Vie de Grillon
TROISIÈME LIVRE
Le Chant, l’Amour, la Mort.
I
Ce livre est celui dont j’ai le mieux caressé la méditation, que j’ai le plus fervemment conçu. J’écrivais, vers ma vingtième année :
« Si Dieu m’accordait une existence analogue à celle de Sylvestre Bonnard, le membre bien connu de l’Institut, qui, après son « crime », s’en fut à la campagne achever ses jours dans l’étude des menus ouvrages de la nature, je voudrais écrire un gros livre sur le grillon des champs… »
Je ne suis pas membre de l’Institut ; je ne puis non plus me qualifier encore de vieillard. J’ai donc devancé la date que je m’étais fixée pour devenir le biographe de mon ami à six pattes. On ne sait ni qui vit ni qui meurt, dit-on volontiers en Gascogne ma patrie… Et je crois avoir indiqué déjà que l’étude des insectes humains, depuis quelques années, m’écœurait un peu, en dépit de ma bonne humeur naturelle et d’un optimisme que je veux incorrigible.
Renonçant à un gros ouvrage tard venu, pourvu de plus de méthode peut-être, mais non point nourri de plus d’expérience, je souhaite seulement que l’on m’accorde que mon livre est à la taille de son sujet, qu’il est, comme lui, sans prétentions.
J’ai commencé de le rédiger au début du dernier automne, tandis que Grillon venait de naître, que septembre engourdissait le ciel et la mer, que l’air commençait à sentir la fumée de bois vert, les champignons et les pommes de pins pourrissantes de la belle forêt landaise où je me trouvais alors. — En cet endroit de mon travail, l’an poursuit son printemps, la fête de Mai est inaugurée, Grillon a pris son costume amoureux et funéraire dans les prairies d’Ile-de-France. C’est là que me tient momentanément la vie ; c’est là que je vais, une fois de plus, me pencher sur mon personnage avec une joie et une amitié renouvelées, avec l’émotion aussi qui convient quand il s’agit de véritables adieux à un être et à une œuvre.
« J’aime Chelle et ses cressonnières… » a écrit Victor Hugo, dans les Chansons des Rues et des Bois, et ce vers rime, si je ne me trompe, avec un autre où il est question des bas blancs des meunières du pays. Je n’ai jamais, hélas ! vu pour ma part, à Chelles ou dans les environs, de meunières en bas blancs, étant venu trop tard dans une banlieue à laquelle le progrès a imposé son vandalisme ; mais l’endroit ne m’en paraît pas moins charmant et ne m’en reste pas moins cher pour toutes sortes de raisons.
Il y a là, au milieu d’un immense jardin, une bâtisse pareille à certaines vieilles maisons où mon enfance s’écoula et qu’elle aimait « comme des personnes », — j’emploie les termes dont je me servais alors. L’immense jardin qui entoure la personnalité fière et un tantinet délabrée de celle-ci, est lui-même un personnage. Il dut être autrefois soigné, ratissé, glorieux ; mais, comme on a décidé depuis longtemps de le vendre à quelque société qui le découpera en lots et édifiera sur son emplacement des villas en carton-pâte ou en papier mâché, on le laisse, en attendant, vivre superbement sa vie.
Au printemps, c’est miracle de voir avec quelle fougue somptueuse et vaine s’y épanouit la descendance de végétaux légumineux autrefois appréciés à la table du propriétaire, maintenant redevenus comestiblement inutilisables. Les asperges sont arrogamment arborescentes, les carottes reprennent la mine de leurs sœurs sauvages, celles des prés, des garrigues, des talus ; les oignons ont volume de grains de maïs ; les choux, au lieu de se pelotonner douillettement sur eux-mêmes, s’élancent vers le ciel comme un chant lyrique et désintéressé. Les vignes sont rampantes et n’ont plus besoin de produire de fruits, assurées de vivre et de persister par la prolongation de leurs branches retombées au contact du sol nourricier, incomparable éducateur de surgeons ; les cerisiers ne portent plus que des guignes presque aussi peu charnues que le fruit de l’aubépin, appelé dans mon pays pain des oiseaux. Quant à ceux-ci, ils font rage, dès l’aube, dans les bosquets qui entourent la maison, dans les arbres qu’on n’émonde plus, dont les branches déchaînées chatouillent la toiture et taquinent les fenêtres. Les vitrages, d’où le mastic desséché a chu presque totalement, vibrent au fracas des chantres ailés ; il semblerait même, parfois, que, pour porter notre agacement à son comble et faire nos dents grincer, un mauvais plaisant promène en l’appuyant une pointe d’acier contre le verre, si peu sont aimables, quoi qu’en disent les chansons, celles des passereaux, surtout quand ils s’y évertuent trop près de nos oreilles.
