infortunée Alida proclamait un effrayant sophisme, que Valvèdre avait raison contre elle, que le devoir accompli rend l'amour plus fervent, et que lui seul le rend durable, tandis que le remords dessèche ou tue; mais, dans le triomphe de la passion, dans l'ivresse de la reconnaissance, j'écoutais Alida comme l'oracle des divins mystères, comme la prêtresse du dieu véritable, et je partageais son rêve immense, son aspiration vers l'impossible. Je me disais aussi qu'il n'y a pas qu'une seule route pour s'élever vers le vrai; que, si la perfection semble être dans la religion du droit et dans les sanctifiantes vertus de la famille, il y a un lieu de refuge, une oasis, un temple nouveau pour ceux dont la fatalité a renversé les autels et les foyers; que ce droit d'asile sur les hauteurs, ce n'était pas la froide abstinence, la mort volontaire, mais le vivifiant amour. Transfuges de la société, nous pouvions encore bâtir un tabernacle dans le désert et servir la cause sublime de l'idéal. N'étions-nous pas des anges en comparaison de ces viveurs grossiers qui se dépravent dans l'abus de la vie positive? Alida, brisant toute son existence pour me suivre, n'était-elle point digne d'une tendre et respectueuse pitié? Moi-même, acceptant avec énergie son passé douteux et le déshonneur qu'elle bravait, n'étais-je pas un homme plus délicat et plus noble que celui qui cherche dans la débauche ou dans la cupidité l'oubli de son rêve et le débarras de son orgueil?

Mais l'opinion, jalouse de maintenir l'ordre établi, ne veut pas qu'on s'isole d'elle, et elle se montre plus tolérante pour ceux qui se donnent au vice facile, au travers répandu, que pour ceux qui se recueillent et cherchent des mérites qu'elle n'a pas consacrés. Elle est inexorable pour qui ne lui demande rien, pour les amants qui ne veulent pas de son pardon, pour les penseurs qui, dans leur entretien avec Dieu, ne veulent pas la consulter.

Nous entrions donc, Alida et moi, non pas seulement dans la solitude du fait, mais dans celle du sentiment et de l'idée. Restait à savoir si nous étions assez forts pour cette lutte effroyable.

Nous nous fimes cette illusion, et, tant qu'elle dura, elle nous soutint; mais il faut, ou une grande valeur intellectuelle, ou une grande expérience de la vie pour demeurer ainsi, sans ennui et sans effroi, dans une île déserte. L'effroi fut mon tourment, l'ennui fut le ver rongeur de ma compagne infortunée. Elle avait fait les démarches nécessaires pour obtenir la dissolution de son mariage. Valvèdre n'y avait pas fait opposition; mais il était parti pour un long voyage, disait-on, sans présenter sa propre demande au tribunal compétent. Évidemment, il voulait forcer sa femme à réfléchir longtemps avant de se lier à moi, et, son absence pouvant se prolonger indéfiniment, l'épreuve du temps exigé par la législation étrangère menaçait ma passion d'une attente au-dessus de mes forces. Est-ce là ce que voulait cet homme étrange, ce mystérieux philosophe? Comptait-il sur la chasteté de sa femme au point de lui laisser courir les dangers de mon impatience, ou préférait-il la savoir complètement infidèle, et, par là, préservée de la durée de ma passion? Évidemment, il me dédaignait fort, et j'étais forcé de le lui pardonner, en reconnaissant qu'il n'avait d'autre préoccupation que celle d'adoucir la mauvaise destinée d'Alida.

Cette pauvre femme, voyant des retards infinis à notre union, vainquit tous ses scrupules et se montra magnanime. Elle m'offrit son amour sans restrictions, et, vaincu par mes transports, je faillis l'accepter; mais je vis quel sacrifice elle s'imposait et avec quelle terreur elle bravait ce qu'elle croyait être le dernier mot de l'amour. Je savais les fantômes que pouvaient lui créer sa sombre imagination et la pensée de sa déchéance, car elle était fière de n'avoir jamais trahi la lettre de ses serments; c'est ainsi qu'elle s'exprimait quand mon inquiète et jalouse curiosité l'interrogeait sur le passé. Elle croyait aussi que le désir est chez l'homme le seul aliment de l'amour, et par le fait elle craignait le mariage autant que l'adultère.

—Si Valvèdre n'eût pas été mon mari, disait-elle souvent, il n'eût pas songé à me négliger pour la science: il serait encore à mes pieds!

Cette fausse notion, aussi fausse à l'égard de Valvèdre qu'au mien, était difficile à détruire chez une femme de trente ans, indocile à toute modification, et je ne voulus pas d'un bonheur trempé de ses larmes. Je la connaissais assez désormais pour savoir qu'elle ne subissait aucune influence, qu'aucune persuasion n'avait prise sur elle, et que, pour la trouver toujours enthousiaste, il fallait la laisser à sa propre initiative. Il était en son pouvoir de se sacrifier, mais non de ne pas regretter le sacrifice, peut-être, hélas! à toutes les heures de sa vie.

J'étais là dans le vrai, et, quand je repoussai le bonheur, fier de pouvoir dire que j'avais une force surhumaine, je vis, au redoublement de son affection, que je l'avais bien comprise. J'ignore si j'eusse remporté longtemps cette victoire sur moi-même; des circonstances alarmantes me forcèrent à changer de préoccupations.

IX

Depuis trois mois, nous vivions cachés dans une de ces rues aérées et silencieuses qui, à cette époque, avoisinaient le jardin du Luxembourg. Nous nous y promenions dans la journée, Alida toujours enveloppée et voilée avec le plus grand soin, moi ne la quittant jamais que pour m'occuper de son bien-être et de sa sûreté. Je n'avais renoué aucune des relations, assez rares d'ailleurs, que j'avais eues à Paris. Je n'avais fait aucune visite; quand il m'était arrivé d'apercevoir dans la rue une figure de connaissance, je l'avais évitée en changeant de trottoir et en détournant la tête; j'avais même acquis à cet égard la prévoyance et la présence d'esprit d'un sauvage dans les bois, ou d'un forçat évadé sous les yeux de la police.

Le soir, je la conduisais quelquefois aux divers théâtres, dans une de ces loges d'en bas où l'on n'est pas vu. Durant les beaux jours de l'automne, je la menai souvent à la campagne, cherchant avec elle ces endroits solitaires que, même aux environs de Paris, les amants savent toujours trouver.

Sa santé n'avait donc pas souffert du changement de ses habitudes, ni du manque de distractions; mais, quand vint l'hiver, le noir et mortel hiver des grandes villes du Nord, je vis sa figure s'altérer brusquement. Une toux sèche et fréquente, dont elle ne voulait pas s'occuper, disant qu'elle y était sujette tous les ans à pareille époque, m'inquiéta cependant assez pour que je la fisse consentir à voir un médecin. Après l'avoir examinée, le médecin lui dit en souriant qu'elle n'avait rien; mais il ajouta pour moi seul en sortant:

—Madame votre soeur (je m'étais donné pour son frère) n'a rien de bien grave jusqu'à présent; mais c'est une organisation fragile, je vous en avertis. Le système nerveux prédomine trop. Paris ne lui vaut rien. Il lui faudrait un climat égal, non pas Hyères ou Nice, mais la Sicile ou Alger.

Je n'eus plus dès lors qu'une pensée, celle d'arracher ma compagne à la pernicieuse influence d'un climat maudit. J'avais déjà dépensé, pour lui procurer une existence conforme à ses goûts et à ses besoins, la moitié de la somme empruntée à Moserwald. Celui-ci m'écrivait en vain qu'il avait en caisse des fonds déposés par l'ordre de M. de Valvèdre pour sa femme: ni elle ni moi ne voulions les recevoir.

Je m'informai des dépenses à faire pour un voyage dans les régions méridionales. Les Guides imprimés promettaient merveille sous le rapport de l'économie; mais Moserwald m'écrivait:

«Pour une femme délicate et habituée à toutes ses aises, n'espérez pas vivre dans ces pays-là, où tout ce qui n'est pas le strict nécessaire est rare et coûteux, à moins de trois mille francs par mois. Ce sera très-peu, trop peu si vous manquez d'ordre; mais ne vous inquiétez de rien, et partez vite, si elle est malade. Cela doit lever tous vos scrupules, et, si vous poussez la folie jusqu'à refuser la pension du mari, le pauvre Nephtali est toujours là avec tout ce qu'il possède, à votre service, et trop heureux si vous acceptez!»

J'étais décidé à prendre ce dernier parti aussitôt qu'il deviendrait nécessaire. J'avais encore un avenir de vingt mille francs à aliéner, et j'espérais travailler durant le voyage, quand je verrais Alida rétablie.

De l'Afrique, je ne vous dirai pas un mot dans ce récit tout personnel de ma vie intime. Je m'occupai de l'établissement de ma compagne dans une admirable retraite, non loin de laquelle je pris pour moi un local des plus humbles, comme j'avais fait à Paris, pour ôter tout prétexte à la malignité du voisinage. Je fus bientôt rassuré. La toux disparut; mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. Alida n'était pas phthisique, elle était épuisée par une surexcitation d'esprit sans relâche. Le médecin français que je consultai n'avait pas d'opinion arrêtée sur son compte. Tous les organes de la vie étaient tour à tour menacés, tour à tour guéris, et tour à tour envahis de nouveau par une débilitation subite. Les nerfs jouaient en cela un si grand rôle, que la science pouvait bien risquer de prendre souvent l'effet pour la cause. En de certains jours, elle se croyait et se sentait guérie. Le lendemain, elle retombait accablée d'un mal vague et profond qui me désespérait.

La cause! elle était dans les profondeurs de l'âme. Cette âme-là ne pouvait pas se reposer une heure, un instant. Tout lui était sujet d'appréhension funeste ou d'espérance insensée. Le moindre souffle du vent la faisait tressaillir, et, si je n'étais pas auprès d'elle à ce moment-là, elle croyait avoir entendu mes cris, le suprême appel de mon agonie. Elle haïssait la campagne, elle s'y était toujours déplu. Sous le ciel imposant de l'Afrique, en présence d'une nature peu soumise encore à la civilisation européenne, tout lui semblait sauvage et terrifiant. Le rugissement lointain des lions, qui, à cette époque, se faisait encore entendre autour des lieux habités, la faisait trembler comme une pauvre feuille, et aucune condition de sécurité ne pouvait lui procurer le sommeil. En d'autres moments, sous l'empire d'autres dispositions d'esprit, elle croyait entendre la voix de ses enfants venant la voir, et elle s'élançait ravie, folle, bientôt désespérée en regardant les petits Maures qui jouaient devant sa porte.

Je cite ces exemples d'hallucination entre mille. Voyant qu'elle se déplaisait à ***, je la ramenai à Alger, au risque de n'y pouvoir garder l'incognito. A Alger, elle fut écrasée par le climat. Le printemps, déjà un été dans ces régions chaudes, nous chassa vers la Sicile, où, près de la mer, à mi-côte des montagnes, j'espérais trouver pour elle un air tiède et quelques brises. Elle s'amusa quelques instants de la nouveauté des choses, et bientôt je la vis dépérir encore plus rapidement.

—Tiens, me dit-elle, dans un accès d'abattement invincible, je vois bien que je me meurs!

Et, mettant ses mains pâles et amaigries sur ma bouche:

—Ne te moque pas, ne ris pas! je sais ce que cette gaieté te coûte, et que, la nuit, seul avec la certitude inévitable, tu pleures ton rire! Pauvre cher enfant, je suis un fléau dans ta vie et un fardeau pour moi-même. Tu ferais mieux, pour nous deux, de me laisser mourir bien vite.

