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Vie de Grillon

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DEUXIÈME LIVRE
Les Œuvres et les Jours

I

Premier monologue de Grillon.

« Derrière moi, il n’y avait que de l’ombre très noire. Il y a eu tout à coup, devant moi, une ombre vaguement éclairée et prodigieusement inconnue ; elle se ponctue peu à peu maintenant de points lumineux ou sombres, dont l’intérêt croît à mesure que je sens qu’ils s’affirment, et se précisent comme pour moi tout seul. Cette fois, plus de doute : le miracle passionnant qui se propose à moi est bien celui qui a nom vie, et dont j’ai déjà la compréhension parce que mon instinct me rend compte de son prix et de ses difficultés. Tout se passe comme si mon heure était venue de jouir d’une récréation enfin accordée entre deux néants.

« Je vis, c’est-à-dire d’abord que je puis bouger ; essayons. Ceci est infiniment pénible… Les bonnes choses qui s’appellent chaleur et lumière sont longues à dissoudre l’armure rigide qui m’étreint et m’immobilise encore. Mais je sais qu’il n’y a qu’à prendre patience. Essayons de nouveau… Ça y est ! Je crois que je viens de sauter… Qu’un danger me menace, je possède donc déjà une arme ; je ne suis plus tout à fait nu, ni tout à fait pauvre ; une monnaie, si mesquine soit-elle, est déjà tombée dans ma besace ; j’ai commencé à me constituer l’indispensable capital. L’enveloppe de mon œuf, qui, dilatée, me servit de berceau, est dès cet instant très loin derrière moi, dans un passé méprisable ; en revanche, le monde où je m’avance, — à mesure qu’il s’éclaire ou que ma vie l’éclaire, — apparaît d’instant en instant plus passionnant, plus terrible et plus merveilleux. »


… Dans le même moment, ils sont bien quelque cinq milliers de petits êtres de sang ou de race identique à penser de la sorte, à chanter silencieusement un poème lyrique analogue sur une surface de pelouse gazonnée où un retraité banlieusard désespérerait de pouvoir faire construire un pavillon de dimensions décentes.

Y aurait-il eu deux cents œufs sur la feuille morte où j’ai vu Grillon se délivrer de sa coque amollie, moins de dix minutes après que le premier est éclos, ceux des autres qui étaient reconnus bons pour tâter de la vie, c’est-à-dire presque tous, ont suivi moutonnièrement son exemple et franchi le bastingage qui sépare la nef trop béate où vogue Panurge de l’Océan meurtrier, mais plein d’attraits inconnus et de promesses d’aventures.

Infiniment peu de déchet. Grillonne, en captivité, c’est-à-dire dans les seules conditions où sa ponte peut être quantitativement évaluée de manière précise, produit une somme de deux cents à trois cents œufs. Dans la cage où nul danger ne les menace, où nul accident ne survient, il n’est guère d’œufs mort-nés que dans la proportion de trois ou quatre au plus sur cent. Pour les œufs pondus en liberté, les risques sont évidemment bien plus considérables ; et peut-être la mère vagabonde est-elle plus rageusement et courageusement féconde que celle qu’a rendue trop confiante l’abri de tout repos où elle s’est accoutumée à vivre, et où elle n’a plus de raison de croire que sa progéniture ne vivra pas à son tour.

Je note également que Grillonne, en liberté, pond très rarement à l’endroit même où elle a établi son gîte, vécu, aimé, conçu. L’expérience est simple. Je me munis d’un très petit pinceau, d’un peu de blanc d’argent ; je fais sortir de leurs domiciles les hôtes des terriers sur un lambeau de prairie limité et dont j’ai établi le plan ; quand l’hôte du terrier n’est pas une hôtesse, je le rends immédiatement à son trou, non sans me reprocher de l’avoir effrayé ou ahuri sans utilité ; si c’est une femelle, je lui inflige au corselet une marque que je reproduis sur mon plan, à côté du point qui indique sa demeure : une barre, deux barres, trois barres, un rond, un triangle, un trait horizontal ou deux, ou trois… En mélangeant convenablement au blanc d’argent de l’essence de térébenthine, la marque sera visible au moins deux mois. C’est plus qu’il ne faut.