Endroit admirable pour rééditer personnellement et revivre, si c’était là mon goût, des tristesses sœurs de celle d’Olympio ; paysage retrouvé chaque an quelques heures, et devant la rapide vieillesse duquel on éprouve soi-même la quantité déjà pesante des jours vécus. Un bassin s’est tari ; on voit sur sa vase des squelettes de poissons ; on aimerait à croire que ce sont ceux mêmes des cyprins qui, l’an passé, y nageaient encore, si l’on n’était pas sûr qu’il n’y a là que les débris des fritures dévorées récemment par les clients de l’hôtel voisin, puantes reliques dont une servante s’est débarrassée sournoisement et paresseusement en les jetant là. — Ainsi de tout ce qui se rapporte au souvenir ; le cultiver avec trop de soin et de présomption, savourer son amertume ou sa cruelle douceur comme des biens qui nous sont dus, c’est souvent le profaner ; nous ne sommes jamais de taille à juger notre passé ; ce serait quelque chose comme nous mettre au-dessus de notre rang que de nous contempler tels que nous fûmes ; pensons plutôt à demain ; la leçon ou, pour familièrement parler, la « douche » me paraît autrement salubre en pareil cas, surtout pour qui veut garder le paisible courage sans lequel la vie d’un homme ne mérite plus d’être continuée.
Jours d’autrefois, fugues écolières, rires frais, soleil ou nuit sur des cheveux féminins et tout autour de robes claires, je vous bénis, peut-être, mais je préfère vous renier… Qu’une seule lâcheté me soit permise : celle de ne pas fuir devant le retour des ombres amicales. O Emile Despax, Charles Dumas, Louis Loviot, et tant d’autres vivant encore, mais aussi lointains et plus morts que les chers morts, vous avez connu, vous aussi, le lieu dont je parle, la vieille maison bruissante et tintante, et son Paradou violent !… Que de tombes, déjà, le long de la voie sacrée du souvenir !
… Puisque les oiseaux t’ont réveillé dès l’aurore, va te coucher, commencement d’une fin, ruine qui s’ébauche, écolier de l’Ecole des Vieillards…
Dérision ! Ce n’est pas seulement vers ma jeunesse, c’est vers mon enfance que va me ramener cette nuit-ci.
Sa sœur d’hier était encore dépourvue de chants ou d’appels, quoique douce et chaude ; à peine une petite chevêche encore mal convaincue de l’approche du temps d’aimer fit-elle entendre quelques minutes son grelottant et lugubre appel ; les fenêtres étant restées ouvertes, deux chauves-souris tourbillonnèrent autour de la lampe avec beaucoup de ces petits cris qui doivent presque à coup sûr représenter un véritable langage embryonnaire (la chauve-souris captive vous dit des sottises et vous fait des grimaces, tout comme un singe), mais que beaucoup d’oreilles humaines, même des plus fines, ne perçoivent pas, parce qu’ils sont à la limite d’acuité des vibrations sonores pouvant impressionner normalement le tympan… Après cela, ce fut tout à fait le silence animal ; plus rien sous le ciel, — le vent n’existant pas, — qu’un bruit d’eau courante et d’herbes froissées par l’eau.
Mais, aujourd’hui, ce murmure ne sera pas seul à animer perpétuellement l’ombre. Pour la première fois cette année, Grillon s’est fait entendre de moi, tout à coup. Peut-être avait-il déjà essayé sa musique dans la journée, musique dont les accents encore débiles avaient été étouffés par les rumeurs de l’humaine vie ; à présent, sous le ciel splendide et sombre, ils retentissent avec la pureté des choses très neuves ; cela frémit et cela jaillit, cela tient de la source et du jet d’eau, et puis cela monte à l’infini, comme si le jet d’eau s’animait, devenait sensible, conscient ou divin, et visait définitivement le ciel après s’être pourvu d’invisibles ailes.
