Vénus dans le cloître, ou la religieuse en chemise: Nouvelle édition enrichie de figures gravées en taille douce
OU LA RELIGIEUSE EN CHEMISE.
SECOND ENTRETIEN.
Sœur Agnès. Sœur Angelique.
Angelique. Ah Dieu soit loué! je commence à respirer, jamais je n'ai été plus accablée de devotions, de mysteres, & d'Indulgences, que depuis que je t'ai quittée: ah que je suis rebutée de toutes ces superstitions! Comment te portes-tu? tu ne me dis rien, qu'as-tu à rire?
Agnès. Je suis toute honteuse de paroître devant vous, je m'imagine que vous savez déja jusques aux moindres particularités de tout ce qui s'est dit, & passé dans vôtre absence.
Angelique. Et de qui aurois-je pu l'apprendre? tu te railles bien de moi, viens-t'en dans ma chambre, & songe par où tu commenceras à m'en faire un fidele récit. Pour moi je sors d'entre les mains d'un sauvage qui auroit mis au desespoir un esprit autrement tourné que le mien, je veux dire de mon Directeur, c'est l'homme le plus bourru, & le plus ignorant de son caractere. Je crois qu'il m'a fait gagner toutes les Indulgences, & les Pardons qui ont jamais été accordés par les Papes, depuis Gregoire le Grand, jusques à Innocent XI, si je l'avois cru je me serois mise le corps en sang par les disciplines qu'il m'a ordonnées, ce n'est pas que je lui aye fait montre de beaucoup de malice dans les Confessions qu'il a entendues de moi: mais c'est parce qu'il s'imagine que pour être dans le chemin du Paradis il faut être aussi sec, aussi maigre, & aussi décharné que lui, & que c'est assez que d'être un peu agreable, & d'avoir de l'embonpoint pour meriter toutes sortes de penitences. Juge par là comme j'ai passé mon temps, & si je n'ai pas eu sujet de m'ennuyer?
Agnès. Pour moi je te dirai que tu m'as donné des Directeurs qui ne m'ont gueres moins fatiguée que le tien, je ne sais pas si j'ai gagné avec eux des Indulgences, mais je suis certaine que pour les gagner beaucoup de personnes n'en font pas tant que nous en avons fait.
Angelique. Je n'en doute point. Mais dis-moi un peu des nouvelles de nôtre Abbé, & m'apprend s'il est capable de quelque chose.
Agnès. Ce fut lui que je vis le premier, & en qui j'ai trouvé plus de feu, il n'y a rien de plus vif & de plus animé, & il y a plaisir à l'entendre discourir. J'étois à la recreation d'après le dîner lors qu'on vint m'avertir qu'il me demandoit. Comme je savois que Madame étoit indisposée, je lui fis dire par la Portiere qu'il allât au grand parloir, & qu'il ne s'impatientât pas. Je le fis bien attendre un bon quart d'heure, parce que je changeai de voile & de guimpe, afin de paroître devant lui un peu proprement, & de tâcher à répondre à l'esperance qu'il avoit, de voir une personne dont on lui avoit fait le portrait si avantageusement. A son abord je fis semblant de paroître un peu interdite, répondant fort serieusement aux civilités qu'il me faisoit, mais cela ne le démonta point; au contraire il prit de là occasion de me dire, fort hardiment, qu'il savoit qu'il étoit permis aux belles de parler d'un certain air indifferent, qui seroit mal séant à d'autres, mais qu'il avoit lieu d'esperer que se presentant à la faveur de ma meilleure amie sa visite ne pourroit m'être qu'agréable.
Angelique. Il passe pour avoir de l'esprit, & on peut dire que ses grands voyages accompagnés de beaucoup d'experiences, ont ajouté à ses avantages naturels toute la perfection qui lui manquoit.
Agnès. Je ne sais point ce que tu lui as dit de moi, mais je trouve qu'il s'avançoit beaucoup pour une premiere visite; il tourna la conversation sur l'austerité des Maisons Religieuses, & tâcha à me persuader par une infinité de raisons, de ne point suivre le zèle indiscret de la plupart, traitant de ridicules toutes celles qui mettoient sottement en usage toutes sortes de mortifications. Il me fit rire par le récit naïf de ce qui lui étoit arrivé en Italie avec une Religieuse de S. Benoît, de l'adresse dont il se servit pour la voir aussi souvent qu'il souhaitoit, & comme enfin il en reçut les faveurs qui devoient être le fruit de ses assiduités. Il m'assura que devant cette habitude il avoit toujours cru qu'il n'y avoit que chez les Religieuses que la chasteté refugiée se conservoit, & qu'il s'étoit toujours persuadé que ces ames recluses vivoient dans une continence aussi parfaite que celle des Anges mais qu'il avoit bien reconnu le contraire, & que comme rien de parfait ne se gâte mediocrement; & qu'une chose conserve dans sa corruption le même degré qu'elle avoit en sa bonté, il avoit remarqué qu'il n'y avoit rien de plus dissolu que toutes les Recluses & Bigottes lors qu'elles trouvoient l'occasion de se divertir. Il me montra un certain instrument de Verre qu'il avoit reçu de celle dont je t'ai parlé, & m'assura qu'il avoit appris d'elle qu'il y en avoit plus de cinquante de la sorte dans leur maison, & que toutes depuis l'Abbesse jusques à la derniere professe, le manioient plus souvent que leur chapelets.
Angelique. Voilà qui est bien, mais tu ne me dis rien pour ce qui te regarde?
