Vie de Franklin
The Project Gutenberg eBook of Vie de Franklin
Title: Vie de Franklin
Author: M. Mignet
Release date: February 20, 2006 [eBook #17810]
Language: French
Credits: Produced by Ethan Kent, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
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VIE DE FRANKLIN
PAR M. MIGNET
MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
CINQUIÈME ÉDITION.
PARIS LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET CIE, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS, 35
1870
Paris.—Imprimerie Adolphe Lainé, rue des Saints-Pères, 19.
VIE DE FRANKLIN
AVERTISSEMENT
J'ai surtout fait usage, pour composer cette Vie de Franklin, de ses écrits, de ses Mémoires, de ses Lettres, publiés, en six volumes in-8°, par son petit-fils William Temple Franklin. Voici le titre de cette précieuse collection des oeuvres de ce grand homme «Memoirs on the life and writings of Benjamin Franklin LL. D. F. R. S., etc., minister plenipotentiary from the United-States of America at the Court of France, and for the Treaty of Peace and Independance with Great Britain, etc., written by himself to a late period, and continued to the time of his death by his grandson William Temple Franklin.» J'ai complété ce qui concerne ses ouvrages en me servant du recueil qui en a été formé à Londres en trois volumes, sous le titre de The Works of Benjamin Franklin. Les Mémoires ont été traduits et imprimés plusieurs fois; il en est de même de ses principaux écrits politiques, philosophiques, scientifiques.
J'ai eu recours également aux deux grandes collections publiées par M. Jared Sparks, au nom du Congrès des États Unis; l'une renfermant, en douze volumes, toutes les correspondances des agents et du gouvernement des États-Unis relatives à l'indépendance américaine (the diplomatic Correspondence of the american Revolution; Boston, 1829); et l'autre contenant, en douze volumes aussi, la vie, les lettres et les écrits de Georges Washington sur la guerre, la constitution, le gouvernement de cette république. (The Writings of George Washington, being his Correspondences, Addresses, Messages, and other Papers official and private, selected and published from the original Manuscripts, with the Life of the Author; Boston, 1837.) Je n'ai pas consulté sans utilité ce qu'ont dit de Franklin deux hommes qui ont vécu neuf ans dans son intimité lorsqu'il était à Passy: l'abbé Morellet dans ses Mémoires, et Cabanis dans la Notice qu'il a donnée sur lui (tome V des Oeuvres de Cabanis).
Enfin je me suis servi également, dans ce que j'ai dit sur l'Amérique avant son indépendance et pendant la guerre qu'elle a soutenue pour l'établir, de l'History of the Colonisation of the United-States, par M. George Bancroft; de Storia della Guerra dell' Independenza degli Stati-Uniti d'America (quatre volumes), par M. Botta, laquelle contient les principaux discours et actes officiels; de l'excellent ouvrage de M. de Tocqueville sur la Démocratie en Amérique, et de la Correspondance déposée aux Archives des affaires étrangères.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Enseignements qu'offre la vie de Franklin.
«Né dans l'indigence et dans l'obscurité, dit Franklin en écrivant ses Mémoires, et y ayant passé mes premières années, je me suis élevé dans le monde à un état d'opulence, et j'y ai acquis quelque célébrité. La fortune ayant continué à me favoriser, même à une époque de ma vie déjà avancée, mes descendants seront peut-être charmés de connaître les moyens que j'ai employés pour cela, et qui, grâce à la Providence, m'ont si bien réussi; et ils peuvent servir de leçon utile à ceux d'entre eux qui, se trouvant dans des circonstances semblables, croiraient devoir les imiter.»
Ce que Franklin adresse à ses enfants peut être utile à tout le monde. Sa vie est un modèle à suivre. Chacun peut y apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l'ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l'homme d'État. Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d'améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables. Ils y verront comment le fils d'un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d'économie; comment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu'il a voulu enseigner aux autres; comment il a fait servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de sa patrie.
Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi vertueusement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d'un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières; découvrit l'identité du fluide électrique et de la foudre, devint membre de l'Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l'Europe; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises, auprès de la France et de l'Espagne le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de George Washington comme fondateur de leur indépendance; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingt-quatre ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l'univers, comme un grand homme qui avait contribué à l'affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non-seulement que l'Amérique tout entière portât son deuil, mais que l'Assemblée constituante de France s'y associât par un décret public.
Sans doute il ne sera pas facile, à ceux qui connaîtront le mieux Franklin, de l'égaler. Le génie ne s'imite pas; il faut avoir reçu de la nature les plus beaux dons de l'esprit et les plus fortes qualités du caractère pour diriger ses semblables, et influer aussi considérablement sur les destinées de son pays. Mais, si Franklin a été un homme de génie, il a été aussi un homme de bon sens; s'il a été un homme vertueux, il a été aussi un homme honnête; s'il a été un homme d'État glorieux, il a été aussi un citoyen dévoué. C'est par ce côté du bon sens, de l'honnêteté, du dévouement, qu'il peut apprendre à tous ceux qui liront sa vie à se servir de l'intelligence que Dieu leur a donnée pour éviter les égarements des fausses idées; des bons sentiments que Dieu a déposés dans leur âme, pour combattre les passions et les vices qui rendent malheureux et pauvre. Les bienfaits du travail, les heureux fruits de l'économie, la salutaire habitude d'une réflexion sage qui précède et dirige toujours la conduite, le désir louable de faire du bien aux hommes, et par là de se préparer la plus douce des satisfactions et la plus utile des récompenses, le contentement de soi et la bonne opinion des autres: voilà ce que chacun peut puiser dans cette lecture.
Mais il y a aussi dans la vie de Franklin de belles leçons pour ces natures fortes et généreuses qui doivent s'élever au-dessus des destinées communes. Ce n'est point sans difficulté qu'il a cultivé son génie, sans effort qu'il s'est formé à la vertu, sans un travail opiniâtre qu'il a été utile à son pays et au monde. Il mérite d'être pris pour guide par ces privilégiés de la Providence, par ces nobles serviteurs de l'humanité, qu'on appelle les grands hommes. C'est par eux que le genre humain marche de plus en plus à la science et au bonheur. L'inégalité qui les sépare des autres hommes et que les autres hommes seraient tentés d'abord de maudire, ils en comblent promptement l'intervalle par le don de leurs idées, par le bienfait de leurs découvertes, par l'énergie féconde de leurs impulsions. Ils élèvent peu à peu jusqu'à leur niveau ceux qui n'auraient jamais pu y arriver tout seuls. Ils les font participer ainsi aux avantages de leur bienfaisante inégalité, qui se transforme bientôt pour tous en égalité d'un ordre supérieur. En effet, au bout de quelques générations, ce qui était le génie d'un homme devient le bon sens du genre humain, et une nouveauté hardie se change en usage universel. Les sages et les habiles des divers siècles ajoutent sans cesse à ce trésor commun où puise l'humanité, qui sans eux serait restée dans sa pauvreté primitive, c'est-à-dire dans son ignorance et dans sa faiblesse. Poussons donc à la vraie science, car il n'y a pas de vérité qui, en détruisant une misère, ne tue un vice. Honorons les hommes supérieurs, et proposons-les en imitation; car c'est en préparer de semblables, et jamais le monde n'en a eu un besoin plus grand.
CHAPITRE II
Origine de Franklin.—Sa famille.—Son éducation.—Ses premières occupations chez son père.—Son apprentissage chez son frère James Franklin comme imprimeur.—Ses lectures et ses opinions.
La famille de Franklin était une famille d'anciens et d'honnêtes artisans. Originaire du comté de Northampton en Angleterre, elle y possédait, au village d'Ecton, une terre d'environ trente acres d'étendue, et une forge qui se transmettait héréditairement de père en fils par ordre de primogéniture. Depuis la révolution qui avait changé la croyance religieuse de l'Angleterre, cette famille avait embrassé les opinions simples et rigides de la secte presbytérienne, laquelle ne reconnaissait, ni comme les catholiques la tradition de l'Église et la suprématie du pape, ni comme les anglicans la hiérarchie de l'épiscopat et la suprématie ecclésiastique du roi. Elle vivait très-chrétiennement et très-démocratiquement, élisant ses ministres et réglant elle-même son culte. Ce furent les pieux et austères partisans de cette secte qui, ne pouvant pratiquer leur foi avec liberté dans leur pays sous le règne des trois derniers Stuarts, aimèrent mieux le quitter pour aller fonder, de 1620 à 1682, sur les côtes âpres et désertes de l'Amérique septentrionale, des colonies où ils pussent prier et vivre comme ils l'entendaient. La religion rendue plus sociable encore par la liberté, la liberté rendue plus régulière par le sentiment du devoir et le respect du droit, furent les fortes bases sur lesquelles reposèrent les colonies de la Nouvelle-Angleterre et se développa le grand peuple des États-Unis.
Le père de Benjamin Franklin, qui était un presbytérien zélé, partit pour la Nouvelle-Angleterre à la fin du règne de Charles II, lorsque les lois interdisaient sévèrement les conventicules des dissidents religieux. Il se nommait Josiah, et il était le dernier de quatre frères. L'aîné, Thomas, était forgeron; le second, John, était teinturier en étoffes de laine; le troisième, Benjamin, était, comme lui, teinturier en étoffes de soie. Il émigra avec sa femme et trois enfants vers 1682, l'année même pendant laquelle le célèbre quaker Guillaume Penn fondait sur les bords de la Delaware la colonie de Pensylvanie, où son fils était destiné à jouer, trois quarts de siècle après, un si grand rôle. Il alla s'établir à Boston, dans la colonie de Massachussets, qui existait depuis 1628. Son ancien métier de teinturier en soie, qui était un métier de luxe, ne lui donnant pas assez de profits pour les besoins de sa famille, il se fit fabricant de chandelles.
Ce ne fut que la vingt-quatrième année de son séjour à Boston qu'il eut de sa seconde femme, Abiah Folgier, Benjamin Franklin. Il s'était marié deux fois. Sa première femme, venue avec lui d'Angleterre, lui avait donné sept enfants. La seconde lui en donna dix. Benjamin Franklin, le dernier de ses enfants mâles et le quinzième de tous ses enfants, naquit le 17 janvier 1706. Il vit jusqu'à treize de ses frères et de ses soeurs assis en même temps que lui à la table de son père, qui se confia dans son travail et dans la Providence pour les élever et les établir.
L'éducation qu'il leur procura ne pouvait pas être coûteuse, ni dès lors bien relevée. Ainsi Benjamin Franklin ne resta à l'école qu'une année entière. Malgré les heureuses dispositions qu'il montrait, son père ne voulut pas le mettre au collège, parce qu'il ne pouvait pas supporter les dépenses d'une instruction supérieure. Il se contenta de l'envoyer quelque temps chez un maître d'arithmétique et d'écriture. Mais s'il ne lui donna point ce que Benjamin Franklin devait se procurer plus tard lui-même, il lui transmit un corps sain, un sens droit, une honnêteté naturelle, le goût du travail, les meilleurs sentiments et les meilleurs exemples.
L'avenir des enfants est en grande partie dans les parents. Il y a un héritage plus important encore que celui de leurs biens, c'est celui de leurs qualités. Ils communiquent le plus souvent, avec la vie, les traits de leur visage, la forme de leur corps, les moyens de santé ou les causes de maladie, l'énergie ou la mollesse de l'esprit, la force ou la débilité de l'âme, suivant ce qu'ils sont eux-mêmes. Il leur importe donc de soigner en eux leurs propres enfants. S'ils sont énervés, ils sont exposés à les avoir faibles; s'ils ont contracté des maladies, ils peuvent leur en transmettre le vice et les condamner à une vie douloureuse et courte. Il n'en est pas seulement ainsi dans l'ordre physique, mais dans l'ordre moral. En cultivant leur intelligence dans la mesure de leur position, en suivant les règles de l'honnête et les lois du vrai, les parents communiquent à leurs enfants un sens plus fort et plus droit, leur donnent l'instinct de la délicatesse et de la sincérité avant de leur en offrir l'exemple. Et, au contraire, en altérant dans leur propre esprit les lumières naturelles, en enfreignant par leur conduite les lois que la providence de Dieu a données au monde, et dont la violation n'est jamais impunie, ils les font ordinairement participer à leur imperfection intellectuelle et à leur dérèglement moral. Il dépend donc d'eux, plus qu'ils ne pensent, d'avoir des enfants sains ou maladifs, intelligents ou bornés, honnêtes ou vicieux, qui vivent bien ou mal, peu ou beaucoup. C'est la responsabilité qui pèse sur eux, et qui, selon qu'ils agissent eux-mêmes, les récompense ou les punit dans ce qu'ils ont de plus cher.
Franklin eut le bonheur d'avoir des parents sains, laborieux, raisonnables, vertueux. Son père atteignit l'âge de quatre-vingt-neuf ans. Sa mère, aussi distinguée par la pieuse élévation de son âme que par la ferme droiture de son esprit, en vécut quatre-vingt-quatre. Il reçut d'eux et le principe d'une longue vie, et, ce qui valait mieux encore, les germes des plus heureuses qualités pour la remplir dignement. Ces germes précieux, il sut les développer. Il apprit de bonne heure à réfléchir et à se régler. Il était ardent et passionné, et personne ne parvint mieux à se rendre maître absolu de lui-même. La première leçon qu'il reçut à cet égard, et qui fit sur lui une impression ineffaçable, lui fut donnée à l'âge de six ans. Un jour de fête, il avait quelque monnaie dans sa poche, et il allait acheter des jouets d'enfants. Sur son chemin, il rencontra un petit garçon qui avait un sifflet, et qui en tirait des sons dont le bruit vif et pressé le charma. Il offrit tout ce qu'il avait d'argent pour acquérir ce sifflet qui lui faisait envie. Le marché fut accepté; et, dès qu'il en fut devenu le joyeux possesseur, il rentra chez lui en sifflant à étourdir tout le monde dans la maison. Ses frères, ses soeurs, ses cousines, lui demandèrent combien il avait payé cet incommode amusement. Il leur répondit qu'il avait donné tout ce qu'il avait dans sa poche. Ils se récrièrent, en lui disant que ce sifflet valait dix fois moins, et ils énumérèrent malicieusement tous les jolis objets qu'il aurait pu acheter avec le surplus de ce qu'il devait le payer. Il devint alors tout pensif, et le regret qu'il éprouva dissipa tout son plaisir. Il se promit bien, lorsqu'il souhaiterait vivement quelque chose, de savoir auparavant combien cela coûtait, et de résister à ses entraînements par le souvenir du sifflet.
Cette histoire, qu'il racontait souvent et avec grâce, lui fut utile en bien des rencontres. Jeune et vieux, dans ses sentiments et dans ses affaires, avant de conclure ses opérations commerciales et d'arrêter ses déterminations politiques, il ne manqua jamais de se rappeler l'achat du sifflet.—C'était l'avertissement qu'il donnait à sa raison, le frein qu'il mettait à sa passion. Quoi qu'il désirât, qu'il achetât ou qu'il entreprît, il se disait: Ne donnons pas trop pour le sifflet. La conclusion qu'il en avait tirée pour lui-même, il l'appliquait aux autres, et il trouvait que «la plus grande partie des malheurs de l'espèce humaine venaient des estimations fausses qu'on faisait de la valeur des choses, et de ce qu'on donnait trop pour les sifflets».
Dès l'âge de dix ans, son père l'avait employé dans sa fabrication de chandelles; pendant deux années il fut occupé à couper des mèches, à les placer dans les moules, à remplir ensuite ceux-ci de suif, et à faire les commissions de la boutique paternelle. Ce métier était peu de son goût. Dans sa généreuse et intelligente ardeur, il voulait agir, voir, apprendre. Élevé aux bords de la mer, où, durant son enfance, il allait se plonger presque tout le jour dans la saison d'été, et sur les flots de laquelle il s'aventurait souvent avec ses camarades en leur servant de pilote, il désirait devenir marin. Pour le détourner de cette carrière, dans laquelle était déjà entré l'un de ses fils, son père le conduisit tour à tour chez des menuisiers, des maçons, des vitriers, des tourneurs, etc., afin de reconnaître la profession qui lui conviendrait le mieux. Franklin porta dans les divers ateliers qu'il visitait cette attention observatrice qui le distingua en toutes choses, et il apprit à manier les instruments des diverses professions en voyant les autres s'en servir. Il se rendit ainsi capable de fabriquer plus tard, avec adresse, les petits ouvrages dont il eut besoin dans sa maison, et les machines qui lui furent nécessaires pour ses expériences. Son père se décida à le faire coutelier. Il le mit à l'essai chez son cousin Samuel Franklin, qui, après s'être formé dans ce métier à Londres, était venu s'établir à Boston; mais la somme exigée pour son apprentissage ayant paru trop forte, il fallut renoncer à ce projet. Franklin n'eut point à s'en plaindre, car bientôt il embrassa une profession à laquelle il était infiniment plus propre.
Son esprit était trop actif pour rester dans l'oisiveté et dans l'ignorance. Il aimait passionnément la lecture: la petite bibliothèque de son père, qui était composée surtout de livres théologiques, fut bientôt épuisée. Il y trouva un Plutarque qu'il dévora, et il eut les grands hommes de l'antiquité pour ses premiers maîtres. L'Essai sur les projets, de Defoë, l'amusant auteur de Robinson Crusoé, et l'Essai sur les moyens de faire le bien, du docteur Mather, l'intéressèrent vivement, parce qu'ils s'accordaient avec le tour de son imagination et le penchant de son âme. Le peu d'argent qu'il avait était employé à acheter des livres.
Son père, voyant ce goût décidé et craignant, s'il ne le satisfaisait point, qu'il ne se livrât à son autre inclination toujours subsistante pour la marine, le destina enfin à être imprimeur. Il le plaça en 1718 chez l'un de ses fils, nommé James, qui était revenu d'Angleterre, l'année précédente, avec une presse et des caractères d'imprimerie. Le contrat d'apprentissage fut conclu pour neuf ans. Pendant les huit premières années Benjamin Franklin devait servir sans rétribution son frère, qui, en retour, devait le nourrir et lui donner, la neuvième année, le salaire d'un ouvrier.
Il devint promptement très-habile. Il avait beaucoup d'adresse, qu'il accrut par beaucoup d'application. Il passait le jour à travailler, et une partie de la nuit à s'instruire. C'est alors qu'il étudia tout ce qu'il ignorait, depuis la grammaire jusqu'à la philosophie; qu'il apprit l'arithmétique, dont il savait imparfaitement les règles, et à laquelle il ajouta la connaissance de la géométrie et la théorie de la navigation; qu'il fit l'éducation méthodique de son esprit, comme il fit un peu plus tard celle de son caractère. Il y parvint à force de volonté et de privations. Celles-ci, du reste, lui coûtaient peu, quoiqu'il prît sur la qualité de sa nourriture et les heures de son repos pour se procurer les moyens et le temps d'apprendre. Il avait lu qu'un auteur ancien, s'élevant contre l'usage de manger de la chair, recommandait de ne se nourrir que de végétaux. Depuis ce moment, il avait pris la résolution de ne plus rien manger qui eût vie, parce qu'il croyait que c'était là une habitude à la fois barbare et pernicieuse. Pour tirer profit de sa sobriété systématique, il avait proposé à son frère de se nourrir lui-même, avec la moitié de l'argent qu'il dépensait pour cela chaque semaine. L'arrangement fut agréé; et Franklin, se contentant d'une soupe du gruau qu'il faisait grossièrement lui-même, mangeant debout et vite un morceau de pain avec un fruit, ne buvant que de l'eau, n'employa point tout entière la petite somme qui lui fut remise par son frère. Il économisa sur elle assez d'argent pour acheter des livres, et, sur les heures consacrées aux repas, assez de temps pour les lire.
Les ouvrages qui exercèrent le plus d'influence sur lui furent: l'Essai sur l'entendement humain de Locke, le Spectateur d'Addison, les Faits mémorables de Socrate par Xénophon. Il les lut avidement, et y chercha des modèles de réflexion, de langage, de discussion. Locke devint son maître dans l'art de penser, Addison dans celui d'écrire, Socrate dans celui d'argumenter. La simplicité élégante, la sobriété substantielle, la gravité fine et la pénétrante clarté du style d'Addison, furent l'objet de sa patiente et heureuse imitation. Une traduction des Lettres provinciales, dont la lecture l'enchanta, acheva de le former à l'usage de cette délicate et forte controverse où, guidé par Socrate et par Pascal, il mêla le bon sens caustique et la grâce spirituelle de l'un avec la haute ironie et la vigueur invincible de l'autre.
Mais, en même temps qu'il acquit plus d'idées, il perdit les vieilles croyances de sa famille. Les oeuvres de Collins et de Shaftesbury le conduisirent à l'incrédulité par le même chemin que suivit Voltaire. Son esprit curieux se porta sur la religion pour douter de sa vérité, et il fit servir sa subtile argumentation à en contester les vénérables fondements. Il resta quelque temps sans croyance arrêtée, n'admettant plus la révélation chrétienne, et n'étant pas suffisamment éclairé par la révélation naturelle. Cessant d'être chrétien soumis sans être devenu philosophe assez clairvoyant, il n'avait plus la règle morale qui lui avait été transmise, et il n'avait point encore celle qu'il devait bientôt se donner lui-même pour ne jamais l'enfreindre.
CHAPITRE III
Relâchement de Franklin dans ses croyances et dans sa conduite Ses fautes, qu'il appelle ses errata.
La conduite de Franklin se ressentit du changement de ses principes: elle se relâcha. C'est alors qu'il commit les trois ou quatre fautes qu'il nomme les errata de sa vie, et qu'il corrigea ensuite avec grand soin, tant il est vrai que les meilleurs instincts ont besoin d'être soutenus par de fermes doctrines.
La première faute de Franklin fut un manque de bonne foi à l'égard de son frère. Il n'avait pas à se louer de lui. Son frère était exigeant, jaloux, impérieux, le maltraitait quelquefois, et il exerçait sans ménagement et sans affection l'autorité que la règle et l'usage donnaient au maître sur son apprenti. Il trouvait le jeune Franklin trop vain de son esprit et de son savoir, bien qu'il eût tiré de l'un et de l'autre un très-bon parti pour lui-même. Il avait en effet commencé vers 1721 à imprimer un journal intitulé the New England Courant. C'était le second qui paraissait en Amérique. Le premier s'appelait the Boston News Letter. Le jeune Franklin, après en avoir composé les planches et tiré les feuilles, le portait aux abonnés. Il se sentit capable de faire mieux que cela, et il déposa clandestinement des articles dont l'écriture était contrefaite, et qui réussirent beaucoup. Le succès qu'ils obtinrent l'enhardit à s'en désigner comme l'auteur, et il travailla depuis lors ouvertement au journal, au grand avantage de son frère. Or il arriva qu'un jour des poursuites furent dirigées, pour un article politique trop hardi, contre James Franklin, qui fut emprisonné pendant un mois. De plus, son journal fut supprimé.
