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Vers Ispahan

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Nos chevaux reposés reprennent dès le matin leur vitesse, dans l'étendue toujours morne et claire. La floraison des asphodèles et des acanthes donne par instants à ces solitudes des aspects de jardin; jardin funèbre et décoloré, qui se prolonge pendant des lieues sans que jamais rien ne change. A droite et à gauche, infiniment loin, les deux chaînes de montagnes continuent de nous suivre; elles forment à la surface de la terre comme une sorte de double arête, qui est l'une des plus hautes du monde. Mais aujourd'hui, dans la chaîne de l'Est, parfois des brèches nous laissent apercevoir l'entrée de ces immenses déserts de sable et de sel qui ont deux cents lieues de profondeur, et s'en vont jusqu'à la frontière afghane.

Après quatre heures de route, dans les chaudes grisailles de l'horizon plein d'éblouissements, apparaît une chose bleue, d'un bleu tellement bleu que c'est tout à fait anormal; vraiment cela rayonne et cela fascine; quelque énorme pierre précieuse, dirait-on, quelque turquoise géante... Et ce n'est que le dôme émaillé d'une vieille petite mosquée en ruines, dans un lugubre hameau à l'abandon, où les huttes ressemblent à d'anciens terriers de bête fauve. A l'ombre d'une voûte de boue séchée, nous nous arrêtons là, pour le repos de midi.

Comme il est long et austère, ce chemin d'Ispahan! Le soir, nos sept ou huit lieues d'étape se font à travers le silence, et nulle part nous n'apercevons trace humaine. Deux fois, il y a un nuage de poussière qui passe très vite devant nous, qui court sur le pâle tapis des basilics et des serpolets: des gazelles en fuite! A peine reconnues, aussitôt invisibles, elles ont détalé comme le vent. Et c'est tout jusqu'à la fin du jour.

Mais, au coucher du soleil, nous arrivons au bord d'une gigantesque coupure dans nos plateaux désolés, et, au fond, c'est la surprise d'une fertile plaine où une rivière passe, où des caravanes sont assemblées, mules et chameaux sans nombre, où une espèce de cité fantastique trône en l'air, sur un rocher comme on n'en voit nulle part.

Elle n'a qu'une demi-lieue de large, cette vallée en contre-bas, mais elle paraît indéfiniment longue entre les parois verticales qui, de chaque côté, l'enferment et la dissimulent.

Tout en y descendant, par de dangereux lacets, on est dans la stupeur de cette ville perchée. Une ville qui n'a pas besoin de murailles, celle-là; mais ses habitants, comment peuvent-ils bien s'y introduire?... Un grand rocher solitaire, qui se lève à plus de soixante mètres de hauteur, lui sert de base; il a la forme exacte du cimier d'un casque, très évidé par le bas, très creusé de ravines et de grottes, mais si élargi par le haut qu'il en est déjà inquiétant; et là-dessus les hommes ont édifié une incroyable superposition de boue séchée au soleil, qui semble une gageure contre l'équilibre et le sens commun, des maisons, qui grimpent les unes sur les autres, qui toutes, comme le rocher, s'élargissent par le haut, s'épanouissant au-dessus de l'abîme en balcons avancés et en terrasses. Cela s'appelle Yezdi-Khast, et on dirait une de ces invraisemblables villes d'oiseaux marins, accrochées en surplomb aux falaises d'un rivage. Tout cela est si téméraire, et d'ailleurs si desséché et si vieux, que la chute ne peut manquer d'être prochaine. Cependant, à chaque balcon, à chacune des petites fenêtres en pisé ou des simples meurtrières, ou voit du monde, des enfants, des femmes, qui se penchent et regardent tranquillement ce qui se passe en bas.

Au pied de la vieille cité fantastique, prête à crouler en cendre, il y a des cavernes, des souterrains, des trous profonds et béants, d'où l'on a tiré jadis cette prodigieuse quantité de terre pour l'échafauder si imprudemment là-haut. Il y a aussi une mosquée, un monumental caravansérail aux murs décorés d'arceaux en faïence bleue; il y a la rivière, avec son pont courbé en arc de cercle; il y a la fraîcheur des ruisseaux, des blés, des jeunes arbres; il y a la vie des caravanes, le gai remuement des chameliers et des muletiers, l'amas sur l'herbe des ballots de marchandises, toute l'animation d'un grand lieu de passage. Voici même, dans un champ, quelques centaines de pains de sucre qui se reposent par terre, et remonteront ce soir à dos de chameau pour se rendre dans les villages les plus reculés des oasis,—de très vulgaires pains de sucre enveloppés de papier bleu comme ceux de chez nous; les Persans en font une consommation considérable, pour ces petites tasses de thé très sucré qu'ils s'offrent les uns aux autres du matin au soir.—(Et ces pains, qui, jusqu'à ces dernières années, étaient fournis par la France, viennent maintenant tous de l'Allemagne et de la Russie: j'apprends cela en causant avec des tcharvadars, qui ne me cachent pas leur pitié un peu dédaigneuse pour notre décadence commerciale.)

Des groupes compacts de chameaux entourent notre caravansérail, et c'est l'instant où ils jettent ces affreux cris de fureur ou de souffrance, qui ont l'air de passer à travers de l'eau, qui ressemblent à des gargouillements de noyé: nous soupons dans ce vacarme, comme au milieu d'une ménagerie.

Cependant le silence revient à l'heure de la lune, de la pleine lune, coutumière de fantasmagories et d'éclairages trompeurs, qui magnifie étrangement la vieille cité saugrenue juchée là-haut dans notre ciel, et la fait paraître toute rose, mais rigide et glacée.

Jeudi, 10 mai.

Le matin, pour sortir de la grande oasis en contre-bas du désert, il nous faut cheminer au milieu des trous et des cavernes, au pied même de la ville perchée, presque dessous, tant elle surplombe; la retombée du rocher qui la supporte nous maintient là dans une ombre froide, quand le beau soleil levant rayonne déjà partout. Au-dessus de nos têtes, beaucoup de ces gens, qui nichent comme les aigles, sont au bord de leurs terrasses menaçantes, ou bien se penchent à leurs fenêtres avancées, et laissent tomber à pic leurs regards sur nous.

Contre l'autre paroi de la vallée, l'étroit sentier qui remonte vers les solitudes est encombré par quelques centaines d'indolents bourriquots qui ne se garent pas. Nos Persans, en cette occurrence et comme chaque fois qu'il y a obstacle, nous font prendre le galop en jetant de grands cris. Effroi et déroute alors parmi les âniers, et, avec tapage, nous arrivons en haut, dans la plaine aride et grisâtre, au niveau ordinaire de nos chevauchées.

C'est aujourd'hui la matinée des ânes, car nous en croisons des milliers, des cortèges d'une lieue de long, qui s'en reviennent d'Ispahan où ils avaient charroyé des marchandises, et s'en reviennent en flâneurs, n'ayant plus sur le dos que leur couverture rayée de Chiraz. Quelques-uns, il est vrai, portent aussi leur maître qui continue son somme de la nuit, enveloppé dans son caftan de feutre, étendu à plat ventre sur le dos de la bonne bête, et les bras noués autour de son cou. Il y a aussi des mamans bourriques, chargées d'un panier dans lequel on a mis leur petit, né de la veille. Et enfin d'autres ânons, déjà en état de suivre, gambadent espièglement derrière leur mère.

Pas trop déserte, la région d'aujourd'hui. Pas trop espacées, les vertes petites oasis, ayant chacune son hameau à donjons crénelés, au milieu de quelques peupliers longs et frêles.

La halte de midi est au grand village de Makandbey, où plusieurs dames-fantômes, perchées au faîte des remparts, regardent dans la triste plaine, entre les créneaux pointus. Sous les arceaux du caravansérail, dans la cour, il y a quantité de beaux voyageurs en turban et robe de cachemire, avec lesquels il faut échanger de cérémonieux saluts; sur des coussins, des tapis aux couleurs exquises, ils sont assis par groupes autour des samovars et cuisinent leur thé en fumant leur kalyan.

Nous sommes à l'avant-dernier jour du carême de la Perse, et ce sera demain l'anniversaire de la mort d'Ali[3]; aussi l'enthousiasme religieux est-il extrême à Makandbey. Sur la place, devant l'humble mosquée aux ogives de terre battue, une centaine d'hommes, rangés en cercle autour d'un derviche qui psalmodie, poussent des gémissements et se frappent la poitrine. Ils ont tous mis à nu leur épaule et leur sein gauches; ils se frappent si fort que la chair est tuméfiée et la peau presque sanglante; on entend les coups résonner creux dans leur thorax profond. Le vieil homme qu'ils écoutent leur raconte, en couplets presque chantés, la Passion de leur prophète, et ils soulignent les phrases plus poignantes de la mélopée en jetant des cris de désespoir ou en simulant des sanglots. De plus en plus il s'exalte, le vieux derviche au regard de fou; voici qu'il se met à chanter comme les muezzins, d'une voix fêlée qui chevrote, et les coups redoublent contre les poitrines nues. Toutes les dames-fantômes maintenant sont arrivées sur les toits alentour; elles couronnent les terrasses et les murs branlants. Le cercle des hommes se resserre, pour une sorte de danse terrible, avec des bonds sur place, des trépignements de frénésie. Et tout à coup, ils s'étreignent les uns les autres, pour former une compacte chaîne ronde, chacun enlaçant du bras gauche son voisin le plus proche, mais continuant à se meurtrir furieusement de la main droite, dans une croissante ivresse de douleur. Il en est dont le délire est hideux à faire pitié; d'autres, qui arrivent au summum de la beauté humaine, tous les muscles en paroxysme d'action, et les yeux enflammés pour la tuerie ou le martyre. Des cris aigus et de caverneux rauquements de bête sortent ensemble de cet amas de corps emmêlés; la sueur et les gouttes de sang coulent sur les torses fauves. La poussière se lève du sol et enveloppe de son nuage ce lieu où darde un cuisant soleil. Sur les murs de la petite place sauvage, les femmes à cagoule sont comme pétrifiées. Et, au-dessus de tout, les cimes des montagnes, les neiges montent dans le ciel idéalement bleu.

Durant l'après-midi, nous voyageons à travers un pays de moins en moins désolé, rencontrant des villages, des champs de blé et d'orge, des vergers enclos de murs. Le soir, enfin, nous apercevons une grande ville, dans un simulacre d'enceinte formidable, et c'est Koumichah, qui n'est plus qu'à huit ou neuf heures d'Ispahan.

En Perse, les abords d'une ville sont toujours plus difficiles et dangereux pour les chevaux que la rase campagne. Et, avant d'arriver à la porte des remparts, nous peinons une demi-heure dans des sentiers à se rompre le cou, semés de carcasses de chameaux ou de mulets; c'est au milieu des ruines, des éboulis, des détritus; et, toujours, à droite ou à gauche, nous guettent ces trous béants d'où l'on a retiré la terre à bâtir, pour les forteresses, les maisons et les mosquées.

Le soleil est couché lorsque nous passons cette porte ogivale, qui semblait tout le temps se dérober devant nous. La ville, alors, que ses murailles dissimulaient presque, enchante soudainement nos yeux. Elle est de ce même gris rose que nous avions déjà vu à Chiraz, à Abadeh, et aussi dans chacun des villages du chemin, puisque c'est toujours la même terre argileuse qui sert à tout construire, mais elle se développe et s'étage sur les ondulations du sol à la manière d'un décor de féerie. Et comment peut-on oser, avec de la terre, édifier tant de petits dômes, et les enchevêtrer, les superposer en pyramides? Comment tiennent debout, et résistent aux pluies, tant d'arcades, de grandes ogives élégantes, qui ne sont que de la boue séchée, et tant de minarets, avec leurs galeries comme frangées de stalactites? Tout cela, bien entendu, est sans arêtes vives, sans contours précis; l'ombre et la lumière s'y fondent doucement, parmi des formes toujours molles et rondes. Sur les monuments, pas de faïences bleues, pas d'arbres dans les jardins, rien pour rompre la teinte uniforme de ce déploiement de choses, toutes pétries de la même argile rosée. Mais le jeu des nuances est en bas, dans les rues pleines de monde: des hommes en robe bleue, des hommes en robe verte; des groupes de femmes voilées, groupes intensément noirs, avec ces taches d'un blanc violent que font les masques cachant les visages. Et il est surtout en haut, le jeu magnifique, le heurt des couleurs, il est au-dessus de l'amas des coupoles grises et des arcades grises: à ce crépuscule, les inaccessibles montagnes alentour étalent des violets somptueux de robe d'évêque, des violets zébrés d'argent par des coulées de neige; et, sur le ciel qui devient vert, des petits nuages orange semblent prendre feu, se mettent à éclairer comme des flammes... Nous sommes toujours à près de deux mille mètres d'altitude, dans l'atmosphère pure des sommets, et le voisinage des grands déserts sans vapeur d'eau augmente encore les transparences, avive fantastiquement l'éclat des soirs.

C'est donc aujourd'hui la grande solennité religieuse des Persans, l'anniversaire du martyre de leur khalife. Dans les mosquées, des milliers d'hommes gémissent ensemble; on entend de loin leurs voix, en un murmure confus qui imite le bruit de la mer.

Aussitôt l'arrivée au caravansérail, il faut se hâter vers le lieu saint, pour voir encore un peu de cette fête, qui doit se terminer avant la nuit close. Personne, d'abord, ne veut me conduire. Deux hommes, de figure énergique et d'épaules solides, longtemps indécis, consentent cependant à prix d'or. Mais l'un estime que je dois prendre une robe à lui et un de ses bonnets d'astrakan; l'autre déclare que ce sera plus périlleux, et qu'il faut bravement garder mon costume d'Europe. Après tout, je reste comme je suis, et nous partons ensemble pour la grande mosquée, marchant vite, car il se fait tard. Nous voici, à la nuit tombante, dans le dédale sinistre dont j'avais prévu les aspects: murs sans fenêtres, murs de hautes prisons, avec, de loin en loin seulement, quelque porte bardée de fer; murs qui de temps à autre se rejoignent par le haut, vous plongeant dans cette obscurité souterraine si chère aux villes persanes. Montées, descentes, puits sans margelle, précipices et oubliettes. Aux premiers moments, nous ne rencontrons personne, et c'est comme une course crépusculaire dans des catacombes abandonnées. Et puis, approchant du foyer d'une de ces clameurs, semblables au bruit des plages, dont la ville ce soir est remplie, nous commençons de croiser des groupes d'hommes, qui viennent tous du même côté, et dont la rencontre est presque terrible. Ils sortent de la grande mosquée, principal centre des cris et des lamentations, où la fête de deuil va bientôt finir; par dix, par vingt ou trente, ils s'avancent en masse compacte, enlacés et courant, tête renversée en arrière, ne regardant rien; on voit le blanc de leurs yeux, ouverts démesurément, dont la prunelle trop levée semble entrer dans le front. Les bouches aussi sont ouvertes et exhalent un rugissement continu; toutes les mains droites frappent à grands coups les poitrines sanglantes. On a beau se ranger le long des murs, ou dans les portes si l'on en trouve, on est lourdement frôlé. Ils sentent la sueur et le fauve; ils passent d'un élan irrésistible et aveugle comme la poussée de la houle.

Après les ruelles étroites, lorsqu'un arceau ogival nous donne accès dans la cour de la mosquée, ce lieu nous paraît immense. Deux ou trois mille hommes sont là, pressés les uns contre les autres et donnant de la voix: «Hassan, Hussein! Hassan, Hussein[4]!» hurlent-ils tous ensemble, avec une sorte de cadence formidable. Au fond, dominant tout, la seconde grande ogive, ornée des inévitables faïences bleues, s'ouvre sur le sanctuaire obscur. Au faîte des murailles d'enceinte et au bord de toutes les terrasses d'alentour, les femmes perchées, immobiles et muettes, semblent un vol d'oiseaux noirs qui se serait abattu sur la ville. Dans un coin, un vieillard, abrité du remous humain par le tronc d'un mûrier centenaire, frappe comme un possédé sur un monstrueux tambour: trois par trois, des coups assourdissants, et battus très vite comme pour faire danser on ne sait quoi d'énorme;—or, la chose qui danse en mesure est une sorte de maison soutenue en l'air, au bout de longs madriers, par des centaines de bras, et agitée frénétiquement malgré sa lourdeur. La maison dansante est toute recouverte de vieux velours de Damas et de soies aux broderies archaïques; elle oscille à dix pieds au-dessus de la foule, au-dessus des têtes levées, des yeux égarés, et par instants elle tourne, les fidèles qui la portent se mettant à courir en cercle dans la mêlée compacte, elle tourne, elle tourbillonne à donner le vertige. Dedans, il y a un muezzin en délire, qui se cramponne pour ne pas tomber et dont les vocalises aiguës percent tout le fracas d'en dessous; chaque fois qu'il prononce le nom du prophète de l'Iran, un cri plus affreux s'échappe de toutes les gorges, et des poings cruels s'abattent sur toutes les poitrines, d'un heurt caverneux qui couvre le son du tambour. Des hommes, qui ont jeté leur bonnet, se sont fait au milieu de la chevelure des entailles saignantes; la sueur et les gouttes de sang ruissellent sur toutes les épaules; près de moi, un jeune garçon, pour s'être frappé trop fort, vomit une bave rouge dont je suis éclaboussé.

D'abord on n'avait pas pris garde à ma présence, et je m'étais plaqué contre le mur, derrière mes deux guides inquiets. Mais un enfant lève par hasard les yeux vers moi, devine un étranger et donne l'alarme; d'autres visages aussitôt se retournent, il y a une minute d'arrêt dans les plus proches lamentations, une minute de silence et de stupeur... «Viens!» disent mes deux hommes, m'entourant de leurs bras pour m'entraîner dehors, et nous sortons à reculons, face à la foule, comme les dompteurs, lorsqu'ils sortent des cages, font face aux bêtes... Dans la rue, on ne nous poursuit pas...

Le soir, vers neuf heures, quand un silence de cimetière est retombé sur la ville, épuisée par tant de cris et de lamentations, je sors à nouveau du caravansérail, ayant obtenu d'être convié, chez un notable bourgeois, à une veillée religieuse très fermée.

Koumichah, muette et toute rose sous la lune, est devenue solennelle comme une immense nécropole. Personne nulle part; c'est la lune seule qui est maîtresse de la ville en terre séchée, c'est la lune qui est reine sur les mille petites coupoles aux contours amollis, sur le labyrinthe des passages étroits, sur les amas de ruines et sur les fondrières.

Mais, si les rues sont désertes, on veille dans toutes les maisons, derrière les doubles portes closes; on veille, on se lamente, et on prie.

Après un long trajet dans le silence, entre deux porteurs de lanterne, j'arrive à la porte mystérieuse de mon hôte. C'est dans son petit jardin muré que se tient la veillée de deuil, à la lueur de la lune et de quelques lampes suspendues aux branches des jasmins ou des treilles. Devant la maison cachée, par terre, on a étendu des tapis, sur lesquels vingt ou trente personnages, coiffés du haut bonnet noir, fument leur kalyan, assis en cercle; au milieu d'eux, un large plateau, contenant une montagne de roses sans tige,—roses persanes, toujours délicieusement odorantes,—et un samovar, pour le thé que des serviteurs renouvellent sans cesse, dans les tasses en miniature. Vu le caractère religieux de cette soirée, ma présence directe au jardin serait une inconvenance; aussi m'installe-t-on seul, avec mon kalyan, dans l'appartement d'honneur, d'où je puis tout voir et tout entendre par la porte laissée ouverte.

L'un des invités monte sur un banc de pierre, au milieu des rosiers tout roses de fleurs, et raconte avec des larmes dans la voix la mort de cet Ali, khalife si vénéré des Persans, en mémoire duquel nous voici assemblés. Les assistants, il va sans dire, soulignent son récit par des plaintes et des sanglots, mais surtout par des exclamations de stupeur incrédule; ils ont entendu cela mille fois, et cependant ils ont l'air de s'écrier: «En croirai-je mes oreilles? Une telle abomination, vraiment est-ce possible?» Le conteur, quand il a fini, se rassied près du samovar, et, tandis qu'on renouvelle le feu des kalyans, un autre prend sa place sur le banc du prêche, pour recommencer dans tous ses détails l'histoire de l'inoubliable crime.

Le petit salon, où je veille à l'écart, est exquis d'archaïsme non voulu; si on l'a ainsi arrangé, tout comme on aurait pu le faire il y a cinq cents ans, c'est qu'on ne connaît pas, à Koumichah, de mode plus récente; aucun objet de notre camelote occidentale n'est encore entré dans cette demeure, et on n'y voit pas trace de ces cotonnades imprimées dont l'Angleterre a commencé d'inonder l'Asie; les yeux peuvent s'amuser à inventorier toutes choses sans y rencontrer un indice de nos temps. Par terre, ce sont les vieux tapis de Perse; pour meubles, des coussins, et de grands coffres en cèdre, incrustés de cuivre ou de nacre. Dans l'épaisseur des murs, blanchis à la chaux, ces espèces de petites niches, de petites grottes à cintre ogival ou frangé, qui remplacent en ce pays les armoires, sont garnies de coffrets d'argent, d'aiguières, de coupes; tout cela ancien, tout cela posant sur des carrés de satin aux broderies surannées. Les portes intérieures, qui me sont défendues, ont des rideaux baissés, en ces soies persanes si étranges et si harmonieuses, dont les dessins, volontairement estompés, troubles comme des cernes, ne ressemblent d'abord qu'à de grandes taches fantasques, mais finissent par vous représenter, à la façon impressionniste, des cyprès funéraires.

Dans le jardin, où la veillée se continue, des narrateurs de plus en plus habiles, ou plus pénétrés, se succèdent sur le banc de pierre; ceux qui déclament à présent ont des attitudes, des gestes de vraie douleur. A certains passages, les assistants, avec un cri désolé, se jettent en avant et heurtent le sol de leur front; ou bien ils découvrent tous ensemble leur poitrine, déjà meurtrie à la mosquée, et recommencent à se frapper, en clamant toujours les deux mêmes noms: «Hassan! Hussein!... Hassan! Hussein!» d'une voix qui s'angoisse. Quelques-uns, une fois prosternés, ne se relèvent plus. Dans l'allée du fond, sous la retombée des jasmins du mur, se tiennent les dames-fantômes toutes noires, que l'on aperçoit à peine, qui jamais ne s'approchent, mais que l'on sait là, et dont les lamentations prolongent en écho le concert lugubre. Comme pour les chanteurs du jardin, on a apporté pour moi des roses dans un plateau, et elles débordent sur les vieux tapis précieux; les jasmins du dehors aussi embaument, malgré le froid de cette nuit de mai, trop limpide, avec des étoiles trop brillantes... Et c'est une scène de très vieux passé oriental, dans un décor intact, défendu par tant de murs, aux portes verrouillées à cette heure: murs doubles et contournés de cette maison; murs plus hauts qui enferment le quartier et l'isolent; murs plus hauts encore qui enveloppent toute cette ville et son immobilité séculaire,—au milieu des solitudes ambiantes, sans doute abîmées en ce moment dans l'infini silence et où les neiges doivent être livides sous la lune...

Vendredi, 11 mai.

Il fait un froid à donner l'onglée, quand notre départ s'organise, au lever d'un soleil de fête. C'est sur une place, d'où l'on voit les mille petites coupoles de terre rosée s'arranger en amphithéâtre, avec les minarets, les ruines, et, tout en haut, les âpres montagnes violettes.

La ville, qui vibrait hier du délire des cris et des lamentations, se repose à présent dans le frais silence du matin. Un derviche exalté prêche encore, au coin d'une rue, s'efforçant d'attrouper les quelques laboureurs qui s'en vont aux champs, la pelle sur le dos, suivis de leurs ânes. Mais non, personne ne s'arrête plus: il y a temps pour tout, et aujourd'hui c'est fini.

Les belles dames de Koumichah sont vraiment bien matineuses; en voici déjà de très élégantes qui commencent à sortir, chacune montée sur son ânesse blanche, et chacune enveloppant de son voile noir un bébé à califourchon sur le devant de la selle, qui ne montre que son bout de nez au petit vent frisquet. C'est vendredi, et on s'en va prendre la rosée de mai hors de la ville, dans les jardins frissonnants, entourés de hauts murs dissimulateurs.

Nos chevaux sont fatigués, bien qu'on ait passé la nuit à leur frictionner les pattes, et surtout à leur étirer les oreilles,—ce qui est, paraît-il, l'opération la plus réconfortante du monde. Aussi partons-nous d'une allure indolente, le long de ces jardins clos, dont les murs de terre sont flanqués à tous les angles d'une tourelle d'émail bleu. A la limite des solitudes, une mosquée très sainte mire dans un étang son merveilleux dôme, qui, auprès des constructions en terre battue, semble une pièce de fine joaillerie; il luit au soleil d'un éclat poli d'agate; l'émail dont il est revêtu représente un fol enchevêtrement d'arabesques bleues, parmi les quelles s'enlacent des fleurs jaunes à cœur noir.