Car alors, les chants des mâles se seront tus un à un et les femelles, elles aussi, seront mortes. Avec un peu de patience, en observant « à quatre pattes », touffe par touffe, le lambeau de prairie dont j’ai établi le plan, puis les alentours, je retrouverai, desséchées, la plupart des dépouilles maternelles… J’ai tenté cette expérience une vingtaine de fois ; je n’ai jamais rencontré aucun de ces facilement identifiables menus cadavres à moins de sept mètres à vol d’oiseau (ou, pour mieux dire ici, à vol de mouche) de l’endroit que la bestiole avait élu pour contempler le songe de la vie.

Beaucoup d’hypothèses sont permises à qui désire expliquer ce vagabondage de la femelle près de produire et de mourir.

Les agriculteurs ne sèment guère plus de deux années de suite dans le même champ les mêmes graines, n’y cultivent pas les mêmes plantes : elles y viendraient mal. Il y a si peu de différence entre la graine animale et l’œuf végétal que de pareilles considérations sont peut-être valables pour Grillonne. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir repéré des terrains herbus où, une année, il y avait par mètre carré jusqu’à dix terriers de Grillon, je les ai trouvés déserts, ensuite, deux ou trois années à la file.

Mais je crois surtout que Grillonne, amoureuse de soleil aussi longtemps qu’elle jouit d’une demeure sûre, sait à sa manière que ses fils ne seront de taille à se bâtir une maison que de longs jours après l’éclosion de ses œufs. Aussi va-t-elle les pondre de préférence à l’ombre et à l’abri, à la lisière d’une haie, dans un fossé, près d’un tas de feuilles mortes ; si un bois ou un bosquet est proche, elle fera tous ses efforts pour se traîner jusque-là. En fait, c’est dans les bois et les fossés que Grillon enfant déclanche ses sauts devant les bouts de nos souliers, tandis que c’est dans les prés que nous observerons la demeure d’où nous le dénicherons plus tard.

Il faut dire aussi que les trous abandonnés par le mâle avant de mourir et avant la ponte par la femelle, deviennent immédiatement des repaires d’affreux profiteurs qui s’y installent comme chez eux et gardent un petit air « habité » à la demeure… Ces gens dépourvus de scrupules et de délicatesse sont bien connus de nous ; nous donnerons leurs fiches signalétiques. Mais si Grillonneau naissait près d’un trou tout fait, qui sait s’il ne préférerait pas, mû par une atavique impulsion, s’y enfouir tout de suite ? Or, cela serait inconcevable : il a auparavant à grandir et à s’instruire ; en outre, cela serait souvent funeste pour lui, car l’intrus pourrait être d’espèce vorace et, dans ce cas, Grillon n’y couperait pas… Pour qui connaît les minutieuses prévoyances de l’instinct chez l’insecte, il n’est nullement fantaisiste de supposer que c’est dans l’intérêt de sa descendance, dans un but de préservation physique et aussi d’hygiène intellectuelle ou morale, que Grillonne fait de son mieux pour placer le berceau de ses descendants aussi loin que possible des lieux où elle aura vécu avec la génération de ses époux et de ses sœurs.


Première prière de Grillon :

« Ma voix silencieuse est dès cet instant à l’étroit en moi-même ; comme j’ai senti la douceur de l’air m’envahir en fluant le long de mes antennes, de même j’éprouve à présent je ne sais quel reflux qui veut déborder hors de moi, non plus de tel ou tel de mes organes, mais de toute ma frêle personne, vers la terre et vers le ciel également bienfaisants et beaux.

« Je m’adresse à la Générosité sans bornes qui m’a donné la faveur de naître, c’est-à-dire à vous, maman Nature, et à vous, papa Bon-Dieu, qui n’êtes pour moi qu’une Toute-Puissance en deux personnes. Mon Dieu, car je préfère vous dénommer ainsi, tout de même, — je suis si petit et si seul que votre aide doit m’être accordée plus qu’aux autres de vos créatures. Abaissez votre regard vers moi. J’ai peur. A peine l’émerveillement des dons offerts a-t-il resplendi à l’intérieur de mon être, que mon bonheur est amoindri par la crainte d’avoir à le perdre prématurément. Je te bénis, Lumière ; je te bénis, Chaleur ; je vous bénis, sons et odeurs innombrables… O Maître de la Lumière et des autres trésors sans prix, accorde-moi de jouir d’eux depuis l’automne commençant jusqu’à juillet à son déclin… Permets-moi de contempler déjà le but ineffable de ma carrière, le but qu’atteignent seuls les élus de ma race…