Les deux frères convinrent de le faire reparaître sous le nom de Benjamin Franklin, qui en avait été quitte pour une mercuriale. Il fallut pour cela annuler l'ancien contrat d'apprentissage, afin que le cadet sortît de la dépendance de l'aîné, devînt libre de sa conduite et responsable de ses publications. Mais, pour que James ne fût pas privé du travail de Benjamin, on signa un nouveau brevet d'apprentissage qui devait rester secret entre les parties, et les lier comme auparavant. Quelque temps après, une des nombreuses querelles qui s'élevaient entre les deux frères étant survenue, Benjamin se sépara de James; il profita de l'annulation du premier engagement, pensant bien que son frère n'oserait pas invoquer le second. Mais celui-ci, outré de son manque de foi et soutenu par son père, qui embrassa son parti, empêcha que Franklin n'obtînt de l'ouvrage à Boston.
Franklin résolut d'en aller chercher ailleurs. Au tort qu'il avait eu de se soustraire à ses obligations envers son frère, il ajouta celui de quitter secrètement sa famille, qu'il laissa plongée dans la désolation. Sans le prévenir de son projet, après avoir vendu quelques livres pour se procurer un peu d'argent, il s'embarqua en septembre 1723 pour New-York. Ce fut dans le trajet de Boston à cette ville qu'il cessa de se nourrir uniquement de végétaux. Il aimait beaucoup le poisson; les matelots, retenus dans une baie par un grand calme, y avaient pêché des morues. Pendant qu'ils les arrangeaient pour les faire cuire, Franklin assistait aux apprêts de leur repas, et il aperçut de petites morues dans l'estomac des grandes, qui les avaient avalées. «Ah! ah! dit-il, vous vous mangez donc entre vous? Et pourquoi l'homme ne vous mangerait-il pas aussi?» Cette observation le fit renoncer à son système, et il se tira d'une manie par un trait d'esprit.
Il ne trouva point de travail à New-York, où l'imprimerie n'était pas plus florissante que dans le reste des colonies, qui tiraient encore tout de l'Angleterre, et le peu de livres dont elles avaient besoin, et le papier qu'elles employaient, et les gazettes qu'elles lisaient, et les almanachs mêmes qu'elles consultaient. Il était un jour réservé à Franklin de faire une révolution à cet égard; mais, pour le moment, il n'eut pas le moyen de gagner sa vie à New-York, et il se détermina à pousser jusqu'à Philadelphie. Il s'y rendit par mer, dans une mauvaise barque que les vents ballottaient, que la pluie inonda, où il souffrit la faim, fut saisi par la fièvre, et d'où il descendit harassé, souillé de boue, en habit d'ouvrier, avec un dollar et un schelling dans sa poche. C'est dans cet équipage qu'il fit son entrée à Philadelphie, dans la capitale de la colonie dont il devait être le mandataire à Londres, de l'État dont il devait être le représentant au Congrès et le président suprême.
Il fut employé par un mauvais imprimeur nommé Keimer, qui s'y était récemment établi avec une vieille presse endommagée et une petite collection de caractères usés fondus en Angleterre. Grâce à Franklin, qui était un excellent ouvrier, cette imprimerie imparfaite marcha assez bien. Son habileté, sa bonne conduite, la distinction de ses manières et de son esprit, le firent remarquer du gouverneur de la Pensylvanie, William Keith, qui aurait voulu l'attacher à la province comme imprimeur. Il se chargea donc d'écrire à son père Josiah, pour lui persuader de faire les avances nécessaires à son établissement. Honoré du suffrage du gouverneur, la poche bien remplie des dollars qu'il avait économisés, Franklin se hasarda à reparaître dans sa ville natale, au milieu de sa famille, qui l'accueillit avec joie et sans reproche. Mais le vieux Josiah ne se rendit point aux voeux du gouverneur Keith, qu'il trouva peu sage de mettre tant de confiance dans un jeune homme de dix-huit ans qui avait quitté la maison paternelle. Il refusa donc, et parce qu'il n'avait pas le moyen de lui monter une imprimerie, et parce qu'il ne le jugeait pas capable encore de la conduire.
Il ne se trompait point en se défiant de la prudence de son fils. Franklin commit à cette époque le second de ses errata, en se rendant coupable d'une faute moins blâmable que la première par l'intention, mais pouvant être plus grave par les conséquences. Un ami de sa famille, nommé Vernon, le chargea de recouvrer la somme de trente-cinq livres sterling (huit cent quarante francs de France) qui lui était due à Philadelphie. Ce dépôt, qu'il aurait fallu garder intact jusqu'à ce que son possesseur le réclamât, Franklin eut la faiblesse de l'entamer pour venir en aide à ses propres amis. Deux compagnons d'étude et d'incrédulité, spirituels mais oisifs, habiles à argumenter et même à écrire, mais hors d'état de gagner de quoi vivre dans les colonies, féconds en projets, mais dénués d'argent, l'avaient suivi de Boston à Philadelphie: ils se nommaient, l'un Collins, et l'autre Ralph. Ils vécurent à ses dépens, le premier à Philadelphie, le second à Londres, lorsqu'ils s'y rendirent ensemble avant la fin même de cette année. Comme le salaire de ses journées ne suffisait pas, il se servit de la somme dont le recouvrement lui avait été confié. Il avait bien le dessein de la compléter ensuite, mais en aurait-il la puissance? Heureusement pour lui, Vernon ne la redemanda que beaucoup plus tard.
Cette faute, qui tourmenta sa conscience pendant plusieurs années, et qui resta suspendue sur son honnêteté comme une redoutable menace, ne fut point le dernier de ses errata. En arrivant à Philadelphie, la première personne qu'il avait remarquée était une jeune fille à peu près de son âge, dont la tournure agréable, l'air doux et rangé, lui avaient inspiré autant de respect que de goût. Cette jeune fille, qui, six années après, devint sa femme, s'appelait miss Read. Il lui avait fait la cour, et elle éprouvait pour lui l'affection qu'il avait ressentie pour elle. Lorsqu'il fut revenu de Boston, le gouverneur Keith, persistant dans ses bienveillants projets, qui semblaient s'accorder avec les intérêts de la colonie, lui dit: «Puisque votre père ne veut pas vous établir, je me chargerai de le faire. Donnez-moi un état des choses qu'il faut tirer d'Angleterre, et je les ferai venir: vous me payerez quand vous le pourrez. Je veux avoir ici un bon imprimeur, et je suis sûr que vous réussirez.» Franklin dressa le compte qui lui était demandé. La somme de cent livres sterling (deux mille cinq cents francs) lui parut suffisante à l'acquisition d'une petite imprimerie, qu'il dut aller acheter lui-même en Angleterre, sur l'invitation et avec des lettres du gouverneur.
Avant de partir, il aurait été assez enclin à épouser miss Read. Mais la mère de celle-ci, les trouvant trop jeunes, renvoya sagement le mariage au moment où Franklin reviendrait de Londres et s'établirait comme imprimeur à Philadelphie. Ayant conclu, pour employer ses propres paroles, avec miss Read un échange de douces promesses, il quitta le continent américain, suivi de son ami Ralph. A peine arrivé à Londres, il s'aperçut que le gouverneur Keith l'avait leurré. Les lettres de recommandation et de crédit qu'il lui avait spontanément offertes, il ne les avait pas envoyées. Par une disposition étrange de caractère, le désir d'être bienveillant le rendait prodigue de promesses, la vanité de se mettre en avant le conduisait à être trompeur. Il offrait sans pouvoir tenir et devenait funeste à ceux auxquels il s'intéressait, sans toutefois vouloir leur nuire.
Franklin, au lieu de devenir maître, se vit réduit à rester ouvrier. Il s'arrêta dix-huit mois à Londres, où il travailla successivement chez les deux plus célèbres imprimeurs, Palmer et Wats. Il y fut reçu d'abord comme pressier, ensuite comme compositeur. Plus sobre, plus laborieux, plus prévoyant que ses camarades, il avait toujours de l'argent; et, quoiqu'il ne bût que de l'eau, il répondait pour eux auprès du marchand de bière, chez lequel ses camarades buvaient souvent à crédit. «Ce petit service, dit-il, et la réputation que j'avais d'être un bon plaisant et de savoir manier la raillerie, maintinrent ma prééminence parmi eux. Mon exactitude n'était pas moins agréable au maître, car jamais je ne fêtais saint Lundi, et la promptitude avec laquelle je composais faisait qu'il me chargeait toujours des ouvrages pressés, qui sont ordinairement les mieux payés.» Son ami Ralph était à sa charge. Sur ses économies, il lui avait fait des avances assez considérables. Mais leur liaison n'eut pas une meilleure issue que ne l'avait eue l'amitié de Franklin pour Collins. Celui-ci, devenu dissipé, ivrogne, impérieux, ingrat, avait rompu avec Franklin avant son départ d'Amérique, et alla lui-même mourir aux îles Barbades, en y élevant le fils d'un riche Hollandais. Ralph, malgré son talent littéraire, fut réduit à s'établir dans un village comme maître d'école. Marié en Amérique, il avait contracté à Londres une liaison intime avec une jeune ouvrière en modes. Franklin visitait celle-ci assez souvent pendant l'absence de Ralph; il lui donnait même ce dont elle avait besoin et ce que son travail ne suffisait point à lui procurer. Mais il prit trop de goût à sa compagnie et se laissa entraîner à le lui montrer. Il avait complétement négligé de donner de ses nouvelles à miss Read, ce qui fut le troisième de ses errata; et non-seulement il se rendit coupable d'oubli envers elle, mais il courtisa la maîtresse de son ami: ce qui fut le quatrième et le dernier de ses errata. S'étant permis à son égard quelques libertés qui furent repoussées, comme il l'avoue, avec un ressentiment convenable, Ralph en fut instruit, et tout commerce d'amitié cessa entre eux. Ralph signifia à Franklin que sa conduite annulait sa créance, le dispensait lui-même de toute gratitude ainsi que de tout payement, et il ne lui restitua jamais les vingt-sept livres sterling (six cent quarante-huit francs) qu'il lui devait.
En réfléchissant aux écarts de ses amis et à ses propres fautes, Franklin changea alors de maximes. Les principes relâchés de Collins, de Ralph et du gouverneur Keith, qui l'avaient trompé; l'affaiblissement de ses croyances morales, qui l'avait conduit lui-même à méconnaître l'engagement contracté envers son frère, à violer le dépôt confié à sa probité par Vernon, à oublier la promesse de souvenir et d'affection faite à miss Read, à tenter la séduction de la maîtresse de son ami, lui montrèrent la nécessité de règles fixes pour l'esprit, inviolables pour la conduite. «Je demeurai convaincu, dit-il, que la vérité, la sincérité, l'intégrité dans les transactions entre les hommes étaient de la plus grande importance pour le bonheur de la vie, et je formai par écrit la résolution de ne jamais m'en écarter tant que je vivrais.» Cette résolution, qu'il prit à l'âge de dix-neuf ans, il la tint jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre. Il répara successivement toutes ses fautes et n'en commit plus. Il accomplit, d'après des idées raisonnées, des devoirs certains, et s'éleva même jusqu'à la vertu.
Comment y parvint-il? C'est ce que nous allons voir.
CHAPITRE IV
Croyance philosophique de Franklin.—Son art de la vertu.—Son algèbre morale.—Le perfectionnement de sa conduite.
En lisant la Bible et, dans la Bible, le livre des Proverbes, Franklin y avait vu: La longue vie est dans ta main droite et la fortune dans ta main gauche. Lorsqu'il examina mieux l'ordre du monde, et qu'il aperçut les conditions auxquelles l'homme pouvait y conserver la santé et s'y procurer le bonheur, il comprit toute la sagesse de ce proverbe. Il pensa qu'il dépendait, en effet, de lui de vivre longtemps et de devenir riche. Que fallait-il pour cela? Se conformer aux lois naturelles et morales données par Dieu à l'homme.
L'univers est un ensemble de lois. Depuis les astres qui gravitent durant des millions de siècles dans l'espace infini, en suivant les puissantes impulsions et les attractions invariables que leur a communiquées le suprême Auteur des choses, jusqu'aux insectes qui s'agitent pendant quelques minutes autour d'une feuille d'arbre, tous les corps et tous les êtres obéissent à des lois. Ces lois admirables, conçues par l'intelligence de Dieu, réalisées par sa bonté, entretenues par sa justice, ont introduit le mouvement avec toute sa perfection, répandu la vie avec toute sa richesse, conservé l'ordre avec toute son harmonie, dans l'immense univers. Placé au milieu, mais non au-dessus d'elles, fait pour les comprendre, mais non pour les changer, soumis aux lois matérielles des corps et aux lois vivantes des êtres, l'homme, la plus élevée et la plus compliquée des créatures, a reçu le magnifique don de l'intelligence, le beau privilége de la liberté, le divin sentiment de la justice. C'est pourquoi, intelligent, il est tenu de savoir les lois de l'univers: juste, il est tenu de s'y soumettre; libre, s'il s'en écarte, il en est puni: car on ne saurait les enfreindre, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre moral, sans subir le châtiment de son ignorance ou de sa faute. La santé ou la maladie, la félicité ou le malheur, dépendent pour lui du soin habile avec lequel il les observe, ou de la dangereuse persévérance avec laquelle il y manque. C'est ce que comprit Franklin.
De la contemplation de l'ordre du monde, remontant à son auteur, il affirma Dieu, et l'établit d'une manière inébranlable dans son intelligence et dans sa conscience. De la nature différente de l'esprit et et de la matière, de l'esprit indivisible et de la matière périssable, il conclut, avec le bon sens de tous les peuples et les dogmes des religions les plus grossières comme les plus épurées, la permanence du principe spirituel, ou l'immortalité de l'âme. De la nécessité de l'ordre dans l'univers, du sentiment de la justice dans l'homme, il fit résulter la récompense du bien et la punition du mal, ou en cette vie ou en une autre. L'existence de Dieu, la survivance de l'âme, la rémunération ou le châtiment des actions, suivant qu'elles étaient conformes ou contraires à la règle morale, acquirent à ses yeux l'autorité de dogmes véritables. Sa croyance naturelle prit la certitude d'une croyance révélée, et il composa, pour son usage personnel, une petite liturgie ou forme de prières, intitulée Articles de foi et actes de religion.
A cette religion philosophique il fallait des préceptes de conduite. Franklin se les imposa. Il aspira à une sorte de perfection humaine. «Je désirais, dit-il, vivre sans commettre aucune faute dans aucun temps, et me corriger de toutes celles dans lesquelles un penchant naturel, l'habitude ou la société pouvaient m'entraîner.» Mais les résolutions les plus fortes ne prévalent pas tout de suite contre les inclinations et les habitudes. Franklin sentit qu'il faut se vaincre peu à peu et se perfectionner avec art. Il lui parut que la méthode morale était aussi nécessaire à la vertu que la méthode intellectuelle à la science. Il l'appela donc à son secours.
Il fit un dénombrement exact des qualités qui lui étaient nécessaires, et auxquelles il voulait se former. Afin de s'en donner la facilité par la pratique, il les distribua entre elles de façon qu'elles se prêtassent une force mutuelle en se succédant dans un ordre opportun. Il ne se borna point à les classer, il les définit avec précision, pour bien savoir et ce qu'il devait faire et ce qu'il devait éviter. En plaçant sous treize noms les treize préceptes qu'il se proposa de suivre, voici le curieux tableau qu'il en composa:
«Ier. Tempérance. Ne mangez pas jusqu'à vous abrutir, ne buvez pas jusqu'à vous échauffer la tête.
«IIe. Silence. Ne parlez que de ce qui peut être utile à vous ou aux autres.
«IIIe. Ordre. Que chaque chose ait sa place fixe. Assignez à chacune de vos affaires une partie de votre temps.
«IVe. Résolution. Formez la résolution d'exécuter ce que vous devez faire, et exécutez ce que vous aurez résolu.
«Ve. Frugalité. Ne faites que des dépenses utiles pour vous ou pour les autres, c'est-à-dire ne prodiguez rien.
«VIe. Industrie. Ne perdez pas le temps; occupez-vous toujours de quelque objet utile. Ne faites rien qui ne soit nécessaire.
«VIIe. Sincérité. N'employez aucun détour: que l'innocence et la justice président à vos pensées et dictent vos discours.
«VIIIe. Justice. Ne faites tort à personne, et rendez aux autres les services qu'ils ont droit d'attendre de vous.
«IXe. Modération. Évitez les extrêmes; n'ayez pas pour les injures le ressentiment que vous croyez qu'elles méritent.
«Xe. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté sur vous, sur vos vêtements, ni dans votre demeure.
«XIe. Tranquillité. Ne vous laissez pas émouvoir par des bagatelles ou par des accidents ordinaires et inévitables.
«XIIe. Chasteté….
«XIIIe. Humilité. Imitez Jésus et Socrate.»
Cette classification des règles d'une morale véritablement usuelle, ne recommandant point de renoncer aux penchants de la nature, mais de les bien diriger; ne conduisant point au dévouement, mais à l'honnêteté; préparant à être utile aux autres en se servant soi-même; propre de tous points à former un homme et à le faire marcher avec droiture et succès dans les voies ardues et laborieuses de la vie; cette classification n'avait rien d'arbitraire pour Franklin. «Je plaçai, dit-il, la tempérance la première, parce qu'elle tend à maintenir la tête froide et les idées nettes; ce qui est nécessaire quand il faut toujours veiller, toujours être en garde, pour combattre l'attrait des anciennes habitudes et la force des tentations qui se succèdent sans cesse. Une fois affermi dans cette vertu, le silence deviendrait plus facile; et mon désir étant d'acquérir des connaissances autant que de me fortifier dans la pratique des vertus; considérant que, dans la conversation, on s'instruit plus par le secours de l'oreille que par celui de la langue; désirant rompre l'habitude que j'avais contractée de parler sur des riens, de faire à tout propos des jeux de mots et des plaisanteries, ce qui ne rendait ma compagnie agréable qu'aux gens superficiels, j'assignai le second rang au silence. J'espérai que, joint à l'ordre, qui venait après, il me donnerait plus de temps pour suivre mon plan et mes études. La résolution, devenant habituelle en moi, me communiquerait la persévérance nécessaire pour acquérir les autres vertus; la frugalité et l'industrie, en me soulageant de la dette dont j'étais encore chargé, et en faisant naître chez moi l'aisance et l'indépendance, me rendraient plus facile l'exercice de la sincérité, de la justice, etc.»
Sentant donc qu'il ne parviendrait point à se donner toutes ces vertus à la fois, il s'exerça à les pratiquer les unes après les autres. Il dressa un petit livret où elles étaient toutes inscrites à leur rang, mais où chacune d'elles devait tour à tour être l'objet principal de son observation scrupuleuse durant une semaine[1]. A la fin du jour, il marquait par des croix les infractions qu'il pouvait y avoir faites, et il avait à se condamner ou à s'applaudir, selon qu'il avait noté plus ou moins de manquements à la vertu qu'il se proposait d'acquérir. Il parcourait ainsi en treize semaines les treize vertus dans lesquelles il avait dessein de se fortifier successivement, et répétait quatre fois par an ce salutaire exercice. L'ordre et le silence furent plus difficiles à pratiquer pour lui que les vertus plus hautes, lesquelles exigeaient une surveillance moins minutieuse. Voici le livret qui était comme la confession journalière de ses fautes et l'incitation à s'en corriger:
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| |Dimanche|Lundi|Mardi|Mercredi|Jeudi|Vendredi|Samedi|
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| Tempérance | | | | | | | |
| Silence | + | + | | + | | + | |
| Ordre | + | + | + | | + | + | + |
| Résolution | | | + | | | + | |
| Frugalité | | | + | | | + | |
| Industrie | | | | | | | |
| Sincérité | | | | | | | |
| Justice | | | | | | | |
| Modération | | | | | | | |
| Propreté | | | | | | | |
| Tranquillité| | | | | | | |
| Chasteté | | | | | | | |
| Humilité | | | | | | | |
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[Note 1: Il est daté du dimanche 1er juillet 1733.]
Ce jeune sage, qui disait avec Cicéron que la philosophie était le guide de la vie, la maîtresse des vertus, l'ennemie des vices, élevait jusqu'à Dieu la philosophie, à l'aide de laquelle il agrandissait son intelligence, il épurait son âme, il réglait sa conduite, il se confessait et se corrigeait de ses imperfections. Il rapportait tout au Créateur des êtres, à l'Ordonnateur des choses, comme à la source du bien et de la vérité, et il invoquait son assistance par la prière suivante:
«O bonté toute-puissante! père miséricordieux! guide indulgent! augmente en moi cette sagesse qui peut découvrir mes véritables intérêts! Affermis-moi dans la résolution d'en suivre les conseils, et reçois les services que je puis rendre à tes autres enfants, comme la seule marque de reconnaissance qu'il me soit possible de te donner pour les faveurs que tu m'accordes sans cesse!»
La gymnastique morale que suivit Franklin pendant un assez grand nombre d'années, et que secondèrent sa bonne nature et sa forte volonté, lui furent singulièrement utiles. Nul n'entendit aussi bien que lui l'art de se perfectionner. Il était sobre, il devint tempérant; il était laborieux, il devint infatigable; il était bienveillant, il devint juste; il était intelligent, il devint savant. Depuis lors il se montra toujours sensé, véridique, discret; il n'entreprit rien avant d'y avoir fortement pensé, et n'hésita jamais dans ce qu'il avait à faire. Sa fougue naturelle se changea en patience calculée; il réduisit sa causticité piquante en une gaieté agréable qui se porta sur les choses et n'offensa point les personnes. Ce qu'il y avait de ruse dans son caractère se contint dans les bornes d'une utile sagacité. Il pénétra les hommes et ne les trompa point; il parvint à les servir, en empêchant qu'ils pussent lui nuire. Il se proposait de donner à ces préceptes de conduite un commentaire qu'il aurait appelé l'Art de la vertu; mais il ne le fit point. Ses affaires commerciales, qui prirent un développement considérable, et les affaires publiques, qui l'absorbèrent ensuite pendant cinquante ans, ne lui permirent pas de composer cet ouvrage, où il aurait démontré que ceux qui voulaient être heureux, même dans ce monde, étaient intéressés à être vertueux. Il s'affermit toujours davantage dans cette opinion, et, vers la fin de sa vie, il avait coutume de dire que la morale est le seul calcul raisonnable pour le bonheur particulier, comme le seul garant du bonheur public. «Si les coquins, ajoutait-il, savaient tous les avantages de la vertu, ils deviendraient honnêtes gens par coquinerie.»
Mais la méthode qu'il a laissée et l'expérience qu'il en a faite suffisent à ceux qui seraient tentés de l'imiter. Ils s'en trouveraient aussi bien qu'il s'est trouvé bien lui-même d'imiter Socrate, avec lequel il avait quelques ressemblances de nature. Il faut toujours se proposer de grand modèles pour avoir de hautes émulations. A sa gymnastique morale on pourrait joindre ce qu'il appelait son algèbre morale, qui servait à éclairer ses actions, comme l'Art de la vertu à les régler. Voici en quoi consistait cette algèbre. Toutes les fois qu'il y avait une affaire importante ou difficile, il ne prenait ses résolutions qu'après un très-mûr examen durant plusieurs jours de réflexion. Il cherchait les raisons pour et les raisons contre. Il les écrivait sur un papier à deux colonnes, en face les unes des autres. De même que dans les deux termes d'une équation algébrique on élimine les quantités qui s'annulent, il effaçait dans ses colonnes les raisons contraires qui se balançaient, soit qu'une raison pour valût une, deux ou trois raisons contre, soit qu'une raison contre valût plusieurs raisons pour. Après avoir écarté celles qui s'annulaient en s'égalant, il réfléchissait quelques jours encore pour chercher s'il ne se présenterait point à lui quelque aperçu nouveau, et il prenait ensuite son parti résolûment, d'après le nombre et la qualité des raisons qui restaient sur son tableau. Cette méthode, excellente pour étudier une question sous toutes ses faces, rendait la légèreté de l'esprit impossible, et l'erreur de la conduite improbable.