—Ce n'est pas la maladie, lui répondis-je navré de sa clairvoyance, c'est le chagrin ou l'ennui qui te consume. Voilà pourquoi je ris de tes maux physiques prétendus incurables, tandis que je pleure de tes souffrances morales. Pauvre chère âme, que puis-je donc faire pour toi?

—Une seule et dernière chose, dit-elle: je voudrais embrasser mes enfants avant de mourir.

—Tu embrasseras tes enfants, et tu ne mourras pas! m'écriai-je.

Et je feignis de tout préparer pour le départ; mais, au milieu de ces préparatifs, je tombais brisé de découragement. Avait-elle la force de retourner à Genève? n'allait-elle pas mourir en route? Une autre terreur s'emparait de moi, je n'avais plus d'argent. J'avais écrit à Moserwald de m'en prêter encore, et je ne pouvais douter de sa confiance en moi. Il n'avait pas répondu: était-il malade ou absent? était-il mort ou ruiné? Et qu'allions-nous devenir, si cette ressource suprême nous manquait?

J'avais fait d'héroïques efforts pour travailler, mais je n'avais pu rien continuer, rien compléter. Alida, malade d'esprit autant que de corps, ne me laissait pas un moment de calme. Elle ne pouvait supporter la solitude. Elle me poussait au travail; mais, quand j'étais sorti de sa chambre, elle divaguait, et Bianca venait me chercher bien vite.

J'avais essayé de travailler auprès d'elle, c'était tout aussi impossible. J'avais toujours les yeux sur les siens, tremblant quand je les voyais briller de fièvre ou se fixer, éteints, comme si la mort l'eût déjà saisie. D'ailleurs, j'avais bien reconnu une terrible vérité: c'est que ma plume, au point de vue lucratif, était pour le moment, pour toujours peut-être, improductive. Elle eût pu me nourrir très-humblement si j'eusse été seul; mais il me fallait trois mille francs par mois… Moserwald n'avait rien exagéré.

Après avoir épuisé tous les mensonges imaginables pour faire prendre patience à ma malheureuse amie, il me fallut lui avouer que j'attendais une lettre de crédit de Moserwald pour être à même de la conduire en France. Je lui cachai que j'attendais cette lettre depuis si longtemps déjà, que je n'osais plus l'espérer. Je m'étais décidé à l'horrible humiliation d'écrire ma détresse à Obernay. Lui aussi était-il absent? Mais sans doute il allait répondre. Le temps de l'espoir n'était pas épuisé de ce côté-là. Dans le doute, je surmontai la douleur de demander à mes parents un sacrifice: quelques jours de patience, et une réponse quelconque allait arriver. Je suppliai Alida de ne prendre aucune inquiétude.

Elle eut, ce jour-là, son dernier courage. Elle sourit de ce sourire déchirant que je ne comprenais que trop. Elle me dit qu'elle était tranquille et qu'elle était, d'ailleurs, résignée à accepter les dons de son mari comme un prêt que je serais certainement à même de lui faire rembourser plus tard. Elle ménageait ainsi ma fierté; elle m'embrassa et s'endormit ou feignit de s'endormir.

Je me retirai dans la chambre voisine. Depuis que je la voyais s'éteindre, je ne quittais plus la maison qu'elle habitait. Au bout d'une heure, je l'entendis qui causait avec Bianca. Cette fille, peu scrupuleuse sur le chapitre de l'amour, mais d'un dévouement admirable pour sa maîtresse, qui la maltraitait et la gâtait tour à tour, s'efforçait en ce moment de la consoler et de lui persuader qu'elle reverrait bientôt ses enfants.

—Non, va! je ne les reverrai plus, répondit la pauvre malade: c'est là le châtiment le plus cruel que Dieu pût m'infliger, et je sens que je le mérite.

—Prenez garde, madame, dit Bianca, votre découragement fait tant de mal à ce pauvre jeune homme!

—Il est donc là?

—Mais je crois que oui, dit Bianca en s'approchant du seuil de l'autre chambre.

Je m'étais jeté par hasard sur un fauteuil à dossier fort élevé. Bianca, ne me voyant pas, crut que j'étais sorti, et retourna auprès de sa maîtresse en lui disant que j'allais certainement rentrer, et qu'il fallait être calme.

—Eh bien, quand tu l'entendras rentrer, dit Alida, tu me feras signe, et je feindrai de dormir. Il se console et se rassure encore un peu quand il s'imagine que j'ai dormi. Laisse-moi te parler, Bianchina; cela me soulage, nous sommes si peu seules! Ah! ma pauvre enfant, toi-même, tu ne sais pas ce que je souffre et quels remords me tuent! Depuis que j'ai tout quitté pour ce bon Francis, mes yeux se sont ouverts, et je suis devenue une autre femme. J'ai commencé à croire en Dieu et à prendre peur; j'ai senti qu'il allait me punir et qu'il ne me permettrait pas de vivre dans le mal.

Bianca l'interrompit.

—Vous ne faites point de mal, dit-elle; je n'ai jamais vu de femme aussi vertueuse que vous! Et vous auriez tous les droits possibles pourtant, avec un mari si égoïste et si indifférent!…

—Tais-toi, tais-toi! reprit Alida avec une force fébrile; tu ne le connais pas! tu n'es que depuis trois ans à mon service, tu ne l'as vu que longtemps déjà après ma première infidélité de coeur et quand il ne m'aimait plus. Je l'avais bien mérité!… Mais, jusqu'à ces derniers temps, j'ai cru qu'il ne savait rien, qu'il n'avait rien daigné savoir, et que, ne pouvant pas me juger indigne de lui, son coeur s'était retiré de moi par lassitude. Je lui en voulais donc, et, sans songer à mes torts, je m'irritais des siens. Mes torts! je n'y croyais pas; je disais comme toi: «Je suis si vertueuse au fond! et j'ai un mari si indifférent!» Sa douceur, sa politesse, sa libéralité, ses égards, je les attribuais à un autre motif que la générosité. Ah! pourquoi ne parlait-il pas? Un jour enfin… Tiens, c'est aujourd'hui le même jour de l'année!… il y a un an… Je l'ai entendu parler de moi et je n'ai pas compris, j'étais folle! Au lieu d'aller me jeter à ses pieds, je me suis jetée dans les bras d'un autre, et j'ai cru faire une grande chose. Ah! illusion, illusion! dans quels malheurs tu m'as précipitée!

—Mon Dieu, reprit Bianca, vous regrettez donc votre mari à présent?
Vous n'aimez donc pas ce pauvre M. Francis?

—Je ne peux pas regretter mon mari, dont je n'ai plus l'amour, et j'aime Francis de toute mon âme, c'est-à-dire de tout ce qui m'est resté de ma pauvre âme!… Mais, vois-tu, Bianca, toi qui es femme, tu dois bien comprendre cela: on n'aime réellement qu'une fois! Tout ce qu'on rêve ensuite, c'est l'équivalent d'un passé qui ne revient jamais. On dit, on croit qu'on aime davantage, on voudrait tant se le persuader! On ne ment pas, mais on sent que le coeur contredit la volonté. Ah! si tu avais connu Valvèdre quand il m'aimait! Quelle vérité, quelle grandeur, quel génie dans l'amour! Mais tu n'aurais pas compris, pauvre petite, puisque je n'ai pas compris moi-même! Tout cela s'est éclairci pour moi à distance, quand j'ai pu comparer, quand j'ai rencontré ces beaux diseurs qui ne disent rien, ces coeurs enflammés qui ne sentent rien…

—Comment! Francis lui-même?…

—Francis, c'est autre chose: c'est un poëte, un vrai poëte peut-être, un artiste à coup sûr. La raison lui manque, mais non le coeur ni l'intelligence. Il a même quelque chose de Valvèdre, il a le sentiment du devoir. Il y a manqué en m'enlevant au mien; il n'a pas les principes de Valvèdre, mais il a de lui les grands instincts, les sublimes dévouements. Cependant, Bianchina, il a beau faire, il ne m'aime pas, lui, il ne peut pas m'aimer! Du moins, il ne m'aime pas comme il pourra aimer un jour. Il avait rêvé une autre femme, plus jeune, plus douce, plus instruite, plus capable de le rendre heureux, une femme comme Adélaïde Obernay. Sais-tu qu'il devait, qu'il pouvait l'épouser, et que c'est moi qui fus l'empêchement? Ah! je lui ai fait bien du mal, et j'ai raison de mourir!… Mais il ne me le reproche pas, il voudrait me faire vivre… Tu vois bien qu'il est grand, que j'ai raison de l'aimer… Tu as l'air de croire que je me contredis… Non, non, je n'ai pas le délire, jamais je n'ai vu si clair. Nous nous sommes monté la tête, lui et moi; nous nous sommes brisés contre le sort, et à présent nous nous pardonnons l'un à l'autre, nous nous estimons. Nous avons fait notre possible pour nous aimer autant que nous le disions, autant que nous nous l'étions promis…, et moi, pleurant Valvèdre quand même, lui, regrettant Adélaïde malgré tout, nous allons nous donner le baiser d'adieu suprême… Tiens, cela vaut mieux que l'avenir qui nous attendait certainement, et je suis contente de mourir…

En parlant ainsi, elle fondait en larmes. Bianca pleurait aussi, sans rien trouver pour la consoler, et moi, j'étais paralysé par l'épouvante et la douleur. Quoi! c'était là le dernier mot de cette passion funeste! Alida mourait en pleurant son mari, et en disant: «L'autre ne m'aime pas!» Certes, en voulant l'amour d'une femme dont l'époux était sans reproche, j'avais cédé à une mauvaise et coupable tentation, mais comme j'étais puni!

Je fis un suprême effort, le plus méritoire de ma vie peut-être: je m'approchai de son lit, et, sans me plaindre de rien pour mon compte, je réussis à la calmer.

—Tout ce que tu viens de rêver, lui dis-je, c'est l'effet de la fièvre, et tu ne le penses pas. D'ailleurs, tu le penserais, que je n'y voudrais pas croire. Ne te contrains donc plus devant moi, dis tout ce que tu voudras, c'est la maladie qui parle. Je sais qu'à d'autres heures tu verras autrement mon coeur et le tien. Que tu croies en Dieu, que tu rendes justice à Valvèdre, que tu te reproches de n'avoir pas compris un mari qui n'avait que des vertus et qui savait peut-être aimer mieux que tout le monde, c'est bien, j'y consens, et je le savais. Ne m'as-tu pas dit cent fois que cette croyance et ce remords te faisaient du bien, et que tu m'en offrais la souffrance comme un mérite et une réconciliation avec toi-même? Oui, c'était bien, tu étais dans le vrai; mais pourquoi perdrais-tu le fruit de ces bonnes inspirations? Pourquoi exciter ton imagination pour t'ôter justement à toi-même le mérite du repentir et pour m'arracher l'espérance de ta guérison? Tout est consommé. Valvèdre a souffert, mais il est résigné depuis longtemps: il voyage, il oublie. Tes enfants sont heureux, et tu vas les revoir; tes amis le pardonnent, si tant est qu'ils aient quelque chose de personnel à te pardonner. Ta réputation, si tant est qu'elle soit compromise par ton absence, peut être réhabilitée, soit par ton retour, soit par notre union. Rends donc justice à ta destinée et à ceux qui t'aiment. Moi, soumis à tout, je serai pour toi ce que tu voudras, ton mari, ton amant ou ton frère. Pourvu que je te sauve, je serai assez récompensé. Tu peux même penser ce que tu as dit, ne pas croire au second amour, et ne m'accorder que le reste d'une âme épuisée par le premier, je m'en contenterai. Je vaincrai mon sot orgueil, je me dirai que c'est encore plus que je ne mérite, et, si tu as envie de me parler du passé, nous en parlerons ensemble. Je ne te demande qu'une chose: c'est de n'avoir pas de secrets pour moi, ton enfant, ton ami, ton esclave; c'est de ne pas te combattre et t'épuiser en douleurs cachées. Tu crois donc que je n'ai pas de courage? Si, j'en ai, et pour toi j'en peux avoir jusqu'à l'héroïsme. Ne me ménage donc pas, si cela te soulage un peu, et dis-moi que tu ne m'aimes pas, pourvu que tu me dises ce qu'il faut faire et ce qu'il faut être pour que tu m'aimes!

