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Vers Ispahan

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The Project Gutenberg eBook of Vers Ispahan

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Title: Vers Ispahan

Author: Pierre Loti

Release date: April 25, 2010 [eBook #32138]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VERS ISPAHAN ***

PIERRE LOTI

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


VERS ISPAHAN

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.


Première Partie
     Prelude
     En Route
Deuxième Partie
Troisième Partie
Quatrième Partie
Cinquième Partie

PREMIÈRE PARTIE

PRÉLUDE

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement à mes côtés, par étapes, ainsi qu'au moyen âge.

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauchées par les sentiers mauvais où les bêtes tombent, et à la promiscuité des caravansérails où l'on dort entassés dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine.

Qui veut venir avec moi voir apparaître, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystère, avec tous ses dômes bleus, tous ses minarets bleus d'un inaltérable émail; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se prépare à de longues marches, au brûlant soleil, dans le vent âpre et froid des altitudes extrêmes, à travers ces plateaux d'Asie, les plus élevés et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanités, mais sont devenus aujourd'hui des déserts.

Nous passerons devant des fantômes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. Là, jadis, habitaient les maîtres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses à grandes ailes, qui ont la forme d'un taureau, le visage d'un homme et la tiare d'un roi. Nous passerons, mais, alentour, il n'y aura rien, que le silence infini des foins en fleur et des orges vertes.

Qui veut venir avec moi voir la saison des roses à Ispahan, s'attende à d'interminables plaines, aussi haut montées que les sommets des Alpes, tapissées d'herbes rases et d'étranges fleurettes pâles, où à peine de loin en loin surgira quelque village en terre d'un gris tourterelle, avec sa petite mosquée croulante, au dôme plus adorablement bleu qu'une turquoise; qui veut me suivre, se résigne à beaucoup de jours passés dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages...

EN ROUTE

Mardi, 17 avril.

En désordre par terre, notre déballage de nomades s'étale, mouillé d'embruns et piteux à voir, au crépuscule. Beaucoup de vent sous des nuages en voûte sombre; les lointains des plaines de sable, où il faudra s'enfoncer tout à l'heure à la grâce de Dieu, se détachent en clair sur l'horizon; le désert est moins obscur que le ciel.

Une grande barque à voile, que nous avions frétée à Bender-Bouchir, vient de nous jeter ici, au seuil des solitudes, sur la rive brûlante de ce Golfe Persique, où l'air empli de fièvre est à peine respirable pour les hommes de nos climats. Et c'est le point où se forment d'habitude les caravanes qui doivent remonter vers Chiraz et la Perse centrale.

Nous étions partis de l'Inde, il y a environ trois semaines, sur un navire qui nous a lentement amenés, le long de la côte, en se traînant sur les eaux lourdes et chaudes. Et depuis plusieurs jours nous avons commencé de voir, à l'horizon du Nord, une sorte de muraille mondiale, tantôt bleue, tantôt rose, qui semblait nous suivre, et qui est là, ce soir encore, dressée près de nous: le rebord de cette Perse, but de notre voyage, qui gît à deux ou trois mille mètres d'altitude, sur les immenses plateaux d'Asie.

Le premier accueil nous a été rude sur la terre persane: comme nous arrivions de Bombay, où sévit la peste, il a fallu faire six jours de quarantaine, mon serviteur français et moi, seuls sur un îlot de marécage, où une barque nous apportait chaque soir de quoi ne pas mourir de faim. Dans une chaleur d'étuve, au milieu de tourmentes de sable chaud que nous envoyait l'Arabie voisine, au milieu d'orages aux aspects apocalyptiques, nous avons là souffert longuement, accablés dans le jour par le soleil, couverts de taons et de mauvaises mouches; la nuit, en proie à d'innommables vermines dont l'herbe était infestée.

Admis enfin à Bender-Bouchir, ville de tristesse et de mort s'il en fut, groupe de masures croulantes sous un ciel maudit, nous avons fait en hâte nos apprêts, acheté des objets de campement, et loué des chevaux, des mules, des muletiers, qui ont dû partir ce matin pour nous rejoindre en contournant une baie, tandis que nous coupions par mer en ligne droite, afin d'éviter une marche sous le soleil mortel.

Donc, nous voici déposés à l'entrée de ce désert, en face d'un semblant de village en ruines, où des gens vêtus de haillons s'asseyent sur des pans de murailles, pour fumer en nous observant.

Longs pourparlers avec nos bateliers demi-nus,—qui nous ont apportés à terre sur leurs épaules ruisselantes, car la barque a dû rester à cent mètres de la rive, à cause des bancs de sable. Longs pourparlers avec le chef du lieu, qui a reçu du gouverneur de Bouchir l'ordre de me donner des cavaliers d'escorte, et ensuite avec mon «tcharvadar» (mon chef de caravane), dont les chevaux et les mules devraient être là, mais n'arrivent pas.

De tous côtés, c'est l'étendue agitée par le vent, l'étendue du désert ou de la mer. Et nous sommes sans abri, nos bagages épars. Et le jour achève de s'éteindre, sur notre désarroi.

Quelques gouttes de pluie. Mais, dans ce pays, on n'y prend pas garde; on sait qu'il ne pleuvra pas, qu'il ne peut pas pleuvoir. Les gens qui s'étaient assis à fumer dans les ruines viennent de faire leur prière du Moghreb, et la nuit tombe, sinistre.

Nous attendons nos bêtes, qui continuent de ne pas venir. Dans l'obscurité, de temps à autre, des clochettes s'approchent en carillon, chaque fois nous donnant espoir. Mais non, c'est quelque caravane étrangère qui passe; par vingt ou trente, les mules défilent près de nous; pour les empêcher de piétiner nos bagages et nous-mêmes, nos gens crient,—et tout de suite elles disparaissent, vers le ténébreux lointain. (Nous sommes ici à l'entrée de la route de Bouchir à Ispahan, l'une des grandes routes de la Perse, et ce petit port en ruines est un passage très fréquenté.)

Enfin elles arrivent, les nôtres, avec force clochettes aussi.

Nuit de plus en plus épaisse, sous un ciel bas et tourmenté.

Tout est par terre, jeté pêle-mêle; les bêtes font des sauts, des ruades,—et l'heure s'avance, nous devrions être en route. Dans les cauchemars du sommeil, on a passé quelquefois par de tels embarras insolubles, on a connu de ces fouillis indébrouillables, au milieu de ténèbres croissantes. Vraiment cela semble impossible que tant de choses quelconques, armes, couvertures, vaisselle, achetées en hâte à Bouchir et non emballées, gisant à même le sable, puissent, avec la nuit qu'il fait, s'arranger bientôt sur ces mules à sonnettes et s'enfoncer, à la file derrière nous, dans le noir désert.

Cependant on commence la besogne, en s'interrompant de temps à autre pour dire des prières. Enfermer les objets dans de grands sacs de caravane en laine bariolée; ficeler, corder, soupeser; équilibrer la charge de chaque bête,... cela se fait à la lueur de deux petites lanternes, lamentables au milieu de la tourmente obscure. Pas une étoile; pas une trouée là-haut, par où le moindre rayon tombe. Les rafales, avec un bruit gémissant, soulèvent le sable en tourbillons. Et tout le temps, à la cantonade, des sonneries de grelots et de clochettes: caravanes inconnues qui passent.

Maintenant le chef du village vient me présenter les trois soldats qui, avec mes domestiques et mes muletiers, constitueront ma garde cette nuit. Toujours les deux mêmes petites lanternes, que l'on a posées par terre et qui attirent les sauterelles, me les éclairent vaguement par en dessous, ces nouveaux venus: hauts bonnets noirs sur de fins visages; longs cheveux et longues moustaches, grandes robes serrées à la taille, et mancherons qui pendent comme des ailes...

Enfin la lune, amie des nomades, vient débrouiller le chaos noir. Dans une déchirure soudaine, au ras de l'horizon, elle surgit énorme et rouge, du même coup révélant des eaux encore proches, sur lesquelles son reflet s'allonge en nappe sanglante (un coin du golfe Persique), et des montagnes, là-bas, qu'elle découpe en silhouette (cette grande chaîne qu'il nous faudra commencer de gravir demain). Sa lueur bienfaisante s'épand sur le désert, mettant fin à ces impossibilités de cauchemar, nous délivrant de la confusion inextricable; nous indiquant les uns aux autres, personnages dessinés en noirâtre sur des sables clairs; et surtout nous isolant, nous, groupes destinés à une même caravane, des autres groupes indifférents ou pillards qui stationnaient çà et là, et dont la présence nous inquiétait alentour...

Neuf heures et demie. Le vent s'apaise; les nuages partout se déchirent, montrant les étoiles. Tout est empaqueté, chargé. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits. On amène nos chevaux, nous montons aussi. Avec un ensemble joyeux de sonneries, ma caravane s'ébranle, en petite cohorte confuse, et pointe enfin dans une direction déterminée, à travers la plaine sans bornes.

Plaine de vase grise, qui tout de suite commence après les sables, plaine de vase séchée au soleil et criblée d'empreintes; des traînées d'un gris plus pâle, faites à la longue par des piétinements innombrables, sont les sentes qui nous guident et vont se perdre en avant dans l'infini.

Elle est en marche, ma caravane! et c'est pour six heures de route, ce qui nous fera arriver à l'étape vers trois ou quatre heures du matin.

Malgré cette partance décourageante, qui semblait ne devoir aboutir jamais, elle est en marche, ma caravane, assez rapide, assez légère et aisée, à travers l'espace imprécis dont rien ne jalonne l'étendue...

Jamais encore, je n'avais cheminé dans le désert en pleine nuit. Au Maroc, en Syrie, en Arabie on campait toujours avant l'heure du Moghreb. Mais ici, le soleil est tellement meurtrier qui ni les hommes ni les bêtes ne résisteraient à un trajet de plein jour: ces routes ne connaissent que la vie nocturne.

La lune monte dans le ciel, où de gros nuages, qui persistent encore, la font de temps à autre mystérieuse.

Escorte d'inconnus, silhouettes très persanes; pour moi, visages nouveaux, costumes et harnais vus pour la première fois.

Avec un carillon d'harmonie monotone, nous progressons dans le désert: grosses cloches aux notes graves, suspendues sous le ventre des mules; petites clochettes ou grelots, formant guirlande à leur cou. Et j'entends aussi des gens de ma suite qui chantent en voix haute de muezzin, tout doucement, comme s'ils rêvaient.

C'est devenu déjà une seule et même chose, ma caravane, un seul et même tout, qui parfois s'allonge à la file, s'espace démesurément sous la lune, dans l'infini gris; mais qui d'instinct se resserre, se groupe à nouveau en une mêlée compacte, où les jambes se frôlent. Et on prend confiance dans cette cohésion instinctive, on en vient peu à peu à laisser les bêtes cheminer comme elles l'entendent.

Le ciel de plus en plus se dégage; avec la rapidité propre à de tels climats, ces nuées, là-haut, qui semblaient si lourdes achèvent de s'évaporer sans pluie. Et la pleine lune maintenant resplendit, superbe et seule dans le vide; toute la chaude atmosphère est imprégnée de rayons, toute l'étendue visible est inondée de clarté blanche.

Il arrive bien de temps à autre qu'une mule fantaisiste s'éloigne sournoisement, pointe, on ne sait pourquoi, dans une direction oblique; mais elle est très facile à distinguer, se détachant en noir, avec sa charge qui lui fait un gros dos bossu, au milieu de ces lointains lisses et clairs, où ne tranche ni un rocher ni une touffe d'herbe; un de nos hommes court après et la ramène, en poussant ce long beuglement à bouche close, qui est ici le cri de rappel des muletiers.

Et la petite musique de nos cloches de route continue de nous bercer avec sa monotonie douce; le perpétuel carillon dans le perpétuel silence, nous endort. Des gens sommeillent tout à fait, allongés, couchés inertes sur le cou de leur mule, qu'ils enlacent machinalement des deux bras, corps abandonnés qu'un rien désarçonnerait, et longues jambes nues qui pendent. D'autres, restés droits, persistent à chanter, dans le carillon des cloches suspendues, mais peut-être dorment aussi.

Il y a maintenant des zones de sable rose, tracées avec une régularité bizarre; sur le sol de vase séchée, elles font comme des zébrures, l'étendue du désert ressemble à une nappe de moire. Et, à l'horizon devant nous, mais si loin encore, toujours cette chaîne de montagnes en muraille droite, qui limite l'étouffante région d'en bas, qui est le rebord des grands plateaux d'Asie, le rebord de la vraie Perse, de la Perse de Chiraz et d'Ispahan: là-haut, à deux ou trois mille mètres au-dessus de ces plaines mortelles, est le but de notre voyage, le pays désiré, mais difficilement accessible, où finiront nos peines.

Minuit. Une quasi-fraîcheur tout à coup, délicieuse après la fournaise du jour, nous rend plus légers; sur l'immensité, moirée de rose et de gris, nous allons comme hypnotisés.

Une heure, deux heures du matin... De même qu'en mer, les nuits de quart par très beau temps, alors que tout est facile et qu'il suffit de laisser le navire glisser, on perd ici la notion des durées; tantôt les minutes paraissent longues comme des heures, tantôt les heures brèves comme des minutes. Du reste, pas plus que sur une mer calme, rien de saillant sur le désert pour indiquer le chemin parcouru...

Je dors sans doute, car ceci ne peut être qu'un rêve!... A mes côtés, une jeune fille, que la lune me montre adorablement jolie, avec un voile et des bandeaux à la vierge, chemine tout près sur un ânon, qui, pour se maintenir là, remue ses petites jambes en un trottinement silencieux...

Mais non, elle est bien réelle, la si jolie voyageuse, et je suis éveillé!... Alors, dans une première minute d'effarement, l'idée me passe que mon cheval, profitant de mon demi-sommeil, a dû m'égarer, se joindre à quelque caravane étrangère...

Cependant je reconnais, à deux pas, les longues moustaches d'un de mes soldats d'escorte; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille... D'autres femmes, sur d'autres petits ânes, de droite et de gauche, sont là qui font route parmi nous: tout simplement un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demandé, pour plus de sécurité, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie.

Trois heures du matin. Sur l'étendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit: ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l'oasis; c'est l'étape, et nous arrivons.

Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied à terre d'un mouvement machinal; je dors debout, harassé de bonne et saine fatigue. C'est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout pénétré de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en hâte les petits lits de campagne, pour mon serviteur français et pour moi-même, après avoir refermé sur nous un portail à claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses.

Mercredi, 18 avril.

Éveillé avant le jour, par des voix d'hommes et de femmes, qui chuchotent tout près et tout bas; avec mon interprète, ils parlementent discrètement pour demander la permission d'ouvrir le portail et de sortir.

Le village, paraît-il, est enclos de murs et de palissades, presque fortifié, contre les rôdeurs de nuit et contre les fauves. Or, nous étions couchés à l'entrée même, à l'unique entrée, sous le hangar de la porte. Et ces gens, qui nous réveillent à regret, sont des bergers, des bergères: il est l'heure de mener les troupeaux dans les champs, car l'aube est proche.

Aussitôt la permission donnée et le portail ouvert, un vrai torrent de chèvres et de chevreaux noirs, nous frôlant dans le passage étroit, commence de couler entre nous, le long de nos lits; on entend leurs bêlements contenus et, sur le sol, le bruit léger de leurs myriades de petits sabots; ils sentent bon l'étable, l'herbe, les aromates du désert. Et c'est si long, cette sortie, il y en a tant et tant, que je me demande à la fin si je suis halluciné, si je rêve: j'étends le bras pour vérifier si c'est réel, pour toucher au passage les dos, les toisons rudes. Le peuple des ânes et des ânons vient ensuite, nous frôlant de même; j'en ai cependant la perception moins nette, car voici que je sombre à nouveau dans l'inconscience du sommeil...

Éveillé encore, peut-être une heure après, mais cette fois par une sensation cuisante aux tempes; c'est l'aveuglant soleil, qui a remplacé la lune; à peine levé, il brûle. Nos mains, nos visages, sont déjà noirs de mouches. Et un attroupement de petits bébés, bruns et nus, s'est formé autour de nos lits; leurs jeunes yeux vifs, très ouverts, nous regardent avec stupeur.

Vite, il faut se lever, chercher un abri, n'importe où se mettre à l'ombre.

Je loue jusqu'au soir une maison, que l'on se hâte de vider pour nous. Murs croulants, en terre battue qui s'émiette sous l'haleine du désert; troncs de palmier pour solives, feuilles de palmier pour toiture, et porte à claire-voie en nervures de palme.

Des enfants viennent à plusieurs reprises nous y voir, des très petits de cinq ou six ans, tout nus et adorablement jolis; ils nous font des saluts, nous tiennent des discours, et se retirent. Ce sont ceux de la maison, paraît-il, qui se considèrent comme un peu chez eux. Des poules s'obstinent de même à entrer, et nous finissons par le permettre. Au moment de la sieste méridienne, des chèvres entrent aussi pour se mettre à l'ombre, et nous les laissons faire.

Des percées dans le mur servent de fenêtres, par où souffle un vent comme l'haleine d'un brasier. Elles donnent d'un côté sur l'éblouissant désert; de l'autre, sur des blés où la moisson est commencée, et sur la muraille Persique, là-bas, qui durant la nuit a sensiblement monté dans le ciel. Après la longue marche nocturne, on voudrait dormir, dans ce silence de midi et cette universelle torpeur. Mais les mauvaises mouches sont là, innombrables; dès qu'on s'immobilise, on en est couvert, on en est tout noir; coûte que coûte, il faut se remuer, agiter des éventails.

A l'heure où commence à s'allonger l'ombre des maisonnettes de terre, nous sortons pour nous asseoir devant notre porte. Et chez tous les voisins, on fait de même; la vie reprend son cours dans cet humble village de pasteurs; des hommes aiguisent des faucilles; des femmes, assises sur des nattes, tissent la laine de leurs moutons;—les yeux très peints, elles sont presque toutes jolies, ces filles de l'oasis, avec le fin profil et les lignes pures des races de l'Iran.

Sur un cheval ruisselant de sueur, arrive un beau grand jeune homme; les petits enfants de notre maison, qui lui ressemblent de visage, accourent à sa rencontre, en lui apportant de l'eau fraîche, et il les embrasse; c'est leur frère, le fils aîné de la famille.

Maintenant voici venir un vieillard à chevelure blanche, qui se dirige vers moi, et devant lequel chacun s'incline; pour le faire asseoir, on se hâte d'étendre par terre le plus beau tapis du quartier; les femmes, par respect, se retirent avec de profonds saluts, et des personnages, à long fusil, à longue moustache, qui l'accompagnaient, forment cercle farouche alentour: il est le chef de l'oasis; c'est à lui que j'avais envoyé ma lettre de réquisition, pour avoir une escorte la nuit prochaine, et il vient me dire qu'il me fournira trois cavaliers avant l'instant du Moghreb.

Sept heures du soir, le limpide crépuscule, l'heure où j'avais décidé de partir. Malgré de longues discussions avec mon tcharvadar, qui a réussi à m'imposer une mule et un muletier de plus, tout serait prêt, ou peu s'en faut; mais les trois cavaliers promis manquent à l'appel, je les ai envoyé chercher et mes émissaires ne reviennent plus. Comme hier, il sera nuit noire quand nous nous mettrons en route.

Huit heures bientôt. Nous attendons toujours. Tant pis pour ces trois cavaliers! Je me passerai d'escorte; qu'on m'amène mon cheval, et partons!... Mais cette petite place du village, où l'on n'y voit plus, et qui est déjà encombrée de tous mes gens, de toutes mes bêtes, est brusquement envahie par le flot noir des troupeaux, qui rentrent en bêlant; la poussée inoffensive et joyeuse d'un millier de moutons, de chèvres ou de cabris nous sépare les uns des autres, nous met en complète déroute, il en passe entre nos jambes, il en passe sous le ventre de nos mules, il s'en faufile partout, il en arrive toujours...

Et quand c'est fini, quand la place est dégagée et le bétail couché, voici bien une autre aventure: où donc est mon cheval? Pendant la bagarre des chèvres, l'homme qui le tenait l'a lâché; la porte du village était ouverte et il s'est évadé; avec sa selle sur le dos, sa bride sur le cou, il a pris le galop, vers les sables libres... Dix hommes s'élancent à sa poursuite, lâchant toutes nos autres bêtes qui aussitôt commencent à se mêler et à faire le diable. Nous ne partirons jamais...

Huit heures passées. Enfin on ramène le fugitif très agité et d'humeur impatiente. Et nous sortons du village, baissant la tête pour les solives, sous ce hangar de la porte où nous avions dormi la nuit dernière.

D'abord les grands dattiers, autour de nous, découpent de tous côtés leurs plumes noires sur le ciel plein d'étoiles. Mais, bientôt, ils sont plus clairsemés; les vastes plaines nous montrent à nouveau leur cercle vide. Comme nous allions sortir de l'oasis, trois cavaliers en armes se présentent devant moi et me saluent; mes trois gardes, dont j'avais fait mon deuil; mêmes silhouettes que ceux d'hier, belles tournures, hauts bonnets et longues moustaches. Et, après un gué que nous passons à la débandade, ma caravane se reforme, au complet et à peu près en ligne, dans l'espace illimité, dans le vague désert nocturne.

Il est plus inhospitalier encore que celui de la veille, l'âpre désert de cette fois; le sol y est mauvais, n'inspire plus de confiance; des pierres sournoises et coupantes font trébucher nos bêtes. Et la lune, hélas! n'est pas près de se lever. Parmi les étoiles lointaines, Vénus seule, très brillante et argentine, nous verse un peu de lumière.

Après deux heures et demie de marche, autre oasis, beaucoup plus grande, plus touffue que celle d'hier. Nous la longeons sans y pénétrer, mais une fraîcheur exquise nous vient, dans le voisinage de tous ces palmiers sous lesquels on entend courir des ruisseaux.

Onze heures. Enfin, derrière la montagne là-bas,—toujours cette même montagne dont chaque heure nous rapproche et qui est le rebord, l'immense falaise de l'Iran,—derrière la montagne, une clarté annonce l'entrée en scène de la lune, amie des caravanes. Elle se lève, pure et belle, jetant la lumière à flots, et nous révélant des vapeurs que nous n'avions pas vues. Non plus de ces voiles de sable et de poussière, comme les jours précédents, mais de vraies et précieuses vapeurs d'eau qui, sur toute l'oasis, sont posées au ras du sol, comme pour couver la vie des hommes et des plantes, en cette petite zone privilégiée, quand tout est sécheresse et désolation aux abords; elles ont des formes très nettes, et on dirait des nuages échoués, qui seraient tangibles; leurs contours s'éclairent du même or pâle que les flocons aériens en suspens là-haut près de la lune; et les tiges des dattiers émergent au-dessus, avec toutes leurs palmes arrangées en bouquets noirs. Ce n'est plus un paysage terrestre, car le sol a disparu; non, c'est quelque jardin de la fée Morgane, qui a poussé sur un coin du ciel...

Sans y entrer, nous frôlons Boradjoune, le grand village de l'oasis, dont les maisons blanches sont là, parmi les brumes nacrées et les palmiers sombres. Alors deux voyageurs persans, qui avaient demandé de cheminer avec nous, m'annoncent qu'ils s'arrêtent ici, prennent congé et s'éclipsent. Et mes trois cavaliers, qui s'étaient présentés avec de si beaux saluts, où donc sont-ils? Qui les a vus?—Personne. Ils ont filé avant la lune levée, pour qu'on ne s'en aperçoive pas. Voici donc ma caravane réduite au plus juste: mon tcharvadar, mes quatre muletiers, mes deux domestiques persans loués à Bouchir, mon fidèle serviteur français et moi-même. J'ai bien une lettre de réquisition pour le chef de Boradjoune, me donnant le droit d'exiger de lui trois autres cavaliers; mais il doit être couché, car il est onze heures passées et tout le pays semble dormir; que de temps nous perdrions, pour recruter de fuyants personnages qui, au premier tournant du désert, nous lâcheraient encore! A la grâce de Dieu, continuons seuls, puisque la pleine lune nous protège.

Et derrière nous s'éloigne l'oasis, toute sa fantasmagorie de nuages dorés et de palmes noires. A nouveau, c'est le désert;—mais un désert de plus en plus affreux, où il y a de quoi perdre courage. Des trous, des ravins, des fondrières; un pays ondulé, bossué; un pays de grandes pierres cassées et roulantes, où les sentiers ne font que monter et descendre, où nos bêtes trébuchent à chaque pas. Et sur tout cela qui est blanc, tombe la pleine lumière blanche de la lune.

C'est fini de ce semblant de fraîcheur, qui nous était venu de la verdure et des ruisseaux; nous retrouvons la torride chaleur sèche, qui même aux environs de minuit ne s'apaise pas.

Nos mules, agacées, ne marchent plus à la file; les unes s'échappent, disparaissent derrière des rochers; d'autres, qui s'étaient laissé attarder, s'épeurent de se voir seules, se mettent à courir pour reprendre la tête, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge.

Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s'est dédoublée en s'approchant; elle se détaille, elle nous montre plusieurs étages superposés; et la première assise, nous allons bientôt l'atteindre.

Plus moyen ici de cheminer tranquille en rêvant, ce qui est le charme des déserts unis et monotones; dans cet horrible chaos de pierres blanches, où l'on se sent perdu, il faut constamment veiller à son cheval, veiller aux mules, veiller à toutes choses;—veiller, veiller quand même, alors qu'un irrésistible sommeil commence à vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les idées. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, à la manière des Bédouins sur leurs méharis. On essaie de mettre pied à terre,—mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche accélérée, et le cheval s'échappe, et on est distancé, au milieu de la grande solitude blanche où à peine se voit-on les uns les autres, parmi ce pêle-mêle de rochers: coûte que coûte, il faut rester en selle...

L'heure de minuit nous trouve au pied même de la chaîne Persique, effroyable à regarder d'en bas et de si près; muraille droite, d'un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l'immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu'elles ont prise au soleil pendant le jour,—ou bien qu'elles tirent du grand feu souterrain où les volcans s'alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l'enfer.

Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous traînons au pied de la falaise géante, qui encombre la moitié du ciel au-dessus de nos têtes; elle continue de se dresser brune et rougeâtre devant ces plaines de pierres blanches; l'odeur de soufre, d'œuf pourri qu'elle exhale devient odieuse lorsqu'on passe devant ses grandes fissures, devant ses grands trous béants qui ont l'air de plonger jusqu'aux entrailles de la terre. Dans un infini de silence, où semblent se perdre, s'éteindre les piétinements de notre humble caravane et les longs cris à bouche fermée de nos muletiers, nous nous traînons toujours, par les ravins et les fondrières de ce désert pâle. Il y a çà et là des groupements de formes noires, dont la lune projette l'ombre sur la blancheur des pierres; on dirait des bêtes ou des hommes postés pour nous guetter; mais ce ne sont que des broussailles, lorsqu'on s'approche, des arbustes tordus et rabougris. Il fait chaud comme s'il y avait des brasiers partout; on étouffe, et on a soif. Parfois on entend bouillonner de l'eau, dans les rochers de l'infernale muraille, et en effet des torrents en jaillissent, qu'il faut passer à gué; mais c'est une eau tiède, pestilentielle, qui est blanchâtre sous la lune, et qui répand une irrespirable puanteur sulfureuse.—Il doit y avoir d'immenses richesses métallurgiques, encore inexploitées et inconnues, dans ces montagnes.