Franklin puisa, comme nous allons le voir, dans l'éducation intelligente et vertueuse qu'il se donna à lui-même d'après un plan qui n'arriva pas tout de suite à sa perfection, la prospérité de son industrie, l'opulence de sa maison, la vigueur de son bon sens, la pureté de sa renommée, la grandeur de ses services. Aussi, quelques années avant de mourir, écrivait-il pour l'usage de ses descendants: Qu'un de leurs ancêtres, aidé de la grâce de Dieu, avait dû à ce qu'il appelait CE PETIT EXPÉDIENT le bonheur constant de toute sa vie, jusqu'à sa soixante et dix-neuvième année.—«Les revers qui peuvent encore lui arriver, ajoutait-il, sont dans les mains de la Providence; mais s'il en éprouve, la réflexion sur le passé devra lui donner la force de les supporter avec plus de résignation. Il attribue à la tempérance la santé dont il a si longtemps joui, et ce qui lui reste encore d'une bonne constitution; à l'industrie et à la frugalité, l'aisance qu'il a acquise d'assez bonne heure, et la fortune dont elle a été suivie, comme aussi les connaissances qui l'ont mis en état d'être un citoyen utile, et d'obtenir un certain degré de réputation parmi les hommes instruits; à la sincérité et à la justice, la confiance de son pays et les emplois honorables dont il a été chargé; enfin, à l'influence réunie de toutes les vertus, même dans l'état d'imperfection où il a pu les acquérir, cette égalité de caractère et cet enjouement de conversation qui font encore rechercher sa compagnie, et qui la rendent encore agréable aux jeunes gens.»
Montrons maintenant l'application qu'il fit de sa méthode à sa vie, et voyons-en les mérites par les effets.
CHAPITRE V
Moyens qu'emploie Franklin pour s'enrichir.—Son imprimerie.—Son journal.—Son Almanach populaire et sa Science du bonhomme Richard.—Son mariage, la réparation de ses fautes.—Age auquel, se trouvant assez riche, il quitte les affaires commerciales pour les travaux de la science et pour les affaires publiques.
Franklin était retourné de Londres à Philadelphie le 11 octobre 1726. Il fit un moment le commerce avec un marchand assez riche et fort habile, qui, l'ayant remarqué à Londres pour son intelligence, son application, son honnêteté, l'avait pris en amitié et voulait se l'associer. Ce marchand, qui se nommait Denham, lui donna d'abord cinquante livres sterling par an, et devait l'envoyer, avec une cargaison de pain et de farines, dans les Indes occidentales. Mais une maladie l'emporta, et Franklin rentra comme ouvrier chez l'imprimeur Keimer. Celui-ci le paya d'abord fort bien pour qu'il instruisît trois apprentis, auxquels il était incapable de rien apprendre lui-même; et, lorsqu'il les crut en état de se passer de leçons, il le querella sans motif et l'obligea à sortir de chez lui. Ce procédé était entaché d'ingratitude en même temps que d'injustice. Franklin avait adroitement suppléé aux caractères qui manquaient à l'imprimerie de Keimer. On n'en fondait pas encore dans les colonies anglaises. Se servant de ceux qui étaient chez Keimer comme de poinçons, Franklin avait fait des moules et y avait coulé du plomb. A l'aide de ces matrices imitées, il avait complété généreusement l'imprimerie de Keimer, lequel ne tarda point à se repentir de s'être privé de son utile coopération. Franklin n'était pas seulement très-bon compositeur et fondeur ingénieux, il pouvait être habile graveur.
Or il arriva que la colonie de New-Jersey chargea Keimer d'imprimer pour elle un papier-monnaie. Il fallait dessiner une planche, et la graver après y avoir tracé des caractères et des vignettes qui en rendissent la contrefaçon impossible; personne autre que Franklin ne pouvait faire cet ouvrage compliqué et délicat. Keimer le supplia de revenir chez lui, en lui disant que d'anciens amis ne devaient pas se séparer pour quelques mots qui n'étaient l'effet que d'un moment de colère. Franklin ne se laissa pas plus tromper par ses avances qu'il ne s'était mépris sur ses emportements. Il savait que l'intérêt dictait les unes comme il avait suggéré les autres. Il s'était déjà entendu avec un des apprentis de Keimer, nommé Hugues Mérédith, dont l'engagement expirait dans quelques mois, et qui lui avait proposé de monter alors en commun une imprimerie, pour laquelle lui fournirait ses fonds et Franklin son savoir-faire. La proposition avait été acceptée, et le père de Mérédith avait commandé à Londres tout ce qui était nécessaire pour l'établissement de son fils et de son associé.
En attendant que Mérédith devînt libre, et que la presse et les caractères achetés en Angleterre arrivassent, Franklin ne refusa point l'offre de Keimer. Il grava une planche en cuivre, avec des ornements qu'on admira d'autant plus qu'elle était la première qu'on eût vue en ce pays. Il alla l'exécuter à Burlington, sous les yeux des hommes les plus distingués de la province, chargés de surveiller le tirage des billets et de retirer ensuite la planche. Keimer reçut une somme assez forte; et Franklin, dont on loua beaucoup l'habileté, gagna, par la politesse de ses manières, l'étendue de ses connaissances, l'agrément de ses entretiens, la sûreté de ses jugements, l'estime et l'amitié des membres de l'assemblée du New-Jersey, avec lesquels il passa trois mois. L'un d'eux, vieillard expérimenté et pénétrant, l'inspecteur général de la province, Isaac Detow, lui dit: «Je prévois que vous ne tarderez pas à succéder à toutes les affaires de Keimer, et que vous ferez votre fortune à Philadelphie dans ce métier.»
Il ne se trompait point. La modeste imprimerie de Franklin fut montée en 1728; elle n'avait qu'une seule presse. Franklin s'établit avec son associé Mérédith dans une maison qu'il loua près du marché de Philadelphie, moyennant vingt-quatre livres sterling (cinq cent soixante-seize francs), et dont il sous-loua une portion à un vitrier nommé Thomas Godfrey, chez lequel il se mit en pension pour sa nourriture. Il fallait gagner les intérêts de la somme de deux cents livres sterling (quatre mille huit cents francs) consacrée à l'achat du matériel de l'imprimerie, le prix du loyer, et les frais d'entretien pour Mérédith et pour lui, avant d'avoir le moindre bénéfice. Cela paraissait d'autant moins présumable, qu'il y avait deux imprimeurs dans la ville: Bradford, chargé de l'impression des lois et des actes de l'assemblée de Pensylvanie, et Keimer. Plus de constance dans le travail et plus de mérite dans l'oeuvre pouvaient seuls lui donner la supériorité sur ses concurrents; il le sentit, et ne négligea rien de ce qui devait établir sous ce double rapport sa bonne renommée. Il était à l'ouvrage avant le jour, et souvent il ne l'avait pas encore quitté à onze heures du soir. Il ne terminait jamais sa journée sans avoir achevé toute sa tâche et mis toutes ses affaires en ordre. Ses vêtements étaient toujours simples. Il allait acheter lui-même dans les magasins le papier qui lui était nécessaire et qu'il transportait à son imprimerie sur une brouette à travers les rues. On ne le voyait jamais dans les lieux de réunion des oisifs; il ne se permettait ni partie de pêche, ni partie de chasse. Ses seules distractions étaient ses livres; et encore ne s'y livrait-il qu'en particulier, et lorsque son travail était fini. Il payait régulièrement ce qu'il prenait, et fut bientôt généralement regardé comme un jeune homme laborieux, honnête, habile, exécutant bien ce dont il était chargé, fidèle aux engagements qu'il contractait, digne de l'intérêt et de la confiance de tout le monde.
Son association avec Mérédith ne dura point. Élevé dans les travaux de la campagne jusqu'à l'âge de trente ans, Mérédith se pliait difficilement aux exigences d'un métier qu'il avait appris trop tard. Il n'était ni un bon ouvrier, ni un ouvrier assidu. Le goût de la boisson entretenait son penchant à la paresse. Il sentit que la vie aventureuse des pionniers dans les terres de l'Ouest lui conviendrait mieux que la vie régulière des artisans dans les villes. Il offrit à Franklin de lui céder ses droits, s'il consentait à rembourser son père des cent livres sterling qu'il avait dépensées, à acquitter cent livres qui restaient encore dues au marchand de Londres, à lui remettre à lui-même trente livres (sept cent vingt francs), enfin à payer ses dettes, et à lui donner une selle neuve. Le contrat fut conclu à ces conditions. Mérédith partit pour la Caroline du Sud, et Franklin resta seul à la tête de l'imprimerie.
Il la fit prospérer. L'exactitude qu'il mit dans son travail et la beauté de ses impressions lui valurent bientôt la préférence du gouvernement colonial et des particuliers sur Bradford et sur Keimer. L'assemblée de la province retira au premier la publication de ses billets et de ses actes pour la donner à Franklin; et le second, perdant tout crédit comme tout ouvrage, se transporta de Philadelphie aux Barbades. Franklin obtint l'impression du papier-monnaie de la Pensylvanie, qui avait été de quinze mille livres sterling (trois cent soixante mille francs) en 1723, et qui fut de cinquante-cinq mille (un million trois cent mille francs) en 1730. Le gouvernement de New-Castle lui accorda bientôt aussi l'impression de ses billets, de ses votes et de ses lois.
Les premiers succès en amènent toujours d'autres. L'industrie de Franklin s'étendit avec sa prospérité. Au commerce de l'imprimerie il ajouta successivement la fondation d'un journal, l'établissement d'une papeterie, la rédaction d'un almanach. Ces entreprises furent aussi avantageuses à l'Amérique septentrionale que lucratives pour lui. Les colonies n'avaient ni journaux, ni almanachs, ni papeteries à elles. Avant Franklin, on y réimprimait les gazettes d'Europe comme elles y étaient envoyées, on y tirait tout le papier de la métropole, et on y répandait ces almanachs insignifiants ou trompeurs qui n'apprenaient rien au peuple, ou qui entretenaient en lui une superstitieuse ignorance.
Franklin fut le premier qui, dans le journal de son frère à Boston, et dans le sien à Philadelphie, discuta les matières les plus intéressantes pour son temps et pour son pays. Il le fit servir à l'éducation politique et à l'enseignement moral de ses compatriotes, dont il développa l'esprit de liberté par le contrôle discret, mais judicieux, de tous les actes du gouvernement colonial, et auxquels il prouva, sous toutes les formes, que les hommes vicieux ne peuvent être des hommes de bon sens. Il devint ainsi l'un de leurs principaux instituteurs avant d'être l'un de leurs plus glorieux libérateurs.
Son almanach, qu'il commença à publier en 1732, sous le nom de Richard Saunders, et qui est resté célèbre sous celui du Bonhomme Richard, fut pour le peuple ce que son journal fut pour les classes éclairées. Il devint pendant vingt-cinq ans un bréviaire de morale simple, de savoir utile, d'hygiène pratique à l'usage des habitants de la campagne. Franklin y donna, avec une clarté saisissante, toutes les indications propres à améliorer la culture de la terre, l'éducation des bestiaux, l'industrie et la santé des hommes, et il y recommanda, sous les formes de la sagesse populaire, les règles les plus capables de procurer le bonheur par la bonne conduite.
Il résuma dans la Science du Bonhomme Richard, ou le Chemin de la fortune, cette suite de maximes dictées par le bon sens le plus délicat et l'honnêteté la plus intelligente. C'est l'enseignement même du travail, de la vigilance, de l'économie, de la prudence, de la sobriété, de la droiture. Il les conseille par des raisons simples et profondes, avec des mots justes et fins. La morale y est prêchée au nom de l'intérêt, et la vérité économique s'y exprime en sentences si heureuses, qu'elles sont devenues des proverbes immortels. Voici quelques-uns de ces proverbes, agréables à lire, utiles à suivre:
«L'oisiveté ressemble à la rouille, elle use beaucoup plus que le travail: la clef dont on se sert est toujours claire.
«Ne prodiguez pas le temps, car c'est l'étoffe dont la vie est faite.
«La paresse va si lentement, que la pauvreté l'atteint bientôt.
«Le plaisir court après ceux qui le fuient.
«Il en coûte plus cher pour entretenir un vice que pour élever deux enfants.
«C'est une folie d'employer son argent à acheter un repentir.
«L'orgueil est un mendiant qui crie aussi haut que le besoin, et qui est bien plus insatiable.
«L'orgueil déjeune avec l'abondance, dîne avec la pauvreté, et soupe avec la honte.
«Il est difficile qu'un sac vide se tienne debout.
«On peut donner un bon avis, mais non pas la bonne conduite.
«Celui qui ne sait pas être conseillé ne peut pas être secouru.
«Si vous ne voulez pas écouter la raison, elle ne manquera pas de se faire sentir.
«L'expérience tient une école où les leçons coûtent cher; mais c'est la seule où les insensés puissent s'instruire.»
Cet almanach, dont près de dix mille exemplaires se vendaient tous les ans, eut un grand succès et une non moins grande influence. Franklin le fit servir de plus à doter son pays d'une nouvelle industrie: il l'échangea pour du chiffon qu'on perdait auparavant, et avec lequel il fabriqua du papier. Sa papeterie fournit les marchands de Boston, de Philadelphie et d'autres villes d'Amérique, et bientôt, à son imitation, on fonda cinq ou six papeteries en Amérique. Il apprit ainsi à ses compatriotes à se passer du papier de la métropole, comme de ses journaux, de ses almanachs, et bientôt de son administration.
Grâce à lui, les imprimeries se multiplièrent également dans les colonies. Il forma d'excellents ouvriers, qu'il envoya avec des presses et des caractères dans les diverses villes qui n'avaient point d'imprimeurs, et qui sentaient le besoin d'en avoir. Il formait avec eux, pendant six ans, une société dans laquelle il se réservait un tiers des bénéfices. Son imprimerie fut ainsi le berceau de plusieurs autres, et sa confiance généreuse se trouva toujours si bien placée, qu'elle ne l'exposa jamais à un regret ni à un mécompte.
Le produit de plus en plus abondant de ces diverses industries lui procura d'abord l'aisance, puis la richesse. Il n'avait pas attendu ce moment pour corriger ses anciens errata. Il avait restitué à Vernon la somme qu'il lui devait, en joignant les intérêts au capital. Il s'était cordialement réconcilié avec son frère James. Le tort qu'il lui avait fait autrefois, il le répara envers son fils, en formant celui-ci à l'état d'imprimeur, et en lui donnant ensuite toute une collection de caractères neufs. Ces réparations soulagèrent sa conscience, mais il y en eut une qui contenta son coeur. Il épousa, en 1730, miss Read, qu'à son retour de Londres, en 1726, il avait trouvée mariée et malheureuse. Sa mère l'avait unie à un potier nommé Rogers, rempli de paresse et de vices, dissipé, ivrogne, brutal, et qu'on sut depuis être déjà marié ailleurs. Le premier mariage rendait le second nul; et Rogers, disparaissant de Philadelphie, où il était perdu de dettes et de réputation, abandonna la jeune femme qu'il avait trompée. Franklin, touché du malheur de miss Read, qu'il attribuait à sa propre légèreté, et cédant à son ancienne inclination pour elle, lui offrit sa main, qu'elle accepta avec un joyeux empressement.
«Elle fut pour moi, dit-il, une tendre et fidèle compagne, et m'aida beaucoup dans le travail de la boutique; nous n'eûmes tous deux qu'un même but, et nous tâchâmes de nous rendre mutuellement heureux.» Ils le furent l'un par l'autre pendant plus de cinquante ans. Laborieuse, économe, honnête, la femme eut des goûts qui s'accordèrent parfaitement avec les résolutions du mari. Elle pliait et cousait les brochures, arrangeait les objets en vente, achetait les vieux chiffons pour faire du papier, surveillait les domestiques, qui étaient aussi diligents que leurs maîtres, pourvoyait aux besoins d'une table simple, pendant que Franklin, le premier levé dans sa rue, ouvrait sa boutique, travaillait en veste et en bonnet, brouettait, emballait lui-même ses marchandises, et donnait à tous l'exemple de la vigilance et de la modestie. Il était alors si sobre et si économe, qu'il déjeunait avec du lait sans thé, pris dans une écuelle de terre de deux sous avec une cuiller d'étain. Un matin pourtant, sa femme lui apporta son thé dans une tasse de porcelaine avec une cuiller d'argent. Elle en avait fait l'emplette, à son insu, pour vingt-trois schellings; et, en les lui présentant, elle assura, pour excuser cette innovation hardie, que son mari méritait une cuiller d'argent et une tasse de porcelaine tout aussi bien qu'aucun de ses voisins. «Ce fut, dit Franklin, la première fois que la porcelaine et l'argenterie parurent dans ma maison.»
Comme la femme forte de la Bible, elle remplit dignement tous ses devoirs, et elle dirigea avec des soins intelligents la première éducation des enfants qui naquirent d'une union que la Providence ne pouvait manquer de bénir. Associée aux humbles commencements de Franklin, elle partagea ensuite son opulence, et jouit de sa grande et pure célébrité. Cet homme industrieux sans être avide, ce vrai sage, sachant entreprendre et puis s'arrêter, ne voulut pas que la richesse fût l'objet d'une recherche trop prolongée de sa part. Après avoir consacré la moitié de sa vie à l'acquérir, il se garda bien d'en perdre l'autre moitié à l'accroître. Son premier but étant atteint, il s'en proposa d'autres d'un ordre plus élevé. Cultiver son intelligence, servir sa patrie, travailler aux progrès de l'humanité, tels furent les beaux desseins qu'il conçut et qu'il exécuta. A quarante-deux ans, il se regarda comme suffisamment riche. Cédant alors son imprimerie et son commerce à David Halle, qui avait travaillé quelque temps avec lui, et qui lui conserva pendant dix-huit ans une part dans les bénéfices, il se livra aux travaux et aux actes qui devaient faire de lui un savant inventif, un patriote glorieux, et le placer parmi les grands hommes.
CHAPITRE VI
Établissements d'utilité publique et d'instruction fondés par Franklin.—Influence qu'ils ont sur la civilisation matérielle et morale de l'Amérique.—Ses inventions et ses découvertes comme savant.—Grandeur de ses bienfaits et de sa renommée.
Dès la fin de 1727, Franklin avait fondé, fort obscurément encore, un club philosophique à Philadelphie. Ce club, qui s'appela la junte, et dont il rédigea les statuts, était composé des gens instruits de sa connaissance. La plupart étaient des ouvriers comme lui: le vitrier Thomas Godfrey, qui était habile mathématicien; le cordonnier William Parsons, qui était versé dans les sciences et devint inspecteur général de la province; le menuisier William Maugridje, très-fort mécanicien; l'arpenteur Nicolas Scull, des compositeurs d'imprimerie et de jeunes commis négociants qui occupèrent plus tard des emplois élevés dans la colonie, en faisaient partie. Cette réunion se tint tous les dimanches, d'abord dans une taverne, puis dans une chambre louée. Chaque membre était obligé d'y proposer à son tour des questions sur quelque point de morale, de politique ou de philosophie naturelle, qui devenait le sujet d'une discussion en règle. Ces questions étaient lues huit jours avant qu'on les discutât, afin que chacun y réfléchît et se préparât à les traiter. Après avoir employé toute la semaine au travail, Franklin allait passer là son jour de repos, dans des entretiens élevés, dans des lectures instructives, dans des discussions fortifiantes, avec des hommes éclairés et honnêtes. «C'était, d'après lui, la meilleure école de philosophie, de morale et de politique qui existât dans la province.»
La Société philosophique de Philadelphie prit en quelque sorte naissance dans ce club, où ne pénétrèrent que des pensées bienveillantes et des sentiments généreux. Beaucoup de personnes désirant en faire partie, il fut permis à chaque membre, sur la proposition de Franklin, d'instituer un autre club de la même nature, qui serait affilié à la junte. Les clubs secondaires qui se formèrent ainsi furent des moyens puissants pour propager des idées utiles. Franklin s'y prépara un parti, qu'il dirigea d'autant mieux que ce parti s'en doutait moins, et qu'en suivant de sages avis il croyait n'obéir qu'à ses propres déterminations.
Franklin aimait à conduire les autres. Il y était propre. Son esprit actif, ardent, fécond, judicieux, son caractère énergique et résolu, l'appelaient à prendre sur eux un ascendant naturel. Mais cet ascendant, qu'il acquit de bonne heure, il ne l'exerça pas toujours de la même façon. Lorsqu'il était enfant, il commandait aux enfants de son âge, qui le reconnaissaient sans peine pour le directeur de leurs jeux et l'acceptaient pour chef dans leurs petites entreprises. Durant sa jeunesse, il était dominateur, dogmatique, tranchant. Il faisait en quelque sorte violence aux autres par la supériorité un peu arrogante de son argumentation: il entraînait en démontrant. Mais il s'aperçut bientôt que cette méthode orgueilleuse, si elle soumettait les esprits, indisposait les amours-propres. Frappé de la méthode ingénieuse qu'avait employée Socrate pour conduire ses adversaires, au moyen de questions en apparence naïves et au fond adroites, à travers des détours dont il connaissait et dont eux ignoraient l'issue, à reconnaître la vérité incontestable de ses idées par l'évidente absurdité des leurs, il l'adopta avec un grand succès. Il allait ainsi interrogeant et confondant tout le monde. Mais si le procédé socratique, dans lequel il excellait, lui ménageait des triomphes, il lui laissait des ennemis. Les hommes n'aiment pas qu'on leur prouve trop leurs erreurs; Franklin le comprit: il devint moins argumentateur et plus persuasif. Il conserva le même besoin de faire accepter les idées qu'il croyait vraies et bonnes, mais il s'y prit mieux. Il mit dans ses intérêts l'amour-propre ainsi que la raison de ceux auxquels il s'adressait, et il ne se servit plus vis-à-vis d'eux que des formules modestes et insinuantes: Il me semble que, J'imagine, Si je ne me trompe, etc. Les projets véritablement utiles qu'il conçut, il ne les présenta point comme étant de lui; il les attribua à des amis dont il ne donnait pas le nom; et, tandis que les avantages devaient en être recueillis par tous, le mérite n'en revenait à personne: ce qui s'accommodait à la faiblesse humaine et désarmait l'envie. Aussi vit-il depuis lors toutes ses propositions adoptées.