Et puis, derrière une colline aride, ce prodigieux ouvrage de terre qu'est Koumichah disparaît d'un coup, avec ses tours, ses cinquante minarets, ses mille petites coupoles bossues; voici encore devant nous l'espace vide, et le tapis sans fin des fleurettes incolores, qui s'écrasent sous nos pas en répandant leur parfum. Nous pensions en avoir fini avec le désert triste et suave; nous le retrouvons plus monotone que jamais, pendant nos sept ou huit heures de route, avec une chaleur croissante et de continuels mirages.

On aurait pu, en forçant un peu l'étape, arriver enfin ce soir à Ispahan; mais la tombée de la nuit nous a paru un mauvais moment pour aborder une ville où l'hospitalité est problématique, et nous avons décidé de nous arrêter dans un caravansérail, à trois lieues des murs.

Des mirages, des mirages partout: on se croirait dans les plaines mortes de l'Arabie. Un continuel tremblement agite les horizons, qui se déforment et changent. De différents côtés, des petits lacs, d'un bleu exquis, reflétant des rochers ou des ruines, vous appellent et puis s'évanouissent, reparaissent ailleurs et s'en vont encore... Une caravane d'animaux étranges s'avance vers nous; des chameaux qui ont deux têtes, mais qui n'ont pas de jambes, qui sont dédoublés par le milieu, comme les rois et les reines des jeux de cartes... De plus près, cependant, ils redeviennent tout à coup des bêtes normales, d'ordinaires et braves chameaux qui marchent tranquillement vers cette Chiraz, déjà lointaine derrière nous. Et ce qu'ils portent, en ballots cordés suspendus à leurs flancs, c'est de l'opium, qui s'en ira ensuite très loin vers l'Orient extrême; c'est une ample provision de rêve et de mort, qui a poussé dans les champs de la Perse sous forme de fleurs blanches, et qui est destinée aux hommes à petits yeux du Céleste-Empire.

Sur le soir, ayant traversé des défilés rugueux, entre des montagnes pointues et noirâtres comme des tentes bédouines, nous retombons dans une Perse plus heureuse; au loin reparaissent partout les taches vertes des blés et des peupliers.

Notre gîte pour la huit est cependant un assez farouche petit château fort, isolé au milieu des landes stériles. D'innombrables ballots de marchandises et quelques centaines de chameaux accroupis entourent ce caravansérail, quand nous y arrivons au déclin rouge du soleil; c'est une de ces immenses caravanes, plus lentes que les files de mulets ou d'ânons, qui font les gros transports et mettent de cinquante à cinquante-cinq jours entre Téhéran et Chiraz. Comme d'habitude, nous occupons le logis des hôtes de marque, au-dessus de l'ogive d'entrée: une chambre aux murs de terre, perchée en vedette, avec promenoir sur les toits et sur le faîte crénelé du rempart.—Ispahan, la désirée, n'est plus qu'à trois heures de marche mais des replis du terrain nous la cachent encore.

Aussitôt le soleil couché, la grande caravane s'ébranle sous nos murs, pour faire son étape de nuit, à la belle lune, aux belles étoiles. Le vent nous apporte la puanteur musquée des chameaux et les horribles cris de malice ou de souffrance qu'ils jettent chaque fois qu'il s'agit de les charger; nous sommes au milieu d'une ménagerie en fureur, on ne s'entend plus.

La clarté rouge et or, au couchant, s'éteint devant la lune ronde, qui commence de dessiner sur le sol les ombres de nos murs crénelés et de nos tours. Peu à peu, ces amas d'objets qui étaient par terre se hissent et s'équilibrent sur le dos des chameaux, qui cessent de crier; redevenus des bêtes dociles, à présent ils sont tous debout, agitant leurs clochettes. La caravane va partir.

Ils ne crient plus, les chameaux, et les voilà qui s'éloignent à la queue leu leu, avec un carillon de sonnailles douces. Vers les pays du Sud, d'où nous venons, ils s'en retournent lentement; toutes les fondrières, tous les gouffres d'où nous sommes sortis, ils vont les retraverser; étape par étape, caillou par caillou, refaire le même pénible chemin. Et ils recommenceront indéfiniment, jusqu'à ce qu'ils tombent de fatigue et que sur place les vautours les mangent. Le vent n'apporte plus leur puanteur, mais le parfum des herbes. A la file, ils s'éloignent, petits riens maintenant, qui se traînent sur l'étendue obscure; le bruit de leurs sonnailles est bientôt perdu.—C'est du haut de nos remparts, entre nos créneaux, que nous regardons la plaine, comme des châtelains du moyen âge.—La fuite de cette caravane a fait la solitude absolue dans nos profonds entours. Toutes les dents de notre petit rempart sont maintenant dessinées sur la lande, en ombres lunaires, précises et dures. Au-dessous de nous, on verrouille avec fracas la porte ferrée qui nous protégera des surprises nocturnes. Au chant des grillons, la nuit de plus en plus s'établit en souveraine, mais il y a de telles transparences que l'on continue de voir infiniment loin de tous côtés. On sent de temps à autre un souffle encore chaud, qui promène l'odeur des serpolets et des basilics. Et puis, sous la lumière spectrale de la lune, un frisson passe; tout à coup il fait très froid.

Samedi, 12 mai.

Départ au lever du jour, enfin pour Ispahan!

Une heure de route, dans un sinistre petit désert, aux ondulations d'argile brune,—qui sans doute est placé là pour préparer l'apparition de la ville d'émail bleu, et de sa fraîche oasis.

Et puis, avec un effet de rideau qui se lève au théâtre, deux collines désolées s'écartent devant nous et se séparent; alors un éden, qui était derrière, se révèle avec lenteur. D'abord des champs de larges fleurs blanches qui, après la monotonie terreuse du désert, semblent éclatants comme de la neige. Ensuite une puissante mêlée d'arbres,—des peupliers, des saules, des yeuses, des platanes,—d'où émergent tous les dômes bleus et tous les minarets bleus d'Ispahan!... C'est un bois et c'est une ville; cette verdure de mai, plus exubérante encore que chez nous, est étonnamment verte; mais surtout cette ville bleue, cette ville de turquoise et de lapis, dans la lumière du matin, s'annonce invraisemblable et charmante autant qu'un vieux conte oriental.

Les myriades de petites coupoles en terre rosée sont là aussi parmi les branches. Mais tout ce qui monte un peu haut dans le ciel, minarets sveltes et tournés comme des fuseaux, dômes tout ronds, ou dômes renflés comme des turbans et terminés en pointe, portiques majestueux des mosquées, carrés de muraille qui se dressent percés d'une ogive colossale, tout cela brille, étincelle dans des tons bleus, si puissants et si rares que l'on songe à des pierres fines, à des palais en saphir, à d'irréalisables splendeurs de féerie. Et au loin, une ceinture de montagnes neigeuses enveloppe et défend toute cette haute oasis, aujourd'hui délaissée, qui fut en son temps un des centres de la magnificence et du luxe sur la Terre.

Ispahan!... Mais quel silence aux abords!... Chez nous, autour d'une grande ville, il y a toujours des kilomètres de gâchis enfumé, des charbons, de tapageuses machines en fonte, et surtout des réseaux de ces lignes de fer qui établissent la communication affolée avec le reste du monde.—Ispahan, seule et lointaine dans son oasis, semble n'avoir même pas de routes. De grands cimetières abandonnés où paissent des chèvres, de limpides ruisseaux qui courent librement partout et sur lesquels on n'a même pas fait de pont, des ruines d'anciennes enceintes crénelées, et rien de plus. Longtemps nous cherchons un passage, parmi les débris de remparts et les eaux vives, pour ensuite nous engager entre des murs de vingt pieds de haut, dans un chemin droit et sans vue, creusé en son milieu par un petit torrent. C'est comme une longue souricière, et cela débouche enfin sur une place où bourdonne la foule. Des marchands, des acheteurs, des dames-fantômes, des Circassiens en tunique serrée, des Bédouins de Syrie venus avec les caravanes de l'Ouest (têtes énormes, enroulées de foulards), des Arméniens, des Juifs... Par terre, à l'ombre des platanes, les tapis gisent par monceaux, les couvertures, les selles, les vieux burnous ou les vieux bonnets; des ânons, en passant, les piétinent,—et nos chevaux aussi, qui prennent peur. Cependant, ce n'est pas encore la ville aux minarets bleus. Ce n'est pas la vraie Ispahan, que nous avions aperçue en sortant du désert, et qui nous avait semblé si proche dans la limpidité du matin; elle est à une lieue plus loin, au delà de plusieurs champs de pavots et d'une rivière très large. Ici, ce n'est que le faubourg arménien, le faubourg profane où les étrangers à l'Islam ont le droit d'habiter. Et ces humbles quartiers, pour la plupart en ruines, où grouille une population pauvre, représentent les restes de la Djoulfa qui connut tant d'opulence à la fin du XVIe siècle, sous Chah-Abbas. (On sait comment ce grand empereur,—par des procédés un peu violents, il est vrai,—avait fait venir de ses frontières du Nord toute une colonie arménienne pour l'implanter aux portes de la capitale, mais l'avait ensuite comblée de privilèges, si bien que ce faubourg commerçant devint une source de richesse pour l'Empire. Aux siècles d'après, sous d'autres Chahs, les Arméniens, qui s'étaient rendus encombrants, se virent pressurés, persécutés, amoindris de toutes les manières[5]. De nos jours, sous le Vizir actuel de l'Irak, ils ont cependant recouvré le droit d'ouvrir leurs églises et de vivre en paix).

On nous presse de rester à Djoulfa: les chrétiens, nous dit-on, ne sont pas admis à loger dans la sainte Ispahan. Nos chevaux, d'ailleurs, ne nous y conduiront point, leur maître s'y refuse; ça n'est pas dans le contrat, et puis-ça ne se fait jamais. Des Arméniens s'avancent pour nous offrir de nous louer des chambres dans leurs maisons. Nous sommes là, nos bagages et nos armes par terre, au milieu de la foule, qui de plus en plus nous cerne et s'intéresse.—Non; moi je tiens à habiter la belle ville bleue; je suis venu exprès; en dehors de cela, je ne veux rien entendre! Qu'on me procure des mules, des ânes, n'importe quoi, et allons-nous-en de ce mercantile faubourg, digne tout au plus des infidèles.

Les mules qu'on m'amène sont de vilaines bêtes rétives, je l'avais prévu, qui jettent deux ou trois fois leur charge par terre. Les gens, du reste, regardent nos préparatifs de départ avec des airs narquois, des airs de dire: On les mettra à la porte et ils nous reviendront. Ça ne fait rien! En route, par les petits sentiers, les petites ruelles, où passe toujours quelque ruisseau d'eau vive, issu des neiges voisines. Bientôt nous nous retrouvons dans les blés ou les pavots en fleurs. Et la voici, cette rivière d'Ispahan, qui coule peu profonde sur un lit de galets; elle pourrait cependant servir de voie de communication, si, au lieu de se rendre à la mer, elle n'allait s'infiltrer dans les couches souterraines et finir par se jeter dans ce lac, perdu au milieu des solitudes, que nous avons aperçu au commencement du voyage; sur ses bords, sèchent au soleil des centaines de ces toiles murales, qui s'impriment ici de dessins en forme de porte de mosquée et puis qui se répandent dans toute la Perse et jusqu'en Turquie.

C'est un pont magnifique et singulier qui nous donne accès dans la ville; il date de Chah-Abbas, comme tout le luxe d'Ispahan; il a près de trois cents mètres de longueur et se compose de deux séries superposées d'arcades ogivales, en briques grises, rehaussées de bel émail bleu. En même temps que nous, une caravane fait son entrée, une très longue caravane, qui arrive des déserts de l'Est et dont les chameaux sont tous coiffés de plumets barbares. Des deux côtés de la voie qui occupe le milieu du pont, des passages, pour les gens à pied, s'abritent sous de gracieuses arcades ornées de faïences, et ressemblent à des cloîtres gothiques.

Toutes les dames-fantômes noires, qui cheminent dans ces promenoirs couverts, ont un bouquet de roses à la main. Des roses, partout des roses. Tous les petits marchands de thé ou de sucreries postés sur la route ont des roses plein leurs plateaux, des roses piquées dans la ceinture, et les mendiants pouilleux accroupis sous les ogives tourmentent des roses dans leurs doigts.

Les dômes bleus, les minarets bleus, les donjons bleus commencent de nous montrer le détail de leurs arabesques, pareilles aux dessins des vieux tapis de prière. Et, dans le ciel merveilleux, des vols de pigeons s'ébattent de tous côtés au-dessus d'Ispahan, se lèvent, tourbillonnent, puis se posent à nouveau sur les tours de faïence.

Le pont franchi, nous trouvons une avenue large et droite, qui est pour confondre toutes nos données sur les villes orientales. De chaque côté de la voie, d'épais buissons de roses forment bordure; derrière, ce sont des jardins où l'on aperçoit, parmi les arbres centenaires, des maisons ou des palais, en ruines peut-être, mais on ne sait trop, tant la feuillée est épaisse. Ces massifs de rosiers en pleine rue, que les passants peuvent fourrager, ont fleuri avec une exubérance folle, et, comme c'est l'époque de la cueillette pour composer les parfums, des dames voilées sont là dedans, ciseaux en main, qui coupent, qui coupent, qui font tomber une pluie de pétales; il y à de pleines corbeilles de roses posées de côté et d'autre, et des montagnes de roses par terre... Qu'est-ce qu'on nous racontait donc à Djoulfa, et comment serions-nous mal accueillis, dans cette ville des grands arbres et des fleurs, qui est si ouverte et où les gens nous laissent si tranquillement arriver?

Mais l'enfermement, l'oppression des ruines et du mystère nous attendaient au premier détour du chemin; tout à coup nous nous retrouvons, comme à Chiraz, dans le labyrinthe des ruelles désertes, sombres entre de grands murs sans fenêtres, avec des immondices par terre, des carcasses, des chiens morts. Tout est inhabité, caduc et funèbre; çà et là, des parois éventrées nous laissent voir des maisons, bonnes tout au plus pour les revenants ou les hiboux. Et, dans l'éternelle uniformité grise des murailles, les vieilles portes toujours charmantes, aux cadres finement émaillés, sèment en petites parcelles bleues leurs mosaïques sur le sol, comme les arbres sèment leurs feuilles en automne. Il fait chaud et on manque d'air, dans ces ruines où nous marchons à la débandade, perdant de vue plus d'une fois nos bêtes entêtées qui ne veulent pas suivre. Nous marchons, nous marchons, sans trop savoir nous-mêmes où nous pourrons bien faire tête, notre guide à présent n'ayant pas l'air beaucoup plus rassuré que les Arméniens de Djoulfa sur l'accueil que l'on nous réserve. Essayons dans les caravansérails d'abord, et, si l'on nous refuse, nous verrons ensuite chez les habitants!...

Sans transition, nous voici au milieu de la foule, dans la pénombre et la fraîcheur; nous venons d'entrer sous les grandes nefs voûtées des bazars. La ville n'est donc pas morte dans tous ses quartiers, puisqu'on peut y rencontrer encore un grouillement pareil. Mais il fait presque noir, et toute cette agitation de marchands en burnous, de dames-fantômes, de cavaliers, de caravanes, qui se révèle ainsi d'un seul coup, après tant de ruines et de silence, au premier abord paraît à moitié fantastique.

C'est un monde, ces bazars d'Ispahan, qui furent à leur époque les plus riches marchés de l'Asie. Leurs nefs de briques, leurs séries de hautes coupoles, se prolongent à l'infini, se croisent en des carrefours réguliers, ornés de fontaines, et, dans leur délabrement, restent grandioses. Des trous, des cloaques, des pavés pointus où l'on glisse; péniblement nous avançons, bousculés par les gens, par les bêtes, et sans cesse préoccupés de nos mules de charge, qui se laissent distancer dans la mêlée étrange.

Les caravansérails s'ouvrent le long de ces avenues obscures, et y jettent chacun son flot de lumière. Ils ont tous leur cour à ciel libre, où les voyageurs fument le kalyan à l'ombre de quelque vieux platane, auprès d'une fontaine jaillissante, parmi des buissons de roses roses et d'églantines blanches; sur ces jardins intérieurs, deux ou trois étages de petites chambres pareilles prennent jour par des ogives d'émail bleu.

Nous nous présentons à la porte de trois, quatre, cinq caravansérails, où la réponse invariable nous est faite, que tout est plein.

En voici un cependant où il n'y a visiblement personne; mais quel bouge sombre et sinistre, au fond d'un quartier abandonné qui s'écroule!—Tant pis! Il est midi passé, nous mourons de faim, nous n'en pouvons plus, entrons là.—D'ailleurs, nos mules et nos muletiers de Djoulfa, refusant d'aller plus loin, jettent tout sur le pavé, devant la porte, dans la rue déserte et de mauvaise mine où il fait presque nuit sous l'épaisseur des voûtes.—«Tout est plein,» nous répond l'hôte avec un mielleux sourire... Alors, que faire?...

Un vieil homme à figure futée, qui depuis un instant nous suivait, s'approche pour me parler en confidence: «Un seigneur, qui se trouve dans la gêne, me dit-il à l'oreille, l'a chargé de louer sa maison. Un peu cher peut-être, cinquante tomans (deux cent cinquante francs) par mois; cependant, si je veux voir...» Et il m'emmène loin, très loin, à travers une demi-lieue de ruines et de décombres, pour m'ouvrir enfin, au bout d'une impasse, une porte vermoulue qui a l'air de donner dans un caveau de cimetière...

Oh! l'idéale demeure! Un jardin, ou plutôt un nid de roses: des rosiers élancés et hauts comme des arbres; des rosiers grimpants qui cachent les murailles sous un réseau de fleurs. Et, au fond, un petit palais des Mille et une Nuits, avec une rangée de colonnes longues et frêles, en ce vieux style persan qui s'inspire encore de l'architecture achéménide et des élégances du roi Darius. A l'intérieur, c'est de l'Orient ancien et très pur; une salle élevée, qui jadis fut blanche et or, aujourd'hui d'un ton d'ivoire rehaussé de vermeil mourant; au plafond, des mosaïques en très petites parcelles de miroir, d'un éclat d'argent terni, et puis des retombées de ces inévitables ornements des palais de la Perse, qui sont comme des grappes de stalactites ou des amas d'alvéoles d'abeilles. Des divans garnis d'une soie vert jade, aux dessins d'autrefois imitant des flammes roses. Des coussins, des tapis de Kerman et de Chiraz. Dans les fonds, des portes, au cintre comme frangé de stalactites, donnant sur de petits lointains où il fait noir. En tout cela, un inquiétant charme de vétusté, de mystère et d'aventure. Et le parfum des roses du jardin, mêlé aux senteurs d'on ne sait quelles essences de harem, dont les tentures sont imprégnées...

Vite, que je retourne chercher mes gens et mes bagages, pendant que le bonhomme futé préviendra son seigneur que le marché est conclu à n'importe quel prix. Pour moi, étranger qui passe, quel amusement rêvé d'habiter une telle maison, cachée parmi les ruines et enveloppée de silence, au cœur d'une ville comme Ispahan!

Mais, hélas! bientôt j'entends courir derrière moi dans la rue, et c'est le bonhomme qui me rappelle effaré: le seigneur dans la gêne refuse avec indignation. «Des chrétiens! a-t-il répondu, non pas même pour mille tomans la journée; qu'ils s'en aillent à Djoulfa ou au diable!»

Il est une heure et demie. A toute extrémité, nous accepterions n'importe quel gîte, pour nous reposer à l'ombre et en finir.

Dans une maison de pauvres, au-dessus d'une cour où grouillent des enfants loqueteux, une vieille femme consent à nous louer un taudis, quatre murs en pisé et un toit de branches, rien de plus; encore désire-t-elle l'autorisation de son père, fort longue à obtenir, car le vieillard est en enfance sénile, aveugle et sourd, et il faut lui hurler longtemps la chose, dans les deux oreilles l'une après l'autre.

A peine étions-nous là, étendus pour un peu de repos, une clameur monte et commence à nous troubler: la cour est pleine de monde, la rue aussi; et nous apercevons la vieille femme en sanglots, au milieu de gens qui vocifèrent et la menacent du poing.

—Qu'est-ce que c'est? lui dit-on, loger des chrétiens! Qu'elle rende l'argent! Dehors, leurs bagages! Et qu'ils sortent sur l'heure!

—Ça, non, par exemple, nous ne sortirons pas!

Je fais barricader la porte et informer la foule, par la voix d'un héraut, que je suis prêt à subir toutes les horreurs d'un siège plutôt que de descendre; ensuite, aux deux lucarnes de la fenêtre, mon serviteur français et moi, nous montrons braqués nos revolvers,—après avoir eu soin d'enlever les cartouches pour éviter tous risques d'accident.

QUATRIÈME PARTIE

Sur un bout de papier, confié à mon Persan le plus fidèle, dans la première minute du siège, j'ai griffonné ma détresse à l'unique Européen qui habite Ispahan, le prince D..., consul général de Russie. Ma maison assiégée se trouve par hasard assez voisine de la sienne, et je vois arriver aussitôt deux grands diables de cosaques, vêtus de la livrée officielle russe devant quoi tous les assaillants s'inclinent. Ils me sont dépêchés en hâte, m'apportant la plus aimable invitation de venir demeurer chez le prince, et, malgré la crainte d'être indiscret, il ne me reste vraiment d'autre parti que celui d'accepter. Je consens donc à rendre la place, et à suivre tête haute mes deux libérateurs galonnés d'argent, tandis que la foule, en somme pas bien méchante, enfantine plutôt, s'emploie d'elle-même à transporter mes bagages.

Au fond d'un grand jardin,—plein de roses, il va sans dire, et haut muré, bien entendu,—se retrouver tout à coup dans un logement vaste, propre et clair, avec le confort européen dans un cadre oriental, c'est tout de même un bien-être exquis, un repos inappréciable, après tant de jours passés dans les niches en terre et la promiscuité des caravansérails. Le prince et la princesse D... sont d'ailleurs des hôtes si charmants qu'ils savent, dès la première minute, vous donner l'illusion qu'on n'est point un chemineau recueilli par aventure, mais un ami attendu et ne gênant pas.

Dimanche, 13 mai.

Je m'éveille tard, au chant des oiseaux, avec, tout de suite, avant le retour complet de la pensée, une impression de sécurité et de loisir: le tcharvadar ne viendra pas ce matin me tourmenter pour le départ; il n'y aura pas à se remettre en route, par les sentiers mauvais et les fondrières. Autour de moi, ce ne sont plus les murs troués et noirâtres, la terre et les immondices; la chambre est spacieuse et blanche, avec les divans larges et les gais tapis de l'Orient. Le jardin devant ma porte est une véritables nappe de roses, éclaircie par quelques genêts jaunes, qui jaillissent çà et là en gerbes d'or, sous un ciel de mai d'une pureté et d'une profondeur à peu près inconnues à d'autres climats. Les oiseaux, qui viennent jusqu'au seuil de ma porte faire leur tapage de fête, sont des mésanges, des bergeronnettes, des rossignols. Il y a comme un délire de renouveau dans l'air; c'est la pleine magnificence de ce printemps de la Perse, qui est si éphémère avant l'été torride; c'est la folle exaltation de cette saison des roses à Ispahan, qui se hâte d'épuiser toutes les sèves, de donner en quelques jours toutes les fleurs et tout le parfum.

Par ailleurs, j'ai le sentiment, au réveil, que la partie difficile du voyage est accomplie, que c'est presque fini pour moi,—heureusement et hélas!—de la Perse des déserts. Ispahan est l'étape à peu près dernière de la route dangereuse, car elle a des communications établies avec le Nord, avec Téhéran et la mer Caspienne par où je m'en irai; plus de brigands sur le parcours, et les sentiers de caravane ne seront même plus tout à fait impossibles, car on cite des voyageurs ayant réussi à faire le trajet en voiture.

Quant à mon séjour ici, maintenant que je suis sous la protection du drapeau russe, il sera exempt de toute préoccupation. Mais les gens d'Ispahan, paraît-il, étant moins favorables aux étrangers que ceux de Chiraz ou de Koumichah, une garde me sera donnée chaque fois que je me promènerai, autant pour la sécurité que pour le décorum: deux soldats armés de bâtons ouvrant la marche; derrière eux, un cosaque galonné portant la livrée du prince. Et c'est dans cet équipage que je fais aujourd'hui ma première sortie, par la belle matinée de mai, pour aller visiter d'abord la place Impériale[6], qui est la merveille de la ville, et dont s'ébahirent tant, au XVIIe siècle, les premiers Européens admis à pénétrer ici.