C’est le chant du premier grillon. On dirait qu’une minuscule fée des herbes se promène à travers ses domaines, sur son char fait d’un sabot volé à la paysanne du lieu et traîné par des mulots, se promène en frappant de sa magique baguette un petit tambour de cristal pour annoncer son passage. Et, de même que la flamme d’une humble chandelle emplit toute une vaste pièce, le solo de ce musicien, — de l’autre côté de la rivière, dans le grand pré qui va jusqu’à l’église d’un village dont je n’ai jamais su le nom, — se gonfle, élargit ses ondes, lance sa note unique à travers, nous semble-t-il, l’immensité intégrale du ciel. Un prodigieux frémissement, issu de l’insecte né à l’amour, circule et prend, pour qui sait entendre et comprendre, une importance comme miraculeuse ; lorsqu’une branche bouge ou qu’une feuille tremble près de ma fenêtre ouverte, je jurerais que ce n’est pas le vent, ou l’aile d’un pinson au sommeil agité qui en est cause, mais le frémissement prolongé du son produit par la fée en promenade, le chant annonciateur pour qui la distance n’existe pas, — n’existe pas plus que pour une idée humaine venue à son heure et qui se propage, s’épanouit à la même époque d’un bout à l’autre du monde, sans que les plus savants connaissent comment ni pourquoi.
La grande idée de l’amour est éclose dans l’ombre et le secret de la forêt des herbes. Le solo devient duo, puis trio, très vite, en quelques minutes ; l’émulation sonore précède, entre mâles, la rivalité et le combat ; les exécutants du concert vont être, dès ce soir, innombrables ; alors, au lieu de la note unique répétée environ chaque demi-seconde, c’est une sorte de grésillement musical qui va durer jusqu’à la mort momentanée de la race, qui atteint son maximum d’intensité aux heures chaudes et lumineuses, mais qui, pour nos oreilles, acquiert sa plus forte et précieuse valeur au retour de la nuit.
Le silence lui prête une vie et une vertu singulières ; on a l’impression que le sol parle avec le ciel et que celui-ci lui répond en son langage, qu’une correspondance passionnée, frénétique, s’est pour quelques semaines établie entre eux.
Le bel imagier qu’est Abel Bonnard a écrit, en faisant parler mes personnages :
C’est vrai, à cela près que le mot obséder est trop fort et presque injurieux pour Grillon : je ne parviens pas à éprouver que son chant agace (car obséder ne veut plus guère dire autre chose en français) le ciel du seul fait qu’il a l’air d’y parvenir. Bien au contraire, une harmonie paraît se créer entre le grésillement terrestre et la scintillation éthérée ; celle-ci et celui-là semblent n’être plus que le reflet humainement auditif et visuel d’une grande chose, intermédiaire ou partout répandue, que nos sens sont incapables d’atteindre elle-même.
Je me garderai de décrire longuement l’appareil musical.
D’autres l’ont fait avec une minutie qui eût été louable, si n’importe quel enfant attentif n’était à même d’observer cet appareil et d’en comprendre le fonctionnement. Je me bornerai à signaler que, pour chaque individu, la note est la même du commencement à la fin ; qu’elle varie très peu d’individu à individu, comme qualité, sinon comme intensité ; qu’il existe pourtant des grillons virtuoses et qui savent mieux que leurs congénères mettre ou non la sourdine ou la pédale forte à certains moments ; que l’augmentation de l’intensité sonore est produite par le resserrement des cuisses sauteuses contre les ailes l’une sur l’autre frottées ; qu’il n’est pas vrai, comme on l’a dit, que la rosée serve à Grillon de colophane. Il est parfaitement exact que Grillon chante plus fort, et, si l’on veut, avec plus de verve, lorsque les feuilles de laitue que je lui sers en captivité sont fraîches, juteuses et arrosées d’eau bien claire ; mais l’enthousiasme poétique qu’il manifeste alors, ressemble à celui d’un homme qui devient bavard après un bon repas, et il n’a pas eu plus besoin d’humecter ses ailes que nous de nous barbouiller de vin les mains et la figure. Comment expliquerait-on, s’il en était ainsi, que le Grillon du foyer, vivant dans une atmosphère torride, parmi les cendres et les poussières, fît résonner son instrument aussi bruyamment, et plus peut-être, que son cousin des prairies ? A la vérité, Cricri et Grillon ne chantent pas, si leurs ailes sont sèches ; en essuyer le dessous avec un peu d’ouate hydrophile ou le dessécher avec du chlorure de calcium rend l’insecte aphone pour quelque temps ; mais c’est de lui-même qu’il tire sa colophane.