Il fit usage, pour la première fois, de cet adroit moyen, lorsqu'il voulut fonder une bibliothèque par souscription. Il y avait peu de livres à Philadelphie; Franklin proposa, au nom de plusieurs personnes qui aimaient la lecture, d'en acheter en Angleterre aux frais d'une association dont chaque membre payerait d'abord quarante schellings (quarante-huit francs), ensuite dix schellings par an pendant cinquante ans. Grâce à cet artifice, son projet ne rencontra aucune objection. Il se procura cinquante, puis cent souscripteurs, et la bibliothèque fut bientôt établie. Elle répandit le goût de la lecture, et l'exemple de Philadelphie fut imité par les villes principales des autres colonies.
«Notre bibliothèque par souscription, dit Franklin, fut ainsi la mère de toutes celles qui existent dans l'Amérique septentrionale, et qui sont aujourd'hui si nombreuses. Ces établissements sont devenus considérables, et vont toujours en augmentant; ils ont contribué à rendre généralement la conversation plus instructive, à répandre parmi les marchands et les fermiers autant de lumières qu'on en trouve ordinairement dans les autres pays parmi les gens qui ont reçu une bonne éducation, et peut-être même à la vigoureuse résistance que toutes les colonies américaines ont apportée aux attaques dirigées contre leurs priviléges.»
Cet établissement ne fut pas le seul que l'Amérique dut à Franklin: il proposa avec le même art, et fit adopter par l'influence de la junte, la fondation d'une Académie pour l'éducation de la jeunesse de Pensylvanie. La souscription qu'il provoqua produisit cinq mille livres sterling (cent vingt mille francs). On désigna alors les professeurs, et on ouvrit les écoles dans un grand édifice qui avait été destiné aux prédicateurs ambulants de toutes les sectes, et qui fut adapté par Franklin à l'usage de la nouvelle Académie. Il en rédigea lui-même les règlements, et une charte l'organisa en corporation. Son fondateur principal l'administra pendant quarante années, et il eut le bonheur d'en voir sortir des jeunes gens qui se distinguèrent par leurs talents et devinrent l'ornement de leur pays.
Sans bibliothèque et sans collège avant Franklin, Philadelphie était aussi sans hôpital; il n'y avait aucun moyen d'y prévenir ou d'y éteindre les incendies, et la police de nuit était négligemment faite par des constables. Ses rues n'étaient point pavées, et le manque d'éclairage les laissait le soir dans une obscurité dangereuse. Dans les saisons pluvieuses, elles ne formaient qu'un bourbier où l'on s'enfonçait pendant le jour, et où l'on n'osait pas s'engager durant la nuit. Franklin les fit paver et éclairer à l'aide de souscriptions, auxquelles il eut recours aussi pour la fondation d'un hôpital. Il fit établir, pour veiller à la sûreté commune, une garde soldée, que chacun paya en proportion des intérêts qu'il avait à défendre, et il organisa une compagnie de l'Union contre les incendies, devenus depuis lors beaucoup moins fréquents. Il forma également des associations et des tontines pour les ouvriers, et il essaya divers plans de secours pour les infirmes et les vieillards.
Son génie inventif, tourné vers le bien-être des hommes, ne chercha pas avec moins de succès à pénétrer les secrets de la nature; il l'avait fortifié en le cultivant. Il avait appris tout seul le français, l'italien, l'espagnol, le latin, et il lisait les grands ouvrages écrits dans ces langues tout comme ceux qui avaient été composés dans la sienne. La vigueur de son attention et la fidélité de sa mémoire étaient telles, qu'il n'oubliait rien de ce qu'il avait intérêt à savoir et à retenir.
Il était doué surtout de l'esprit d'observation et de conclusion: observer le conduisait à découvrir, conclure à appliquer. Traversait-il l'Océan, il faisait des expériences sur la température de ses eaux, et il constatait qu'à la même latitude celle de son courant était plus élevée que celle de sa partie immobile. Il donnait par là aux marins un moyen facile de connaître s'ils se trouvaient sur le passage même de cet obscur courant de la mer, afin d'y rester ou d'en sortir, suivant qu'il hâtait ou contrariait la marche de leurs navires. Entendait-il des sons produits par des verres mis en vibration, il remarquait que ces sons différaient selon la masse du verre et selon le rapport de celle-ci à sa capacité, à son évasement et à son contenu. De toutes ces remarques, il résultait un instrument de musique, et Franklin inventait l'harmonica. Examinait-il la perte de chaleur qui se faisait par l'ouverture des cheminées et l'accumulation étouffante qu'en produisait un poêle fermé, il tirait de ce double examen, en combinant ensemble ces deux moyens de chauffage, une cheminée qui était économique comme un poêle, et un poêle qui était ouvert comme une cheminée. Ce poêle en forme de cheminée fut généralement adopté, et Franklin refusa une patente pour le vendre exclusivement. «Comme nous retirons, dit-il, de grands avantages des inventions des autres, nous devons être charmés de trouver l'occasion de leur être utiles par les nôtres, et nous devons le faire avec générosité.»
Mais une importante et glorieuse découverte fut celle de la nature de la foudre et des lois de l'électricité. Il était réservé à la science du dix-huitième siècle de connaître surtout les principes et les combinaisons des corps, comme la science du dix-septième avait eu la gloire de constater les règles mathématiques de leur pesanteur et de leurs mouvements. Si l'un de ces grands siècles avait pénétré jusqu'aux profondeurs de l'espace pour y découvrir la forme elliptique des astres, y mesurer leur grandeur, y calculer leur marche, y assigner la force respective de leurs attractions, l'autre, non moins sagace et non moins fécond, était destiné, par le développement naturel de l'esprit humain, à porter ses observations sur notre globe, sur la matière qui le compose, l'atmosphère qui l'entoure, les fluides mystérieux qui l'agitent, les êtres variés qui l'animent. A la fondation véritable de l'astronomie devait succéder celle de la physique, de la chimie, de l'histoire naturelle positives; à Galilée, à Keppler, à Huyghens, à Newton, à Leibnitz, devaient succéder Franklin, Priestley, Lavoisier, Berthollet, Laplace, Volta, Linné, Buffon et Cuvier.
Le fluide électrique était appelé non-seulement à être une de ses plus belles découvertes, mais un de ses plus puissants moyens d'en opérer d'autres; car, rendu maniable, il devenait un instrument incomparable de décomposition. Sans se douter que la force attractive qui se trouvait dans l'ambre ([Greek: êlektron] des anciens, d'où lui est venu le nom d'électricité) et dans certains corps était la même que cette force terrible qui tombait du ciel avec fracas au milieu des orages, on l'étudiait avec soin depuis le commencement du siècle. Hawksbée l'avait soumise, vers 1709, à quelques expériences. Gray et Welher, en 1728, avaient démontré que cette substance se communiquait d'un corps à l'autre, sans même que ces corps fussent en contact. Ils avaient remarqué qu'on pouvait tirer des étincelles d'une verge de fer suspendue en l'air par un lien en soie ou en cheveux, et que, dans l'obscurité, cette verge de fer était lumineuse à ses deux bouts.
Le docte intendant des jardins du roi de France, Dufay, avait trouvé, en 1733, que le verre produisait par son frottement une autre électricité que la résine, et il avait distingué l'électricité vitreuse et l'électricité résineuse. Désaguliers, de 1739 à 1742, avait donné le nom de conducteur aux tiges métalliques à travers lesquelles l'électricité passait avec une rapide facilité. Enfin, en 1742, l'appareil électrique imaginé dans le siècle précédent par Otto de Guerike, l'habile inventeur de la machine pneumatique, ayant, par des perfectionnements successifs, reçu son organisation définitive, le professeur Bose à Wittemberg, le professeur Winkler à Leipsick, le bénédictin Gordon à Erfurt, le docteur Ludolf à Berlin, avaient, par d'assez fortes décharges, tué de petits oiseaux et mis le feu à l'éther, à l'alcool et à plusieurs corps combustibles.
La science en était arrivée là: elle produisait quelques curieux phénomènes dont elle ne donnait pas de satisfaisantes explications, lorsque Franklin s'en occupa par hasard, mais avec génie. Dans un voyage qu'il fit à Boston en 1746, l'année même où Muschenbroeck découvrit la fameuse bouteille de Leyde et ses phénomènes bizarres, il assista à des expériences électriques imparfaitement exécutées par le docteur Spence, qui venait d'Écosse. Peu après son retour à Philadelphie, la bibliothèque qu'il avait fondée reçut du docteur Collinson, membre de la Société royale de Londres, un tube en verre, avec des instructions pour s'en servir. Franklin renouvela les expériences auxquelles il avait assisté, y en ajouta d'autres, et fabriqua lui-même avec plus de perfection les machines qui lui étaient nécessaires. Il y ajouta la charge par cascades, qui devint la première batterie électrique, dont les effets furent supérieurs à ceux obtenus jusque-là. Avec sa sagacité pénétrante et inventive, il vit d'abord que les corps à pointe avaient le pouvoir d'attirer la matière électrique; il pensa ensuite que cette matière était un fluide répandu dans tous les corps, mais à l'état latent; qu'elle s'accumulait dans certains d'entre eux où elle était en plus, et abandonnait certains autres où elle était en moins; que la décharge avec étincelle n'était pas autre chose que le rétablissement de l'équilibre entre l'électricité en plus, qu'il appela positive, et l'électricité en moins, qu'il appela négative. Cette belle conclusion le conduisit bientôt à une autre plus forte encore.
La couleur de l'étincelle électrique, son mouvement brisé lorsqu'elle s'élance vers un corps irrégulier, le bruit de sa décharge; les effets singuliers de son action, au moyen de laquelle il fondit une lame mince de métal entre deux plaques de verre, changea les pôles de l'aiguille aimantée, enleva toute la dorure d'un morceau de bois sans en altérer la surface; la douleur de sa sensation, qui pour de petits animaux allait jusqu'à la mort, lui suggérèrent la pensée hardie qu'elle provenait de la même matière dont l'accumulation formidable dans les nuages produisait la lumière brillante de l'éclair, la violente détonation du tonnerre, brisait tout ce qu'elle rencontrait sur son passage lorsqu'elle descendait du ciel pour se remettre en équilibre sur la terre. Il en conclut l'identité de l'électricité et de la foudre. Mais comment l'établir? Sans démonstration, une vérité reste une hypothèse dans les sciences, et les découvertes n'appartiennent pas à ceux qui affirment, mais à ceux qui prouvent.
Franklin se proposa donc de vérifier l'exactitude de sa théorie en tirant l'éclair des nuages. Le premier moyen qu'il conçut fut d'élever jusqu'au milieu d'eux des verges de fer pointues qui l'attireraient. Ce moyen ne lui semblant point praticable parce qu'il ne trouva point de lieu assez haut, il en imagina un autre. Il construisit un cerf-volant formé par deux bâtons revêtus d'un mouchoir de soie. Il arma le bâton longitudinal d'une pointe de fer à son extrémité la plus élevée. Il attacha au cerf-volant une corde en chanvre, terminée par un cordon en soie. Au point de jonction du chanvre, qui était conducteur de l'électricité, et du cordon en soie qui ne l'était pas, il mit une clef, où l'électricité devait s'accumuler, et annoncer sa présence par des étincelles. Son appareil ainsi disposé, Franklin se rend dans une prairie un jour d'orage. Le cerf-volant est lancé dans les airs par son fils, qui le retient par le cordon de soie, tandis que lui-même, placé à quelque distance, l'observe avec anxiété. Pendant quelque temps il n'aperçoit rien, et il craint de s'être trompé. Mais tout d'un coup les fils de la corde se roidissent, et la clef se charge. C'est l'électricité qui descend. Il court au cerf-volant, présente son doigt à la clef, reçoit une étincelle, et ressent une forte commotion qui aurait pu le tuer, et qui le transporte de joie. Sa conjecture se change en certitude, et l'identité de la matière électrique et de la foudre est prouvée.
Cette vérification hardie, cette découverte immortelle qui devait le placer au premier rang dans la science, fut faite en juin 1752. Ses autres découvertes sur l'électricité dataient de 1747. Il avait expliqué alors la décharge électrique de la bouteille de Leyde par le rétablissement de l'équilibre entre l'électricité diverse qui réside dans ses deux parties; les différences de l'électricité vitreuse et résineuse, par les lois de l'électricité positive et de l'électricité négative. Dans ce moment, il expliqua la foudre par l'électricité elle-même. Il conjectura aussi que l'éclat mystérieux des aurores boréales provenait de décharges électriques opérées dans les régions élevées de l'atmosphère, où l'air, devenu moins dense, donnait à l'électricité une extension plus lumineuse.
De même que l'observation le menait ordinairement à une théorie, la théorie était toujours suivie pour lui d'une application utile. Il aimait à acquérir le savoir, mais encore plus à le faire servir aux progrès et au bien-être du genre humain. Il constata que des tiges de fer pointues, s'élevant dans l'air et s'enfonçant à quelques pieds dans la terre humide ou dans l'eau, avaient la propriété ou de repousser les corps chargés d'électricité, ou de donner silencieusement et imperceptiblement passage au feu de ces corps, ou encore de recevoir ce feu sans l'abandonner, s'il se précipitait sur elles par une décharge instantanée, et de le conduire jusqu'à sa grande masse terrestre sans qu'il fit aucun mal. Il conseilla dès lors de mettre à l'abri de l'électricité formidable des nuages les monuments publics, les maisons, les vaisseaux, au moyen de ces pointes salutaires qui les préservaient des atteintes ou des effets de la foudre. Non-seulement il détermina le mode d'action de ces pointes, mais il circonscrivit l'étendue circulaire de leur influence. A la grande découverte de l'électricité céleste il ajouta le bienfait rassurant des paratonnerres. L'Amérique et l'Angleterre les adoptèrent et s'en couvrirent. L'orageuse atmosphère fut désarmée de ses périls, et ceux-là seuls restèrent exposés aux coups de la foudre que l'ignorance ou le préjugé détourna de s'en garantir.
La renommée de Franklin se répandit bientôt, avec sa théorie, dans le monde entier. Une incrédulité négligente et presque railleuse avait accueilli, dans la Société royale de Londres, ses premières assertions, que le docteur Mitchell avait communiquées à cette illustre compagnie. Le Traité et les lettres où Franklin avait raconté ses expériences et développé ses explications y avaient été lus et écartés fort dédaigneusement; mais la science triompha bientôt du préjugé, la science qui a contre le doute la démonstration, et qui élève au-dessus du dédain par la gloire. Le Traité de Franklin, que publia un membre même de la Société royale, le docteur Fothergill, fut traduit en français, en italien, en allemand. Répandu sur tout le continent, il fit une révolution. Les expériences du philosophe américain, que Dalibard avait faites à Marly-le-Roi en même temps que lui, furent répétées à Montbard par le grand naturaliste Buffon; à Saint-Germain, par le physicien Delor, devant Louis XV, qui voulut en être témoin; à Turin, par le père Beccaria; en Russie, par le professeur Richmann, qui, recevant une décharge trop forte, tomba foudroyé, et donna un martyr à la science. Partout concluantes, elles firent adopter avec admiration le système nouveau, qui fut appelé franklinien, du nom de son auteur.
Tout d'un coup célèbre, le sage de Philadelphie devint l'objet des empressements universels, et fut chargé d'honneurs académiques. La médaille de Godfrey Coley lui fut décernée par la Société royale de Londres, qui, réparant son premier tort, le nomma l'un de ses membres, sans l'astreindre au payement de vingt-trois guinées que chacun de ceux-ci versait en y entrant. Les universités de Saint-André et d'Édimbourg en Écosse, celle d'Oxford en Angleterre, lui conférèrent le grade de docteur, qui servit depuis lors à le désigner dans le monde. L'Académie des sciences de Paris se l'associa, comme elle s'était associé Newton et Leibnitz. Les divers corps savants de l'Europe l'admirent dans leur sein. A cette gloire de la science, qu'il aurait étendue encore s'il y avait consacré son esprit et son temps, il ajouta la gloire politique. Il fut accordé à cet homme, heureux parce qu'il fut sensé, grand parce qu'il eut un génie actif et un coeur dévoué, de servir habilement et utilement sa patrie durant cinquante années, et, après avoir pris rang parmi les fondateurs immortels des vérités naturelles, de compter au nombre des libérateurs généreux des peuples.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VII
Vie publique de Franklin.—Divers emplois dont il est investi par la confiance du gouvernement et par celle de la colonie.—Son élection à l'Assemblée législative de la Pensylvanie.—Influence qu'il y exerce.—Ses services militaires pendant la guerre avec la France.—Ses succès à Londres comme agent et défenseur de la colonie contre les prétentions des descendants de Guillaume Penn, qui en possédaient le gouvernement héréditaire.
La vie publique de Franklin avait commencé bien avant que se terminât sa vie commerciale. Il les mêla quelque temps ensemble, jusqu'à ce qu'il se consacrât tout à fait à la première en abandonnant la seconde. Dès 1736, il avait été nommé secrétaire de l'Assemblée législative de Pensylvanie. Le maître général des postes en Amérique l'avait désigné, en 1737, comme son délégué dans cette colonie. A la mort de ce fonctionnaire important, survenue en 1753, le gouvernement britannique, appréciant son habileté, l'investit de cette grande charge, qui lui offrit l'occasion de rendre les relations plus actives et la civilisation plus étendue en Amérique, de procurer à l'Angleterre un revenu postal plus considérable, et de percevoir lui-même de vastes profits. Il déboursa beaucoup d'argent pendant les premières années pour améliorer ce service, qui rapporta ensuite trois fois plus, et dont se ressentirent utilement l'agriculture et le commerce des colonies.
La confiance qu'inspiraient son intelligente sagesse et son inaltérable justice lui valut les emplois les plus divers. Le gouverneur le nomma juge de paix; la corporation de la cité le choisit pour être l'un des membres du conseil commun, et ensuite alderman. Ses concitoyens, sans qu'il briguât leur suffrage, l'envoyèrent à l'assemblée de la province, et renouvelèrent d'eux-mêmes son mandat par dix élections successives. Il avait pour maxime de ne jamais demander, refuser ni résigner aucune place, et il les remplissait toutes aussi bien que s'il n'en avait eu qu'une seule.
Entré dans l'Assemblée de Pensylvanie, il y obtint un crédit immense. Il devint l'âme de ses délibérations, et rien ne s'y fit sans qu'il en inspirât le projet et qu'il en dirigeât l'exécution. Il avait toujours soin de disposer les esprits à ce qu'il fallait voter ou entreprendre par des publications courtes, vives, concluantes, qui lui valaient l'assentiment du public et entraînaient sa coopération. C'est ainsi qu'il fut le conseiller permanent de la colonie pendant la paix, et même son défenseur militaire pendant les guerres qui survinrent, après 1742 et 1754, entre la Grande-Bretagne et la France. Ces deux guerres, dont l'une éclata au sujet de la succession d'Autriche, et dont l'autre s'éleva à l'occasion de la Silésie que le roi de Prusse avait depuis peu conquise, divisèrent ces deux grandes puissances, qui embrassaient toujours des partis différents, par rivalité de politique et opposition d'intérêts. Durant la première, la France ayant attaqué, de concert avec le roi de Prusse, la maison d'Autriche, l'Angleterre se déclara en faveur de l'impératrice Marie-Thérèse; durant la seconde, la France s'étant unie à Marie-Thérèse pour envahir les États du roi de Prusse, l'Angleterre devint la protectrice de Frédéric II. Les effets de leur désaccord s'étendirent du continent d'Europe à celui d'Amérique.
Il fallut mettre les colonies en état de défense. La Pensylvanie en avait particulièrement besoin; elle n'avait ni troupes ni armes. Sur la provocation de Franklin, dix mille hommes s'associèrent pour s'organiser en milice et pour acquérir des canons. On en acheta huit à Boston, on en commanda à Londres; et Franklin alla en réclamer auprès du gouverneur royal de New-York, Clinton, qui ne voulait pas en donner d'abord, et de qui il en obtint dix-huit au milieu des épanchements adroits d'un repas. Il fut aussi chargé de négocier à Carlisle un traité défensif avec les six nations indiennes qui habitaient entre le lac Ontario et les frontières des colonies anglo-américaines. Ce traité, qu'il conclut de concert avec le président Norris, délégué comme lui auprès des belliqueux sauvages de la confédération iroquoise, couvrit au delà des monts Alleghanys les colonies que les batteries de canon protégèrent sur le littoral de la mer.
Mais le danger devint plus redoutable pendant la guerre de Sept Ans. Les Français du Canada, avec les sauvages de leur parti, descendirent les lacs pour attaquer les colonies anglaises du côté du continent. Celles-ci, alarmées, envoyèrent des commissaires à Albany pour aviser, avec les six nations indiennes, aux moyens de défense. Ces commissaires, au nombre desquels était Franklin, se réunirent en congrès la mi-juin de l'année 1754. Pour la première fois, on conçut et on proposa des projets d'union des treize colonies. Celui que présenta Franklin fut préféré à tous les autres. Il confiait le gouvernement de l'Union à un président nommé par la couronne et payé par elle, et en remettait la suprême direction à un grand conseil choisi par les représentants du peuple qui composaient les diverses assemblées coloniales. Ce plan, à peu près semblable à celui qu'adoptèrent les colonies au moment de leur émancipation, fut voté à l'unanimité dans le congrès d'Albany.
Mais il ne se réalisa point. Le gouvernement métropolitain le trouva trop démocratique, et y vit des dangers pour lui. Il craignit que les colonies ne devinssent belliqueuses en se défendant, et qu'en apprenant à se suffire à elles-mêmes elles ne parvinssent à se passer de lui. Il aima donc mieux se charger de leur défense, et il y envoya le général Braddock avec deux régiments. Les assemblées coloniales, de leur côté, eurent peur d'accroître la prérogative royale en mettant à leur tête un président qui dépendrait de la couronne; et elles ne voulurent pas s'exposer à affaiblir leur existence particulière par l'établissement d'une administration générale qui, les représentant toutes, serait supérieure à chacune d'elles. Cette organisation commune, qui devait faire la force, assurer la liberté, devenir la gloire des treize colonies changées en États-Unis, ne pouvait être un acte de simple prévoyance, mais de pressante nécessité. Elle fut ajournée de vingt ans.
Le général Braddock débarqua en Virginie, pénétra dans le Maryland, et se disposa, après avoir franchi les Alleghanys, à s'avancer, en longeant les lacs, jusqu'aux frontières du Canada. Les moyens de transport lui manquaient. L'actif et ingénieux Franklin lui procura en quelques jours cent cinquante chariots et quinze cents chevaux de selle et de bât qui lui étaient nécessaires. Il n'y parvint point sans s'engager personnellement pour quatre cent quatre-vingt mille francs envers ceux qui les fournirent. Secondé par l'industrieux dévouement de Franklin, le général Braddock se mit en marche ayant à côté de lui le colonel virginien George Washington, qui, à peine âgé de vingt-deux ans, avait donné des signes éclatants d'une bravoure entreprenante et froide et d'une prudence forte. Au début de la guerre, il avait surpris et mis en fuite un détachement de Français commandé par Jumonville, qui avait succombé dans cette rencontre; il connaissait parfaitement ce genre de guerre. Mais le général Braddock, qui ne savait que la guerre régulière, voulut se battre dans les ravins boisés de l'Amérique comme il aurait pu le faire dans les plaines découvertes de l'Europe. Il marcha avec des masses compactes contre des ennemis embusqués et des Indiens épars. Après avoir franchi les gués de la Monongahela pour aller attaquer le fort Duquesne, il fut surpris, mis en déroute, et tué. Sur quatre-vingt-six officiers de sa petite armée, vingt-six restèrent sur le champ de bataille et trente-sept furent blessés. George Washington, qui eut quatre balles dans son habit et deux chevaux tués sous lui, se retira avec les débris des troupes anglaises. Le jeune arpenteur de Virginie et l'ancien garçon imprimeur de Philadelphie, qui devaient se rendre l'un et l'autre si célèbres plus tard en défendant l'indépendance des colonies contre l'Angleterre, se distinguèrent alors en protégeant la sûreté des colonies contre la France.