Agnès. Que veux-tu que je te die? C'est l'homme du monde le plus badin, à la seconde visite qu'il me fit je ne pus me dispenser de lui accorder quelque grace, il opposa à toutes mes raisons une morale si forte, & si artificieuse qu'il rendit tout mes efforts inutiles, il me fit voir trois lettres de nôtre Abbesse, qui m'assuroient que quelque chose que je fisse, je ne pouvois marcher que sur ses pas. Elle a passé des nuits entieres avec lui, & ne le traite dans ses billets que d'Abbé de Beau-lieu: je lui representai que la grille étoit un obstacle insurmontable, & qu'il falloit de necessité qu'il se contentât de legeres badineries, puisqu'il étoit impossible d'aller plus avant. Mais il me fit bien connoître qu'il étoit plus savant que moi, & me fit voir deux planches qui se levoient, une de son côté, & l'autre du mien, & qui donnoient passage suffisant pour une personne: il me dit que c'étoit par son conseil que Madame avoit fait disposer cela de la sorte, qu'elle l'avoit nommé le Détroit de Gibraltar, & qu'elle lui disoit un jour, qu'il ne falloit pas s'hazarder de le passer, sans être bien muni de toutes les choses necessaires, particulierement si on avoit dessein de s'arrêter aux Colomnes d'Hercule. Après donc plusieurs contestations de part & d'autre, l'Abbé passa le Détroit, & arriva au port où il fut reçu, mais ce ne fut pas sans peine, & seulement après qu'il m'eut assurée, que son entrée n'auroit point de mauvaises suites; je lui permis autant de sejour qu'il en falloit pour le rendre heureux, c'étoit le septième du mois d'Août, qui étoit un jour que Madame avoit coutume d'employer dans des grandes ceremonies, mais que son indisposition l'avoit obligée à remettre jusques au mois prochain ce qu'elle observoit ordinairement dans celui-ci. Il me dit qu'elle avoit créé la seconde année qu'elle fut Abbesse un ordre de Chevallerie, qui n'étoit composé que de Prêtres, de Moines, d'Abbés, de Religieux, & de personnes Ecclesiastiques. Que ceux qui y étoient admis, faisoient serment de garder le secret de l'Ordre & s'appelloient les Chevaliers de la Grille ou de St. Laurent, que le Collier qui leur étoit donné le jour de leur reception étoit composé des chiffres de Madame entrelacés dans des lacs d'amour, & qu'au bas pendoit une Medaille d'or representant le Patron de l'Ordre couché tout nu sur un gril, au milieu des flammes avec ces paroles, Ardorem craticula fovet, c'est-à-dire, Le Gril augmente mes feux. Il me montra le Collier qu'il avoit reçu, & après quelques presens qu'il me fit de livres curieux, nous nous séparâmes l'un & l'autre jusques à une nouvelle entrevue.
Angelique. Tu ne m'as rien appris de nouveau, touchant l'Ordre établi par Madame; Mr. l'Evêque de ** en est le premier Chevalier, l'Abbé de Beaumont le second, l'Abbé Du Prat le troisième, le Prieur de Pompiere, le quatrième; voilà les principaux, & les premiers en date; ils sont suivis de Jesuites, de Jacobins, Augustins, Carmes, Feuillants, Peres de l'Oratoire, & du Provincial des Cordeliers. Tellement qu'à la derniere promotion qui se fit l'an passé, le nombre étoit de vingt-deux. Mais il est à remarquer qu'il y a beaucoup de difference entre eux, & qu'ils ne peuvent jouir tous de pareils privileges; il y en a qui s'appellent les Cordons Bleus & ce sont ceux qui sont tout puissans, qui ont le secret de l'Ordre, & qui disposent des affaires de Madame, comme Madame conduit les leurs. Pour ce qui est des autres, leur pouvoir est limité, il a des bornes qu'ils ne peuvent pas passer. Et il n'ont gueres plus d'avantage que les aspirants, jusques à ce que par leur zèle, leur prudence, & leur discretion, ils se soient rendus dignes d'être de la grande profession. De tous les Moines, les seuls Capucins en sont exclus, parce que cette barbe qui les déguisent tant, les a rendus odieux à nôtre Abbesse, qui dit qu'elle ne peut s'imaginer qu'une personne du sexe, puisse vouloir du bien à ces Satires. Mais à propos dis-moi des nouvelles du Pere Vital de Charenton?
Agnès. Je n'aurois jamais cru aussi bien que Madame, qu'un Capucin eût été capable d'une galanterie, si celui-là ne m'en eût persuadé par sa conduite. Il me vint voir trois jours après nôtre Abbé, nous allâmes dans le parloir de S. Augustin, & ce fut là où il me debita plus de fleurettes, que je n'en aurois pu attendre d'un Courtisan de profession, il parla au reste si hardiment que j'avois honte d'entendre sortir de la bouche d'un homme dont l'habit & la barbe ne prêchoient que la penitence, des paroles au commencement peu libres, mais dans la fin les plus dissolues que le plus grand débauché puisse mettre en usage. Je ne pus m'empêcher de lui en marquer mon étonnement & de lui faire connoître qu'il y avoit de l'excès dans ses transports. Ce qui fit qu'il y apporta un peu de moderation. Il m'a rendu trois visites, pendant ta retraite, & à la derniere il obtint peu de chose de moi, parce que le Parloir où nous étions, n'avoit pas les commodités de l'autre. Je te dirai seulement qu'il m'apprêta bien de quoi rire, en ce qu'ayant par ses efforts ébranlé une barre de fer de la grille, & croyant s'être fait un chemin assez large pour y passer, il s'y hazarda malgré moi, mais il n'en put venir à bout, d'autant qu'ayant passé la tête & une des épaules avec bien de la difficulté; son Capuchon s'accrocha à une des pointes du dehors, tellement qu'il avoit beau se remuer, il ne pouvoit se débarrasser de ce piege. Je ne pouvois le contempler dans cette posture sans éclater de rire, je le fis promptement repasser de son côté, & lui fit remettre la grille dans son premier état. Il me donna trois ou quatre livres dont il m'avoit parlé dans sa premiere visite, & se retira mal satisfait de son avanture.
Angelique. Je suis fachée de ce desordre, car sans doute cela l'aura rebuté.
Agnès. Rebuté bon Dieu! vraiment c'est bien un homme à se rebuter, il n'y a rien de plus effronté que lui, oh qu'il sera ici devant la fin de la semaine, il m'a promis le Recueil des Amours secretes de Robert d'Abrissel, il m'en commença l'histoire, mais je la crois fausse, & controuvée à plaisir.