Souvent on se figure distinguer là-bas les palmiers de l'oasis désirée,—qui cette fois s'appellera Daliki,—et où l'on pourra enfin boire et s'étendre. Mais non; encore les tristes broussailles, et rien d'autre. On est vaincu, on dort en cheminant, on n'a plus le courage de veiller à rien, on s'en remet à l'instinct des bêtes et au hasard...

Cette fois, cependant, nous ne nous trompons pas, c'est bien l'oasis: ces masses sombres ne peuvent être que des rideaux de palmiers; ces petits carrés blancs, les maisons du village. Et pour nous affirmer la réalité de ces choses encore lointaines, pour nous chanter l'accueil, voici les aboiements des chiens de garde, qui ont déjà flairé notre approche, voici l'aubade claire des coqs, dans le grand silence de trois heures du matin.

Bientôt nous sommes dans les petits chemins du village, parmi les tiges des dattiers magnifiques, et devant nous s'ouvre enfin la lourde porte du caravansérail, où nous nous engouffrons pêle-mêle, comme dans un asile délicieux.

Jeudi, 19 avril.

Je ne sais pas bien si je suis éveillé ou si je dors... J'ai depuis un moment l'impression mal définie d'être au milieu d'oiseaux qui chantent, qui volent si près de moi que je sens, quand ils passent, le vent de leurs plumes... En effet, ce sont des hirondelles empressées, qui ont des nids remplis de petits, contre les solives de mon plafond bas! Si j'allongeais la main, je les toucherais presque. Par mes fenêtres,—qui n'ont ni vitres ni auvents pour les fermer,—elles vont, elles viennent avec des cris joyeux; et le soleil se lève! Je me souviens maintenant: je suis dans l'oasis de Daliki, j'occupe la chambrette d'honneur du caravansérail; hier au soir on m'a fait monter, par un escalier extérieur, dans ce petit logis où il n'y avait rien, que des murailles de terre, blanchies à la chaux, et où mes Persans, Yousouf et Yakoub, se dépêchaient à monter nos lits de sangles, à étendre nos tapis, tandis que nous attendions, mon serviteur et moi, anéantis de sommeil, et buvant avidement de l'eau fraîche à même une buire...

La chaleur est déjà moins lourde ici qu'au bord du terrible golfe, et il fait si radieusement beau! Ma chambre, la seule du village qui ne soit pas au rez-de-chaussée et qui domine un peu ses entours, est ouverte aux quatre vents par ses quatre petites fenêtres. Je suis au milieu des dattiers, frais et verts, sous un ciel matinal bleu de lin, avec semis de très légers nuages en coton blanc. D'un côté, quelque chose de sombre et de gigantesque, quelque chose de brun et de rouge, s'élève si haut qu'il faut mettre la tête dehors et regarder en l'air pour le voir finir: la grande chaîne de l'Iran, qui est là très proche, et presque surplombante. De l'autre, c'est le village, avec un peu de désert aperçu au loin, entre les tiges fines et pareilles de tous ces palmiers. Les coqs chantent, avec les hirondelles. Les maisonnettes en terre battue ont des portes ogivales, d'un pur dessin arabe, et des toits plats, en terrasse, sur lesquels l'herbe pousse comme dans les champs. Les belles filles de l'oasis sortent, non voilées, pour faire en plein air leur toilette, s'asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent à peigner en bandeaux leur chevelure noire. On entend battre les métiers des tisserands. Comme le lieu est très fréquenté, et comme c'est l'heure de l'arrivée de ces caravanes de marchandises, qui cheminent lentement chaque nuit sur les routes, voici que l'on commence d'entendre aussi de tous côtés les sonnailles des mules, qui se hâtent vers le caravansérail, et le beuglement à bouche fermée des muletiers, qui arrivent vaillants et allègres, le haut bonnet noir des Persans mis très en arrière sur leur tête fine et brune.

Dans l'après-midi, longs débats encore avec mon tcharvadar. A Bouchir, j'avais résolu, d'après la carte, de doubler l'étape de ce soir, et il avait refusé, s'était fâché, n'avait cédé qu'à des menaces, après avoir fait mine de partir sans signer le contrat. Aujourd'hui, en présence de l'état des chemins, je préfère ne marcher que six heures, ainsi qu'il l'exigeait d'abord, de façon à coucher en un village appelé Konor-Takté;—et, à présent, c'est lui qui ne veut plus.

Cependant lorsque je finis par dire, à bout de patience: «Du reste, ce sera comme ça, parce que je le veux, la discussion est close!» sa jolie figure de camée se détend tout à coup et il sourit: «Alors, puisque tu dis je veux, je n'ai qu'à répondre soit

Il discutait pour discuter, pour passer le temps, rien de plus.

Six heures du soir. Arrivent mes trois nouveaux cavaliers d'escorte, fournis par le chef d'ici; ils ont de belles robes en coton à fleurs, et des fusils du très vieux temps. Pour la première fois depuis le départ, ma caravane s'organise en plein jour, aux derniers feux rougissants du soleil. Et nous sortons tranquillement de l'oasis, où, sous les hauts palmiers, au bord des ruisseaux clairs, quantité de femmes, presque toutes jolies, sont assises avec des petits enfants, pour la flânerie mélancolique du soir.

Aussitôt commencent les solitudes de sables et de pierrailles. La longue falaise Persique, où nous allons enfin nous engager cette nuit, se déploie à perte de vue, jusqu'au fond de notre horizon vide; on la dirait peinte à plaisir de nuances excessives et heurtées; des jaunes orangés ou des jaunes verdâtres y alternent, par zébrures étranges, avec des bruns rouges, que le soleil couchant exagère jusqu'à l'impossible et l'effroyable; dans les lointains ensuite, tout cela se fond, pour tourner au violet splendide, couleur robe d'évêque. Comme la nuit dernière, il sent le soufre et la fournaise, ce colossal rempart de l'Iran; on a l'impression qu'il est saturé de sels toxiques, de substances hostiles à la vie; il prend des colorations de chose empoisonnée, et il affecte des formes à faire peur. De plus, il se détache sur un fond sinistre, car la moitié du ciel est noire, d'un noir de cataclysme ou de déluge: encore un de ces faux orages qui, dans ce pays, montent avec des airs de vouloir tout anéantir, mais qui s'évanouissent on ne sait comment, sans donner jamais une goutte d'eau... Vraiment, quelqu'un n'ayant jamais quitté nos climats et qui, sans préparation, serait amené ici, devant des aspects d'une telle immensité et d'une telle violence, n'échapperait point à l'angoisse de l'inconnu, au sentiment de n'être plus sur terre, ou à la terreur d'une fin de monde...

Le désert ondulé, dans lequel nous cheminions depuis deux jours, suit une pente ascendante jusqu'au pied de ces montagnes, qui semblent à présent sur nos têtes; son déploiement blanc, du point où nous sommes, est déjà en contre-bas par rapport à nous; il se déroule infini à nos yeux, détaché en pâle sur le ciel terrible, et deux ou trois lointaines oasis y font des taches trop vertes, d'un vert cru d'aquarelle chinoise. Si désolé qu'il soit, ce désert auquel nous allons dire adieu, combien cependant il nous paraît hospitalier, facile, en comparaison de cette falaise qui se dresse là, mystérieuse et menaçante sous les nuages noirs, comme ne voulant pas être pénétrée!

A l'heure où le disque ensanglanté du soleil plonge derrière l'horizon des plaines, une grande coupure d'ombre s'ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille Persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents mètres de haut.

Nous entrons là. Un brusque crépuscule descend sur nous, tombe des rochers surplombants, comme ferait un voile dont nous serions tout à coup enveloppés. Le silence, la sonorité augmentent en même temps que l'odeur de soufre. Et les étoiles, que l'on ne distinguait pas avant, apparaissent aussitôt, comme vues du fond d'un puits et allumées toutes à la fois, au clair zénith que n'ont pas encore atteint les nuées d'orage.

Une heure durant, jusqu'à nuit close, nous nous enfonçons, d'un pénible effort, dans le pays des horreurs géologiques, dans le chaos des pierres follement tourmentées; toujours nous suivons la même coupure, le même gouffre, qui continue de s'ouvrir dans les flancs profonds de la montagne, comme une sorte de couloir sinueux et sans fin. Il y a des trous, des éboulis; des montées raides, et puis des descentes soudaines, avec des tournants sur des précipices. Au milieu de tout cela, le passage séculaire des caravanes a creusé de vagues sentes, dont nos bêtes, malgré l'obscurité, ne perdent pas la trace. De temps à autre, on s'appelle, on se compte, les cavaliers de Daliki et nous-mêmes; on resserre les rangs et on s'arrête pour souffler. Dans les ténèbres des alentours, on entend bruire des eaux souterraines, gronder des torrents, tomber des cascades. Il fait une température d'étuve, de four, dans ces gorges où l'on est de tous côtés surplombé par des amoncellements de pierres chaudes, et on suffoque parfois à respirer l'odeur des soufrières. Il y a de plus dangereux passages, où ce sont comme des lamelles en granit, comme des séries de tables mises debout, à moitié sorties du sol, laissant des intervalles étroits et profonds où la jambe d'une mule, si elle s'y enfonçait par malheur, serait prise comme au piège. Et il faut faire route là-dessus, dans l'obscurité.

Une heure de repos relatif, à cheminer sur un sol blanchâtre, le long d'une rivière endormie... Sinistre rivière, qui ne connaît ni les arbres, ni les roseaux, ni les fleurs, mais qui se traîne là, clandestine et comme maudite, si encaissée que jamais le soleil ne doit y descendre. Elle reflète à cette heure un étroit lambeau de ciel avec quelques étoiles, entre les images renversées des grandes cimes noires.

Et maintenant, voici le passage qui se ferme devant nous, voici la vallée qui nous est absolument close par une muraille verticale de trois à quatre cents mètres de haut...

Allons, nous nous sommes fourvoyés, c'est évident; nous n'avons plus qu'à revenir sur nos pas... Et il est fou, pour sûr, mon tcharvadar, qui fait mine de vouloir grimper là, qui pousse son cheval dans une espèce d'escalier pour chèvres, en prétendant que c'est le chemin!...

Ici, mes trois cavaliers d'escorte viennent me saluer fort gracieusement et prendre congé. Ils n'iront pas plus loin, car, disent-ils, ce serait sortir des limites de leur territoire. Je m'en doutais, qu'ils me lâcheraient comme ceux d'hier. Menaces ou promesses, rien n'y fait; ils s'en retournent, et nous sommes livrés à nous-mêmes.

Or, c'est bien le chemin en effet, cet escalier inimaginable; il faut se décider à le croire, puisqu'ils l'affirment tous. C'est bien, paraît-il, la seule voie qui conduise là-haut, à cette mystérieuse et inaccessible Chiraz, où, après trois nuits encore de laborieuse marche, nous nous reposerons peut-être enfin, dans l'air salubre et rafraîchi des sommets. C'est la grande route du Golfe Persique à Ispahan!...

Un homme dans son bon sens, ayant nos idées européennes sur les routes et les voyages, et à qui l'on montrerait cette petite troupe de chevaux et de mules entreprenant de s'accrocher, de grimper quand même au flanc vertical d'une telle montagne, croirait assister à quelque fantastique chevauchée vers le Brocken, pour le Sabbat.

Cela dure un peu plus de deux pénibles heures, cette escalade à se rompre les os. Rien que pour se tenir en selle, on a une incessante gymnastique à faire; nos bêtes constamment tout debout,—et d'ailleurs merveilleuses d'instinct et de prudence,—tâtent dans l'obscurité avec leurs pieds de devant, tâtent plus haut que leur figure, cherchent une saillie où se cramponner comme si elles avaient des griffes, et puis se hissent d'un souple effort de reins. Et ainsi de suite, chaque minute nous élevant davantage au-dessus de l'abîme qui se creuse. Les espèces de sentes que nous suivons montent en zigzags très courts, à tournants brusques; nous sommes donc directement les uns au-dessus des autres, plaqués tous contre l'abrupte paroi, et, si l'un des premiers s'en détachait pour dévaler dans le gouffre, il entraînerait les suivants, on serait précipités plusieurs ensemble. Avec tous ces cailloux qui s'arrachent sous nos pas, pour descendre en cascades, en avalanches de plus en plus longues, à mesure que le vide en bas se fait plus profond; avec tous ces sabots ferrés qui écorchent la pierre, qui glissent et se rattrapent, nous menons grand bruit au milieu des solennels silences; s'il y a des brigands aux aguets dans ce pays, ils doivent de très loin nous entendre. Je fais passer devant mon serviteur français, dont la vie m'est confiée, pour au moins être sûr, tant que j'apercevrai sa silhouette, qu'il n'a pas été précipité avec son cheval, derrière moi, dans les vallées d'en dessous. Parfois, une mule de charge chancelle et s'abat; nos gens alors jettent de longs cris d'alarme et de sauve-qui-peut: si elle allait rouler sur la pente, en fauchant au passage celles qui sont derrière, l'avalanche alors, qui se formerait, serait composée de nous-mêmes, de nos muletiers et de toutes nos bêtes...

Ces sentes, dont il ne faut pas s'écarter, ont été creusées au cours des siècles par les caravanes nocturnes; elles sont si étroites qu'on y est comme emboîté dans une glissière, entre des rochers qui des deux côtés vous pressent, vous raclent les genoux. D'autres fois, il n'y a plus le moindre rebord à l'escalier terrible, et alors on aime mieux ne pas regarder, car des gouffres intensément obscurs s'ouvrent presque sous nos pieds, des gouffres dont le fond est à présent si lointain qu'on dirait le vide même. A mesure que nous montons, les aspects se déforment et changent, à la lueur incertaine des étoiles; il y a des cirques gigantesques, aux flancs éboulés; il y de grandes pierres qui surplombent, imprécises dans la nuit, toutes penchées et menaçantes. De temps à autre, une odeur cadavérique emplit l'air brûlant et lourd, tandis qu'une masse gisante obstrue le passage: cheval ou mule de quelque précédente caravane, qui s'est cassé les reins et qu'on a laissé là pourrir; il faut l'enjamber ou bien tenter un périlleux détour.

Vers la fin de nos deux heures d'épreuve, une clarté commence d'envahir le ciel oriental: la lune, Dieu merci! va se lever et nous sauvera de ces ténèbres.

Et comment dire la délivrance d'être en haut tout à coup, d'être au grand calme soudain, sur un sol libre et facile! En même temps qu'on échappe au vertige des abîmes, au danger des chutes dans le vide noir, on sort de l'étouffement des vallées de pierre, on respire un air plus pur, d'une fraîcheur exquise. On est en plaine,—une plaine suspendue à mille ou douze cents mètres d'altitude,—et, au lieu du désert comme en bas, voici la campagne fleurie, les champs de blé, les foins qui sentent bon. La lune, qui s'est levée, nous montre partout des pavots et des pâquerettes. Par des chemins larges, on va paisiblement, sur la terre douce et sur les herbes, escorté d'une nuée de lucioles, comme si on passait au milieu d'inoffensives étincelles.

Nous sommes ici au premier étage, à la première terrasse de la Perse, et, quand nous aurons franchi une seconde muraille de montagnes qui se découpe là-bas contre le ciel, nous serons enfin sur les hauts plateaux d'Asie. C'est d'ailleurs un soulagement de se dire qu'il n'y aura pas à redescendre l'effroyable escalier, puisque notre retour aura lieu par les routes plus fréquentées du Nord, par Téhéran et la Mer Caspienne.

Des sonnailles, des carillons de mules en avant de nous: une autre caravane qui chemine en sens inverse et va nous croiser. On s'arrête, pour se parler, pour se reconnaître sous la belle lune; et ce nouveau tcharvadar qui se présente appelle le mien par son nom: «Abbas!» avec un cri de joie. Les deux hommes alors se jettent dans les bras l'un de l'autre et se tiennent longuement enlacés: ce sont les deux frères jumeaux, qui passent leur vie sur les chemins, à guider les caravanes, et qui depuis longtemps, paraît-il, ne s'étaient pas rencontrés.

L'allure, maintenant monotone, et la parfaite sécurité, après tant de saine fatigue, nous poussent d'une façon irrésistible au sommeil; vraiment nous dormons sur nos chevaux...

Deux heures du matin. Mon tcharvadar m'annonce Konor-Takté, l'étape de cette nuit.

Un village fortifié, dans un bois de palmiers; les portes du caravansérail, qui s'ouvrent devant nous, puis se referment quand nous sommes passés: tout cela, vaguement aperçu, comme en rêve... Et ensuite, plus rien; le repos dans l'inconscience...

Jeudi, 20 avril.

Éveillé dans la chambre blanchie à la chaux du caravansérail de Konor-Takté. Une cheminée, témoignant que nous sommes sortis des régions d'éternelle chaleur, et montés dans les pays qui ont un hiver. Au plafond, quantité de petits lézards roses semblent dormir; d'autres se promènent, inoffensifs et confiants, sur nos couvertures. On entend au dehors des hirondelles qui délirent de joie, comme celles de chez nous à la saison des nids. Par les fenêtres, on voit des arbustes de nos jardins, lauriers-roses et grenadiers en fleurs, et aussi des blés mûrs, des champs pareils aux nôtres. Plus de lourdeurs étouffantes, plus de miasmes de fièvre ni d'essaims de mauvaises mouches; on se sent presque délivré déjà du golfe maudit, on respire comme dans nos campagnes par les beaux matins de printemps.

Départ à cinq heures du soir, après avoir dormi une partie du jour. Il faut une heure environ pour traverser le plateau pastoral, où la moisson est mûre, où, dans les blés dorés, hommes et femmes, la faucille en main, coupent des épis en gerbe, parmi les coquelicots, les pieds-d'alouette, toutes les fleurs de France, subitement retrouvées à mille mètres d'altitude. Comme toile de fond à cet éden, se dresse vertical le second étage de la muraille Persique, une sorte de clôture haute et sombre, un rempart vers lequel nous nous dirigeons pour l'affronter cette nuit.

Le soleil est déjà bas quand nous nous enfonçons dans l'épaisseur de cette nouvelle muraille, entre des rochers couleur de sanguine et de soufre, par une fissure étroite qui semble une entrée de l'enfer. Et, tout de suite, c'est autour de nous un monde hostile, magnifiquement effroyable, où n'apparaît plus aucune plante, mais où se lèvent partout de grandes pierres aux contours tranchants, teintées de jaune livide ou de brun rouge. Une rivière traverse en bouillonnant cette région d'horreur; ses eaux laiteuses, saturées de sels, tachées de vert métallique, semblent rouler de l'écume de savon et de l'oxyde de cuivre. On a le sentiment de pénétrer ici dans les arcanes du monde minéral, de surprendre les mystérieuses combinaisons qui précèdent et préparent la vie organique.

Au bord de cette rivière empoisonnée, que nous longeons à l'heure où doit se coucher le soleil, voici un grand et sinistre village, un campement plutôt, un amas de huttes grossières et noirâtres, sans une herbe alentour, ni seulement une mousse verte. Et des femmes, qui sortent de là, s'avancent pour nous regarder, l'air moqueur et agressif, un voile sombre cachant la chevelure, très belles, avec d'insolents yeux peints; plus brunes que les jolies faucheuses de l'oasis, et d'un type différent... C'est notre première rencontre avec ces nomades, qui vivent par milliers au sud de la Perse, sur les hauts plateaux, insoumis et pillards, rançonnant à main armée les villages sédentaires, assiégeant parfois les villes fortes.

Il est l'heure de la rentrée des troupeaux, et de tous côtés ils se hâtent vers le gîte, ils descendent des zones plus élevées-où sans doute l'on trouve des pâturages; par différentes coupures dans les grandes roches, nous voyons des peuplades de bœufs ou de chèvres dévaler à pic, couler comme des ruisseaux d'eau noire. Uniformément noir, tout ce bétail des nomades, de même que la couverture de leurs tristes huttes et le vêtement de leurs femmes. Et les bergers, qui rentrent aussi, grands diables farouches et fiers, portent, en plus de la houlette, un fusil à l'épaule, des sabres et des coutelas plein la ceinture. Le long de l'affreuse rivière, au crépuscule, dans une vallée trop étroite et très surplombée, nous croisons tout cela, gens et bêtes, qui jette un moment la confusion dans notre caravane, et une de nos mules de charge, piquée par la corne d'un bœuf, s'abat avec son fardeau.

La nuit nous trouve dans un chaos plus horrible que celui d'hier, plus dangereux parce que c'est un chaos qui se désagrège. Il y a partout des éboulements récents, des cassures fraîches. Et parfois les énormes blocs, qui semblent s'être détachés la veille et arrêtés en pleine chute, surplombent directement nos têtes; le tcharvadar alors, sans dire un mot, les indique du bout de son doigt levé, et, sous leur menace, nous passons avec plus de lenteur, gardant un instinctif silence.

Nous nous élevons en remontant le cours des ruisseaux, des cascades, qui ont à la longue creusé un lit, ou bien qui ont profité des sentes d'abord tracées par les caravanes; tout le temps, dans l'obscurité de plus en plus noire, nous entendons l'eau clapoter sous les pieds bruyante de nos bêtes; et les cris rauques des grenouilles se répondent de place en place. On a beau se suivre de tout près, on se perd constamment de vue les uns les autres, au milieu des monstrueuses pierres.

Nuit d'étoiles; mais c'est surtout Vénus, étonnamment brillante, qui fidèlement nous jette un peu de clarté. A minuit, nous sommes déjà très haut, et, par de vagues sentiers qui penchent, qui sont glissants comme du verre, nous cheminons au-dessus et tout au bord, tout au ras des gouffres.

Pour finir, nous voici au pied d'une montagne verticale comme celle de la veille, avec les mêmes affreux petits escaliers en zigzags, aux marches branlantes. Nos chevaux tout debout, s'accrochant comme des chèvres, il faut recommencer pendant plus d'une heure la vertigineuse grimpade, l'invraisemblable course au Brocken, à travers la puanteur des mules mortes, échelonnées au flanc de cette muraille.

Comme hier aussi, nous avons la joie de l'arrivée brusque au sommet, la joie de retrouver soudainement une plaine, de la terre et des herbages. Nous venons de gagner encore, depuis l'étape précédente, environ six cents mètres d'altitude, et, pour la première fois depuis le départ, une vraie fraîcheur nous ravit, nous repose délicieusement.

Mais la plaine de ce soir n'est qu'une longue terrasse, au pied d'une troisième assise de montagnes que l'on voit là tout près; c'est une sorte de balcon, pourrait-on dire, qui n'a guère qu'une demi-lieue de profondeur: quelque ancienne fissure des tourmentes géologiques, peu à peu comblée d'humus, au cours des âges incalculables, et devenue un éden aérien, une petite Arcadie séparée du reste du monde. Nous traversons des champs de pavots, dont les fleurs, ouvertes dans la nuit, ressemblent à de grands calices de soie blanche; ensuite des blés, que le soleil n'a pas encore mûris comme ceux d'en bas et qui, dans le jour, doivent être magnifiquement verts.

Au bout d'une heure de marche tranquille, des lumières apparaissent parmi des arbres et, dans le lointain, des chiens de garde se mettent à aboyer: c'est Konoridjé, le village où nous finirons la nuit; on distingue bientôt les beaux dattiers qui l'ombragent, sa petite mosquée, toutes ses terrasses blanches que la lueur des étoiles rend bleuâtres. Il doit y avoir fête nocturne, car on commence d'entendre les tambourins, les flûtes et, de temps à autre, le cri de joie des femmes, qui est strident comme, en Algérie, le cri des Mauresques...

Je ne sais dire quel charme d'Orient et de passé enveloppe ce petit pays très isolé sur terre et empli de vieilles musiques naïves, à cette heure de minuit où nous venons le surprendre sous ses hauts palmiers... Mais mon serviteur, qui est un matelot ignorant les métaphores et n'employant les mots que dans leur sens absolu, m'exprime en ces termes tout simples son ravissement craintif: «Il a un air, ce village,... un air enchanté

Vendredi, 21 avril.

Au radieux lever du jour, concert éperdu d'hirondelles, de moineaux et d'alouettes. Limpidité absolue du ciel et des lointains; calme paradisiaque, dans le village et dans les champs. On est ici à quinze ou dix-huit cents mètres d'altitude, dans un air si pur que l'on se sent comme retrempé de vie et de jeunesse. Et c'est un enchantement, que de se réveiller et de sortir.

Au-dessus des loges en terre battue, où nos muletiers se sont entassés avec nos bêtes, nous avons dormi dans l'unique chambre haute,—entre des murs de terre aussi, il va sans dire,—et, ce matin, les toits du caravansérail nous font un promenoir, tapissé d'herbe comme une prairie. Sur les terrasses voisines, où l'herbe pousse de même, les hommes sont prosternés à cette heure pour la première prière de la journée; avec leurs longues robes serrées à la taille, leurs mancherons qui flottent et leurs bonnets comme des tiares, ils ont, dans leurs humbles vêtements, des silhouettes de rois mages. Au delà des vieilles maisons, aux murs épais, aux portes ogivales, on voit les petits lointains de la plaine tranquille et fermée, l'étendue des blés verts, où quelques champs de pavots en fleurs tracent des marbrures blanches,—et toujours, cette chaîne des montagnes de l'Iran qui semble, à mesure que nous montons, grandir, pousser vers le ciel, dresser chaque fois devant nous une assise nouvelle.

Des caravanes arrivent, qui ont cheminé toute la nuit, descendant de Chiraz ou remontant comme nous de Bender-Bouchir; des sonnailles de mules, de différents côtés, se mêlent à l'aubade des oiseaux. Les bergers mènent vers la montagne des troupeaux de chèvres noires. Dans les chemins du village, des cavaliers galopent, sveltes et moustachus, armés de ces longs fusils d'autrefois qui partent avec une étincelle de silex. La vie est ici comme au temps passé. Il a gardé une immobilité heureuse, ce petit pays perdu, que protègent d'abord les brûlants déserts, ensuite deux ou trois étages de précipices et de farouches montagnes.

Oh! le repos de cela! Et le contraste, après l'Inde que nous venons de quitter, après la pauvre Inde profanée et pillée, en grande exploitation manufacturière, où déjà sévit l'affreuse contagion des usines et des ferrailles, où déjà le peuple des villes s'empresse et souffre, au coup de fouet de ces agités messieurs d'Occident, qui portent casque de liège et «complet couleur kaki»!

Sous la belle lumière dorée de cinq heures du soir, nous quittons le village enchanté, pour nous acheminer vers les montagnes du fond, en traversant le plateau paisible et pastoral que l'on dirait fermé de toutes parts.