Après la défaite de Braddock, Franklin fit voter par l'Assemblée de Pensylvanie une taxe de cinquante mille livres sterling (un million deux cent mille francs), à ajouter aux dix mille livres sterling (deux cent quarante mille francs) qui avaient été levées auparavant, sur sa proposition. Il obtint qu'on organisât régulièrement la milice, et qu'on la formât aux manoeuvres. Comme la frontière de cette colonie se trouvait particulièrement exposée aux invasions, et que les colons y étaient attaqués par les sauvages qui dévastaient leurs habitations, les tuaient et les scalpaient, Franklin fut chargé de la protéger au moyen d'une ligne de forts. Se plaçant à la tête d'une troupe d'environ cinq cents hommes armés de fusils et de haches, Franklin, qui était bon à tout, s'avança vers le nord-ouest, à l'âge de cinquante ans, dans les rigueurs du mois de janvier de l'année 1756, bivaqua au milieu des pluies et des neiges, fit le général et l'ingénieur, poursuivit les Indiens, qu'il éloigna, et éleva, dans des lieux propices et à des distances convenables, trois forts qui se soutenaient mutuellement. Dans ces forts construits avec des troncs d'arbres, entourés de fossés et de palissades, il laissa de petites garnisons sous les ordres du colonel Clapham, très-expérimenté dans la guerre contre les sauvages.
A son retour de Philadelphie, le régiment de la province le nomma son colonel. Cette nomination, qui lui avait été offerte et qu'il avait refusée dès 1742, il l'accepta en 1756; il passa en revue douze cents hommes bien équipés, pleins d'ardeur, enorgueillis de l'avoir pour chef. Mais le gouvernement britannique, conservant sa défiance à l'égard des colonies, cassa les bills qui y organisaient des forces permanentes, enleva les grades qui avaient été conférés, et pourvut à leur défense en y envoyant le général Loudon. Il leur demandait des taxes et non des troupes.
Cette question des taxes devint dès ce moment une source de difficultés, et mit les talents de Franklin dans un jour nouveau et éclatant. Avant de susciter le grave conflit qui divisa la Grande-Bretagne et ses colonies, elle amena une lutte très-vive entre la Pensylvanie et les héritiers de Guillaume Penn, qui étaient les propriétaires de cette colonie, d'après la charte de son établissement. Penn en avait été tout à la fois le fondateur et le gouverneur. Cédant une partie du vaste terrain qu'il avait reçu, il avait soustrait le reste de ses immenses domaines à toute espèce de taxe, afin de soutenir par là les charges et l'éclat du gouvernement colonial. Moyennant cette exemption d'impôts, il ne devait recevoir aucune rétribution pécuniaire. Ses descendants n'étaient plus dans la même position que lui; ils avaient quitté la colonie pour s'établir en Angleterre. N'ayant plus l'administration directe de la province, mais y déléguant des gouverneurs payés par elle, ils avaient perdu le droit d'exemption de taxes accordé à leur ancêtre sous une condition qui n'existait plus. Ils ne persistaient pas moins à l'exiger; et, dans les instructions qu'ils donnaient à leurs mandataires, ils leur avaient interdit de sanctionner les bills qui n'affranchiraient pas leurs propriétés des charges imposées au reste de la province. Depuis quelque temps le désaccord était devenu d'autant plus animé à cet égard, que l'Assemblée avait voté des levées d'argent fréquentes et considérables pour les besoins et la défense de la colonie. Les domaines des propriétaires étaient tout aussi bien protégés que ceux des colons, et il était juste qu'ils contribuassent également aux charges publiques. Néanmoins il avait fallu employer des moyens termes suggérés par l'adresse de Franklin, pour décider les gouverneurs à ne pas s'y montrer contraires.
Mais enfin, en 1757, l'Assemblée ayant voté pour le service du roi une somme de cent mille livres sterling (deux millions quatre cent quarante mille francs), dont une partie devait être remise au général Loudon, le gouverneur Denny en interdit la levée, parce qu'elle devait peser aussi sur les biens des propriétaires. Les représentants de la Pensylvanie, indignés de cet acte d'égoïsme et d'injustice, députèrent Franklin à Londres avec une pétition au roi, pour se plaindre de ce que l'autorité du gouverneur s'exerçait au détriment des privilèges de la colonie et des intérêts de la couronne.
Arrivé en Angleterre, le délégué de la Pensylvanie y trouva l'opinion publique mal instruite et mal disposée. On avait représenté la colonie comme ingrate envers les descendants de son fondateur, et comme refusant elle-même les moyens de résister aux Français du Canada et de repousser les sauvages des hauts lacs. Avec son habileté patiente, Franklin s'occupa de faire connaître la question avant de chercher à la faire résoudre. Il écrivit des articles dans les journaux, et il publia un ouvrage concluant sur la constitution de la Pensylvanie et les différends qui s'étaient élevés entre les gouverneurs et l'Assemblée de la colonie. Quand il eut rendus évidents le droit de la colonie et le tort des propriétaires; quand il eut montré que la première avait toujours agi dans un intérêt général et juste, que les seconds avaient recherché la satisfaction d'un intérêt particulier et non fondé, il poursuivit l'affaire devant les lords du conseil, qui en étaient les juges. Les propriétaires, redoutant une condamnation, entrèrent en arrangement. Ils se soumirent à être taxés dans leurs biens, à condition qu'ils le seraient d'une manière modérée et équitable. Cette transaction, ménagée par Franklin, fut agréée par la colonie.
Le succès qu'avait obtenu l'habile négociateur de la Pensylvanie lui fit un grand honneur dans le reste de l'Amérique. Aussi le Maryland, le Massachussets, la Géorgie, pleins de confiance en lui, le nommèrent leur agent auprès de la métropole. Il rendit profitable à toute l'Amérique anglaise la prolongation de son séjour à Londres. Ce fut sur son conseil et d'après ses indications que le premier et le plus grand des Pitt, lord Chatham, entreprit et exécuta la conquête du Canada. Franklin lui démontra ensuite combien la conservation de cette colonie française serait utile à la sûreté des colonies de la Grande-Bretagne, qui ne pourraient plus être envahies ou inquiétées du côté de la terre ferme. Après en avoir provoqué la conquête, il en prépara la cession. Le traité du 10 février 1763, qui termina la guerre de Sept Ans, laissa le Canada à l'Angleterre. Dès ce moment les colonies anglaises furent à l'abri de tout danger sur le continent américain, et purent se développer sans obstacle vers l'ouest. Lorsque Franklin, dont le fils avait été nommé gouverneur de New-Jersey, retourna à Philadelphie dans l'été de 1762, l'Assemblée de Pensylvanie, voulant le dédommager de ses dépenses et reconnaître l'efficace intervention de son patriotisme, lui accorda une indemnité de cinq mille livres sterling (cent vingt mille francs), et lui adressa des remercîments publics, tant, dit-elle, _pour s'être fidèlement ac__quitté de ses devoirs envers la province que pour avoir rendu des services nombreux et importants à l'Amérique en général, pendant son séjour dans la Grande-Bretagne_.
Après les différends de la Pensylvanie avec les descendants de son fondateur, survinrent des contestations plus graves entre toutes les colonies et la métropole. Cette fois aussi Franklin fut chargé de soutenir les droits de l'Amérique contre les prétentions de l'Angleterre.
CHAPITRE VIII
Seconde mission de Franklin à Londres.—Ses habiles négociations pour empêcher une rupture entre l'Angleterre et l'Amérique, au sujet des taxes imposées arbitrairement par la métropole à ses colonies.—Objet et progrès de cette grande querelle.—Rôle qu'y joue Franklin.—Sa prévoyance et sa fermeté.—Écrits qu'il publie.—Trames qu'il découvre.—Outrages auxquels il est en butte devant le conseil privé d'Angleterre.—Calme avec lequel il les reçoit, et souvenir profond qu'il en conserve.
Franklin n'avait pas combattu avec tant de persévérance et de succès les exigences des propriétaires de la Pensylvanie sans encourir leur inimitié. Ceux-ci, appuyés sur l'autorité du gouverneur, secondés par les partisans qu'ils conservaient encore dans la colonie, mirent tout en oeuvre pour écarter leurs adversaires de l'Assemblée, lors de son renouvellement à l'automne de 1764. Ils dirigèrent particulièrement leurs efforts contre l'élection de Franklin, qu'ils parvinrent à empêcher. Après quatorze années d'un mandat toujours donné sans opposition, toujours rempli avec dévouement, Franklin fut dépossédé de son siége dans l'assemblée coloniale; mais son parti, qui y conservait la majorité, l'envoya de nouveau, comme agent de la province, auprès de la cour d'Angleterre.
La veille de son départ, il fit à ses compatriotes des adieux touchants:
«Je vais, dit-il, prendre congé peut-être pour toujours du pays que je
chéris, du pays dans lequel j'ai passé la plus grande partie de ma vie.
Je souhaite toutes sortes de bonheur à mes ennemis.»
Il était chargé de supplier le roi de racheter des propriétaires le droit de gouverner la colonie. Mais un plus grand rôle l'attendait en Angleterre. «Cette seconde mission, dit le docteur William Smith, semblait avoir été préordonnée dans les conseils de la Providence; et l'on se souviendra toujours, à l'honneur de la Pensylvanie, que l'agent choisi pour soutenir et défendre les droits d'une seule province à la cour de la Grande-Bretagne, devint le champion intrépide des droits de toutes les colonies américaines, et qu'en voyant les fers qu'on travaillait à leur forger il conçut l'idée magnanime de les briser avant qu'ont pût les river.»
La querelle commença bientôt. Une taxe que le parlement d'Angleterre voulut, en 1765, étendre aux colonies, en fut le premier signal. Les Anglais jouissaient, dans toute l'étendue de l'empire britannique, des garanties politiques et civiles que leurs ancêtres avaient consacrées par la grande charte et par le bill des droits. La sûreté de leurs personnes, la liberté de leur pensée, la possession protégée de leurs biens, le vote discuté de l'impôt, le jugement par jury, l'intervention dans les affaires communes, voilà ce qu'ils tenaient de leur naissance et ce qu'ils devaient aux institutions de leur pays, si laborieusement acquises, si patiemment perfectionnées, si respectueusement maintenues. Ces garanties inviolables de leur liberté et de leur propriété, cette participation aux lois qui devaient les régir, les colons anglais les avaient transportées avec eux sur les rivages de l'Amérique septentrionale en s'y établissant. Ils les pratiquaient avec une fierté tranquille; il y étaient attachés invinciblement comme à un droit de leur sang, à une habitude de leur vie, à la première condition de leur honneur et de leur bien-être.
Quoique les treize colonies n'eussent pas la même composition sociale ni la même administration politique, elles avaient toutes les institutions fondamentales de l'Angleterre. Au sud et au nord de l'Hudson, les colonies différaient entre elles par la nature de leur population et le mode de leur culture. Au sud de l'Hudson, la Virginie, les Carolines, la Géorgie, avaient une organisation territoriale plus aristocratique. Les propriétaires y possédaient de plus vastes domaines; ils les transmettaient à leurs fils aînés, d'après la loi de succession de la métropole; en beaucoup d'endroits, il les faisaient cultiver par des esclaves. Au nord, au contraire, l'égalité civile la plus parfaite, fortifiée par l'indépendance chrétienne la plus absolue, avait rendu les colonies de Connecticut, de Rhode-Island, de Massachussets, de New-Hampshire, etc., des États purement démocratiques. Il n'y avait ni différence dans les conditions, ni majorats dans les familles, ni travail servile dans les campagnes; on n'y trouvait ni propriétaires puissants ni cultivateurs esclaves.
Non-seulement la composition, mais le gouvernement des colonies n'étaient pas les mêmes. Ainsi, d'après les chartes de leur fondation, les unes, comme la Pensylvanie, le Maryland, les Carolines et la Géorgie, cédées en propriété à un homme ou à un établissement, avaient à leur tête un gouverneur désigné par leurs propriétaires. Ce gouverneur y était chargé du pouvoir exécutif, et les administrait sous l'inspection et le contrôle de la couronne. D'autres, à l'instar de New-York, étaient régies par un gouverneur royal; d'autres, enfin, au nombre desquelles se trouvaient le Connecticut, le New-Jersey, le Massachussets, Rode-Island, le New-Hampshire, s'administraient sous le patronage de la mère patrie.
Mais si les colonies différaient sous ces rapports, elles se ressemblaient sous d'autres. Ainsi toutes étaient divisées en communes qui formaient le comté, en comtés qui formaient l'État, en attendant que les États formassent l'Union. Dans toutes, les communes décidaient librement les affaires locales; les comtés nommaient des représentants à l'Assemblée générale de l'État, qui était comme le parlement des colonies. Ce parlement, où l'on délibérait sur les intérêts communs de la colonie, où l'on faisait les bills qui devaient la régir, où l'on votait les taxes nécessaires à ses besoins, était plus démocratique que le parlement d'Angleterre. Il ne formait qu'une chambre, la grande noblesse féodale et le corps épiscopal, qui, dans la mère patrie, avaient donné naissance à la chambre des lords, n'ayant point traversé les mers. Il y avait bien une noblesse dans la Virginie et dans la Caroline, mais, en général, les émigrants qui avaient fondé les colonies appartenaient aux communes. La division de l'autorité législative, qui n'y existait point en vertu de la différence des classes, ne s'y était pas encore opérée, comme cela se fit après la guerre de l'indépendance, selon la science des pouvoirs. L'institution d'une pairie héréditaire n'avait pas été remplacée par l'établissement d'un sénat électif; une seule Assemblée, annuellement nommée, exerçait dans chaque colonie la souveraineté, sous le contrôle et la sanction du gouverneur.
Jusqu'alors, les colonies avaient exercé le droit de se taxer elles-mêmes. Le roi leur demandait, par l'entremise des gouverneurs, les subsides qui étaient nécessaires à la mère patrie, et elles votaient ces subsides librement. Outre les sommes extraordinaires que les Anglo-Américains accordaient dans ces moments de besoin, ils payaient sur leurs biens et sur leurs personnes des impôts montant à dix-huit pence par livre sterling; sur tous leurs offices, toutes leurs professions, tous leurs genres de commerce, des taxes proportionnées à leur gain, et s'élevant à une demi-couronne par livre. Ils acquittaient en outre un droit sur le vin, sur le rhum, sur toutes les liqueurs spiritueuses, et versaient au fisc anglais dix livres sterling par tête de nègres introduits dans les colonies à esclaves. Ce revenu considérable, que le gouvernement britannique percevait dans l'Amérique du Nord, correspondait à un profit non moins étendu qu'en retirait la nation anglaise en y exerçant le monopole du commerce et de la navigation. La métropole fournissait ses colonies de tous les objets manufacturés qu'elles consommaient. Celles-ci, dont la population et la richesse s'accroissaient avec une étonnante rapidité, avaient couvert de villes laborieuses et d'opulentes cultures une côte naguère déserte et boisée. Un peu plus d'un siècle avait suffi pour transformer quelques centaines de colons anglais en un peuple de deux millions cinq cent mille Américains, qui tirait de l'Angleterre, trois ans avant sa rupture avec elle, pour six millions vingt-deux mille cent trente-deux livres sterling de marchandises. Cette somme équivalait presque à la totalité des exportations anglaises dans le monde entier pendant l'année 1704, c'est-à-dire moins de trois quarts de siècle auparavant. Le revenu pour le trésor public, le gain pour la nation, la grandeur pour l'État, qui résultaient du prospère développement des colonies, de leur attachement filial et de leur libre dépendance, l'Angleterre les compromit par une orgueilleuse avidité et un téméraire esprit de domination.
Dès 1739, on avait proposé à Robert Walpole de les imposer, pour aider la métropole à soutenir la guerre contre l'Espagne; mais l'adroit et judicieux ministre avait répondu en ricanant: «Je laisse cela à faire à quelqu'un de mes successeurs qui aura plus de courage que moi et qui aimera moins le commerce. Ce successeur se rencontra en 1764. Le ministre Grenville ne craignit pas d'entrer dans la voie périlleuse des usurpations, en transportant au parlement britannique le droit de taxe, qui avait appartenu jusque-là aux assemblées américaines. Ce n'était pas seulement une innovation, c'était un coup d'État. Les colonies n'avaient point de représentant dans la Chambre des communes d'Angleterre, et ne pouvaient être légalement soumises à des décisions qu'elles n'avaient pas consenties. Grenville, néanmoins, présenta en 1764 au parlement, et fit adopter par lui en 1765, l'acte du timbre, qui frappait d'un droit toutes les transactions en Amérique, en obligeant les colons à acheter, à vendre, à prêter, à donner, à tester, sur du papier marqué, imposé par le fisc.
Déjà mécontentes de certaines résolutions prises en parlement dans l'année 1764, pour grever de taxes le commerce américain rendu libre avec les Antilles françaises, et pour limiter les payements en papier-monnaie et les exiger en espèces, les colonies ne se continrent plus à cette nouvelle. Elles regardèrent l'acte du timbre comme une atteinte audacieuse portée à leurs droits et un commencement de servitude si elles n'y résistaient pas: elles l'appelèrent la folie de l'Angleterre et la ruine de l'Amérique. Dans leur indignation unanime et tumultueuse, qui éclata en mouvements populaires et en délibérations légales, elles défendirent de se servir du papier marqué, contraignirent les employés chargés de le vendre à se démettre de leur office, pillèrent les caisses dans lesquelles il était transporté, et le brûlèrent. Les journaux américains, alors nombreux et hardis, soutinrent qu'il fallait s'unir ou mourir. Un congrès, composé des députés de toutes les colonies, s'assembla (7 octobre 1765) à New-York, et, dans une pétition énergique, se déclara résolu, tout en restant fidèle à la couronne, à défendre sans fléchir ses libertés. Faisant usage des armes redoutables qu'ils pouvaient employer contre l'Angleterre, les Anglo-Américains s'engagèrent mutuellement à se passer de ses marchandises, opposant ainsi l'intérêt de son commerce à l'ambition de son gouvernement. Une ligue de non-importation fut conclue, et, qui mieux est, observée. L'Amérique rompit commercialement avec la Grande-Bretagne.
Devant ces fortes manifestations et ces habiles mesures, la métropole céda. Un ministère nouveau, formé par le marquis de Rockingham, remplaça le cabinet que Grenville dirigeait avec une témérité si entreprenante. Franklin, entendu par la Chambre des communes, mit tant de clarté dans ses renseignements, tant d'esprit dans ses observations, tant de justesse dans ses conseils, qu'il contribua puissamment à ruiner l'acte du timbre, dont il fit sentir tout le poids pour l'Amérique et tout le péril pour l'Angleterre. Cet acte fut révoqué le 22 février 1766, mais avec une sagesse incomplète.
En effet, le gouvernement anglais renonça à une imprudente mesure, mais il ne se désista point du droit exorbitant qu'il s'était arrogé de la prendre. Il prétendait que le pouvoir législatif du parlement s'étendait sur toutes les parties du territoire britannique. La révocation de l'acte du timbre fut donc accompagnée d'un bill établissant que le roi, les lords et les communes de la Grande-Bretagne avaient le droit de faire des lois et des statuts obligatoires pour les colonies. Cette dangereuse théorie ne tarda point à recevoir une nouvelle application. Dans l'été de 1769, le gouvernement anglais, croyant que les colonies supporteraient plus facilement une taxe indirecte ajoutée au prix des objets de consommation qu'elles tiraient de la métropole, mit un droit sur le verre, le papier, le cuir, les couleurs et le thé. Il recommença ainsi la lutte qui devait aboutir cette fois à un entier assujettissement ou à une indépendance absolue des colonies.
L'Amérique résista à l'impôt des marchandises avec la même énergie et la même unanimité qu'à la taxe du timbre. La province de Massachussets, qui était la plus populeuse et la plus puissante, donna le signal de l'opposition. Elle avait provoqué la réunion du congrès de New-York en 1765, elle provoqua alors le renouvellement de la ligue coloniale contre l'importation des produits anglais. Son Assemblée ordinaire ayant été dissoute, elle convoqua hardiment une Assemblée extraordinaire sous le non de Convention. Elle s'imposa ces généreux sacrifices qui annoncent chez les peuples le profond sentiment du droit et les préparent, par les rudes efforts de la vertu, au difficile usage de la liberté. Des troupes furent envoyées dans Boston, capitale de cette province, où le sang coula, mais où la résistance ne faiblit point. La ligue fut signée dans les treize colonies. Partout on s'imposa des privations: on renonça à prendre du thé, on se vêtit grossièrement; on rejeta les matières premières et les objets manufacturés venant d'Angleterre; on ne consomma que les produits de l'Amérique, dont les fabriques naissantes furent protégées par des souscriptions. Unanimes et persévérantes dans leur système de non-importation, les colonies annulèrent ainsi le droit que s'arrogeait la métropole, en repoussant ses marchandises.
La perte imminente de ce vaste débouché, l'inutile et sanglant emploi des troupes envoyées de New-York dans le Massachussets, la crainte de détacher l'Amérique de l'Angleterre en l'habituant à lui désobéir et en l'obligeant à la détester, semblèrent ramener un moment le gouvernement britannique à de meilleurs conseils. Lord North, chef d'un nouveau ministère, supprima, le 5 mars 1770, toutes les taxes établies sur les marchandises, excepté celle sur le thé. Ce n'était point assez. La réconciliation ne fut pas entière, la défiance se maintint. Des confédérations secrètes se formèrent pour la défense des libertés américaines, et la lutte, restée sourde en 1771, reprit en 1772, lorsque le gouvernement anglais résolut d'assurer l'exécution de ses lois dans les colonies en y mettant les divers magistrats sous la dépendance unique de la couronne.
Franklin n'était point resté inactif durant cette longue crise. Après son efficace intervention contre la taxe du timbre, il avait été nommé agent du Massachussets, du New-Jersey et de la Géorgie. Il n'avait rien oublié pour réconcilier la Grande-Bretagne et l'Amérique, en éclairant l'une sur ses intérêts, et en soutenant l'autre dans ses droits. Il aurait voulu maintenir l'intégrité de l'empire britannique, mais il était trop clairvoyant pour ne pas en apercevoir l'extrême difficulté. Il jugea de bonne heure, avec son ferme bon sens, toute la gravité et toute l'étendue du désaccord survenu. Il prévit que ce désaccord conduirait presque inévitablement à une rupture; que cette rupture entraînerait une guerre redoutable; que cette guerre exigerait des sacrifices prolongés; que, pour persévérer dans ces sacrifices, déjà difficiles aux peuples fortement constitués, un peuple nouveau devait se pénétrer peu à peu des sentiments de patriotisme et de dévouement qui les inspirent; qu'il fallait, pour lui donner ces sentiments, épuiser tous les moyens de conciliation, et le convaincre ainsi tout entier qu'il ne lui restait d'autre ressource que celle de s'insurger et de vaincre.