Angelique. Tu te trompes, il n'y a rien de plus veritable, & plusieurs graves Auteurs écrivent qu'il avoit coutume de coucher avec ses Religieuses afin de les éprouver, & de remarquer en même temps dans sa personne, jusques où pouvoient aller les forces de la vertu, qui combat les tentations de la Chair: il croyoit beaucoup meriter par là; & c'est ce qui a donné lieu à Godefroy de Vandôme, de traiter cette devotion de plaisante & de ridicule, dans une lettre qu'il écrit à S. Bernard, & d'appeller cette ferveur, un nouveau genre de martyre: cela a empêché jusques à present que cet homme n'ait été mis au rang des Saints par la Cour de Rome, on le traite neanmoins de Bien-heureux.
Agnès. Il faut avouer qu'il y a bien des abus qui se pratiquent dans nôtre Religion, & je ne suis plus surprise de ce que tant de peuples s'en sont separés, pour s'attacher litteralement aux Ecritures. Le Pere Feuillant que je vis pendant ta retraite me fit remarquer visiblement, tous les endroits défectueux du gouvernement present, pour ce qui regarde la Religion: C'est un homme qui pour sa jeunesse (car il n'a que vingt-six ans) possede toutes les sciences qui peuvent rendre une personne accomplie, de quelque caractere qu'elle soit: il parle universellement de toutes choses, mais avec un air dégagé & qui n'a rien de pedantesque.
Angelique. Je vois bien qu'il te plut, il est bien fait & beau garçon, pour moi je ne l'appellois que mon Grand Blanc, en quel Parloir le vis-tu?
Agnès. Je l'ai vu deux fois, la premiere ce fut dans le Parloir de S. Joseph, & la derniere dans celui de Madame.
Angelique. Bon bon, c'est-à-dire qu'il passa le Detroit? il le meritait bien, & il y a plaisir à lui voir faire son personnage.
Agnès. Il me donna deux petites Fioles d'essences qui ont une odeur merveilleuse, il étoit parfumé depuis les pieds jusques à la tête, & avec un vermeil si animé, que je le soupçonnai d'abord de s'être servi du petit Pot, mais je reconnus le contraire dans la suite, & vis que le rouge ne procedoit que de l'ardeur de sa passion, & de ce qu'il avoit le poil fraîchement fait. Son entretien & ses badineries me plurent infiniment, & je n'eus pas de peine à lui accorder le passage que j'avois tant disputé à nôtre Abbé. Je lui representai seulement, qu'il y avoit sujet de craindre que les sottises que nous faisions tous deux, ne fussent suivies d'une troisième: je vous entends, reprit-il, il tira en même temps un petit livre de sa poche qu'il me donna, il avoit pour titre, Remedes doux & faciles, contre l'Embonpoint dangereux, il me dit, qu'il m'apprendroit ce que j'aurois à faire dans une pareille occasion, il me mit dans la bouche un morceau de conserve, que je ne trouvois point de mauvais goût, je ne sais pas si elle renfermoit quelque vertu secrete, mais aussi-tôt il se mit en état d'arriver aux colomnes d'Hercule.
Angelique. C'est à dire que le Grand Blanc gagna ton cœur?
Agnès. Assurement qu'il le partagea avec l'Abbé, je ne puis te dire à qui je pourrois donner la preference: une seule chose me choqua dans le Feuillant, c'est que lui ayant vu au col un Reliquaire de vermeil dorée, qu'il portoit sur son cœur, j'eus la curiosité de l'ouvrir, mais je fus bien surprise de ne trouver rien autre chose que des Cheveux, & du poil de differentes couleurs, divisés dans des compartimens figurés & très-bien faits. Il m'avoua que c'étoit-là des faveurs de toutes ses Maîtresses, & me pria de favoriser aussi sa devotion, & que le plus bel endroit serviroit à placer ce que je lui ferois la grace de lui accorder! que veux-tu, je le satisfis? J'oubliois à te dire qu'il y avoit en caracteres d'or, cette inscription au milieu d'un cristal qui couvroit toute cette belle marchandise, Reliques de Sainte Barbe. Sur le dessus du Reliquaire, on voyoit gravé un Cupidon dans un Trône, & le Quidam prosterné à ses pieds, avec ces paroles que j'ai bien retenues quoi qu'elles soient latines, AVE, LEX, JUS, AMOR. Je le blâmai de cette irreverence, que je traitai d'impieté, mais il ne fit que d'en rire, & dit qu'il ne pouvoit refuser ces cultes, à celles qui meritoient toutes sortes d'adorations; & que si je savois déchiffrer sept autres lettres qui étoient de l'autre côté, je ferois bien plus d'exclamations. En effet, ayant regardé, je vis les sept lettres suivantes, A. C. D. E. D. L. G. il ne voulut jamais m'en donner l'intelligence, quelque instance que je puisse faire, je fis semblant d'en être fâchée, mais il s'apperçut bien que je ne lui voulois pas grand mal, c'est pourquoi il m'embrassa de nouveau, & nous prîmes congé l'un de l'autre.
Angelique. Je suis ravie ma chere enfant que toutes choses soient allées selon mes souhaits, ce n'est qu'un échantillon de ce que je veux faire pour toi. Et je te ménagerai la connoissance d'un Jesuite, à qui sans doute tu donneras le prix, & tu avoueras qu'il aura emporté l'avantage sur tous les autres. Mais il est jaloux de ses habitudes jusques à l'excès, c'est l'unique defaut que tu pourras trouver en lui, au reste, bel homme, galant, beau parleur, & qui n'ignore rien de ce qui peut venir à la connoissance d'une personne.
Agnès. Cette imperfection est assez grande, pour que je ne puisse pas m'accommoder avec lui.