Après avoir suivi plusieurs ruelles tortueuses, au milieu des trous et des ruines, nous retombons bientôt dans l'éternelle pénombre des bazars. La nef où nous voici entrés est celle des tailleurs; les burnous, les robes bleues, les robes vertes, les robes de cachemire chamarré, se cousent et se vendent là dans une sorte de cathédrale indéfiniment longue, qui a bien trente ou quarante pieds de haut. Et une ogive tout ornée de mosaïques d'émail, une énorme ogive, ouverte depuis le sol jusqu'au sommet de la voûte, nous révèle soudain cette place d'Ispahan, qui n'a d'égale dans aucune de nos villes d'Europe, ni comme dimensions, ni comme magnificence. C'est un parfait rectangle, bordé d'édifices réguliers, et si vaste que les caravanes, les files de chameaux, les cortèges, tout ce qui le traverse en ce moment, sous le beau soleil et le ciel incomparable, y semble perdu; les longues nefs droites des bazars en forment essentiellement les quatre côtés, avec leurs deux étages de colossales ogives murées, d'un gris rose, qui se suivent en séries tristes et sans fin; mais, pour interrompre cette rectitude trop absolue dans les lignes, des monuments étranges et superbes, émaillés de la tête au pied, resplendissent de différents côtés comme de précieuses pièces de porcelaine. D'abord, au fond là-bas, dans un recul majestueux et au centre de tout, c'est la mosquée Impériale[7] entièrement en bleu lapis et bleu turquoise, ses dômes, ses portiques, ses ogives démesurées, ses quatre minarets qui pointent dans l'air comme des fuseaux géants. Au milieu de la face de droite, c'est le palais du grand empereur, le palais du Chah-Abbas, dont la svelte colonnade, en vieux style d'Assyrie, surélevée par une sorte de piédestal de trente pieds de haut, se découpe dans le vide comme une chose aérienne et légère. Sur la face où nous sommes, ce sont les minarets et les coupoles d'émail jaune de l'antique mosquée du Vendredi[8], l'une des plus vieilles et des plus saintes de l'Iran. Ensuite, un peu partout, dans les lointains, d'autres dômes bleus se mêlent aux cimes des platanes, d'autres minarets bleus, d'autres donjons bleus, autour desquels des vols de pigeons tourbillonnent. Et enfin, aux plans extrêmes, les montagnes entourent l'immense tableau d'une éclatante dentelure de neiges.

En Perse où, de temps immémorial, les hommes se sont livrés à de prodigieux travaux d'irrigation pour fertiliser leurs déserts, rien ne va sans eaux vives; donc, le long des côtés de cette place grandiose, dans des conduits de marbre blanc, courent de clairs ruisseaux, amenés de très loin, qui entretiennent une double allée d'arbres et de buissons de roses. Et là, sous des tendelets, quantité d'indolents rêveurs fument des kalyans et prennent du thé; les uns accroupis sur le sol, d'autres assis sur des banquettes, qu'ils ont mises en travers, par-dessus le ruisseau pour mieux sentir la fraîcheur du petit flot qui passe. Des centaines de gens et de bêtes de toute sorte circulent sur cette place, sans arriver à la remplir tant elle est grande; le centre demeure toujours une quasi-solitude, inondée de lumière. De beaux cavaliers y paradent au galop,—ce galop persan, très ramassé, qui donne au cou du cheval la courbure d'un cou de cygne. Des groupes d'hommes en turban sortent des mosquées après l'office du matin, apparaissent d'abord dans l'ombre des grands portiques follement bleus, et puis se dispersent au soleil. Des chameaux processionnent avec lenteur; des théories de petits ânes trottinent, chargés de volumineux fardeaux. Des dames-fantômes se promènent, sur leurs ânesses blanches, qui ont des houssines tout à fait pompeuses, en velours brodé et frangé d'or.—Cependant, combien seraient pitoyables cette animation, ces costumes d'aujourd'hui, auprès de ce que l'on devait voir ici même, lorsque régnait le grand empereur, et que le faubourg de Djoulfa regorgeait de richesses! En ce temps-là, tout l'or de l'Asie affluait à Ispahan; les palais d'émail y poussaient aussi vite que l'herbe de mai; et les robes de brocart, les robes lamées se portaient couramment dans la rue, ainsi que les aigrettes de pierreries. Quand on y regarde mieux, quel délabrement dans tous ces édifices, qui, au premier aspect, jouent encore la splendeur!—Là-haut, cette belle colonnade aérienne de Chah-Abbas est toute déjetée, sous la toiture qui commence de crouler. Du côté où soufflent les vents d'hiver, tous les minarets des mosquées, tous les dômes sont à moitié dépouillés de leurs patientes mosaïques de faïence et semblent rongés d'une lèpre grise; avec l'incurie orientale, les Persans laissent la destruction s'accomplir; et d'ailleurs tout cela, de nos jours, serait irréparable: on n'a plus le temps ni l'argent qu'il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues années perdu. Donc, on ne répare rien, et cette place unique au monde, qui a déjà plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le siècle où nous venons d'entrer.

De même que Chiraz était la ville de Kerim-Khan, Ispahan est la ville de Chah-Abbas. Avec cette facilité qu'ont eue de tout temps les souverains de la Perse à changer de capitale, ce prince, vers l'an 1565, décida d'établir ici sa cour, et de faire de cette ville, déjà si vieille et du reste à peu près anéantie depuis le passage effroyable de Tamerlan[9], quelque chose qui étonnerait le monde. A une époque où, même en Occident, nous en étions encore aux places étroites et aux ruelles contournées, un siècle avant que fussent conçues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait rêvé et créé des symétries grandioses, des déploiements d'avenues que personne après lui n'a su égaler. L'Ispahan nouvelle qui sortit de ses mains était au rebours de toutes les idées d'alors sur le tracé des plans, et aujourd'hui ses ruines font reflet d'une anomalie sur cette terre persane.

Il me semblerait naturel, comme j'en avais l'habitude à Chiraz, de m'asseoir à l'ombre, parmi ces gens si paisibles, qui tiennent une rose entre leurs doigts; mais ma garde d'honneur me gêne, et puis cela ne se fait pas ici, paraît-il: on me servirait mon thé avec dédain, et le kalyan me serait refusé.

Continuons donc de marcher, puisque la douce flânerie des musulmans m'est interdite.

Rasant les bords de la place, pour éviter le petit Sahara du centre, longeant les alignements sans fin des grandes arcades murées, que je m'approche au moins de la mosquée Impériale, dont la porte gigantesque, tout là-bas, m'attire comme l'entrée magique d'un gouffre bleu! A mesure que nous avançons, les minarets et le dôme du sanctuaire profond,—toutes choses qui sont plus loin, derrière le parvis, dans une zone sacrée et défendue,—ont l'air de s'affaisser pour disparaître, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d'arc triomphal, dans son carré de mur tout chamarré de faïences à reflets changeants. Lorsqu'on arrive sous ce porche immense, on voit comme une cascade de stalactites bleues, qui tombe du haut des cintres; elle se partage en gerbes régulières, et puis en myriades symétriques de gouttelettes, pour glisser le long des murailles intérieures, qui sont merveilleusement brodées d'émaux bleus, verts, jaunes et blancs. Ces broderies d'un éclat éternel représentent des branches de fleurs, enlacées à de fines inscriptions religieuses blanches, par-dessus des fouillis d'arabesques en toutes les nuances de turquoise. Les cascades, les traînées de stalactites ou d'alvéoles, descendues de la voûte, coulent et s'allongent jusqu'à des colonnettes, sur quoi elles finissent par reposer, formant ainsi des séries de petits arceaux, dentelés délicieusement, qui s'encadrent, avec leurs harmonieuses complications, sous le gigantesque arceau principal. L'ensemble de cela, qui est indescriptible d'enchevêtrement et de magnificence, dans des couleurs de pierreries, produit une impression d'unité et de calme, en même temps qu'on se sent enveloppé là de fraîche pénombre. Et, au fond de ce péristyle, s'ouvre la porte impénétrable pour les chrétiens, la porte du saint lieu, qui est large et haute, mais que l'on dirait petite, tant sont écrasantes les proportions de l'ogive d'entrée; elle plonge dans des parois épaisses, revêtues d'émail couleur lapis; elle a l'air de s'enfoncer dans le royaume du bleu absolu et suprême.

Quand je reviens à la maison de Russie, le portique, seule entrée de l'enclos, que gardent les bons cosaques, est décoré de vieilles broderies d'or et de vieux tapis de prière, piqués au hasard sur le mur avec des épingles, comme pour un passage de procession. Et c'est pour me tenter, paraît-il; des marchands arméniens et juifs, ayant eu vent de l'arrivée d'un étranger, se sont hâtés de venir. Je demande pour eux la permission d'entrer dans le jardin aux roses,—et cela devient un des amusements réguliers de chaque matin, sous la véranda de mon logis, le déballage des bibelots qui me sont offerts, et les marchandages en toute sorte de langues.

L'après-midi, mon escorte à bâtons me promène dans les bazars, où règnent perpétuellement le demi-jour et l'agréable fraîcheur des souterrains. Toutes leurs avenues menacent ruine, et il en est beaucoup d'abandonnées et de sinistres; celles où les vendeurs continuent de se tenir sont bien déchues de l'opulence ancienne; cependant on y trouve encore des foules bruyantes, et des milliers d'objets curieux ou éclatants; les places où ces avenues se croisent sont toujours recouvertes d'une large et magnifique coupole, très haut suspendue, avec une ouverture au milieu, par où tombent les rayons clairs du soleil de Perse: chacun de ces carrefours est aussi orné d'une fontaine, d'un bassin de marbre où trempent les belles gerbes des marchands de roses, et où viennent boire les gens, les ânes, les chameaux et les chiens.

Le bazar des teinturiers, monumental, obscur et lugubre, donne l'idée d'une église gothique démesurément longue et tendue de deuil, avec toutes les pièces d'étoffe ruisselantes de teinture qui s'égouttent, accrochées partout jusqu'en haut des voûtes,—bleu sombre pour les robes des hommes, noir pour les-voiles des dames-fantômes.

Dans le bazar des marteleurs de cuivre, d'une demi-lieue de long et sans cesse vibrant au bruit infernal des marteaux, les plus gracieuses aiguières, les buires de cuivre des formes les plus sveltes et les plus rares, brillent toutes neuves aux devantures des échoppes, à travers la pénombre enfumée.

Comme à Chiraz, c'est le bazar des selliers qui est, dans toute son étendue, le plus miroitant de broderies, de dorures, de perles et de paillettes. Les fantaisies orientales pour voyageurs de caravane s'y étalent innombrables: sacs de cuir, chamarrés de broderies de soie; poires à poudre très dorées, gourdes surchargées de pendeloques; petites coupes de métal ciselé pour boire l'eau fraîche aux fontaines du chemin. Et puis viennent les houssines de velours et d'or, destinées aux ânesses blanches des dames; les harnais pailletés pour les chevaux ou les mules; les guirlandes de sonnettes, dont le carillon épouvante les bêtes fauves. Et enfin tout ce qui est nécessaire à la vraie élégance des chameaux: rangs de perles pour passer dans les narines, bissacs frangés de vives couleurs; têtières ornées de verroteries, de plumets et de petits miroirs où joueront pendant la marche les rayons du soleil ou les rayons de la lune.

Une des ogives immenses nous envoie tout à coup son flot de lumière, et la place Impériale nous réapparaît, toujours saisissante de proportions et de splendeur, avec ses enfilades d'arceaux réguliers, ses mosquées qui semblent se coiffer de monstrueux turbans d'émail, ses minarets fuselés, où du haut en bas s'enroulent en spirale des torsades blanches et des arabesques prodigieusement bleues.

Vite, traversons ce lieu vaste, désert à cette heure sous le soleil torride, et de l'autre côté, par une ogive semblable, abritons-nous à nouveau, reprenons la fraîcheur des voûtes.

Le bazar où nous nous retrouvons à l'ombre est celui des pâtissiers. Il y fait chaud; des fourneaux y sont allumés partout dans les échoppes; et on y sent l'odeur des bonbons qui cuisent. Beaucoup de bouquets de roses, aux petits étalages, parmi les sucres d'orge et les tartes; des sirops de toutes couleurs dans des carafes; des confitures dans de grandes vieilles potiches chinoises, arrivées ici au siècle de Chah-Abbas; une nuée de mouches. Des groupes nombreux de dames noires au masque blanc. Et surtout des enfants adorables, drôlement habillés comme de grandes personnes; petits garçons en longue robe et trop haut bonnet; petites filles aux yeux peints, jolies comme des poupées, en veste à basques retombantes, jupe courte et culotte par-dessous.

Au suivant carrefour, qui montre une vétusté caduque, des groupes stationnent auprès de la fontaine: assis sur le bord de la vasque de marbre, un vieux derviche est là qui prêche, tout blanc de barbe et de cheveux dans le rayon qui tombe du haut de la coupole, l'air d'avoir cent ans, et, du bout de ses doigts décharnés, tenant une rose.

Ensuite, c'est le bazar des bijoutiers, très archaïque, très souterrain, et où ne passe personne. On y vend des objets d'argent repoussé, coffrets, coupes, miroirs, carafes pour le kaylan; dans des boîtes vitrées, aux verres ternis, qu'enveloppe toujours par surcroît de précautions un filet en mailles de soie bleue, on vend aussi des parures anciennes, en argent ou en or, en pierreries vraies ou fausses, et quantité de ces agrafes pour attacher derrière la tête le petit voile blanc percé de deux trous qui masque le visage des femmes. Les marchands, presque tous, sont des vieillards à la barbe neigeuse, accroupis dans des niches sombres, chacun tenant sa petite balance pour peser les turquoises et chacun poursuivant son rêve que les acheteurs ne viennent guère troubler. La poussière, les chauves-souris, les toiles d'araignée, les décombres noirs ont envahi ce bazar décaissé, où sommeillent pourtant d'exquises choses.

Nous finissons la journée dans un Ispahan de ruines et de mort, qui se fait de plus en plus lugubre à mesure que le soleil baisse. C'est l'immense partie de la ville qui a cessé de vivre depuis l'invasion afghane, depuis les horreurs de ce grand siège, mis sous ses murs par le sultan Mahmoud il y aura deux cents ans bientôt. Ispahan ne s'est plus relevée après cette seconde terrible tourmente, qui réduisit ses habitants, de sept cent mille qu'ils étaient, à soixante milliers à peine; et d'ailleurs Kerim-Khan, presque aussitôt, consacra sa déchéance en transportant à Chiraz la capitale de l'Empire. Sur un parcours de plus d'une lieue, maisons, palais, bazars, tout est désert et tout s'écroule; le long des rues ou dans les mosquées, les renards et les chacals sont venus creuser leurs trous et fixer leurs demeures; et çà et là l'émiettement des belles mosaïques, des belles faïences, a saupoudré comme d'une cendre bleu céleste les éboulis de briques et de terre grise. A part un chacal, qui nous montre à la porte d'un terrier son museau pointu, nous ne rencontrons rien de vivant nulle part; nous marchons à travers le froid silence, n'entendant que nos pas et le heurt des bâtons de mes deux gardes contre les pierres. Cependant des fleurs de mai, des marguerites, des pieds-d'alouette, des coquelicots, des églantines blanches forment des petits jardins partout, sur le faîte des murs; le déclin du jour est limpide et doré; les neiges lointaines, là-bas sur les cimes, deviennent délicieusement roses; au-dessus de cette désolation, la fête de lumière bat son plein à l'approche du soir.

Il faut être rentré au plus tard pour le crépuscule, car la vieille capitale de Chah-Abbas n'a point de vie nocturne. Le portail de la maison du prince se ferme hermétiquement dès qu'il commence à faire noir. Les vieilles portes bardées de fer, qui séparent les uns des autres les différents quartiers, se ferment aussi partout; l'inextricable labyrinthe de la ville, où l'obscurité sera bientôt souveraine, se divise en une infinité de parties closes qui, jusqu'au retour du soleil, ne communiqueront plus ensemble: le suaire de plomb de l'Islam retombe sur Ispahan.

Les roses embaument dans la nuit, les roses du jardin très muré et défendu sur lequel mon logis s'ouvre. On n'entend venir aucun bruit du dehors, puisque personne ne circule plus; aucun roulement, puisqu'il n'existe point de voitures; l'air limpide et sonore ne vous apporte de temps à autre que des sons de voix, tous glapissants, tous tristes; appels chantés des muezzins, longs cris des veilleurs de nuit qui se répondent d'un quartier fermé à un autre, aboiements des chiens de garde, ou plaintes lointaines des chacals. Et les étoiles scintillent étrangement clair, car nous sommes toujours très haut, à peu près à l'altitude des sommets de nos plus grandes montagnes françaises.

Lundi, 14 mai.

Le Chah-Abbas voulut aussi dans sa capitale d'incomparables jardins et de majestueuses allées. L'avenue de Tscharbag, qui est l'une des voies conduisant à Djoulfa et qui fait suite à ce pont superbe par lequel nous sommes entrés le premier jour, fut en son temps une promenade unique sur la terre, quelque chose comme les Champs-Élysées d'Ispahan: une quadruple rangée de platanes, longue de plus d'une demi-lieue, formant trois allées droites; l'allée du centre, pour les cavaliers et les caravanes, pavée de larges dalles régulières; les allées latérales, bordées, dans toute leur étendue, de pièces d'eau, de plates-bandes fleuries, de charmilles de roses; et, des deux côtés, sur les bords, des palais ouverts[10], aux murs de faïence, aux plafonds tout en arabesques et en stalactites dorées. A l'époque où resplendissait chez nous la cour du Roi-Soleil, la cour des Chahs de Perse était sa seule rivale en magnificence; Ispahan, près d'être investie par les barbares de l'Est, atteignait l'apogée de son luxe, de ses raffinements de parure, et le Tscharbag était un rendez-vous d'élégances telles que Versailles même n'en dut point connaître. Aux heures de parade, les belles voilées envahissaient les balcons des palais, pour regarder les seigneurs caracoler sur les dalles blanches, entre les deux haies de rosiers arborescents qui longeaient l'avenue. Les chevaux fiers, aux harnais dorés, devaient galoper avec ces attitudes précieuses, ces courbures excessives du col que les Persans de nos jours s'étudient encore à leur donner. Et les cavaliers à fine taille portaient très serrées, très collantes, leurs robes de cachemire ou de brocart d'or sur lesquelles descendaient leurs longues barbes teintes; ils avaient des bagues, des bracelets, des aigrettes à leur haute coiffure, ils étincelaient de pierreries; les fresques et les miniatures anciennes nous ont transmis le détail de leurs modes un peu décadentes, qui cadraient bien avec le décor du temps, avec l'ornementation exquise et frêle des palais, avec l'éternelle transparence de l'air et la profusion des fleurs.

Le Tscharbag, tel qu'il m'apparaît au soleil de ce matin de mai, est d'une indicible mélancolie, voie de communication presque abandonnée entre ces deux amas de ruines, Ispahan et Djoulfa. Les platanes, plus de trois fois centenaires, y sont devenus des géants qui se meurent, la tête découronnée; les dalles sont disjointes et envahies par une herbe funèbre. Les pièces d'eau se dessèchent ou bien se changent en mares croupissantes; les plates-bandes de fleurs ont disparu et les derniers rosiers tournent à la broussaille sauvage. Entre qui veut dans les quelques palais restés debout, dont les plafonds délicats tombent en poussière et où les Afghans, par fanatisme, ont brisé dès leur arrivée le visage de toutes les belles dames peintes sur les panneaux de faïence. Avec ses allées d'arbres qui vivent encore, ce Tscharbag, témoin du faste d'un siècle si peu distant du nôtre, est plus nostalgique cent fois que les débris des passés très lointains.

Rentrés dans Ispahan, au retour de notre visite à la grande avenue morne, nous repassons par les bazars, qui sont toujours le lieu de la fraîcheur attirante et de l'ombre. Là, mon escorte me conduit d'abord chez les gens qui tissent la soie, qui font les brocarts pour les robes de cérémonie, et les taffetas[11]; cela se passe dans une demi-nuit, les métiers tendus au fond de tristes logis en contre-bas qui ne prennent de lumière que sur la rue voûtée et sombre. Et puis, chez ceux qui tissent le coton récolté dans l'oasis alentour, et chez ceux qui l'impriment, par des procédés séculaires, au moyen de grandes plaques de bois gravées; c'est aussi dans une quasi-obscurité souterraine que se colorient ces milliers de panneaux d'étoile (représentant toujours des portiques de mosquée), qui, de temps immémorial, vont ensuite se laver dans la rivière, et sécher au beau soleil, sur les galets blancs des bords.

Nous terminons par le quartier des émailleurs de faïence, qui travaillent encore avec une grande activité à peinturlurer, d'après les vieux modèles inchangeables, des fleurs et des arabesques sur les briques destinées aux maisons des Persans de nos jours. Mais ni les couleurs ni l'émail ne peuvent être comparés à ceux des carreaux anciens; les bleus surtout ne se retrouvent plus, ces bleus lumineux et profonds, presque surnaturels, qui dans le lointain, font ressembler à des blocs de pierre précieuse les coupoles des vieilles mosquées. Le Chah-Abbas, qui avait tant vulgarisé l'art des faïences, faisait venir du fond de l'Inde ou de la Chine des cobalts et des indigos rares, que l'on cuisait par des procédés aujourd'hui perdus. Il avait aussi mandé d'Europe et de Pékin des maîtres dessinateurs, qui, malgré le Coran, mêlèrent à la décoration persane des figures humaines.—Et c'est pourquoi, dans les palais de ce prince, sur les panneaux émaillés, on voit des dames de la Renaissance occidentale, portant fraise à la Médicis, et d'autres qui ont de tout petits yeux tirés vers les tempes et minaudent avec une grâce chinoise.

Mes deux soldats à bâtons et mon beau cosaque galonné m'ennuyaient vraiment beaucoup. Cet après-midi, je me décide à les remercier pour circuler seul. Et, quoi qu'on m'en ait dit, je tente de m'asseoir, maintenant que je commence à être connu dans Ispahan, sur l'une des petites banquettes des marchands de thé, au bord d'un des frais ruisseaux de la place Impériale, du côté de l'ombre. J'en étais certain: on m'apporte de très bonne grâce ma tasse de thé miniature, mon kalyan et une rose; avec mes amis les musulmans, si l'on s'y prend comme il faut, toujours on finit par s'entendre.

Le soleil de mai, depuis ces deux ou trois jours, devient cuisant comme du feu, rendant plus désirables la fraîcheur de cette eau courante devant les petits cafés, et le repos à l'abri des tendelets ou des jeunes arbres. Il est deux heures; au milieu de l'immense place, dévorée de clarté blanche, restent seulement quelques ânes nonchalants étendus sur la poussière et quelques chameaux accroupis. Aux deux extrémités de ce lieu superbe et mort, se faisant face de très loin, les deux grandes mosquées d'Ispahan étincellent en pleine lumière, avec leurs dômes tout diaprés et leurs étonnants fuseaux enroulés d'arabesques: l'une, la très antique et la très sainte, la mosquée du Vendredi, habillée de jaune d'or que relève un peu de vert et un peu de noir; l'autre, la reine de tous les bleus, des bleus intenses et des pâles bleus célestes, la mosquée Impériale.

Quand commence de baisser le soleil, je prends le chemin de l'antique école de théologie musulmane, appelée l'École de la Mère du Chah, le prince D... ayant eu la bonté de me donner un introducteur pour me présenter au prêtre qui la dirige.

L'avenue large et droite qui y conduit, inutile de demander qui l'a tracée: c'est le Chah-Abbas, toujours le Chah-Abbas; à Ispahan, tout ce qui diffère des ruelles tortueuses coutumières aux villes de Perse, fut l'œuvre de ce prince. La belle avenue est bordée par des platanes centenaires, dont on a émondé les branches inférieures, à la mode persane, pour faire monter plus droit leurs troncs blancs comme de l'ivoire, leur donner l'aspect de colonnes, épanouies et feuillues seulement vers le sommet. Et des deux côtés de la voie s'ouvrent quantité de portiques délabrés, qui eurent jadis des cadres de faïence, et que surmontent les armes de l'Iran: devant le soleil, un lion tenant un glaive.

Cette université—qui date de trois siècles et où le programme des études n'a pas varié depuis la fondation—a été construite avec une magnificence digne de ce peuple de penseurs et de poètes, où la culture de l'esprit fut en honneur depuis les vieux âges. On est ébloui dès l'abord par le luxe de l'entrée; dans une muraille lisse, en émail blanc et émail bleu, c'est une sorte de renfoncement gigantesque, une sorte de caverne à haute ouverture ogivale, en dedans toute frangée d'une pluie de stalactites bleues et jaunes. Quant à la porte elle-même, ses deux battants de cèdre, qui ont bien quinze ou dix-huit pieds de hauteur, sont entièrement revêtus d'un blindage d'argent fin, d'argent repoussé et ciselé, représentant des entrelacs d'arabesques et de roses, où se mêlent des inscriptions religieuses en vermeil; ces orfèvreries, bien entendu, ont subi l'injure du temps et de l'invasion afghane; usées, bossuées, arrachées par place, elles évoquent très mélancoliquement la période sans retour des luxes fous et des raffinements exquis.