C'est d'après cette opinion, que partageaient avec lui John Jay, John Adams, George Washington, Thomas Jefferson, et d'autres excellents personnages qui prirent rang parmi les sauveurs de l'Amérique, qu'il se conduisit, soit dans ses rapports avec le gouvernement métropolitain, soit dans ses conseils à ses compatriotes. Il publia de nombreux écrits pour éclairer l'Angleterre sur l'injustice et la faute qu'elle commettait. Il exposa d'une manière claire et piquante les priviléges et les griefs des colonies. Dans le premier ouvrage qu'il imprima, avec cette épigraphe: Les flots ne se soulèvent que lorsque le vent souffle, il prouva que le parlement où les colonies n'étaient point représentées, n'avait pas plus le droit de les taxer qu'il ne possédait celui de taxer le Hanovre. Afin de mettre en évidence l'absurdité de cette prétention, il fit imprimer et répandre un édit supposé du roi de Prusse, qui établissait une taxe sur les habitants de l'Angleterre comme descendants d'émigrés de ses domaines. Ne se contentant point de la démonstration du droit, il s'adressa à l'intérêt de l'Angleterre et l'avertit que, si elle persistait dans ce système d'illégalité et d'oppression, elle perdrait les colonies et se mutilerait de ses propres mains. C'est ce qu'il exposa, sous la forme ironique du conseil, dans une brochure intitulée Moyen de faire un petit État d'un grand empire.
Mais ses sages avis, ses courageuses remontrances, ses ingénieuses et prophétiques menaces, n'eurent aucune influence sur le gouvernement britannique. Il est des moments où ceux qui conduisent les États ne voient et n'écoutent rien. On ne les éclaire pas en les avertissant, on les irrite. Franklin devint suspect aux ministres anglais et haï du roi. On l'accusa de fomenter la résistance des colonies et de les pousser à rompre avec la métropole, d'après un plan perfidement conçu et astucieusement suivi. La couronne étendit donc sur elles ses usurpations, et crut, en diminuant leurs priviléges, les priver des moyens de lui désobéir. C'est alors qu'elle voulut y placer dans sa dépendance la justice comme l'administration. Introduisant cette innovation dans le Massachussets, elle paya le président de la cour supérieure, qui avait reçu jusqu'alors ses appointements de la colonie. L'Assemblée protesta; elle fut dissoute. Le complot contre les libertés de cette puissante province ne s'arrêta point là. Le gouverneur Hutchinson, le secrétaire André Olivier, et quelques colons infidèles, avaient écrit en Angleterre pour provoquer la révocation de la charte du Massachussets et l'emploi de mesures coercitives. Ces lettres tombèrent entre les mains de Franklin, qui les communiqua à ses commettants. L'indignation qu'on en ressentit dans la colonie fut extrême. La chambre des représentants porta plainte contre les coupables auteurs de cette correspondance, comme ayant suggéré des mesures tendant à détruire l'harmonie entre la Grande-Bretagne et la colonie de Massachussets, fait introduire une force militaire dans cette colonie, et comme s'étant rendus responsables des malheurs causés par la collision des soldats et des habitants. Elle les accusa devant le conseil privé d'Angleterre. Franklin fut chargé de poursuivre l'accusation.
Le ministère anglais et le roi George, qui le détestaient, crurent avoir trouvé l'occasion de le perdre en le diffamant. Un avocat hardi, facétieux, impudent, nommé Wedderburn, fut chargé de défendre les accusés et d'outrager l'accusateur. Le vénérable docteur Franklin, que le monde entier admirait et respectait, fut, pendant plusieurs heures, en butte à de grossiers sarcasmes et aux plus violentes injures. L'avocat Wedderburn le traita de voleur de lettres, dit qu'il voulait le faire marquer du sceau de l'infamie, et il provoqua plusieurs fois le rire indécent des lords du conseil, qui s'associèrent aux outrages de ce déclamateur vénal. Quant à lui, assis en face de l'avocat, il l'écouta fort tranquillement et du visage le plus serein. A chaque injure il faisait un petit signe de la main par-dessus son épaule, pour indiquer que l'injure passait outre et ne l'atteignait pas. Mais, sous la forte impassibilité du sage, le ressentiment pénétra dans le coeur froissé de l'homme, et Franklin dit en sortant à un ami qui l'avait accompagné: «Voilà un beau discours, que l'acheteur n'a pas encore fini de payer; il pourra lui coûter plus cher qu'il ne pense.» George III le paya, en effet, bientôt de la perte de l'Amérique. Le souvenir que Franklin conserva de cette séance du 20 janvier 1774, où les provocateurs des usurpations anglaises furent absous avec honneur, où le défendeur des libertés américaines fut diffamé avec préméditation, resta profondément gravé dans son âme. L'habit complet de velours de Manchester qu'il portait le jour où il fut ainsi offensé, il s'en revêtit quatre ans après, le 6 février 1778, en signant à Paris, avec le plénipotentiaire du roi de France, le traité d'alliance qui devait faciliter la victoire et assurer l'indépendance des colonies insurgées.
CHAPITRE IX
Destitution de Franklin comme maître général des postes en Amérique.—Mesures prises contre Boston et la colonie de Massachussets.—Réunion à Philadelphie d'un congrès général conseillé par Franklin.—Nobles suppliques de ce congrès transmises à Franklin, et repoussées par le roi et les deux chambres du parlement.—Plans de conciliation présentés par Franklin.—Magnifique éloge que fait de lui lord Chatham dans la Chambre des pairs.—Son départ pour l'Amérique.
Le gouvernement anglais, qui avait espéré atteindre Franklin dans sa réputation, voulut l'atteindre aussi dans sa fortune: il le destitua de sa charge de maître général des postes en Amérique. Disposé à suivre les voies de la violence, il trouva une occasion de s'y précipiter. La taxe sur le thé avait été maintenue. La Compagnie des Indes ayant expédié soixante caisses de thé en Amérique, les villes de Philadelphie et de New-York renvoyèrent celles qui leur étaient adressées; mais la ville de Boston alla plus loin, elle les jeta à la mer.
Ce procédé violent excita la colère et enhardit le despotisme du gouvernement métropolitain, qui se décida à ruiner le commerce de la ville de Boston, à révoquer les priviléges de la province de Massachussets, et à dompter toute résistance de la part des Anglo-Américains. En mars 1774, lord North demanda au parlement: le blocus de Boston; la nomination par la couronne des conseillers du gouverneur, des juges, des divers magistrats, de tous les employés du Massachussets, sans que les représentants de la colonie pussent s'entremettre dans son administration; la faculté de faire juger hors de la colonie, et jusqu'en Angleterre, quiconque, dans un tumulte, aurait commis un homicide ou tout autre crime capital; l'autorisation de loger les soldats chez les habitants. Toutes ces propositions furent votées. Une flotte alla bloquer Boston, où le général Gage s'établit avec une petite armée, tandis qu'on leva en Angleterre des forces plus considérables pour écraser les colonies si elles osaient remuer.
L'indignation contre les nouveaux actes du parlement anglais fut générale en Amérique. Boston se décida à résister avec courage, et toutes les colonies résolurent de soutenir Boston avec vigueur. Elles comprirent que la province de Massachussets serait le tombeau ou l'asile de la liberté américaine. La belliqueuse Virginie donna l'exemple. Son assemblée implora la miséricorde de Dieu par un jour de jeûne, de prières et de douleur; et, cassée par le gouverneur, elle déclara, avant de se séparer, que faire violence à une colonie, c'était la faire à toutes. On renouvela, en la rendant plus rigoureuse, la ligue pour interdire non-seulement toute importation, mais encore toute exportation avec l'Angleterre. Dans le Massachussets, les anciens magistrats cessèrent leurs fonctions; les nouveaux refusèrent de les remplir, soit volontairement, soit par crainte. Il n'y eut plus de justice; il ne resta que la guerre, à laquelle on s'apprêta de toutes parts. On leva des compagnies, on fabriqua de la poudre. Les hommes s'exercèrent aux armes, les femmes fondirent des balles, et une armée accourut pour s'opposer aux entreprises du général Gage, lequel s'était posté, avec six régiments et de l'artillerie, sur une langue de terre qui séparait du continent Boston, déjà bloqué par des vaisseaux de guerre du côté de la mer.
Il fallait que les sentiments de toutes les colonies trouvassent un organe unique, que leurs efforts reçussent une direction commune. Franklin avait écrit, une année auparavant: «La marche la plus sage et la plus utile que pourraient adopter les colonies serait d'assembler un congrès général….. de faire une déclaration positive et solennelle de leurs droits, de s'engager réciproquement et irrévocablement à n'accorder aucun subside à la couronne… jusqu'à ce que ces droits aient été reconnus par le roi et par les deux chambres du parlement; et enfin, de communiquer cette résolution au gouvernement anglais. Je suis convaincu qu'une telle démarche amènerait une crise décisive; et, soit qu'on nous accordât nos demandes, soit qu'on recourût à des mesures de rigueur pour nous forcer à nous en désister, nous n'en parviendrions pas moins à notre but; car l'odieux qui accompagne toujours l'injustice et la persécution contribuerait à nous fortifier, en resserrant notre union; et l'univers reconnaîtrait que notre conduite a été honorable.» Ce conseil, donné dans l'été de 1773, fut suivi dans celui de 1774. Un congrès général fut convoqué, et se réunit le 5 septembre à Philadelphie, capitale de la plus centrale des colonies.
Ce congrès était composé de cinquante-cinq membres. Choisi parmi les hommes les plus accrédités, les plus habiles, les plus respectés des treize colonies, il comptait dans son sein les Peyton Randolph, les George Washington, les Patrick Henry, les John Adams, les Livingston, les Rutledge, les John Jay, les Lee, les Mifflin, les Dickinson, etc., qui se rendirent les immortels défenseurs de l'indépendance américaine. C'est ainsi que savent élire les peuples qui sont devenus capables de se gouverner. Ils choisissent bien, et ils obéissent de même. Ils délèguent les choses difficiles aux hommes supérieurs, qu'ils suivent avec docilité après les avoir investis de toute leur confiance avec discernement. Ce congrès mémorable, où l'accord des esprits prépara l'accord des actes, décida qu'il fallait soutenir Boston contre les forces anglaises, et lever des contributions pour venir à son aide, encourager et entretenir la résistance de la province de Massachussets contre les mesures oppressives du parlement britannique. Il publia en même temps une déclaration des droits qui appartenaient aux colonies anglaises de l'Amérique septentrionale, en vertu des lois de la nature, des principes de la constitution britannique et des chartes concédées. Cette déclaration solennelle fut accompagnée d'une pétition au roi, d'une adresse au peuple de la Grande-Bretagne, et d'une proclamation à toutes les colonies anglaises.
Un profond sentiment de la justice de leur cause, une ferme confiance dans leurs forces, la dignité d'hommes libres, le respect de sujets encore fidèles, l'affection de concitoyens désireux de n'être pas contraints à devenir des ennemis pour ne pas se laisser réduire à être des esclaves, respiraient dans tous les actes de ces fiers et énergiques Américains. Ils disaient au peuple anglais: «Sachez que nous nous croyons aussi libres que vous l'êtes; qu'aucune puissance sur la terre n'a le droit de nous prendre notre bien sans notre consentement; que nous entendons participer à tous les avantages que la constitution britannique assure à tous ceux qui lui sont soumis, notamment à l'inestimable avantage du jugement par jury; que nous regardons comme appartenant à l'essence de la liberté anglaise que personne ne puisse être condamné sans avoir été entendu, ni puni sans avoir eu la faculté de se défendre; que nous pensons que la constitution ne donne point au parlement de la Grande-Bretagne le pouvoir d'établir sur aucune partie du globe une forme de gouvernement arbitraire. Tous ces droits, et bien d'autres qui ont été violés à plusieurs reprises, sont sacrés pour nous comme pour vous.» Ils le conjuraient de ne pas en souffrir plus longtemps l'infraction à leur égard, et de nommer un parlement pénétré de la sagesse et de l'indépendance nécessaires pour ramener entre tous les habitants de l'empire britannique l'harmonie et l'affection que désirait ardemment tout vrai et tout honnête Américain.
Dans la supplique au roi, ils disaient que, loin d'introduire aucune nouveauté, ils s'étaient bornés à repousser les nouveautés qu'on avait voulu établir à leurs dépens; qu'ils ne s'étaient rendus coupables d'aucune offense, à moins qu'on ne leur reprochât d'avoir ressenti celles qui leur avaient été faites. Ils rappelaient à George III que ses ancêtres avaient été appelés à régner en Angleterre pour garantir une nation généreuse du despotisme d'un roi superstitieux et implacable; que son titre à la couronne était le même que celui de son peuple à la liberté; qu'ils ne voulaient pas déchoir de la glorieuse condition de citoyens anglais, et supporter les maux de la servitude qu'on préparait à eux et à leur postérité. Ils ajoutaient: «Comme Votre Majesté a le bonheur, entre tous les autres souverains, de régner sur des citoyens libres, nous pensons que le langage d'hommes libres ne l'offensera point. Nous espérons, au contraire, qu'elle fera tomber tout son royal déplaisir sur ces hommes pervers et dangereux qui, s'entremettant audacieusement entre votre royale personne et ses fidèles sujets, s'occupant depuis quelques années à rompre les liens qui unissent les diverses parties de votre empire, abusant de votre autorité, calomniant vos sujets américains, et poursuivant les plus désespérés et les plus coupables projets d'oppression, nous ont à la fin réduits, par une accumulation d'injures trop cruelles pour être supportées plus longtemps, à la nécessité de troubler de nos plaintes le repos de Votre Majesté.»
Toutes ces pièces furent envoyées à Franklin. Le prévoyant négociateur de l'Amérique ne croyait pas plus que le sage Washington et la plupart des membres du congrès à la possibilité d'une réconciliation avec l'Angleterre. Néanmoins, faisant son devoir jusqu'au bout, il avait agi comme s'il n'en avait pas désespéré. Un nouveau parlement s'était réuni le 29 novembre 1774, et le ministère avait engagé une négociation indirecte avec Franklin. On lui avait demandé quelles seraient les conditions d'un retour des colonies à l'obéissance. Il les avait rédigées en dix-sept articles. Les principaux de ces articles étaient l'abandon du droit sur le thé, dont les cargaisons détruites seraient payées par Boston; la révision des lois sur la navigation, et le retrait des actes restrictifs pour les manufactures coloniales; la renonciation, de la part du parlement d'Angleterre, à tout droit de législation et de taxe sur les colonies; la faculté accordée aux colonies de s'imposer en temps de guerre proportionnellement à ce que payerait l'Angleterre, qui, en temps de paix, aurait le monopole du commerce colonial; l'interdiction d'envoyer des troupes sur le territoire américain sans le consentement des assemblées législatives des provinces; le payement par ces assemblées des gouverneurs et des juges nommés par le roi; la révocation des dernières mesures prises contre le Massachussets.
Ces articles, discutés tour à tour avec les docteurs Barclay, Fothergill, les lords Hyde et Howe, amis du ministère, et remaniés même sur quelques points, ne furent point agréés par le ministre des colonies, lord Darmouth, ni par le chef du cabinet, lord North. La pétition du congrès au roi, qui survint pendant cette négociation détournée, ne produisit pas plus d'effet. Elle fut reçue avec un silencieux dédain. L'adresse au peuple de la Grande-Bretagne ne rendit pas le nouveau parlement plus circonspect, plus juste, plus prévoyant que l'ancien. Une majorité obséquieuse et téméraire, enivrée de l'orgueil métropolitain, et entraînée par la politique étourdie du ministère, pensa qu'il ne fallait point ramener les colonies par des concessions, mais les soumettre par les armes.
Des voix généreuses s'élevèrent cependant en leur faveur dans le parlement. Wilkes et Burke, à la chambre des communes, lord Chatham, à la chambre des lords, se firent leurs défenseurs. Ce grand homme d'État prévit, déplora et aurait voulu éviter leur séparation, que provoquait l'Angleterre même, dont il avait, pendant sa glorieuse administration, relevé la puissance. Il avait appris du docteur Franklin, qui l'avait visité dans sa terre de Hayes, et chez lequel il s'était rendu lui-même avec un certain éclat à Londres, l'état réel des populations anglo-américaines, les limites de leurs prétentions comme celles de leur obéissance. Il avait applaudi à la pétition énergique et mesurée qu'elles avaient adressée au roi, et il avait dit à Franklin que «le congrès assemblé à Philadelphie avait agi avec tant de calme, de sagesse, de modération, qu'il croyait qu'on chercherait en vain une plus respectable assemblée d'hommes d'État, depuis les plus beaux siècles des Grecs et des Romains.»
Au moment où cette redoutable affaire avait été agitée dans le parlement, tout accablé qu'il était par l'âge et par les infirmités, lord Chatham s'était rendu à la Chambre des pairs pour empêcher la guerre entre la métropole et les colonies, s'il en était temps encore. Il y avait introduit lui-même Franklin, d'après le conseil duquel il demanda que les troupes fussent retirées de Boston, comme le premier pas à faire dans la voie désirable d'un accord. Il parla avec toute l'autorité de la prévoyance et toute l'inutilité de l'opposition. Sa motion fut rejetée. Franklin sortit de cette séance (20 janvier 1775) pénétré d'enthousiasme pour le noble patriotisme, l'esprit vaste, la parole pathétique de ce puissant orateur. Il écrivit aussitôt à lord Stanhope, ami de lord Chatham: «Le docteur Franklin est plein d'admiration pour cet homme véritablement grand. Il a souvent rencontré dans le cours de sa vie l'éloquence sans sagesse et la sagesse sans éloquence; mais il les trouve ici réunies toutes deux.»
Quelques jours après (le 2 février 1775), lord Chatham, sans se laisser rebuter par un premier échec, présenta un plan de réconciliation assez conforme aux idées de Franklin. Celui-ci assista encore à la séance de la chambre des lords, où fut habilement développé le plan d'une union sur le point de se rompre pour toujours. Lord Sandwich répondit à lord Chatham: il le fit avec violence. En combattant le défenseur des colonies, il ne craignit pas d'attaquer leur agent, qu'il avait aperçu dans l'assemblée. Il demanda qu'on ne prît point en considération et qu'on rejetât sur-le-champ un projet qui ne lui paraissait pas être la conception d'un pair de la Grande-Bretagne, mais l'oeuvre de quelque Américain. Se retournant alors vers la barre où était appuyé Franklin, il ajouta en le regardant: «Je crois avoir devant moi la personne qui l'a rédigé, l'un des ennemis les plus cruels et les plus acharnés qu'ait jamais eus l'Angleterre.»
Franklin n'éprouva aucun trouble en entendant cette soudaine apostrophe et en voyant tous les yeux dans l'assemblée dirigés sur lui. Il semblait, au calme de son visage et à l'aisance de son regard, que l'attaque véhémente de lord Sandwich s'adressait à un autre. Mais il ne put se défendre d'une émotion intérieure lorsque lord Chatham, dont les ducs de Richmont, de Manchester, les lords Shelburne, Camdem, Temple, Littleton, avaient appuyé la proposition, reprenant la parole, releva l'opinion blessante qu'avait exprimée lord Sandwich sur Franklin, et voulut faire connaître au monde entier les sentiments que lui inspirait cet homme illustre et respectable. «Je suis, dit-il avec une noblesse un peu hautaine, le seul auteur du plan présenté à la chambre. Je me crois d'autant plus obligé de faire cette déclaration, que plusieurs de vos seigneuries semblent en faire peu de cas; car, si ce plan est si faible, si vicieux, il est de mon devoir de ne pas souffrir qu'on soupçonne qui que ce soit d'y avoir pris part. On a reconnu que jusqu'ici mon défaut n'était pas de prendre des avis et de suivre les suggestions des autres. Mais je n'hésite pas à déclarer que, si j'étais premier ministre en ce pays, je ne rougirais point d'appeler publiquement à mon aide un homme qui connaît les affaires d'Amérique aussi bien que la personne à laquelle on a fait allusion d'une manière si injurieuse; un homme pour la science et la sagesse duquel toute l'Europe a la plus haute estime, qu'elle place sur le même rang que nos Boyle et nos Newton, et qui fait honneur non-seulement à la nation anglaise, mais à la nature humaine.» Ce magnifique éloge, sorti d'une bouche si imposante et si fière, faillit faire perdre contenance au philosophe de Philadelphie, que n'avaient pas embarrassé un seul instant les injures de lord Sandwich.
Les habitants du Massachussets furent déclarés rebelles, et de nouvelles troupes partirent pour aller joindre celles que commandait déjà le général Gage, chargé de les châtier et de les soumettre. Franklin comprit que, l'épée étant tirée du fourreau, la guerre ne se terminerait que par l'assujettissement ou l'indépendance des colonies américaines. Il ne pouvait plus rester en Angleterre avec utilité pour sa patrie et sans danger pour lui-même. Objet des soupçons et de l'animadversion du gouvernement britannique, il avait été prévenu qu'on songeait à le faire arrêter, sous prétexte qu'il avait fomenté une rébellion dans les colonies. Il se mit en garde contre ce dessein avec une vigilante finesse, et prépara clandestinement son départ. Il demanda plusieurs rendez-vous politiques pour le soir même du jour où il devait avoir quitté l'Angleterre. En croyant le tenir toujours sous sa main, le ministère ne devait pas se hâter de le prendre, s'il en avait l'intention. On le supposait encore à Londres, qu'il était déjà en mer, voguant pour l'Amérique, à laquelle il portait les conseils de son expérience, les ressources de son habileté, les ardeurs de son patriotisme, l'éclat et l'autorité de sa renommée.
Le rôle de conciliateur était fini pour Franklin, celui d'ennemi allait commencer: il devait être aussi opiniâtre dans l'un qu'il s'était montré patient dans l'autre. Franklin ne prenait jamais son parti faiblement. En chaque situation, plaçant son but là où se trouvait le devoir envers son pays, il y marchait avec clairvoyance et avec courage, sans détour comme sans lassitude. Il savait que, dans les débats des hommes et dans les luttes des peuples, celui-là l'emporte toujours qui veut le mieux et le plus longtemps. Pour donner dès lors à ses compatriotes cette volonté qui sait entreprendre, qui peut durer, qui doit prévaloir, cette volonté puissante qu'éclaire la vue de l'intérêt, qu'entretient le sentiment du devoir, qu'anime la force de la passion, il fallait la former peu à peu, la rendre profonde et unanime, afin qu'elle devînt inflexible et victorieuse. C'est à quoi il s'appliqua; il mit tous ses soins et toute son adresse à faire reconnaître à l'Amérique entière l'inévitable nécessité de la résistance par l'évidente impossibilité de la réconciliation. Cette politique du sage philosophe Franklin fut celle du vertueux général Washington et du ferme démocrate Jefferson, c'est-à-dire des trois plus illustres fondateurs de l'Union américaine. Mais, après avoir été conduite à une rupture avec l'Angleterre, l'Amérique avait besoin qu'on tirât de cette rupture son indépendance, et que, pour assurer et affermir cette indépendance, on pourvût à sa défense militaire et à son organisation politique, on lui donnât des armées, on lui procurât des alliances, on lui assurât des institutions. Ici, avec une nouvelle situation, commence pour Franklin une oeuvre nouvelle. A toutes les gloires qu'il a déjà acquises va se joindre celle de présider à la naissance, de concourir au salut, de travailler à la constitution d'un grand peuple.