Angelique. Eh pourquoi? tu auras bien de la peine à trouver un homme qui aime veritablement, & qui ne soit pas jaloux. Je me souviens d'avoir connu un Benedictin, qui croyoit que toutes les Religieuses de saint Benoît, ne pouvoient en voir d'un autre Ordre sans injustice, & qu'elles déroboient à lui & à ses Confreres, toutes les faveurs qu'elles accordoient aux Capucins; & voici comme il raisonnoit. On ne peut pas douter que les hommes qui sont en Religion ne soient sujets aux mêmes passions & mouvemens, que ceux qui sont dans le Monde. C'est dans cette vue, disoit-il, que les Fondateurs des Ordres, qui étoient fort éclairés, n'ont point élevé des Cloîtres pour ceux de leur sexe, qu'ils n'en ayent en même temps bâti pour les filles, afin que sans avoir recours aux étrangers, ils pussent les uns & les autres se soulager de temps en temps, de la rigueur de leurs vœux. Dans les commencemens cela se pratiquoit selon l'intention des Instituteurs, ce qui faisoit qu'il n'y avoit aucun scandale, mais à present ces lieux se sentent de la corruption generale, on voit sans peine le Bernardin avec la Jacobine, le Cordelier avec la Benedictine & de cette confusion horrible, il ne peut naître que des Monstres.
Agnès. Cette pensée étoit assez plaisante.
Angelique. Helas! s'écrioit-il, que diroient tous ces Saints Fondateurs à la vue de tant d'adulteres, s'ils revenoient sur la terre? que de foudres, que d'anathemes ils fulmineroient contre leurs propres Enfans! Saint François ne renvoyeroit-il pas les Capucins, aux Capucines, les Cordeliers, aux Cordelieres: saint Dominique, saint Bernard, & tous les autres ne remettroient-ils pas tous ces dévoyés dans le premier chemin de leurs Regles, & de leurs constitutions. C'est à dire les Jacobins, aux Jacobines, les Feuillants aux Feuillantines. Mais que deviendroient les Jesuites, & les Chartreux, lui dis-je, car saint Ignace, ni saint Bruno n'ont point dressé de Regles pour le sexe. Oh que cet Espagnol, reprit-il, y a bien pourvu, il a fait cela exprès, afin qu'il eussent lieu d'aller impunement par tout; outre que suivant sa fantaisie qui étoit un peu Péderaste, il les a mis dans les emplois, où ils trouvent parmi la jeunesse des momens de satisfaction qu'ils preferent à tous les divertissemens des autres.
Pour les Chartreux, continua-t-il, comme la retraite leur est étroitement ordonnée, ils cherchent dans eux mêmes, le plaisir qu'ils ne peuvent pas aller prendre chez les autres, & par une guerre vive & animée, ils viennent à bout des plus rudes tentations de la Chair. Ils reïterent le combat tant que leur ennemi leur fait de la resistance, ils y employent toute leur vigueur & nomment ces sortes d'expeditions, La guerre de cinq contre un. Eh bien le Disciple de saint Benoît ne parloit-il pas savamment?
Agnès. Assurement, j'aurois pris plaisir à l'entendre.
Angelique. Il n'y a rien de plus certain, que si cela se pratiquoit, & que si dans le desordre même, on suivoit quelque reglement, que tout en iroit mieux. Il y a un an qu'une jeune Religieuse n'auroit pas été si mal-heureuse comme elle a été depuis, si elle eût fait avec le Provincial de son Ordre, ce qu'elle fit avec celui d'un autre. Tu as peut-être entendu parler de la Sœur Cecile, & du Pere Raymond?
Agnès. Non, apprends-moi ce que tu en sais?
Angelique. La Sœur Cecile est une Religieuse de l'Ordre de saint Augustin, & le Pere Raymond étoit pour lors Provincial des Jacobins, je ne te dirai point de quelle maniere il s'insinua dans l'esprit de cette innocente, qui avoit été inaccessible à tout autre auparavant; mais tu sauras seulement qu'il se l'acquit tellement, que jamais amitié n'a été plus étroite, & ils ne pouvoient être un moment sans se voir, ou sans recevoir des nouvelles l'un de l'autre. On s'apperçut dans la Communauté de cet engagement, & le Provincial Augustin, qui gouvernoit cette maison, en ayant eu avis, fut au desespoir, parce que jamais il n'avoit pu rien faire auprès d'elle, quoi qu'il eût tâché par toutes sortes de moyens de la corrompre. C'étoit la plus belle de ce monastere. Etant ainsi choqué au vif, il écrivit à la Superieure, & lui donna ordre d'avoir les yeux sur les comportemens de Cecile: il fut facile à cette gardienne de découvrir bien-tôt quelques sottises, parce que personne ne se tenoit sur ses gardes, ce n'étoit neanmoins que des badineries; mais c'en étoit toujours assez pour donner lieu à un jaloux, qui avoit le pouvoir en main, de mal-traiter une pauvre Religieuse. Il n'en forma pourtant pas le dessein, mais se proposa de se servir de cette occasion, pour avoir d'elle, ce qu'il n'en avoit pu obtenir auparavant. Il lui écrivit à elle-même afin de ne point éclater, & lui défendit la grille jusques à son arrivée, il étoit éloigné de vingt lieues.
Agnès. Mais pouvoit-on produire des preuves contre elle, qu'elle eût fait quelque chose de notable?
Angelique. Oh qu'on sait bien le moyen d'en trouver, n'en fût-il point, quand on a dessein de perdre une personne. Mais tout le mal ne vint que de ce qu'elle fut mal conseillée. Le Provincial étant donc arrivé, lui dit que c'étoit sur les informations qu'il avoit eues de sa mauvaise conduite, qu'il s'étoit transporté sur les lieux, que c'étoit une chose honteuse, qu'une jeune Religieuse comme elle, s'abandonnât à des actions qui ne pouvoient être nommées pour leur infamie, & qu'il avoit bien du déplaisir de se voir obligé à en faire une punition exemplaire. Cecile qui n'étoit coupable devant les hommes, que de quelques badineries, comme regards & attouchemens, dit qu'il étoit vrai qu'elle avoit vu fort souvent le Pere Raymond dont on lui parloit, mais qu'elle savoit aussi qu'elle n'avoit rien fait avec lui, qui meritât une notable reprehension; qu'elle lui avoit donné son congé, aussi-tôt qu'elle en avoit reçu les ordres, & qu'elle avoit fait voir par là qu'il n'y avoit rien de fort étroit dans cet engagement. Le Provincial pour arriver à son but, changeant de discours, lui parla dans des termes plus doux qu'auparavant, & lui representa que s'il lui arrivoit quelque mortification elle en seroit elle même la cause, qu'elle pouvoit remedier au desordre qu'elle avoit causé, & qu'il lui étoit très-facile de se parer des corrections rigoureuses qui ne pouvoient lui manquer, si elle ne se servoit des avantages qu'elle possedoit. Il la prit en même temps par la main, qu'il lui serra amoureusement, en la regardant avec un souris qui devoit lui faire connoître la disposition du cœur de son Juge.