Au moment où nous nous engageons dans les gorges, qui vont nous mener à un étage plus haut encore, le soleil est couché pour nous, mais les cimes alentour demeurent magnifiquement roses. Et il y a là, pour garder cette entrée, un vieux castel aux murs crénelés, avec des veilleurs en longue robe persane debout sur toutes les tours: on croirait quelque image du temps des croisades.

Le défilé de cette fois est d'un abord moins farouche que ceux des précédentes nuits; entre des parois tapissées d'arbres, d'herbages et de fleurs, notre chemin monte, pas trop raide ni dangereux.

Et, sans grande peine, nous voici bientôt parvenus à un plateau immense, tout embaumé du parfum des foins. Nous n'avions pas encore rencontré cette vraie fraîcheur que l'on respire là, et qui est, comme chez nous, celle des beaux soirs de mai. Avec cette route, toujours ascendante depuis le départ, c'est comme si l'on s'avançait à pas de géant vers le Nord. Nous en aurons pour quatre heures, à cheminer dans cette plaine suspendue, avant d'arriver à l'étape, et, après les chaos de pierre où il avait fallu se débattre les autres soirs, c'est une surprise d'aller maintenant par de faciles sentiers, parmi les trèfles à fleurs roses et les folles avoines. Cependant, lorsqu'il fait nuit close, le sentiment nous vient peu à peu d'être au milieu d'une bien vaste solitude; nos campagnes d'Europe n'ont jamais ainsi, durant des lieues, tant d'espace vide ni tant de silence;—et nous nous souvenons tout à coup que l'endroit est mal famé.

Neuf heures du soir. Instinctivement on assure son revolver: cinq hommes armés de fusils, qui attendaient au bord du chemin assis dans les herbes, viennent de se lever et nous entourent. Ils sont, disent-ils, d'honnêtes veilleurs, envoyés de Kazeroun, le village prochain, pour protéger les gens qui voyagent. Depuis quelque temps, à ce qu'ils nous content, toutes les nuits on dévalise les caravanes, et six muletiers, la nuit dernière, ont été détroussés ici même. Ils vont donc, d'autorité, nous faire escorte pendant deux ou trois lieues.

Cela semble un peu louche, et les étoiles, d'ailleurs, éclairent mal, pour voir leurs visages. Cependant ils ont plutôt l'allure bon enfant; on accepte de faire route ensemble, eux à pied, nous au petit pas de nos bêtes; on fume deux à deux à la même cigarette, ce-qui est ici un usage de politesse, et on cause.

Une heure et demie plus tard, cinq autres personnages, pareillement armés et au guet, surgissent de même d'entre les hautes herbes et viennent à nous. Ce sont donc bien des veilleurs, en effet, et nous allons changer d'escorte. Les premiers, après avoir demandé chacun deux crans[1] pour salaire, nous confient aux soins des nouveaux, puis se retirent avec force saluts.

De temps à autre, un ruisseau d'eau vive traverse le semblant de chemin que nous suivons, toujours dans les foins verts; et alors on s'arrête, on enlève le mors des chevaux ou des mules pour les laisser boire. Il y a des myriades d'étoiles au ciel; et l'air s'emplit de lucioles, tellement semblables à des étincelles que l'on s'étonne presque, en les voyant partout paraître, de n'entendre pas le crépitement léger du feu.

Vers minuit, marchant à la file au milieu des pavots blancs, qui nous frôlent de leurs grandes fleurs, nous apercevons tout là-bas quelques lumières; puis voici d'immenses jardins enclos; c'est enfin Kazeroun. Et nous saluons les premiers peupliers, dont les hautes flèches se détachent, très reconnaissables, sur le ciel nocturne, nous annonçant les zones vraiment tempérées que nous venons enfin d'atteindre.

Les caravansérails, par ici, prennent le nom de jardin; et, dans cette région édénique de l'éternel beau temps, ce sont des jardins, en effet, que l'on offre aux voyageurs comme lieu de repos.

Une grande porte ogivale nous donne accès dans l'espèce de bocage muré qui sera notre gîte de la nuit; c'est presque un bois, aux allées droites, dont les beaux arbres sont tous des orangers en fleurs; on est grisé de parfum dès qu'on entre. Aux premiers plans, des voyageurs de caravane, assis çà et là par groupe sur des tapis, cuisinent leur thé au-dessus d'un feu de branches, et les allées au fond se perdent dans le noir.

L'hôte, cependant, juge que des Européens ne peuvent pas, comme les gens du pays, dormir en plein air sous des orangers, et fait monter nos lits de sangle, au-dessus de la grande ogive d'entrée, dans une chambrette où le sommeil tout de suite nous anéantit.

Samedi, 22 avril.

La chambrette, comme toutes celles des caravansérails, était absolument vide et d'une malpropreté sans nom. Le soleil levant nous révèle ses parois de terre noircies par la fumée, et couvertes d'inscriptions en langue persane; son plan cher semé d'immondices, épluchures, vieilles salades, plumes et fientes de hiboux. Mais, par les crevasses du toit où l'herbe pousse, par les trous du mur sordide, entrent des rayons d'or, des senteurs d'oranger, des aubades d'hirondelles; alors, qu'importe le gîte, puisque l'on peut tout de suite descendre, s'évader dans la splendeur?

En bas, le merveilleux bocage est en pleine gloire du matin, sous le ciel incomparable où vibre la chanson éperdue des alouettes. On respire un air à la fois tiède et vivifiant, d'une suavité exquise. Les grands orangers, au feuillage épais, étendent une ombre d'un noir bleu sur le sol jonché de leurs fleurs. Tous les gens de caravane, qui ont campé cette nuit dans les allées, s'éveillent voluptueusement, étendus encore sur leurs beaux tapis d'Yezd ou de Chiraz; ils ne repartiront, comme nous-mêmes, qu'à la tombée du soleil; nous sommes donc appelés à passer l'après-midi ensemble et à lier connaissance, dans cet enclos délicieux et frais qui est l'hôtellerie.

Bientôt arrivent de la ville les marchands de pâtisserie et les bouilleurs de thé; ils installent à l'ombre leurs samovars, leurs minuscules tasses dorées; ils préparent les kalyans à long-tuyau, qui sont les narghilés de la Perse et dont la fumée répand un parfum endormeur.

Et, tandis qu'alentour paissent nos chevaux et nos mules, la journée s'écoule, pour nous comme pour nos compagnons de hasard, dans un long repos sous les branches, à fumer, à rêver en demi-sommeil, à s'offrir les uns aux autres, en des tasses toutes petites, ce thé bien sucré qui est le breuvage habituel des Persans. La paix de midi surtout est charmante, sous ces orangers qui maintiennent ici leur crépuscule vert, pendant qu'au dehors le soleil étincelle et brûle, inonde de feu les arides montagnes entre lesquelles Kazeroun est enfermée.

Dans ma petite caravane, nous commençons tous à nous connaître; mon tcharvadar Abbas et son frère Ali sont devenus mes camarades de kalyan et de causerie; tout semble de plus en plus facile, le paquetage de chaque soir, l'organisation des partances; et combien on se fait vite à la saine vie errante, même aux gîtes misérables et toujours changés, où l'on arrive chaque fois, harassés d'une bonne fatigue, au milieu de la nuit noire!...

A quatre heures, nous nous apprêtons à repartir, très tranquillement sous ces orangers. Pour spectateurs de ce départ, deux ou trois personnages qui fument leur kalyan par terre, deux ou trois bébés curieux, d'innombrables et joyeuses hirondelles. A cause des brigands, quatre gardes bien armés, fournis par le chef du pays, chemineront avec nous, et, à la file, nous nous engageons sous l'ogive noire et croulante qui est la porte du jardin charmant.

D'abord il faut traverser Kazeroun, que nous n'avions pas vue hier au soir. Petite ville du temps passé, qui persiste immuable, au milieu de ses peupliers et de ses palmiers verts. A l'entrée, des enfants, parmi les hautes herbes fleuries,—des tout petits garçons qui portent déjà de longues robes comme les hommes et de hauts bonnets noirs,—jouent avec des chevreaux, se roulent dans les folles avoines et les marguerites. Quelques coupoles d'humbles mosquées blanches. Des maisons très fermées, dont les toits en terrasse sont garnis d'herbes et de fleurs comme des prairies. Des jardins surtout, des bocages d'orangers, enclos de grands murs jaloux, avec de vieilles portes ogivales. Il y a de beaux cavaliers en armes qui caracolent dans les chemins. Mais les femmes sont de mystérieux fantômes en deuil; le voile noir, qui ensevelit leur visage et leur corps, laisse à peine paraître le pantalon bouffant, toujours vert ou jaune, et les bas de même couleur, souvent bien tirés sur des chevilles délicates. Nous n'étions habitués jusqu'ici qu'aux paysannes, qui vont à visage découvert; c'est la première fois que nous arrivons dans une ville, pour rencontrer des citadines un peu élégantes.

Il est encore sur terre des lieux ignorant la vapeur, les usines, les fumées, les empressements, la ferraille. Et, de tous ces recoins du monde, épargnés par le fléau du progrès, c'est la Perse qui renferme les plus adorables, à nos yeux d'Européens, parce que les arbres, les plantes, les oiseaux et le printemps y paraissent tels que chez nous; on s'y sent à peine dépaysé, mais plutôt revenu en arrière, dans le recul des âges.

Après les derniers vergers de Kazeroun, nous cheminons deux heures en silence, à travers une plaine admirable de fertilité et de fraîcheur; des orges, des blés, des pâturages, qui font songer à la «Terre Promise»; une odeur de foins et d'aromates, qui embaume l'air du soir...

Nous oublions l'altitude à laquelle nous sommes, quand des abîmes s'ouvrent brusquement à notre droite: une autre vaste plaine, très en contre-bas de nous, avec un beau lac de saphir bleu, le tout enfermé entre des montagnes moins terribles que celles des précédents jours, et rappelant nos Pyrénées dans leurs parties restées les plus sauvages.

C'est le lac où finit de se perdre la rivière d'Ispahan; comme pour isoler davantage la cité des vieilles magnificences, la rivière qui y passe ne se rend à aucun fleuve, à aucun estuaire, mais vient se jeter dans cette nappe d'eau sans issue, aux abords inhabités.

Ce lac et cette plaine, nous les dominons de très haut, bien qu'ils soient déjà sans doute à près de deux mille mètres au-dessus de la surface des mers. Et un étrange grouillement noirâtre s'indique là partout dans les herbages; l'agitation d'une nuée d'insectes, dirait-on d'abord, des hauteurs où notre petite caravane passe; mais ce sont des nomades, assemblés là par légions, pêle-mêle avec leur bétail. Vêtements noirs, comme toujours, tentes noires et troupeaux noirs; milliers de moutons et de chèvres, dont la laine sert à tisser les tapis de la Perse, ses innombrables couvertures, sacs, bissacs et objets de campement. Chaque année, en avril, s'opère une immense migration de toutes les tribus errantes, vers les hauts plateaux herbeux du Nord, et, en automne, elles redescendent dans les parages du Golfe Persique. Leur mouvement d'ensemble est commencé; mon tcharvadar m'annonce que leur avant-garde nous précède dans les gorges qui montent à Chiraz, et qu'il faut nous attendre demain à passer au milieu d'eux: mauvaises gens, d'ailleurs, et mauvaises rencontres à faire.

A la tombée de la nuit, nous devons nous engager à nouveau dans les montagnes, pour nous élever de six ou huit cents mètres encore jusqu'à l'étape prochaine. D'en bas, de la plaine envahie ce soir par tant de bêtes brouteuses, tant de farouches bergers, une clameur de vie intense et primitive commence de monter vers nous; on entend bêler, beugler, hennir; les chiens de garde jettent de longs aboiements; les hommes aussi lancent des appels, ou simplement donnent de la voix sans but, par exubérance, comme les animaux crient. Et l'air, de plus en plus sonore à mesure que le crépuscule nous enveloppe, s'emplit de la symphonie terrible.

Des flambées de branches s'allument partout, dans les lointains, aux bivouacs des nomades, nous révélant des présences humaines où l'on n'en soupçonnait pas, dans toutes les gorges, sur tous les plateaux. Nous passons en plein dans l'orbite des tribus errantes. Et, quand nous jetons un dernier coup d'œil au-dessous de nous, sur la plaine et le lac assombris, on y voit maintenant briller des feux par myriades, donnant l'illusion d'une ville au déploiement sans fin.

Mais, dès que nous entrons pour tout de bon dans le défilé obscur, plus de lumières, plus de bruits de voix, plus rien: les nomades n'y sont pas encore, et l'habituelle solitude est retrouvée. Au-dessus de nos têtes, d'étranges rochers criblés de trous ressemblent dans l'ombre à des efflorescences de pierres, à des madrépores, à de colossales éponges noires. Et, pendant deux heures, il faut recommencer l'effarante gymnastique des nuits d'avant, la montée presque verticale au milieu des roches croulantes, nos chevaux et nos mules tout debout dans des escaliers au-dessus des gouffres; il faut réentendre, sur les cailloux qui s'arrachent, le crissement des sabots affolés cherchant à se cramponner à toutes les saillies solides,—et subir l'incessante secousse, le continuel «temps de rein» de la bête qui s'enlève à la force des pieds de devant, dans la frayeur de glisser, de rouler jusqu'en bas, en avalanche, au fond de l'abîme.

A dix heures enfin, nous avons trêve, à l'entrée d'une vallée d'herbages, en pente adoucie. Et voici un petit fort carré, dans lequel une lumière brille. C'est un poste de soldats veilleurs, contre les brigands et les nomades. On fait halte et l'on entre, d'autant plus qu'il faut ici changer d'escorte, laisser nos quatre hommes pris à Kazeroun, les remplacer par quatre autres plus reposés et alertes.

On menait joyeuse veillée, à l'intérieur de ce fort perdu; autour du samovar bouillant, on fumait, on chantait des chansons; et on nous offre aussitôt du thé, dans des tasses minuscules. Il y avait là trois voyageurs, cavaliers à longs fusils, se rendant comme nous à Chiraz; ils nous proposent d'aller de compagnie, et nous repartons en cavalcade nombreuse.

Après l'affreux chaos dont nous sortons à peine, cela repose presque voluptueusement de cheminer dans cette vallée nouvelle, sur un terrain uni, feutré de fleurs et de mousses. Par une pente légèrement ascendante, on dirait que l'on s'en va vers quelque palais enchanté, tant la route est exquise, au grand calme du milieu de la nuit. C'est comme une avenue très arrangée, pour des promenades de princesses de féerie; une interminable avenue, entre des parois tapissées de fleurs à profusion. Il y a aussi beaucoup d'arbres qui, dans l'obscurité, ressemblent à nos chênes; des arbres tout à fait énormes, qui doivent vivre là depuis des siècles; mais ils sont clairsemés discrètement sur les pelouses, ou bien ils se groupent en bosquets, avec un art supérieur. On n'entend plus marcher la caravane, sur ces épais tapis verts. De-ci, de-là, du haut des branches, les chouettes nous envoient quelque petite note isolée, que l'on dirait sortie d'une flûte de roseau. Il fait frais, de plus en plus frais, presque trop pour nous qui arrivons à peine des régions torrides d'en bas, mais cela réveille et cela vivifie. Et des arbustes, tout fleuris en touffes blanches, laissent dans l'air des traînées de parfum. Il y a grande fête silencieuse d'étoiles au-dessus de tout cela, grand luxe de scintillements. Et bientôt commence une pluie de météores; sans doute parce que nous sommes ici plus près du ciel, ils sont plus lumineux qu'ailleurs; ils font comme des petits éclairs, ils laissent des sillages qui persistent, et parfois on croit entendre un bruit de fusée quand ils passent.

De tant de lieux traversés en pleine naît, et que jamais on ne revoit le lendemain, que jamais on ne peut vérifier à la clarté du jour, pas un ne ressemblait à celui-ci; nous n'avions point rencontré encore cette sorte de paix, cette forme de mystère... La majesté de ces grands arbres que n'agite aucun souffle, cette vallée qui ne finit pas, cette transparence bleuâtre des ténèbres, peu à peu suggèrent à l'imagination un rêve du paganisme grec: le séjour des Ombres bienheureuses devait être ainsi; à mesure que l'heure passe, les Champs Élyséens s'évoquent de plus en plus, les bocages souverainement tranquilles où dialoguaient les morts...

Mais, à minuit, le charme brusquement tombe; une nouvelle tourmente de rochers nous barre le chemin; une petite lumière, qui s'aperçoit à peine tout en haut, indique le caravansérail qu'il s'agit d'atteindre, et il faut recommencer une folle grimpade, au milieu du fracas des pierres qui s'écrasent, se désagrègent et roulent; il faut endurer encore toutes les secousses, tous les heurts sur nos bêtes infatigables, qui butent à chaque pas, glissent parfois des quatre pieds ensemble, mais en somme ne tombent guère.

Monter, toujours monter! Depuis le départ, nous avons dû, par intervalles, redescendre aussi, sans nous en apercevoir, car, autrement, nous serions bien à cinq ou six mille mètres d'altitude, et j'estime que nous sommes à trois mille au plus.

Le gîte, cette nuit, s'appelle Myan-Kotal; ce n'est point un village, mais, une forteresse, perchée en nid d'aigle sur les cimes au milieu des solitudes; pour les voyageurs et leurs montures, un abri solide contre les brigands, entre d'épaisses murailles, mais rien de plus.

Dans l'enceinte crénelée, où nous pénétrons par une porte qui aussitôt se referme, chevaux, mulets, chameaux, sacs de caravane, gisent confondus, à tout touche. Et, de ces niches en terre battue qui sont les chambres des caravansérails, une seule reste libre; cette fois il faudra dormir avec nos gens; pas même la place d'y dresser nos lits de sangle; d'ailleurs, ça nous est égal, mais vite nous allonger n'importe où; un ballot sous la tête, une couverture, car l'air est glacé, et pêle-mêle, avec Ali, avec Abbas, avec nos domestiques persans, dans une promiscuité complète, tous fauchés à la même minute par un invincible sommeil, sans en chercher plus, nous perdons conscience de vivre...

Lundi, 23 avril.

Au fond de l'espèce de petite grotte informe, basse et noircie de fumée, où nous gisons comme des morts, les rayons du soleil filtrent depuis longtemps par des trous et des lézardes, sans qu'un seul de nous ait encore bougé. Confusément nous avons entendu des bruits déjà très familiers: dans la cour, le remuement des matineuses caravanes, les longs cris à bouche fermée des conducteurs de mules; et, sur les murs, la grande aubade des hirondelles,—chantée cette fois, il est vrai, avec une exaltation inusitée par d'innombrables petites gorges en délire. Cependant nous restons là inertes, une torpeur nous clouant sur le sol, aux places mêmes où, hier au soir, nous étions tombés.

Mais, quand nous quittons l'ombre de notre tanière, le premier regard jeté au dehors est pour nous causer stupeur et vertige; arrivés en pleine nuit, nous n'avions soupçonné rien de pareil; les aéronautes, qui s'éveillent au matin après une ascension nocturne, doivent éprouver de ces surprises trop magnifiques et presque terrifiantes.

Autour de nous, plus rien pour masquer à nos yeux le déploiement infini des choses; d'un seul coup d'œil, ici, nous prenons soudainement conscience de l'extrême hauteur où nous a conduits notre marche ascendante, à travers tant de défilés et tant de gouffres, et durant tant de soirs; nous avions dormi dans un nid d'aigles, car nous dominons la Terre. Sous nos pieds, dévale un chaos de sommets,—qui furent jadis courbés tous dans le même sens par l'effort des tempêtes cosmiques. Une lumière incisive, absolue, terrible, descend du ciel qui ne s'était jamais révélé si profond; elle baigne toute cette tourmente de montagnes inclinées; avec la même précision jusqu'aux dernières limites de la vue, elle détaille les roches, les gigantesques crêtes. Vus ensemble et de si haut, tous ces alignements de cimes, tranchantes et comme couchées par le vent, ont l'air de fuir dans une même direction, imitent une houle colossale soulevée sur un océan de pierre, et cela simule si bien le mouvement que l'on est presque dérouté par tant d'immobilité et de silence.—Mais il y a des cent et des cent mille ans que cette tempête est finie, s'est figée, et ne fait plus de bruit.—D'ailleurs, rien de vivant ne s'indique nulle part; aucune trace humaine, aucune apparence de forêt ni de verdure; les rochers sont seuls et souverains; nous planons sur de la mort, mais de la mort lumineuse et splendide...

La forteresse, maintenant, est tranquille et presque déserte, les autres caravanes parties. Dans un coin de la cour murée, où ne gisent plus que nos harnais et nos bagages, deux personnages en longue robe, les gardiens du lieu, fument leur kalyan, les yeux à terre et sans mot dire, indifférents à ces aspects d'immensité qu'ils ne savent plus voir. N'étaient les hirondelles qui chantent, on n'entendrait rien, au milieu du grand vide sonore.

Tout est solide, rude et fruste, dans ce caravansérail aérien; les murailles délabrées ont cinq ou six pieds d'épaisseur; les vieilles portes disjointes, bardées de fer, avec des verrous gros comme des bras, racontent des sièges et des défenses.—De plus, c'est ici une étonnante ville d'hirondelles: le long de tous les toits, de toutes les corniches, les nids s'alignent en rangs multiples, formant comme de vraies petites rues; des nids très clos, avec seulement une porte minuscule. Et, comme c'est la saison de réparer, de pondre, les petites bêtes s'agitent, très en affaires, chacune rapportant quelque chose au logis, et rentrant sans se tromper, tout droit, dans sa propre maison,—qui n'est pourtant pas numérotée.

L'heure toujours morne de midi nous attire de farouches compagnons, cavaliers très armés, voyageurs qui en passant s'arrêtent à la forteresse, pour un moment de repos et de fumerie à l'ombre. Tout près de nous, sous des ogives de pierre, ils s'installent avec force saluts courtois. Bonnets noirs et barbes noires; sombres figures assyriennes, hâlées par le vent des montagnes; longues robes bleues, retenues aux reins par une ceinture de cartouches. Ils sentent la bête fauve et la menthe du désert. Pour s'asseoir ou s'étendre, ils ont de merveilleux tapis, qui étaient plies sous la selle de leurs chevaux; ce sont les femmes, nous disent-ils, qui savent ainsi teindre et tisser la laine,—dans cette Chiraz très haut montée, presque un peu fantastique, où nous entrerons sans doute enfin demain soir... Et bientôt la fumée endormeuse des kalyans nous enveloppe, s'élève dans l'air vif et pur des sommets. Au milieu de la cour, dans le carré vide que le soleil inonde, il y a l'incessant tourbillon des hirondelles, dont les petites ombres rapides tracent des hiéroglyphes par milliers sur la blancheur du sol. Tandis qu'au-dessous de nous, c'est toujours le vertige des cimes, la gigantesque houle pétrifiée, que l'on dirait encore en mouvement, qui a l'air de passer et de fuir...

A quatre heures, nous devions nous remettre en route; mais où donc est Abbas? Il était allé chercher nos bêtes, qui broutaient parmi les rochers d'alentour, et il ne reparaît plus. Alors on s'émeut; tous mes gens, dans diverses directions, se mettent à battre la montagne; bientôt leurs cris, leurs longs cris chantants qui se répondent, troublent le silence habituel des sommets. Enfin on le retrouve, cet Abbas qui était perdu; il revient de loin, ramenant une mule échappée. Pour quatre heures et demie, le départ va pouvoir s'organiser.

J'avais demandé les trois soldats d'escorte que j'ai le droit, d'après l'ordre du gouverneur de Bouchir, de réquisitionner sur mon passage; mais, comme il n'y en a pas dans le pays, j'ai accepté, pour en tenir lieu, trois pâtres d'alentour, et voici qu'on me les présente: figures sauvages, cheveux épars sur les épaules, types accomplis de brigands; robes loqueteuses en vieilles étoffes d'un archaïsme adorable; longs fusils à pierre, où pend un jeu d'amulettes; à la ceinture, tout un arsenal de coutelas.

Et nous partons à la file, sur des éboulis, par des sentiers à se rompre le cou, en la compagnie obstinée d'un troupeau de buffles dont les cornes tout le temps nous frôlent. Dans l'absolue pureté de l'espace, les derniers lointains se détaillent; l'énorme tourmente des monts et des abîmes se révèle entière à nous, s'étale docilement sous nos regards. Çà et là, dans les replis des grandes lames géologiques, un peu roses au soleil du soir, dorment des nappes admirablement bleues qui sont des lacs. Nous dominons tout; nos yeux s'emplissent d'immensité comme ceux des aigles qui planent; nos poitrines s'élargissent pour aspirer plus d'air vierge.

Vers l'heure du couchant, étant descendus d'environ cinq cents mètres, nous nous trouvons en vue tout à coup d'un plateau herbeux, vaste et uni comme une petite mer, entre des chaînes de montagnes verticales qui l'enferment dans leurs murailles. L'herbe, si verte, y est criblée de points noirs, comme si des nuées de mouches étaient venues s'y abattre: les nomades! Leur clameur commence de monter jusqu'à nous. Ils sont là par milliers, avec d'innombrables tentes noires, d'innombrables troupeaux de buffles noirs, de bœufs noirs, de chèvres noires. Et nous devrons passer au milieu d'eux.

Nous mettons une heure et demie à traverser péniblement cette plaine, où les pieds de nos bêtes s'enfoncent dans la terre molle et grasse. L'herbe est épaisse, plantureuse; le sol traître, coupé de flaques d'eau et de marécages. Les nomades ne cessent de nous entourer, les femmes s'attroupant pour nous voir, les jeunes hommes venant caracoler à nos côtés sur des chevaux qui ont l'air de bêtes sauvages.

Si riche que soit ce tapis vert, étendu magnifiquement partout, comment suffit-il à nourrir tant et tant de parasites, qui ne vivent que de lui, et dont les mâchoires, par myriades, ne sont occupées qu'à le tondre sans trêve? L'eau qui entretient ce luxe d'herbages, l'eau abondante et sournoise, cachée par les joncs ou les graminées fines, clapote constamment sous nos pas. Et tout à coup une de nos mules, les jambes de devant plongées jusqu'aux genoux dans la vase, s'abat avec sa charge; alors un essaim de jeunes nomades, en tuniques noires, comme un vol de corbeaux sur une bête qui meurt, s'élance avec des cris;—mais c'est pour nous venir en aide; très vite et habilement ils détachent les courroies, débarrassent la bête tombée et la remettent debout; je n'ai qu'à dire un grand merci à la ronde, en distribuant des pièces blanches, que l'on ne me demandait même pas et que l'on accepte non sans quelque hauteur. Qui donc prétendait qu'ils sont mauvais, ces gens-là, et dangereux sur le chemin?