Lorsqu'on entre sous cette voûte, à franges multiples, dans cette espèce de vestibule monumental qui précède le jardin, on voit le ruissellement des stalactites se diviser en coulées régulières le long des parois intérieures, dont les émaux représentent de chimériques feuillages bleus, traversés d'inscriptions, de sentences anciennes aux lettres d'un blanc bleuâtre; le jardin apparaît aussi au fond, encadré dans l'énorme baie de faïence: un éden triste, où des buissons d'églantines et de roses fleurissent à l'ombre des platanes de trois cents ans. Le long de ce passage, qui a l'air de mener à quelque palais de féerie, les humbles petits marchands de thé, de bonbons et de fraises, ont installé leurs tables, leurs plateaux ornés de bouquets de roses. Et nous croisons un groupe d'étudiants qui sortent de leur école, jeunes hommes aux regards de fanatisme et d'entêtement, aux figures sombres sous de larges turbans de prêtre.

Le jardin est carré, enclos de murs d'émail qui ont bien cinquante pieds, et maintenu dans la nuit verte par ces vénérables platanes grands comme des baobabs qui recouvrent tout de leurs ramures; au milieu, un jet d'eau dans un bassin de marbre, et partout, bordant les petites allées aux dalles verdies, ces deux sortes de fleurs qui se mêlent toujours dans les jardins de la Perse: les roses roses, doubles, très parfumées, et les simples églantines blanches. Églantiers et rosiers, sous l'oppression de ces hautes murailles bleues et de ces vieux platanes, ont allongé sans mesure leurs branches trop frêles, qui s'accrochent aux troncs géants et puis retombent comme éplorées, mais qui toutes s'épuisent à fleurir. L'accès du lieu étant permis à chaque musulman qui passe, les bonnes gens du peuple, attirés par la fraîcheur et l'ombre, sont assis ou allongés sur des dalles et fument des kalyans, dont on entend de tous côtés les petits gargouillis familiers. Tandis qu'en haut, c'est un tapage de volière; les branches sont pleines de nids; mésanges, pinsons, moineaux ont élu demeure dans cet asile du calme, et les hirondelles aussi ont accroché leurs maisons partout le long des toits. Ces murs qui enferment le jardin ne sont du haut en bas qu'une immense mosaïque de tous les bleus, et trois rangs d'ouvertures ogivales s'y étagent, donnant jour aux cellules pour la méditation solitaire des jeunes prêtres. Au milieu de chacune des faces du quadrilatère, une ogive colossale, pareille à celle de l'entrée, laisse voir une voûte qui ruisselle de gouttelettes de faïence, de glaçons couleur lapis ou couleur safran.

Et l'ogive du fond, la plus magnifique des quatre, est flanquée de deux minarets, de deux fuseaux bleus qui s'en vont pointer dans le ciel; elle mène à la mosquée de l'école, dont on aperçoit là-haut, au-dessus des antiques ramures, le dôme en forme de turban. Le long des minarets, de grandes inscriptions religieuses d'émail blanc s'enroulent en spirale, depuis la base jusqu'au sommet où elles se terminent éblouissantes, en pleine lumière; quant au dôme, il est semé de fleurs d'émail jaune et de feuillages d'émail vert, qui brodent des complications de kaléidoscope par-dessus les arabesques bleues. Levant la tête, du fond de l'ombre où l'on est, à travers les hauts feuillages qui dissimulent la décrépitude et la ruine, on entrevoit sur le ciel limpide tout ce luxe de joaillerie, que le soleil de Perse éclaire fastueusement, à grands flots glorieux.

Décrépitude et ruine, quand on y regarde attentivement; derniers mirages de magnificence qui ne dureront plus que quelques années; le dôme est lézardé, les minarets se découronnent de leurs fines galeries à jours; et le revêtement d'émail, dont la couleur demeure aussi fraîche qu'au grand siècle, est tombé en maints endroits, découvrant les grisailles de la brique, laissant voir des trous et des fissures où l'herbe, les plantes sauvages commencent de s'accrocher. On a du reste le sentiment que tout cela s'en va sans espoir, s'en va comme la Perse ancienne et charmante, est à jamais irréparable.

Par des petits escaliers roides et sombres, où manque plus d'une marche, nous montons aux cellules des étudiants. La plupart sont depuis longtemps abandonnées, pleines de cendre, de fiente d'oiseau, de plumes de hibou; dans quelques-unes seulement, de vieux manuscrits religieux et un tapis de prière témoignent que l'on vient méditer encore. Il en est qui ont vue sur le jardin ombreux, sur ses dalles verdies et ses buissons de roses, sur tout le petit bocage triste où l'on entend la chanson des oiseaux et le gargouillis tranquille des kalyans. Il en est aussi qui regardent la vaste campagne, la blancheur des champs de pavots, avec un peu de désert à l'horizon, et ces autres blancheurs là-bas, plus argentées: les neiges des sommets. Quelles retraites choisies, pour y suivre des rêves de mysticisme oriental, ces cellules, dans le calme de cette ville en ruines, et entourée de solitudes!...

Un dédale d'escaliers et de couloirs nous conduit auprès du vieux prêtre qui dirige ce fantôme d'école. Il habite la pénombre d'une grotte d'émail bleu, sorte de loggia avec un balcon d'où l'on domine tout l'intérieur de la mosquée. Et c'est une impression saisissante que de voir apparaître ce sanctuaire et ce mihrab, ces choses que je croyais interdites à mes yeux d'infidèle. Le prêtre maigre et pâle, en robe noire et turban noir, est assis sur un tapis de prière, en compagnie de son fils, enfant d'une douzaine d'années, vêtu de noir pareil, figure de petit mystique étiolé dans l'ombre sainte; deux ou trois graves vieillards sont accroupis alentour, et chacun tient sa rose à la main, avec la même grâce un peu maniérée que les personnages des anciennes miniatures. Ils étaient là à rêver ou à deviser de choses religieuses; après de grands saluts et de longs échanges de politesse, ils nous font asseoir sur des coussins, on apporte pour nous des kalyans, des tasses de thé, et puis la conversation s'engage, lente, eux sentant leurs roses avec une affectation vieillotte, ou bien suivant d'un œil atone la descente d'un rayon de soleil le long des émaux admirables, dans le lointain du sanctuaire. Les nuances de cette mosquée et le chatoiement de ces murailles me détournent d'écouter; il me semble que je regarde, à travers une glace bleue, quelque palais du Génie des cavernes, tout en cristallisations et en stalactites. Lapis et turquoise toujours, gloire et apothéose des bleus. Les coulées de petits glaçons bleus, de petits prismes bleus affluent de la coupole, s'épandent çà et là sur les multiples broderies bleues des parois... Une complication effrénée dans le détail, arrivant à produire de la simplicité et du calme dans l'ensemble: tel est, ici comme partout, le grand mystère de l'art persan.

Mais quel délabrement funèbre! Le prêtre au turban noir se lamente de voir s'en aller en poussière sa mosquée merveilleuse. «Depuis longtemps, dit-il, j'ai défendu à mon enfant de courir, pour ne rien ébranler. Chaque jour, j'entends tomber, tomber de l'émail... Au temps où nous vivons, les grands s'en désintéressent, le peuple de même... Alors, que faire?» Et il approche sa rose de ses narines émaciées, qui sont couleur de cire.

Avec eux, on était dans un songe d'autrefois et dans une immobile paix, tellement qu'au sortir des belles portes d'argent ciselé, on trouve presque moderne et animée l'avenue de platanes, où passent des êtres vivants, quelques cavaliers, quelques files de chameaux ou d'ânons...

Avant la tombée de la nuit, un peu de temps me reste pour faire station sur la grande place, où l'heure religieuse du Moghreb s'accompagne d'un cérémonial très antérieur à l'Islam et remontant à la primitive religion des Mages. Aussitôt que la mosquée Impériale, de bleue qu'elle était tout le jour, commence à devenir, pour une minute magique, intensément violette sous les derniers rayons du couchant, un orchestre apparaît, à l'autre bout de la place, dans une loggia au-dessus de la grande porte qui est voisine de la mosquée d'émail jaune: de monstrueux tambours, et de longues trompes comme celles des temples de l'Inde. C'est pour un salut, de tradition plusieurs fois millénaire, que l'on offre ici au soleil de Perse, à l'instant précis où il meurt. Quand les rayons s'éteignent, la musique éclate, soudaine et sauvage; grands coups caverneux, qui se précipitent, bruit d'orage prochain qui se répand sur tout ce lieu bientôt déserté où reste seulement quelque caravane accroupie, et sons de trompe qui semblent les beuglements d'une bête primitive aux abois devant la déroute de la lumière...

Demain matin les musiciens remonteront à la même place, pour sonner une terrible aubade au soleil levant.—Et on fait ainsi au bord du Gange; le pareil salut à la naissance et à la mort de l'astre souverain retentit deux fois chaque jour au-dessus de Bénarès...

Au crépuscule, lorsqu'on est rentré dans la maison de Russie, la porte refermée, plus rien ne rappelle Ispahan, c'est fini de la Perse jusqu'au lendemain. Et l'impression est singulière, de retrouver là tout à coup un coin d'Europe, aimable et raffiné: le prince et la princesse parlent notre langue comme la leur; le soir, autour du piano, vraiment on ne sait plus qu'il y a tout près, nous séparant du monde contemporain, une ville étrange et des déserts.

Je ne reproche à cette maison, d'hospitalité si franche et gracieuse, que ses chiens de garde, une demi-douzaine de vilaines bêtes qui persistent à me traiter en chemineau, tellement qu'une fois la nuit tombée, franchir, avec cette meute à ses trousses, l'allée de jardin, les cent mètres de roses qui séparent mon logis de celui de mes hôtes, est une aventure plus périlleuse que de traverser tous les déserts du Sud par où je suis venu.

Mardi, 15 mai.

C'est ce matin que le prince D... me présente à Son Altesse Zelleh-Sultan, frère de Sa Majesté le Chah, vizir d'Ispahan et de l'Irak. Des jardins en séries mènent à sa résidence, et sont naturellement remplis d'églantines blanches et de roses roses; ils communiquent ensemble par des portiques où stationnent des gardes et qui tous sont marqués aux armes de Perse: au-dessus du couronnement, un lion et un soleil.

J'attendais un luxe de Mille et une Nuits, chez ce puissant satrape, d'une richesse proverbiale; mais la déception est complète, et son palais moderne paraîtrait quelconque, n'étaient les tapis merveilleux que l'on profane en marchant dessus. Dans le salon, où Son Altesse nous reçoit, des livres français encombrent la table à écrire, et des cartes géographiques françaises sont encadrées aux murs. Courtois et spirituel, Zelleh-Sultan a le regard incisif, le sourire amer. Et voici une courte appréciation, qui est textuellement de lui, sur deux peuples du voisinage: «De la part des Russes, nous n'avons jamais reçu que de bons offices. De la part des Anglais, dans le sud de notre pays, perpétuelle tentative d'envahissement, par ces moyens que l'univers entier leur connaît.»

Dans la même zone de la ville, sont les grands jardins et le palais abandonné des anciens rois Sophis, successeurs du Chah-Abbas, dont la dynastie se continua, de plus en plus élégante et raffinée, jusqu'à l'époque de l'invasion afghane (1721 de notre ère). Là encore, c'est le domaine des églantines, surtout des roses roses, et aussi de toutes ces vieilles fleurs de chez nous, que l'on appelle «fleurs de curé:» gueules-de-lion, pieds-d'alouette, soucis, jalousies et giroflées. Les rosiers y deviennent hauts comme des arbres; les platanes géants,—émondés par le bas toujours, taillés en colonne blanche,—y forment des avenues régulières, pavées de grandes dalles un peu funèbres, le long des pièces d'eau, qui sont droites et alignées, à la mode ancienne. Le palais, qui trône au milieu de ces ombrages et de ces parterres de deux ou trois cents ans, s'appelle le Palais des miroirs. Quand on l'aperçoit, c'est toujours au-dessus de sa propre image réfléchie par une pièce d'eau immobile, c'est pourquoi on l'appelle aussi le Palais des quarante colonnes, bien qu'il n'en ait en réalité que vingt, mais les Persans font compter ces reflets renversés qui, depuis des siècles, n'ont cessé d'apparaître dans l'espèce de grande glace mélancolique étendue devant le seuil. Pour nos yeux, ce palais a l'étrangeté de lignes et la sveltesse outrée de l'architecture achéménide; colonnades singulièrement hautes et frêles, soutenant une toiture plate; et les longs platanes taillés qui l'entourent prolongent dans le parc la même note élancée. D'immenses draperies, qui ont disparu depuis l'invasion barbare, servaient, paraît-il, de clôture à ces salles, où la vue plonge aujourd'hui jusqu'au fond, comme dans des espèces de hangars, prodigieusement luxueux; au temps des réceptions magnifiques, lorsque tous les rideaux étaient ouverts, on pouvait contempler du dehors, dans un lointain miroitant et doré, le chah assis comme une idole sur son trône. La nuance générale est un mélange d'or atténué et de rouge pâli; mais les colonnes, revêtues de mosaïques en parcelles de miroir, que le temps a oxydées, semblent être en vieil argent.

Ce palais, tout ouvert et silencieux, n'a déjà pas l'air réel; mais l'image tristement réfléchie dans la pièce d'eau est d'une invraisemblance plus exquise encore. Sur les bords de ce bassin carré, où se mire depuis si longtemps cette demeure de rois disparus, il y a de naïves petites statues, en silex gris comme à Persépolis, soutenant des pots de fleurs; le pourtour est pavé de larges dalles verdies, que foulèrent jadis tant de babouches perlées et dorées. Et, partout, les roses, les églantines grimpent aux troncs lisses et blancs des platanes.

Intérieurement, on est dans les ors rouges, et dans les patientes mosaïques de miroirs, qui par places étincellent encore comme des diamants; aux petits dômes des voûtes, s'enchevêtrent des complications déroutantes d'arabesques et d'alvéoles. Tout au fond et au centre, derrière les colonnades couleur d'argent, il y a l'immense encadrement ogival qui auréolait le trône et le souverain; il est comme tapissé de glaçons et de givre, et des tableaux, d'un fini de miniature, se succèdent en série au-dessus des corniches, représentant des scènes de fête ou de guerre; on y voit d'anciens chahs trop jolis, aux longs yeux frangés de cils, aux longues barbes de soie noire, le corps gainé dans des brocarts d'or et des entrelacs de pierreries.

Derrière ces salles de rêve, éternellement dédoublées à la surface du bassin, d'interminables dépendances s'en vont parmi les arbres, jusqu'au palais que Zelleh-Sultan habite aujourd'hui. C'étaient les harems pour les princesses, les harems pour les dames inférieures, et enfin tous les dépôts pour les réserves amoncelées et les fantastiques richesses: dépôt des coffres, dépôt des flambeaux, dépôt des costumes, etc., et ce dépôt des vins, que Chardin, au XVIIe siècle, nous décrivit comme tout rempli de coupes et de carafons en «cristal de Venise, en porphyre, en jade, en corail, en pierre précieuse».—Il y a même des salles souterraines, de marbre blanc, qui étaient construites en prévision des grandes chaleurs de l'été et où, le long des parois, ruisselaient des cascades d'eau véritable.

Après mes courses matinales, je suis toujours rentré pour l'instant où les muezzins appellent à la prière du milieu du jour (midi, ou peu s'en faut). A Ispahan, ce sont les muezzins qui donnent l'heure, comme chez nous la sonnerie des horloges, et ils chantent sur des notes graves, inusitées en tout autre pays d'Islam. Dans la plus voisine mosquée, ils sont plusieurs qui appellent ensemble, plusieurs qui répètent, en longues vocalises, le nom d'Allah, au milieu du silence, à ces midis de torpeur et de lumière, plus brûlants chaque jour. Et, en les écoutant, il semble que l'on suive la traînée de leur voix; on la sent passer au-dessus de toutes les mystérieuses demeures d'alentour, au-dessus de tous les jardins pleins de roses, où ces femmes, que l'on ne verra jamais, sont assises à l'ombre, dévoilées et démasquées, confiantes dans la hauteur des murs.

Mercredi, 16 mai.

On m'emmène l'après-midi à la découverte des bibelots rares, qui ne s'étalent point dans les échoppes, mais s'enferment dans des coffres, au fond des maisons, et ne se montrent qu'à certains acheteurs privilégiés. Par de vieux escaliers étroits et noirs, dont les marches sont toujours si hautes qu'il faut lever les pieds comme pour une échelle, par de vieux couloirs contournés et resserrés en souricière, nous pénétrons dans je ne sais combien de demeures d'autrefois, aux aspects clandestins et méfiants. Les chambres toutes petites, où l'on nous fait asseoir sur des coussins, ont des plafonds en arabesques et en alvéoles; elles s'éclairent à peine, sur des cours sombres, aux murs ornés de faïences ou bizarrement peinturlurés de personnages, d'animaux et de fleurs. D'abord nous acceptons la petite tasse de thé, qu'il est de bon ton de boire en arrivant. Ensuite les coffres de cèdre, pleins de vieilleries imprévues, sont lentement ouverts devant nous, et on en tire un à un les objets à vendre, qu'il faut démaillotter d'oripeaux et de guenilles. Tout cela remonte au grand siècle du Chah-Abbas, ou au moins aux époques des rois Sophis qui lui succédèrent, et ces déballages, ces exhumations dans la poussière et la pénombre, vous révèlent combien fut subtil, distingué, gracieux, l'art patient de la Perse. Boîtes de toutes les formes, en vernis Martin, dont le coloris adorable a résisté au temps, et sur lesquelles des personnages de Cour sont peints avec une grâce naïve et une minutieuse conscience, le moindre détail de leurs armes ou de leurs pierreries pouvant supporter qu'on le regarde à la loupe; toute cette partie de la population iranienne qu'il m'est interdit de voir est figurée là avec une sorte de dévotion amoureuse: belles du temps passé, dont on a visiblement exagéré la beauté, sultanes aux joues bien rondes et bien carminées, aux trop longs yeux cerclés de noir, qui penchent la tête avec excès de grâce, en tenant une rose dans leur main trop petite... Et parfois, à côté de peintures purement persanes, on en rencontre une autre qui rappelle tout à coup la Renaissance hollandaise: œuvre de quelque artiste occidental, aventureusement venu ici jadis, à l'appel du grand empereur d'Ispahan.

Des émaux délicats sur de l'argent ou de l'or, des armes d'Aladin, des brocarts lamés ayant servi à emprisonner des gorges de sultane, des parures, des broderies. De ces tapis comme on n'en trouve qu'en Perse, que composaient jadis les nomades et qui demandaient dix ans d'une vie humaine; tapis plus soyeux que la soie et plus veloutés que le velours, dont les dessins serrés, serrés, ont pour nous je ne sais quoi d'énigmatique comme les vieilles calligraphies des Corans. Et enfin de ces faïences, introuvables bientôt, dont l'émail a subi au cours des siècles cette lente décomposition qui donne des reflets d'or ou de cuivre rouge.

En sortant de ces maisons délabrées, où les restes de ce luxe mort finissent par donner je ne sais quel désir de silence et quelle nostalgie du passé, je retourne, seul aujourd'hui, à l'«École de la Mère du Chah», me reposer à l'ombre séculaire des platanes, dans le vieux jardin cloîtré entre des murs de faïence. Et j'y trouve plus de calme encore que la veille, et plus de détachement. Devant l'entrée fabuleuse, un derviche mendie, vieillard en haillons, qui est là adossé, la tête appuyée aux orfèvreries d'argent et de vermeil, tout petit au pied de ces portes immenses, presque nu, à demi mort et tout terreux, plus effrayant sur ce fond d'une richesse ironique. Après le grand porche d'émail, voici la nuit verte du jardin, et la discrète symphonie habituelle à ce lieu: tout en haut vers le ciel et la lumière, chants d'hirondelles ou de mésanges; en bas, gargouillis léger des fumeurs couchés et bruissement du jet d'eau dans le bassin. Les gens m'ont déjà vu et ne s'inquiètent plus; sans conteste, je m'assieds où je veux sur les dalles verdies. Devant moi, j'ai des guirlandes, des gerbes, des écroulements d'églantines blanches le long des platanes, dont les énormes troncs, presque du même blanc que les fleurs, ressemblent aux piliers d'un temple. Et dans la région haute où se tiennent les oiseaux, à travers les trouées des feuillages, quelques étincellements d'émail çà et là maintiennent la notion des minarets et des dômes, de toute la magnificence éployée en l'air. Dans Ispahan, la ville de ruines bleues, je ne connais pas de retraite plus attirante que ce vieux jardin.

Quand je rentre à la maison du prince, il est l'heure par excellence du muezzin, l'heure indécise et mourante où on l'entend chanter pour la dernière fois de la journée. Chant du soir, qui traîne dans le long crépuscule de mai, en même temps que les martinets tourbillonnent en l'air; on y distingue bien toujours le nom d'Allah, tant de fois répété; mais, avec les belles sonorités de ces voix et leur diction monotone, on croirait presque entendre des cloches, l'éveil d'un carillon religieux sur les vieilles terrasses et dans les vieux minarets d'Ispahan.

Jeudi, 17 mai.

Des roses, des roses; en cette courte saison qui mène si vite à l'été dévorant, on vit ici dans l'obsession des roses. Dès que j'ouvre ma porte le matin, le jardinier s'empresse de m'en apporter un bouquet, tout frais cueilli et encore humide de la rosée de mai. Dans les cafés, on vous en donne, avec la traditionnelle petite tasse de thé. Dans les rues, les mendiants vous en offrent, de pauvres roses que par pitié on ne refuse pas, mais qu'on ose à peine toucher sortant de telles mains.

Aujourd'hui, dans Ispahan, pour la première fois de l'année, apparition des petits ânes porteurs de glace, pour rafraîchir les boissons anodines ou l'eau claire; un garçon les conduit, les promène de porte en porte, les annonçant par un cri chanté. Cette glace, on est allé la ramasser là-bas dans ces régions toutes blanches, que l'on aperçoit encore au sommet des montagnes; sur le dos des ânons, les paniers dans lesquels on l'a mise sont abrités sous des feuillages,—où l'on a piqué quelques roses, il va sans dire.

Beaucoup de ces petits ânes sur ma route, quand je me rends ce matin chez un marchand de babouches, duquel j'ai obtenu, à prix d'or, la promesse de me faire entrevoir trois dames d'Ispahan, par escalade. Nous grimpons ensemble sur des éboulis de muraille, pour regarder par un trou dans un jardin où se fait aujourd'hui la cueillette des roses. En effet, trois dames sont là, avec de grands ciseaux à la main, qui coupent les fleurs et en remplissent des corbeilles, sans doute pour composer des parfums. Je les espérais plus jolies; celles qui sont peintes sur les boîtes des antiquaires m'avaient gâté, et aussi les quelques paysannes sans voile aperçues dans les villages du chemin. Très pâles, un peu trop grasses, elles ont du charme cependant, et des yeux de naïveté ancienne. Des foulards brodés et pailletés enveloppent leur chevelure. Elles portent des vestes à longues basques et, par-dessus leurs pantalons, des jupes courtes et bouffantes, comme les jupes des ballerines; tout cela paraît être en soie, avec des broderies rappelant celles du siècle de Chah-Abbas. Mon guide, d'ailleurs, se fait garant que ce sont des personnes du meilleur monde.

Vendredi, 18 mai.

Vendredi aujourd'hui, Dimanche à la musulmane; il faut aller dans les champs pour faire comme tout le monde. Dimanche de mai, toujours même fête inaltérable de printemps et de ciel bleu. Les larges avenues du Chah-Abbas, bordées de platanes, de peupliers et de buissons de roses, sont pleines de promeneurs qui vont se répandre dans les jardins, ou simplement dans les blés verts. Groupes d'hommes à turbans ou à bonnets d'astrakan noir, qui cheminent, l'allure indolente et rêveuse, chacun sa rose à la main. Groupe de dames-fantômes, qui tiennent aussi des roses, bien entendu, mais qui pour la plupart, portent au cou un bébé en calotte dorée, dont la petite tête sort à demi de leur voile entr'ouvert. Ispahan se dépeuple aujourd'hui, déverse dans son oasis tout ce qui lui reste d'êtres vivants parmi ses ruines.

En plus de tant de promeneurs qui font route avec moi, la campagne où nous arrivons bientôt est déjà envahie par des dames toutes noires, qui ont dû se mettre en route dès le frais matin. On en trouve d'assises par compagnies au milieu des pavots blancs, au milieu des blés tout fleuris de bleuets et de coquelicots. Jamais nulle part je n'ai vu si générale flânerie de dimanche, sous une lumière si radieuse, dans des champs si intensément verts.