Agnès. Ne se servit-elle pas de ce qu'elle pouvoit avoir d'engageant, pour se tirer du danger où elle étoit?
Angelique. Non, elle prit une conduite toute opposée à celle qu'elle devoit suivre, elle s'imagina que c'étoit pour l'éprouver, que son Provincial lui parloit de la sorte, & qu'il n'avoit point d'autre dessein, que de juger par sa foiblesse, de ce qu'elle avoit été capable de faire avec l'autre. Sur ce mauvais fondement, elle ne répondit à celui qui brûloit d'amour pour elle, que par des froideurs & des paroles plus qu'indifferentes, qui changerent le cœur de ce passionné, & qui d'un tendre amant en firent un Juge implacable. Il proceda donc selon les formes, à l'instruction du procès de Cecile, il reçut les dépositions que la jalousie, & la flatterie mirent dans la bouche de plusieurs de ses Compagnes, & condamna cette pauvre enfant à être fouettée jusques au sang, à jeûner dix Vendredis au pain & à l'eau, & à être excluse du Parloir pendant six mois: tellement qu'on peut dire, qu'elle fut punie pour avoir été trop sage, & pour ne s'être pas laissée corrompre à la brutalité de son Superieur.
Agnès. Oh Dieu que cela me touche! je regarde cette pauvre Religieuse comme une innocente victime, immolée à la rage d'un furieux, & je ne fais point de difference entre elle, & les onze mille Vierges.
Angelique. Tu as raison, car on dit, que celles-ci furent égorgées pour n'avoir pas voulu satisfaire la passion d'un homme, & celle-là n'a été outragée que par la même raison. Comme il n'y a point d'animal au monde plus luxurieux qu'un Moine, il n'en est point aussi de plus malin & de plus vindicatif lors qu'on méprise son ardeur. J'ai lu sur ce sujet une Histoire d'un maudit Capucin, dans un livre qui avoit pour titre le Bouc en chaleur. Mais à propos dis-moi un peu quels sont les livres que tu as reçus pendant ma retraite? je prétends bien en avoir la lecture?
Agnès. Tres-volontiers, il y en a d'assez plaisans, en voici le Catalogue.
La Chasteté Feconde, Nouvelle Curieuse.
Le Passe-par-tout des jesuites, Piece Galante.
La Prison Eclairée, ou l'Ouverture du petit Guichet, le tout en Figures.
Le Journalier des Feuillantines.
Les Prouesses des Chevaliers de S. Laurent.
Regles & Statuts de l'Abbaye de Congne-au-fonds.
Recueil des Remedes contre l'Embonpoint dangereux composé pour la commodité des Dames Religieuses de S. George.
L'Extrême-Onction de la Virginité mourante.
L'Orvietan apostolique composé par les quatre Mendians, ex præcepto Sanctissimi.
Le Coupe-Cû des Moines.
Le Passe-temps des Abbez.
La Guerre des Chartreux.
Les Fruits de la Vie unitive, &c. Je crois si je ne me trompe, que je n'en oublie aucun dans cette Liste, j'ai déja fait la lecture de cinq ou six, qui m'ont infiniment plu.
Angelique. Certes, ils t'ont fait present d'une Bibliotheque toute entiere. Si le dedans repond au dehors comme je n'en doute point, ces livres doivent être fort divertissans. Tu as là de quoi perfectionner ton esprit, & te rendre telle que tu dois être, c'est-à-dire, universelle en toutes sciences, car il en est qui au milieu de beaucoup de lumiere conservent encore des doutes qui leur font quelquefois de la peine, & dont les suites sont souvent dangereuses. Je te veux dire une Histoire sur ce sujet, qui est arrivée dans l'Abbaye de Chelles.
Agnès. Il faut que vous ayez des intrigues merveilleuses, pour apprendre tout ce qui se passe de plus secret dans tous les Monasteres?
Angelique. Tu sauras, que l'Abbesse de cette Maison étant d'un naturel fort chaud, avoit coutume de prendre le Bain tous les Etés pendant quelques semaines. Il étoit dressé selon l'ordonnance de son Medecin, qui pour le faire trouver meilleur prescrivoit une regle & une methode particuliere à observer, sans laquelle il devoit être inutile. Il falloit le soir de la veille qu'on le devoit prendre, le preparer entierement, & laisser reposer l'eau toute la nuit jusques au lendemain, qu'on pouvoit à certaines heures se mettre dedans. Les odeurs, & les essences n'y étoient point épargnées, on les y repandoit avec profusion, & tout ce qui pouvoit flatter la sensualité de Madame entroit dans sa composition.
Agnès. Ce sont les Medecins, qui par une fausse complaisance entretiennent ainsi le foible des personnes.
Angelique. Quoi qu'il en soit, une jeune Religieuse de la Maison appellée Sœur Scolastique, & de l'âge de dix-huit ans. Voyant tous ces grands preparatifs pour Madame, & s'appercevant que le bain étoit en état dès le soir, forma le dessein, tant pour se soulager de l'incommodité de la saison, que de sa chaleur interieure qui n'étoit pas mediocre, de se servir de l'occasion, & de faire tous les soirs l'épreuve de ce salutaire Lavabo. En effet elle n'y manqua pas pendant huit jours, & trouva que cela donnoit du lustre à son embonpoint, & qu'elle en reposoit mieux. Elle sortoit de sa chambre sur les neuf heures, & presque nue en chemise, s'en alloit dans le lieu où tout étoit disposé; elle se défaisoit bien-tôt de sa jupe & de sa chemise, & ainsi toute nue se mettoit dans la Cuve, où elle se nettoyoit & se frottoit de tous côtés, d'où elle sortoit après aussi nette, aussi pure, & aussi belle qu'étoit Eve dans le Paradis Terrestre durant l'état de son innocence.