Il est presque nuit quand nous arrivons au bout de l'humide et verte plaine, au pied d'une colossale muraille de roches surplombantes, d'où jaillit en bouillonnant une rivière qu'il faut passer à gué, dans l'eau jusqu'au poitrail des chevaux. Un village est là blotti dans un renfoncement, tout contre la base de l'abrupte montagne, un village en pierres, avec rempart et donjon crénelé: toutes choses que l'on distinguerait à peine,—tant il fait brusquement sombre sous la retombée de ces roches terribles,—si des feux de joie, qui flambent rouge, n'éclairaient les maisons, la mosquée, les murs et les créneaux. Autour de ces feux, sonnent des musettes, battent des tambourins, et on entend aussi le cri strident des femmes; c'est une noce, un grand mariage.

Nous changeons ici notre garde, laissant nos trois bergers armés, venus avec nous du nid d'aigle de Myan-Kotal, pour en prendre trois autres, gens de la noce, qui se font beaucoup tirer l'oreille avant de se mettre en selle. Et la nuit est close quand nous nous engageons, pour quatre heures de route au moins, dans une forêt sombre.

Voici le froid, le vrai froid, que nous n'avions pas assez prévu, et, sous nos légers vêtements, nous commençons à souffrir. Deux de nos nouveaux gardes, profitant des fourrés obscurs, tournent bride et disparaissent; un seul nous reste, qui chemine à mes côtés et sans doute nous sera fidèle jusqu'à l'étape. Cette forêt est sinistre; et d'ailleurs mal famée; nos gens ne parlent pas et regardent beaucoup derrière eux. Les vieux arbres, rabougris et tordus, tout noirs à cette heure, se groupent bizarrement parmi les rochers; à la clarté indécise des étoiles, nous suivons de vagues sentes, blanchâtres sur le sol gris: il y a de tristes clairières qui rendent plus inquiétante ensuite la replongée sous bois; il y a des trous, des ravins; on monte, on descend; tout est plein de cachettes et favorable aux embûches.

Une alerte, à dix heures: des cavaliers, qui ne sont pas des nôtres, trottent derrière nous, s'approchent comme s'ils nous poursuivaient. On s'arrête, et on les met en joue. Et puis on se reconnaît à la voix; ce sont ces mêmes voyageurs qui nous avaient pris pour compagnons hier au soir. Pourquoi avaient-ils disparu tout le jour, et d'où surgissent-ils à présent? On accepte quand même de voyager ensemble, comme la veille.

Nous sortons de la forêt vers les minuit, pour entrer dans une lande qui paraît sans fin et où souffle une bise d'hiver. Il y a des choses très blanches, étendues sur le sol: des tables de pierre, des linceuls, quoi?—Ah! de la neige, des plaques de neige, partout!

Nous sommes enfin sur ces hauts plateaux d'Asie, vers lesquels nous montions depuis sept jours; cette lande a tout l'air de voisiner avec le ciel, qui a pris l'aspect d'un velum de soie noire, et où les étoiles élargies brillent presque sans rayons, comme si, entre elles et nous, quelque chose de très raréfié, de très diaphane, à peine s'interposait. L'onglée aux pieds, l'onglée aux mains, engourdis quand même d'un invincible sommeil après toute la fatigue amassée des précédentes nuits, nous connaissons, pour la première fois depuis le départ, une vraie souffrance; à chaque instant, les rênes s'échappent de nos doigts raidis, qui s'ouvrent malgré nous, comme s'ils étaient morts.

Une heure du matin. Tout engourdis et glacés, je crois que nous dormions à cheval, car nous n'avions pas vu poindre le caravansérail, et il est pourtant là bien près, devant nous; espèce de château fort aux murs crénelés, qui donne l'impression de quelque chose de gigantesque et de fantastique, planté tout seul au milieu de cette rase solitude; alentour, des centaines de formes grisâtres, posées sur la lande, ressemblent à un semis de grosses pierres, mais il s'en échappe un vague bruissement de respiration et une senteur de vie: ce sont des chameaux couchés, et des chameliers gardiens, qui dorment roulés dans des couvertures, parmi d'innombrables ballots de marchandises. Deux ou trois routes de caravanes se croisent au pied de ce caravansérail fortifié; il y a ici, paraît-il, un va-et-vient continuel, et sans doute, à l'intérieur, tout est plein. Cependant on nous ouvre les portes hérissées de fer, que nous avons fait résonner aux coups d'un lourd frappoir: nous entrons dans une cour, où bêtes et gens pêle-mêle gisent comme sur un champ de bataille après la déroute; et, plus rapide encore qu'hier, est notre écroulement dans le sommeil, au fond d'une niche en terre battue où nous nous étendons sans contrôle, insouciants de la promiscuité, des immondices, et de la vermine probable.

Mardi, 24 avril.

Au soleil de neuf heures du matin, nous tenons conseil, mon tcharvadar et moi, dans le château fort, sous les ogives de la cour. Finies, les discussions entre nous deux; bons amis tout à fait; et il n'allume jamais son kalyan sans m'offrir un peu de fumée.

Même presse qu'hier au soir, dans cette cour. Mules couchées, mules debout; milliers de sacs de caravane, toujours pareils, toujours en laine grise, rayée de noir et de blanc, et sur lesquels la terre des chemins a jeté sa nuance rousse: un ensemble qui est de couleur triste et neutre, mais où tranche çà et là quelque tapis merveilleux, étendu comme chose commune sous un groupe d'indolents fumeurs.

De mon conciliabule avec Abbas, il résulte que nous quitterons en plein jour ce château de Kham-Simiane, pour faire les dix ou douze lieues qui nous séparent encore de Chiraz. Le temps est frais, le soleil n'est plus dangereux comme en bas, et j'en ai assez d'être un voyageur nocturne.

Donc, après le kalyan de midi, on dispose la caravane, et il est à peine deux heures quand nous sortons des grands murs crénelés. L'âpre solitude se déroule aussitôt, triste et stérile dans une clarté intense, sous un ciel tout bleu. Çà et là des plaques de neige ressemblent à des draps blancs étendus sur le sol. Un aigle plane. Le soleil brûle et le vent est glacé. Nous sommes à près de trois mille mètres d'altitude.

Dans un repli du terrain, il y a un hameau farouche; une dizaine de huttes construites avec des quartiers de rocher, basses, écrasées contre la terre, par frayeur des rafales qui doivent balayer ces hauts plateaux. Alentour, quelques saules à peine feuillus, grêles et couchés par le vent. Ensuite et jusqu'à l'infini, plus rien, dans ce lumineux désert.

Vers Chiraz, où nous arriverons enfin ce soir, nous descendons fort tranquillement par d'insensibles pentes; nous sommes inondés de lumière; les neiges peu à peu disparaissent, et nous sentons d'heure en heure les souffles s'attiédir. Nous ne rencontrons rien de vivant, que de grands vautours chauves, posés sur cette route des caravanes dans l'attente des bêtes qui tombent de fatigue et qu'on leur abandonne; ils se lèvent à notre approche, à peine effrayés; se posent à nouveau et nous suivent des yeux. Les fleurettes pâles, les plantes rases, d'abord clairsemées sur ces steppes, se multiplient, se rejoignent, finissent par former des tapis odorants sous nos pas. Puis, commencent les broussailles de chez nous, les tamarins, les aubépines prêtes à fleurir, les épines noires déjà en fleurs. Le coucou chante, et on se croirait dans nos landes de France, n'étaient ces horizons qui se déploient toujours, si vastes, si primitifs: la Gaule devait avoir de ces aspects de beauté paisible, aux printemps anciens... Et voici maintenant une rivière, adorablement limpide, une rivière de cristal. Des osiers en rideau et quelques petits saules ont poussé au bord; elle s'en va sur un lit de cailloux blancs, toute seule et comme ignorée dans la timide verdure de ses oseraies, traversant cette immensité sauvage; sans doute elle doit finir par se précipiter, en séries de cascades, dans des régions moins hautes et moins pures, et se souiller à mille contacts; mais ici, passant au milieu de ce vaste cadre sans âge, qui doit être tel depuis le commencement des temps, elle a je ne sais quoi de virginal et de sacré, cette eau si claire.

Après trois heures de marche, une petite tour crénelée surgit toute seule au bord de notre chemin: un poste de veilleurs, où nous comptions prendre deux soldats de renfort. En passant, nous nous arrêtons pour héler à longs cris; mais rien ne bouge et la porte reste close. Entre deux créneaux cependant, au sommet de la tour, finit par se dresser la tête d'un vieillard à chevelure blanche, coiffé d'un haut bonnet de magicien: «Des soldats, dit-il d'un ton de moquerie, vous voulez des soldats? Eh bien! ils sont tous partis dans la campagne à la recherche des brigands qui nous ont volé quatre ânes. Il n'y en a plus, vous vous en passerez, bon voyage!»

Au coucher du soleil, halte pour le repas du soir, sur de vieux bancs hospitaliers, à la porte d'un caravansérail, d'un château fort isolé comme était Kham-Simiane, qui commande l'entrée d'une plaine nouvelle... Et c'est enfin la plaine de Chiraz, celle que jadis tant chantèrent les poètes, c'est le pays de Saadi, le pays des roses.

Vue d'ici, elle paraît délicieusement paisible et sauvage, cette haute oasis où nous allons nous enfoncer au crépuscule; l'herbe y est épaisse et semée de fleurs; les peupliers par groupes y simulent des charmilles, d'un vert doux et profond; les mêmes nuances que chez nous en avril sont répandues sur les arbres et les prairies; mais il y a dans l'atmosphère des limpidités que nous ne connaissons pas, et, au-dessus de l'éden de verdure déjà plongé dans l'ombre, les grandes montagnes emprisonnantes se colorent à cette heure en des rouges de corail tout à fait étrangers aux paysages de nos climats.

A travers cette plaine, légèrement descendante, où l'air est de moins en moins vif, nous reprenons notre marche devenue facile, et environ quatre lieues plus loin, dans la nuit fraîche et étoilée, de longs murs de jardins commencent de s'aligner de chaque côté de la route: les faubourgs de Chiraz! Aucun bruit, aucune lumière et pas de passants; les abords des vieilles villes d'Islam, sitôt qu'il fait noir, ont toujours de ces tranquillités exquises dont nous ne savons plus nous faire l'idée, en Europe...

Ces murs sont ceux des caravansérails, bien qu'ils semblent n'enclore que des bois de peupliers, et là nous frappons successivement à deux ou trois grandes portes ogivales, qui s'entr'ouvrent à peine, une voix répondant de l'intérieur que tout est plein. Les hauts foins, les graminées, les pâquerettes, envahissent les chemins; dans cette obscurité et ce silence, tout embaume le printemps.

De guerre lasse, il faut nous contenter d'un caravansérail de pauvres, où nous trouvons, au-dessus des écuries, une petite niche en terre battue, qui ne nous change en rien de nos misérables gîtes précédents.

Bien entendu, je ne connais âme qui vive, dans cette ville close où je ne puis pénétrer ce soir, et où je sais du reste qu'il n'y a point d'hôtellerie. On m'a donné, à Bender-Bouchir, un beau grimoire cacheté qui est une lettre de recommandation pour le prévôt des marchands, personnage d'importance à Chiraz; sans doute me procurera-t-il une demeure...

Mercredi, 25 avril.

Le premier soir tombe, la première nuit vient, au milieu du silence oppressant de Chiraz. Tout au fond de la grande maison, vide et de bonne heure verrouillée, où me voici prisonnier, ma chambre donne sur une cour, où à présent il fait noir. On n'entend rien, que le cri intermittent des chouettes. Chiraz s'est endormie dans le mystère de ses triples murs et de ses demeures fermées; on se croirait parmi des ruines désertes, plutôt qu'entouré d'une ville où respirent dans l'ombre soixante ou quatre-vingt mille habitants; mais les pays d'Islam ont le secret de ces sommeils profonds et de ces nuits muettes.

Je me redis à moi-même: «Je suis à Chiraz,» et il y a un charme à répéter cela;—un charme et aussi une petite angoisse, car enfin cette ville, en même temps qu'elle reste un débris intact des vieux âges, elle est bien aussi au nombre des groupements humains les moins accessibles et les plus séparés; on y éprouve encore cet effroi du dépaysement suprême, qui devait être familier aux voyageurs de jadis, mais que nos descendants ne connaîtront bientôt plus, lorsque des voies de communication rapide sillonneront toute la terre. Comment s'en aller d'ici, par où fuir, si l'on était pris d'une soudaine nostalgie, d'un besoin de retrouver, je ne dis pas son pays natal, mais seulement des hommes de même espèce que soi, et un lieu où la vie serait un peu modernisée comme chez nous? Comment s'en aller? A travers les contrées solitaires du Nord, pour rejoindre Téhéran et la mer Caspienne après vingt ou trente jours de caravane? Ou bien reprendre le chemin par où l'on est venu, redescendre échelon par échelon les effroyables escaliers de l'Iran, se replonger au fond de tous les gouffres où l'on ne peut cheminer que la nuit, dans la chaleur toujours croissante, jusqu'à l'étuve d'en bas qui est le Golfe Persique, et puis retraverser les sables brûlants pour atteindre Bender-Bouchir, la ville d'exil et de fièvre, d'où quelque paquebot vous ramènerait aux Indes? Les deux routes sont pénibles et longues. Vraiment on se sent perdu dans cette Chiraz, qui est perchée plus haut que les cimes de nos Pyrénées,—et qu'enveloppe à cette heure une nuit limpide, mais une nuit tellement silencieuse et froide...

De cette ville où tout est muré, je n'ai encore pour ainsi dire rien vu, et je me demande si pendant un séjour prolongé j'en verrai davantage; j'y suis entré un peu à la manière de ces chevaliers de légende, que l'on amenait dans des palais par des souterrains, un bandeau sur les yeux.

Au caravansérail, ce matin, Hadji-Abbas, le prévôt des marchands, averti par ma lettre, s'est hâté de venir. Quelques notables l'accompagnaient, tous gens cérémonieux et de belles manières, en longue robe, grosses lunettes rondes et très haut bonnet d'astrakan. On s'est assis dehors, devant ma niche obscure, sur ma terrasse envahie par l'herbe et fleurie de coquelicots. Après beaucoup de compliments en langue turque, la conversation s'est engagée sur les difficultés du voyage: «Hélas!—m'ont-ils dit, un peu narquois,—nous n'avons pas encore vos chemins de fer!» Et, comme je les en félicitais, j'ai vu à leur sourire combien nous étions du même avis sur les bienfaits de cette invention... Des rideaux de peupliers et d'arbres fruitiers tout fleuris nous masquaient la ville, dont rien ne se devinait encore; mais on apercevait des vergers, des foins, des blés verts, un coin de cette plaine heureuse de Chiraz, qui communique à peine avec le reste du monde et où la vie est demeurée telle qu'il y a mille ans. Des oiseaux, sur toutes les branches, chantaient la gaie chanson des nids. En bas, dans la cour où nos bêtes se reposaient, des muletiers, des garçons du peuple, l'air calme et sain, les joues dorées de grand air, fumaient nonchalamment au soleil, comme des gens qui ont le temps de vivre, ou bien jouaient aux boules, et on entendait leurs éclats de rire. Et je comparais avec les abords noircis de nos grandes villes, nos gares, nos usines, nos coups de sifflet et nos bruits de ferraille; nos ouvriers, blêmes sous le poudrage de charbon, avec des pauvres yeux de convoitise et de souffrance.

Au moment de prendre congé, le prévôt des marchands m'avait offert une de ses nombreuses maisons dans Chiraz, une maison toute neuve. Il devait aussitôt m'en faire tenir la clef, et j'ai commencé d'attendre, d'attendre sans voir venir, en fumant de longs kalyans sur ma terrasse: les Orientaux, chacun sait cela, n'ont pas comme nous la notion du temps.

Vers quatre heures du soir enfin, cette clef m'est arrivée. (Elle était longue d'un pied deux pouces.) Alors il a fallu congédier et payer mon tcharvadar avec tous ses gens; aligner, recompter avec eux quantité de pièces blanches, échanger beaucoup de souhaits et de poignées de main; ensuite mander une équipe de portefaix (des juifs à longue chevelure), charger sur leur dos notre bagage, et s'acheminer, derrière eux vers la ville, qui devait être toute proche, et que l'on n'apercevait toujours point.

Nous allions mélancoliquement entre des murs très hauts, en brique grise, en terre battue, où s'ouvrait à peine de loin en loin un trou grillé, une porte clandestine.

Ils finirent par se rejoindre en voûte sur nos têtes, ces murs qui se resserraient toujours, et une pénombre de caveau nous enveloppa soudain; au milieu de ces étroits passages, des petits ruisseaux immondes coulaient parmi des guenilles, des fientes, des carcasses; on sentait une odeur d'égout et de souris morte: nous étions dans Chiraz.

En pénombre plus épaisse, on s'est arrêté devant une vieille porte cloutée de fer, avec un frappoir énorme: c'était ma demeure. D'abord un couloir sombre, un corps de logis poudreux et croulant; ensuite la surprise d'une cour ensoleillée, avec de beaux orangers en fleurs autour d'une piscine d'eau courante; et au fond, la maisonnette, à deux étages, toute neuve en effet et toute blanche, où me voici enfermé,—pour un temps que j'ignore,—car il est plus facile d'entrer à Chiraz que d'en sortir: c'est un dicton persan.

DEUXIÈME PARTIE

Mercredi, 25 avril.

Le soleil baissait déjà quand nous avons fait précipitamment notre première course en ville, aux bazars, pour acheter des coussins et des tapis. (Dans cette maison d'Hadji-Abbas, les chambres, il va sans dire, n'avaient rien que leurs quatre murs.)

On circule dans cette ville comme dans un dédale souterrain. Les ruelles couvertes, semées d'immondices et de pourritures, se contournent et se croisent avec une fantaisie déroutante; par endroits, elles se resserrent tellement que, si l'on rencontre un cavalier, ou même un petit âne, il faut se plaquer des deux épaules aux parois pour n'être point frôlé. Les hommes, en robe sombre, coiffés du haut bonnet d'astrakan, vous dévisagent sans malveillance. Les femmes glissent et s'écartent comme de silencieux fantômes, enveloppées toutes, de la tête aux pieds, dans un voile noir, et la figure cachée par un loup blanc avec deux trous ronds pour les yeux; mais les petites filles que l'on ne voile pas encore, très peintes et la chevelure rougie de henneh, sont presque toutes adorables de beauté fine et de sourire, même les plus pauvres, qui vont pieds nus et dépenaillées, sous des haillons charmants. Dans ces mornes et longues murailles, en briques grises ou en terre grise, jamais ne s'ouvre une fenêtre. Rien que des portes, et encore y a-t-il un second mur bâti derrière pour les masquer, leur faire un éternel écran; quelques-unes s'encadrent de vieilles faïences précieuses, représentant des branches d'iris, des branches de roses, dont le coloris, avivé par le contraste avec toutes les grisailles d'alentour, éclate encore de fraîcheur au milieu de tant de vétusté et de ruines. Oh! les femmes drapées de noir, qui entrent par ces portes-là, contournent le vieux pan de mur intérieur, et disparaissent au fond de la maison cachée!...

Dans ma rue en tunnel, qui est la voie par où pénètrent en ville les caravanes de Bouchir, il y a un petit bazar de juifs, où l'on vend surtout des légumes et des graines. Mais il faut faire un assez long chemin dans le labyrinthe pour rencontrer le vrai bazar de Chiraz, qui est un lieu immense et plein de surprises. Cela commence par des rues étroites, tortueuses, obscures, où, devant les mille petites échoppes, il faut se défier des trous et des cloaques. Ensuite viennent de vastes avenues droites, régulières, voûtées de coupoles rondes qui se succèdent en séries sans fin, et là, pour la première fois, on se dit que c'est vraiment une grande ville, celle où l'on est entré comme par des égouts, sans rien voir. Le long de ces avenues, les marchands sont réunis par groupes de même métier, ainsi que le veut l'usage oriental.—Et on devine qu'à Chiraz, la rue des tapis, où nous avions affaire, est un enchantement pour les yeux!—Dans la rue, plus en pénombre, des marteleurs de cuivre, où l'on entend le bruit incessant des marteaux, nous nous sommes ensuite arrêtés pour acheter des buires à notre usage, des buires ici très communes, mais d'une grâce incomparable, d'une forme inventée dans les temps très anciens et jamais changée. On vendait aussi partout des paquets de ces roses roses très odorantes que l'on appelle chez nous «roses de tous les mois», et des branches d'oranger. Des cavaliers armés obstruaient souvent le chemin, surtout dans le quartier des harnais, qui est l'un des plus étendus; en ce pays où les voyages et les transports ne se font que par caravanes, les harnais prennent une importance capitale, et ils sont de la fantaisie la plus diverse: selles brodées de soie et d'or, bissacs en laine, brides pour les chevaux ou les mulets, houssines de velours à paillettes pour les petits ânes que montent les dames de qualité, coiffures de plumes pour les chameaux. Dans la rue des marchands de soie, il y avait affluence de ces fantômes noirs qui représentent ici les femmes, avec beaucoup de petits bébés comiques et jolis, les yeux allongés jusqu'aux cheveux par des peintures.

Nous avions fait notre visite au bazar à une heure un peu tardive; des échoppes se fermaient, le jour baissait sous les voûtes de briques ou de terre battue. Et, après avoir tant tourné et retourné dans ces passages couverts qui s'assombrissaient, ç'a été une joie de rencontrer enfin une place à air libre, éclairée par le beau soleil du soir, le seul coin de Chiraz peut-être où la vie soit un peu extérieure et gaie sans mystère.

C'est près des remparts de la ville, cette place, et, au fond, il y a une mosquée dont l'immense portique est entièrement rose, sous son revêtement de vieil émail. Çà et là, des tendelets pour les marchands de fruits, de fleurs et de gâteaux. Et, juste en face de ces belles portes si roses, que je ne puis espérer franchir jamais, un vieux petit café, délabré et charmant, devant lequel nous nous sommes assis, sous des arbres, pour fumer en plein air le dernier kalyan du jour. (Le nom de café est du reste impropre, puisque le thé, dans des tasses en miniature, est seul d'usage à Chiraz.) Un cercle s'est aussitôt formé autour de nous, mais ces curieux étaient courtois et discrets, répondant par de jolis sourires un peu félins lorsqu'on les regardait en face. Tous ces gens d'ici ont l'air accueillant et doux, la figure fine, les yeux grands, le regard à la fois vif et rêveur.

Et je suis rentré chez moi, pour procéder avant la nuit à mon installation éphémère, dans le corps de logis tout neuf, derrière la cour: au rez-de-chaussée, mes domestiques; au premier, ma chambre; au second étage, mon salon. Partout des murs bien blancs, où des séries d'ogives sont ménagées en creux, formant des niches où l'on pose les objets. Et, pour soutenir les plafonds en terre battue, un alignement de jeunes troncs de peupliers, soigneusement équarris et bien égaux.

Mon salon, en dix minutes, s'est organisé, avec des tapis, des coussins jetés par terre, des tentures accrochées à la muraille par de vieux clous, et, à la place d'honneur, les belles armes que me donna l'Iman de Mascate, le jour de mon récent passage, son poignard à fourreau d'argent et son sabre à gaine d'or.

Mais la nuit, qui arrivait dans son grand suaire de silence, a eu tôt fait d'interrompre notre puéril amusement d'installation, et de rendre sinistre ma demeure, trop enclose au milieu de si inconnaissables entours.

En entrant, nous avons tiré les lourds verrous de la porte qui donne sur les dehors noirs; mais nous ignorons encore tous les quartiers, recoins et dépendances de la vaste maison; nul de nous n'a exploré le vieux corps de logis à deux étages qui est adossé à la rue, ni les immenses greniers à foin, chais et souterrains qui s'ouvrent derrière nos chambres...

Quant aux autres logis humains qui nous enserrent, il va sans dire que tout est combiné pour qu'il nous soit impossible d'y plonger un regard. Qui habite là, et que s'y passe-t-il? Nous ne saurons jamais. Par nos fenêtres, qui ont vue sur notre cour très haut murée, on n'apercevait, quand il faisait clair, rien de ces maisons voisines; rien que la tête des peupliers qui ombragent les petits jardins, et les toits en terre battue où l'herbe pousse, où les chats se promènent;—ensuite, dans le lointain, par-dessus le faîte des vieilles constructions couleur de poussière, la ligne de ces montagnes nues qui enferment de toutes parts la verte plaine.

A présent donc, il fait nuit. Mes serviteurs, après tant de fatigantes veilles, dorment profondément, dans la bonne quiétude d'un voyage accompli et l'assurance de ne pas recommencer demain les chevauchées nocturnes.

Belle nuit d'étoiles, qui va se refroidissant très vite et que ne trouble aucun bruit humain. On n'entend que la voix douce et retenue des chouettes, qui s'appellent et se répondent de différents côtés, au-dessus de l'inquiétante torpeur de Chiraz...

Jeudi, 26 avril.

«Allah ou Akbar!... Allah ou Akbar!...» C'est l'éternelle psalmodie de l'Islam qui m'éveille avant jour; la voix du muezzin de mon quartier, du haut de quelque toit proche, chante éperdument dans la pâleur de l'aube.

Et, aussitôt après, des sonnailles, très argentines et charmantes, commencent à monter jusqu'à moi, de la petite ruelle noire: l'entrée des caravanes. Grosses cloches au son grave, pendues au poitrail des mules, petites clochettes passées en guirlande autour de leur cou, carillonnent ensemble, et ce bruit joyeux, tantôt assourdi, tantôt amplifié par la résonance des voûtes, s'infiltre peu à peu dans tout le labyrinthe souterrain de Chiraz, chassant le sommeil et le silence de la nuit. Cela dure très longtemps; des centaines de mules doivent défiler devant ma porte,—et défileront sans doute ainsi chaque matin, pour m'annoncer le jour, car l'heure des caravanes est immuable. Et c'est par mon quartier qu'elles entrent en ville, toutes celles qui arrivent d'en bas, des bords du golfe Persique, de la région torride située au niveau normal de la Terre.

Cette première matinée se passe pour moi en vaines conférences avec des tcharvadars, des muletiers, des loueurs de chevaux, dans l'espoir d'organiser déjà le départ, car il faut s'y prendre plusieurs jours à l'avance, et les voyageurs ici sont parfois indéfiniment retardés. Mais rien ne se conclut, et même rien d'acceptable ne m'est offert. Le proverbe semble se vérifier: il est plus facile d'entrer à Chiraz que d'en sortir.

L'après-midi, je vais rendre au prévôt des marchands sa visite. Il demeure dans mon quartier, et, pour se rendre chez lui, tout le temps on est dans l'ombre et la tristesse de ces grands murs penchés, qui le plus souvent se rejoignent en voûte. Une vieille porte de prison, que masque un écran intérieur en maçonnerie croulante: c'est chez lui. Ensuite un petit jardin plein de roses, avec des allées droites à la mode d'autrefois, un bassin, un jet d'eau; et la maison s'ouvre au fond, très ancienne et très orientale.