Alida s'attendrit de ma résignation, mais elle n'avait plus la force de se relever par l'enthousiasme. Elle colla ses lèvres sur mon front en pleurant, comme un enfant, avec des cris et des sanglots; puis, écrasée de fatigue, elle s'endormit enfin.

Ces émotions la ranimèrent un instant; le lendemain, elle fut mieux, et je vis renaître l'impatience du départ. C'est ce que je redoutais le plus.

Nous demeurions près de Palerme. Tous les jours, j'y allais en courant pour voir s'il n'y avait rien pour moi à la poste. Ce jour-là fut un jour d'espoir, un dernier rayon de soleil. Comme j'approchais de la ville, je vis une voiture de louage qui en sortait et qui venait vers moi au galop. Un avertissement mystérieux me cria dans l'âme que c'était un secours qui m'arrivait. Je me jetai à tout hasard, comme un fou, à la tête des chevaux. Un homme se pencha hors de la portière: c'était lui, c'était Moserwald!

Il me fit monter près de lui et donna l'ordre de continuer, car c'est chez nous qu'il venait. Le trajet était si court, que nous échangeâmes à la hâte les explications les plus pressées. Il avait reçu ma lettre, avec celle que je lui envoyais pour Henri, à deux mois de date, par suite d'un accident arrivé à son secrétaire, qui, blessé et gravement malade, avait oublié de la lui remettre. Aussitôt que cet excellent Moserwald avait connu ma situation, il avait jeté au feu ma demande d'argent à Obernay, il avait pris la poste, il accourait; argent, aide, affection, il m'apportait tout ce qui pouvait sauver Alida ou prolonger sa vie.

Je ne voulus pas qu'il la vît sans que j'eusse pris le temps de la prévenir d'une rencontre amenée, à mon dire, par le hasard. On craint toujours d'éclairer les malades sur l'inquiétude dont ils sont l'objet. Je craignais aussi que le féroce préjugé d'Alida contre les juifs ne lui fît accueillir froidement cet ami si sûr et si dévoué.

Elle sourit de son sourire étrange, et ne fut pas dupe du motif qui amenait Moserwald à Palerme; mais elle le reçut avec grâce, et je vis bientôt que la distraction de voir un nouveau visage et le plaisir d'entendre parler de sa famille lui faisaient quelque bien. Quand je pus être seul avec Nephtali, je lui demandai son impression sur l'état où il la trouvait.

—Elle est perdue! me répondit-il; ne vous faites pas d'illusion. Il ne s'agit plus que d'adoucir sa fin.

Je me jetai dans ses bras et je pleurai amèrement: il y avait si longtemps que je me contenais!

—Écoutez, reprit-il quand il eut essuyé ses propres larmes, il faut, je pense, avant tout, qu'elle ne voie pas son mari.

—Son mari? où donc est-il?

—A Naples, il la cherche. Quoiqu'un qui vous a aperçus quittant Alger lui a dit que sa femme semblait mourante, et qu'on avait été forcé de la porter pour la conduire au rivage. Il était alors à Rome, s'inquiétant d'elle et s'informant dans tous les couvents, car sa soeur aînée lui avait laissé croire qu'elle n'était pas avec vous et qu'elle s'était mise réellement en retraite.

—Mais vous avez donc vu Valvèdre à Naples? vous lui avez donc parlé?

—Oui; il m'a été impossible de l'éviter. J'ai gardé votre secret malgré ses douces prières et ses froides menaces. J'ai réussi ou j'ai cru avoir réussi à lui échapper: il n'a pu me suivre; mais il est très-tenace et très-fin, et, malheureusement, je suis très-connu. Il s'informera, il découvrira aisément quelle direction j'ai prise. Il a certainement deviné que j'allais vous rejoindre. Je ne serais pas étonné de le voir arriver ici peu de jours après moi. Ne vous y trompez plus, il l'aime encore, cette pauvre femme; il est encore jaloux… Malgré son air tranquille, j'ai vu clair en lui. Il faut vous cacher, j'entends cacher Alida plus loin de la ville, ou dans le port, sur quelque navire. J'en ai là plus d'un à ma discrétion. J'ai beaucoup d'amis, c'est-à-dire beaucoup d'obligés partout.

—Eh bien, non, mon cher Nephtali, répondis-je; ce n'est pas là ce qu'il faut faire, c'est tout le contraire: il faut que vous guettiez l'arrivée de Valvèdre, et que vous me fassiez avertir dès qu'il abordera à Palerme, afin que j'aille au-devant de lui.

—Ah! vous voulez encore vous battre? Vous ne trouvez pas que la pauvre femme ait assez souffert?

—Je ne veux pas me battre, je veux conduire Valvèdre auprès de sa femme; lui seul peut la sauver.

—Comment? qu'est-ce à dire? elle le regrette donc? elle a donc à se plaindre de vous?

—Elle n'a pas à se plaindre de moi, Dieu merci! mais elle regrette sa famille, voilà ce qui est certain. Valvèdre sera généreux, je le connais. Jaloux ou non, il consolera, il fortifiera la pauvre âme navrée!

Moserwald retourna à Palerme et mit en observation sur le port les plus affidés de ses gens; puis il revint occuper mon petit logement afin d'être à portée de nous servir à toute heure. Il fut admirable de bonté, de douceur et de prévenances. Je dois le dire et ne jamais l'oublier.

Alida voulut le revoir et le remercier de son amitié pour moi. Elle ne voulut pas avoir l'air un seul instant de soupçonner qu'il eût été ou qu'il fût encore amoureux d'elle; mais, chose étrange et qui peint bien cette femme puérile et charmante, elle eut avec lui un accès de coquetterie au bord de la tombe. Elle se fit peindre les sourcils et les joues par Bianca, et, couchée sur sa chaise longue, tout enveloppée de fins tissus d'Alger, elle trôna encore une fois dans la langueur de sa beauté expirante.

Cela était cruel sans doute, car, si elle ne rallumait plus les désirs de l'amour, elle s'emparait encore de l'imagination, et je vis Moserwald frappé d'une douloureuse extase; mais Alida ne songeait point à cela: elle suivait machinalement l'habitude de sa vie. Elle fut coquette d'esprit autant que de visage. Elle encouragea notre hôte à lui raconter les bruits de Genève, et, pleurant lorsqu'elle revenait à parler de ses enfants, elle eut des accès de rire nerveux quand, avec sa bonhomie railleuse, Moserwald lui retraça les ridicules de certains personnages de son ancien milieu.

En la voyant ainsi, Moserwald reprit de l'espérance.

—La distraction lui est bonne, me disait-il au bout de deux jours: elle se mourait d'ennui. Vous vous êtes imaginé qu'une femme du monde, habituée à sa petite cour, pouvait s'épanouir dans le tête-à-tête, et vous voyez qu'elle s'y est flétrie comme une fleur privée d'air et de soleil. Vous êtes trop romanesque, mon enfant, je ne puis assez vous le répéter. Ah! si c'était moi qu'elle eût voulu suivre! je l'aurais promenée de fête en fête, je lui aurais fait un milieu nouveau. Avec de l'argent, on fait tout ce qu'on veut! Elle a des goûts aristocratiques: l'hôtel du juif serait devenu si luxueux et si agréable, que les plus gros bonnets y fussent venus saluer la beauté reine des coeurs et la richesse reine du monde! Et vous, vous n'avez pas voulu comprendre; vos fiertés, vos cas de conscience, ont fait de votre intérieur une prison cellulaire! Vous n'avez pas pu y travailler, et elle n'a pas pu y vivre. Et que vous fallait-il pour qu'elle fût enivrée, pour qu'elle n'eût pas le temps de se repentir et de regretter sa famille? De l'argent, rien que de l'argent! Or, son mari lui en offrait, à elle, et vous, vous en aviez, puisque j'en ai!

—Ah! Moserwald, lui répondis-je, vous me faites bien du mal en pure perte! Je ne pouvais pas agir comme vous pensez, et, quand je l'aurais pu, ne voyez-vous pas qu'il est trop tard?

—Non, peut-être que non! Qui sait? je lui apporte peut-être la vie, moi, le gros juif si prosaïque! Avant-hier, je l'ai cru au moment d'expirer sous mes yeux; aujourd'hui, elle m'apparaît comme ressuscitée. Qu'elle se soutienne encore ainsi quelques jours, et nous l'emmenons, nous l'entourons de douceurs et d'amusements. J'y dépenserai des millions s'il le faut, mais nous la sauverons!

En ce moment, Bianca vint m'appeler en criant que sa maîtresse était morte. Nous nous précipitâmes dans sa chambre. Elle respirait, mais elle était livide, immobile et sans connaissance.

J'avais pour elle le meilleur médecin du pays. Il l'avait abandonnée en ce sens qu'il n'ordonnait plus que des choses insignifiantes; mais il venait la voir tous les jours, et il arriva au moment où je l'envoyais chercher.

—Est-ce la fin? lui dit tout bas Moserwald.

—Eh! qui sait? répondit-il en levant les épaules avec chagrin.

—Quoi! m'écriai-je, vous ne pouvez pas la ranimer? Elle va mourir ainsi, sans nous voir, sans nous reconnaître, sans recevoir nos adieux?

—Parlez bas, reprit-il, elle vous entend peut-être. Il y a là, je crois, un état cataleptique.

—Mon Dieu! s'écria la Bianca en pâlissant et en nous montrant le fond de la galerie, dont les portes étaient grandes ouvertes pour laisser circuler l'air dans l'appartement; voyez donc celui qui vient la!…

Celui qui venait comme l'ange de la mort, c'était Valvèdre!

Il entra sans paraître voir aucun de nous, alla droit à sa femme, lui prit la main et la regarda attentivement pendant quelques secondes; puis il l'appela par son nom, et elle ouvrit les lèvres pour lui répondre, mais sans que la voix pût sortir.

Il se fit encore quelques instants d'un horrible silence, et Valvèdre dit de nouveau en se penchant vers elle, et avec un accent de douceur infinie:

—Alida!

Elle s'agita et se leva comme un spectre, retomba, ouvrit les yeux, fit un cri déchirant, et jeta ses deux bras au cou de Valvèdre.

Quelques instants encore, et elle retrouva la parole et le regard; mais ce qu'elle disait, je ne l'entendis pas. J'étais cloué à ma place, foudroyé par un conflit d'émotions inexprimables. Valvèdre ne semblait, m'a-t-on dit, faire aucune attention à moi. Moserwald me prit vigoureusement le bras et m'entraîna hors de la chambre.

J'y fus en proie à un véritable égarement. Je ne savais plus où j'étais, ni ce qui venait de se passer. Le médecin vint me secourir à mon tour, et je l'aidai de tout l'effort de ma volonté, car je me sentais devenir fou, et je voulais être de force à accomplir jusqu'au bout mon affreuse destinée. Revenu à moi, j'appris qu'Alida était calme, et pouvait vivre encore quelques jours ou quelques heures. Son mari était seul avec elle.