Agnès. Ne fut-elle point découverte?
Angelique. Tu l'apprendras presentement. Un soir que Scolastique se rafraîchissoit à l'ordinaire, une ancienne qui n'étoit pas encore endormie, ayant entendu marcher dans le Dortoir, à une heure que selon la coutume, toutes les Religieuses devoient être retirées, sortit de sa chambre, & après avoir cherché inutilement la personne qu'elle avoit entendue; elle entra dans le lieu où l'on prenoit le Bain, où elle apperçut aussi-tôt, au clair de la Lune, une Religieuse toute nue, qui s'essuyoit avec une serviette étant prête de reprendre sa chemise. La bonne Vieille pensant que c'étoit l'Abbesse, se retira promptement en demandant excuse de s'être ainsi avancée. Scolastique qui ne répondit rien, connut bien que cette bonne Mere s'étoit trompée, & l'avoit prise pour une autre. Elle s'en alla, après avoir donné le temps à l'autre de se retirer, & ne pensa plus à y revenir une autre fois, de crainte d'être découverte.
Agnès. Est-ce là où tout se termina?
Angelique. Non. Les Fesses de la pauvre Scolastique en auroient été bien aises.
Agnès. Comment? cette belle Enfant reçut-elle quelque déplaisir?
Angelique. La venerable Mere dont je t'ai parlé, ayant reflechi le matin sur ce qu'elle avoit vu le soir precedent, crut qu'il étoit à propos d'aller trouver Madame, & de lui faire des excuses particulieres de ce rencontre, qu'elle auroit pu attribuer à une mauvaise curiosité. Ce qu'elle fit malheureusement. Cela surprit tout à fait l'Abbesse, & lui fit croire, qu'elle n'avoit eu que les restes & les égouts de quelques infirmes de sa Communauté, elle en parla le lendemain dans son Chapitre, & commanda en vertu de Sainte Obedience à celle qui s'étoit mise dans le bain de le declarer. Mais pas une de la compagnie ne parla, Scolastique n'étoit pas des plus scrupuleuses & avoit de l'esprit, c'est pourquoi elle se tut. Ce silence general mit l'Abbesse au desespoir, elle crie, elle fulmine, elle menace tout le monde, mais inutilement. Enfin par le conseil d'un Moine, elle pratiqua un plaisant stratageme. Elle fit assembler toutes ses Religieuses, & leur representa qu'il y en avoit une d'entre elles, excommuniée, & dans l'état de damnation, pour n'avoir pas relevé ce qui lui avoit été commandé de dire, en vertu de Sainte Obedience. Qu'un saint & savant homme, lui avoit donné un moyen sûr & infaillible, de la découvrir, mais qu'elle lui permettoit encore de parler, & d'éviter par ce moyen, les rudes penitences qu'elle s'attireroit par sa desobeïssance formelle.
Angelique. Oh Dieu! que dans cet embarras, je crains pour la pauvre Scolastique, car tous les conseils des Moines sont toujours pernicieux.
Angelique. Madame, voyant que cette derniere contrainte avoit été sans effet, elle suivit l'avis qui lui avoit été donné. Elle fit parer une table dans une chambre, d'un drap mortuaire, elle fit mettre au milieu un Calice de la Sacristie. Cela étant ainsi disposé, elle commanda à toutes ses Filles d'entrer l'une après l'autre dans ce lieu, & de toucher avec la main le pied du Vase sacré (c'est ainsi qu'elle parloit) qui étoit exposé sur la table, que par ce moyen elle connoîtroit celle qui s'étoit jusques-là tenue cachée, parce qu'elle n'auroit pas plutôt mis les doigts sur cette Coupe sacrée, que la table tomberoit par terre, & découvriroit par une vertu secrete d'enhaut, celle qui seroit la coupable. Cela se fit sur les neuf heures du soir & dans l'obscurité, elles entrerent donc toutes dans cette chambre & toucherent le pied du Calice avec la main. Scolastique fut l'unique qui n'osa le faire de crainte d'être decelée & toucha seulement le tapis. Après quoi elle se retira avec les autres dans une seconde chambre qui étoit aussi sans lumiere, d'où l'Abbesse les fit venir à soi l'une après l'autre, quand toute la ceremonie fut faite. Or il est à remarquer qu'elle avoit noirci le pied du Calice avec de l'huile & du noir de fumée, tellement qu'il étoit impossible d'y toucher sans en porter les marques, ayant donc allumé une chandelle, dans la chambre où elle étoit, elle considera les mains de toutes ces Religieuses, & reconnut que toutes avoient touché la Coupe excepté Scolastique, qui n'avoit aucune noirceur aux doigts comme les autres de la Communauté: Cela lui fit juger que c'étoit elle qui avoit fait la faute. Cette pauvre innocente se voyant ainsi trompée par un faux artifice, eut recours aux larmes & aux excuses, & elle en fut quitte pour une couple de Disciplines, qu'elle reçut devant toute la compagnie. Eh bien! ce fut seulement cet exterieur de Religion dont on se servoit avec impieté, qui lui fit peur, & si elle avoit fait un peu de reflexion sur l'impossibilité qu'il y avoit de la découvrir par un si ridicule artifice, elle ne l'auroit pas été.
Agnès. Il est vrai; mais l'Abbesse devoit pardonner à sa beauté, & à sa jeunesse.
Angelique. Elle le pouvoit, mais elle ne le fit pas, & même j'ai ouï dire, que la premiere discipline qu'elle lui ordonna, dura près d'un quart d'heure, juge de là en quel état pouvoient être les fesses de cette belle enfant?
Agnès. Elles étoient sans doute à peu près comme les miennes, lors que je te les fis voir. S'il ne dépendoit que de moi, je condamnerois à de perpetuelles galeres, le maudit Conseiller de l'Abbesse: & si cela m'étoit ainsi arrivé, je dresserois tant d'embûches à ce Moine par le moyen de quelques amies du dehors, que je le ferois repentir de son Stratageme.