Le salon d'Hadji-Abbas: plafond en arabesques bleu et or, avec des branches de roses aux nuances effacées par les ans; murs extrêmement travaillés, divisés en petites facettes, creusés en petites grottes avec des retombées de stalactites, tout cela devenu d'une couleur de vieil ivoire, que rehaussent des filets d'or terni; par terre, des coussins et d'épais tapis merveilleux. Et les fenêtres découpées donnent sur les roses du jardin très caché et sans vue, où le jet d'eau mène son bruit tranquille.

Il y a deux tabourets au milieu du salon, un pour Hadji-Abbas, qui depuis hier a teint sa barbe blanche en rouge ardent; l'autre pour moi. Les fils de mon hôte, des voisins, des notables, tous gens en longue robe et haut bonnet noir comme en portaient les magiciens, arrivent successivement, très silencieux, et forment cercle le long des jolies murailles fanées, en s'asseyant sur les tapis; les serviteurs apportent du thé, dans de très anciennes petites tasses de Chine, et puis des sorbets à la neige de montagne, et enfin les inévitables kalyans, où tous nous devons fumer à la ronde. On m'interroge sur Stamboul, où l'on sait que j'ai habité. Ensuite, sur l'Europe, et, tour à tour, la naïveté ou la profondeur imprévue des questions me donne plus que jamais à entendre combien ces gens-là sont loin de nous. La conversation, à la fin, dévie vers la politique et les dernières menées anglaises autour de Koueït:—«S'il faut, disent-ils, que notre pays soit asservi un jour, au moins que ce ne soit pas par ceux-là! Nous n'avons, hélas! que cent mille soldats en Perse; mais tous les nomades sont armés; et moi-même, mes fils, mes serviteurs, tout ce qu'il y a d'hommes valides dans les villes ou les campagnes, prendrons, des fusils quand il s'agira des Anglais!»

Le bon Hadji-Abbas me conduit ensuite chez deux ou trois notables, qui ont des maisons plus belles que la sienne, et de plus beaux jardins, avec des allées d'orangers, de cyprès et de roses. Mais combien ici la vie est cachée, défiante, secrète! Ils seraient charmants, ces jardins, s'ils n'étaient si jalousement enfermés et sans vue; pour que les femmes puissent s'y promener dévoilées, on les entoure de trop grands murs, que l'on essaie vainement d'égayer en y dessinant des ogives; en les ornant de céramiques: ce sont toujours des murs de prison.

Le gouverneur de la province, que je comptais voir aujourd'hui et prier de me faciliter la route d'Ispahan, est absent pour quelques jours.

Et je garde pour la fin ma visite à un jeune ménage hollandais, les van L..., qui vivent ici dans un isolement de Robinson. Ils habitent une ancienne maison de pacha,—au fond d'un vieux jardin très muré, il va sans dire;—et c'est tellement imprévu d'y retrouver tout à coup un petit coin d'Europe, d'aimables gens qui parlent votre langue! Ils sont d'ailleurs si accueillants que, dès la première minute, une gentille intimité de bon aloi s'établit entre les exilés que nous sommes. Depuis deux ou trois ans, ils résident à Chiraz, où M. van L... dirige la Banque impériale persane. Ils me confient leurs difficultés de chaque jour, que je n'imaginais pas, dans cette ville où sont inconnues les choses les plus utiles à l'existence telle que nous l'entendons, et où il faut prévoir deux mois à l'avance ce dont on aura besoin, pour le faire venir par la voie de Russie ou la voie des Indes; ce qu'ils me disent est pour augmenter le sentiment que j'avais déjà, d'être ici dans un monde quasi lunaire.

Le reste de l'après-midi se passe pour moi en promenade errante dans le labyrinthe, avec mes trois serviteurs, le Français et les deux Persans, à la recherche des introuvables mosquées. Je n'ai aucun espoir d'y entrer; mais au moins je voudrais, du dehors, voir les portiques, les belles ogives et les précieuses faïences.

Oh! les étonnantes petites rues, semées d'embûches même en plein jour; quelquefois, en leur milieu, s'ouvre un puits profond, sans la moindre margelle au bord; ou bien, à la base d'un mur, c'est un soupirail béant qui donne dans des oubliettes noires. Et partout traînent des loques, des ordures, des chiens crevés que dévorent les mouches.

Je sais qu'elles existent, ces mosquées, qu'il en est même de célèbres; et l'on dirait vraiment qu'elles nous fuient ou qu'il y a des ensorcellements dans leurs entours. Parfois, regardant en l'air, on aperçoit, par quelque trou dans la voûte des rues, un admirable dôme vert et bleu, là tout près, qui monte et brille dans le ciel pur. Alors on se précipite par un couloir d'ombre qui semble y conduire: il est muré ce couloir; ou bien il finit en amas de terre éboulée. On revient sur ses pas, on en prend un autre: il vous éloigne et vous égare. On ne retrouve même plus l'échappée d'air libre où vous était apparu ce dôme d'émail, on ne sait plus où l'on est... Ces mosquées, décidément, n'ont pas d'abords, tant elles sont enclavées dans les vieilles maisons en terre battue, dans les taupinières humaines; on ne doit y arriver que par des détours sournois, connus des seuls initiés. Et cela rappelle ces mauvais rêves où, lorsqu'on veut atteindre un but, les difficultés augmentent à mesure que l'on approche, et les passages se resserrent.

Lassés enfin, nous revenons, sur le soir, au petit café d'hier, que vraisemblablement nous adopterons. Là, au moins, on respire, on sent de l'espace devant soi, et il y a,—un peu en recul, il est vrai,—une mosquée rose qui se laisse regarder. Les gens nous reconnaissent, se hâtent de nous apporter des tabourets, sous les platanes, des kalyans et du thé. Des bergers viennent nous vendre des peaux de ces panthères qui pullulent dans la montagne voisine. Mais l'attroupement pour nous voir est moindre que la première fois: demain ou après-demain, nous n'étonnerons plus personne.

Les remparts de Chiraz forment un côté de cette place; élégants et délabrés comme toutes les choses persanes: hautes murailles droites, flanquées d'énormes tours rondes, et ornées d'une suite sans fin d'ogives qui s'y dessinent en creux; les matériaux qui les composent, terres cuites grises, relevées d'émail jaune et vert, leur donnent encore l'aspect un peu assyrien; au bout de deux cents mètres, on les voit mourir en un amas de briques éboulées, que sans doute personne ne relèvera jamais.

Il y a un va-et-vient continuel devant ce petit café, au déclin du jour: personnages de toute qualité qui rentrent de la campagne, nobles cavaliers sur des chevaux fringants, bons petits bourgeois sur des mulets tout garnis de franges, ou sur de plus modestes ânons. Passent aussi les lents chameaux qui arrivent de Yezd, de Kerman, du désert oriental. Les kalyans s'allument de tous côtés autour de nous, et nos voisins de rêverie, assis sous le même platane, se décident gentiment à causer. L'un d'eux, auquel je conte alors ma course aux mosquées, s'engage à me les montrer toutes demain soir, en me faisant faire une excursion sur les toits de la ville, qui constituent, à ce qu'il paraît, un promenoir très bien fréquenté, le seul d'où l'on ait une vue d'ensemble.

Tranquillement le jour s'en va, et le crépuscule ramène par degrés sa tristesse sur ce haut plateau si isolé du monde. Les couleurs s'éteignent au revêtement d'émail de la belle mosquée d'en face; les faïences dont elle est couverte représentent des profusions de roses, des branches de roses, des buissons de roses, que traversent quelques iris à longues tiges; mais tout cela maintenant se confond en un violet assombri, et le dôme seul brille encore. Dans l'air presque trop pur, les martinets noirs tourbillonnent en jetant des cris aigus, comme chez nous les soirs de printemps: le soleil à peine couché, tout à coup il fait froid à cause de l'altitude.

Par les petites ruelles déjà ténébreuses, semées de puits et d'oubliettes, rentrons chez nous.

Là, une fois la porte barrée, c'est l'enfermement, la solitude, le silence d'un cloître. Et les chouettes commencent de chanter.

Vendredi, 27 avril.

Dig ding dong, dig ding dong, drelin, drelin... L'entrée des caravanes!... Le carillon, qui est ici la musique habituelle de l'aube, me réveille encore à moitié cette fois; demain sans doute, j'y serai fait, comme les gens de Chiraz, et ne l'entendrai plus.

Vendredi aujourd'hui, c'est-à-dire dimanche à la musulmane; donc, rien à tenter pour l'organisation du départ et tout sera fermé.

Un incident de cette matinée vient prendre de l'importance dans notre vie austère: mon serviteur m'annonce que, sur un toit de la maison proche, un toit en terrasse où nous n'avions jamais vu que des chats pensifs, il y a deux paires de bas en soie verte et de longs pantalons de dame, étendus à sécher; avant la nuit, quelqu'un remontera bien pour les enlever, c'est certain, et peut-être, en y veillant, aurons-nous l'occasion d'apercevoir une de nos mystérieuses voisines...

Pour faire comme les bonnes gens de Chiraz, le vendredi, prenons ce matin la route de la campagne. (On sort de la ville par les grandes ogives des portes, ou, si l'on préfère, par les nombreuses brèches des remparts, où le passage continuel des mules a tracé de vrais sentiers.) Et alors c'est la plaine, la très vaste plaine entourée de farouches montagnes de pierre, murée de toutes parts, comme si elle n'était que l'immense jardin d'un Persan jaloux. Le vert des foins et des blés, le vert tout frais des peupliers en rideau, tranchent çà et là sur les grisailles de la campagne; mais on peut dire que ces grisailles, très douces, très nuancées de rose, dominent dans toute la région de Chiraz, sur la terre des champs, sur la terre ou sur les briques des murs. Au-dessus des vieux remparts presque en ruines, qui se reculent peu à peu derrière nous, de tout petits obélisques fuselés s'élèvent de distance en distance, revêtus d'émail bleu et vert; et, à mesure qu'on s'éloigne, les grands dômes des mosquées, émaillés aussi dans les mêmes couleurs, bleu et vert toujours, commencent d'apparaître et de monter au-dessus de la ville en terre grise. Dans le ciel pâle et pur, des nuages blancs s'étirent comme des queues de chat, en gardant des transparences de mousseline. Vraiment les teintes des choses, en ce pays aérien, sont parfois tellement délicates que les noms habituels ne conviennent plus; et la lumière, le calme de cette matinée ont je ne sais quoi de tendre et de paradisiaque. Cependant tout cela est triste,—et c'est toujours cet isolement du monde qui en est cause; c'est cette chaîne de montagnes emprisonnantes, c'est ce mystère des longs murs, et c'est l'éternel voile noir, l'éternelle cagoule sur le visage des femmes.

Donc c'est dimanche à la musulmane aujourd'hui, et elles se répandent toutes dans la plaine claire, ces femmes de Chiraz, qui ressemblent à des fantômes en deuil; elles s'acheminent toutes, dès le matin, vers les immenses jardins murés, édens impénétrables pour nous, où elles enlèvent leur voile et leur masque, pour se promener libres dans les allées d'orangers, de cyprès et de roses; mais nous ne les verrons point. Sur le sentier que nous suivons, passent aussi, au carillon de leurs mille petites cloches, quelques tardives caravanes de mules, qui rentrent en ville après l'heure. Et dans le lointain on aperçoit la route d'Ispahan, avec l'habituel cortège des ânons et des chameaux qui font communiquer ce pays avec la Perse du Nord.

Elles sont de diverses conditions, ces femmes qui se promènent et s'en vont à la cueillette des roses; mais le voile noir, l'aspect funéraire est le même pour toutes. De près seulement, les différences s'indiquent, si l'on observe la main, la babouche, les bas plus ou moins fins et bien tirés. Parfois une plus noble dame, aux bas de soie verte, aux doigts chargés de bagues, est assise sur une mule blanche, ou une ânesse blanche, qu'un serviteur tient par la bride et qui est recouverte d'une houssine frangée d'or. Les enfants de l'invisible belle suivent à pied; les petits garçons, même les plus bébés, très importants, avec leur bonnet haut de forme en astrakan et leur robe trop longue; les petites filles, presque toujours ravissantes, surtout celles d'une douzaine d'années, que l'on ne masque pas encore, mais qui portent déjà le voile noir et, dès qu'on les regarde, le ramènent sur leur visage, dans un effarouchement comique.

Tout ce beau monde disparaît, par les portes ogivales, au fond des jardins murés où l'on passera le reste du jour. Bientôt nous sommes seuls avec les gens du commun, dans la campagne gris rose et vert tendre, sous le ciel exquis. Plus rien à voir; revenons donc vers la vieille ville de terre et d'émail où nous pénétrerons, par quelque brèche des remparts.

Il fait tout de suite sombre et étouffant, lorsque l'on rentre dans le labyrinthe voûté, qui est aujourd'hui presque désert. Une tristesse de dimanche pèse sur Chiraz, tristesse encore plus sensible ici que sur nos villes occidentales. Le grand bazar surtout est lugubre, dans l'obscurité de ses voûtes de briques; les longues avenues où l'on ne rencontre plus âme qui vive, où toutes les échoppes sont bouchées avec de vieux panneaux de bois, fermées avec de gros verrous centenaires, ont un silence et un effroi de catacombe. L'oppression de Chiraz devient angoissante par une telle journée, et nous sentons l'envie de nous en aller, coûte que coûte, de reprendre la vie errante, au grand air, dans beaucoup d'espace...

Aujourd'hui, que faire? Après le repos méridien, allons fumer un kalyan et prendre un sorbet à la neige chez le bon Hadji-Abbas, qui a promis de nous conduire un de ces jours au tombeau du poète Saadi et à celui du noble Hafiz.

Et puis, chez les van L..., où j'ai presque une joie, ce soir, à retrouver des gens de mon espèce, autour d'une table où fume le thé de cinq heures. Ils m'apprennent cette fois qu'il y a trois autres Européens à Chiraz, là-bas dans les jardins de la banlieue: un missionnaire anglican et sa femme; un jeune médecin anglais, qui vit solitaire, charitable aux déshérités.—Ensuite madame van L... me confie son rêve de faire venir un piano; on lui en a promis un démontable, qui pourrait se charger par fragments sur des mules de caravane!... Un piano à Chiraz, quelle incohérence! D'ailleurs, non, je ne vois pas cela, ce piano, même démonté, chevauchant la nuit dans les escaliers chaotiques de l'Iran.

Au logis, où nous rentrons nous barricader à l'heure du Moghreb, deux incidents marquent la soirée. Les muezzins, au-dessus de la ville, finissaient à peine de chanter la prière du soleil couchant, quand mon serviteur accourt tout ému dans ma chambre: «La dame est là sur le toit, qui ramasse ses chaussettes vertes!» Et je me précipite avec lui... La dame est là en effet, plutôt décevante à voir de dos, empaquetée dans des indiennes communes, et les cheveux couverts d'un foulard... Elle se retourne et nous regarde, l'œil narquois, comme pour dire: «Mes voisins, ne vous gênez donc point!» Elle est septuagénaire et sans dents; c'est quelque vieille servante... Étions-nous assez naïfs de croire qu'une belle monterait sur ce toit, au risque d'être vue!

Deux heures plus tard; la nuit est close et la chanson des chouettes commencée sur tous les vieux murs d'alentour. A la lumière des bougies, fenêtres ouvertes sur de l'obscurité diaphane, je prends le frugal repas du soir, en compagnie de mon serviteur français, qui est resté mon commensal par habitude contractée dans les caravansérails du chemin. Un pauvre moineau, d'une allure affolée, entre tout à coup et vient se jeter sur un bouquet de ces roses-de-tous-les-mois, si communes à Chiraz, qui ornait le très modeste couvert. Atteint de quelque blessure qui ne se voit pas, il a l'air de beaucoup souffrir, et tout son petit corps tremble. N'y pouvant rien, nous nous contentons de ne plus bouger, pour au moins ne pas lui faire peur. Et l'instant d'après, voici qu'il râle, à cette même place, là sous nos yeux; il est fini, sa tête retombe dans les roses. «C'est quelque mauvaise bête qui l'aura piqué», conclut mon brave compagnon de table. Peut-être, ou bien quelque chat, en maraude nocturne, aura commis ce crime. Mais je ne sais dire pourquoi cette toute petite agonie, sur ces fleurs, a été si triste à regarder, et mes deux Persans, qui nous servaient, y voient un présage funeste.

Samedi, 28 avril.

Le vizir de Chiraz ne revient toujours pas, et cela encore est pour retarder mon départ, car j'ai besoin de causer avec lui, et qu'il me fournisse des soldats, une escorte de route.

Cependant, grâce à M. van L..., je réussis ce matin à traiter avec un loueur de chevaux pour continuer le voyage. Long et pénible contrat, qui finit par être signé et paraphé au bout d'une heure. Ce serait pour mardi prochain, le départ, et en douze ou treize journées, inch'Allah! nous arriverions à Ispahan. Mais j'ai trop de monde, trop de bagages pour le nombre de bêtes que l'on doit me fournir, et qu'il est, paraît-il, impossible d'augmenter. Cela m'oblige donc à congédier l'un de mes domestiques persans. Et j'envoie revendre au bazar mille choses achetées à Bouchir: vaisselle, lits de sangle, etc. Tant pis, on s'arrangera toujours pour manger et dormir; il faut conclure, et que ça finisse!

C'est aujourd'hui mon rendez-vous avec l'aimable Chirazien qui m'a proposé une promenade aux mosquées, par les toits. Après que nous avons fait ensemble un long trajet dans le dédale obscur, les escaliers intérieurs d'une maison en ruines nous donnent accès sur une région de la ville où des centaines de toits en terre communiquent ensemble, forment une sorte de vaste et triste promenoir, dévoré de lumière et tout bossué comme par le travail d'énormes taupes; l'herbe jaunie, pelée par endroits, y est semée de fientes, d'immondices et de carcasses, plus encore que n'était le sol des rues. En ce moment où le soleil du soir brûle encore, on aperçoit à peine, dans les lointains de cet étrange petit désert, deux ou trois chats qui maraudent, deux ou trois Persans en longue robe qui observent ou qui rêvent. Mais tous les dômes des mosquées sont là; précieusement émaillés de bleu et de vert, ils semblent des joyaux émergeant de cet amas de boue séchée qui est la ville de Chiraz. Il y a aussi, par endroits, de larges excavations carrées, d'où monte la verdure des orangers et des platanes, et qui sont les cours très encloses, les petits jardins des maisons de riches.

Ce lieu, solitaire dans le jour, doit être fréquenté aux heures discrètes du crépuscule et de la nuit, car des pas nombreux ont foulé le sol, et des sentiers battus s'en vont dans tous les sens. Les Chiraziens se promènent sur les maisons, sur les rues, sur la ville, et ils se servent de leurs toits comme de dépotoirs; on y trouve de tout,—même un cheval mort que voici, déjà vidé par les corbeaux. C'est au-dessous de cette croûte de terre, de cette espèce de carapace où nous sommes, que se déploie toute l'activité de Chiraz; la vie y est souterraine, un peu étouffée, mais ombreuse et fraîche, d'ailleurs très abritée des averses, tandis qu'ici, en haut, on est exposé, comme dans nos villes d'Occident, aux fantaisies du ciel.

Tous les monuments de vieille faïence, que d'en bas l'on apercevait si mal,—grands dômes arrondis et renflés en forme d'œuf, tours carrées, ou petits obélisques imitant des colonnes torses et des fuseaux,—se dressent dégagés et éclatants, au loin ou auprès, sur cette espèce de prairie factice. Prairie du reste malpropre et râpée, dans les entrailles de laquelle on entend comme le bourdonnement d'une ruche humaine; des galops de chevaux, des sonneries de caravanes, des cris de marchands, des voix confuses, vous arrivent d'en dessous, des rues couvertes, des tunnels qui s'entrecroisent dans l'immense taupinière. Ces toits qui communiquent ensemble sont souvent d'inégale hauteur, et alors il y a des montées, des descentes, de dangereuses glissades; il y a des trous aussi, nombre de crevasses et d'éboulements dans les quartiers en ruines; mais les longues avenues droites des bazars fournissent des chemins faciles, où chacune des ouvertures, par où les gens d'en dessous respirent, vous envoie au passage une clameur imprévue. Pour nous rapprocher d'une grande mosquée toute bleue, la plus ancienne et la plus vénérée de Chiraz, nous cheminons en ce moment au-dessus du bazar des cuivres, entendant, comme dans les profondeurs du sol, un extraordinaire tapage, le bruit d'un millier de marteaux.

De temps à autre, la vue plonge dans quelque cour, où il serait impoli de beaucoup regarder; les murs de terre, croulants comme partout, y sont ornés de faïences anciennes aux nuances rares, et on y aperçoit des orangers, des rosiers couverts de fleurs. Mais le soleil de Perse darde un peu trop sur ces toits semés de détritus, où l'herbe est roussie comme en automne, et vraiment on envie la foule d'en dessous, qui circule à l'ombre.

Vue de près elle n'est plus qu'une ruine, la belle mosquée sainte, devant laquelle nous voici arrivés; sous son étourdissant luxe d'émail, elle croule, elle s'en va,—et, bien entendu, jamais ne sera réparée. Aux différents bleus qui dominent dans son revêtement de faïence, un peu de jaune, un peu de vert se mêlent, juste assez pour produire de loin une teinte générale de vieille turquoise. Quelques branches d'iris et quelques branches de roses éclatent aussi, çà et là, dans cet ensemble; les maîtres émailleurs les ont jetées, comme par hasard, au travers des grandes inscriptions religieuses, en lettres blanches sur fond bleu de roi, qui encadrent les portes et courent tout le long des frises. Mais par où peut-on bien y entrer, dans cette mosquée? D'où nous sommes, les portiques, toute la base, semblent disparaître dans des amas de terre et de décombres; les maisons centenaires d'alentour, éboulées aux trois quarts, ont commencé de l'ensevelir.

Quand je rentre chez moi, passant par le petit bazar juif de mon quartier, toutes les échoppes sont fermées, et les marchands se tiennent assis devant les portes, quelque livre mosaïque à la main: c'est le jour du sabbat; je n'y pensais plus. Ici, les gens d'Israël se reconnaissent à une tonsure obligée, derrière, depuis la nuque jusqu'au sommet de la tête.

Dimanche, 29 avril.

De bon matin dans la campagne, avec Hadji-Abbas, pour aller avant l'ardeur du soleil visiter le tombeau du poète Saadi et le tombeau du poète Hafiz.

D'abord nous suivons cette route d'Ispahan, que sans doute, dans deux ou trois jours, nous prendrons pour ne plus jamais revenir; elle est large et droite, entre des mosquées, de paisibles cimetières aux cyprès noirs, et des jardins d'orangers dont les longs murs en terre sont ornés d'interminables séries d'ogives; quantité de ruisseaux et de fossés la traversent, mais cela est sans importance, puisqu'il n'y a point à y faire passer de voitures. Les oiseaux chantent le printemps et, comme toujours, il fait adorablement beau sous un ciel d'une limpidité rare. Au pied des énormes montagnes de pierre qui limitent de tous côtés la vue, on aperçoit, sur de plus proches collines, une mince couche de verdure, et ce sont les vignes qui produisent le célèbre vin de Chiraz,—dont les Iraniens, en cachette, abusent quelquefois malgré le Coran. Cette route du Nord est beaucoup plus fréquentée que celle de Bouchir, par où nous sommes venus; aussi voyons-nous, dans les champs, des centaines de chameaux entravés, debout ou accroupis au milieu d'innombrables ballots de caravane: cela remplace en ce pays d'immobilité heureuse, les ferrailles et les monceaux de charbon aux abords de nos grandes villes.

Ensuite, par des sentiers de traverse, nous chevauchons vers le parc funéraire où repose, depuis tantôt six cents ans, le poète anacréontique de la Perse. On sait la destinée de cet Hafiz, qui commença par humblement pétrir du pain, dans quelque masure en terre de la Chiraz du XIVe siècle, mais qui chantait d'intuition, comme les oiseaux; rapidement il fut célèbre, ami des vizirs et des princes, et charma le farouche Tamerlan lui-même. Le temps n'a pu jeter sur lui aucune cendre; de nos jours encore ses sonnets, populaires à l'égal de ceux de Saadi, font la joie des lettrés de l'Iran aussi bien que des plus obscurs tcharvadars, qui les redisent en menant leur caravane.

Il dort, le poète, sous une tombe en agate gravée, au milieu d'un grand enclos exquis, où nous trouvons des allées d'orangers en fleurs, des plates-bandes de roses, des bassins et de frais jets d'eau. Et ce jardin, d'abord réservé à lui seul, est devenu, avec les siècles, un idéal cimetière; car ses admirateurs de marque ont été, les uns après les autres, admis sur leur demande à dormir auprès de lui, et leurs tombes blanches se lèvent partout au milieu des fleurs. Les rossignols, qui abondent par ici, doivent chaque soir accorder leurs petites voix de cristal en l'honneur de ces heureux morts, des différentes époques, réunis dans une commune adoration pour l'harmonieux Hafiz, et couchés en sa compagnie.

Il y a aussi, dans le jardin, des kiosques à coupole, pour prier ou rêver. Les parois en sont entièrement revêtues d'émaux de toutes les nuances de bleu, depuis l'indigo sombre jusqu'à la turquoise pâle, formant des dessins comme ceux des vieilles broderies; de précieux tapis anciens y sont étendus par terre, et les plafonds, ouvragés en mille facettes, en mille petits compartiments géométriques, ont l'air d'avoir été composés par des abeilles. On entretient là, dans une quantité de vases, d'éternels bouquets, et, ce matin, de pieux personnages sont occupés à les renouveler: des roses, des gueules-de-lion, des lys, toutes les fleurs d'autrefois, dans nos climats, celles que connaissaient nos pères; mais surtout des roses, d'énormes touffes de roses.

Et enfin, au point d'où l'on a plus agréablement vue sur cette Chiraz, la «reine de l'Iran», une grande salle, ouverte de tous côtés, a été jadis construite pour abriter du soleil les visiteurs contemplatifs; ce n'est rien qu'un toit plat, très peinturluré, soutenu à une excessive hauteur par quatre de ces colonnes persanes, si sveltes et si longues, dont le chapiteau ressemble lui aussi aux ruches des abeilles ou des frelons. Sur des tapis de prière, deux ou trois vieillards se tiennent là, qui font vignette du temps passé, au pied de ces étranges colonnes; leurs bonnets d'astrakan sont hauts comme des tiares, et ils fument des kalyans dont la carafe ciselée pose sur un trépied de métal. Devant eux, le pays qui fut chanté par Hafiz resplendit, inchangeable, dans la lumière du matin. Entre les flèches sombres des cyprès d'alentour, et au delà des champs de pavots blancs, des champs de pavots violets, qui mêlent leurs teintes en marbrures douces, dans le clair lointain, la ville de boue séchée déploie ses grisailles molles et roses, fait luire au soleil ses mosquées de faïence, ses dômes renflés comme des turbans et diaprés de bleus incomparables. Tout ce que l'on voit est idéalement oriental, ces jardins, ces kiosques d'émail; au premier plan, ces colonnes, ces vieillards à silhouette de mage, et là-bas, derrière les cyprès noirs, cette ville telle qu'il n'en existe plus. On est comme dans le cadre d'une ancienne miniature persane, agrandie jusqu'à l'immense et devenue à peu près réelle. Une odeur suave s'exhale des orangers et des roses; l'heure a je ne sais quoi d'arrêté et d'immobile, le temps n'a plus l'air de fuir... Oh! être venu là, avoir vu cela par un pareil matin!... On oublie tout ce qu'il a fallu endurer pendant le voyage, les grimpades nocturnes, les veilles, la poussière et la vermine; on est payé de tout... Il y a vraiment quelque chose, dans ce pays de Chiraz, un mystère, un sortilège, indicible pour nous et qui s'échappe entre nos phrases occidentales. Je conçois en ce moment l'enthousiasme des poètes de la Perse, et l'excès de leurs images, qui seules, pour rendre un peu cet enchantement des yeux, avaient à la fois assez d'imprécision et assez de couleur.