Le médecin se retira, disant que le nouveau venu paraissait en savoir autant que lui pour les soins à donner en pareille circonstance. Bianca écoutait à travers la porte. J'eus un accès d'humeur contre elle, et je la poussai brusquement dehors. Je ne voulais pas me permettre d'entendre ce que Valvèdre disait à sa femme en ce moment suprême; la curiosité de cette fille, quelque bien intentionnée qu'elle fût, me paraissait être une profanation.

Resté seul avec Moservald dans le salon qui touchait à la chambre d'Alida, je demeurai morne et comme frappé d'une religieuse terreur. Nous devions nous tenir là, tout prêts à secourir au besoin. Moserwald voulait écouter, comme avait fait Bianca, et je savais qu'on pouvait entendre en approchant de la porte. Je le gardai d'autorité auprès de moi à l'autre bout du salon. La voix de Valvèdre nous arrivait douce et rassurante, mais sans qu'aucune parole distincte en pût confirmer pour nous les inflexions. La sueur me coulait du front, tant j'avais de peine à subir cette inaction, cette incertitude, cette soumission passive en face de la crise suprême.

Tout à coup, la porte s'ouvrit doucement, et Valvèdre vint à nous. Il salua Moserwald et lui demanda pardon de le laisser seul, en le priant de ne pas s'éloigner; puis il s'adressa à moi pour me dire que madame de Valvèdre désirait me voir. Il avait la politesse et la gravité d'un homme qui fait les honneurs de sa propre maison au milieu d'un malheur domestique.

Il rentra chez Alida avec moi, et, comme s'il m'eût présenté à elle:

—Voici votre ami, lui dit-il, l'ami dévoué à qui vous voulez témoigner votre gratitude. Tout ce que vous m'avez dit de ses soins et de son affection absolue justifie votre désir de lui serrer la main, et je ne suis pas venu ici pour l'éloigner de vous dans un moment où toutes les personnes qui vous sont attachées veulent et doivent vous le prouver. C'est une consolation pour vos souffrances, et vous savez que je vous apporte tout ce que mon coeur vous doit de tendresse et de sollicitude. Ne craignez donc rien, et, si vous avez quelques ordres à donner qui vous semblent devoir être mieux exécutés par d'autres que moi, je vais me retirer.

—Non, non, répondit Alida en le retenant d'une main pendant qu'elle s'attachait à moi de l'autre; ne me quittez pas encore!… Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui êtes venu pour sauver mon âme!

Puis, se soulevant sur nos bras et nous regardant tour à tour avec une expression de terreur désespérée, elle ajouta:

—Vous êtes ainsi devant moi pour que je meure en paix; mais à peine serai-je sous le suaire, que vous vous vous battrez!

—Non! répondis-je avec force, cela ne sera pas, je le jure!

—Je vous entends, monsieur, dit Valvèdre, et je connais vos intentions. Vous m'offrirez votre vie, et vous ne la défendrez pas. Vous voyez bien, ajouta-t-il en s'adressant à sa femme, que nous ne pouvons pas nous battre. Rassurez-vous, ma fille, je ne ferai jamais rien de lâche. Je vous ai donné ma parole, ici, tout à l'heure, de ne pas me venger de celui qui s'est dévoué à vous corps et âme dans ces amères épreuves, et je n'ai pas deux paroles.

—Je suis tranquille, répondit Alida en portant à ses lèvres la main de son mari. Oh! mon Dieu! vous m'avez donc pardonné!… Il n'y a que mes enfants… mes enfants que j'ai négligés…, abandonnés…, mal aimés pendant que j'étais avec eux…, et qui ne recevront pas mon dernier baiser… Chers enfants! pauvre Paul! Ah! Valvèdre, n'est-ce pas que c'est une grande expiation et qu'à cause de cela tout me sera pardonné? Si vous saviez comme je les ai adorés, pleurés! comme mon pauvre coeur inconséquent s'est déchiré dans l'absence! comme j'ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces, et comme Paul, celui qui me rendait triste, qui me faisait peur, que je n'osais pas embrasser, m'est apparu beau et bon et à jamais regrettable dans mes heures d'agonie! Il le sait, lui, Francis, que je ne faisais plus de différence entre eux, et que j'aurais été une bonne mère, si… Mais je ne les reverrai pas!… Il faut rester ici sous cette terre étrangère, sous ce cruel soleil qui devait me guérir, et qui rit toujours pendant qu'on meurt!…

—Ma chère fille, reprit Valvèdre, vous m'avez promis de ne penser à la mort que comme à une chose dont l'accomplissement est aussi éventuel pour vous que pour nous tous. L'heure de ce passage est toujours inconnue, et celui qui croit la sentir arriver peut en être plus éloigné que celui qui n'y songe point. La mort est partout et toujours, comme la vie. Elles se donnent la main et travaillent ensemble pour les desseins de Dieu. Vous aviez l'air de me croire tout à l'heure, quand je vous disais que tout est bien, par la raison que tout renaît et recommence. Ne me croyez-vous plus? La vie est une aspiration à monter, et cet éternel effort vers l'état le meilleur, le plus épuré et le plus divin, conduit toujours à un jour de sommeil qu'on appelle mort, et qui est une régénération en Dieu.

—Oui, j'ai compris, répondit Alida… Oui, j'ai aperçu Dieu et l'éternité à travers tes paroles mystérieuses!… Ah! Francis, si vous l'aviez entendu tout à l'heure, et si je l'avais écouté plus tôt, moi!… Quel calme il a fait descendre, quelle confiance il sait donner! Confiance, oui, voilà ce qu'il disait, avoir foi dans sa propre confiance!_… Dieu est le grand asile, rien ne peut être danger, après la vie, pour l'âme qui se fie et s'abandonne; rien ne peut être châtiment et dégradation pour celle qui comprend le bien et se désabuse du mal!… Oui, je suis tranquille!… Valvèdre, tu m'as guérie!

Elle ne parla plus, elle s'assoupit. Une molle sueur, de plus en plus froide, mouilla ses mains et son visage. Elle vécut ainsi, sans voix et presque sans souffle, jusqu'au lendemain. Un pâle et triste sourire effleurait ses lèvres quand nous lui parlions. Tendre et brisée, elle essayait de nous faire comprendre qu'elle était heureuse de nous voir. Elle appela Moserwald du regard, et du regard lui désigna sa main pour qu'il la pressât dans la sienne.

Le soleil se levait magnifique sur la mer. Valvèdre ouvrit les rideaux et le montra à sa femme. Elle sourit encore, comme pour lui dire que cela était beau.

—Vous vous trouvez bien, n'est-ce pas? lui dit-il.

Elle fit signe que oui.

—Tranquille, guérie?

Oui encore, avec la tête.

—Heureuse, soulagée? Vous respirez bien?

Elle souleva sa poitrine sans effort, comme allégée délicieusement du poids de l'agonie.

C'était le dernier soupir. Valvèdre, qui l'avait senti approcher, et qui, par son air de conviction et de joie, en avait écarté la terrible prévision, déposa un long baiser sur le front, puis sur la main droite de la morte. Il reprit à son doigt l'anneau nuptial qu'elle avait cessé longtemps de porter, mais qu'elle avait remis la veille; puis il sortit, il tira derrière lui les verrous du salon, et nous cacha le spectacle de sa douleur.

Je ne le revis plus. Il parla avec Moserwald, qui se chargea de remplir ses intentions. Il le priait de faire embaumer et transporter le corps de sa femme à Valvèdre. Il me demandait pardon de ne pas me dire adieu. Il s'éloigna aussitôt, sans qu'on pût savoir quelle route de terre ou de mer il avait prise. Sans doute, il alla demander aux grands spectacles de la nature la force de supporter le coup qui venait de déchirer son coeur.

J'eus l'atroce courage d'aider Moserwald à remplir la tâche funèbre qui nous était imposée: cruelle amertume infligée par une âme forte à une âme brisée! Valvèdre me laissait le cadavre de sa femme après m'avoir repris son coeur et sa foi au dernier moment.

J'accompagnai le dépôt sacré jusqu'à Valvèdre. Je voulus revoir cette maison vide à jamais pour moi, ce jardin toujours riant et magnifique devant le silence de la mort, ces ombrages solennels et ce lac argenté qui me rappelaient des pensées si ardentes et des rêves si funestes. Je revis tout cela la nuit, ne voulant être remarqué de personne, sentant que je n'avais pas le droit de m'agenouiller sur la tombe de celle que je n'avais pu sauver.

Je pris là congé de Moserwald, qui voulait me garder avec lui, me faire voyager, me distraire, m'enrichir, me marier, que sais-je?

Je n'avais plus le coeur à rien, mais j'avais une dette d'honneur à payer. Je devais plus de vingt mille francs que je n'avais pas, et c'est à Moserwald précisément que je les devais. Je me gardai bien de lui en parler; il se fût réellement offensé de ma préoccupation, ou il m'eût trouvé les moyens de m'acquitter en se trichant lui-même. Je devais songer à gagner par mon travail cette somme, minime pour lui, mais immense pour moi qui n'avais pas d'état, et lourde sur ma conscience, sur ma fierté, comme une montagne.

J'étais tellement écrasé moralement, que je n'entrevoyais aucun travail d'imagination dont je fusse capable. Je sentais, d'ailleurs, qu'il fallait, pour me réhabiliter, une vie rude, cachée, austère; les rivalités comme les hasards de la vie littéraire n'étaient plus des émotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J'avais commis une faute immense en jetant dans le désespoir et dans la mort une pauvre créature faible et romanesque, que j'étais trop romanesque et trop faible moi-même pour savoir guérir. Je lui avais fait briser les liens de la famille, qu'elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-être jamais ouvertement soustraite. Je l'avais aimée beaucoup, il est vrai, durant son martyre, et je ne m'étais pas volontairement trouvé au-dessous de la terrible épreuve; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour où je l'avais enlevée, j'avais obéi à l'orgueil et à la vengeance plus qu'à l'amour. Ce retour sur moi-même consternait mon âme. Je n'étais plus orgueilleux, hélas! mais de quel prix j'avais payé ma guérison!

Avant de quitter le voisinage de Valvèdre, j'écrivis à Obernay. Je lui ouvris les replis les plus cachés de ma douleur et de mon repentir. Je lui racontai tous les détails de cette cruelle histoire. Je m'accusai sans me ménager. Je lui fis part de mes projets d'expiation. Je voulais reconquérir, un jour, son amitié perdue.

Je mis trente heures à écrire cette lettre; les larmes m'étouffaient à chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de Genève.

Quand j'eus réussi à compléter et mon récit et ma pensée, je sortis pour prendre l'air, et insensiblement, machinalement, mes pas me portèrent vers le rocher où, l'année précédente, j'avais déjeuné avec Alida, active, résolue, levée avec le jour, et arrivée là sur un cheval fier et bondissant. Je voulus savourer l'horreur de ma souffrance. Je me retournai pour regarder encore la villa. J'avais marché deux heures par un chemin rapide et fatigant; mais, en réalité, j'étais encore si près de Valvèdre que je distinguais les moindres détails. Que je m'étais senti fier et heureux à cette place! quel avenir d'amour et de gloire j'y avais rêvé!

—Ah! misérable poëte, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni l'amour, ni la douleur! tu n'auras pas de rimes pour cette catastrophe de ta vie! Non, Dieu merci, tu n'es pas encore desséché à ce point. La honte tuera ta pauvre muse: elle a perdu le droit de vivre!

Un son lointain de cloches me fit tressaillir: c'était le glas des funérailles. Je montai sur la pointe la plus avancée du rocher, et je distinguai, spectacle navrant, une ligne noire qui se dirigeait vers le château. C'étaient les derniers honneurs rendus par les villageois des environs à la pauvre Alida; on la descendait dans la tombe, sous les ombrages de son parc. Quelques voitures annonçaient la présence des amis qui plaignaient son sort sans le connaître, car notre secret avait été scrupuleusement gardé. On la croyait morte dans un couvent d'Italie.