Je suis à cheval, et je vais sans but. M'étant par hasard joint à un groupe de cavaliers persans, qui ont l'air de savoir où ils vont, me voici dans les ruines d'un palais, ruines étincelantes de mosaïques de miroir, ruines exquises et fragiles que personne ne garde.—Au siècle du grand Chah, il y en avait tant, de ces palais de féerie!—La cour d'honneur est devenue une espèce de jungle, pleine de broussailles, de fleurs sauvages; et un petit marchand de thé, en prévision de la promenade du vendredi, a installé ses fourneaux dans une salle aux fines colonnes, dont le plafond est ouvragé, compliqué, doré avec le luxe le plus prodigue et la plus frêle délicatesse. C'était un palais impérial, une fantaisie de souverain, car l'emplacement du trône est là, facile à reconnaître: dans le recul d'une seconde salle un peu sombre, l'estrade où il reposait, et l'immense ogive destinée à lui servir d'auréole. Elle est très frangée de stalactites, il va sans dire, cette ogive, que surmontent deux chimères d'or, d'une inspiration un peu chinoise; mais le fond en est tout à fait inattendu; au lieu de se composer, comme ailleurs, d'une plus inextricable mêlée de rosaces ou d'alvéoles, aux moindres facettes serties d'or, il est vide; il est ouvert sur un tableau lointain, plus merveilleux en vérité que toutes les ciselures du monde: dans l'éclat et dans la lumière, c'est un panorama d'Ispahan, choisi avec un art consommé; c'est la ville de terre rose et de faïence bleue, déployée au-dessus de son étrange pont aux deux étages d'arceaux; coupoles, minarets et tours de la plus invraisemblable couleur, miroitant au soleil, en avant des montagnes et des neiges. Tout cela, vu de la somptueuse pénombre rouge et or où l'on est ici, et encadré dans cette ogive, a l'air d'une peinture orientale très fantastique, d'une peinture transparente, sur un vitrail.

Et il n'y a plus personne pour regarder cela, qui dut charmer jadis des yeux d'empereur; le petit marchand de thé, à l'entrée, n'a pas même de clients. Sous les beaux plafonds prêts à tomber en poussière, je reste longuement seul, pendant qu'un berger tient mon cheval dans la cour, parmi les ronces, les coquelicots et les folles avoines.

A une demi-lieue plus loin, dans les champs de pavots blancs et violets, autre palais encore, autre fantaisie de souverain, avec encore l'emplacement d'un trône. Il s'appelle la Maison des miroirs, celui-ci, et, en son temps, il devait ressembler à un palais de glaçons et de givre; son délabrement est extrême; cependant, aux parties de voûte qui ont résisté, des milliers de fragments de miroir, oxydés par les années, continuent de briller comme du sel. Un humble marchand de thé et de gâteaux est venu aussi s'installer à l'ombre de cette ruine, et mon arrivée dérange une compagnie de dames-fantômes qui commençaient gaîment leur dînette sur l'herbe de la cour, mais qui font silence et se dépêchent de baisser leurs voiles dès que j'apparais.

Il faut rentrer avant le coucher du soleil, comme toujours. D'ailleurs, la soirée est maussade, après un si radieux midi; un vent s'est levé, qui a passé sur les neiges et ramène une demi-impression d'hiver, en même temps que des nuages traversent le ciel.

Dans l'étroit sentier que je prends pour revenir, au milieu des blés, des bleuets et des coquelicots, une femme arrive en face de moi, toute noire, bien entendu, avec une cagoule blanche; elle marche lentement, tête baissée, on dirait qu'elle se traîne: quelque pauvre vieille sans doute, qui voit son dernier mois de mai, et je sens la tristesse de son approche... La voici à deux pas, la traînante et solitaire promeneuse... Une rafale tourmente son long voile de deuil; son masque blanc se détache et tombe!... Oh! le sourire que j'aperçois, entre les austères plis noirs... Elle a vingt ans, elle est une petite beauté espiègle et drôle, avec des joues bien rondes, bien roses; des yeux d'onyx, entre des cils qui ont l'air faits en barbes de plume de corbeau,—absolument comme les sultanes peintes sur les boîtes anciennes... A quoi pouvait-elle bien rêver, pour avoir l'allure si dolente, cette petite personne, ou qui attendait-elle?... Moitié confuse de sa mésaventure, moitié amusée, elle m'a adressé ce gentil sourire; mais bien vite elle rattache son loup blanc, et prend sa course dans les blés, plus légère qu'une jeune chevrette de six mois.

Il y a foule sur le pont d'Ispahan, vers cinq heures du soir, lorsque j'y arrive; tous les promeneurs du vendredi rentrent chez eux sans s'attarder davantage, car en Perse on a toujours peur de la nuit; à droite et à gauche de la grande voie, dans ces deux passages couverts aux aspects de cloître gothique, c'est un défilé ininterrompu de dames noires, ramenant par la main des bébés fatigués qui se font traîner.

Dans les bazars, que je dois traverser, le retour des champs, à cette heure, met aussi du monde et de la vie, heureusement pour moi, car je ne sais rien de lugubre comme ces trop longues nefs sombres, les jours de fête, quand elles sont désertes d'un bout à l'autre, sans l'éclat des étoffes, des harnais, des armes, toutes les échoppes fermées.

J'ai pris par les nefs les plus imposantes, celles du grand empereur; en haut de leurs voûtes, des fresques le représentent lui-même, en couleurs restées vives; aux coupoles surtout, aux larges coupoles abritant les carrefours, on voit son image multipliée: le Chah-Abbas, avec sa longue barbe qui pend jusqu'à la ceinture, rendant la justice, le Chah-Abbas à la chasse, le Chah-Abbas à la guerre, partout le Chah-Abbas. Je chemine en la mystérieuse et muette compagnie des dames voilées, qui rapportent au logis des églantines et des roses. De temps à autre, l'ogive d'une cour de caravansérail, ou l'ogive bleue d'une cour de mosquée, jette une traînée de jour, qui rend l'ombre ensuite plus crépusculaire. Voici, dans une niche, à moitié caché par une grille toute dorée, un personnage à barbe blanche et à figure de cent ans, devant lequel font cercle une douzaine de dames-fantômes; c'est un vieux saint homme de derviche; il est gardien d'une petite source miraculeuse, qui suinte là d'une roche, derrière cette grille si belle; il remplit d'eau des bols de bronze et de sa main desséchée, à travers les barreaux, il les offre à tour de rôle aux dames, qui relèvent un peu leur voile et boivent par-dessous, en prenant les précautions qu'il faut pour ne point montrer leur bouche.

Tout cela se passait dans une demi-obscurité, et maintenant, au sortir des bazars, la grande place Impériale fait l'effet d'être éclairée par quelque feu de Bengale rose. Le soleil va se coucher, car les musiciens sont là, avec les longues trompes et les énormes tambours, postés à leur balcon habituel, guettant l'heure imminente, tout prêts pour le salut terrible. Mais où donc sont passés les nuages? Sans doute les temps couverts, en ce pays, ne tiennent pas; dans cette atmosphère sèche et pure, les vapeurs s'absorbent. Le ciel jaune pâle est net et limpide comme une immense topaze, et toute cette débauche d'émail, de différents côtés de la place, change de couleur, rougit et se dore autant qu'aux plus magiques soirs.

Mon Dieu! je suis en retard, car voici le grand embrasement final des minarets et des dômes, le dernier tableau de la fantasmagorie; tout est splendidement rouge, le soleil va s'éteindre... Et, quand je traverse cette vaste solitude qui est la place, le fracas des trompes éclate là-haut, gémissant, sinistre, rythmé à grands coups d'orage par les tambours.

Afin de raccourcir la route qui me reste d'ici la maison de Russie, essayons de traverser les jardins de Zelleh-Sultan; on doit commencer à me connaître là pour l'étranger recueilli par le prince D..., et peut-être me laissera-t-on entrer.

En-effet, aux portes successives, les gardiens, qui fument leur kalyan assis parmi les buissons de roses, me regardent sans rien dire. Mais je n'avais pas prévu combien l'heure était choisie, ensorcelante et rare pour pénétrer dans ces allées de fleurs, et voici que j'ai une tendance à m'y attarder. On y est grisé par ces milliers de roses, dont le parfum se concentre le soir sous les arbres. Et le chant des muezzins, qui plane tout à coup sur Ispahan, après la sonnerie des trompes, paraît doux et céleste; on croirait des orgues et des cloches, s'accordant ensemble dans l'air.

Comme c'est mon dernier soir (je pars demain), j'ai demandé exceptionnellement la permission de me promener à nuit close, et mes hôtes ont bien voulu faire prévenir les veilleurs, sur le chemin que je compte parcourir, pour qu'ils ouvrent devant moi ces lourdes portes, au milieu des rues, que l'on verrouille après le coucher du soleil et qui empêchent de communiquer d'un quartier à un autre.

Il est environ dix heures quand je quitte la maison du prince, à l'étonnement des cosaques, gardiens de la seule sortie. Et, tout de suite, c'est la plongée dans le silence et l'obscurité. Aucune nécropole ne saurait donner davantage le sentiment de la mort qu'Ispahan la nuit. Sous les voûtes, les voix vibrent trop, et les pas sonnent lugubres contre les pavés, comme dans les caveaux funéraires. Deux gardes me suivent, et un autre me précède, portant un fanal de trois pieds de haut, qu'il promène à droite ou à gauche pour me dénoncer les trous, les cloaques, les immondices ou les bêtes mortes. D'abord nous rencontrions de loin en loin quelque autre fanal pareil, éclairant soit un cavalier attardé, soit un groupe de dames à cagoule sous la conduite d'un homme en armes; et puis bientôt plus personne. D'affreux chiens jaunâtres, de ces chiens sans maître qui se nourrissent d'ordures, dorment çà et là par tas, et grognent quand on passe; ils sont maintenant tout ce qui reste de vivant dans les rues, et ils ne se lèvent même pas, se contentent de dresser la tête et de montrer les crocs. Rien d'autre ne bouge. A part les ruines éventrées, pas une maison qui ne soit peureusement close. Armé jusqu'aux dents, le veilleur du quartier nous suit à pas de loup, en sourdes babouches. Quand on arrive à la porte cloutée de fer qui termine son domaine et barre le chemin, il appelle à longs cris le veilleur suivant, qui répond à voix d'abord lointaine, et puis se rapproche en criant toujours et finit par venir ouvrir, avec des grincements de clefs, de verrous, et de gonds rouillés. On entre alors dans une nouvelle zone d'ombre et de ruines croulantes, tandis que la porte derrière vous se referme, vous isolant tout à coup davantage du logis dont on s'éloigne. Et ainsi de suite, chaque tranche des catacombes que l'on traverse ne communiquant plus avec la précédente d'où l'on vient de sortir. Dans les parties voûtées, où se concentrent des odeurs de moisissures, de décompositions et de fientes, il fait noir comme si on cheminait à vingt pieds sous terre. Mais, dans les parties à ciel libre, on a l'émerveillement des étoiles, qui en Perse ne sont pas comparables aux étoiles d'ailleurs, et qui paraissent plus rayonnantes encore entre ces murailles crevées et ces masures, dans ce cadre de vétusté et de ténèbres. Tout concourt à ce que cette atmosphère soit quelque chose de ténu et de translucide, où aucun scintillement n'est intercepté: l'altitude, et le voisinage de ces déserts de sable qui jamais n'exhalent de vapeur. Elles jettent les mêmes feux que les purs diamants, ces étoiles de Perse, des feux colorés, si l'on y regarde bien, des feux rouges, violets ou bleuâtres. Et puis elles sont innombrables; des milliers d'univers, qui en d'autres régions de notre monde ne seraient pas visibles, brillent en ce pays pour les yeux humains, du fond de l'infini.

Mais, par contraste, quelle lamentable décrépitude ici, sur la terre! Écroulements, décombres et pourritures, c'est en somme tout ce qui reste de cette Ispahan qui, dans le lointain et sous les rayons de son soleil, joue encore la grande ville enchantée...

Au-dessus de nos têtes, les voûtes s'élèvent, deviennent majestueuses; nous arrivons aux quartiers construits par le Chah-Abbas, et nous voici arrêtés devant la porte d'une des principales artères du bazar. Là, le veilleur qui nous guide commence de héler à cris prolongés, et bientôt une voix de loin répond, une voix traînante et sinistre, répétée par un écho sans fin, comme si on jetait un appel d'alarme la nuit dans une église. Celui qui est derrière ces battants de cèdre dit qu'il veut bien ouvrir, mais qu'il cherche la clef sans la trouver, qu'un autre l'a gardée, etc. Et les chiens des rues, que cela inquiète, s'éveillent partout, entonnent un concert d'aboiements qui se propage au loin dans les sonorités du dédale couvert. Cependant la voix de l'homme, qui prétend chercher sa clef, va s'éloignant toujours; soit mauvaise volonté, soit frayeur, il est certain que celui-là ne nous ouvrira pas. Alors, essayons d'un grand détour, par d'autres rues, pour arriver quand même au but de notre course.

Le but, c'est la place Impériale que je veux voir une dernière fois avant de partir, et voir en pleine nuit.

Elle nous apparaît enfin, cette place, par la haute porte du bazar des teinturiers, que l'on consent à nous ouvrir, et, sous l'éclairage discret de tous les petits diamants qui scintillent là-haut, elle paraît trois fois plus grande encore qu'à la lumière du jour. Toute une caravane de chameaux accroupis y sommeille à l'un des angles, exhalant une buée qui trouble dans ce coin la pureté de l'air, et des veilleurs armés se tiennent alentour, comme si l'on était en rase campagne. Ailleurs, deux petits cortèges de dames-fantômes traversent cette solitude, chacun précédé d'un fanal et escorté de gardes: retours de quelque fête sans doute, de quelque fête de harem, interdite aux maris et cachée au fond d'une demeure farouchement close. L'une des deux mystérieuses compagnies passe si loin, si loin, à l'autre bout de la place, que l'on dirait une promenade de pygmées. On entend des heurts et des appels, aux portes des quartiers qu'il s'agit de faire ouvrir, et puis des grincements de verrous, et les deux groupes, l'un après l'autre, se plongent dans les couloirs voûtés; nous restons seuls avec la caravane endormie, dans ce lieu vaste, et très solennel à cette heure, entre ses alignements symétriques d'arcades murées.

Tandis que la place semble avoir grandi, la mosquée Impériale, là-bas, en silhouette très précise sur le ciel, s'est rapetissée et abaissée,—comme il arrive toujours aux montagnes ou aux monuments lorsqu'on les regarde la nuit et dans le lointain. Mais, dès qu'on s'en rapproche, dès qu'elle reprend son importance en l'air, elle redevient une merveille plus étonnante que pendant le jour, vue à travers cette limpidité presque anormale, au milieu de ce recueillement et de ce silence infinis. Les étoiles, les petits diamants colorés qui laissent tomber sur elle, du haut de l'incommensurable vide, leurs clartés de lucioles, font luire discrètement ses faïences, ses surfaces polies, les courbures de ses coupoles et de ses tours fuselées. Et elle trouve le moyen d'être encore bleue, alors qu'il ne reste plus de couleurs autre part sur la terre; elle s'enlève en bleu sur les profondeurs du ciel nocturne qui donnent presque du noir à côté de son émail, du noir saupoudré d'étincelles. De plus, on la dirait glacée; non seulement une paix, comme toujours, émane de ses abords, mais on a aussi l'illusion qu'elle dégage du froid.

Samedi, 19 mai.

Ce matin, au soleil de sept heures, je traverse pour la dernière fois ce jardin, rempli de roses d'Ispahan, où je me suis reposé une semaine. Je pars, je continue ma route vers le Nord. Et je ne reverrai sans doute jamais les hôtes aimables avec lesquels je viens de vivre dans une presque-intimité de quelques soirs.

Bien qu'il n'y ait guère de route, c'est en voiture que je voyagerai d'ici Téhéran; du reste, mon pauvre serviteur français, très endommagé par les fatigues précédentes, ne supporterait plus une chevauchée. Devant la porte, mon singulier équipage est déjà attelé: une sorte de victoria solide, dont tous les ressorts ont été renforcés et garnis avec des cordes; en France, on y mettrait un cheval, ou au plus deux; ici, j'en ai quatre, quatre vigoureuses bêtes rangées de front, aux harnais compliqués et pailletés de cuivre à la mode persane. Sur le siège, deux hommes, le revolver à la ceinture, le cocher, et son coadjuteur, qui se tiendra toujours prêt à sauter à la tête de l'attelage dans les moments critiques. Huit chevaux suivront, pour porter mes colis et mes Persans. Pour ce qui est des menus bagages, que j'avais fait attacher derrière la voiture, le conducteur exige que j'en retire la moitié, parce que, dit-il, «quand nous verserons...»

Il faut presque une heure pour sortir du dédale d'Ispahan, où nos chevaux, trop vifs au départ, font pas mal de sottises le long des ruelles étroites, accrochant des devantures, ou renversant des mules chargées. Tantôt dans l'obscurité des bazars, tantôt sous le beau soleil parmi les ruines, nous allons grand train, bondissant sur les dalles, cahotés à tout rompre. Et des mendiants suivent à la course, nous jetant des roses avec leurs souhaits de bon voyage.

Après cela, commence la campagne, la verdure neuve des peupliers et des saules, la teinte fraîche des orges, fleuries de bleuets, la blancheur des champs de pavots.

A midi, nous retrouvons la poussière et le délabrement habituel du caravansérail quelconque où l'on fait halte;—dans un définitif lointain, la ville aux dômes bleus, la ville aux ruines couleur tourterelle, s'est évanouie derrière nous.

Et, pendant l'étape de la soirée, le désert nous est rendu, le désert que nous ne pensions plus revoir sur cette route de Téhéran, le vrai désert avec ses sables, ses étincellements, ses caravanes et ses mirages,—ses jolis lacs bleus, qui durent trois minutes, vous tentent et s'évanouissent... Au milieu de tout cela, passer en voiture, rouler au grand trot sur des sentes de chameliers, c'est vraiment une incohérence tout à fait nouvelle pour mes yeux.

Dimanche, 20 mai.

Murchakar est le village où nous avons dormi cette nuit, et notre voiture y a fait sensation; hier au soir, lorsqu'elle était dételée à la porte du caravansérail, les bêtes qui revenaient des champs se jetaient de côté par crainte d'en passer trop près.

Tout le jour, sans difficultés sérieuses, nous avons roulé grand train, dans un désert assez carrossable, sur ce vieux sol de Perse, sur cette argile dure, tapissée d'aromates, que nous avons déjà si longuement foulée depuis Chiraz. Les montagnes, qui nous suivaient de droite et de gauche avec leurs neiges, il nous semblait déjà les connaître; amas de roches tourmentées, sans jamais trace de verdure, elles rappelaient toutes celles que nous avons vues, depuis tant de jours, dérouler le long de notre route leurs chaînes monotones.

Et ce soir, dans une vallée, nous avons aperçu la fraîche petite oasis, où le village n'est plus fortifié, n'a plus l'air d'avoir peur, comme ceux des régions du Sud, s'étale au contraire tranquillement au bord d'un ruisseau, parmi les arbres fruitiers et les fleurs.

Mais quelle affluence extraordinaire aux abords, dans la prairie! Ce doit être quelque grand personnage, voyageant avec un train de satrape: six carrosses, une vingtaine de ces cages en bois recouvertes de drap rouge où s'enferment les dames sur le dos des mules, au moins cinquante chevaux, des tentes magnifiques dressées sur l'herbe; et des draperies clouées aux arbres, enfermant tout un petit bocage, évidemment pour mettre à l'abri des regards le harem du seigneur qui passe.—C'est, nous dit-on, un nouveau vizir, qui est envoyé de Téhéran pour gouverner la province du Fars, et qui se rend à son poste. Tout le caravansérail est pris par les gens de la suite; inutile d'y chercher place.

Mais jamais villageois n'ont été plus accueillants que ceux qui viennent faire cercle autour de nous,—tous en longues robes de «perse» à fleurs, bien serrées à la taille, mancherons flottants, et hauts bonnets rejetés en arrière sur des têtes presque toujours nobles et jolies. C'est à qui nous donnera sa maison, à qui portera nos bagages.

La chambrette d'argile que nous acceptons est sur une terrasse et regarde un verger plein de cerisiers, où bruissent des eaux vives. Elle est soigneusement blanchie à la chaux, et agrémentée d'humbles petites mosaïques de miroirs, çà et là incrustées dans le mur. Sur la cheminée, parmi les aiguières orientales et les coffrets de cuivre, on a rangé en symétrie des grenades et des pommes de l'an passé, tout comme auraient fait nos paysans de France. Ici, ce n'est plus la rudesse primitive des oasis du Sud; on commence à ne plus se sentir si loin; des choses rappellent presque les villages de chez nous.

Lundi, 21 mai.

Le matin, au petit vent frisquet qui agite les cerisiers et couche les blés verts, le camp du satrape s'éveille pour continuer son chemin. D'abord, les beaux cavaliers d'avant-garde, le fusil à l'épaule, montent l'un après l'autre sur leurs selles à pommeau d'argent et de nacre, frangées ou brodées d'or, et partent, séparément, au galop. Ensuite on prépare les carrosses, où quatre chevaux s'attellent de front; une vingtaine de laquais s'empressent, gens tout galonnés d'argent, en bottes et tuniques longues à la mode circassienne.

Le satrape, l'air distingué et las, accroupi sur l'herbe, à côté de sa belle voiture bientôt prête, fume avec nonchalance un kalyan d'argent ciselé que deux serviteurs lui soutiennent. On l'attelle à six chevaux, son carrosse, quatre de front aux brancards, deux autres devant, sur lesquels montent des piqueurs aux robes très argentées. Et dès que ce seigneur est installé, seul dans le pompeux équipage, tout cela part au triple galop vers le désert, où viennent déjà de s'engouffrer les éclaireurs.

Mais ce qui surtout nous intéresse, c'est le harem, le harem qui s'équipe aussi derrière ses rideaux jaloux; nous caressons le vague espoir que quelque belle, peut-être, grâce au laisser aller du campement, nous montrera sa figure. Le petit bocage, où on les a toutes enfermées, reste entouré encore de ses draperies impénétrables; mais on s'aperçoit que l'agitation y est extrême; les eunuques, en courant, entrent et sortent, portant des sacs, des voiles, des friandises sur des plateaux dorés. Évidemment elles ne tarderont pas à paraître, les prisonnières...

Le soleil monte et commence à nous chauffer voluptueusement; autour de nous, l'herbe est semée de fleurs, on entend bruire les ruisseaux, on sent le parfum des menthes sauvages, et sur la montagne les neiges resplendissent; le lieu est agréable pour attendre, restons encore...

Les draperies, enfin, partout à la fois, sous la manœuvre combinée des eunuques, se décrochent et tombent... Déception complète, hélas! Elles sont bien là, les belles dames, une vingtaine environ, mais toutes debout, correctes, enveloppées de la tête aux pieds dans leurs housses noires, et le masque sur le visage: les mêmes éternels et exaspérants fantômes que nous avons déjà vus partout!

Au moins, regardons-les s'en aller, puisque nous avons tant fait que de perdre une heure. Dans les carrosses à quatre chevaux, celles qui montent d'abord, évidemment, sont des princesses; cela se devine aux petits pieds, aux petites mains gantées, et à ces pierreries, derrière la tête, qui agrafent le loup blanc. Tandis que ce sont des épouses inférieures ou des servantes, celles ensuite qui grimpent sur le dos des mules, deux par deux dans les cages de drap rouge. Et toutes, sous l'œil des eunuques, s'éloignent par les chemins du désert, dans la même direction que le satrape, dont les chevaux sans doute galopent toujours, car sa voiture n'est bientôt plus qu'un point perdu au fond des lointains éblouissants.

Alors nous partons nous-mêmes, en sens inverse. Et, tout de suite environnés de solitudes, nous recommençons à suivre ces sentes de caravanes, qui sont de plus en plus jalonnées de crânes et de carcasses, qui sont les cimetières sans fin des mules et des chameaux.

Là, nous croisons l'arrière-garde attardée du vizir: encore des cavaliers armés; encore des palanquins rouges enfermant des dames, de très larges palanquins qui sont posés chacun sur deux mules accouplées et où les belles voyageuses se mettent à leur petite fenêtre pour nous regarder passer; et, en dernier lieu, une file interminable de bêtes de charge, portant des coffres incrustés ou ciselés, des paquets recouverts de somptueux tapis, et de la vaisselle de cuivre, et de la vaisselle d'argent, des aiguières d'argent, de grands plateaux d'argent.

Ensuite, dans le désert d'argile durcie, plus rien jusqu'à l'étape méridienne, un triste caravansérail solitaire, entouré de squelettes, de mâchoires et de vertèbres, et où nous ne trouvons même pas de quoi faire manger nos chevaux.

Le désert de l'après-midi devient noirâtre, entre des montagnes de même couleur dont les roches ont des cassures et des luisants de charbon de terre. Et puis, tout à coup, on croirait voir l'Océan se déployer en avant de notre route, sous d'étranges nuées obscures: ce sont des plaines en contre-bas (par rapport à nous s'entend, car elles sont encore à plus de mille mètres d'altitude); et en l'air, ce sont des masses énormes de poussière et de sable, soulevées par un vent terrible qui commence de venir jusqu'à nous.

D'habitude, lorsqu'il se présente une côte trop raide et que notre attelage risque de ne pouvoir la gravir, le cocher y lance ses quatre chevaux à une allure furieuse, les excitant par des cris, et les fouaillant à tour de bras. Dans les descentes, au contraire, on les retient comme on peut, mais cette fois ils s'emballent comme pour une montée, et nous dégringolons au fond de cette plaine avec une vitesse à donner le vertige, la respiration coupée par le vent et les yeux brûlés par une grêle de poussière. Jamais nuages réels n'ont été aussi opaques et aussi noirs que ceux qui s'avancent pour nous recouvrir; çà et là des trombes de sable montent tout droit comme des colonnes de fumée, on dirait que ces étendues brûlent sourdement sans flammes. Ce nouveau désert, où nous descendons si vite, est plein d'obscurité et de mirages, toute sa surface tremble et se déforme; il a quelque chose d'apocalyptique et d'effroyable; d'ailleurs, ce vent est trop chaud, on ne respire plus; le soleil s'obscurcit, et on voudrait fuir; les chevaux aussi souffrent, et une vague épouvante précipite encore leur course.