Plus loin est le tombeau de ce Saadi, qui naquit à Chiraz vers l'année 1194 de notre ère, environ deux siècles avant Hafiz, et qui guerroya en Palestine contre les croisés. Plus simple, avec plus de souffle et moins d'hyperboles que son successeur, il a davantage pénétré dans notre Occident, et je me rappelle avoir été charmé, en ma prime jeunesse, par quelques passages traduits de son «Pays des roses». Ici, les petits enfants mêmes redisent encore ses vers.—Patrie enviable pour tous les poètes, cette Perse où rien ne change, ni les formes de la pensée ni le langage, et où rien ne s'oublie! Chez nous, à part des lettrés, qui se souvient de nos trouvères, contemporains de Saadi; qui se souvient seulement de notre merveilleux Ronsard?

Toutefois le cheik Saadi ne possède qu'un tombeau modeste; il n'a point, comme Hafiz, une dalle en agate, mais rien qu'une pierre blanche, dans un humble kiosque funéraire, et tout cela, qui fut cependant réparé au siècle dernier, sent déjà la vétusté et l'abandon. Mais il y a tant de roses dans le bocage alentour, tant de buissons de roses! En plus de celles qui furent plantées pour le poète, il y en a aussi de sauvages, formant une haie le long du sentier délaissé qui mène chez lui. Et les arbres de son petit bois sont pleins de nids de rossignols.

Quand nous rentrons dans Chiraz, après la pure lumière et la grande paix, c'est brusquement la pénombre et l'animation souterraines; l'odeur de moisissure, de fiente et de souris morte, succédant au parfum des jardins. Les yeux encore emplis de soleil, on y voit mal, au premier moment, pour se garer des chevaux et des mules.

Nous arrivons par le bazar des selliers, qui est le plus luxueux de la ville et ressemble à une interminable nef d'église.—Il fut construit à l'époque de la dernière splendeur de Chiraz, au milieu du XVIIIe siècle, par un régent de la Perse appelé Kerim-Khan, qui avait établi sa capitale ici même, ramenant le faste et la prospérité d'autrefois dans ces vieux murs.—C'est une longue avenue, tout en briques d'un gris d'ardoise, très haute de plafond et voûtée en série sans fin de petites coupoles; un peu de lumière y descend par des ogives ajourées; un rayon de soleil quelquefois y tombe comme une flèche d'or, tantôt sur un tapis soyeux et rare, tantôt sur une selle merveilleusement brodée, ou bien sur un groupe de femmes,—toujours fantômes noirs au petit masque blanc,—qui marchandent à voix basse des bouquets de roses.

L'après-midi, par spéciale et grande faveur, je suis admis à pénétrer dans la cour de la mosquée de Kerim-Khan. De jour en jour je vois tomber autour de moi les méfiances; si je restais, sans doute finirais-je par visiter les lieux les plus défendus, tant les gens ici me semblent aimables et débonnaires.

D'un bout à l'autre de l'Iran, la conception des portiques de mosquées ou d'écoles est invariable; toujours une gigantesque ogive, ouverte dans toute la hauteur d'un carré de maçonnerie dont aucune moulure, aucune frise ne vient rompre les lignes simples et sévères, mais dont toute la surface unie est, du haut en bas, revêtue d'émaux admirables, diaprée, chamarrée comme un merveilleux brocart.

Le grand portique de Kerim-Khan est conçu dans ce style. Il accuse déjà une vétusté extrême, bien qu'il n'ait pas encore deux siècles d'existence, et son revêtement d'émail, d'une fraîcheur à peine ternie, est tombé par places, laissant des trous pour les fleurettes sauvages et l'herbe verte. Les quelques Chiraziens, qui ont pris sur eux de m'amener devant le vénérable seuil, tremblent un peu de me le faire franchir. Leur hésitation, et le silence de cette mosquée à l'heure qu'ils ont choisie, rendent plus charmante mon impression d'entrer dans ce lieu resplendissant et tranquille qui est la sainte cour...

Des lignes architecturales d'une austérité et d'un calme absolus, mais partout un luxe fou d'émail bleu et d'émail rose, pas une parcelle de mur qui ne soit minutieusement émaillée; on est dans un mélancolique palais de lapis et de turquoise, que, çà et là, des panneaux à fleurs roses viennent éclaircir. La cour immense est presque déserte; dans ses parois droites et lisses, des séries d'ogives parfaites s'ouvrent pour former, sur tout le pourtour, des galeries voûtées, des cloîtres, où des émaux luisent du fond de l'ombre; et au milieu, là-bas, en face de nous qui arrivons, se dresse, plus haut que tout, un bloc de maçonnerie grandiosement carré, dans lequel est percée une autre ogive, unique, celle-ci, et colossale: la porte même du sanctuaire, où l'on n'osera cependant pas me faire pénétrer.

Deux ou trois vieillards, qui étaient prosternés dans des coins, lèvent la tête vers l'intrus que je suis, et, me voyant en bonne compagnie musulmane, retournent à leur prière sans mot dire. Des mendiants, qui gisaient au soleil, s'approchent, et puis se retirent en me bénissant, après que je leur ai remis, ainsi qu'on me l'a recommandé, de larges aumônes. Tout va bien; et nous pouvons nous avancer encore, sur les vieilles dalles brisées et disjointes où l'herbe pousse, nous aventurer jusqu'à la piscine des ablutions, au centre de la cour. Ces mille dessins, si compliqués et pourtant si harmonieux, si reposants à voir, que les Persans reproduisent depuis des siècles pour leurs velours de laine ou de soie, ont été prodigués ici, sous l'inaltérable vernis des faïences; ils recouvrera du haut en fins toutes les murailles; quant à ces grands panneaux de fleurs, qui, par endroits, viennent rompre la monotonie des arabesques, chacun d'eux est une merveille de coloris et de grâce naïve. On dirait que toutes les murailles du vaste enclos ont été tendues de tapis de Perse aux nuances changeantes. Et les lézardes profondes, qu'ont faites les tremblements de terre en secouant la vieille mosquée, simulent des déchirures dans les tissus précieux.

Quand les vieillards qui priaient se sont replongés dans leur rêve, et quand les mendiants se sont effondrés à nouveau sur les dalles, le silence, la paix suprême reviennent dans le palais de lapis et de turquoise. Ce soleil du soir qui rayonne, déjà oblique et rougi, sur la profusion des émaux à reflets bleus, me fait tout à coup l'effet d'un très vieux soleil, au déclin de son âge incalculable; et je goûte âprement le charme d'être, à une heure exquise, dans un lieu lointain, mystérieux et interdit...

Je ne crois pas que beaucoup d'Européens soient entrés avant moi dans la cour d'une mosquée de Chiraz.

Notre départ était fixé à demain, mais il paraît que rien ne tient plus; le tcharvadar, après avoir mieux examiné mes bagages, déclare qu'il y en a trop et se récuse. Tout est à refaire.

Et je commence à prendre mes habitudes dans cette ville, à sortir seul, à me reconnaître dans le dédale des ruelles sombres. Là-bas, sur la place, entre la mosquée rose et les remparts croulants, au petit café où je me rends chaque soir, on ne reçoit en familier; on m'apporte «mon» kalyan, après avoir mis dans la carafe, pour en parfumer l'eau claire, des fleurs d'oranger et deux ou trois roses rouges. Je m'en reviens au logis dès que tombent ces crépuscules d'avril, tout de suite froids à cause de l'altitude, et toujours mélancoliques, malgré la joie délirante des martinets en tourbillon, dont les cris se mêlent au chant des muezzins dans l'air.

Ce soir, pendant que je chemine solitairement pour rentrer chez moi, un mince croissant de lune, dans un coin de ciel tout en nacre verte, m'apparaît là-haut entre deux faîtes de murs; la lune nouvelle, la première lune du carême persan. Je croise en route une foule inusitée de fantômes noirs au masque impénétrable, qui passent furtifs à mes côtés dans la pénombre: il faut avoir séjourné en ces villes d'islamisme sévère pour comprendre combien cela assombrit la vie de n'entrevoir jamais, jamais un visage, jamais un sourire de jeune femme ou de jeune fille... Au petit bazar d'Israël qui avoisine ma demeure, les hautes lampes à trois flammes sont déjà allumées dans les niches des marchands. Les juives, qui n'ont pas le droit de porter le petit loup blanc des musulmanes, mais qui cependant ne doivent pas montrer leur figure, referment plus hermétiquement, sur mon passage, leur voile noir; celles-là encore me resteront toutes inconnues. Et je trouve enfin ma porte, aussi sournoise, délabrée et garnie de fer que toutes celles d'alentour, pareille à tant d'autres, mais dont le heurtoir, dans l'obscurité et le silence, résonne à mes oreilles avec un bruit maintenant coutumier.

Mardi, 1er mai.

Nous étions à cheval avant la pointe de l'aube, et le soleil levant nous trouve dans les ruines d'un palais des vieux temps obscurs, parmi d'informes bas-reliefs éternisant des attitudes, des gestes, des combats, des agonies d'hommes et d'animaux disparus depuis des millénaires. C'est au pied des montagnes qui ferment au Nord la plaine de Chiraz; cela achève de crouler et de s'émietter sur une sorte de plateau aride, poudreux, brûlé de soleil; on voit qu'il y a eu de vastes colonnades et de puissantes murailles, mais tout est si effondré qu'aucun plan d'ensemble ne se démêle plus; ce qui fut construction humaine se confond avec le rocher primitif; sous l'amas des éboulis et de la poussière, on distingue encore çà et là des scènes de chasse ou de bataille, sculptées sur des pans de mur; l'ornementation des frises rappelle, en plus grossier, les monuments de Thèbes: on dirait des dessins égyptiens naïvement reproduits par des barbares. Le palais, aujourd'hui sans nom, domine une fraîche vallée où l'eau des montagnes court parmi des roseaux et des saules, et, sur l'autre bord de la petite rivière, en face de ces ruines où nous sommes, un rocher vertical se dresse, orné de figures à même la paroi: personnages coiffés de tiares, qui lèvent des bras mutilés, appellent, font d'incompréhensibles signes. Quel monarque habitait donc ici, qui a pu disparaître sans laisser de trace dans l'histoire? Je m'imaginais que ces ruines, presque inconnues, à moi signalées hier par Hadji-Abbas, dataient des Achéménides; mais ces maîtres du monde se seraient-ils contentés de si rudes et primitives demeures? Non, tout cela doit remonter à des époques plus ténébreuses. Il n'y a du reste aucune inscription nulle part, et des fouilles pourraient seules révéler le secret de ces pierres. Mais de tels débris suffisent à prouver que les plateaux de Chiraz, dès les origines, ont été un centre d'activité humaine. Au dire de mes amis chiraziens, il y aurait aussi, au cœur de certaines mosquées, de mystérieux soubassements antérieurs à toute histoire, de vénérables porphyres taillés dont personne ne sait plus l'âge; et cela semblerait indiquer que la fondation de la ville remonte bien avant l'année 695 de notre ère, date assignée par les chronologies musulmanes.

Nous avons visité ces palais en courant, et nous rentrons bride abattue, pour conférer encore avec des loueurs de chevaux, tâcher d'organiser quand même le départ.

A l'instant où les muezzins chantent la prière de midi, nous sommes de retour chez nous. Un midi plus chaud que de coutume: c'est aujourd'hui le 1er mai, et on sent l'été venir. «Allah ou Akbar!» De ma fenêtre, j'aperçois le chanteur de la mosquée voisine, dont l'aspect m'est déjà connu; un homme en robe verte et barbe grise, un peu vieux pour un muezzin, mais dont la voix mordante charme encore. Haut perché sur sa terrasse d'herbes, il se détache, non pas devant le ciel, mais devant cette muraille de montagnes cendrées qui enferme ici toutes choses. En plein soleil, la tête levée vers le zénith bleu, il jette son long cri mélancolique dans le silence et la lumière, et ses vocalises couvrent pour moi toutes celles qui s'élancent à la même heure des différents points de Chiraz. Quand il a fini, une autre voix plus éloignée, celle-ci tout à fait fraîche et enfantine, psalmodie encore, traîne quelques secondes de plus dans l'air, et puis tout se tait, et c'est la torpeur méridienne. Sur le ciel magnifique, de minces flocons blancs s'enfuient comme des oiseaux, chassés par un vent qui brûle...

Après une heure et demie de pourparlers, mon nouveau contrat de voyage, comportant deux chevaux de plus, est enfin écrit, condensé en une feuille de grimoire persan, signé et paraphé. Ce serait demain le départ, et, bien que je n'y croie guère, il faut vite aller au bazar des tapis, acheter pour la route quelques-uns de ces bissacs de Chiraz, en beau tissu de laine coloriée, indispensables à tout voyageur qui se respecte. Dans les longues nefs semi-obscures, où des rayons de soleil, criblés par les trous de la voûte, font chatoyer çà et là quelque tapis de prière aux nuances de colibri, rencontré Hadji-Abbas avec deux ou trois notables; on s'arrête pour se faire de grandes politesses; même, comme c'est le dernier jour, on fumera ensemble un kalyan d'adieu, en buvant une minuscule tasse de thé.—Et le lieu choisi pour cette fumerie, près du quartier des ciseleurs d'argent, est l'une de ces très petites places à ciel ouvert qui de loin en loin, au milieu de la ville d'oppression et d'ombre, vous réservent la surprise d'un flot de lumière et d'une fontaine jaillissante au milieu d'orangers en fleurs et de buissons de roses.

Le vizir de Chiraz, rentré enfin dans sa bonne ville, m'a fait dire ce matin qu'il me recevrait aujourd'hui même, deux heures avant le coucher du soleil, ce qui signifie vers cinq heures du soir. Il habite très loin de chez moi, dans un quartier de dignitaires. Au milieu d'un long mur gris, l'ogive qui sert de première entrée à son palais est gardée par beaucoup de soldats et de domestiques, assis sur des bancs que recouvrent des tapis. D'abord un jardin, avec des allées d'orangers. Au fond, une demeure entièrement revêtue de faïence: grands panneaux à personnages de toutes couleurs, alternant avec des panneaux plus petits qui représentent des buissons de roses. Des gardes, des serviteurs de toute classe, en haut bonnet d'astrakan noir, encombrent la porte de la belle maison d'émail, et une quantité extraordinaire de babouches traînent sur le pavage des vestibules, qui est en carreaux de faïence représentant des bouquets de roses, toujours des roses. Un salon voûté en stalactites de grotte, des divans de brocart rouge, et par terre des tapis fins comme du velours. Quand j'ai pris place à côté de l'aimable vizir, on apporte pour chacun de nous un kalyan comme pour Aladin, tout en or ciselé, et un sorbet à la neige, dans un verre en or qui pose sur une petite table en mosaïque de Chiraz. De nombreux personnages arrivent ensuite, qui saluent sans mot dire et forment cercle, accroupis sur leurs talons. L'étiquette orientale exige que la visite soit un peu longue, et il n'y a pas à s'en plaindre quand l'hôte est, comme celui-ci, intelligent et distingué. On cause de l'Inde, que je viens de quitter; le vizir m'interroge sur la famine, qui le révolte, et sur la peste, dont le voisinage l'inquiète.—«Est-il vrai, me demande-t-il, que les Anglais aient sournoisement envoyé des pesteux en Arabie pour y propager la contagion?»—Là, je ne sais quoi répondre; c'était la rumeur courante à Mascate lorsque j'y suis passé, mais l'accusation est bien excessive. Il déplore ensuite l'effacement progressif de l'influence française dans le golfe Persique, où ne paraît presque plus notre pavillon. Et rien n'atteste plus péniblement pour moi notre décadence aux yeux des étrangers que l'air de commisération avec lequel il me demande: «Avez-vous encore un consul à Mascate?»

En ce qui concerne la continuation de ma route vers Ispahan, le vizir est tout disposé à me donner des cavaliers d'escorte; mais seront-ils dès demain prêts au départ, Allah seul pourrait le dire...

Le soir, de longs cris répondent au chant des muezzins, de puissantes clameurs humaines, parties d'en dessous, de l'ombre des mosquées. Le carême est commencé et l'exaltation religieuse ira croissant, jusqu'au jour du grand délire final, où l'on se meurtrira la poitrine et où l'on s'entaillera le crâne. Depuis que le babisme, clandestin et persécuté, envahit la Perse, il y a recrudescence de fanatisme chez ceux qui sont restés musulmans chiites, et surtout chez ceux qui feignent de l'être encore.

Cependant c'est peut-être mon dernier soir de Chiraz, et je sors seul à nuit close, contre l'avis de mes prudents serviteurs. L'enfermement et la tristesse de ma maison, à la fin, m'énervent, et la fantaisie me vient d'aller demander «mon» kalyan, là-bas, au petit café en dehors des murs, devant la mosquée aux faïences roses.

L'aspect de ce lieu, que je n'avais jamais vu aux lanternes, dès le premier abord me déconcerte. Il est bondé de monde, gens du peuple ou de la campagne, assis à tout touche. A peine puis-je trouver place près de la porte, au coin d'un banc, à côté d'un habitué qui, en temps ordinaire, me faisait beaucoup d'accueil, mais qui, cette fois, répond tout juste à mon bonsoir. Au milieu de l'assemblée, un vieux derviche au regard d'illuminé est debout qui parle, qui prêche d'abondance, avec des gestes outrés, mais quelquefois superbes. Personne ne fume, personne ne boit; on écoute, en soulignant d'une rumeur gémissante certains passages plus touchants ou plus terribles. Et, de temps à autre, des cris poussés par des centaines de voix viennent à nous de la mosquée proche. Le vieillard, évidemment, conte les douleurs et la mort de ce Hussein[2], dont il redit le nom sans cesse: c'est comme si chez nous un prêtre contait la Passion du Christ.

Et, tout à coup, mon voisin, mon ami de la veille, à voix basse, dédaignant presque de tourner la tête vers moi, me dit en langue turque: «Va-t'en!»

«Va-t'en!» Il serait ridicule et lamentable de persister; ces gens, d'ailleurs, ont bien le droit de ne vouloir point d'infidèle à leur pieuse veillée.

Donc, je m'en vais. Me revoici dans le silence et la nuit noire, au milieu des vieux remparts éboulés et dans le labyrinthe des ruelles voûtées. Attentif, comme le petit Poucet en forêt, aux points de repère que j'ai pris pour éviter les oubliettes béantes sous mes pas, pour tourner quand il faut aux carrefours des couloirs, je m'en vais lentement, les bras étendus à la manière des aveugles, ne percevant d'autres indices de vie sur mon chemin que des fuites prudentes de chats en maraude.

Et jamais encore, dans un pays d'Islam, je n'avais eu le sentiment d'être si étranger et si seul.

Mercredi, 2 mai.

Il semble vraiment que ce sera aujourd'hui, le départ; cela paraît s'organiser pour tout de bon, cela prend dès le matin un air réel. A midi, les deux cavaliers fournis par le gouverneur entrent se présenter à moi, tandis que leurs chevaux, attachés au frappoir de ma porte, font tapage dans la rue. Et, à une heure, nos bagages, après avoir traversé à dos de juifs le petit bazar du quartier, se hissent et s'attachent sur la croupe des bêtes de charge.

C'est à n'en plus douter: voici que l'on apprête nos chevaux. Il y a beaucoup de monde assemblé pour assister à notre départ, devant ces murailles de brique et ces éboulis de terre qui sont l'enceinte de Chiraz. Il y a aussi affluence de mendiants, qui nous offrent des petits bouquets de roses, avec leurs souhaits de bon voyage.

A deux heures, nous sortons de la ville par ce passage que l'on appelle «route d'Ispahan,» et qui, en effet, pendant la première demi-lieue, ressemble assez à une large route; mais, après les longs faubourgs, les mosquées, les jardins, les cimetières, ce n'est plus rien, que l'habituel réseau de sentes tracé par le passage des caravanes.

Nous nous acheminons vers une percée, une sortie dans la chaîne des sommets qui entourent le haut plateau de Chiraz, et, à une lieue à peine des murs, du côté du Nord, nous voici déjà rendus aux steppes désolés, hors de la zone verte, hors de l'oasis où la ville sommeille.

Une porte monumentale, construite il y a un siècle par le vizir de Chiraz, est à l'entrée du défilé: une sorte d'arc de triomphe qui s'ouvre sur les solitudes, sur le chaos des pierres, les horreurs de la montagne. Avant de nous engager là, nous faisons halte pour regarder en arrière, dire adieu à cette ville qui va disparaître pour jamais... Et sous quel aspect idéal et charmeur elle se montre à nous une dernière fois!... De nulle part, jusqu'à cette soirée, nous ne l'avions ainsi vue d'ensemble, dans le recul favorable aux enchantements de la lumière. Comme on la dirait agrandie et devenue étrange! Ses milliers de maisons de terre, de murailles de terre, toutes choses aux contours mous et presque sans formes, se mêlent, s'étagent, se fondent en un groupe imprécis, d'une même nuance grise finement rosée, d'une même teinte nuage de matin. Et, au-dessus de tout cela, les dômes des inapprochables mosquées resplendissent très nets, brillent au soleil comme des joyaux; leurs faïences bleues, leurs faïences vertes,—dont l'éclat ne s'imite plus de nos jours,—sont à cette heure en pleine gloire; avec leurs contours renflés, leurs silhouettes rondes, ils ressemblent à des œufs géants, les uns en turquoise vive, les autres en turquoise mourante, qui seraient posés sur on ne sait quoi de chimérique, sur on ne sait quelle vague ébauche de grande cité, moulée dans une argile couleur tourterelle...

A une descente brusque du chemin, cela s'évanouit sans retour, et, le défilé franchi, nous voici de nouveau seuls, dans le monde tourmenté des pierres. Huit hommes et huit chevaux, c'est tout mon cortège, et il paraît bien peu de chose, perdu à présent au milieu des sites immenses et vides... Des pierres, des pierres à l'infini. Sur ces étendues désertes, déployées à deux mille mètres de haut, on voit passer les ombres de quelques petits nuages voyageurs qui se hâtent de traverser le ciel. Les sommets d'alentour, où aucune herbe n'a pu prendre, sont tels encore que les laissa jadis quelque suprême tempête géologique; leurs différentes couches, bouleversées, soulevées en cyclone du temps des grandes ébullitions minérales, se dessinent partout, dans ces poses convulsives qui furent celles de la dernière fois, et qu'elles conserveront sans doute jusqu'à la fin des âges.

Notre marche est lente et difficile; il faut à tout instant mettre pied à terre et prendre les chevaux par la bride, dans les descentes trop raides ou sur les éboulis trop dangereux.

Le soir, une nouvelle petite oasis, là-bas, bien isolée dans ce royaume des pierres, dessine la ligne verte de ses prairies; elle alimente un village dont les maisonnettes en terre se tiennent collées à la base d'un rocher majestueux et ressemblent dans le lointain à d'humbles nids d'hirondelles. C'est Zargoun, où nous passerons la nuit. Nous mettons en émoi son tout petit bazar, que nous traversons au crépuscule. Les chambres de son caravansérail ont les murs crevés, et le plafond tapissé de chauves-souris; nous nous endormons là, dans un air très frais qui passe sur nous, et bercés par le concert nocturne des grenouilles qui pullulent sous les herbages de cette plaine suspendue.

Jeudi, 3 mai.

Notre manière de voyager est définitivement changée, depuis que le soleil n'est plus mortel comme en bas. Jusqu'à Ispahan, nous ferons chaque jour deux marches, de quatre ou cinq heures l'une, séparées par un repos à midi dans quelque caravansérail du chemin. Donc, il faut se lever tôt, et le soleil n'est pas encore sur l'horizon quand on nous éveille ce matin à Zargoun.

Première image de cette journée, prise du haut de l'inévitable petite terrasse, au sortir du gîte en terre battue, dans la fraîcheur de l'aube. D'abord, au premier plan, la cour du caravansérail, toute de terre et de poussière; mes chevaux, au milieu; le long des murs, mes gens, et d'autres qui passaient, fument le kalyan et prennent le thé du matin, étendus sur une profusion de tapis, de couvertures, de bissacs,—toutes inusables choses, en laine rudement tissée, qui sont le grand luxe de ce pays. Au delà commence la plaine unie de l'oasis, au delà s'étendent les champs de pavots blancs, qui, d'un côté, vont se perdre à l'infini, de l'autre, viennent mourir devant une chaîne de sommets rocheux aux grands aspects terribles. Comme ils ont l'air virginal et pur, dans leur blancheur au lever du jour, tous ces pavots,—qui sont destinés pourtant à composer un poison subtil, vendu très cher pour les fumeries d'Extrême-Orient!... Pas d'arbres nulle part; mais une mer de fleurs blanches, qui, dirait-on, s'est avancée comme pour former un golfe, entre des rives de montagnes énormes et chaotiques. Et des vapeurs d'aube, des vapeurs d'un violet diaphane traînent sur les lointains, embrouillent l'horizon libre, du côté où le soleil va surgir, confondent là-bas ces nappes uniformément fleuries, ces champs étranges, avec le ciel.

Maintenant le soleil monte; ce qui restait d'ombre nocturne fuit peu à peu devant lui sur les champs de fleurs, comme un voile de gaze brune qui s'enroulerait lentement. Et des jeunes filles sortent en troupe du village, pour quelques travaux de la campagne, s'en vont par les petits sentiers, joyeuses, avec des rires, enfouies dans les pavots blancs jusqu'à la ceinture.

C'est l'heure aussi pour nous de partir. Allons-nous-en, par les mêmes sentiers que viennent de suivre les jeunes filles, et où les mêmes fleurs, les mêmes longues herbes nous frôleront...

Mais notre étape d'aujourd'hui sera de courte durée, car, au bout de quatre heures, nous devons rencontrer les grands palais du silence, les palais de Darius et de Xerxès, qui valent bien que l'on s'arrête.

Après avoir franchi deux lieues de pavots blancs, et ensuite d'interminables prairies mouillées, et des ruisseaux et des torrents profonds, nous faisons halte devant un hameau bien humble et bien perdu, qu'entourent une dizaine de peupliers. Nous passerons là deux nuits, dans le plus délabré et le plus sauvage des caravansérails, qui n'a plus ni portes ni fenêtres, mais dont le vieux jardin à l'abandon est exquis, avec ses rosiers en broussailles, ses allées d'abricotiers et ses herbes folles. Des petits enfants viennent, en faisant des révérences, nous apporter des roses, de modestes roses-de-tous-les-mois, presque simples. Prairies désertes alentour; paix et silence partout. Le ciel se couvre, et il fait frais. On se croirait dans nos campagnes françaises, mais jadis, au vieux temps...