J'essayai pendant quelques instants de douter de ce que je voyais et entendais. Le chant des prêtres, les sanglots des serviteurs et même, il me sembla, des cris d'enfants montaient jusqu'à moi. Était-ce une illusion? Elle était horrible, et je ne pouvais m'y soustraire. Cela dura deux heures! Chaque coup de cette cloche tombait sur ma poitrine et la brisait. A la fin, j'étais insensible, j'étais évanoui. Je venais de sentir Alida mourir une seconde fois.

Je ne revins à moi qu'aux approches de la nuit. Je me traînai à la Rocca, où mes vieux hôtes n'étaient plus qu'un. La femme était morte. Le mari m'ouvrit ma chambre sans s'occuper autrement de moi. Il revenait de l'enterrement de la dame, et, veuf depuis quelques semaines, il avait senti se rouvrir devant ces funérailles la blessure de son propre coeur. Il était anéanti.

Je délirai toute la nuit. Au matin, ne sachant où j'étais, j'essayai de me lever. Je crus avoir une nouvelle vision après toutes celles qui venaient de m'assiéger. Obernay était assis près de la table d'où je lui avais écrit la veille; il lisait ma lettre. Sa figure assombrie témoignait d'une profonde pitié.

Il se retourna, vint à moi, me fit recoucher, m'ordonna de me taire, fit appeler un médecin, et me soigna pendant plusieurs jours avec une bonté extrême. Je fus très-mal, sans avoir conscience de rien. J'étais épuisé par une année d'agitations dévorantes et par les atroces douleurs des derniers mois, douleurs sans épanchement, sans relâche et sans espoir.

Quand je fus hors de danger et qu'il me fut permis de parler et de comprendre, Obernay m'apprit que, prévenu par une lettre de Valvèdre, il était venu avec sa femme, sa belle-soeur et les deux enfants d'Alida assister aux funérailles. Toute la famille était repartie; lui seul était resté, devinant que je devais être là, me cherchant partout, et me découvrant enfin aux prises avec une maladie des plus graves.

—J'ai lu ta lettre, ajouta-t-il. Je suis aussi content de toi que je peux l'être après ce qui s'est passé. Il faut persévérer et reconquérir, non pas mon amitié, que tu n'as jamais perdue, mais l'estime de toi-même. Tiens, voilà de quoi t'encourager.

Il me montra un fragment de lettre de Valvèdre.

«Aie l'oeil sur ce jeune homme, disait-il; sache ce qu'il devient, et méfie-toi du premier désespoir. Lui aussi a reçu la foudre! Il l'avait attirée sur sa tête; mais, anéanti comme le voilà, il a droit à ta sollicitude. Il est le plus malheureux de tous, ne l'oublie pas, car il ne se fait plus d'illusions sur l'oeuvre maudite qu'il a accomplie!

»Aux grandes fautes les grands secours avant tout, mon cher enfant! Ton jeune ami n'est pas un être lâche ni pervers, tant s'en faut, et je n'ai pas à rougir pour elle du dernier choix qu'elle avait fait. Je suis certain qu'il l'eût épousée si j'eusse consenti au divorce, et j'y eusse consenti si elle eût longtemps insisté. Il faut donc remettre ce jeune homme dans le droit chemin. Nous devons cela à la mémoire de celle qui voulait, qui eût pu porter son nom.

»S'il demandait, un jour, à voir les enfants, ne t'y oppose pas. Il sentira profondément devant les orphelins son devoir d'homme et l'aiguillon salutaire du remords.

»Enfin, sauve-le; que je ne le revoie jamais, mais qu'il soit sauvé! Moi, je le suis depuis longtemps, et ce n'est pas de moi, de mon plus ou de mon moins de tristesse que tu dois t'occuper. S'oublier soi-même, voilà la grande question quand on n'est pas plus fort que son mal!»

X

Sept ans me séparaient déjà de cette terrible époque de ma vie quand je revis Obernay. J'étais dans l'industrie. Employé par une compagnie, je surveillais d'importants travaux métallurgiques. J'avais appris mon état en commençant par le plus dur, l'état manuel. Henri me trouva près de Lyon, au milieu des ouvriers, noirci, comme eux, par les émanations de l'antre du travail. Il eut quelque peine à me reconnaître; mais je sentis à son étreinte que son coeur d'autrefois m'était rendu. Lui n'était pas changé. Il avait toujours ses fortes épaules, sa ceinture dégagée, son teint frais et son oeil limpide.

—Mon ami, me dit-il quand nous fûmes seuls, tu sauras que c'est le hasard d'une excursion qui m'amène vers toi. Je voyage en famille depuis un mois, et maintenant je retourne à Genève; mais, sans la circonstance du voyage, je t'aurais rejoint, n'importe où, un peu plus tard, à l'automne. Je savais que tu étais au bout de ton expiation, et il me tardait de t'embrasser. J'ai reçu ta dernière lettre, qui m'a fait grand bien; mais je n'avais pas besoin de cela pour savoir tout ce qui te concerne. Je ne t'ai pas perdu de vue depuis sept ans. Tu n'as voulu recevoir de moi aucun service de fait; tu m'as demandé seulement de t'écrire quelquefois avec amitié, sans te parler du passé. J'ai cru d'abord que c'était encore de l'orgueil, que tu ne voulais même pas d'assistance morale, craignant surtout de vivre sous l'influence indirecte, sous la protection cachée de Valvèdre. A présent, je te rends pleine justice. Tu as et tu auras toujours beaucoup d'orgueil, mais ton caractère s'est élevé à la hauteur de la fierté, et je ne me permettrai plus jamais d'en sourire. Ni moi ni personne ne te traitera plus d'enfant. Sois tranquille, tu as su faire respecter tes malheurs.

—Mon cher Henri, tu exagères! lui répondis-je. J'ai fait bien strictement mon devoir. J'ai obéi à ma nature, peut-être un peu ingrate, en me dérobant à la pitié. J'ai voulu me punir tout seul et de mes propres mains en m'assujettissant à des études qui m'étaient antipathiques, à des travaux où l'imagination me semblait condamnée à s'éteindre. J'ai été plus heureux que je ne le méritais, car l'acquisition d'un savoir quelconque porte avec elle sa récompense, et, au lieu de s'abrutir dans l'étude où l'on se sent le plus revêche, on s'y assouplit, on s'y transforme, et la passion, qui ne meurt jamais en nous, se porte vers les objets de nos recherches. Je comprends à présent pourquoi certaines personnes—et pourquoi ne nommerais-je pas M. de Valvèdre?—ont pu ne pas devenir matérialistes en étudiant les secrets de la matière. Et puis je me suis rappelé souvent ce que souvent tu me disais autrefois. Tu me trouvais trop ardent pour être un écrivain littéraire; tu me disais que je ferais de la poésie folle, de l'histoire fantastique ou de la critique emportée, partiale, nuisible par conséquent. Oh! je n'ai rien oublié, tu vois. Tu disais que les organisations très-vivaces ont souvent en elles une fatalité qui les entraine à l'exubérance, et qui hâte ainsi leur destruction prématurée; qu'un bon conseil à suivre serait celui qui me détournerait de ma propre excitation pour me jeter dans une sphère d'occupations sérieuses et calmantes; que les artistes meurent souvent ou s'étiolent par l'effet des émotions exclusivement cherchées et développées; que les spectacles, les drames, les opéras, les poëmes et les romans étaient, pour les sensibilités trop aiguisées, comme une huile sur l'incendie; enfin que, pour être un artiste ou un poëte durable et sain, il fallait souvent retremper la logique, la raison et la volonté dans des études d'un ordre sévère, même s'astreindre aux commencements arides des choses. J'ai suivi ton conseil sans m'apercevoir que je le suivais, et, quand j'ai commencé à en recueillir le fruit, j'ai trouvé que tu ne m'avais pas assez dit combien ces études sont belles et attrayantes. Elles le sont tellement, mon ami, que j'ai pris les arts d'imagination en pitié pendant quelque temps… ferveur de novice que tu m'aurais pardonnée; mais, aujourd'hui, tout en jouissant en artiste des rayons que la science projette sur moi, je sens que je ne me détacherai plus d'une branche de connaissances qui m'a rendu la faculté de raisonner et de réfléchir: bienfait inappréciable, qui m'a préservé également de l'abus et du dégoût de la vie! A présent, mon ami, tu sais que j'approche du terme de ma captivité…

—Oui, reprit-il, je sais qu'avec des appointements qui ont été longtemps bien minimes, tu as réussi à t'acquitter peu à peu avec Moserwald, lequel déclare avec raison que c'est un tour de force, et que tu as dû t'imposer, pendant les premières années surtout, les plus dures privations. Je sais que tu as perdu ta mère, que tu as tout quitté pour elle, que tu l'as soignée avec un dévouement sans égal, et que, voyant ton père très-âgé, très-usé et très-pauvre, tu t'es senti bien heureux de pouvoir doubler pour lui, par un placement en viager, à son insu, la petite somme qu'il te réservait, et qu'il t'avait confiée pour la faire valoir. Je sais aussi que tu as eu des moeurs austères, et que tu as su te faire apprécier pour ton savoir, ton intelligence et ton activité au point de pouvoir prétendre maintenant à une très-honorable et très-heureuse existence. Enfin, mon ami, en approchant d'ici, j'ai su et j'ai vu que tu étais aimé à l'adoration par les ouvriers que tu diriges,… qu'on te craignait un peu,… il n'y a pas de mal à cela, mais que tu étais un ami et un frère pour ceux qui souffrent. Le pays est en ce moment plein de louanges sur une action récente…

—Louanges exagérées; j'ai eu le bonheur d'arracher à la mort une pauvre famille.

—Au péril de ta vie, péril des plus imminents! On t'a cru perdu.

—Aurais-tu hésité à ma place?

—Je ne crois pas! Aussi je ne te fais pas de compliments; je constate que tu suis sans défaillance la ligne de tes devoirs. Allons, c'est bien; embrasse-moi, on m'attend.

—Quoi! je ne verrai pas ta femme et tes enfants, que je ne connais pas?

—Ma femme et mes enfants ne sont pas là. Les marmots ne quittent pas si longtemps l'école du grand-père, et leur mère ne les quitte pas d'une heure.

—Tu me disais être en famille.

—C'était une manière de dire. Des parents, des amis… Mais je ne te fais pas de longs adieux. Je reconduis mon monde à Genève, et, dans six semaines, je reviens te chercher.

—Me chercher?

—Oui. Tu seras libre?

—Libre? Mais non, je ne le serai jamais.

—Tu ne seras jamais libre de ne rien faire; mais tu seras libre de travailler où tu voudras. Ton engagement avec ta compagnie finit à cette époque; je viendrai alors te soumettre un projet qui te sourira peut-être, et qui, en te créant de grandes occupations selon tes goûts actuels, te rapprochera de moi et de ma famille.

—Me rapprocher de vous autres? Ah! mon ami, vous êtes trop heureux pour moi! Je n'ai jamais envisagé la possibilité de ce rapprochement qui me rappellerait à toute heure un passé affreux pour moi; cette ville, cette maison!…

—Tu n'habiteras pas la ville, et cette maison, tu ne la reverras plus. Nous l'avons vendue, elle est démolie. Mes vieux parents ont regretté leurs habitudes, mais ils ne regrettent plus rien aujourd'hui. Ils demeurent chez moi, en pleine campagne, dans un site magnifique, au bord du Léman. Nous ne sommes plus entassés dans un local devenu trop étroit pour l'augmentation de la famille. Mon père ne s'occupe plus que de nos enfants et de quelques élèves de choix qui viennent pieusement chercher ses leçons. Moi, je lui ai succédé dans sa chaire. Tu vois en moi un grave professeur ès sciences que la botanique ne possède plus exclusivement. Allons, allons, tu as assez vécu seul! Il faut quitter la Thébaïde; tu manques à mon bonheur complet, je t'en avertis.