CHAPITRE X
Retour de Franklin en Amérique.—Sa nomination et ses travaux comme membre de l'Assemblée de Pensylvanie et du congrès colonial.—Résistance armée des treize colonies.—Leur mise hors de la protection et de la paix du roi par le parlement britannique.—Leur déclaration solennelle d'indépendance, et leur constitution en États-Unis.—Organisation politique de la Pensylvanie sous l'influence de Franklin.—Mission sans succès de lord Howe en Amérique.—Premières victoires des Anglais.—Situation périlleuse des Américains.—Envoi de Franklin en France pour y demander du secours et y négocier une alliance.
Embarqué le 22 mars 1775, Franklin arriva, après six semaines de traversée, au cap Delaware, et remit le pied sur cette terre d'Amérique qu'il avait laissée onze années auparavant cordialement soumise à la mère patrie, et qu'il trouva prête à affronter avec un magnanime élan tous les périls d'une insurrection sans retour et d'une guerre sans réconciliation. Il y fut reçu avec les témoignages d'une affectueuse reconnaissance et d'une vénération universelle. Le lendemain même du jour où il entra à Philadelphie, la législature de la Pensylvanie le nomma, d'une commune voix, membre du second congrès qui venait de se réunir le 10 mai dans cette ville. La guerre avait déjà éclaté. Quelques détachements de l'armée anglaise s'étaient, le 10 avril 1775, avancés jusqu'à Lexington et à Concord, y avaient commis d'odieux ravages, et avaient été obligés de se replier précipitamment sur Boston, poursuivis par les miliciens américains, peu aguerris, mais pleins d'ardeur et de courage.
L'attaque de Lexington et de Concord avait irrité l'Amérique au dernier point. Le congrès décida à l'unanimité que les colonies devaient être mises en état de défense (15 juin 1776), et à l'unanimité aussi il décerna le commandement suprême des forces continentales au général Washington. Admirable accord! Il n'y avait ni envie dans les coeurs, ni dissentiment dans les volontés. Le peuple donnait l'autorité avec confiance, les chefs l'acceptaient avec modestie et l'exerçaient avec dévouement.
Franklin, qui fut à cette époque chargé des missions les plus délicates, consacra tout son temps à la chose publique. Membre de l'assemblée de Pensylvanie et du congrès, il se partageait entre les intérêts de sa province et ceux de l'Amérique entière. Dès six heures du matin, il allait au comité de sûreté chargé de pourvoir à la défense de la Pensylvanie; il y restait jusqu'à neuf. De là il se rendait au congrès, qui ne se séparait qu'à quatre heures après midi. «La plus grande unanimité, écrivait-il à un de ses amis de Londres, règne dans ces deux corps, et tous les membres sont très-exacts à leur poste. On aura peine à croire, en Angleterre, que l'amour du bien public inspire ici autant de zèle que des places de quelques mille livres le font chez vous.»
Deux jours après l'élévation de Washington au commandement militaire, et un peu avant son arrivée au camp de Cambridge, le général Gage, pressé entre Boston et les troupes américaines que dirigeait encore le général Ward, attaqua celles-ci pour se dégager du côté de Bunker'hill. Il obtint un succès partiel, mais insignifiant. Ce fut l'unique avantage que remporta le général Gage. Depuis lors il fut serré de près par le vigilant Washington dans la presqu'île de Boston, et fut remplacé bientôt par le général Howe, envoyé en Amérique avec des forces supérieures. Vers cette époque, Franklin, auquel son bon sens autant que son désir faisait dire que «la Grande-Bretagne avait perdu les colonies pour toujours,» écrivit avec originalité et non sans calcul, à un de ses correspondants d'Angleterre qui semblait douter de la persévérance et de la réussite des Yankees, comme on appelait les Anglo-Américains: «La Grande-Bretagne a tué dans cette campagne cent cinquante Yankees, moyennant trois millions de dépenses, ce qui fait vingt mille livres par tête; et sur la montagne Bunker, elle a gagné un mille de terrain, dont nous lui avons repris la moitié en nous postant sur la partie cultivée. Dans le même temps, il est né en Amérique soixante mille enfants sur notre territoire. D'après ces données, sa tête mathématique trouvera facilement, par le calcul, quels sont et les dépenses et le temps nécessaires pour nous tuer tous et conquérir nos possessions.»
L'Angleterre ne voulut pas comprendre la gravité de cette situation. Elle ne vit pas que les Américains avaient encore plus d'intérêt à lui résister qu'elle n'en avait à les soumettre, et qu'ils déploieraient pour affermir leur liberté politique autant d'énergie qu'en avaient montré leurs opiniâtres ancêtres pour assurer leur liberté religieuse. Au lieu d'accueillir une dernière supplication que les colonies adressèrent à la mère patrie pour se réconcilier avec elle si les bills attentatoires à leurs priviléges étaient révoqués, le parlement britannique les mit hors de la paix du roi et de la protection de la couronne. A cette déclaration d'inimitié il n'y avait plus à répondre que par une déclaration d'indépendance. Le moment était venu pour l'Amérique de se détacher entièrement de l'Angleterre, et les esprits y étaient merveilleusement préparés.
Le congrès donc, sur le rapport d'une commission composée de Benjamin Franklin, de Thomas Jefferson, de John Adams, de Rogers Sherman, de Philipp Livingston, annonça, le 4 juillet 1776, que les treize colonies, désormais affranchies de toute obéissance envers la couronne britannique, et renonçant à tout lien politique avec l'Angleterre, formaient des États libres et indépendants, sous le nom d'États-Unis d'Amérique. Cette mémorable déclaration d'indépendance fut rédigée par l'avocat virginien Jefferson avec une généreuse grandeur de pensées et une mâle simplicité de langage dignes d'inaugurer la naissance d'un peuple. Pour la première fois, les droits d'une nation étaient fondés sur les droits mêmes du genre humain, et l'on invoquait, pour établir sa souveraineté, non l'histoire, mais la nature. Les théories de l'école philosophique française, adoptées sur le continent américain avant d'être réalisées sur le continent d'Europe, succédaient aux pratiques du moyen âge; les constitutions remplaçaient les chartes, et à la concession ancienne des priviléges partiels se substituait la revendication nouvelle des libertés générales. Voici comment parlaient ces grands novateurs:
«Nous croyons, et cette vérité porte son évidence en elle-même, que tous les hommes sont nés égaux, qu'ils ont tous été dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables; qu'au nombre de ces droits sont la vie, la liberté et la recherche du bien-être; que, pour assurer ces droits, il s'est établi parmi les hommes des gouvernements qui tirent leur légitime autorité du consentement des gouvernés; que, toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient contraire à ces fins-là, un peuple a le droit de la modifier ou de l'abolir, et d'instituer un gouvernement nouveau fondé sur de tels principes, et si bien ordonné, qu'il puisse mieux lui garantir sa sécurité et assurer son bonheur. Il est vrai cependant que la prudence invite à ne pas changer légèrement, et pour des causes passagères, les gouvernements anciennement établis. Et, en fait, l'expérience a montré que les hommes sont plus disposés à souffrir lorsque leurs maux sont supportables qu'à user de leurs droits pour abolir les établissements auxquels ils sont habitués. Mais, lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations invariablement dirigés vers le même but démontre qu'on a le dessein de les soumettre à un despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de se soustraire au joug d'un pareil gouvernement, et de pourvoir à leur sécurité future en la confiant à de nouveaux gardiens. Telle a été jusqu'ici la patience de ces colonies, et telle est maintenant la nécessité qui les force à changer les bases du gouvernement.»
Après avoir énuméré leurs griefs, et exposé toutes les tentatives qu'ils avaient faites, mais en vain, pour se réconcilier avec un peuple resté sourd à la voix de la justice comme à celle du sang, ils ajoutaient: «Nous donc, les représentants des États-Unis d'Amérique, réunis en congrès général, en appelant au Juge suprême du monde de la droiture de nos intentions, au nom et par l'autorité du peuple de ces colonies, nous proclamons et déclarons que ces colonies unies sont de droit et doivent être des États libres et indépendants;….. que, comme États libres et indépendants, elles possèdent le droit de poursuivre la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de faire des traités de commerce, et d'accomplir tous les actes qui appartiennent aux États indépendants. Pour soutenir cette déclaration, mettant toute notre espérance et toute notre foi dans la protection de la divine Providence, nous nous engageons mutuellement, les uns envers les autres, à y employer nos vies, nos biens et notre honneur.»
Ce grand acte d'affranchissement, cette fière revendication de la pleine souveraineté, furent accueillis avec transport dans les treize colonies, qui se disposèrent à les maintenir avec une énergique persévérance. Le congrès devint le gouvernement général de l'Union. La guerre, la paix, les alliances, les emprunts, l'émission du papier-monnaie, la formation des armées, la nomination des généraux, l'envoi des ambassadeurs, toutes les mesures d'intérêt commun furent dans ses attributions, tandis que les États particuliers conservèrent, en l'étendant, leur libre administration et leur souveraineté législative. Il fallut toutefois dégager les gouvernements de ces treize États des liens qui les rattachaient encore au gouvernement métropolitain, et leur donner une organisation séparée et complète. Ils furent donc invités par le congrès à se constituer eux-mêmes; ils le firent dans des assemblées appelées conventions.
La convention de Pensylvanie élut pour son président Franklin, dont les idées prévalurent dans la constitution qu'elle se donna. Ce législateur original, portant dans l'organisation politique le besoin de simplicité et la hardiesse de conception qu'il avait montrés dans la pratique de la vie et dans l'étude de la science, sortit entièrement des doctrines comme des habitudes anglaises. Il changea même la forme des deux principaux ressorts du gouvernement. Ayant confiance dans la pensée humaine et se mettant en garde contre l'ambition politique, il se prononça pour l'unité du pouvoir législatif et pour la division du pouvoir exécutif. Il ne fit admettre en Pensylvanie qu'une seule assemblée délibérante et déléguer qu'une autorité partagée.
L'organisation du gouvernement pensylvanien était en complet désaccord avec la constitution du gouvernement britannique, où le pouvoir législatif était divisé et le pouvoir exécutif concentré, ce qui rendait la délibération plus lente et plus sage, l'action plus prompte et plus sûre. La théorie de Franklin n'était que séduisante. L'histoire ne lui était pas favorable, et l'expérience la fit bientôt abandonner. Cependant la théorie pensylvanienne, qui cessa de convenir à l'Amérique douze années après, fit fortune en Europe; Franklin y devint chef d'école. Il inspira, en 1789, les organisateurs nouveaux de la France; et l'un des principaux et des plus sages d'entre eux, le vertueux duc de la Rochefoucauld, membre du comité avec Sieyès, Mirabeau, Chapelier, etc., disait alors de lui: «Franklin seul, dégageant la machine politique de ces mouvements multipliés et des contre-poids tant admirés qui la rendaient si compliquée, proposa de la réduire à la simplicité d'un seul corps législatif. Cette grande idée étonna les législateurs de la Pensylvanie; mais le philosophe calma les craintes d'un grand nombre d'entre eux, et les détermina enfin tous à adopter un principe dont l'Assemblée nationale a fait la base de la constitution française.» Hélas! la France ne put pas supporter plus longtemps que l'Amérique cette organisation trop simple et trop faible, qui ne préservait point la loi des décisions précipitées et irréfléchies, qui ne couvrait point l'État contre la fougue des passions subversives. Les machines les plus complexes ne sont pas les moins sûres; et lorsque les ressorts en sont bien adaptés entre eux, elles donnent la plus grande force dans la plus grande harmonie. Image de la société si compliquée dans ses besoins, la machine politique réclame des ressorts multiples et savamment combinés, qui concourent par leur action diverse à l'utilité commune.
Quoi qu'il en soit, peu de temps après la déclaration générale d'indépendance et la constitution particulière des treize États, lord Howe, investi du commandement de la flotte anglaise, arriva en Amérique pour faire des propositions aux colonies avant de les attaquer à fond. Son frère, le général Howe, successeur du général Gage comme chef des troupes de terre, devait avoir sous ses ordres une forte armée, composée surtout d'Allemands. Lord Howe n'était chargé que d'inviter les colonies à l'obéissance en leur offrant le pardon métropolitain. Il écrivit, du bord du vaisseau amiral, à son ami Franklin, avec lequel il avait déjà négocié secrètement à Londres, et qu'il priait de le seconder dans sa mission. Franklin lui répondit: «Offrir le pardon à des colonies qui sont les parties lésées, c'est véritablement exprimer l'opinion que votre nation mal informée et orgueilleuse a bien voulu concevoir de notre ignorance, de notre bassesse et de notre insensibilité; mais cette démarche ne peut produire d'autre effet que d'augmenter notre ressentiment. Il est impossible que nous pensions à nous soumettre à un gouvernement qui, avec la barbarie et la cruauté la plus féroce, a brûlé nos villes sans défense au milieu de l'hiver, a excité les sauvages à massacrer nos cultivateurs, et nos esclaves à assassiner leurs maîtres, et qui nous envoie en ce moment des mercenaires étrangers pour inonder de sang nos établissements. Ces injures atroces ont éteint jusqu'à la dernière étincelle d'affection pour une mère patrie qui nous était jadis si chère.»
Lord Howe s'étant adressé au congrès, cette assemblée désigna pour l'entendre Franklin, Adams et Rutledge. Les commissaires américains entrèrent en conférence avec l'amiral anglais dans l'île des États (Staten-Island), en face d'Amboy. Aux propositions de rentrer dans le devoir, avec la promesse vague d'examiner de nouveau les actes qui faisaient l'objet de leurs plaintes, ils répondirent qu'il n'y avait plus à espérer de leur part un retour à la soumission; qu'après avoir montré une patience sans exemple, ils avaient été contraints de se soustraire à l'autorité d'un gouvernement tyrannique; que la déclaration de leur indépendance avait été acceptée par toutes les colonies, et qu'il ne serait plus même au pouvoir du congrès de l'annuler; qu'il ne restait donc à la Grande-Bretagne qu'à traiter avec eux comme avec les autres peuples libres. Cette froide et irrévocable signification de leur désobéissance et de leur souveraineté fut confirmée par le congrès, qui, le 17 septembre 1776, publia le rapport de ses commissaires, en approuvant leur langage et leur conduite. Il fallait maintenant faire prévaloir une aussi fière résolution les armes à la main, et lui donner la consécration indispensable de la victoire.
Ce n'était point le tour qu'avaient pris jusque-là les choses. La guerre n'avait pas été heureuse pour les Américains. Ils avaient tenté tout d'abord une diversion hardie, en entreprenant la conquête du Canada, qui les aurait préservés de toute hostilité vers leur frontière septentrionale, et aurait privé les Anglais de leur principal point d'appui sur le continent. Le général Montgomery s'était avancé par les lacs pour attaquer cette province du côté de Montréal, tandis que Washington avait envoyé de son camp de Cambridge le colonel Arnold, qui, remontant l'Hudson et la Sorel, devait y pénétrer du côté de Québec. Grâce à ces deux vaillants hommes, cette audacieuse invasion fut sur le point de réussir. Montgommery entra dans Montréal, se rendit à marches forcées devant Québec, l'investit avec sa petite troupe, et allait s'en rendre maître par un assaut, lorsqu'il tomba sous la mitraille anglaise. Le colonel Arnold, après des fatigues incroyables et des périls sans nombre, ayant traversé des pays impraticables au coeur d'un hiver rigoureux, arriva pour continuer l'héroïque entreprise de Montgommery sans avoir le moyen de l'achever. Être arrêté un instant dans l'exécution des desseins qui dépendent de la promptitude des succès et de l'étonnement des esprits, c'est y avoir échoué. Québec, dont la prise avait été manquée par la mort soudaine de Montgommery, s'était mis en état de défense; et le Canada, n'ayant point été enlevé aux Anglais par surprise, ne pouvait être conquis sur eux par une guerre régulière. Les Anglais devaient bientôt y être plus forts que les Américains, et contraindre ceux-ci à l'évacuer pour toujours.
Non-seulement le plan d'attaque des insurgés contre les possessions britanniques n'avait point réussi, mais leur plan de défense sur leur propre territoire avait été accompagné de grands revers. Les Anglais, n'ayant plus à châtier une seule province, mais à dompter les treize colonies, avaient changé leurs dispositions militaires. Il ne convenait point de rester à Boston, dont le golfe était trop tourné vers l'une des extrémités de l'Amérique insurgée, et ils songèrent à occuper une position plus centrale. Le beau fleuve de l'Hudson, près de l'embouchure duquel était assise la riche ville de New-York, et dont le cours séparait presque en deux les colonies du nord-est et les colonies du sud-ouest, établissait, par le lac Champlain et la rivière de la Sorel, une communication intérieure avec le Canada. Cette ligne était, sous tous les rapports, importante à acquérir pour les Anglais. Maîtres des bouches et du cours de l'Hudson, ils pouvaient, du quartier général de New-York comme d'un centre, diriger des expéditions militaires sur les divers points de la circonférence insurgée, et envahir les provinces de la rive gauche ou celles de la rive droite, selon que les y pousserait leur politique ou leur ressentiment. Ils résolurent donc de s'en emparer et de s'y établir.
Ils avaient évacué Boston au printemps (17 mars) de 1776. Leur armée ne s'élevait pas alors au-dessus de onze mille hommes; mais ils avaient reçu dans l'été des renforts qui leur étaient venus de l'Europe, des Antilles et des Florides. Le général Howe avait de vingt-quatre à trente mille hommes disciplinés et aguerris, lorsqu'il se décida à attaquer l'île Longue (Long-Island), située en avant de New-York, et dont la pointe méridionale s'avance vers les bouches de l'Hudson. Le prévoyant Washington avait quitté son camp de Cambridge, et, devinant le dessein des Anglais, il s'était posté avec treize mille miliciens sur le point qu'ils voulaient envahir, pour le leur disputer. Mais ses forces étaient trop peu considérables, et la qualité de ses troupes était trop inférieure pour qu'il eût l'espérance d'y parvenir. Le mérite de ce grand homme devait être pendant longtemps de soutenir sa cause en se faisant battre pour elle, et de se montrer assez constant dans le dessein de sauver son pays et assez inébranlable aux revers, pour se donner le temps comme le moyen de vaincre.
Les Anglais descendirent dans Long-Island, et y gagnèrent une sanglante bataille sur les Américains, qui y perdirent près de deux mille hommes. Ils débarquèrent ensuite sur le continent, marchèrent sur New-York, que l'armée des insurgés évacua, remontèrent l'Hudson, et s'emparèrent des forts Washington et Lee, placés sur ses deux rives vis-à-vis l'un de l'autre, et commandant le cours du fleuve. Ils conquirent ensuite la province voisine de New-Jersey, où s'était d'abord retiré le général américain avec les faibles débris de son armée. Suivi de quatre mille hommes seulement, il s'était posté à Trenton, sur la Delaware, et bientôt les forces supérieures du général anglais l'avaient réduit à quitter cette dernière position dans le New-Jersey. Battu, mais non découragé, dépourvu de moyens de résistance, mais soutenu par une volonté indomptable, il passa alors la Delaware, afin de couvrir Philadelphie, où siégeait le congrès et où devait marcher d'un moment à l'autre l'armée victorieuse, pour prendre la capitale et disperser le gouvernement de l'insurrection.
La situation ne pouvait pas être plus périlleuse: elle semblait désespérée. L'Amérique avait un habile général, mais elle n'avait pas d'armée régulière. Manquant d'armes, de munitions, de vivres, de vêtements même pour les soldats, Washington était obligé de lutter contre des troupes régulières, bien conduites, fournies de tout, avec des miliciens braves mais mal organisés, qui arrivaient et se retiraient selon le terme de leurs engagements, et qui conservèrent longtemps l'indiscipline de l'insurrection. Le congrès lui-même exerçait une souveraineté générale, faible et mal obéie. Il ne pouvait ni faire des lois obligatoires pour les États particuliers, ni lever des troupes sur leur territoire, ni les soumettre à des impôts. Ces divers droits appartenaient aux États eux-mêmes, qui possédaient la souveraineté effective, et auprès desquels le congrès n'intervenait que par la voie du conseil et des recommandations. Il avait été émis, pour le service de l'Union, vingt-quatre millions de dollars (cent vingt millions de francs) d'un papier-monnaie qui fut promptement discrédité. Dans ce moment de suprême péril, où il devait pourvoir à tant de besoins avec un papier-monnaie sans valeur, résister, avec une armée presque dissoute, à l'invasion anglaise qui s'étendait, et au parti métropolitain qui, sous le nom de loyaliste, levait hardiment la tête, le congrès n'avait d'autre ressource que de chercher au dehors des secours en armes et en argent par des emprunts, des secours en hommes et en vaisseaux par des alliances.
Il tourna d'abord les yeux vers la France. Cette nation, depuis longtemps célèbre par la générosité de ses sentiments, était devenue, par la récente liberté de ses idées, plus accessible encore à l'appel d'un peuple opprimé qui tentait de s'affranchir. Pays des pensées hardies et des nobles dévouements, la France était plus disposée que jamais à se passionner pour les causes justes, à s'engager dans les entreprises utiles aux progrès du genre humain. Elle marchait à grands pas, par la voie des théories, vers le même but où les Américains avaient été conduits par la route des traditions, et sa révolution de liberté était à treize ans de date de leur révolution d'indépendance. D'ailleurs, le penchant de la nation se rencontrait ici avec les calculs du gouvernement, et l'enthousiasme populaire était cette fois d'accord avec l'intérêt politique. Assister les Américains contre les Anglais, c'était se préparer un allié et se venger d'un ennemi. Personne mieux que Franklin ne pouvait aller plaider en France la cause de l'Amérique. Le libre penseur devait y obtenir l'appui zélé des philosophes qui dirigeaient dans ce moment l'esprit public; le négociateur adroit devait y décider la prompte coopération du ministre prévoyant et capable qui y conduisait les affaires étrangères; l'homme spirituel devait y plaire à tout le monde, et le noble vieillard ajouter aux sympathies du peuple pour son pays par le respect que le peuple porterait à sa personne. Aussi le congrès le désigna-t-il, malgré son grand âge, pour cette lointaine et importante mission.
CHAPITRE XI
Accueil que Franklin reçoit en France.—Proposition faite à Louis XVI, par M. de Vergennes, de soutenir la cause des États-unis immédiatement après leur déclaration d'indépendance.—Secours particuliers qu'il leur donne.—Démarches actives de Franklin auprès de la France, de l'Espagne, de la Hollande.—Son établissement à Passy.—Résistance magnanime de Washington à l'invasion anglaise à Trenton, à Princeton, à Germantown.—Victoire remportée par le général américain Gates sur le général anglais Burgoyne, forcé de se rendre à Saratoga.—Traité d'alliance et de commerce conclu par Franklin entre les États-Unis et la France, le 6 février 1778.—Sa présentation à la cour.—Enthousiasme dont il est l'objet; sa rencontre avec Voltaire.