Cependant, là-bas, à deux lieues de nous peut-être, au bout d'une plaine d'herbages et au pied de l'une de ces chaînes de rochers qui de tous côtés partagent le pays comme des murailles, il y a une chose solitaire, indifférente au premier coup d'œil, et de plus en plus difficile à définir si l'on s'attache à la regarder... Un village, ou un caravansérail, semblait-il d'abord; des murs ou des terrasses qui ont l'air d'être en terre grise, comme partout ailleurs, mais avec une quantité de mâts très longs, plantés au-dessus en désordre. L'extrême limpidité de l'air trompe sur les distances, et il faut observer un peu attentivement pour se rendre compte que cela est loin, que ces terrasses seraient tout à fait hors de proportion avec celles du pays, et que ces mâtures seraient géantes. Plus on examine, et plus cela se révèle singulier... Et c'est en effet l'une des grandes merveilles classiques de la Terre, à l'égal des pyramides d'Égypte;—mais on y est beaucoup moins venu qu'à Memphis, et l'énigme en est bien moins éclaircie. Des rois qui faisaient trembler le monde, Xerxès, Darius, y ont tenu leur inimaginable cour, embellissant ce lieu de statues, de bas-reliefs, sur lesquels le temps n'a pas eu de prise. Depuis un peu plus de deux mille ans, depuis que le passage des armées du Macédonien en a révélé l'existence aux nations occidentales, cela porte un nom qui est devenu à lui seul imposant et évocateur: Persépolis. Mais, aux origines, comment cela s'appelait-il, et quels souverains de légende en avaient jeté les bases? Les historiens, les érudits, à commencer par Hérodote pour finir aux contemporains, ont émis tant d'opinions contradictoires! Au cours des siècles, tant de savants, attirés par ces ruines, ont bravé mille dangers pour camper dans les solitudes alentour, scruter les inscriptions, fouiller les tombeaux, sans arriver à conclure! Et combien de laborieux volumes ont été écrits à propos de ce recoin de l'Asie, où la moindre pierre est gardienne d'antiques secrets!

Du reste, peu importe, pour un simple passant comme moi, l'absolue précision des données historiques; que tel monarque ou tel autre dorme au fond de tel sépulcre; que ce soit bien ce palais, ou celui de Pasargadé, qu'incendièrent les soldats d'Alexandre. Il me suffit que ces ruines soient les plus grandioses de leur temps et les moins détruites, éternisant pour nos yeux le génie de toute une époque et de toute une race.

Mais quel mystère que cette sorte de malédiction, toujours jetée sur les lieux qui furent dans l'antiquité particulièrement splendides!... Ici, par exemple, pourquoi les hommes ont-ils délaissé un tel pays, si fertile et si beau sous un ciel si pur? Pourquoi jadis tant de magnificences accumulées à Persépolis, et aujourd'hui plus rien, qu'un désert de fleurs?...

Laissant nos bagages et notre suite au pauvre caravansérail où nous passerons la nuit, nous montons à cheval après le repos méridien, escortés de deux jeunes hommes du hameau qui ont voulu nous guider vers ces grandes ruines. Pendant la première lieue, nous sommes dans une véritable mer de pavots blancs et d'orges vertes; ensuite vient la prairie sauvage, tapissée de menthes et d'immortelles jaunes. Et là-bas au fond, derrière Persépolis qui se rapproche et se dessine, la plaine est barrée par des montagnes funèbres, d'une couleur de basane, où s'ouvrent des trous et des lézardes. Du reste, depuis Chiraz, tout ce pays sans arbres est ainsi: des plateaux unis comme de l'eau tranquille, et séparés les uns des autres par des amas de roches dénudées, aux aspects effroyables.

Mais nulle part encore ces fantaisies de la pierre, toujours inattendues, ne nous avaient montré quelque chose de pareil à ce qui surgit en ce moment sur notre gauche, dans le clair lointain. C'est beaucoup trop immense pour être de construction humaine, et alors cela inquiète par son arrangement si cherché: au centre, une masse absolument carrée, de cinq ou six cents mètres de haut, qui semble une forteresse de Dieux, ou bien la base de quelque tour de Babel interrompue; et de chaque côté, posés en symétrie comme des gardes, deux blocs géants, tout à fait réguliers et pareils, qui imitent des monstres assis. Depuis le commencement des temps, les hommes avaient été frappés par la physionomie de ces trois montagnes, bien capables d'inspirer l'effroi du surnaturel; elles ne sont pas étrangères sans doute au choix qui a été fait de ce lieu pour y construire la demeure terrible des souverains; vues de ces palais où nous arrivons, elles doivent produire leur effet le plus intense, assez proches pour être imposantes, et juste assez lointaines pour rester indéfinissables.

Les sentiers que nous suivons, au milieu de tant de solitude et de silence, dans les fleurs, sont coupés de temps à autre par des ruisseaux limpides, qui continuent de répandre l'inutile fertilité autour de ces ruines.

Maintenant qu'il est près de nous, ce semblant de village mort, au pied de sa montagne morte, il ne laisse plus de doutes sur ses proportions colossales; ses terrasses, qui dépassent cinq ou six fois la hauteur coutumière, au lieu d'être, comme partout ailleurs, en terre battue que les pluies ne tarderont pas à détruire, sont faites en blocs cyclopéens, d'une durée éternelle; et ces longues choses, qui de loin nous faisaient l'effet de mâts de navire, sont des colonnes monolithes, étonnamment sveltes et hardies,—qui devaient supporter jadis les plafonds en bois de cèdre, la charpente des prodigieux palais.

Nous arrivons maintenant à des escaliers en pierre dure et luisante, assez larges pour faire passer de front toute une armée; là, nous mettons pied à terre, pour monter à ces terrasses d'où les colonnes s'élancent. Je ne sais quelle idée vient à nos Persans de faire monter aussi derrière nous les chevaux, qui d'abord ne veulent pas, qui se débattent, meurtrissant à coups de sabots les marches magnifiques, et notre entrée est bruyante, au milieu de ce recueillement infini.

Nous voici sur ces terrasses, qui nous réservaient la surprise d'être beaucoup plus immenses qu'elles ne le paraissaient d'en bas. C'est une esplanade assez étendue pour supporter une ville, et sur laquelle, en son temps, les grandes colonnes monolithes étaient multipliées comme les arbres d'une forêt. Il n'en reste plus debout qu'une vingtaine, de ces colonnes dont chacune était une merveille, et les autres, en tombant, ont jonché les dalles de leurs tronçons; quantité de débris superbes se dressent aussi, en mêlée confuse, dans cette solitude pavée de larges pierres: des pylônes sculptés minutieusement, des pans de murs couverts d'inscriptions et de bas-reliefs. Et tout cela est d'un gris foncé, uniforme, étrange, inusité dans les ruines, d'un gris que la patine des siècles ne saurait produire, mais qui est dû évidemment à la couleur même d'on ne sait quelle matière rare en laquelle ces palais étaient construits.

On est dominé de près, ici, par cette chaîne d'énormes rochers couleur de basane, que, depuis notre départ du village, nous apercevions comme une muraille; mais on domine, de l'autre côté, toutes ces plaines d'herbes et de fleurs, au fond desquelles se dessine l'inquiétante montagne carrée, avec ses deux gardiens accroupis; deux ou trois petits hameaux, bien humbles, chacun dans son bouquet de peupliers, apparaissent aussi au loin, sortes d'îlots perdus dans cette mer de foins odorants et d'orges vertes; et la paix suprême, la paix des mondes à jamais abandonnés, plane sur ces prairies d'avril,—qui ont connu, dans les temps, des somptuosités sardanapalesques, puis des incendies, des massacres, le déploiement des grandes armées, le tourbillon des grandes batailles.

Quant à l'esplanade où nous venons de monter, elle est un lieu d'indicible mélancolie, à cette heure, à cette approche du soir; il y souffle un vent suave et léger, il y tombe une lumière à la fois très nette et très douce; on dirait que les deux mille mètres d'altitude, plus encore sur ces terrasses que dans la plaine alentour, nous sont rendus sensibles par la fraîcheur de l'air, par la pureté et l'éclat discret des rayons, par la transparence des ombres. Entre ces dalles, qui furent couvertes de tapis de pourpre au passage des rois, croissent à présent les très fines graminées, amies des lieux secs et tranquilles, fleurissent le serpolet et la menthe sauvage; et des chèvres, qui paissent sur l'emplacement des salles de trône, avivent et répandent, en broutant, le parfum des aromates champêtres.—Mais c'est surtout cette lumière, qui ne ressemble pas à la lumière d'ailleurs; l'éclairage de ce soir est comme un reflet d'apothéose sur tant de vieux bas-reliefs, et d'antiques silhouettes humaines, éternisées là dans les pierres...

Oh! mon saisissement d'être accueilli, dès l'entrée, par deux de ces mornes géants dont l'aspect, à moi connu de très bonne heure, avait hanté mon enfance: corps de taureau ailé, et tête d'homme à longue barbe frisée, sous une tiare de roi mage!—Je me complais trop sans doute à revenir sur mes impressions d'enfant; mais c'est qu'elles ont été les plus mystérieuses, en même temps que les plus vives.—Donc, je les avais rencontrés pour la première fois vers ma douzième année, ces géants gardiens de tous les palais d'Assyrie, et c'était dans les images de certaine partition de Sémiramis, très souvent ouverte en ce temps-là sur mon piano; tout de suite ils avaient symbolisé à mes yeux la lourde magnificence de Ninive ou de Babylone. Quant à ceux de leurs pareils qui, de nos jours, restaient peut-être encore debout là-bas dans les ruines, je me les représentais entourés de ces fleurettes délicates, particulières au sol pierreux d'un domaine de campagne appelé «la Limoise,» lequel, à la même époque, jouait un grand rôle dans mes rêveries d'exotisme... Et voici précisément que je retrouve aujourd'hui, aux pieds de ceux qui m'accueillent, le thym, la menthe et la marjolaine, toute la petite flore de mes bois, sous ce climat semblable au nôtre.

Les deux géants ailés, qui me reçoivent au seuil de ces palais, c'est Xerxès qui eut la fantaisie de les poster ici en vedette.—Et ils me révèlent sur leur souverain des choses intimes que je ne m'attendais point à jamais surprendre; en les contemplant, mieux qu'en lisant dix volumes d'histoire, je conçois peu à peu combien fut majestueuse, hiératique et superbe, la vision de la vie dans les yeux de cet homme à demi légendaire.

Mais les immenses salles dont ils gardaient les abords n'existent plus depuis tantôt vingt-trois siècles, et on ne peut qu'idéalement les reconstituer. En beaucoup plus grandiose, elles devaient ressembler à ce que l'on voit encore dans les vieilles demeures princières du moyen âge persan: une profusion de colonnes, d'une finesse extrême en comparaison de leur longueur, des espèces de grandes tiges de roseau, soutenant très haut en l'air un toit plat.—Les hommes d'ici furent, je crois, les seuls à imaginer la colonne élancée, la sveltesse des formes, dans cette antiquité où l'on faisait partout massif et puissamment trapu.—Toujours suivis de nos chevaux, dont les pas résonnent trop sur les dalles, nous nous avançons au cœur des palais, vers les quartiers magnifiques de Darius. Les colonnes brisées jonchent le sol; il en reste debout une vingtaine peut-être, qui de loin en loin s'élèvent solitairement, toutes droites et toutes minces, dans le ciel pur; elles sont cannelées du haut en bas; leur socle est taillé en monstrueux calice de fleur, et leur chapiteau très débordant, qui paraît en équilibre instable dans l'air, représente, sur chacune de ses quatre faces, la tête et le poitrail d'un bœuf. Comment tiennent-elles encore, si audacieuses et si longues, depuis deux mille ans que les charpentes de cèdre ne sont plus là-haut pour les relier les unes aux autres?

Les esplanades se superposent, les escaliers se succèdent à mesure que l'on approche des salles où trôna le roi Darius. Et la face de chaque assise nouvelle est toujours couverte de patients bas-reliefs, représentant des centaines de personnages, aux nobles raideurs, aux barbes et aux chevelures frisées en petites boucles: des phalanges d'archers, tous pareils et inscrits de profil; des défilés rituels, des monarques s'avançant sous de grands parasols que tiennent des esclaves; des taureaux, des dromadaires, des monstres. En quelle pierre merveilleuse tout cela a-t-il été ciselé, pour que tant de siècles n'aient même pu rien dépolir? Les plus durs granits de nos églises, après trois ou quatre cents ans, n'ont plus une arête vive; les porphyres byzantins, les marbres grecs exposés au grand air sont usés et frustes; ici, toutes ces étranges figures, on dirait qu'elles sortent à peine de la main des sculpteurs. Les archéologues ont discuté, sans tomber d'accord sur la provenance de cette matière très spéciale, qui est d'un grain si fin, et d'une si monotone couleur de souris; qui ressemble à une sorte de silex, de pierre à fusil d'une nuance très foncée; les ciseaux devaient s'y émousser comme sur du métal; de plus, c'était aussi cassant que du jade, car on voit de grands bas-reliefs qui ont éclaté du haut en bas,—sous l'action indéfinie des soleils d'été peut-être, ou bien, dans les temps, sous le heurt des machines de guerre.

Et ces ruines muettes racontent leur histoire par d'innombrables inscriptions, leur histoire et celle du monde; le moindre bloc voudrait parler, à qui saurait lire les primitives écritures. Il y a d'abord les mystérieux caractères cunéiformes, qui faisaient partie de l'ornementation initiale; ils alignent partout leurs milliers de petits dessins serrés et précis, sur les socles, sur les frises, entre les moulures parfaites qui leur servent de cadre. Et puis, semées au hasard, il y a les réflexions de tous ceux qui sont venus, au cours des âges, attirés ici par ce grand nom de Persépolis; de simples notes, ou bien des sentences, des poésies anciennes sur la vanité des choses de ce monde, en grec, en koufique, en syriaque, en persan, en indoustani, ou même en chinois. «Où sont-ils les souverains qui régnèrent dans ce palais jusqu'au jour où la Mort les invita à boire à sa coupe? Combien de cités furent bâties le matin, qui tombèrent en ruines le soir?» écrivait là, en arabe, il y a environ trois siècles, un poète passant, qui signait: «Ali, fils de sultan Khaled...» Quelquefois, rien qu'un millésime, avec un nom; et voici des signatures d'explorateurs français de 1826 et de 1830,—dates qui nous semblent déjà presque lointaines, et qui cependant sont d'hier, en comparaison de celles gravées sur tous ces cartouches de rois...

Le pavage sur lequel on marche est particulièrement exquis; chaque brisure, chaque joint des pierres est devenu un minuscule jardin de ces toutes petites plantes qu'affectionnent les chèvres, et qui embaument la main lorsqu'on les froisse.

Derrière les salles d'apparat, aux colonnades ouvertes, on arrive à des constructions plus compliquées, plus enchevêtrées, qui couvent plus de mystère; ce devaient être des chambres, des appartements profonds; les fragments de murs se multiplient et aussi les pylônes aux contours un peu égyptiens, qui ont pour architrave des feuilles de fleurs. On se sent là plus entouré, plus enclos, et, si l'on peut dire, plus dans l'ombre de tout ce colossal passé. Ces quartiers abondent en admirables grands bas-reliefs, d'une conservation stupéfiante. Les personnages ont gardé, sur leurs robes assyriennes ou sur leurs chevelures soigneusement calamistrées, le luisant des marbres neufs; les uns se tiennent assis, dans des attitudes de dignité impérative, d'autres tirent de l'arc, ou luttent avec des monstres. Ils sont de taille humaine, le profil régulier et le visage noble. On en voit partout, sur des pans de muraille qui semblent aujourd'hui plantés sans ordre; on les a tout autour de soi, en groupes intimidants; et cette couleur de la pierre; toujours ce même gris sombre, donne quelque chose de funèbre à leur compagnie. Des cartouches, criblés de petites légendes en cunéiformes, présentent des surfaces tellement lisses que l'on y aperçoit sa propre silhouette, réfléchie comme sur un miroir d'étain. Et on est confondu de savoir l'âge de ces ciselures si fraîches, de se dire que ces plaques polies sont les mêmes qui, à cette même place, reflétèrent des figures, des beautés, des magnificences évanouies depuis plus de deux mille ans. Un fragment quelconque de telles pierres, que l'on emporterait avec soi, deviendrait une pièce incomparable pour un musée; et tout cela est à la merci du premier ravisseur qui pénétrerait dans ces vastes solitudes, tout cela n'est gardé que par les deux géants pensifs, en sentinelle là-bas sur le seuil.

Plus loin, Persépolis se continue vaguement, en sculptures plus détruites, en débris plus éboulés et plus informes, jusqu'au pied de la triste montagne couleur de cuir, qui doit être elle-même forée et travaillée jusqu'en ses tréfonds les plus secrets, car on y aperçoit çà et là de grands trous noirs, d'une forme régulière, avec frontons et pilastres taillés à même le roc, qui bâillent à différentes hauteurs et qui sont des bouches de sépulcre. Dans les souterrains d'alentour sommeillent sans doute tant de richesses ou de reliques étranges!

Le soleil baisse, allongeant les ombres des colonnes et des géants, sur ce sol qui fut un pavé royal; ces choses, lasses de durer, lasses de se fendiller au souffle des siècles, voient encore un soir...

Ils observent toujours avec attention, les deux géants à barbe frisée, l'un tournant sa large face meurtrie vers la nécropole de la montagne; l'autre sondant les lointains de cette plaine, par où arrivèrent jadis les guerriers, les conquérants, arbitres du monde. Mais, à présent, aucune armée ne viendra plus dans ce lieu délaissé, devant ces hautains palais; cette région de la terre est rendue pour jamais au calme pastoral et au silence...

Les chèvres, qui broutaient dans les ruines, rappelées par leur pâtre en armes, se rassemblent et vont s'en aller, car voici bientôt l'heure dangereuse pour les troupeaux, l'heure des panthères. Je désirerais rester, moi, jusqu'à la nuit close, au moins jusqu'au lever de la lune; mais les deux bergers mes guides refusent absolument; ils ont peur, peur des brigands ou des fantômes, on ne sait de quoi, et ils tiennent à être rentrés avant la fin du jour dans leur petit hameau, derrière leurs murs en terre, cependant crevés de toutes parts. Donc, nous reviendrons demain, et pour cette fois il faut partir, à la suite des chèvres qui déjà s'éloignent dans les prairies sans fin. Nous repassons entre les deux géants, qui virent jadis entrer et sortir tant de rois et de cortèges. Mais nos chevaux, qui déjà n'avaient pas voulu monter les escaliers de Xerxès et de Darius, naturellement veulent encore moins les redescendre; ils se défendent, essayent de s'échapper; et c'est tout à coup, pour finir, une belle scène de vie, de lutte et de muscles tendus, au milieu du silence de ces colossales choses mortes,—tandis que se lève un grand vent frais, un vent de soir de mai, qui nous amène, des prairies d'en bas, une suave odeur d'herbes.

Ayant retraversé la longue plaine unie, les foins, les orges, les champs de pavots, nous rentrons au crépuscule dans les ruelles du hameau perdu, et enfin dans notre gîte de terre, sans portes ni fenêtres. Un vent vraiment très froid agite les peupliers du dehors et les abricotiers du jardinet sauvage; le jour meurt dans un admirable ciel bleu vert, où s'effiloquent des petits nuages d'un rose de corail, et on entend des vocalises de bergers qui appellent à la prière du soir.

TROISIÈME PARTIE

Vendredi, 4 mai.

Départ à l'aube pure et froide, à travers les grandes fleurs blanches des pavots, qui sont tout humides de la rosée de Mai. Pour la première fois depuis Chiraz, mes Persans ont mis leur burnous et enfoncé jusqu'aux oreilles leur bonnet de Mage.

Ayant retraversé la plaine, nous montons en passant faire nos adieux aux grands palais du silence. Mais la lumière du matin, qui ne manque jamais d'accentuer toutes les vétustés, toutes les décrépitudes, nous montre, plus anéanties que la veille, les splendeurs de Darius et de Xerxès; plus détruits, les majestueux escaliers; plus lamentable, par terre, la jonchée des colonnes. Seuls, les étonnants bas-reliefs, en ce silex gris que n'éraillent point les siècles, supportent sans broncher l'éclairage du soleil levant: princes aux barbes bouclées, guerriers ou prêtres, en pleine lumière crue, luisent d'un poli aussi neuf que le jour où parut comme un ouragan la horde macédonienne.

En foulant ce vieux sol de mystère, mon pied heurte un morceau de bois à demi enfoui, que je fais dégager pour le voir; c'est un fragment de quelque poutre qui a dû être énorme, en cèdre indestructible du Liban, et,—il n'y a pas à en douter,—cela vient de la charpente de Darius... Je le soulève et le retourne. Un des côtés est noirci, s'émiette carbonisé: le feu mis par la torche d'Alexandre!... La trace en subsiste, de ce feu légendaire, elle est là entre mes mains, encore visible après plus de vingt-deux siècles!... Pendant un instant, les durées antérieures s'évanouissent pour moi; il me semble que c'était hier, cet incendie; on dirait qu'un sortilège d'évocation dormait dans ce bloc de cèdre; beaucoup mieux que la veille, presque en une sorte de vision, je perçois la splendeur de ces palais, l'éclat des émaux, des ors et des tapis de pourpre, le faste de ces inimaginables salles, qui étaient plus hautes que la nef de la Madeleine et dont les enfilades de colonnes, comme des allées d'arbres géants, s'enfuyaient dans une pénombre de forêt. Un passage de Plutarque me revient aussi en mémoire; un passage traduit jadis, au temps de mes études, avec un maussade ennui, sous la férule d'un professeur, mais qui tout à coup s'anime et s'éclaire; la description d'une unit d'orgie, dans la ville qui s'étendait ici, autour de ces esplanades, à la place où sont à présent ces champs de fleurs sauvages: le Macédonien déséquilibré par un trop long séjour au milieu de ce luxe à lui si inconnu, le Macédonien ivre et couronné de roses, ayant à ses côtés la belle Thaïs, conseillère d'extravagances, et, sur la fin d'un repas, empressé à satisfaire un caprice de la courtisane, se levant avec une torche à la main pour aller commettre l'irrémédiable sacrilège, allumer l'incendie, faire un feu de joie de la demeure des Achéménides. Et alors, les immenses cris d'ivresse et d'horreur, la flambée soudaine des charpentes de cèdre, le crépitement des émaux sur la muraille, et la déroute enfin des gigantesques colonnes, se renversant les unes sur les autres, rebondissant contre le sol avec un bruit d'orage... Sur le morceau de poutre qui existe encore et que mes mains touchent, cette partie noirâtre, c'est pendant cette nuit-là qu'elle fut carbonisée...

L'étape d'aujourd'hui sera de neuf heures, et nous l'allongeons encore d'un détour, afin de voir de plus près la montagne couleur de basane, qui se lève derrière Persépolis comme un grand mur en cuir gondolé, et dans laquelle s'ouvrent les trous noirs, les hypogées des rois Achéménides.

Pour arriver au pied de ces roches, il faut cheminer à travers des éboulis sans fin de pierres sculptées, des amas de ruines; les passés prodigieux ont imprégné ce sol, qui doit être plein de trésors ensevelis et plein d'ossements.

Il y a trois immenses hypogées, espacés et en ligne, au flanc de la montagne brune; pour rendre inaccessibles ces tombeaux de Darius et des princes de sa famille, on a placé la bouche des souterrains à mi-hauteur de la paroi abrupte, et nous ne pourrions monter là qu'avec des échelles, des cordes, tout un matériel de siège et d'escalade. L'entrée monumentale de chacun de ces souterrains est entourée de colonnes et surmontée de bas-reliefs à personnages, le tout taillé à même le roc; la décoration paraît inspirée à la fois de l'Égypte et de la Grèce; les colonnes, les entablements sont ioniens, mais l'aspect d'ensemble rappelle la lourdeur superbe des portiques de Thèbes.

Au-dessous de ces tombeaux, à la base même de la montagne funéraire, dans des carrés taillés en creux, d'autres bas-reliefs gigantesques ont l'air de tableaux d'ans leur cadre, posés çà et là sans ordre. Ils sont postérieurs aux hypogées et datent des rois Sassanides; les personnages, de quinze ou vingt pieds de haut, ont eu presque tous la figure mutilée par les Musulmans, mais différentes scènes de bataille ou de triomphe imposent encore. On voit surtout un roi Sassanide, l'attitude orgueilleuse sur son cheval de guerre, et, devant lui, un empereur romain, reconnaissable à sa toge, un vaincu sans doute, qui s'agenouille et s'humilie; c'est le plus saisissant et aussi le plus énorme de tous ces groupes, encadrés par la roche primitive.

Les conquérants d'autrefois s'y entendaient à détruire et on est confondu aujourd'hui en présence du néant dans lequel tant de villes fameuses ont pu être d'un seul coup replongées; Carthage par exemple, et, ici même, au pied de ces palais, cette Istakhar qui avait tant duré, qui avait été une des gloires du monde et qui au VIIe siècle de notre ère, sous le dernier roi Sassanide, continuait d'être une grande capitale: un jour, passa le Khalife Omar, qui ordonna de la supprimer et de transporter ses habitants à Chiraz; ce fut fait comme il l'avait dit, et il n'en reste rien, à peine une jonchée de pierres dans l'herbe; on hésite à en reconnaître la trace.

Je cherchais des yeux, parmi tant d'informes débris, un monument plus ancien que les autres et plus étrange, que des Zoroastriens émigrés dans l'Inde m'avaient signalé comme existant toujours. Et voici qu'il m'apparaît, très proche, farouche et morne sur un bloc de rochers en piédestal. D'après la description qui m'en avait été faite, je le reconnais au premier abord, et son identité m'est d'ailleurs confirmée par la désignation du tcharvadar: «Ateuchka!»—où je retrouve le mot turc ateuch qui signifie le feu. Deux lourdes et naïves pyramides tronquées, que couronne une dentelure barbare; deux autels jumeaux pour le culte du feu, qui datent des premiers Mages, qui ont précédé de plusieurs siècles tout le colossal travail de Persépolis et de la montagne sculptée; ils étaient déjà des choses très antiques et vénérables quand les Achéménides firent choix de ce lieu pour y bâtir leurs palais, leur ville et leurs tombeaux; ils se dressaient là dans les temps obscurs où les roches aux hypogées étaient encore intactes et vierges, et où de tranquilles plaines s'étendaient à la place de tant d'immenses esplanades de pierre; ils ont vu croître et passer des civilisations magnifiques, et ils demeurent toujours à peu près les mêmes, sur leur socle, les deux Ateuchkas, inusables et quasi éternels dans leur solide rudesse. Aujourd'hui les adorateurs du feu, comme on le sait, disparaissent de plus en plus de leur pays d'origine, et même du monde; ceux qui restent sont disséminés, un peu comme le peuple d'Israël; à Yezd, cependant, ville de désert que je laisserai sur la droite de ma route, ils persistent en groupe assez compact encore; on en trouve quelques-uns en Arabie, d'autres à Téhéran; et enfin, ils forment une colonie importante et riche à Bombay, où ils ont installé leurs grandes tours macabres. Mais, de tous les points de la Terre où leur destinée les a conduits, ils ne cessent de revenir ici même, en pèlerinage, devant ces deux pyramides effroyablement vieilles, qui sont leurs autels les plus sacrés.