Angelique. Crois-tu que s'il eût pensé que Scolastique eût dû être châtiée pour cela, qu'il y auroit servi? Non, il s'imaginoit aussi bien que l'Abbesse, que c'étoit quelque vieille, ou quelque infirme qui avoit été surprise & c'est ce qui faisoit mal au cœur de Madame, de s'être comme elle croyoit, lavée dans les ordures de telles personnes.
Agnès. Pour moi je crois qu'elle fut soulagée, quand elle connut que c'étoit Scolastique, qui s'étoit mise dans son bain, parce qu'on ne se dégoûte pas d'une jeune fille, propre & bien faite comme tu me la representes. La penitence qu'elle reçut me fait penser à celle de Virginie, & aux enfans du bonnet quarré du Jesuite.
Angelique. Il faut que je t'en fasse voir deux que j'ai dans ma cassette, il y en a un du Pere de Raucourt, & l'autre de Virginie, tiens fais la lecture de celui-ci.
Agnès. Voici quasi un caractere de fille, tout en paroît negligé.
Ah Dieu, ma chere Enfant, que ce commerce de lettres commence à m'ennuyer! il ne fait qu'augmenter mes feux, & il ne les soulage aucunement: il m'apprend que Virginie me veut du bien, mais il me marque aussi-tôt qu'il m'est impossible d'en jouir. Ah que ce mêlange de douceur & d'amertume cause d'étranges mouvemens dans un cœur fait comme le mien. J'avois bien ouï dire que l'Amour donnoit quelquefois de l'esprit à ceux qui en étoient dépourvus, mais je ressens chez moi un effet tout contraire & je puis dire avec verité qu'il m'ôte ce qu'il presente aux autres. Plusieurs s'apperçoivent de ce changement, mais ils en ignorent la cause. Je prêchai hier chez les Religieuses de la Visitation, jamais je n'ai été plus animé, je devois conformement à mon sujet entretenir la Compagnie de la Mortification & de la Penitence, & je n'ai parlé dans tout mon Discours que d'Affections, que de Tendresses, que de saillies & de Transports. C'est vous, Virginie, qui causez tout ce desordre, prenez donc compassion de mon égarement, & travaillez à trouver promptement le moyen de me remettre dans mon bon sens. Adieu.
Angelique. Eh bien Agnès que dis-tu de cet Enfant fait à la hâte.
Agnès. Je le trouve digne de son Pere, & capable tout nu qu'il est d'habit & d'ornement, de se conserver non seulement un Cœur qu'il possede, mais même d'y exciter de nouveaux mouvemens.
Angelique. Tu as raison, car en Amour le style le plus negligé est toujours le plus persuasif, & souvent toute l'éloquence d'un Orateur, ne pourroit faire naître dans une ame ces doux transports, qui ne sont que les effets d'un terme peu relevé, mais expressif. C'est une verité dont je puis rendre témoignage, puisque je l'ai éprouvé plusieurs fois dans moi-même. Mais voyons un peu si Virginie s'exprime aussi bien que son Amant.
Agnès. Donne-moi la lettre que j'en fasse la lecture.
Angelique. Tiens la voilà, c'est plutôt un billet qu'une lettre, car le tout n'est composé que de cinq ou six lignes.
Agnès. Son caractere n'est gueres different du mien.
Ah que vous êtes artificieux dans vos paroles, & que vous savez bien troubler le peu de repos qui reste à une innocente qui vous aime? pouvez-vous avec raison me demander si je pense à vous? Helas, mon cher, consultez-vous vous-mêmes, & croyez que nous ne pouvons tous deux être animés d'une même passion, sans ressentir de pareilles atteintes. Adieu, songez à la rupture de nos chaînes, l'Amour me rend capable de toute entreprise. Ah qu'il me cause de foiblesse! Adieu.
Angelique. N'est-il pas vrai, que tu trouves ce billet bien plus tendre que la lettre?
Agnès. Assurement. On peut dire qu'il est tout cœur, & que deux ou trois periodes expriment autant la disposition de l'ame d'une Amante, que le feroient deux pages d'un Roman. Mais je ne vois pas que ce soit une réponse à celle que nous avons lue du Pere de Raucourt.
Angelique. Non, ce n'en est pas une, c'est celle d'une autre qu'on ne m'a pas envoyée.
Agnès. Le malheur de ces deux pauvres Amans me touche; surtout je porte une extreme compassion aux déplaisirs de Virginie, car sans doute elle passe le temps à present dans beaucoup de chagrin, & mene une vie bien ennuyeuse.
Angelique. Si elle n'eût point conservé les lettres & les billets qui lui étoient adressés, elle ne seroit pas si malheureuse, car on n'auroit pas découvert le dessein qu'elle avoit de sortir du Monastere.
Agnès. C'est donc sans doute de cela qu'elle parle, quand elle dit dans son billet pensez à la rupture de nos chaînes, je n'aurois pas donné le veritable sens à ces paroles; Oh qu'elle auroit été malheureuse, la pauvre Enfant, si elle eût fait cette méchante démarche! helas dequoi l'Amour n'est-il point capable, quand il se voit combattu?
Angelique. Si-tôt que le Recteur des Jesuites eut appris ce qui se passoit, par la lettre qu'il trouva dans le Bonnet, il en donna avis à la Superieure, qui alla aussi-tôt avec son Assistante visiter la chambre de Virginie, où elle trouva dans la cassette une infinité de Billets & d'autres bagatelles, qui lui firent connoître la verité de ce qu'elle n'auroit pu croire si elle ne l'avoit vu, comme elle aimoit beaucoup Virginie elle ne fit paroître dans ces procedures, que ce qu'elle ne put cacher, & modera le châtiment que les Constitutions prescrivoient.
Agnès. Le Jesuite a été plus heureux, puisqu'il en a été quitte pour changer de Province.