—Tout cela est fait pour me tenter, mon ami; mais tu oublies que j'ai un vieux père infirme, qui vit encore plus seul et plus triste que moi. Tout l'effort de ma liberté reconquise doit tendre à me rapprocher de lui.

—Je n'oublie rien, mais je dis que tout peut s'arranger. Ne m'ôte pas l'espérance et laisse-moi faire.

Il me quitta en m'embrassant avec tant d'effusion, que la source des douces larmes, depuis longtemps tarie, se rouvrit en moi. Je retournai au travail, et, quelques heures après, je vis, dans un de mes ateliers, un jeune garçon, un enfant de quatorze ou quinze ans, de mine résolue et intelligente, qui avait l'air de chercher quelqu'un, et dont je m'approchai pour savoir ce qu'il voulait.

—Rien, me répondit-il avec assurance; je regarde.

—Mais savez-vous, mon beau petit bourgeois, lui dit en raillant un vieil ouvrier, qu'il n'est pas permis de regarder comme ça ce qu'on ne comprend pas?

—Et, si je comprends, reprit l'enfant, qu'avez-vous à dire?

—Et qu'est-ce que vous comprenez? lui demandai-je en souriant de son aplomb. Racontez-nous cela.

Il me répondit par une démonstration chimico-physico-métallurgique si bien récitée et si bien rédigée, que le vieil ouvrier laissa tomber ses bras contre son corps et resta comme une statue.

—Dans quel manuel avez-vous appris cela? demandai-je au petit,—car il était petit, fort et laid, mais d'une de ces laideurs singulières et charmantes qui sont tout à coup sympathiques. Je l'examinais avec une émotion qui arrivait à me faire trembler. Il avait de très-beaux yeux, un peu divergents, et qui lui faisaient deux profils d'expression différente, l'un bienveillant, l'autre railleur. Le nez, délicatement découpé, était trop long et trop étroit, mais plein d'audace et de finesse; le teint sombre, la bouche saine, garnie de fortes dents bizarrement plantées, je ne sais quoi de caressant et de provoquant dans le sourire, un mélange de disgrâce et de charme. Je sentis que je l'aimais, et, si j'eus une terrible commotion de tout mon être, je ne fus presque pas surpris quand il me répondit:

—Je n'étudie pas les manuels, je récite la leçon de M. le professeur Obernay, mon maître. Le connaissez-vous par hasard, le père Obernay? Il n'est pas plus sot qu'un autre, hein?

—Oui, oui, je le connais, c'est un bon maître! Et vous, êtes-vous un bon élève, monsieur Paul de Valvèdre?

—Tiens! reprit-il sans que son visage montrât aucune surprise, voilà que vous savez mon nom, vous? Comment donc est-ce que vous vous appelez?

—Oh! moi, vous ne me connaissez pas; mais comment êtes-vous ici tout seul?

—Parce que je viens y passer six semaines pour étudier, pour voir comment on s'y prend et comment les métaux se comportent dans les expériences en grand. On ne peut pas se faire une idée de cela dans les laboratoires. Mon professeur a dit: «Puisqu'il mord à cette chose-là, je voudrais qu'il put voir fonctionner quelque grande usine spéciale.» Et son fils Henri lui a répondu: «C'est bien simple. Je vais du côté où il y en a, et je l'y conduirai. J'ai par là des amis qui lui montreront tout avec de bonnes explications; et me voilà.»

—Et Henri est parti?… Il vous laisse avec moi?

—Avec vous! Ah! vous disiez que je ne vous connaissais pas! Vous êtes Francis! Je vous cherchais, et j'étais presque sûr de vous avoir reconnu tout de suite!

—Reconnu? Depuis…

—Oh! je ne me souvenais guère de vous; mais votre portrait est dans la chambre d'Henri, et vous n'êtes pas bien différent!

—Ah! mon portrait est toujours chez vous?

—Toujours! Pourquoi est-ce qu'il n'y serait pas? Mais, à propos, j'ai une lettre pour vous, je vais vous la donner.

La lettre était d'Henri.

«Je n'ai pas voulu te dire ce qui m'amenait. J'ai voulu t'en laisser la surprise. Et puis tu m'aurais peut-être fait des observations. Il t'aurait fallu peut-être une heure pour te ravoir de cette émotion-là, et je n'ai pas une heure à perdre. J'ai laissé ma femme sur le point de me donner un quatrième enfant, et j'ai peur que son zèle ne devance mon retour. Je ne te dis pas d'avoir soin de notre Paolino comme de la prunelle de tes yeux. Tu l'aimeras, c'est un démon adorable. Dans six semaines, jour pour jour, tu me le ramèneras à Blanville, près des bords du Léman.»

J'embrassai Paul en frémissant et en pleurant. Il s'étonna de mon trouble et me regarda avec son air chercheur et pénétrant. Je me remis bien vite et l'emmenai chez moi, où son petit bagage avait été déposé par Henri.

J'étais bien agité, mais, en somme, ivre de bonheur d'avoir à soigner et à servir cet enfant, qui me rappelait sa mère comme une image confuse à travers un rayon brisé. Par moments, c'était elle dans ses heures si rares de gaieté confiante. D'autres fois, c'était elle encore dans sa rêverie profonde; mais, dès que l'enfant ouvrait la bouche, c'était autre chose: il avait, non pas rêvé, mais cherché et médité sur un fait. Il était aussi positif qu'elle avait été romanesque, passionné comme elle, mais pour l'étude, et ardent à la découverte.

Je le promenai partout. Je le présentai aux ouvriers comme un fils de l'atelier, et sur l'heure il fut pris en grande tendresse par ces braves gens. Je le fis manger avec moi. Je le fis coucher dans mon lit. C'était mon enfant, mon maître, mon bien, ma consolation, mon pardon!

Mais il se passa deux jours avant que j'eusse la force de lui parler de ses parents. Il n'avait presque rien oublié de sa mère. Il se rappelait surtout avoir vu revenir un cercueil après un an d'absence. Il était retourné tous les ans à Valvèdre depuis ce temps, avec son frère et sa tante Juste; mais il n'y avait jamais revu son père.

—Mon papa n'aime plus cet endroit-là, disait-il; il n'y va plus du tout.

—Et ton père…, lui dis-je avec une timidité pleine d'angoisse, il sait que tu es avec moi?

—Mon père? Il est bien loin encore. Il a été voir l'Himalaya. Tu sais où c'est? Mais il est en route pour revenir. Dans deux mois, nous le reverrons. Ah! quel bonheur! Nous l'aimons tant! Est-ce que tu le connais, toi, mon père?

—Oui! vous avez tous raison de l'aimer. Est-ce qu'il est absent depuis…?

—Depuis dix-huit mois; cette fois-ci, c'est bien long! Les autres années, il revenait toujours au printemps. Enfin voilà bientôt l'automne! Mais, dis donc, Francis, si nous allions un peu piocher, au lieu de bavarder si longtemps?

«Qu'as-tu fait? écrivais-je à Henri. Tu m'as confié cet enfant, que j'adore déjà, et son père n'en sait rien! Et il nous blâmera peut-être, toi de me l'avoir fait connaître, moi d'avoir accepté un si grand bonheur. Il commandera peut-être à Paul d'oublier jusqu'à mon nom. Et, dans six semaines, je me séparerai de mon trésor pour ne le revoir jamais!… Avais-je besoin de cette nouvelle blessure?… Mais non, Valvèdre pardonnera à notre imprudence; seulement, il souffrira de voir que son fils a de l'affection pour moi. Et pourquoi le faire souffrir, lui qui n'a rien à se reprocher!»

Peu de jours après, je recevais la réponse d'Henri.

«Ma femme vient de me donner une ravissante petite fille. Je suis le plus heureux des pères. Ne t'inquiète pas de Valvèdre. Ne te souviens-tu pas qu'aux plus tristes jours du passé, il m'écrivait: «Laissez-lui »voir les enfants, s'il le désire. Avant tout, qu'il soit »sauvé, qu'il fasse honneur à la mémoire de celle »qui a failli porter son nom!» Tu vois bien que, sans oser le dire, tu avais besoin de cela, puisque tu es si heureux d'avoir Paolino! Tu verras l'autre aussi. Tu nous verras tous. Le temps est le grand guérisseur. Dieu l'a voulu ainsi, lui dont l'oeuvre éternelle est d'effacer pour reconstruire.»

Les six semaines passèrent vite.—J'avais pris pour mon élève une affection si vive, que j'étais disposé à tout pour ne pas me séparer de lui irrévocablement. Je refusai le renouvellement de mon emploi, j'acceptai les offres d'Obernay sans les connaître, à la seule condition de pouvoir décider mon vieux père à venir se fixer près de moi. Ne devant plus rien à personne, je n'étais pas en peine de l'établir convenablement et de lui consacrer mes soins.

Blanville était un lieu admirable, avec une habitation simple, mais vaste et riante. Les belles ondes du Léman venaient doucement mourir au pied des grands chênes du parc. Quand nous approchâmes, Obernay arrivait au-devant de nous dans une barque avec Edmond Valvèdre, grand, beau et fort, ramant lui-même avec maestria. Les deux frères s'adoraient et s'étreignirent avec une ardeur touchante. Obernay m'embrassa en toute hâte et pressa le retour. Je vis bien qu'il me ménageait quelque surprise et qu'il était impatient de me voir heureux; mais le héros de la fête fit manquer le coup de théâtre qu'on me préparait. Plus impatient que tous les autres, mon vieux père goutteux, courant et se traînant moitié sur sa béquille, moitié sur le bras jeune et solide de Rosa, vint à ma rencontre sur la grève.

—Oh! mon Dieu, mon Dieu, c'est trop de bonheur! m'écriai-je. Vous trouver là, vous!

—C'est-à-dire m'y retrouver définitivement, répondit-il, car je ne m'en vais plus d'ici, moi! On s'est arrangé comme je l'exigeais; je paye ma petite pension, et je ne regrette pas tant qu'on le croirait mes brouillards de Belgique. Je ne serai pas fâché de mourir en pleine lumière au bord des flots bleus. Tout cela, tu comprends? c'est pour te dire tout de suite que tu restes et que nous ne nous quittons plus!

Paule arriva aussi en courant avec Moserwald, à qui elle reprochait d'être moins agile qu'une nourrice portant son poupon. Je vis du premier coup d'oeil qu'on s'était intimement lié avec lui et qu'il en était fier. L'excellent homme fut bien ému en me voyant. Il m'aimait toujours et mieux que jamais, car il était forcé de m'estimer. Il était marié, il avait épousé des millions israélites, une bonne femme vulgaire qu'il aimait parce qu'elle était sa femme et qu'elle lui avait donné un héritier. Il avait fini le roman de sa vie, disait-il, sur une page trempée de larmes, et la page n'avait jamais séché.

Le père et la mère d'Obernay n'avaient presque pas vieilli; la sécurité du bonheur domestique leur faisait un automne majestueux et pur. Ils m'accueillirent comme autrefois. Connaissaient-ils mon histoire? Ils ne me l'ont jamais laissé deviner.