A mesure que nous nous éloignons, les trous noirs des hypogées semblent nous poursuivre comme des regards de mort. Les rois qui avaient imaginé de placer si haut leur sépulture, voulaient sans doute que leur fantôme, du seuil de la porte sombre, pût promener encore sur le pays des yeux dominateurs, continuer d'inspirer la crainte aux vivants.

Pour nous en aller, nous suivons d'abord une mince rivière qui court sur des cailloux, encaissée et profonde, entre des roseaux et des saules; c'est une traînée de verdure à demi enfouie dans un repli du terrain, au milieu d'une si funèbre région de pierres. Et bientôt, perdant de vue tout cet ossuaire des antiques magnificences, perdant de vue aussi l'ombreuse petite vallée, nous retrouvons l'habituelle et monotone solitude: la plaine sans arbres, tapissée d'herbes courtes et de fleurs pâles, qui se déroule à deux mille mètres de haut, unie comme l'eau d'un fleuve, entre deux chaînes de montagnes chaotiques, couleur de cendre, ou bien couleur de cuir et de bête morte.

Nous cheminons là jusqu'à l'heure tout à coup froide du crépuscule.

Et cependant le soleil est encore très haut et brûlant quand nous commençons d'apercevoir, au bout de cette nappe verte, le village d'Ali-Abad qui sera notre étape de nuit. Mais quantité de ravins sournois coupent de place en place la plaine qui semblait si facile; de dangereuses gerçures du sol, infranchissables pour des cavaliers, nous obligent à de continuels détours; pris comme dans un labyrinthe, nous n'avançons pas; et, au fond de ces creux, des cadavres de chevaux, d'ânes ou de mulets, semés par le passage incessant des caravanes, sont des rendez-vous d'oiseaux noirs. Ali-Abad reste toujours lointain, et on dirait un château fort du moyen âge: des murs de trente pieds de haut, crénelés et flanqués de tours, l'enferment par craintes des nomades et des panthères.

Voici maintenant, dans un ravin, un torrent qu'il nous faut franchir. Des paysans, accourus à notre aide, pour nous montrer le gué, retroussent au-dessus de la ceinture leurs longues robes de coton bleu, entrent dans l'eau bouillonnante et nous les suivons, mouillés nous-mêmes jusqu'au poitrail des chevaux. Ali-Abad, enfin, se rapproche; encore une demi-lieue de cimetières, de tombes effondrées; ensuite des clôtures de jardins, murailles en terre battue, au-dessus desquelles frissonnent des arbres de nos climats, cerisiers, amandiers ou mûriers, chargés de petits fruits verts; et enfin nous arrivons à la porte des remparts, une immense ogive sous laquelle, pour nous voir défiler, toutes les femmes se sont groupées. Ces donjons, ces murs, ces créneaux, ce terrifiant appareil de défense, tout cela, de près, fait l'effet d'un simulacre de forteresse; tout cela n'est qu'en terre battue, tient debout par miracle, suffit peut-être contre les fusils des nomades, mais, au premier coup de canon, s'effondrerait comme un château de cartes.

Au milieu de ces femmes qui regardent en silence, plaquées contre les battants des portes aux énormes clous de fer, nous entrons pêle-mêle avec un troupeau de bœufs. Ici, nous ne retrouvons plus les fantômes noirs à cagoule blanche qui endeuillaient les rues de Chiraz; les longs voiles sont en étoffe claire, semés de palmes ou de fleurs anciennes, et forment un harmonieux ensemble de nuances fanées; on les retient avec la main contre la bouche pour ne montrer que les yeux, mais le vent du soir, qui s'engouffre avec nous sous l'ogive, les relève, et nous apercevons plus d'un visage et plus d'un naïf sourire.

Le caravansérail est à la porte même, et ces trous à peu près réguliers, au-dessous des créneaux dont l'ogive se couronne, sont les fenêtres de notre logis. Nous grimpons par des escaliers de terre, suivis de la foule obligeante qui nous apporte nos bagages, qui nous monte des cruches d'eau, des jattes de lait, des faisceaux de ramilles pour faire du feu. Et bientôt nous nous chauffons délicieusement, devant une flambée qui répand une senteur d'aromates.

Nous avons aussi une terrasse intérieure, pour dominer le village, l'amas des toits en terre pressés entre les remparts. Et maintenant toutes les femmes, tous les humbles voiles à fleurs déteintes, sont sur ces toits, leur promenoir habituel; elles ne voient pas au loin, les dames d'Ali-Abad, puisque les très hautes murailles d'enceinte les tiennent là comme en prison, mais elles se regardent entre elles et bavardent d'une maison à l'autre; dans ce village emmuré et perdu, c'est l'heure de la flânerie du soir, qui serait douce et que l'on prolongerait s'il faisait moins froid.

Le muezzin chante. Et voici la rentrée des troupeaux; nous l'avons déjà tant vue partout, cette rentrée compacte et bêlante, que nous ne devrions plus nous y complaire; mais ici, dans ce lieu resserré, vraiment elle est spéciale. Par l'ogive d'entrée, le vivant flot noir fait irruption, déborde comme un fleuve après les pluies. Et, tout de suite, il se divise en une quantité de branches, de petits ruisseaux qui coulent dans les ruelles étroites; chaque troupeau connaît sa maison, se trie de lui-même et n'hésite pas; les chevreaux, les agnelets suivent leur maman qui sait où elle va; personne ne se trompe, et très vile c'est fini, les bêlements font silence, le fleuve de toisons noires s'est absorbé, laissant dans l'air l'odeur des pâturages; toutes les dociles petites bêtes sont rentrées.

Alors, nous rentrons nous-mêmes, impatients de nous étendre et de dormir, sous le vent glacé qui souffle, par les trous de nos murs.

Samedi, 5 mai.

Les mêmes voiles à fleurs, dès le soleil levé, sont à la porte du village pour nous voir partir, et les hommes s'assemblent aussi, tous en robe bleue, en bonnet noir. De longs rayons roses, traversant l'air limpide et froid, font resplendir les créneaux, le faîte des tours, tandis qu'en bas l'ombre matinale demeure sur ces groupes immobiles, tassés au pied des remparts, qui nous suivent des yeux jusqu'à l'instant où nous disparaissons, dans un repli de la très proche montagne.

Tout de suite nous voici engagés dans des gorges sauvages, étroites et profondes, que surplombent des roches penchées, des cimes menaçantes. Chose rare en Perse, il y a là des broussailles, des aubépines fleuries qui embaument le printemps, et même des arbres, de grands chênes; cela nous change pour une heure de nos éternelles solitudes d'herbages et de pierres. Comme le lieu, paraît-il, est un repaire de brigands, mes cavaliers de Chiraz ont jugé bon de s'adjoindre trois vigoureux jeunes hommes d'Ali-Abad. Ils vont à pied, ceux-ci, chargés de longs fusils à silex, de poires à poudre, de coutelas et d'amulettes; cependant ils retardent à peine notre marche, tant ils sont alertes et bons coureurs. «Allez, allez,—nous disent-ils tout le temps,—trottez, ne vous gênez en rien, cela ne nous fatigue pas.» Pour courir mieux, ils ont relevé, dans une lanière de cuir qui leur serre les reins, les deux pans de leur robe bleue, mettant à nu leurs cuisses brunes et musclées; ainsi ils ressemblent aux princes en chasse des bas-reliefs de Persépolis, qui arrangeaient exactement de la même manière leur robe dans leur ceinture, pour aller combattre les lions ou les monstres.

Et ils gambadent en route, trouvant le moyen de poursuivre les cailles, les perdrix qui se lèvent de tous côtés,—et encore de nous apporter en courant des brins de basilic, des petits bouquets d'aromates, présentés avec des sourires à belles dents blanches. C'est à peine si la sueur perle sous leurs bonnets lourds.

Brusquement les gorges s'ouvrent, et le désert se déploie devant nous, lumineux, immense, infini. Le danger, nous dit-on, est passé, les détrousseurs n'opérant que dans les ravins de la montagne. Nous pouvons donc ici remercier nos trois gardes d'Ali-Abad, et prendre le galop dans l'espace; nos chevaux d'ailleurs ne demandent pas mieux, agacés qu'ils étaient de se sentir retenus à cause de ces piétons, coureurs à deux jambes seulement; ils partent comme pour une fantasia; ceux que montent mes cavaliers de Chiraz, moins rapides et plus capricieux, ont l'air de galoper voluptueusement et recourbent leur cou très long avec la grâce des cygnes. Pas de routes tracées, pas de clôtures, pas de limites, rien d'humain nulle part; vive l'espace libre qui est à tout le monde et n'est à personne! Le désert, que bordent au loin, très au loin, de droite et de gauche, des cimes neigeuses, s'en va devant nous, s'en va comme vers des horizons fuyants que l'on n'atteindra jamais. Le désert est traversé d'ondulations douces, pareilles aux longues houles de l'Océan quand il fait calme. Le désert est d'une pâle nuance verte, qui semble çà et là saupoudrée d'une cendre un peu violette;—et cette cendre est la floraison d'étranges et tristes petites plantes qui, au soleil trop brûlant et au vent trop froid, ouvrent des calices décolorés, presque gris, mais qui embaument, dont la sève même est un parfum. Le désert est attirant, le désert est charmeur, le désert sent bon; son sol ferme et sec est tout feutré d'aromates.

L'air est si vivifiant que l'on dirait nos chevaux infatigables; ils galopent ce matin, légers et joyeux, avec un cliquetis d'ornements de cuivre et avec de fantasques envolées de crinière. Nos cavaliers de Chiraz ne peuvent pas suivre; les voilà distancés, bientôt invisibles derrière nous, dans les lointains de l'étendue pâlement verte et pâlement irisée qui n'a pas l'air de finir. Tant pis! On voit si loin de tous côtés, et le vide est si profond, quelle surprise pourrions-nous bien craindre?

Rencontré une nombreuse compagnie de taureaux noirs et de vaches noires, qu'aucun berger ne surveille; quelques-uns des jeunes mâles, en nous voyant approcher, commencent à sauter et à décrire des courbes folles, mais rien que par gaieté et pour faire parade, sans la moindre idée de foncer sur nous, qui ne leur en voulons pas.

Vers neuf heures du matin, à une lieue peut-être sur la gauche, dans une plaine en contre-bas, de grandes ruines surgissent; des ruines Achéménides sans doute, car les colonnes encore debout, sur les éboulis de pierres, sont fines et sveltes comme à Persépolis. Qu'est-ce que ce palais, et quel prince magnifique habitait là, dans les temps? Les connaît-on, ces ruines, quelqu'un les a-t-il explorées? Nous dédaignons de faire le détour et de nous arrêter; ce matin, il nous faut fournir une rapide étape de cinq heures, et nous sommes tout à l'ivresse physique d'aller en avant dans l'espace. Le soleil qui monte brûle un peu nos têtes; mais, pour nous rafraîchir, un vent souffle, qui a passé sur les neiges; des cimes blanches continuent de nous suivre des deux côtés de ces plaines, qui sont comme une sorte d'avenue mondiale, large de plusieurs lieues, et longue, on ne sait combien...

A onze heures, une tache plus franchement verte se dessine là-bas, et vite grandit; pour nos yeux déjà habitués aux oasis de l'Iran, cela indique un coin où passe un ruisseau, un coin que l'on cultive, un groupement humain. En effet, des remparts, des créneaux se mêlent à ces verdures toutes fraîches et frileuses; c'est un pauvre hameau, qui s'appelle Kader-Abad, et qui se donne des airs de citadelle avec ses murailles en terre croulante. Là, nous prenons le repas de midi, sur des tapis de Chiraz, dans le jardinet de l'humble caravansérail, à l'ombre de mûriers grêles, effeuillés par les gelées du printemps. Et le mur, derrière nous, se garnit peu à peu de têtes de femmes et de petites filles, qui émergent timidement une à une, pour nous regarder.

Nous allions repartir, quand une rumeur emplit le village; tout le monde court; il se passe quelque chose... C'est, nous dit-on, une grande dame qui arrive, une très grande dame, même une princesse, avec sa suite. Elle voyage depuis une semaine, elle se rend à Ispahan, et, pour cette nuit, elle compte demander à Kader-Abad la protection de ses murs.

En effet, voici une troupe de cavaliers, ses gardes, qui la précèdent, montés sur de beaux chevaux, avec des selles brodées, frangées d'or. Et, dans la porte à donjon du rempart, une chose tout à fait extraordinaire s'encadre: un carrosse! Un carrosse à rideaux de soie pourpre, qui roule dételé, traîné par une équipe de bergers; il est venu de Chiraz, paraît-il, par des chemins plus longs mais moins dangereux que les nôtres; cependant une roue s'est rompue, il a fallu renforcer tous les ressorts avec des cordes, le trajet n'a pas été sans peine. Et, derrière la voiture endommagée, la belle mystérieuse s'avance d'un pas tranquille. Jeune ou vieille, qui pourrait le dire? Bien entendu, c'est un fantôme, mais un fantôme qui a de la grâce; elle est tout enveloppée de soie noire, avec un loup blanc sur le visage, mais ses petits pieds sont élégamment chaussés, et sa main fine, qui retient le voile, est gantée de gris perle. Pour mieux voir, toutes les femmes de Kader-Abad viennent de monter sur les toits, et les filles brunes d'une tribu nomade, par là campée, accourent à toutes jambes. Après la dame, ses suivantes, voilées aussi impénétrablement, arrivent deux par deux sur des mules blanches, dans des espèces de grandes cages à rideaux rouges. Et enfin raie vingtaine de mulets ferment la marche, portant des ballots ou des coffres que recouvrent d'anciens et somptueux tissus aux reflets de velours.

Nous repartons, nous, tout de suite replongés dans le vaste désert. Du haut de chacune de ces ondulations, qu'il nous faut constamment gravir et redescendre, nous apercevons toujours des étendues nouvelles, aussi vides, aussi inviolées et sauvages, dans une clarté aussi magnifique. On respire un air suave, froid sous un soleil de splendeur. Le ciel méridien est d'un bleu violent, et les quelques nuages nacrés qui passent promènent leurs ombres précises sur le tapis sans fin qui recouvre ici la terre, un tapis fait de graminées délicates, de basilics, de serpolets, de petites orchidées rares dont la fleur ressemble à une mouche grise... Nous cheminons entre deux et trois mille mètres de haut. Pas une caravane, ce soir, pas une rencontre.

Sur la fin du jour, les deux chaînes de montagnes qui nous suivaient depuis le matin se rapprochent; avec une netteté qui déroute les yeux, elles nous montrent la tourmente de leurs sommets, dans des bleus sombres et des violets admirables passant au rose; on dirait des châteaux pour les génies, des tours de Babel, des temples, des cités apocalyptiques, les ruines d'un monde; et les neiges, qui dorment là dans tous les replis des abîmes, nous envoient du vrai froid.

Cependant une nouvelle tache verte, dans le lointain, nous appelle, nous indique le gîte du soir: la toujours pareille petite oasis, les blés, les quelques peupliers, et, au milieu, les créneaux d'un rempart.

C'est Abas-Abad. Mais le caravansérail est plein, il abrite une riche caravane de marchands, et, à prix d'or, nous n'y trouverions pas place. Il faut donc chercher asile chez de très humbles gens, qui possèdent deux chambres en terre au-dessus d'une étable, et consentent à nous en céder une; la famille, qui est nombreuse, les garçons, les filles, se transporteront dans l'autre, abandonnée à cause d'un trou dans le toit, qui laisse entrer la froidure. Par un escalier usé où l'on glisse, nous montons à ce gîte sauvage, enfumé et noir; on s'empresse d'enlever les pauvres matelas, les cruches, les jarres, les gâteaux de froment, les fusils à pierre, les vieux sabres, et de chasser les poules avec leurs petits. Ensuite, il s'agit de nous faire du feu, car l'air est glacé. En ce pays sans forêts, sans broussailles, on se chauffe avec une espèce de chardon, qui pousse comme les madrépores en forme de galette épineuse; les femmes vont le ramasser dans la montagne et le font sécher pour l'hiver. Dans l'âtre, on en jette plusieurs pieds, qui pétillent et brûlent avec mille petites flammes gaies. Le chat de la maison, qui d'abord avait déménagé avec ses maîtres, prend le parti de revenir se chauffer à notre feu et accepte de souper avec nous. Les deux plus jeunes filles, de douze à quinze ans, que notre déballage avait rendues muettes de stupeur, arrivent aussi sur la pointe des pieds et ne peuvent plus s'arracher à la contemplation de notre repas. D'ailleurs si drôles, toutes deux, qu'il n'y a pas moyen de leur en vouloir, et si impeccablement jolies, sous leurs voiles de perse aux dessins surannés, avec leurs joues rouges et veloutées comme des pêches de septembre, leurs yeux presque trop longs et trop grands, dont les coins se perdent dans leurs noirs bandeaux à la Vierge,—et surtout leur mine honnête, chaste et naïve. Au moment de notre coucher seulement, elles se retirent, après avoir jeté de nouveaux pieds de chardon dans le feu; alors le froid et le solennel silence, qui émanent des cimes proches et de leurs neiges, s'épandent avec la nuit sur les solitudes alentour, enveloppent bientôt le petit village de terre, notre chambrette misérable, et notre bon sommeil sans rêves.

Dimanche, 6 mai.

Dès le matin, nous retrouvons la joie de la vitesse et de l'espace, dans le désert toujours pareil, entre les deux chaînes de hauts sommets garnis de neige. Le désert est comme marbré par ses différentes zones de fleurs. Mais ce n'est plus l'éclat des plaines du Maroc ou de la Palestine, qui, au printemps, se couvrent de glaïeuls roses, de liserons bleus, d'anémones rouges. Il semble qu'ici tout se décolore, sous les rayons d'un soleil trop rapproché et trop clair: des serpolets d'une nuance indécise, des pâquerettes d'un jaune atténué, de pâles iris dont le violet tourne au gris perle, des orchidées à fleurs grises, et mille petites plantes inconnues, que l'on dirait passées dans la cendre.

Nous avons pris le parti de laisser derrière nous nos bêtes de charge, avec nos inutiles et flâneurs cavaliers de Chiraz; la confiance entière nous est venue, et nous allons de l'avant.

Voici cependant là-bas une multitude en marche, qui va croiser notre route; ce sont des nomades, gens de mauvais renom, c'est une tribu qui change de pâturage. En tête s'avancent les hommes armés, qui ont de belles allures de bandits; nos Persans imaginent de passer ventre à terre au milieu d'eux, en jetant de grands cris sauvages pour exciter les chevaux; et on se range, on nous fait place. En traversant la cohue du bétail qui vient ensuite, nous reprenons le trot tranquille. Au petit pas, enfin, nous croisons l'arrière-garde, composée des femmes et des petits,—petits enfants, petits chameaux, petits cabris, pêle-mêle dans une promiscuité comique et gentille;—d'un même panier, sur le dos d'une mule, nous voyons sortir la tête d'un bébé et celle d'un ânon qui vient de naître, et on ne sait qui est le plus joli, du petit nomade qui roule ses yeux noirs, ou du petit âne au poil encore tout frisé qui remue ses grandes oreilles, l'un et l'autre du reste nous regardant avec la même candeur étonnée.

Après quatre heures de route, halte au village désolé de Dehbid (deux mille six cents mètres d'altitude). Au milieu de la plaine grise, une lourde forteresse antique, datant des rois Sassanides, contre laquelle de misérables huttes en terre se tiennent blotties, comme par crainte des rafales qui balayent ces hauts plateaux. Un vent glacé, des neiges proches, et une étincelante lumière.

Cependant nos bêtes de charge, distancées depuis le matin, ne nous rejoignent point, non plus que nos cavaliers de Chiraz. Tout le jour, nous les attendons comme sœur Anne, montés sur le toit du caravansérail, interrogeant l'horizon: des caravanes apparaissent, des mules, des chameaux, des ânes, des bêtes et des gens de toute espèce, mais les nôtres point. A l'heure où les ombres des grandes montagnes s'allongent démesurément sur le désert, l'un des cavaliers enfin arrive: «Ne vous inquiétez pas, dit-il, ils ont pris un autre chemin, de nous connu; dormez ici, comme je vais faire moi-même; demain vous les retrouverez à quatre heures plus loin, au caravansérail de Khan-Korrah.»

Donc, dormons à Dehbid; il n'y a que ce parti à prendre, en effet, car voici bientôt l'enveloppement solennel de la nuit. Mais qu'on apporte beaucoup de chardons secs, dans l'âtre où nous allumerons notre feu.

Le muezzin jette ses longs appels chantés. Les oiseaux, cessant de tournoyer, se couchent dans les branches de quelques peupliers rabougris, qui sont les seuls arbres à bien des lieues alentour. Et des petites filles d'une douzaine d'années se mettent à danser en rond, comme celles de chez nous les soirs de mai; petites beautés persanes que l'on voilera bientôt, petites fleurs d'oasis destinées à se faner dans ce village perdu. Elles dansent, elles chantent; tant que dure le transparent crépuscule, elles continuent leur ronde, et leur gaîté détonne, dans l'âpre tristesse de Dehbid...

Lundi, 7 mai.

Le soleil va se lever quand nous jetons notre premier regard au dehors, par les trous de notre mur de terre. Une immense caravane, qui vient d'arriver, est au repos sur l'herbe toute brillante de gelée blanche; les dos bossus des chameaux, les pointes de leurs selles se détachent sur l'Orient clair, sur le ciel idéalement pur du matin, et, pour nos yeux mal éveillés, tout cela d'abord se confond avec les montagnes pointues—qui sont pourtant si loin, là-bas, au bout des vastes plaines.

Nous repartons dans le désert monotone, où quelques asphodèles commencent d'apparaître, dressant leurs quenouilles blanches au-dessus des petites floraisons grisâtres ou violacées que nous avions coutume de voir.

A midi, sous un soleil devenu tout à coup torride, nous retrouvons au point indiqué nos bêtes et nos gens qui étaient perdus. Mais quel sinistre lieu de rendez-vous que ce caravansérail de Khan-Korrah! Pas le moindre village dans les environs. Au milieu d'une absolue solitude et d'un steppe de pierre, ce n'est qu'une haute enceinte crénelée, une place où l'on peut dormir à l'abri des attaques nocturnes, derrière des murs. Aux abords, gisent une douzaine de squelettes, carcasses de cheval ou de chameau, et quelques bêtes plus fraîchement mortes, sur lesquelles des vautours sont posés. D'énormes molosses et trois hommes à figure farouche, armés jusqu'aux dents, gardent cette forteresse, où nous entrons pour un temps de repos à l'ombre. Intérieurement la cour est jonchée d'immondices, et des carcasses de mules achèvent d'y pourrir: les bêtes avaient agonisé là, après quelque étape forcée, et on n'a pas pris la peine de les jeter dehors, s'en remettant aux soins des vautours; à cette heure brûlante, un essaim de mouches les enveloppe.

Il gèlera sans doute cette nuit, mais la chaleur en ce moment est à peine tolérable, et notre sommeil méridien est troublé par ces mêmes mouches bleues qui, avant notre venue, étaient assemblées sur les pourritures.

Cinq heures de route l'après-midi, à travers les solitudes grises, sous un soleil de plomb, pour aller coucher au caravansérail de Surmah, près d'une antique forteresse Sassanide, au pied des neiges.

Mardi, 8 mai.

Les taches vertes des petites oasis aujourd'hui se font plus nombreuses, des deux côtés de notre chemin. Sur le sol aride, une quantité de ruisseaux de cristal, issus de la fonte des neiges, et canalisés, divisés jalousement par la main des hommes, s'en vont çà et là porter la vie aux quelques défrichements épars dans ces hautes plaines.

Vers dix heures du matin, nous arrivons dans une ville, la première depuis Chiraz. Elle s'appelle Abadeh. Ses triples remparts, en terre cuite et en terre battue, qui commencent de crouler par endroits, sont d'une hauteur excessive, surmontés de créneaux féroces et ornés de briques d'émail bleu qui dessinent des arcades. Ses portes s'agrémentent de cornes de gazelle, disposées en couronne au-dessus de l'ogive. Il y a un grand bazar couvert, où l'animation est extrême; on y vend des tapis, des laines tissées et en écheveaux, des cuirs travaillés, des fusils à pierre, des grains, des épices venues de l'Inde. Aujourd'hui se tient aussi, dans les rues étroites, une foire au bétail; tout est encombré de moutons et de chèvres. Les femmes d'Abadeh ne portent point le petit masque blanc percé de trous, mais leur voile est on ne peut plus dissimulateur: il n'est pas noir comme à Chiraz, ni à bouquets et à ramages comme dans les campagnes, mais toujours bleu, très long, s'élargissant vers le sol et formant traîne; pour se conduire, on risque un coup d'œil, de temps à autre, entre les plis discrets. Les belles ainsi voilées ressemblent à de gracieuses madones n'ayant pas de figure. On nous regarde naturellement beaucoup dans cette ville, mais sans malveillance, et les enfants nous suivent en troupe, avec de jolis yeux de curiosité contenue.

Nous pensions repartir après une halte de deux heures, mais le maître de nos chevaux s'y refuse, déclarant que ses bêtes sont trop fatiguées et qu'il faut coucher ici.

Donc, le mélancolique soir nous trouve au caravansérail d'Abadeh, assis devant la porte que surmonte une rangée de cornes de gazelle. Derrière nous, les grands murs crénelés qui s'assombrissent découpent leurs dents sur le ciel d'or vert. Et nous avons vue sur la plaine des sépultures: un sol gris où aucune herbe ne pousse; d'humbles mausolées en brique grise, petites coupoles ou simples tables funéraires; jusqu'au lointain, toujours des tombes, pour la plupart si vieilles que personne sans doute ne les connaît plus. Des madones bleues au voile traînant se promènent là par groupes; dans le crépuscule qui vient, elles prennent plus que jamais leurs airs de fantôme. L'horizon est fermé là-bas par des cimes de quatre ou cinq mille mètres de haut, dont les neiges, à cette heure, bleuissent et donnent froid à regarder.

Dès que la première étoile s'allume au ciel limpide, les madones se dispersent lentement vers la ville, et les portes, derrière elles, se ferment. En ces pays, quand la nuit approche, la vie se glace; tout de suite on sent rôder la tristesse et l'indéfinissable peur...

Mercredi, 9 mai.

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