En bas, où nous arrivons aveuglés, la gorge pleine de sable, voici, heureusement, le pauvre hameau sauvage qui sera notre étape de nuit; il était temps: à dix pas en avant de soi, on ne distinguait plus rien. Le soleil, encore très haut, n'est plus qu'un funèbre disque jaune, terne comme un globe de lampe vu à travers de la fumée. Une obscurité d'éclipse ou de fin de monde achève de descendre sur nous. Dans l'espèce de grotte en terre noircie, qui est la chambre du caravansérail, le sable entre en tourbillons par les trous qui servent de portes et de fenêtres; on suffoque,—et cependant il faut rester là, car dehors ce serait pire; ici, c'est le seul abri contre la tourmente chaude et obscure qui enveloppe autour de nous toutes ces vastes solitudes...

Mardi, 22 mai.

Ces ténèbres d'hier au soir, cette tempête lourde qui brûlait, c'était quelque mauvais rêve sans doute. Au réveil, ce matin, tout est calme, l'air a repris sa limpidité profonde, et le jour se lève dans la splendeur. Autour du hameau, s'étend un désert de sable rose; et des montagnes, que nous n'avions pas soupçonnées en arrivant, sont là tout près, dressant leurs cimes où brille de la neige.

L'étape d'aujourd'hui promet d'être facile, car les plaines de sable font devant nous comme une espèce de route plane,—une route de cinq ou six lieues de large et s'en allant à l'infini, entre ces deux chaînes de montagnes qui encore et toujours nous suivent.

Elle sera courte aussi, l'étape, une douzaine de lieues à peine, et nous arriverons ce soir dans cette grande ville de Kachan, que fonda jadis l'épouse du khalife Haroun-al-Raschid, la sultane Zobéide, popularisée chez nous par les Mille et une Nuits.

Toute la matinée nous suivons les sentes que jalonnent des ossements, nous roulons sans bruit sur ces sables doux, qui nous changent de l'argile habituelle et des pierrailles. Un tremblement continu, précurseur de mirages, agite les lointains surchauffés; en haut, les cimes s'enlèvent sur le ciel avec une netteté impeccable et une magnifique violence de couleurs, tandis qu'en bas, au niveau de ce sol qui s'enfonce sous les roues de notre voiture, tout est imprécision, éblouissement. Et, vers midi, commencent autour de nous les gentilles fantasmagories auxquelles nous avons fini de nous laisser prendre, le jeu de cache-cache de ces petits lacs bleus, qui sont là, qui n'y sont plus, qui s'escamotent, passent ailleurs et puis reviennent...

Mais quand la journée s'avance, le vent s'élève comme hier et tout de suite le sable vole; les dunes autour de nous semblent fumer par la crête; des tourbillons, des trombes se forment; le soleil jaunit et s'éteint; voici de nouveau une obscurité d'éclipse sous un ciel à faire peur. On est sur une planète morte, qui n'a plus qu'un fantôme de soleil. Le champ de la vue s'est rétréci avec une rapidité stupéfiante; à deux pas, tout est noyé dans le brouillard jaune, on distingue à peine les crinières des chevaux qui se tordent au vent comme des chevelures de furies. On ne reconnaît plus les sentes, on est aveuglé, on étouffe...

—Je ne vois pas, je ne vois pas Kachan,—nous crie le cocher, qui perd la tête, et qui d'ailleurs s'emplit la bouche de sable pour avoir voulu prononcer ces trois mots.

Nous le croyons sans peine, qu'il ne voit pas Kachan, car, même avant la bourrasque, on n'apercevait rien autre chose que le désert... L'attelage s'arrête. Qui nous dira où nous sommes, et que devenir?

Ce doit être une hallucination: il nous semble entendre carillonner des cloches d'église, de grosses cloches qui seraient innombrables et qui se rapprochent toujours... jusqu'à sonner presque sur nous... Et, brusquement, à nous toucher, un chameau surgit, l'air d'une bête fantastique, estompée dans la brume. Le long de ses flancs, des marmites de cuivre se balancent et se heurtent avec un bruit de gros bourdon. Un second passe ensuite, attaché à la queue du premier, et puis trois, et puis cinquante et puis cent; tous chargés de plateaux, de marmites, de buires, d'objets de mille formes en cuivre rouge, qui mènent ce carillon d'enfer. Kachan est par excellence la ville des frappeurs de cuivre; elle approvisionne la province et les nomades d'ustensiles de ménage, martelés dans ses bazars; elle expédie journellement des caravanes pareilles, qui s'entendent ainsi fort loin à la ronde au milieu des solitudes.

—Où est Kachan? demande notre cocher à une apparition humaine, dessinée pour un instant, sur le dos d'un chameau, au-dessus d'une pile d'aiguières.

—Droit devant vous, à peine une heure! répond l'inconnu d'une voix étouffée, à travers le voile dont il s'est enveloppé la figure par crainte d'avaler du sable. Et il s'évanouit pour nos yeux dans la brume sèche.

Droit devant nous... Alors, fouaillons les chevaux, pour les remettre en marche si possible, essayons d'arriver. Du reste cela s'apaise, le vent diminue, il fait moins sombre; voici des vertèbres par terre, nous devons être en bonne direction dans les sentes.

Une demi-heure encore, à cheminer un peu à l'aveuglette. Et puis, une éclaircie soudaine, et la ville de la sultane Zobéide tout à coup s'esquisse, en l'air, beaucoup plus haut que nous ne la cherchions: des dômes, des dômes, des minarets, des tours. Elle est très proche, et on la croirait loin, tant ses lignes restent peu accentuées. Dans le brouillard encore, et en avant d'un ciel tout noir, illuminée par le soleil couchant, elle est rouge, cette vieille cité d'argile, rouge comme ses cuivres, qui tout à l'heure faisaient tant de bruit. Et, sur la pointe de chaque minaret, sur la pointe de chaque coupole, une cigogne se tient gravement perchée, une cigogne agrandie par la brume de sable et prenant à nos yeux des proportions d'oiseau géant.

CINQUIÈME PARTIE

Derrière cette ville de la sultane Zobéide, qui vient de nous montrer si soudainement là-haut ses mille coupoles et qui a l'air d'une grande apparition tout en cuivre rose, ce sont bien de vrais nuages cette fois, qui forment ce fond si sombre;—des nuages où la foudre, à chaque minute, dessine des zigzags de feu pâle. La tourmente d'où nous sommes à peine sortis, la tourmente de poussière et de sable, continue sa route vers le désert; nous voyons fuir sur l'horizon derrière nous son voile lourd et son obscurité dantesque. De plus en plus, tout se précise et s'éclaire, les choses redeviennent réelles; nous roulons maintenant au milieu des champs de l'oasis, un peu dévastés par la bourrasque, des champs de blé, de pavots, de coton et de riz. Quant à la ville, d'un premier aspect merveilleux auquel nous ne nous sommes plus laissé prendre, ce n'est comme toujours qu'un amas de ruines.—Et il s'agit maintenant d'y entrer, ce qui n'est pas tout simple; pour un cavalier, ce serait déjà difficile; mais pour une voiture à quatre chevaux de front, cela devient un problème; il faut longtemps chercher, essayer d'un chemin, reculer, essayer d'un autre. Nulle part le travail de ces fourmis humaines, que sont les Iraniens, n'a été plus fouilleur que là, ni plus acharné, ni plus imprévoyant. Il n'y a vraiment pas de passage parmi les éboulis de tous ces murs d'argile, qui durent à peine et qu'on ne relève jamais, parmi ces torrents au lit creux et profond, surtout parmi ces excavations sans nombre d'où la terre à construire a été retirée et qui restent éternellement béantes. Un de mes chevaux de flanc tombe dans une cave, risque d'y entraîner l'attelage et nous-mêmes, reste suspendu par son harnais, réussit à regrimper,—et nous finissons cependant par arriver aux portes.

L'orage s'entend déjà sourdement quand nous pénétrons dans la ville, qui est immense et lugubre; des mosquées, des tours, d'archaïques et lourdes pyramides quadrangulaires, à étages gradués, comme celles de certains temples de l'Inde; un audacieux entassement d'argile qui joue encore le grandiose dans sa caducité dernière.

Voici un carrefour où un vieux derviche en robe blanche, en longue barbe teinte de rouge vermillon, explique le Coran à une vingtaine de bébés bien sages, assis en cercle sur des pierres.

Voici un minaret d'au moins soixante mètres, immense et isolé, qui penche plus que la tour de Pise, qui penche à faire peur. (Il est le lieu de supplice des femmes adultères; on les précipite d'en haut,—et du côté qui s'incline, afin de leur donner plus terribles, à l'instant qui précède la chute, les affres du vide où elles vont tomber.)

Et puis voici les grandes ogives gothiques et l'obscurité des bazars. Tout ce qui reste de vie et de bruit à Kachan s'est concentré sous ces voûtes, dans ces longues et hautes nefs où l'on y voit si mal et qui sont encombrées par des centaines d'énormes chameaux, encore tout bourrus dans leurs poils d'hiver. Pour pénétrer là, nous avons dû dételer nos deux chevaux de flanc, nous prenions trop de place en largeur; et avec les deux qui restent, c'est encore plus qu'il n'en faudrait, car ils s'épouvantent à entendre toutes ces voix qui crient, à sentir de si près tous ces chameaux; malgré la fatigue de la journée, ils sont difficiles à tenir, n'avancent que par soubresauts et gambades. Le tonnerre gronde de plus en plus fort, et, quand nous passons par le bazar des cuivres, où les frappeurs donnent furieusement les derniers coups de marteau avant la nuit, le tapage devient si infernal que nos bêtes s'affolent; il faut mettre pied à terre et dételer. Alors nous nous trouvons sans défense contre les marchands, qui nous sollicitent et s'emparent de nos mains pour nous entraîner. Nulle part nous n'avions vu tant de longues barbes teintes en rouge, ni de si hauts bonnets noirs; tous ces gens ont l'air d'astrologues. Bon gré mal gré, il faut les suivre; tantôt dans des filatures de soie presque souterraines où les ouvriers pour travailler doivent avoir des yeux de chat; tantôt au fond de cours à ciel ouvert où un peu de clarté tombe sur des grenadiers tout rouges de fleurs, et là on déballe à nos pieds les trésors d'Aladin, les armes damasquinées, les brocarts, les parures, les pierres fines. Surtout chez les marchands de tapis, où il faut par force accepter un kalyan et une tasse de thé, nous sommes longtemps prisonniers; on déplie devant nous d'incomparables tissus de Kachan qui chatoient comme des plumages de colibri: chaque tapis de prière représente un buisson rempli d'oiseaux, qui étale symétriquement ses branches au milieu d'un portique de mosquée, et le coloris est toujours une merveille. Les prix commencent chaque fois par être exorbitants, et nous faisons mine de partir au comble de l'indignation; alors on nous retient par la manche, on rallume notre kalyan et on nous fait rasseoir. Telle est, du reste, toujours et partout, la comédie du marchandage oriental.

C'est donc en plein crépuscule que nous finissons par arriver au grand caravansérail, où nous a devancés notre voiture; un caravansérail très délabré, il va sans dire, mais tellement monumental qu'aucun porche de basilique ne pourrait se comparer, comme dimensions, à cette entrée revêtue de faïence bleue. Un vieux sorcier, dont la barbe est rouge comme du sang, nous conduit à des chambrettes hautes, que balaie à cette heure le vent d'orage.

Ici est le point de croisement des chemins qui viennent des déserts de l'Est à Kachan et de ceux qui conduisent à la mer Caspienne: aussi y a-t-il un continuel va-et-vient de caravanes dans cette ville. Au jour mourant, nous regardons s'engouffrer au-dessous de nous, dans l'ogive du portique, deux cents chameaux pour le moins, attachés à la file; d'étonnants chameaux parés avec une pompe barbare; ayant des plumets sur la bosse, des queues de coq sur le front, des queues de renard aux oreilles, des fausses barbes faites de coquillages enfilés. Les chameliers qui les conduisent, figures plates du type mongol, portent des petits sayons courts, rayés de mille couleurs, et d'énormes bonnets à poil. Tout cela, paraît-il, nous arrive en droite ligne de Djellahadah, en Afghanistan, à travers l'infini des plaines de sel, et tout cela, avec une lenteur majestueuse, entre en carillonnant. Il y en a tant, que la nuit est venue quand les derniers paraissent, animaux tout à fait fantastiques alors, vus à la lueur des éclairs.

Dans une mosquée voisine, on psalmodie à plusieurs voix, sur un air monotone comme le bruit de la mer. Et tout cela ensemble se fond pour bercer notre premier sommeil: les chants religieux, le nom d'Allah modulé avec une tristesse douce sur des notes très hautes, les sonnailles des caravanes, les grondements de l'orage qui s'éloigne, le tambourinement de la pluie, les plaintes flûtées du vent dans les trous du mur.

Mercredi, 23 mai.

Huit heures de route aujourd'hui, à travers de très mornes solitudes. Halte le soir dans un hameau misérable: une dizaine de vieilles maisonnettes d'argile auxquelles un ruisseau clair apporte la vie; quelques petits champs de blé, un bouquet de trois ou quatre mûriers chargés de mûres blanches; rien de plus, le désert à perte de vue tout autour. Les gens paraissent très pauvres, et sans doute le lieu est malsain, car ils ont la mine souffreteuse. Dans le terrier qui sera notre chambre, les hirondelles confiantes ont plusieurs nids au-dessus de la cheminée; en allongeant le bras, on toucherait les petits qui montrent tous leurs têtes au balcon.

Et nous arrivons précisément le jour où les anciens d'ici,—une dizaine de vieux desséchés,—ont décidé de faire la première cueillette des mûres. Cela se passe à l'heure du repos, du kalyan et de la rêverie, quand nous sommes assis, avec deux ou trois pâtres, devant la porte du gîte en ruine, à écouter le gentil murmure de ce ruisseau unique et précieux, à regarder le soleil disparaître au fond des solitudes. Les quelques enfants, tous bien dépenaillés et bien pâlots, font cercle autour des mûriers rabougris dont on va secouer les branches; pour une fois, la joie de cette attente anime leurs yeux, coutumiers de mélancolie. A chaque secousse donnée, les mûres tombent en pluie sur le triste sol durci, et les petits se précipitent comme des moineaux à qui l'on jette du grain, tandis que le plus décharné des vieillards arrête les trop gourmands, règle avec gravité le partage. Ces arbustes sont les seuls à bien des lieues à la ronde; et sans doute, dans ce hameau si perdu, on pense plusieurs semaines d'avance à ces cueillettes crépusculaires, réservées aux longs soirs de mai; on ne connaît pas au cours de l'année d'autre fête... Quand c'est fini, la nuit tombe avec le froid; les solitudes, semble-t-il, s'agrandissent partout alentour, l'isolement extrême s'indique davantage. Ce petit groupement humain n'a pas de murailles comme en avaient ceux des oasis du Sud; la porte de notre gîte enfumé ne ferme pas, et nous nous endormons le revolver à la main.

Jeudi, 24 mai.

Départ de grand matin, afin d'arriver ce soir dans la ville de Koum, réputée pour sa mosquée revêtue d'émail d'or, où repose la sainte Fatmah, petite-fille du Prophète.

Après cinq ou six heures de route dans un lumineux désert, dont les sentes sont jalonnées d'ossements, vers midi, à l'instant des fantasmagories et des mirages, quelque chose étincelle là-bas, dans l'inappréciable lointain, presque au delà des horizons; quelque chose qui n'est perceptible à l'œil que par son rayonnement, comme les étoiles; un astre qui se lève, un globe d'or, un feu, on ne sait quoi d'inusité et de jamais vu...

—Koum! dit le conducteur des chevaux, en indiquant cela du doigt... Alors, ce doit être le fameux dôme d'or, qui miroite au soleil méridien, qui est comme un phare de plein jour, appelant les caravanes du fond du désert... Cela paraît et disparaît, au hasard des ondulations du terrain et, après que nous avons trotté plus d'une heure dans cette direction sans nous en être rapprochés sensiblement, cela s'éclipse tout à fait.

Il est quatre heures du soir, quand nous apercevons les arbres de l'oasis de Koum, les champs de blé, et enfin la ville; amas sans fin de ruines grises, toujours et toujours, décombres et fondrières. Il y a naturellement des coupoles par milliers, des donjons, des minarets partout et de toutes les formes; des tours d'une couleur beige, des tours roses, qui sont comme coiffées d'un turban d'émail bleu. Et, sur chaque pointe dressée vers le ciel, se tient gravement une cigogne debout dans son nid. Il y a beaucoup de jardins à l'abandon, qui sont remplis de grenadiers en fleurs et dont le sol est empourpré par la jonchée des pétales... Mais ce dôme d'or, ce tombeau de Fatmah, entrevu de si loin, dans les mirages de midi, où donc est-il? Nous l'avions rêvé sans doute, car rien n'y ressemble.

De temps à autre, une porte s'ouvre, au roulement de notre voiture, au bruit de nos grelots, et quelque femme dévoilée risque un de ses yeux, une moitié de son visage toujours joli, pour regarder qui passe. Une vingtaine de petits enfants, tous adorables, couverts d'amulettes, la chevelure teinte en rouge de flamme, nous suivent à la course, dans l'ébahissement de notre attelage, et nous entrons avec ce cortège sous les voûtes des bazars. Alors, pénombre subite, difficultés et frôlements continuels, pendant vingt longues minutes, au milieu des chameaux velus, dont nos quatre bêtes reniflent avec dégoût la senteur musquée. Là se coudoient les nomades en haillons, les Iraniens en belle robe, les Afghans à bonnet pointu, les bédouins de Syrie la tête ornée de soies éclatantes et de cordelettes; toute sorte de monde, une foule énorme; et on y voit à peine.

La clarté du soir nous est cependant rendue, par l'ogive de sortie, et le dôme étincelant nous réapparaît enfin, tout proche, trônant au milieu d'un décor qui a l'air arrangé là par quelque magicien, pour nous éblouir. Le long d'une rivière desséchée, au lit de galets blancs, que traverse un pont courbe à balustres de faïence, un panorama de féerie se déploie; pêle-mêle, enchevêtrés, superposés, des portiques, des minarets, des dômes, ruisselants d'émail et d'or; tout ce qui avoisine le sol est d'émail bleu; tout ce qui s'élève est d'émail vert, à reflets métalliques comme la queue des paons; la décoration se fait de plus en plus dorée à mesure qu'elle s'éloigne de la base, et tout finit vers le ciel en pointes d'or. En plus des vrais minarets, assez larges pour que les muezzins y montent chanter, il y a quantités de minces fuseaux, évidemment impossibles à gravir, qui s'élancent aussi et brillent comme des orfèvreries. Et c'est si neuf, si beau, si flambant, si imprévu, au milieu de cette ville de débris et de poussière!... Parmi ces magnificences, croissent des arbres tout rouges, des grenadiers follement fleuris; on dirait qu'il a neigé dessus des perles de corail. Et derrière tout cela, les grandes cimes, deux fois hautes comme nos Alpes, se découpent toutes roses, dans leur gloire de la fin du jour, sur un fond couleur d'aigue-marine.

Mes yeux, qui ont vu tant de choses, ne se rappellent rien d'aussi étourdissant ni d'aussi fantastique, rien d'aussi éperdument oriental que cette apparition du tombeau de la sainte Fatmah, un soir de mai, au sortir d'une nef obscure.

Il existe donc encore en Perse des choses qui ne sont pas en ruines, et, de nos jours, on peut donc construire ou restaurer comme au temps des Mille et une Nuits!... C'est le Chah Nasr-ed-din qui, en plein XIXe siècle, fit remettre à neuf, avec ce luxe insensé, et ordonna de recouvrir de mosaïques d'or la vieille mosquée très sainte, où son père et sa mère reposent aujourd'hui, à côté de Fath-Ali-Chah et de la petite-fille du Prophète.

Le caravansérail, paraît-il, est encore loin, de l'autre côté du pont courbe et de la rivière sans eau. Alors, laissons partir la voiture, et, avant que le soleil s'éteigne, allons voir la mosquée.

Une place immense et bien étrange lui sert de parvis, une place qui est à la fois un vieux cimetière poudreux et une inquiétante cour des miracles. Ce semblant de pavage, ces longues dalles sur lesquelles on marche, sont des tombes alignées à se toucher; ce sol est plein d'ossements de toutes les époques, il est amalgamé de poussière humaine. Et, comme les reliques de la sainte Fatmah attirent des pèlerins sans nombre et opèrent des miracles, une truanderie sinistre est accourue de tous les points de la Perse pour élire domicile alentour. Parmi les vendeurs de chapelets et d'amulettes, étalant leur marchandise par terre sur des guenilles, des mendiants estropiés montrent des moignons rougeâtres; d'autres mettent à nu des lèpres, des cancers, ou des gangrènes couvertes de mouches. Il y a des derviches à longue chevelure qui marchent en psalmodiant, les yeux au ciel; d'autres qui lisent à haute voix dans de vieux livres, avec exaltation comme des fous. Tout ce monde est vêtu de loques terreuses; tout ce monde a l'air inhospitalier et farouche; le même fanatisme se lit dans les regards trop ardents ou dans les regards morts.

Au milieu de cette place, de ce champ de tombeaux, et entourée de cette foule pouilleuse en haillons couleur de cendre, la splendeur toute fraîche d'une telle mosquée rayonne avec invraisemblance.

Intérieurement le sanctuaire est, paraît-il, d'une richesse inimaginable, mais les infidèles comme nous en sont exclus sans merci, et il faut nous arrêter aux portes de l'enceinte extérieure. C'est du reste une enceinte émaillée du haut en bas, et déjà magnifique; elle enferme jalousement,—comme la muraille d'un jardin persan enferme ses arbres,—les minarets et les fuseaux d'émail vert et or, qui s'élancent de terre avec la sveltesse des joncs, autour de la mosquée proprement dite et de ses coupoles étincelantes.

La truanderie nous harcèle, traînant ses plaies, sa fétidité et sa poussière, elle nous suit jusqu'à ces portes, où elle nous retiendrait avec une centaine de mains hideuses, si nous avions l'idée de passer. Rester sur le seuil et regarder de là, c'est tout ce qui nous est permis.

Les soubassements de l'édifice sont de marbre blanc, et représentent des vases alignés en séries; des vases d'où paraissent sortir toutes ces fleurs, peintes sous l'émail des parois; les branches de roses, les gerbes d'iris, commencent à quelques pieds à peine au-dessus du sol; elles s'enlacent aux arabesques bleues, comme feraient des plantes grimpantes à un espalier, et montent rejoindre les mosaïques d'or des frises et des dômes. Je ne crois pas qu'il existe au monde,—à part peut-être les temples de la sainte montagne au Japon,—un monument revêtu au dehors avec un tel luxe et un tel éclat de couleurs;—et c'est là, dans une vieille ville de décombres et de grisailles, à deux pas des déserts.

Vendredi, 25 mai.

Nous avions oublié, en dormant, dans quel voisinage sans pareil nous étions et sur quelles splendeurs avait vue notre misérable gîte. Ouvrir la porte de sa terrasse et apercevoir devant soi le tombeau de la sainte Fatmah, au pur lever du jour, est un saisissement rare: par-dessus les arbres tout poudrés de corail, les grenadiers tout rouges de fleurs, un monument d'une grâce orientale presque outrée et qui du haut en bas brille comme les robes du Chah-Abbas; des pointes d'or, des coupoles d'or; des ogives bleues ou roses; des flèches et des tourelles aux reflets changeants comme en ont seuls les oiseaux des îles; et derrière tout cela, des ruines et le morne horizon des solitudes.

Cette ville de Koum nous réservait au départ une autre surprise, celle d'une vraie route, empierrée comme les nôtres, bordée de deux petits fossés et d'une ligne télégraphique, à travers d'immenses champs de blé. Et cela nous semble le comble de la civilisation.

Cela ne dure pas, il est vrai; dans la journée, nous sont rendus des coins de désert, où la route se dessine à peine, au milieu des sables, des sels brillants et des mirages.

Mais le logis du soir, parmi les saules et les platanes, dans le hameau d'une verte oasis, n'a plus rien du farouche caravansérail auquel nous étions habitués; c'est déjà presque une auberge, comme on en pourrait trouver dans nos villages d'Europe, avec un jardinet et une grille au bord du chemin. Tout le pays du reste prend un air de sécurité, et se banalise.

La tombée de la nuit, cependant, a du charme encore, et on recommence à sentir que le désert n'est pas loin; l'heure de la prière est touchante, dans ce petit jardin, sous ses tilleuls et ses saules, au chant des coucous et des grenouilles; tandis que les chats persans, à longs poils soyeux, circulent discrètement dans les allées obscures, les voyageurs s'agenouillent, les pauvres en robe de coton auprès des riches en robe de cachemire, ensemble quelquefois, deux par deux sur le même tapis.