Deux personnes l'ignoraient à coup sûr, Adélaïde et Rosa. Adélaïde était toujours admirablement belle, et même plus belle encore à vingt-cinq ans qu'à dix-huit; mais elle n'était plus, sans contestation, la plus belle des Genevoises: Rosa pouvait, sinon l'emporter, du moins tenir la balance en équilibre. Ni l'une ni l'autre n'était mariée; elles étaient toujours les inséparables d'autrefois, toujours gaies, studieuses, se taquinant et s'adorant.

Au milieu de l'affectueux accueil de tous, je m'inquiétais de celui qui m'attendait de la part de mademoiselle Juste. Je savais qu'elle demeurait à Blanville, et ne m'étonnais pas qu'elle ne vînt pas à ma rencontre. Je demandai de ses nouvelles. Henri me répondit qu'elle était un peu souffrante et qu'il me conduirait la saluer.

Elle me reçut gravement, mais sans antipathie, et, Henri nous ayant laissés seuls, elle me parla du passé sans amertume.

—Nous avons beaucoup souffert, me dit-elle,—et, quand elle disait nous, elle sous-entendait toujours son frère;—mais nous savons que vous ne vous êtes ni épargné ni étourdi depuis ce temps-là. Nous savons qu'il faut, je ne dis point oublier, cela n'est pas possible, mais pardonner. Une grande force est nécessaire pour accepter le pardon, plus grande que pour l'offrir, je sais cela aussi, moi qui ai de l'orgueil! Donc, je vous estime beaucoup d'avoir le courage d'être ici. Restez-y. Attendez mon frère. Affrontez le premier abord, quel qu'il soit, et, s'il prononce ce mot terrible et sublime: Je pardonne! courbez la tête et acceptez.—Alors, seulement alors, vous serez absous à mes yeux… et aux vôtres, mon cher monsieur Francis!

Valvèdre arriva huit jours après. Il vit ses enfants d'abord, puis sa soeur aînée et Henri. Sans doute, celui-ci plaida ma cause; mais il ne me convenait pas d'en attendre le jugement. Je le provoquai. Je me présentai à Valvèdre avant peut-être qu'il eût pris une résolution à mon égard. Je lui parlai avec effusion et loyauté, hardiment et humblement, comme il me convenait de le faire.

Je mis à nu sous ses yeux tout mon coeur, toute ma vie, mes fautes et mes mérites, mes défaillances et mes retours de force.

—Vous avez voulu que je fusse sauvé, lui dis-je; vous avez été si grand et si vraiment supérieur à moi dans votre conduite, que j'ai fini par comprendre le peu que j'étais. Comprendre cela, c'est déjà valoir mieux. Je l'ai compris chaque jour davantage depuis sept ans que je me châtie sans ménagement. Donc, si je suis sauvé, ce n'est pas à ma douleur et à la bonté très-grande, il est vrai, des autres que je le dois; cette bonté ne venait pas encore d'assez haut pour réduire un orgueil comme le mien. Venant de vous, elle m'a dompté, et c'est à vous que je dois tout. Éprouvez-moi, connaissez-moi tel que je suis aujourd'hui, et permettez-moi d'être l'ami dévoué de Paul. Par lui, on m'a amené ici malgré moi; on y a installé mon père, sans que j'en fusse averti; on m'offre un emploi important et intéressant dans la partie que j'ai étudiée et que je crois connaître. On m'a dit que Paul avait une vocation déterminée pour les sciences auxquelles ce genre de travail se rattache essentiellement, et que vous approuviez cette vocation. On m'a dit encore que vous consentiriez peut-être à ce qu'il fît auprès de moi, et sous ma direction, son premier apprentissage… Mais cela, on a eu de la peine à me le faire croire! Ce que je sais, ce que je viens vous dire, c'est que, si ma présence devait vous éloigner de Blanville, ou seulement vous en faire franchir le seuil avec moins de plaisir, si le bien qu'on veut me faire vous semblait trop près de ma faute, et que, me jugeant indigne de me consacrer à votre enfant, vous désapprouviez la confiance que m'accorde Obernay, je me retirerais aussitôt, sachant très-bien que ma vie entière vous est subordonnée, et que vous avez sur moi des droits auxquels je ne puis poser aucune limite.

Valvèdre me prit la main, la garda longtemps dans la sienne, et me répondit enfin:

—Vous avez tout réparé, et vous avez tant expié, qu'on vous doit un grand soulagement. Sachez que madame de Valvèdre était frappée à mort avant de vous connaître. Obernay vient de me révéler ce que j'ignorais, ce qu'il ignorait lui-même, et ce qu'un homme de la science, un homme sérieux, lui a appris dernièrement. Vous ne l'avez donc pas tuée… C'est peut-être moi! Peut-être aussi l'eussé-je fait vivre plus longtemps, si elle ne se fût pas détachée de moi. Ce mystère de notre action sur la destinée, personne ne peut le sonder. Soumettons-nous au fait accompli et ne parlons pas du reste. Vous voilà. On vous aime, et vous pouvez encore être heureux; il est de votre devoir de chercher à l'être. Les malheureux volontaires ne sont pas longtemps utiles. Dieu les abandonne; il veut que la vie soit une floraison et une fructification. Mariez-vous. Je sais qu'Obernay, dans le secret de sa pensée, vous destine une de ses soeurs; laquelle, je n'en sais rien, je ne le lui ai pas demandé. Je sais que ces enfants n'ont aucune notion de son projet. Cette famille-là est trop religieuse pour qu'il s'y commette des imprudences ou seulement des légèretés. Henri, dans la crainte de vous créer un trouble en cas de répulsion de la part de la jeune fille ou de la vôtre, ne vous en parlera jamais; mais il espère que l'affection viendra d'elle-même, et il sait que vous aurez cette fois confiance en lui. Essayez donc de reprendre goût à la vie, il en est temps; vous êtes dans votre meilleur âge pour fonder votre avenir. Vous me consultez avec une déférence filiale, voilà mon conseil. Quant à Paul, je vous le confie avec d'autant moins de mérite que je compte rester au moins un an à Genève et que je pourrai voir si vous continuez à faire bon ménage ensemble. J'irai souvent à Blanville. L'établissement que vous allez faire valoir est bien près de là. Nous nous verrons, et, si vous avez d'autres avis à me demander, je vous donnerai non pas ceux d'un sage, mais ceux d'un ami.

Pendant trois mois, je ne fus occupé que de mon installation industrielle. J'avais tout à créer, tout à diriger; c'était une besogne énorme. Paul, toujours à mes côtés, toujours enjoué et attentif, s'initiait à tous les détails de la pratique, charmant par sa présence et son enjouement l'exercice terrible de mon activité. Quand je fus au courant, le chef principal de l'entreprise, qui n'était autre que Moserwald, m'assigna une jolie habitation et un traitement plus qu'honorable.

Je revenais à la vie, à l'amitié, à l'épanouissement de l'âme. Chaque jour éclaircissait le sombre nuage qui avait si longtemps pesé sur moi, chaque parole amie y faisait percer un rayon de soleil. J'en vins à songer avec une émotion d'espérance et de terreur au projet d'Henri, que m'avait révélé Valvèdre. Valvèdre lui-même y faisait souvent allusion, et, un jour que, rêveur, je regardais de loin les deux soeurs marcher, radieuses et pures comme deux cygnes, sur les herbes du rivage, il me surprit, me frappa doucement sur l'épaule et me dit en souriant:

—Eh bien, laquelle?

—Jamais Adélaïde! lui répondis-je avec une spontanéité qui était devenue l'habitude de mon coeur avec lui, tant il s'était emparé de ma foi, de ma confiance et de mon respect filial.

—Et pourquoi jamais Adélaïde? Je veux savoir pourquoi! Allons, Francis, dites!

—Ah! cela… je ne puis.

—Eh bien, moi, je vais vous le dire, car elle me l'a dit, celle qui ne souffre plus! Elle en était jalouse, et vous craignez que son fantôme ne vienne pleurer et menacer à votre chevet! Rassurez-vous, ce sont là des croyances impies. Les morts sont purs! Ils remplissent ailleurs une mission nouvelle, et, s'ils se souviennent de nous, c'est pour bénir, et pour demander à Dieu de réparer leurs erreurs et leurs méprises en nous rendant heureux.

—Êtes-vous bien certain de cela? lui dis-je; est-ce là votre foi?

—Oui, inébranlable.

—-Eh bien,… tenez! Adélaïde, cette splendeur d'intelligence et de beauté, cette sérénité divine, cette modestie adorable… tout cela ne s'abaissera jamais jusqu'à moi! Que suis-je auprès d'elle? Elle sait toutes choses mieux que moi: la poésie, la musique, les langues, les sciences naturelles,… peut-être la métallurgie, qui sait? Elle verrait trop en moi son inférieur.

—Encore de l'orgueil! dit Valvèdre. Souffre-t-on de la supériorité de ce qu'on aime?

—Mais… je ne l'aime pas, moi! je la vénère, je l'admire, mais je ne puis l'aimer d'amour!…

—Pourquoi?

—Parce qu'elle en aime un autre.

—Un autre? vous croyez?…

Valvèdre resta pensif et comme plongé dans la solution d'un problème. Je le regardai attentivement. Il avait quarante-sept ans, mais il eût pu en cacher dix ou douze. Sa beauté mâle et douce, d'une expression si haute et si sereine, était encore la seule qui pût fixer les regards d'une femme de génie; mais son âme était-elle restée aussi jeune que son visage? N'avait-il pas trop aimé, trop souffert?

—Pauvre Adélaïde! pensai-je, tu vieilliras peut-être seule comme Juste, qui a été belle aussi, femme supérieure aussi, et qui, peut-être comme toi, avait placé trop haut son rêve de bonheur!

Valvèdre marchait en silence auprès de moi. Il reprit la conversation où nous l'avions laissée.

—Alors, dit-il, c'est Rosa qui vous plaît?

—C'est à elle seule que j'oserais songer, si j'espérais lui plaire.

—Eh bien, vous avez raison; Rosa vous ressemble davantage. Il y a toujours un peu de fougue dans son caractère, et ce ne sera pas un défaut à vos yeux. Avec cela, elle est douce dans la pratique de la vie, non pas résignée, non pas dominée par des convictions aussi arrêtées et aussi raisonnées que celles de sa soeur, mais persuadée et entraînée par la tendresse qu'elle ressent et qu'elle inspire. Moins instruite, elle l'est assez pour une femme qui a les goûts du ménage et les instincts de la famille. Oui, Rosa est aussi un rare trésor, je vous l'ai déjà dit, il y a longtemps. Je ne sais si vous lui plairez. Il y a tant de calme dans la chasteté de ces deux filles! mais il y a un grand moyen pour être aimé, vous le savez: c'est d'aimer soi-même, d'aimer avec le coeur, avec la foi, avec la conscience, avec tout son être, et vous n'avez pas encore aimé ainsi, je le sais!

Il me quitta, et je me sentis vivifié et comme béni par ses paroles. Cet homme tenait mon âme dans ses mains, et je ne vivais plus, pour ainsi dire, que de son souffle bienfaisant. En même temps que chaque aperçu de son lumineux esprit m'ouvrait les horizons du monde naturel et céleste, chaque élan de son coeur généreux et pur fermait une plaie ou ranimait une faculté du mien.

Je l'ouvris bientôt, ce coeur renouvelé, à mon cher Henri. Je lui dis que j'aimais Rose, mais que jamais je ne le laisserais soupçonner à celle-ci sans l'autorisation de sa famille.