Nommé commissaire des États-Unis auprès de la France, et accrédité bientôt aussi auprès de l'Espagne, qu'unissait étroitement à elle le pacte de famille, Franklin partit de Philadelphie le 28 octobre 1776, accompagné de ses deux petits-fils, William Temple Franklin et Benjamin Franklin Bache. Il avait été précédé à Paris par M. Silas Deane, et il devait y être suivi par M. Arthur Lee, que le congrès lui avait donnés pour collègues. Après une traversée de cinq semaines, il arriva heureusement, le 3 décembre, dans la baie de Quiberon. Ce n'était pas la première fois qu'il visitait la France; il l'avait déjà traversée en 1768, après un voyage qu'il avait fait sur le continent, lorsqu'il était agent des colonies à Londres. A cette époque, il avait été présenté à Louis XV, qui avait voulu voir celui dont le hardi génie avait dérobé la foudre aux nuages. Il venait persuader maintenant au successeur de Louis XV d'arracher la domination de l'Amérique aux Anglais.
Après avoir passé quelques jours à Nantes, il se rendit à Paris, où l'annonce de son arrivée avait produit et où sa présence entretint une sensation extraordinaire. La lutte des Américains contre les Anglais avait ému l'Europe, et surtout la France. Les insurgents, comme on appelait les colons révoltés, y étaient l'objet d'un intérêt incroyable. Dans les cafés et dans les lieux publics, on ne parlait que de la justice et du courage de leur résistance. Tous ceux dont l'épée était oisive et dont le coeur aimait les nobles aventures, voulaient s'enrôler à leur service. La vue de Franklin, la simplicité sévère de son costume, la bonhomie fine de ses manières, le charme attrayant de son esprit, son aspect vénérable, sa modeste assurance et son éclatante renommée, mirent tout à fait à la mode la cause américaine. «Je suis en ce moment, écrivait-il un peu plus tard à propos de l'engouement dont il était l'objet, le personnage le plus remarquable dans Paris.» Il ajoutait dans une autre lettre: «Les Américains sont traités ici avec une cordialité, un respect, une affection qu'ils n'ont jamais rencontrés en Angleterre lorsqu'ils y ont été envoyés.»
Cependant il ne voulut point prendre encore de caractère public, de peur d'embarrasser la cour de France et de compromettre le gouvernement de l'Union, si ce caractère n'était point reconnu. Aussi ne fut-il d'abord reçu qu'en particulier par M. de Vergennes, qui aurait craint, s'il avait reçu officiellement lui et ses collègues, d'exciter les ombrages de l'Angleterre sans qu'on fût prêt à la combattre encore. En homme d'État prévoyant et résolu, ce ministre avait poussé depuis plusieurs mois le gouvernement de Louis XVI à s'engager dans cette guerre. Dès que la déclaration d'indépendance avait été connue, il avait adressé, le 31 août 1776, au roi, en présence de MM. de Maurepas, de Sartine, de Saint-Germain et de Clugny, membres de son conseil, un rapport sur le parti qu'il convenait de prendre dans ce moment solennel. Avec la vue la plus nette et par les considérations les plus politiques et les plus hautes, il déclarait que la guerre deviendrait tôt ou tard inévitable, qu'elle serait uniquement maritime, et qu'elle aurait à la fois l'opportunité de la vengeance, le mérite de l'utilité et la gloire de la réussite.
«Quel plus beau moment, disait-il, la France pourrait-elle choisir pour effacer la honte de la surprise odieuse qui lui fut faite en 1755, et de tous les désastres qui en furent la suite, que celui où l'Angleterre est engagée dans une guerre civile, à mille lieues de la métropole?…» Persuadé que les colonies étaient irréconciliables avec l'Angleterre, croyant que la France pouvait établir avec elles une liaison solide, nul intérêt ne devant diviser deux peuples qui ne communiquaient entre eux qu'à travers de vastes espaces de mers, désirant que le commerce de leurs denrées et de leurs produits vînt animer ses ports et vivifier son industrie, conseillant de priver du même coup la Grande-Bretagne des ressources qui avaient tant contribué à ce haut degré d'honneur et de richesse où elle était parvenue, il ajoutait: «Si Sa Majesté, saisissant une circonstance unique, que les siècles ne reproduiront peut-être jamais, réussissait à porter à l'Angleterre un coup assez sensible pour abattre son orgueil et pour faire rentrer sa puissance dans de justes bornes, elle aurait la gloire de n'être pas seulement le bienfaiteur de son peuple, mais celui de toutes les nations.»
Cette forte politique ne devait pas être adoptée sur-le-champ par M. de Maurepas ni par Louis XVI. Toutefois, le cabinet de Versailles, obéissant à l'irrésistible impulsion de ses intérêts, secourut secrètement les colonies insurgées. Déjà, dans le mois de mai 1776, il avait mis un million de livres tournois à la disposition des agents chargés de leur procurer des munitions et des armes. Le fameux et entreprenant Beaumarchais dirigeait l'achat et l'envoi de ces fournitures militaires. En 1777, deux millions de plus furent consacrés sous main à ce service. Les commissaires américains furent admis en outre à traiter avec les fermiers généraux de France, auxquels ils vendirent du tabac de Virginie et de Maryland pour deux millions de livres. Leurs navires furent reçus dans les ports de France, et le gouvernement ferma les yeux sur l'enrôlement des officiers qui s'engageaient sous leur drapeau, l'acquisition des armes qui étaient expédiées pour leurs troupes, la vente des prises qui étaient faites par leurs corsaires. Cette hostilité couverte, dont se plaignait l'Angleterre, devait bientôt se changer en guerre déclarée.
En attendant l'occasion qui devait donner la France pour alliée à l'Amérique, Franklin s'était établi dans l'agréable village de Passy, aux portes mêmes de Paris; il y occupait une maison commode, avec un vaste jardin. Il avait dans son voisinage très-rapproché la veuve du célèbre Helvétius, si généreux comme fermier général, si repoussant comme philosophe. Elle habitait Auteuil avec une petite colonie d'amis distingués, au nombre desquels étaient le spirituel abbé Morellet et le savant médecin Cabanis. Elle recevait tout ce que Paris avait de considérable dans les lettres et dans l'État. Franklin se lia d'une étroite amitié avec cette femme excellente et gracieuse, remarquable encore par sa beauté, recherchée par son esprit, attrayante par sa douceur, incomparable par sa bonté. Il vécut neuf ans dans son aimable intimité. C'est auprès d'elle qu'il vit les chefs des encyclopédistes, d'Alembert et Diderot; c'est à elle qu'il dut son amitié avec Turgot, le philosophique prophète de l'indépendance américaine, précurseur entreprenant de la Révolution française. Après avoir annoncé en 1750, avec une force d'esprit rare, qu'avant vingt-cinq années les colonies anglaises se sépareraient de la métropole comme un fruit mûr se détache de l'arbre, Turgot venait de quitter les conseils de Louis XVI pour avoir voulu mettre les institutions de la France au niveau de ses idées, accorder son état politique avec son progrès social et prévenir les violences d'une révolution par l'accomplissement d'une réforme. C'est surtout chez madame Helvétius qu'il entra en commerce régulier avec tous ces philosophes du dix-huitième siècle, qui s'étaient rendus les maîtres des esprits et s'étaient faits les instituteurs des peuples. Secondé par ce parti généreux, hardi, actif, puissant, Franklin, après avoir gagné le public à sa cause, n'oubliait rien pour y amener le gouvernement. Il pressait la cour de Versailles; il écrivait à celle de Madrid, avec laquelle le congrès, se reposant sur sa sagesse et son intégrité, l'avait chargé de négocier un traité d'amitié et de commerce; il envoyait Arthur Lee à Amsterdam et à Berlin; il garantissait la sûreté de l'emprunt qui devait permettre d'acquérir des armes et de poursuivre la guerre; il hâtait enfin de ses voeux comme de ses efforts la résolution que prendrait l'Europe d'embrasser la défense de l'Amérique.
Ce moment arriva. La résistance prolongée et sur quelques points heureuse des insurgents décida le gouvernement de Louis XVI à les secourir. Après la défaite de Long-Island, l'évacuation de New-York, la prise des forts de l'Hudson, la conquête de New-Jersey, Washington avait sauvé son pays par la mâle constance de son caractère et l'habile circonspection de ses manoeuvres. Non-seulement il avait évité de se laisser acculer entre l'armée et la flotte anglaise, comme l'aurait voulu le général Howe pour lui faire mettre bas les armes, mais il avait conçu et il exécuta le dessein de surprendre, au coeur de l'hiver, les corps britanniques dispersés dans le New-Jersey. Lorsqu'on le croyait affaibli, abattu, impuissant, il passa la Delaware sur la glace, se dirigea, le 25 décembre 1776, par une audacieuse marche de nuit, vers Trenton, qu'il surprit et dont il s'empara, après avoir forcé les troupes hessoises à se rendre prisonnières. Tous les détachements anglais qui bordaient le cours de la Delaware se replièrent; et, au moment où lord Cornwallis vint avec des forces supérieures pour reprendre Trenton, le général des insurgés, se dérobant à lui par un mouvement aussi hardi qu'heureux, alla, sur ses derrières mêmes, battre un corps britannique à Princeton. A la suite d'avantages aussi brillants et aussi inattendus, Washington établit ses quartiers d'hiver, non plus en Pensylvanie, mais dans le New-Jersey, qu'abandonna en grande partie l'armée d'invasion. Il se plaça dans la position montagneuse et forte de Morristown, d'où il ne cessa de harceler les Anglais par des détachements envoyés contre eux. Ces victoires relevèrent dans l'opinion la cause américaine, mais elles ne parvinrent à suspendre qu'un instant les progrès de la conquête anglaise.
En effet, dans la campagne de 1777, le général Howe se transporta en Pensylvanie pour occuper cette province centrale et s'établir au siége du gouvernement insurrectionnel. Au lieu d'y pénétrer par le New-Jersey, il entra par la baie de la Chesapeake. A la tête de dix-huit mille hommes qu'il avait débarqués, il marcha sur Philadelphie. Washington essaya de couvrir la capitale de l'Union américaine. Il avait reçu vingt-quatre mille fusils envoyés de France, et il avait été joint par le chevaleresque précurseur de ce grand peuple, par le généreux marquis de la Fayette, qui, se dérobant aux tendresses d'une jeune femme, enfreignant les ordres formels d'une cour encore indécise, avait quitté son régiment, sa famille, son pays pour aller mettre son épée et sa fortune au service de la liberté naissante, de cette liberté dont il devait être, pendant soixante ans, le noble champion dans les deux mondes, sans l'abandonner dans aucun de ses périls, sans la suivre dans aucun de ses égarements.
Investi de pouvoirs extraordinaires que lui avait conférés le congrès dans ce moment redoutable, Washington attendit les Anglais sur la Brandywine. Il ne put les empêcher de franchir cette rivière et d'entrer victorieusement, après l'avoir battu le 11 septembre, dans Philadelphie, d'où le congrès se retira d'abord à Lancaster, et puis à York-Town. Mais, toujours inébranlable, il se maintint devant les Anglais, auxquels il ne laissa ni sécurité ni repos. Renouvelant à Germantown la manoeuvre qui lui avait si bien réussi l'année précédente à Trenton et à Princeton, il attaqua l'armée ennemie non loin de Philadelphie, la culbuta, et aurait remporté sur elle un plus grand avantage sans un brouillard qui mit le désordre dans ses troupes et les précipita dans une retraite soudaine. Il s'établit ensuite dans un camp fortifié à vingt milles environ de Philadelphie, à Valley-Forge, sur un terrain couvert de bois, borné d'un côté par le Schuylkill, et de l'autre par des chaînes de collines, d'où il tint le général Howe en échec.
Tandis que Washington contenait l'armée anglaise sur le Schuylkill et la Delaware, il s'était passé des événements très-graves sur les lacs du Nord et sur le haut cours de l'Hudson. Les Américains, arrêtés dans l'invasion du Canada, avaient été contraints de se replier sur leur propre territoire, où ils furent attaqués, dans l'été de 1777, par le général Burgoyne, avec une armée d'environ dix mille hommes, venue en grande partie d'Angleterre. Ce capitaine entreprenant descendit le lac Champlain, occupa la forteresse de Ticondéroga, placée en avant du lac Georges, se rendit maître des autres forts qui couvraient ce côté de la frontière septentrionale des États-Unis, et passa sur la rive droite de l'Hudson, dont il suivit le cours, avec le projet de s'emparer d'Albany et d'aller joindre l'armée centrale établie dans New-York.
Mais, arrivé à Saratoga, il y rencontra le général américain Gates, qui marchait à sa rencontre à la tête de quinze mille hommes. Là finirent ses succès et commencèrent ses désastres. Non-seulement Gates l'arrêta, mais il le battit plusieurs fois, lui enleva tous les moyens d'opérer sa retraite, l'assiégea dans une position désespérée, et, après une terrible lutte qui dura tout un mois, le contraignit à se rendre avec son armée. Le 17 octobre, Burgoyne signa une capitulation par laquelle les cinq mille huit cents hommes qui lui restaient laissèrent leurs armes entre les mains de leurs ennemis victorieux, et furent conduits comme prisonniers de guerre à Boston, d'où on les transporta en Europe, sous la condition qu'ils ne serviraient plus pendant toute la durée de la guerre.
Cet événement eut des suites considérables. Jointe à la résistance opiniâtre de Washington, la victoire de Gates produisit un effet extraordinaire en Europe. Franklin en tira un grand parti. «La capitulation de Burgoyne, écrivit-il, a causé en France la joie la plus générale, comme si cette victoire avait été remportée par ses propres troupes sur ses propres ennemis, tant sont universels, ardents, sincères, la bonne volonté et l'attachement de cette nation pour nous et pour notre cause!» Il saisit ce moment d'enthousiasme et de confiance pour entraîner le cabinet de Versailles dans l'alliance qu'il lui proposait depuis longtemps avec les États-Unis. Le 4 décembre, en apprenant au comte de Vergennes que le général Burgoyne avait capitulé à Saratoga, il ne craignit pas d'avancer que le général Howe serait bientôt réduit à en faire autant à Philadelphie. Il le croyait fermement; car lorsqu'on lui avait annoncé que le général Howe avait pris Philadelphie, il avait répondu: Dites plutôt que Philadelphie a pris le général Howe. Il fit sentir à la cour de France combien il lui importait de se décider promptement. Elle pouvait s'unir sans témérité à un pays qui savait si bien se défendre, et elle devait traiter sans retard avec lui, de peur qu'il ne trouvât l'Angleterre disposée aux concessions par la défaite. C'est ce que la cour de Versailles admit avec sagacité et exécuta avec résolution. Dès le 7 décembre, M. de Vergennes dicta une note qui fut communiquée à Franklin, à Silas Deane et à Arthur Lee, pour leur annoncer que la maison de Bourbon, déjà bien disposée, par ses intérêts comme par ses penchants, en faveur de la cause américaine, prenait confiance dans la solidité du gouvernement des États-Unis depuis les derniers succès qu'il avait obtenus, et n'était pas éloignée d'établir avec lui un concert plus direct.
Le lendemain même, Franklin, Silas Deane et Arthur Lee se montrèrent prêts à entrer en négociation. Ils renouvelèrent la proposition d'un traité de commerce et d'amitié; et, le 16, ils entrèrent en pourparlers à Passy avec M. Gérard de Rayneval, premier commis des affaires étrangères et secrétaire du conseil d'État, que Louis XVI avait désigné pour être son plénipotentiaire. On convint sans peine d'une étroite alliance, et il fut promis aux négociateurs américains un secours additionnel de trois millions pour le commencement de l'année 1778. On aurait pu signer sur-le-champ ce grand accord, si la France n'avait pas voulu agir de concert avec l'Espagne. Afin d'avoir son utile concours, on expédia un courrier au cabinet de Madrid, trop lent pour se décider vite, et ayant trop à perdre dans l'émancipation des colonies du nouveau monde pour ne pas hésiter à en seconder le premier exemple. L'invitation ne fut pas encore acceptée de sa part, et l'on se borna, par une clause secrète, à lui réserver une place dans le traité, en même temps que, par un autre article, on provoquait à entrer dans l'alliance tous les États qui, ayant reçu des injures de la Grande-Bretagne, désiraient l'abaissement de sa puissance et l'humiliation de son orgueil.
Les deux traités furent signés le 6 février. Le 8, les plénipotentiaires américains, en les envoyant au président des États-Unis, lui disaient: «Nous avons la grande satisfaction de vous apprendre, ainsi qu'au congrès, que les traités avec la France sont conclus et signés. Le premier est un traité d'amitié et de commerce; l'autre est un traité d'alliance, dans lequel il est stipulé que si l'Angleterre déclare la guerre à la France, ou si, à l'occasion de la guerre, elle tente d'empêcher son commerce avec nous, nous devons faire cause commune ensemble, et joindre nos forces et nos conseils. Le grand objet de ce traité est déclaré être d'établir la liberté, la souveraineté, l'indépendance absolue et illimitée des États-Unis, aussi bien en matière de gouvernement qu'en matière de commerce. Cela nous est garanti par la France avec tous les pays que nous possédons et que nous posséderons à la fin de la guerre.
«Nous avons trouvé, en négociant cette affaire, la plus grande cordialité dans cette cour; on n'a pris ni tenté de prendre aucun avantage de nos présentes difficultés pour nous imposer de dures conditions; mais la magnanimité et la bonté du roi ont été telles, qu'il ne nous a rien proposé que nous n'eussions dû agréer avec empressement dans l'état d'une pleine prospérité et d'une puissance établie et incontestée. La base du traité a été la plus parfaite égalité et réciprocité. En tout, nous avons de grandes raisons d'être satisfaits de la bonne volonté de cette cour et de la nation en général, et nous souhaitons que le congrès la cultive par tous les moyens les plus propres à maintenir l'union et à la rendre permanente.»
Ainsi s'accomplit ce grand acte, sans lequel, malgré la constance valeureuse de ses généraux et la déclaration magnanime de son congrès, l'Amérique aurait fini par succomber sous les efforts de la trop puissante Angleterre. Il marqua le véritable avénement des États-Unis parmi les nations. La France se chargea de les y introduire avec une habile générosité. Le plus ancien roi de l'Europe, fidèle aux traditions de sa race et à la politique de son pays, devint le protecteur de la république naissante du nouveau monde, comme ses ancêtres avaient été les utiles alliés des républiques du vieux monde, et avaient soutenu tour à tour les cantons suisses, les villes libres d'Italie, les Provinces-Unies de Hollande et les États confédérés de l'Allemagne. La France ne craignit pas de s'engager dans une longue guerre pour atteindre un grand but.
Franklin eut le mérite d'avoir préparé et signé les deux actes qui procurèrent à sa patrie un belliqueux défenseur, proclamèrent sa souveraineté, garantirent son existence, étendirent son commerce, assurèrent sa victoire, et lui ouvrirent les plus vastes perspectives sur le continent américain. Ces deux traités, où furent introduites les dispositions les plus libérales; où le droit d'aubaine, qui rendait la propriété immobilière incomplète pour les étrangers dans chaque pays, fut aboli; où la liberté des mers fut consacrée par la solennelle admission du droit des neutres que les Anglais ne respectaient point, et par la condamnation des blocus fictifs et du droit de visite que les Anglais avaient établis dans leur code maritime pour la commodité de leur domination; où la France se fit la protectrice des Américains dans la Méditerranée contre les Barbaresques, comme elle le devint dans l'Océan contre les Anglais; où les deux parties contractantes se promirent de ne pas déposer les armes avant que l'indépendance américaine fût reconnue, et de ne pas traiter l'une sans l'autre; ces deux traités, où les intérêts mutuels furent avoués avec franchise, réglés avec équité, et soutenus jusqu'au bout avec une persévérante bonne foi, firent le plus grand honneur à Franklin. On peut dire que le principal négociateur de l'Amérique contribua à la sauver tout autant que son plus vaillant capitaine: il fut alors au comble du bonheur et de la renommée.
Aussi, lorsque M. de Vergennes le présenta à Louis XVI dans le château de Versailles, il y fut l'objet d'une véritable ovation, jusque parmi les courtisans. Il parut à cette royale audience avec une extrême simplicité de vêtements. Son âge, sa gloire, ses services, l'alliance si souhaitée qu'il venait de conclure, avaient attiré une grande foule dans les vastes galeries du palais de Louis XIV. On battit des mains sur son passage, saisi qu'on était d'un sentiment de respect et d'admiration à la vue de ce vieillard vénérable, de ce savant illustre, de ce patriote heureux. Le roi l'accueillit avec une distinction cordiale. Il le chargea d'assurer les États-Unis d'Amérique de son amitié, et, le félicitant lui-même de tout ce qu'il avait fait depuis qu'il était arrivé dans son royaume, il lui en exprima son entière satisfaction. Au retour de cette audience, la foule accueillit Franklin avec les mêmes manifestations, et lui servit longtemps de cortége.
L'enthousiasme dont il fut l'objet à Versailles se renouvela bientôt pour lui à Paris. Ce fut sur ces entrefaites que Voltaire, âgé de quatre-vingt-quatre ans, quitta Ferney, et revint, avant de mourir, dans cette ville où dominaient alors ses disciples, et où il ne rencontra plus d'adversaires de son génie et d'envieux de sa gloire. Tout le monde voulut voir ce grand homme, applaudir l'auteur de tant de chefs-d'oeuvre, s'incliner devant le souverain intellectuel qui gouvernait l'esprit humain en Europe depuis cinquante ans. Franklin ne fut pas des derniers à visiter Voltaire, qui le reçut avec les sentiments de curiosité et d'admiration qui l'attiraient vers lui. Il l'entretint d'abord en anglais; et comme il avait perdu l'habitude de cette langue, il reprit la conversation en français, et lui dit avec une grâce spirituelle: Je n'ai pu résister au désir de parler un moment la langue de M. Franklin. Le sage de Philadelphie, présentant alors son petit-fils au patriarche de Ferney, lui demanda de le bénir: God and liberty, Dieu et la liberté, dit Voltaire en levant les mains sur la tête du jeune homme, voilà la seule bénédiction qui convienne au petit-fils de M. Franklin.»
Peu de temps après, ils se rencontrèrent encore à la séance publique de l'Académie des sciences, et se placèrent à côté l'un de l'autre. Le public contemplait avec émotion ces deux glorieux vieillards qui avaient surpris les secrets de la nature, jeté tant d'éclat sur les lettres, rendu de si grands services à la raison humaine, assuré l'affranchissement des esprits et commencé l'émancipation des peuples. Cédant eux-mêmes à l'irrésistible émotion de l'assemblée, ils s'embrassèrent au bruit prolongé des applaudissements universels. On dit alors, en faisant allusion aux récents travaux législatifs de Franklin et aux derniers succès dramatiques de Voltaire, que c'était Solon qui embrassait Sophocle; c'était plutôt le génie brillant et rénovateur de l'ancien monde qui embrassait le génie simple et entreprenant du nouveau.