Angelique. Oh que ces affaires ne se sont pas passées si doucement que tu t'imagines, il est à present hors de la Compagnie. Tu sauras que comme dans la Societé tout roule & n'est établi que sur l'estime & la reputation, il est impossible à un homme d'honneur d'y rester après qu'il l'a perdu par quelque accident, dans l'esprit de ses Confreres, ces deux choses qui flattent si agreablement l'ambition des hommes. Le Pere de Raucourt se voyant donc déchu par le malheur que tu sais, de ce degré de gloire qu'il s'étoit acquis par ses merites, & où y s'étoit toujours conservé par sa prudence, fit peu de cas de l'indulgence que ses Superieurs lui offroient, & ne pensa plus qu'à les abandonner, ce qu'il a fait depuis quelque temps & s'est retiré en Angleterre.
Agnès. Mais que peut faire dans un pays étranger un homme qui n'a point d'autres bien que la science, & qui n'a que la Philosophie pour partage?
Angelique. Ce qu'il peut faire? il peut par son esprit se rendre plus utile à la Republique, si elle le veut employer, que tous les Artisans qui la composent. Il peut par ses Ecrits donner de la vigueur aux Loix les plus opposées à l'inclination du peuple, il peut porter la gloire d'une Nation dans les lieux les plus éloignés. Enfin il est peu d'emploi qu'il ne puisse dignement remplir, & dont l'Etat ne puisse tirer de grands fruits. Comme ce que je dis n'est pas hors de raison, il n'est pas aussi sans exemple, & j'ai appris d'un Dominicain, qu'un mécontent de leur Ordre étoit à la Cour de ce Royaume où de Raucourt s'est retiré, & qu'il y faisoit très-belle figure, en qualité de Resident ou d'Envoyé d'un Prince d'Allemagne.
Agnès. Sans doute qu'il auroit conduit Virginie dans ce pays, s'ils fussent venus à bout de leurs desseins. Helas qu'il y auroit peu de Reclus & de Recluses, si on donnoit le temps à ceux & à celles qui entrent dans les Cloîtres, de reflechir sur les avantages d'une honnête liberté, & sur les suites fâcheuses d'un funeste engagement?
Angelique. Pourquoi parles-tu de la sorte? ne pouvons-nous pas goûter des plaisirs aussi parfaits dans l'enceinte de nos murailles, comme ceux qui sont au dehors? les obstacles qui s'y opposent ne servent qu'à les rendre de meilleur goût, quand après les avoir adroitement surmontés nous possedons ce que nous avons desiré: Ce seroit être, & malin, & ingrat que de censurer les divertissemens des Moines & Moinesses, car je dirois à ces gens-là, n'est-il pas vrai que la continence est un don de Dieu, duquel il gratifie qui il lui plaît & dont il ne fait pas largesse à ceux qu'il n'en veut pas honorer. Cela supposé, il ne fera rendre compte de ce present qu'à ceux à qui il l'aura donné.
Agnès. Je conçois bien la force de cette raison, mais on pouroit dire que les vœux par lesquels nous nous y engageons solemnellement nous en rendent responsables devant lui.
Angelique. Et ne vois-tu pas bien que ces Vœux là, que tu fais entre les mains des hommes, ne sont que des chansons? Peux-tu avec raison t'obliger à donner ce que tu n'as pas? & ce que tu ne peux avoir, s'il ne plaît à celui à qui tu l'offres de te l'accorder? juge de-là, de la nature de nos engagemens, & si à la rigueur nous sommes tenues selon Dieu, à l'effet de nos promesses, puisqu'elles renferment en elles une impossibilité morale. Tu ne peux rien dire qui détruise ce raisonnement?
Agnès. Il est vrai & c'est ce qui doit nous mettre l'esprit en repos?
Angelique. Pour moi, je te puis dire que rien ne me chagrine, je passe le temps dans une égalité d'esprit qui me rend insensible aux peines qui fatiguent les autres. Je vois tout, j'écoute tout, mais peu de choses sont capables de m'émouvoir, & si mon repos n'est troublé par quelque indisposition corporelle, il n'y a personne qui puisse vivre avec plus de tranquillité que moi.
Agnès. Mais dans une conduite si opposée à celle des autres Cloîtres que pensez-vous de la disposition de leur ame, & ces actions qui sont suivies comme ils prêchent, de tant de merites ne vous tentent-elles point par l'esperance qu'elles proposent. On pourroit nous dire, que le libertinage est souvent capable de nous fournir des raisons pour nous perdre. Car qu'y a-t-il de plus saint que la meditation des choses celestes, à laquelle ils s'employent? qu'y a-t-il de plus louable que cette haute pieté qu'ils mettent en pratique, & les jeûnes & les austerités dont ils se mortifient peuvent-elles passer pour des œuvres infructueuses?
Angelique. Ah! mon Enfant, que ces objections sont foibles. Il faut que tu saches qu'il y a bien de la difference entre la licence, & la liberté, dans mes actions je me tiens souvent sur la pente de celle-ci, mais je ne me laisse jamais tomber dans le desordre de celle-là. Si je ne donne point de bornes à ma joye & à mes plaisirs, c'est parce qu'ils sont innocens & qu'ils ne blessent jamais par leur excès les choses pour lesquelles je dois avoir de la veneration. Mais tu veux bien que je te dise ce que je pense de ces fous melancoliques, dont les manieres te charment? Sais-tu que ce que tu appelles contemplation des choses divines, n'est dans le fonds qu'une lâche oisiveté, incapable de toute action? Que les mouvemens de cette pieté heroïque que tu fais éclater, ne procedent que du desordre d'une raison alterée! & que pour trouver la cause generale qui les fait se déchirer comme des desesperés, il la faut chercher dans les vapeurs d'une humeur noire, ou dans la foiblesse de leur cerveau.
Agnès. Je prends tant de plaisir à entendre tes raisons, que je t'ai proposé tout exprès comme une difficulté ce qui ne me faisoit souffrir aucun doute? mais j'entends la cloche qui nous appelle.
Angelique. C'est pour aller au Refectoire. Après le dîner nous pourrons continuer nos entretiens.
Fin du Second Entretien.