—Allons donc! dit Obernay en m'embrassant, voilà ce que j'attendais! Eh bien, la famille consent et désire. L'enfant t'aimera quand elle saura que tu l'aimes. C'est ainsi chez nous, vois-tu! On ne se jette pas dans les rêves romanesques, même quand on est disposé à se laisser convaincre; on attend la certitude, et on ne pâlit ni ne maigrit en attendant! Et pourtant on s'aime longtemps, toujours! Vois mon père et ma mère, vois Paule et moi… Ah! que Valvèdre eût été heureux!…

—S'il eût épousé Adélaïde? Je me le suis dit cent fois!

—Tais-toi! dit Obernay en me serrant le bras avec force. Jamais un mot là-dessus…

Je m'étonnais, il m'imposa encore silence avec autorité.

J'y revins pourtant; le lendemain de mon mariage avec ma bien-aimée Rose, j'insistai. J'étais si heureux! J'aimais enfin, et je combattais presque la passion, tant son frère aîné, l'amour, me paraissait plus beau et plus vrai. Aussi, loin d'être porté à l'égoïsme du bonheur, je sentais l'ardent besoin de voir heureux tous ceux que j'aimais, surtout Valvèdre, celui à qui je devais tout, celui qui m'avait sauvé du naufrage, celui qui, par moi blessé au coeur, m'avait tendu sa main libératrice.

Obernay, vaincu par mon affection, me répondit enfin:

—Tu as cru deviner que, depuis longtemps, bien longtemps déjà, dix ans peut-être, Valvèdre et Adélaïde s'aimaient d'un grand amour; tu ne t'es peut-être pas trompé. Et moi aussi, j'ai eu cent fois, mille fois cette pensée, qui, en de certains moments, devenait une presque certitude. Valvèdre a présidé à l'éducation de mes soeurs autant qu'à celle de ses propres enfants. Il les a vues naître; il a paru les aimer d'une égale tendresse. Si Adélaïde a reçu de mon père l'éducation la plus brillante et de ma mère l'exemple de toutes les vertus, c'est à Valvèdre qu'elle doit le feu sacré, cette flamme intérieure qui brûle sans éclat, cachée au fond du sanctuaire, gardée par une modestie un peu sauvage, le grain de génie qui lui fait idéaliser et poétiser saintement les études les plus arides. Elle n'est donc pas seulement son éleve reconnaissante, elle est son fervent disciple; il est, lui, sa religion, son révélateur, l'intermédiaire entre elle et Dieu. Cette foi date de l'enfance, et ne périra qu'avec elle. Valvèdre ne peut pas l'ignorer; mais Valvèdre ne se croit pas aimé autrement que comme un père, et, quoiqu'il ait été plus d'une fois, dans ces derniers temps surtout, très-ému, plus que paternellement ému en la regardant, il se juge trop âgé pour lui plaire. Il a combattu sans relâche son inclination et l'a si vaillamment refoulée, qu'on eût pu la croire vaincue…

—Ami, dis-je en interrompant Obernay, puisque nous avons entamé un sujet aussi délicat, dis-moi tout… Déjà j'ai été allégé d'un remords affreux en apprenant, grâce à tes investigations, que madame de Valvèdre était mortellement atteinte avant de me connaître. Dis-moi maintenant,—ce que je n'ai jamais osé chercher à savoir,—ce que Moserwald croyait avoir deviné: dis-moi si Valvèdre avait encore de l'amour pour sa femme quand je l'ai enlevée.

—Non, répondit Obernay; je sais que non, j'en suis certain.

—Il te l'a dit, je le sais, il t'a parlé d'elle avec le plus profond détachement, il se croyait bien guéri; mais l'amour a des inconséquences mystérieuses.

—La passion, oui; l'amour, non! La passion est illogique et incompréhensible; c'est là son caractère, et je te dirai ici un mot de Valvèdre: «La passion est un amour malade qui est devenu fou!»

—On pourrait tout aussi bien dire que l'amour est une passion qui se porte bien.

—On peut jouer sur tous les mots; mais Valvèdre ne joue avec rien, lui! Il était trop grand logicien pour se mentir à lui-même. L'âme d'un vrai savant est la droiture méme, parce qu'elle suit la méthode d'un esprit adonné à la scrupuleuse clairvoyance. Valvèdre est très-ardent et même impétueux par nature. Son mariage irréfléchi prouve la spontanéité de sa jeunesse, et, dans son âge mûr, je l'ai vu aux prises avec la fureur des éléments, emporté lui-même au delà de toute prudence par la fureur des découvertes. S'il eût eu de l'amour pour sa femme, il eût brisé ses rivaux et toi-même. Il l'eût poursuivie, il l'eût ramenée et passionnée de nouveau. Ce n'était pas difficile avec une âme aussi flottante que celle de cette pauvre femme; mais une pareille lutte n'était pas digne d'un homme détrompé, et il savait qu'Alida, rendue pour quelque temps à ses devoirs, ne pouvait pas être sauvée. Il craignait, d'ailleurs, de la briser elle-même en la domptant, et, avant tout, par instinct et par principe, il a horreur de faire souffrir. N'exagère donc rien, calme l'excès de tes remords, et d'êtres humains ne fais pas des héros fantastiques. Certes, Valvèdre, amoureux de sa femme et te ramenant auprès de son lit de mort pour te pardonner devant elle, serait plus poétique; mais il ne serait pas vrai, et je l'aime mieux vrai, parce que je ne puis aimer ce qui est contraire aux lois de la nature. Valvèdre n'est pas un dieu, c'est un homme de bien. Je me méfierais beaucoup d'un homme qui ne pourrait pas dire: Homo sum!

—Je te remercie de me dire tout cela, d'autant plus que cela n'ôte rien pour moi à la grandeur de Valvèdre. Amoureux et jaloux, il eût pu, dans sa générosité, ne céder qu'aux faiblesses, qui sont, tout aussi bien que les violences, du domaine de la passion. Cette grande amitié compatissante qui, en lui, survivait à l'amour, ce besoin d'adoucir les plaies des autres en respectant leur liberté morale, ce soin religieux de conduire doucement à la tombe la mère de ses enfants, de sauver au moins son âme, tout cela est au-dessus de la nature humaine ordinaire, tu auras beau dire!

—Rien de ce qui est beau n'est au-dessus d'elle dans l'ordre des sentiments vrais et de la part d'une âme d'élite. Aussi tu penses bien que je ne fais plus la guerre à ton enthousiasme quand c'est Valvèdre qui en est l'objet. Te voilà rassuré sur certains points; mais il ne faut pas aller d'un excès à l'autre. Si tu n'as pas infligé les tortures de la jalousie, tu as profondément contristé et inquiété le coeur de l'époux, toujours ami, et du père, soucieux de la dignité de sa famille. Les grands caractères souffrent dans toutes leurs affections, parce que toutes sont grandes, de quelque nature qu'elles soient. A la mort de sa femme, Valvèdre a donc cruellement souffert de la pensée qu'elle avait vécu sans bonheur, et qu'il n'avait pu, par aucun dévouement, par aucun sacrifice, lui donner autre chose qu'un instant de calme et d'espoir à sa dernière heure. Voilà Valvèdre tout entier; mais Valvèdre amoureux d'un plus pur idéal redevient mystérieux pour moi. Le respect de cet idéal va chez lui jusqu'à la peur. Moi, au refroidissement graduel de sa familiarité avec Adélaïde, qu'il tutoie encore, mais qu'il n'embrasse plus au front comme il embrasse Rose, j'ai vu qu'elle n'était plus pour lui comme les autres enfants de la maison. J'ai cru voir aussi, à chaque voyage qu'il a entrepris, au dernier surtout, un effort suprême, comme un devoir accompli, mais plus pénible de jour en jour. Enfin il l'aime, je le crois; mais je ne le sais pas, et ma position m'empêche de le lui demander. Il est fort riche, d'un nom célèbre dans la science, très-au-dessus, selon le monde, de cette petite bourgeoise qui cache avec un soin farouche ses talents et sa beauté. Je ne crains pas que lui m'accuse jamais d'ambition; pourtant il est des convenances d'éducation au-dessus desquelles je ne suis pas encore assez philosophe pour me placer, et, si Valvèdre me cache depuis si longtemps son secret, c'est qu'il a des raisons que j'ignore, et qui rendraient mes avances pénibles pour lui, humiliantes pour moi.

—Ces raisons, je les saurai, m'écriai-je, je veux les savoir.

—Ah! prends garde, prends garde, mon ami! Si nous nous trompions sur le compte d'Adélaïde! si, au moment où, encouragé et renaissant à l'espérance, Valvèdre s'apercevait qu'il n'est pas aimé comme il aime! Adélaïde est un bien autre mythe que lui! Cette fille qui a l'air si heureux, l'oeil si pur, le caractère si égal, l'esprit si studieux, la joue si fraîche, que ni le désir, ni l'espérance, ni la crainte ne semblent pouvoir atteindre; cette Andromède souriante au milieu des monstres et des chimères, sur son rocher d'albâtre inaccessible aux souillures comme aux tempêtes… pourquoi à vingt-six ans n'est-elle pas mariée? Elle a été demandée par des hommes de mérite placés dans les conditions les plus honorables, et, malgré les désirs de sa mère, malgré mes instances, malgré les conseils de Juste et de ma femme, elle a souri en disant: «Je ne veux pas me marier!—Jamais? lui a dit un jour Valvèdre.—Jamais!»

—Dis-moi, Henri, Alida vivait-elle alors?

—Oui.

—Et, depuis qu'elle n'est plus, Adélaïde a-t-elle répété jamais?

—Maintes fois.

—Valvèdre présent?

—Je ne sais plus. Tu m'y fais songer! il était peut-être loin, elle avait peut-être reperdu l'espérance.

—Allons, allons! tu n'as pas encore assez bien observé. C'est à moi de travailler à déchiffrer la grande énigme. La philosophie stoïcienne, acquise par l'étude de la sagesse, est une sainte et belle chose, puisqu'elle peut alimenter des flammes si pures, si constantes et si paisibles; mais toute vertu a son excès et son péril. N'en est-ce pas un très-grand que de condamner au célibat et à un éternel combat intérieur deux êtres dont l'union semble être écrite à la plus belle page des lois divines?

—Juste Valvèdre a vécu très-calme, très-digne, très-forte, très-féconde en bienfaits et en dévouements,… et pourtant elle a aimé sans bonheur et sans espoir.

—Qui donc?

—Tu ne l'as jamais su?

—Et je ne le sais pas.

—Elle a aimé le frère de ta mère, l'oncle qui te chérissait, l'ami et le maître de Valvèdre, Antonin Valigny. Malheureusement, il était marié, et Adélaïde a beaucoup réfléchi sur cette histoire.

—Ah! voilà donc pourquoi Juste m'a pardonné d'avoir tant offensé et affligé Valvèdre! Mais mon oncle est mort, et la mort ne laisse pas d'agitation. Sois sûr, Henri, qu'Adélaïde souffre plus que Juste. Elle est plus forte que sa souffrance, voilà tout; mais son bonheur, si elle en a, est l'oeuvre de sa volonté, et j'ai cru, moi aussi, pendant sept ans, qu'on pouvait vivre sur son propre fonds de sagesse et de résignation. Aujourd'hui que je vis à deux, je sais bien qu'hier je ne vivais pas!…

Henri m'embrassa et me laissa agir. Ce fut une oeuvre de patience, de ruse innocente et d'obstination dévouée. Il me fallut surprendre des quarts de mots et des ombres de regard; mais ma chère Rose, plus hardie et plus confiante, m'aida et vit clair avant moi.

Ils s'aimaient et ne se croyaient pas aimés l'un de l'autre. Le jour où, par mes soins et mes encouragements, ils s'entendirent fut le plus beau de leur vie et de la mienne.

FIN

IMPRIMERIE DE L. TOINON ET Ce, A SAINT-GERMAIN.

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