Samedi, 26 mai.

Ce qui change surtout à mesure que nous approchons du Nord, c'est notre ciel. Fini des limpidités incomparables qui étaient un continuel enchantement pour nos yeux.

On ne croyait plus à la pluie, et aujourd'hui la voici revenue; pendant nos sept heures d'étape, elle nous enveloppe, incessante et fine comme une pluie de Bretagne. Nous couchons dans une vieille maison froide aux murs ruisselants, qui est vide et isolée au fond d'un jardin immense. Comme hier, chant printanier des coucous et des grenouilles. Autour de nous, de jeunes peupliers, des troènes, des rosiers, de longs herbages. Et un vent de tempête tourmente toute cette frêle et nouvelle verdure de mai.

Avec défiance et ennui, nous arriverons demain à Téhéran, ville sans doute trop modernisée qui à peine nous semblera persane, après les vieilles capitales du temps passé, Ispahan et Chiraz.

Dimanche, 27 mai.

Départ sous la pluie, sous le ciel obscur. Par d'insensibles pentes, nous descendons dans des plaines moins désolées, plus vertes. Des champs de blé, des foins, mais toujours pas d'arbres, et parfois des zones d'une affreuse terre gluante et blanchâtre où l'herbe même ne pousse plus. Autour de nous, c'est de la vraie laideur. La beauté est au-dessus, parmi les nuages noirs, où de terribles montagnes, dans les éclaircies, à des hauteurs qui donnent le vertige, nous montrent leurs grandes robes de neige, et une déchirure nous laisse voir enfin, beaucoup plus haut que nous n'osions la chercher, la cime de ce mont Démavend qui domine Téhéran, qui a plus de six milles mètres et ne dépouille jamais son linceul de resplendissantes blancheurs.

Nous rencontrons beaucoup de monde, malgré la pluie froide et le ciel d'hiver: des caravanes; des dames-fantômes sur des ânesses ou dans des voitures; des cavaliers en belle robe de drap, qui ont tout à fait l'air de citadins. On sent l'approche de la capitale, et notre cocher s'arrête, tire de son sac des flots de rubans rouges pour orner les crinières de nos quatre chevaux, ainsi qu'il est d'usage avant d'entrer en ville, au retour d'un long voyage sans accident.

La route maintenant est bordée de pauvres arbres chétifs: ormeaux rabougris; grenadiers brûlés par le froid; mûriers bien à plaindre, qui ont chacun dans leurs branches deux ou trois gamins, occupés à manger les petits fruits blancs. Et nous voici dans des cimetières à perte de vue; sur l'horrible terre molle et grise, sans un brin de verdure, des coupoles funéraires ou de simples tombes, pour la plupart effondrées, se succèdent par myriades.

Un rayon de soleil, entre deux averses, nous montre, sur la droite de notre route, un dôme d'or brillant qui rappelle celui du mausolée de Fatmah: c'est cette mosquée de Chah Abd-ul-Azim, également très sainte et refuge inviolable pour les criminels de la Perse, où le Chah Nasr-ed-din, il y a une dizaine d'années, tomba sous le poignard d'un aventurier.

Dans ces pays où les arbres ne croissent pas d'eux-mêmes, ils deviennent souvent énormes et magnifiques, lorsque les hommes les ont plantés, auprès de leurs innombrables petits canaux d'irrigation, pour ombrager leurs demeures. Le village de banlieue que nous traversons en ce moment est noyé dans la verdure, et Téhéran, que voici là-bas, semble mériter encore ce nom de «cité des platanes» qu'on lui donnait au XVIIIe siècle. Mais pour nous, accoutumés jusqu'à ce jour à de si étonnantes apparitions de villes, dans la lumière ou les mirages, avec quel aspect maussade se présente cet amas quelconque de maisons, froidement grises, sous un ciel de pluie!

De plus en plus nombreux, les passants sur la route; des gens qui nous croisent et qui tous ont l'air de s'en aller. Sans doute l'exode de chaque printemps commence; l'été de Téhéran est à ce point torride et malsain que la moitié de la population s'éloigne en mai pour ne revenir qu'en automne. C'est maintenant un défilé d'attelages de toute sorte,—et chacun fait un écart, pour des chevaux morts, le ventre ouvert par les vautours, qui gisent de distance en distance au milieu de la voie, sans que personne ait l'idée de les enlever.

Comme tout est noir, au-dessus de cette capitale de l'Iran! Des épaisseurs de nuées, derrière lesquelles on devine des épaisseurs de montagnes, emplissent le ciel de leurs masses presque terrifiantes.—Et toujours, dans une déchirure qui persiste, le Démavend nous montre confusément sa pointe, argentée sur un fond sombre; on voit bien que ce n'est pas un nuage, que c'est une chose solide, de la nature des rocs, mais cela semble monté trop haut pour appartenir à la terre; et puis on dirait que cela surplombe... Cela fait partie de quelque astre étranger sans doute, qui s'approche sans bruit derrière ces rideaux de ténèbres,—et le monde va finir...

Les portes de Téhéran. Elles luisent sous la pluie cinglante. Elles sont flanquées de quatre petites tourelles ornementales, fines comme des hampes, et un revêtement de briques vernissées recouvre le tout,—des briques jaunes, vertes et noires, formant des dessins comme on en voit sur la peau des lézards ou des serpents.

Dans la ville, c'est la déception prévue. Sous l'averse, toutes les ruelles qu'il nous faut suivre, jusqu'à l'hôtellerie, sont des fleuves de boue, entre des maisonnettes en brique, sans fenêtres, maussades, incolores, donnant l'envie de fuir.

L'hôtellerie est pire que tout; le plus sauvage des caravansérails valait mieux que cette chambre obscure et démodée, sur un jardinet mouillé dont les arbres ruissellent. Et je reçois en libérateurs les aimables Français de la Légation qui viennent m'offrir l'hospitalité dans la maison de France.

Elle a déjà fui Téhéran, notre Légation, comme toutes les autres, elle s'est installée pour l'été à la campagne, à deux lieues des murs, au pied du Démavend en robe blanche,—et nous nous transporterons là ce soir, quand seront arrivés mes bagages, qui traînent encore à mon arrière-garde, je ne sais où, sur des chevaux embourbés.

En attendant, allons quand même visiter un peu cette ville, avec laquelle j'ai hâte d'en finir.

Rien de bien ancien ni de bien beau sans doute. Il y a un siècle et demi, Téhéran n'était encore qu'une bourgade ignorée, quand Agha Mohammed Khan, le prince eunuque, en usurpant le trône, eut la fantaisie d'établir ici la capitale de la Perse.

D'abord les bazars. Ils sont immenses et très achalandés. Les mêmes grandes nefs gothiques déjà rencontrées partout; on y vend des quantités prodigieuses de tapis, qui sont tissés et coloriés par des procédés modernes, et paraissent vulgaires après ceux d'Ispahan, de Kachan ou de Chiraz.

Entre deux averses, dans un rayon de soleil, montons sur les toits pour avoir une vue d'ensemble. Toujours les myriades de petites terrasses, et de petites coupoles en argile, mais il y manque la lumière qui les transfigurait, dans les vieilles villes immobilisées d'où nous arrivons; les dômes des mosquées sont vert et or, au lieu d'être bleu turquoise comme dans le Sud; quant à ces deux espèces de donjons, tout émaillés de rose, qui surgissent là-bas, ils indiquent le palais du Chah.—Et toutes ces constructions des hommes semblent vraiment lilliputiennes, au pied des écrasantes montagnes qui, depuis un instant, achèvent de sortir des nuages.

Il vient de partir pour l'Europe, Sa Majesté le Chah, et son palais aux donjons roses est désert. Nous n'avons d'ailleurs pas d'autorisation pour le visiter aujourd'hui. Mais essayons quand même.

Les gardes, bons garçons, nous laissent entrer dans les jardins,—en ce moment solitaires et sans doute plus charmants ainsi. Des jardins qui sont plutôt des lacs, de tranquilles et mélancoliques miroirs, entourés de murs de faïence, et sur lesquels des cygnes se promènent. L'eau, c'est toujours la grande rareté, et par suite le grand luxe de la Perse, aussi on la prodigue dans les habitations des princes. Ces jardins du Chah se composent surtout de pièces d'eau qu'entourent des bordures de vieux arbres et de fleurs, et qui reflètent les plates-bandes de lis, les ormeaux centenaires, les peupliers, les lauriers géants, les hautes et jalouses murailles d'émail. Tout est fermé, cadenassé, vide et silencieux, dans cette demeure de souverain dont le maître voyage au loin; certaines portes ont des scellés à la cire; et des stores baissés masquent toutes les fenêtres, toutes les baies qui prennent jour sur ces lacs enclos,—des stores en toile brodée, grands et solides comme des voiles de frégate. Aux murailles, ces revêtements d'émaux modernes, qui représentent des personnages ou des buissons de roses, attestent une lamentable décadence de l'art persan, mais l'aspect d'ensemble charme encore, et les reflets dans l'eau sont exquis, parmi les images renversées des branches et des verdures.—Il ne pleut plus; au ciel, les masses d'ombre se déchirent et se dispersent en déroute; nous avons un clair après-midi, dans ce lieu très réservé, où les gardes nous laissent en confiance promener seuls.

Ce store immense que voici, attaché par tout un jeu de cordes, nous cache la salle du trône, qui date de la fondation du palais et qui, suivant le vieil usage, est entièrement ouverte, comme un hangar, afin de permettre au peuple d'apercevoir de loin son idole assise; des soubassements de marbre,—sans escalier pour que la foule n'y monte point,—l'élèvent d'environ deux mètres au-dessus des jardins, et, devant, s'étale en miroir une grande pièce d'eau carrée, le long de laquelle, aux jours de gala, tous les dignitaires viennent se ranger, tous les somptueux burnous, toutes les aigrettes de pierreries, quand le souverain doit apparaître, étincelant et muet, dans la salle en pénombre.

Cette salle, nous avons bien envie de la voir. Avec l'innocente complicité d'un garde, qui devine un peu à quelles gens il a affaire, nous accrochant aux saillies du marbre, nous montons nous glisser par-dessous le store tendu,—et nous entrons dans la place.

Il y fait naturellement très sombre, puisqu'elle ne reçoit de lumière que par cette immense baie, voilée aujourd'hui d'une toile épaisse. Ce que nous distinguons en premier lieu, c'est le trône, qui s'avance là tout près, tout au bord; il est d'un archaïsme que nous n'attendions pas, et il se détache en blancheur sur la décoration générale rouge et or. C'est l'un des trônes historiques des empereurs Mogols, une sorte d'estrade en albâtre avec filets dorés, soutenue par des petites déesses étranges, et des petits monstres sculptés dans le même bloc; le traditionnel jet d'eau, indispensable à la mise en scène d'un souverain persan, occupe le devant de cette estrade, où le Chah, dans les grands jours, se montre accroupi sur des tapis brodés de perles, la tête surchargée de pierreries, et faisant mine de fumer un kalyan tout constellé,—un kalyan sans feu sur lequel on place d'énormes rubis pour imiter la braise ardente.

Comme dans les vieux palais d'Ispahan, une immense ogive, pour auréoler le souverain, se découpe là-bas derrière ce trône aux blancheurs transparentes; elle est ornée, ainsi que les plafonds, d'un enchevêtrement d'arabesques et d'une pluie de stalactites en cristal. Et tout cela rappelle le temps des rois Sophis; c'est toujours ce même aspect de grotte enchantée que les anciens princes de la Perse donnaient à leurs demeures. Sur les côtés de la salle, des fresques représentent des chahs du temps passé, sanglés dans des gaines de brocart d'or, personnages invraisemblablement jeunes et jolis, aux sourcils arqués, aux yeux cerclés d'ombre, avec de trop longues barbes qui descendent de leurs joues roses, pour couler comme un flot de soie noire, jusqu'aux pierreries des ceintures.

Un de nous, de temps à autre, soulève un coin du grand voile, afin de laisser filtrer un rayon de lumière dans cette demi-nuit; alors, aux plafonds obscurs, les stalactites de cristal jettent des feux comme les diamants. Nous sommes un peu en contravention, en fraude; cela rend plus amusante cette furtive promenade. Et un chat, un vrai,—si des Persans me lisent, qu'ils me pardonnent cet inoffensif rapprochement de mots,—un beau chat angora, bien fourré, aimable et habitué aux caresses, qui est en ce moment le seul maître de ces splendeurs impériales, un chat assis sur le trône même, nous regarde aller et venir avec un air de majestueuse condescendance.

Quand nous sortons de là, pour faire encore une fois le tour des pièces d'eau, même silence partout et même solitude persistante. Les cygnes glissent tranquillement sur ces miroirs; ils tracent des sillages qui dérangent les reflets des hautes parois en faïence rose, des grands cyprès, des grands lauriers, des fleurs, et des nostalgiques bosquets. Rien d'autre ne bouge dans le palais, pas même les branches, car il ne vente plus; on n'entend que les gouttelettes tomber des feuillages encore mouillés.

A la fin du jour, nous quittons Téhéran par une porte opposée à celle de ce matin, mais toute pareille, avec les mêmes clochetons fuselés, le même revêtement d'émail vert, jaune et noir, les mêmes zébrures de peau de serpent.

Et tout de suite notre voiture roule dans un petit désert de pierrailles et de terre grisâtre, où flotte une horrible odeur de cadavre: des ossements jonchent le sol, des carcasses à tous les degrés de décomposition; et c'est le cimetière des bêtes de caravane, chevaux, chameaux ou mulets. Dans la journée, le lieu est plein de vautours: la nuit, il devient le rendez-vous des chacals.

Nous nous dirigeons vers le Démavend, qui s'est dégagé du haut en bas. Plus peut-être qu'aucune autre montagne au monde il donne l'impression du colossal, parce qu'il n'est accompagné par rien dans le ciel; il est un cône de neige qui s'élance solitaire, dépassant de moitié toute la chaîne environnante. A ses pieds, on aperçoit la tache verte d'une oasis, déjà élevée de cent ou cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la ville; et c'est là que se sont réfugiées les légations européennes pour la saison brûlante.

En nous éloignant du petit désert aux vautours, nous rencontrons d'abord quelques grands bocages, laborieusement créés de main d'homme, ceux-ci, et entourés de murailles: résidences d'été pour des grands seigneurs persans et kiosques émaillés de bleu pour les dames de leur harem. La route ascendante devient bientôt presque ombreuse; elle a pour bordure des grenadiers, des mûriers chargés de fruits où des gamins en longue robe font la cueillette; et nous arrivons enfin à l'oasis entrevue. En ce pays où presque tous les parcs, tous les bosquets sont factices, on est ravi de trouver un vrai petit bois comme ceux de chez nous, avec des arbres qui semblent avoir poussé d'eux-mêmes, avec des buissons, des mousses, des fougères.—La Légation de France est dans cet éden, au pied des neiges; parmi les arbres d'eau, les frêles peupliers, les herbes longues; autour de la maison, courent des ruisseaux froids; on entend chanter les coucous et les chouettes; c'est tout l'appareil, toute la fraîcheur frileuse d'un printemps en retard sur le nôtre, d'un printemps qui sera court, très vite remplacé par une saison torride. Et dès que la nuit tombe, on frissonne comme en hiver sous les feuillages de ce bois.

Lundi, 28 mai.

A une heure après-midi, je quitte le bocage si frais pour redescendre en ville et y faire des visites. Téhéran, sous le soleil qui est d'ordinaire sa parure, me paraît moins décevant qu'hier sous l'averse et les nuages. Il y a des avenues bordées d'ormeaux centenaires, des places ombragées de platanes énormes et vénérables, des recoins qui sont encore de l'Orient charmeur. Et partout s'ouvrent les petites boutiques anciennes où s'exercent tranquillement les métiers d'autrefois. Les mosaïstes, penchés sur des tables, assemblent leurs minuscules parcelles d'ivoire, de cuivre et d'or. Les peintres patients, au fin visage, enluminent les boîtes longues pour les encriers, les boîtes ogivales pour les miroirs des dames, les cartons pour enfermer les saints livres; d'une main légère et assurée, ils enlacent les arabesques d'or, ils colorient les oiseaux étranges, les fruits, les fleurs. Et les miniaturistes reproduisent, dans différentes attitudes, cette petite personne, avec sa rose tenue du bout des doigts, qui semble être toujours la même et n'avoir pas vieilli depuis le siècle de Chah-Abbas: des joues bien rondes et bien rouges, presque pas de nez, presque pas de bouche; rien que deux yeux de velours noir, immenses, dont les sourcils épais se rejoignent.—Il existe d'ailleurs en réalité, ce type de la beauté persane; parfois un voile soulevé par le vent me l'a montré, le temps d'un éclair; et on dit que certaines princesses de la cour l'ont conservé dans sa perfection idéale...

De toutes ces avenues, plantées de vieux ormeaux superbes, la plus belle aboutit à l'une des entrées du palais, dite «Porte des diamants». Et cette porte semble une espèce de caverne magique, décorée de lentes cristallisations souterraines; les stalactites de la voûte et les piliers, qui sont revêtus d'une myriade de petites parcelles de miroir, de petites facettes taillées, jettent au soleil tous les feux du prisme.

Je retourne au palais aujourd'hui, faire visite au jeune héritier du trône de la Perse, Son Altesse Impériale Choah-es-Saltaneh, qui veut bien me recevoir en l'absence de son père. Les salons où je suis introduit ont le tort d'être meublés à l'européenne, et ce prince de vingt ans, qui m'accueille avec une grâce si cordiale, m'apparaît vêtu comme un Parisien élégant. Il est frêle et affiné; ses grands yeux noirs, frangés de cils presque trop beaux, rappellent les yeux des ancêtres, peints dans la salle du trône; gainé de brocart d'or et de gemmes précieuses, il serait accompli. Il parle français avec une aisance distinguée; il a habité Paris, s'y est amusé et le conte en homme d'esprit; il se tient au courant de l'évolution artistique européenne, et la conversation avec lui est vive et facile, tandis que l'on nous sert le thé, dans de très petites tasses de Sèvres. Malgré les consignes lancées en l'absence du souverain, et malgré les scellés mis à certaines portes, Son Altesse a la bonté de donner des ordres pour que je puisse demain voir tout le palais.

Ma seconde visite est au grand vizir, qui veut bien improviser pour demain un dîner à mon intention. Là encore, l'accueil est de la plus aimable courtoisie. Du reste, n'étaient les précieux tapis de soie par terre, et, sur les fronts, les petits bonnets d'astrakan, derniers vertiges du costume oriental, on se croirait en Europe: quel dommage, et quelle erreur de goût!... Cette imitation, je la comprendrais encore chez des Hottentots ou des Cafres. Mais quand on a l'honneur d'être des Persans, ou des Arabes, ou des Hindous, ou même des Japonais,—autrement dit, nos devanciers de plusieurs siècles en matière d'affinements de toutes sortes, des gens ayant eu en propre, bien avant nous, un art exquis, une architecture, une grâce élégante d'usages, d'ameublements et de costumes,—vraiment c'est déchoir que de nous copier.

Nous allons ensuite chez l'un des plus grands princes de Téhéran, frère de Sa Majesté le Chah. Son palais est bâti dans un parc de jeunes peupliers longs et minces comme des roseaux, un parc qu'il a créé à coups de pièces d'or, en amenant à grands frais l'eau des montagnes. Les salles d'en bas, entièrement tapissées et plafonnées en facettes de miroirs, avec de longues grappes de stalactites qui retombent de la voûte, font songer à quelque grotte de Fingal, mais plus scintillante que la vraie et d'un éclat surnaturel. Le prince nous reçoit au premier étage, où nous montons par un large escalier bordé de fleurs; il est en tenue militaire, la moustache blanchissante, l'air gracieux et distingué, et nous tend une main irréprochablement gantée de blanc. (De mémoire d'étranger, on ne l'a vu sans ses gants toujours boutonnés, toujours frais,—et ce serait, paraît-il, pour ne pas toucher les doigts d'un chrétien, car on le dit d'un fanatisme farouche, sous ses dehors avenants.) Les salons de ce grand seigneur persan sont luxueusement meublés à l'européenne, mais les murs ont des revêtements d'émail, et par terre, toujours ces velours à reflets, ces tapis comme il n'en existe pas. Sur une table, il y a une collation prête: des aiguières d'eau limpide, une douzaine de grandes et magnifiques coupes de vermeil contenant tous les fruits du printemps, l'une remplie d'abricots, telle autre de mûres, telle autre encore de cerises ou de framboises, ou même de ces concombres crus dont les Iraniens sont si friands. Et on sert le thé, comme au palais, dans de très fines tasses de Sèvres. Nous sommes assis devant une grande baie vitrée, d'où l'on a vue sur le parc, sur le bois de jeunes peupliers qui s'agite au vent de mai comme un champ de roseaux, et sur le Démavend qui semble aujourd'hui un cône d'argent, audacieusement érigé vers le soleil. Le prince, qui est grand maître de l'artillerie, m'interroge sur nos canons, puis sur nos sous-marins dont la renommée est venue jusqu'en Perse. Ensuite il conte ses chasses, aux gazelles, aux panthères des montagnes voisines. Un jour clair d'automne, il a réussi, dit-il, à atteindre l'extrême pointe de ce Démavend qui est là devant nos yeux: «Bien qu'il n'y eût pas de nuages, on ne voyait plus le monde en dessous, il semblait d'abord qu'on dominât le vide même. Et puis, l'air s'étant épuré encore, la terre peu à peu se dessina partout alentour, et ce fut à faire frémir; elle semblait effroyablement concave, on était comme au milieu d'une demi-sphère creuse dont les rebords tranchants montaient en plein ciel.»

Le soir, pour rentrer à la Légation de France, il faut comme toujours traverser l'affreux petit désert où pourrissent les bêtes de caravane.

Ensuite, arrivés au pied des montagnes, nous nous arrêtons cette fois pour visiter l'un de ces édens factices et enclos de murs, destinés aux princesses toujours cachées,—le plus ancien de tous, un qui est à l'abandon aujourd'hui et qui fut créé par Agha Mohammed Khan, fondateur de l'actuelle dynastie des kadjars.

C'est une série ascendante de bosquets, de pièces d'eau, de terrasses conduisant à un grand kiosque nostalgique, où tant de belles cloîtrées durent languir. Là encore, on s'étonne de voir cette végétation apportée par les hommes atteindre une telle beauté tranquille, quand, en dehors de l'enceinte, les arbres venus d'eux-mêmes ont l'air si misérables, si mutilés par le vent de neige. Il y a des lauriers géants dont les cimes arrondies ressemblent à des dômes de verdure; des cèdres, des ormeaux énormes. Les rosiers, aux branches grosses comme des câbles de navire, sont en pleine floraison de mai; ils s'enlacent aux troncs des arbres et leur font comme des gaines roses. Par terre, c'est de la mousse, jonchée de mûres blanches pour la plus grande joie des oiseaux, jonchée de pétales de roses et d'églantines. Des quantités de huppes et de geais bleus, que l'on ne chasse jamais, s'ébattent dans les sentiers sans craindre notre approche; les huppes surtout sont tout à fait sacrées dans ce bocage, à cause de certaine princesse de légende, dont l'âme habita longtemps le corps de l'une d'elles,—ou peut-être même continue à l'habiter de nos jours, on ne sait plus trop... Le vieux petit palais fermé, bâti au faîte de ce parc ombreux, sur la plus haute terrasse, commence de s'émietter, sous l'action des ans; dans le sable et la mousse alentour, on voit briller de ces minuscules fragments d'émail ou de miroir qui firent partie de la décoration fragile... Et que deviennent les belles, qui vécurent dans ce lieu de soupçon et de mystère, les belles des belles, choisies entre des milliers? Leurs corps parfaits et leurs visages, qui furent leur seul raison d'être, qui les firent aimer et séquestrer, où en sont-ils dans leurs fosses? Par là sans doute, sous quelque pauvre petite dalle oubliée, gisent leurs ossements.

Mardi, 29 mai.

C'est donc aujourd'hui que toutes les salles du palais de Téhéran me seront montrées, grâce aux ordres donnés par le jeune prince.

Dans les jardins, autour des pièces d'eau, même silence qu'hier et qu'avant-hier; mêmes promenades des cygnes, parmi les reflets des murailles roses et des grands arbres sombres.

Il y a de tout dans ce palais aux détours compliqués, amas de bâtiments ajoutés les uns aux autres sous différents règnes; il y a même une salle tendue de vieux gobelins représentant des danses de nymphes. Beaucoup trop de choses européennes, et, contre les murs, une profusion, un véritable étalage de miroirs: des glaces quelconques, dans des cadres du siècle dernier, aux dorures banales, des glaces, des glaces, accrochées à tout touche, comme chez les marchands de meubles.—Pour s'expliquer cela, il faut songer que cette ville n'a que depuis deux ou trois ans une route carrossable, la mettant en communication avec la mer Caspienne et de là avec l'Europe; toutes ces glaces ont été apportées ici sur des brancards, en suivant des sentiers de chèvre, par-dessus des montagnes de deux ou trois mille mètres de haut; combien donc de brisées en route, pour une seule arrivant à bon port, et devenant ainsi un objet de grand luxe! Peut-être même l'encombrement des cassons de miroirs a-t-il donné aux Persans l'idée première de cette décoration en stalactites brillantes, dont ils ont réussi à faire quelque chose de surprenant et d'unique.