« Je l’implore, du premier gîte précaire que j’ai gagné d’un bond à l’approche de ce qui m’a paru être le premier danger. Vois, je ne bouge plus ; vois, je me tiens coi et demeurerai coi de longues heures, si forte que soit ma curiosité de repartir à l’aventure et mon envie de commencer à fonder l’avenir. Vois, je connais déjà que savoir, en notre parler d’êtres instinctifs, signifie avoir appris et pressentir tout ensemble : je n’ignore déjà plus l’immense valeur de ma prudence ; je ne mériterais pas de vivre si je ne la possédais au point de vouloir, dès à présent, garder intacte cette richesse acquise par des milliards d’ancêtres, pour la léguer intacte à ceux de ma race qui naîtront de moi. »


Ainsi s’exprime Grillon, autant qu’en puisse rendre compte ma traduction fatalement traîtresse, ainsi prie-t-il au fond de la fissure de terrain, sous le toit de feuilles mortes, dans l’abri improvisé où un mouvement trop brusque de moi, sinon quelque autre risque, l’a invité à se dissimuler. Ce n’est point par jeu que j’ai inscrit plus haut le beau mot de prière ; celle-ci, chez Grillon aussi bien que chez l’homme, succède à la gratitude comme à la fleur délicieuse le fruit qui pèsera quelque peu à la branche, — si amoureusement que la branche le porte et en fasse l’offrande au soleil.

La prière, c’est la musique adorable et tragique qui résonne dans tout cœur d’insecte ou d’être humain reconnaissant quand, à la compréhension des bienfaits reçus ou à venir, se mêle l’angoisse, pour le favorisé, de ne point mériter les réalités ou de se juger indigne des promesses.

Grillon a raison de se sentir très faible et très petit. Nous avons dit quelle était sa solitude à sa naissance ; or, il semble qu’il va non seulement l’accepter, mais la relever comme une gageure, cet être chétif et sans armes dont l’individualisme durable a déjà été noté.

Mâle ou femelle, Grillon ne connaîtra ses pareils qu’au terme, ou pour mieux dire, à l’épanouissement de sa vie, — pour les désirer s’ils ne sont pas de son sexe, pour tenter de les tuer, s’ils sont du même sexe que lui. Tendances qui, par certains côtés, ne sont pas très loin d’être humaines… Mais, pour le moment, tenons-nous en aux faits.

Deux grillonneaux nouveau-nés se trouvent antenne à antenne, — j’allais écrire nez à nez, ce qui n’a rien de bien extraordinaire, étant donné leur nombre dans des coins très limités… Salutations ou, plutôt, essais méfiants de prise de contact. On ne sait de l’une ou l’autre part à qui l’on a affaire, n’est-ce pas ? Assez puérilement, l’observateur est tenté de penser, même s’il n’en est pas à sa première expérience : « Attention !… Cela va être gentil… et touchant… » Sentimentalisme et anthropomorphisme incurables ! Sitôt que les antennes méfiantes se sont touchées, comme deux épées au début d’un duel, les deux frères ont compris qu’ils étaient frères et cela suffit pour les décider à mettre au plus tôt la plus grande distance possible entre eux deux. Course précipitée ou même bonds de part et d’autre, en sens inverse, bien entendu. Après quoi, durant le temps qu’il leur faut pour souffler, je constate un remuement coléreux de palpes et d’antennes, chez les deux frères, ou chez le frère et la sœur ; car, la notion du sexe n’existant vraisemblablement qu’après la dernière métamorphose, Grillon et Grillonne, à ces premières heures de la vie, n’y regardent pas de si près pour se haïr… Mais, aussi aventureux que je puisse paraître, je suis bien forcé de traduire avec les mots dont je dispose ce que chacune des deux bestioles a tout l’air d’éprouver en pareille circonstance. Or, cela ne saurait être que quelque chose comme : « Attends un peu les beaux jours, mon petit ! Qui vivra verra… Et tâche de ne pas te trouver sur mon chemin, si tu ne tiens pas à te mesurer avec mon amour ou avec ma haine… »

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