C'est du reste tout ce qu'il y a de particulier dans cet immense palais, ces voûtes comme frangées de glaçons, que l'on a su varier avec une fantaisie inépuisable. Et rien de ce que nous voyons aujourd'hui ne vaut cette salle du trône, encore purement persane, où nous étions entrés le premier jour par escalade.

Au premier étage, une galerie, grande comme celles du Louvre, contient un amas d'objets précieux. Elle est pavée de faïences roses qui disparaissent sous les tapis soyeux, spécimens choisis de toutes les époques et de tous les styles de la Perse. Une quantité exagérée de lustres de cristal s'y alignent en rangs pressés; leurs pendeloques sans nombre, s'ajoutant aux stalactites de la voûte, donnent l'impression d'une sorte de pluie magique, d'averse qui se serait figée avant de tomber. Et les fenêtres ont vue sur les jardins de mélancolie, sur les pièces d'eau tranquillement réfléchissantes. Il y a là, dans des vitrines, sur des étagères, sur des crédences, partout, des milliers de choses, amassées depuis le commencement de la dynastie actuelle; des pendules en or couvertes de pierreries, avec des complications extraordinaires de mécanismes et de petits automates, des mappemondes en or, constellées de diamants; des vases, des plats, des services de Sèvres, de Saxe, de Chine, cadeaux de rois ou d'empereurs aux souverains de la Perse. En l'absence du Chah, une infinité de pièces rares ont été cachées, scellées dans des coffres, dans des caves; aux tréfonds du palais dorment des amas de gemmes sans prix. Mais, tout au bout et au centre de cette galerie, sous le dernier arceau frangé de cristal, la merveille des merveilles, trop lourde pour qu'un vol soit possible, est restée là, sans écrin, sans housse, posée sur le parquet comme un meuble quelconque: le trône ancien des Grands Mogols, qui figura jadis au palais de Delhi, dans la prodigieuse salle de marbre ajouré. C'est une estrade en or massif, de deux ou trois mètres de côté, dont les huit pieds d'or ont des contournements de reptile; le long de toutes ses faces courent des branches de fleurs en relief, dont les feuillages sont en émeraudes, les pétales en rubis ou en perles. Sur ce socle fabuleux, parade orgueilleusement un étrange fauteuil en or, qui a l'air tout éclaboussé de larges gouttes de sang—et ce sont des cabochons de rubis; au-dessus du dossier, rayonne un soleil en diamants énormes, qu'un mécanisme fait tourner quand on s'assied, et qui alors jette des feux comme une pièce d'artifice.

C'est ce soir, le dîner que veut bien donner pour moi Son Excellence le Grand Vizir.

Une table garnie de fleurs et correctement servie à l'européenne; des ministres en habit noir et cravate blanche, avec des grands cordons et des plaques; on a vu cela partout. A part les kalyans, qui au dessert font le tour des convives, ce repas serait pareil à celui que notre ministre des Affaires étrangères,—qui est le grand vizir de chez nous,—pourrait offrir à un étranger de passage, dans un salon du quai d'Orsay. Entre cette ville et Ispahan, il n'y a pas que les cent lieues de solitudes dont nous venons de parcourir les étapes, il y a bien aussi trois siècles, pour le moins, trois siècles d'évolution humaine.

Mais le réel intérêt de cette réception est dans la sympathie qui m'est témoignée et qui s'adresse évidemment à mon pays bien plus qu'à moi-même; tous mes aimables hôtes parlent encore le français, qui, malgré les efforts de peuples rivaux, demeure la langue d'Occident la plus répandue chez eux. Et ils se plaisent à me rappeler que la France fut la première nation d'Europe entrée en relations avec l'Iran, celle qui, bien des années avant les autres, envoya des ambassadeurs aux Majestés persanes.

Mercredi, 30 mai.

De Téhéran, par la nouvelle route carrossable, une voiture peut vous conduire en quatre ou cinq jours au bord de la mer Caspienne, à Recht, et de Recht un paquebot russe vous mène à Bakou, la ville du pétrole, qui est presque aux portes de l'Europe. Mais cette voiture, il n'est pas toujours facile de se la procurer; encore moins les chevaux, en ce moment où le récent départ de Sa Majesté le Chah et de sa suite a dépeuplé toutes les écuries, aux relais de la poste.

Et, pendant que l'on cherche pour moi d'introuvables équipages, du matin au soir, dans le petit bois de la Légation de France, se succèdent les visites des marchands juifs, toujours informés comme par miracle de la présence d'un étranger. Ils remontent de Téhéran, qui sur une mule, qui sur une bourrique, tel autre à pied, suivi de portefaix chargés de lourds ballots; sous les fraîches vérandas, à l'ombre des peupliers, ils étalent pour me tenter les tapis anciens, les broderies rares.

Jeudi, 31 mai.

On a réussi à me trouver une mauvaise voiture, à quatre chevaux, et un fourgon, à quatre chevaux aussi, pour mes colis. Je pars, à travers des plaines maussades et quelconques, sous de tristes nuages, qui nous cachent tout le temps l'horreur superbe des montagnes.

Vendredi, 1er juin.

Toujours pas d'arbres. Sur le soir, nous entrons dans Kasbine, ville de vingt mille habitants au milieu des blés, ville aux portes de faïence, ancienne capitale de la Perse, jadis très populeuse et aujourd'hui pleine de ruines; dans ses rues déjà un peu européennes, apparaissent les premières enseignes écrites en russe.

Le gîte est moitié hôtel, moitié caravansérail. Au crépuscule, à l'heure où les martinets tourbillonnent, quand je suis assis devant la porte suivant l'usage oriental, de jeunes Persans, qui ont deviné un Français, viennent m'entourer gentiment, pour avoir une occasion de causer en notre langue, qu'ils ont apprise à l'école. Ils parlent avec lenteur, l'accent doux et chanté; et je vois quel prestige, à leurs yeux, notre pays conserve encore.

Samedi, 2 juin.

Un de mes chevaux est mort cette nuit, il faut en hâte en racheter un autre. Mes deux cochers sont ivres, et n'attellent qu'après avoir reçu des coups de bâton.

Plaines de moins en moins désolées; des foins chamarrés de fleurs, où paissent d'innombrables moutons noirs; des blés couleur d'or, où des nomades turcomans font la moisson. Le vent n'est plus si âpre, le soleil brûle moins; nous avons dû perdre déjà de notre altitude habituelle. Il fait idéalement beau, comme chez nous par les pures journées de juin. A midi cependant reviennent encore les mirages, qui dédoublent les moutons dans les prairies et allongent en géants les bergers.

Autour du petit village de Kouine, qui est notre étape du soir, nous retrouvons enfin les arbres; d'immenses noyers, qui doivent être vieux de plus d'un siècle, jettent leur ombre sur des prés tout roses de sainfoins. Et malgré le charme souverain qu'avaient les déserts, on se laisse reprendre à la grâce de cette nature-là.

Dimanche, 3 juin.

Ivres, tous mes Iraniens. Ivres, mes nouveaux domestiques enrôlés à Téhéran. Ivres encore plus que la veille, mes deux cochers; ils ont mis leur bonnet de travers, et conduisent de même, dans des routes de montagne où nous nous engageons pour quatre heures, dans des lacets encombrés de chameaux et de mules, au-dessus d'abîmes contre lesquels aucun parapet ne nous protège. Avec les bons tcharvadars de la Perse centrale, on pouvait oublier le cauchemar de l'alcool; mais voilà, ma nouvelle suite a déjà reçu un léger frottis de civilisation européenne.

Nous descendons toujours, vers le niveau normal du monde. Halte pour midi, dans un recoin édénique, déjà complètement à l'abri de l'air trop vif des sommets; un ravin qui, à nos yeux déshabitués, produit une impression de paradis terrestre. Des figuiers énormes, puissants et feuillus comme des banians de l'Inde, étendent leurs ramures en voûte au-dessus du chemin; l'herbe haute est pleine de bleuets, d'amourettes roses; des grenadiers, sur la fin de leur floraison prodigue, font dans la mousse des jonchées de corail; un ruisselet bien clair sautille parmi des fleurs en longues quenouilles d'une teinte de lilas. Le lieu sans doute est réputé dans le pays, car des voyageurs de toute sorte l'ont choisi comme nous pour y prendre leur repos méridien; sur de somptueux tapis, tout boursouflés par les tiges des graminées qu'ils recouvrent, des Persans et des Persanes cuisinent leur thé, mangent des fruits et des gâteaux; des dames masquées, relevant d'une main leur cagoule blanche, se bourrent de cerises par en dessous; des Circassiens au bonnet de fourrure, au large poignard d'argent droit comme une dague, font bande à part sous un chêne; et des Turcomans, accroupis autour d'un plateau, prennent de la bouillie à pleines mains. Il n'y a point de village, point de caravansérail; rien que la vieille maisonnette en terre d'un marchand de thé, dont les trois ou quatre petits garçons s'empressent à servir les gens, dehors, à l'ombre et au frais. Tout se passe à la bonne franquette, gaîment, tant il fait beau et tant le site est charmeur; on voit d'opulents personnages, en robe de cachemire, aller eux-mêmes au ruisseau limpide, puiser dans leur buire de cuivre ou leur samovar; et des mendiants, des loqueteux demi-nus, qui ont collé de belles feuilles vertes sur les plaies de leurs jambes, attendent les restes qu'on leur donne. A l'abri des vastes figuiers, on nous installe sur des banquettes de bois, recouvertes de tapis rouges, où nous dînons, accroupis à la persane.

Mais, soudain, tapage épouvantable au ciel, derrière la montagne surplombante: un orage, que nous ne pouvions pas voir, est arrivé en sournois. Et tout de suite tambourinement sur la feuillée qui nous sert de toit, pluie et grêle, averse, déluge.

Alors, sauve-qui-peut général; dans le terrier obscur du marchand de thé, on s'entasse tant qu'il y peut tenir de monde, pêle-mêle, avec les Circassiens, les Turcomans, les loqueteux. Seules les dames, par convenance, sont restées dehors. Il pleut à torrents; une eau boueuse, mêlée d'argile, coule sur nous par les crevasses de la toiture; la fumée odorante des kalyans s'ajoute à celle des fourneaux en terre où chauffent les bouilloires des buveurs de thé; on ne respire plus; approchons-nous du trou qui sert de porte...

De là, nous apercevons les dames campées sous les arbres, sous les tapis qu'elles ont suspendus en tendelets; leurs voiles trempés plaquent drôlement sur leurs nez; le gentil ruisseau, devenu torrent, les a couvertes de boue; elles ont enlevé les babouches, les bas, les pantalons, et, toujours chastement mystérieuses quant au visage, montrent jusqu'à mi-cuisse de jolies jambes bien rondes;—d'aimable humeur quand même, car on voit un rire bon enfant secouer leurs formes mouillées...

Nous campons le soir dans un triste hameau à la tête d'un pont jeté sur un gouffre, au fond duquel bouillonne une rivière. Et c'est au milieu d'un chaos de montagnes: tout ce que nous avions gravi d'échelons au-dessus de la mer d'Arabie pour venir en Perse, il faut naturellement le redescendre de ce côté-ci, pour notre plongée vers la mer Caspienne.

A peine sommes-nous entrés dans la maisonnette inconnue, il y a reprise du tonnerre et du déluge. Et, vers la fin de la nuit, un bruit continu nous inquiète, un bruit caverneux, terrible, qui n'est plus celui de l'orage, mais vient d'en bas, dirait-on, des entrailles de la terre.—C'est la rivière au-dessous de nous, qui a monté de trente pieds subitement, qui est en pleine fureur et charrie des rochers.

Lundi, 4 juin.

Départ le matin, sous des nuages encore pleins de menaces. Par une caravane qui remonte de Recht, des nouvelles mauvaises nous arrivent: plus bas, les ponts sont brisés, la route éboulée; de quinze jours, disent les chameliers, une voiture n'y saurait passer.

Et ces aventures sont dans l'ordre habituel des choses, en cette région chaotique, où l'on a construit à grands frais une route trop surplombée, sans laisser assez de champ libre pour les torrents qui grossissent en une heure. Le jeune prince héritier de la Perse me contait à Téhéran que, dans les mêmes parages, il avait été pris par une de ces tourmentes, et en danger de mort; des blocs, dont l'un coupa en deux sa voiture, tombaient des montagnes, dru comme grêle, entraînés par le ruissellement des eaux.

Pendant les quatre premières heures, voyage sans encombre, au milieu de sites tragiques, et d'ailleurs aussi dénudés que ceux des hauts plateaux,—les arbres, jusqu'ici, ne nous étant apparus que comme exception, dans des recoins privilégiés où s'était amassé de l'humus.—Mais maintenant voici devant nous la route barrée, par tout un pan de roche qui, cette nuit, est tombé en travers. Des cantonniers persans, avec des pinces, des masses, des leviers, sont là qui travaillent. Il faudra, disent-ils, un jour pour le moins. Je leur donne une heure, avec promesse de récompense royale, et ils s'y mettent avec rage: faire éclater, diviser les blocs trop lourds, rouler tout cela jusqu'au bord et le précipiter dans les abîmes d'en dessous, en invoquant Allah et Mahomet. L'heure à peine écoulée, c'est fini et nous passons!

L'après-midi quand nous sommes engagés dans des lacets audacieux, sur les flancs d'une montagne verticale, l'orage gronde à nouveau, le déluge recommence, avec une brusquerie déconcertante. Et bientôt les pierres volent autour de nous, des petites d'abord, ensuite des grosses, des blocs à écraser d'un coup nos chevaux. Où s'abriter! pas une maison à deux lieues à la ronde, et d'ailleurs, quels toits, quelles voûtes résisteraient à des heurts pareils? Donc, rester là et attendre son sort.

Quand c'est fini, personne de tué, nous recommençons à descendre grand train vers la mer, arrivant par degrés dans une Perse humide et boisée qui ne ressemble plus du tout à l'autre, d'où nous venons de sortir. Et nous nous prenons à la regretter, cette autre Perse, la grande et la vraie, qui s'étendait là-haut, là-haut, mélancolique et recueillie en ses vieux rêves, sous l'inaltérable ciel. Même l'air, cet air d'en bas que nous avions cependant respiré toute notre vie, nous paraît d'une lourdeur pénible et malsaine, après cette pureté vivifiante à laquelle nous avions pris goût depuis deux mois.

C'est pourtant joli, les forêts, les forêts de hêtres dans leur fraîcheur de juin! Autour de nous, maintenant, de tous côtés, elles recouvrent d'un manteau uniforme et somptueux ces cimes nouvelles,—moins élevées de mille mètres que les plaines désertes où nous chevauchions naguère. Une pluie incessante et tranquille, après l'orage, tombe sur ce pays de verdure. Tous les brouillards, tous les nuages issus de la mer Caspienne sont arrêtés par la colossale falaise de l'Iran et se déversent ici-même, sur cette zone étroite, qui est devenue ombreuse comme un bocage tropical, tandis que, plus haut, les vastes solitudes demeurent rayonnantes et desséchées.

Nous arrivons le soir dans un village enfoui parmi les ormeaux et les grenadiers en fleurs; l'air y est pesant, les figures y sont émaciées et pâles. Il pleut toujours; dans le gîte d'argile, que l'on consent de mauvaise grâce à nous louer très cher, le sol est détrempé et l'eau tombe à peu près comme dehors. On nous apprend du reste qu'à un quart de lieue plus loin, le pont de la route a été enlevé cette nuit par le torrent; nos voitures ne passeront pas,—et il faut louer pour demain matin des mulets à un prix fantastique. Une caravane, qui a traversé à gué, nous arrive dans un état invraisemblable; les chameaux, enduits jusqu'aux yeux de boue gluante, sont devenus des monstres informes et squameux; quant aux mules qui les accompagnaient, elles se sont, paraît-il, noyées dans la vase. Et des paysans rapportent des poissons extraordinaires,—carpes fabuleuses, truites phénoménales,—que l'eau débordée a laissés sur les berges.

Une heure après, bataille, effusion de sang, entre mes domestiques et mes cochers qui ont bu de l'eau-de-vie russe. Personne pour nous préparer le repas du soir. Les gens du village, rien à en tirer. Mon pauvre serviteur français est étendu avec la fièvre; je reste seul pour le soigner et le servir.

Ainsi, cette traversée des déserts du Sud, réputée si dangereuse, a été un jeu, et les ennuis absurdes m'attendaient sur cette route banale de Téhéran, où tout le monde a passé, mais où les Persans, au contact des Européens, sont devenus effrontés, ivrognes et voleurs.

Mardi, 5 juin.

Au soleil levant, ma journée débute par des coups de bâton vraiment obligatoires à mon cocher, pour des tromperies par trop éhontées. C'est le tour ensuite du loueur de mules, qui exige ce matin le double du prix convenu la veille, et que j'envoie promener.

Une bande de villageois vient alors me proposer d'établir dans la matinée un pont de fortune, avec des rochers, des troncs d'arbres, des cordes, etc.; mes voitures vides passeraient là-dessus roulées par eux; à gué, ensuite nos chevaux, nos colis et nous-mêmes. J'accepte, malgré le prix. Et ils partent avec des madriers, des pelles, des pioches, équipés comme pour le siège d'une ville.

A midi, c'est prêt. Mes deux voitures délestées passent par miracle sur leur échafaudage, et nous de même; quant à nos porteurs de colis et à nos chevaux, tout écaillés de boue comme la caravane d'hier au soir, ils finissent par atterrir aussi à la berge. On recharge, on attelle; les cochers dégrisés remontent sur leurs sièges.

Et jusqu'au soir nous voyageons dans le royaume des arbres, dans la monotone nuit verte, en pleine forêt, sous une pluie fine. A peine si les Tropiques ont une verdure plus admirable que cette région tiède et sans cesse arrosée. Les ormeaux, les hêtres, tous en plein développement et enlacés de lierre, se pressent les uns aux autres, confondent leurs branches vigoureuses, fraîches et feuillues, ne forment qu'un seul et même manteau sur les montagnes; on voit, dans les lointains, les petites cimes, aux contours arrondis, se succéder toutes pareilles, toutes revêtues de cette végétation serrée, qui semble une sorte de moutonnement vert.

Comme les aspects ont été brusquement changés autour de nous, et comme c'est inattendu de trouver, à l'Extrême-Nord de cette Perse, jusque-là si haute, froide et desséchée, une zone basse, humide et tiède où la nature prend tout à coup on ne sait quelle langueur de serre chaude!

La route qui serpente dans ces bois, en descendant toujours, est entretenue comme chez nous et rappelle quelque route de France dans les parties très ombreuses de nos Pyrénées; mais les passants et leurs bêtes demeurent asiatiques: caravanes, chameaux et mulets harnachés de perles; dames voilées, sur leurs petites ânesses blanches.

Cependant on commence à rencontrer, le long du chemin vert, plusieurs maisons qui ont un air tout à fait dépaysé dans cet Orient; des maisons entièrement bâties en grosses poutres rondes, telles qu'au bord de l'Oural ou dans les steppes de Sibérie. Et sur le seuil de ces portes, se montrent des hommes en casquette plate, blonds et rosés, dont le regard bleu, après tous les regards si noirs des Iraniens, est comme voilé de brume septentrionale; la Russie voisine, qui a construit cette belle route, a laissé partout des agents pour la surveiller et l'entretenir.

Vers la fin de l'étape, nous sommes au niveau de la mer Caspienne (qui est encore, comme on le sait, de trente pieds plus élevé que celui des autres mers) et nous faisons halte au crépuscule, dans un vieux caravansérail en planches de hêtre, au milieu d'une plaine marécageuse, fleurie de nénuphars, habitée par des légions de grenouilles et de tortues d'eau.

Mercredi, 6 juin.

Trois heures de voyage le matin, toujours dans la verdure, au milieu des figuiers, des noyers, des mimosas et des hautes fougères, pour arriver à la petite ville de Recht, qui n'a même plus la physionomie persane. Finis, les murs en terre, les terrasses en terre de la région sans pluie; ces maisons de Recht, en brique et en faïence, ont des toitures recouvertes de tuiles romaines, et très débordantes à cause des averses. Des flaques d'eau partout dans les rues. Une atmosphère orageuse, et si lourde!

Une heure encore jusqu'à Piré-Bazar, où finit cette grande route presque unique de la Perse. Un canal est là, enfoui sous la retombée des joncs en fleurs, et surchargé de barques autant qu'un arroyo chinois; il représente la voie de communication de l'Iran avec la Russie, et tout un monde lacustre s'agite sur ce mince filet d'eau: bateliers par centaines, guettant l'arrivée des voyageurs ou des caravanes.

Il faut fréter une de ces grandes barques, et on s'en va, halé à la cordelle par d'invisibles gens qui cheminent à terre, cachés derrière les hautes herbes; on s'en va tranquillement sous un tendelet, frôlant les verdures de la rive, croisant quantité d'autres barques pareilles et halées de même, pleines de monde et de bagages, pour lesquelles il faut se garer dans ce couloir de roseaux.

Un lac s'ouvre enfin devant vous, très vaste, très bleu, entre des îlots d'herbages et de nénuphars, au milieu d'un peuple innombrable de hérons et de cormorans. L'autre rive, là-bas, n'est qu'une étroite bande de verdure, au-dessus de laquelle on aperçoit à l'horizon les eaux tranquilles de la mer Caspienne.—Et on croirait un paysage japonais.

On aborde à cette rive nouvelle, dans les roseaux encore, parmi les cormorans et les hérons qui s'envolent en nuages. Il y a là, entre le lac et la mer, dans les beaux arbres presque trop frais, dans les bosquets d'orangers, une petite ville, d'apparence un peu turque, de loin riante et jolie, qui baigne des deux côtés dans l'eau; à l'entrée, un beau kiosque de faïence rose et bleue, avec des retombées de stalactites de cristal,—un dernier indice de la Perse, qui s'appelle la maison du «Soleil resplendissant»,—et qui sert à Sa Majesté le Chah, lors de ses voyages en Europe.

La petite ville, c'est Enzeli; de près, un horrible amas de boutiques modernes, à l'usage des voyageurs, un repaire de fripons et de pouilleux, ni persans, ni russes, ni arméniens, ni juifs, gens de nationalité vague, exploiteurs de frontière. Mais les jardins, à l'entour d'Enzeli, sont pleins de roses, de lis, d'œillets qui embaument, et les oranges poussent en confiance tout au bord de cette mer sans marée, au milieu des sables fins de la petite grève tranquille.

Dans cet Enzeli, il faut se résigner à attendre un paquebot russe, qui passera demain, à une heure incertaine, et vous emmènera à Bakou. De Bakou on n'aura plus qu'à traverser la Circassie par Tiflis, jusqu'à Batoum, où les paquebots de la Mer Noire vous porteront à Odessa ou à Constantinople, à l'entrée des grandes lignes européennes,—autant dire qu'ici on est au terme du voyage...

Et le soir, sous les orangers de la plage, au bruissement discret de cette mer si enclose, je regarde, là-bas en arrière de ma route, la Perse qui apparaît encore, la haute et la vraie, celle des altitudes et des déserts; au-dessus des forêts et des nuages déjà assombris, elle demeure toute rose; elle continue pour un instant de s'éclairer au soleil, quand pour moi le crépuscule est commencé. Vue d'ici, elle reprend ce même aspect de muraille mondiale qu'elle avait pour se montrer à nous la première fois, quand nous l'abordions par le golfe Persique; elle est moins violente de couleur, parce que nous sommes dans les climats du Nord, mais elle se détache aussi nette dans la même pureté de l'air, au-dessus des autres choses terrestres. Quand nous l'avions aperçue, en arrivant par le golfe torride, il fallait la gravir et elle nous réservait tout son inconnu. Nous venons d'en redescendre maintenant, après y avoir fait une chevauchée de quatre cents lieues, à travers tant de montagnes, de ravins, de fondrières; elle va s'éloigner dans le lointain terrestre et dans le passé des souvenirs. De tout ce que nous y avons vu d'étrange pour nos yeux, ceci nous restera le plus longtemps: une ville en ruines qui est là-haut, dans une oasis de fleurs blanches; une ville de terre et d'émail bleu, qui tombe en poussière sous ses platanes de trois cents ans; des palais de mosaïques et d'exquises faïences, qui s'émiettent sans recours, au bruit endormeur d'innombrables petits ruisseaux clairs, au chant continuel des muezzins et des oiseaux;—entre de hautes murailles émaillées, certain vieux jardin empli d'églantines et de roses, qui a des portes d'argent ciselé, de pâle vermeil;—enfin tout cet Ispahan de lumière et de mort, baigné dans l'atmosphère diaphane des sommets...

FIN


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—7412-12-17.

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