En effet, sur le dos de l’insecte mâle parfait, au point de jonction du corselet et de l’abdomen, sont deux toutes petites glandes qui sécrètent une humeur incolore, à la réaction nettement acide. Ces glandes n’existant pas chez la femelle sans voix, il me paraît incontestable que ce sont elles qui fournissent à Cricri et à Grillon mâles l’humidité nécessaire à la sonorité de leurs ailes. A certains moments d’exaltation et de rage, quand deux rivaux, par exemple, se trouvent face à face aux abords d’une belle, le chant s’enfle, les glandes sécrètent avec plus d’abondance leur liqueur ; j’ai dit que celle-ci est acide ; elle est, en conséquence, plus ou moins corrosive, et c’est ce qui explique que les ailes des mâles, au déclin de leur vie, soient très souvent amincies, échancrées, frangées. Le chant s’en ressent, et ces pauvres ténors enroués sont très mal vus de leurs anciennes admiratrices. Ce sont eux qu’elles dévorent de préférence ; ils se laissent faire, comme s’ils comprenaient que c’est encore ce qui peut leur arriver de mieux, au point où ils en sont.
Voilà tout ce que j’avais à apporter de nouveau à propos des organes du chant.
Et maintenant, celui-ci est ; toutes les fées des herbes frappent sur leur tambour. Oui, c’est bien mon enfance qui s’attache à moi comme à une proie facile, bousculant les images de jeunesse, d’amour et de mort, dont je déplorais tout à l’heure, sans beaucoup de conviction, que cette maison fût peuplée.
Le collège de Villeneuve-d’Agen était alors une immense et pittoresque masure qui dominait le Lot ; à quatre heures, en cette saison, mon grand-père Cassan venait m’y chercher, quand j’avais huit ou neuf ans. Eugène Cassan, élevé chez les Pères Dominicains de Toulouse, pensait en latin, parlait volontiers en langue d’oc, adorait les bêtes, — toutes vertus que je m’honore de tenir de lui. Ruiné par un père délicieux et chimérique, qui rêvait de drainer la fortune du monde et aimait en outre à jouer du violon sur son toit par les nuits de lune, — pour évoquer les Elémentals, — il avait estimé que tout était bien en ce monde, parce que, dans le même moment, une tante à lui trépassait en lui laissant, à trois lieues de son castel natal, une boulangerie dont il prit crânement la suite. Toujours je le reverrai lisant les Géorgiques ou les Tusculanes, ses livres préférés, près de son tour, et inquiet des réparations que réclamait celui-ci, pour cette seule raison qu’elles risquaient de troubler le ménage des grillons familiers dont le concert berçait son labeur et scandait les mètres de Virgile ou les périodes cicéroniennes. Sur la belle rivière encaissée, le soleil luisait, doux et fort ; le bruit de l’eau, au-dessus du barrage tout proche, retentissait orgueilleusement et suffisait à combler le silence.
— On va faire un tour sur la rive, me disait grand-père, mais d’un air qui promettait toute une fête…
Moi, je lui demandais, n’osant en croire encore mes oreilles :
— Vrai ?… Tu crois qu’ils ont commencé à chanter ?
Aucun autre mot n’était nécessaire. Nous nous comprenions.
Qu’ils me semblaient longs, les quelque cent mètres qu’il fallait accomplir en amont du barrage pour que le fracas de l’eau n’étouffât plus les premiers chants de mes amis !
Ce soir, comme aux soirs de mon enfance, le chant est, la belle et définitive aventure est inaugurée pour Grillon. Demain, dès que le soleil aura chauffé le sol, ce casanier va se transformer. Installé arrogamment sur la plate-forme de sa demeure, il mène grand vacarme, au vu et au su de tous, et même des oiseaux qui, cependant, ont d’autant plus faim qu’un puéril pépiement abonde dans les nids… Les femelles voisines savent à quoi s’en tenir, et les voici qui mettent les antennes dehors. Plus de repos au fond du gîte sûr ! L’heure des randonnées hasardeuses a sonné avec le premier bruissement musical des ailes, de ces ailes qui n’ont pas pour but de conquérir l’air et l’azur, mais qui, comme dans le chant de Schiller, n’en signifient pas moins l’essor, puisque c’est vers l’amour et la bataille qu’elles entraînent la race qui les a conquises.
Il s’agit de chanteurs infatigables et d’un opéra composé par le suprême Maëstro. Les décors seront dignes des acteurs et de l’auteur. O cher François-René de Chateaubriand, qui t’extasias, peut-être en rêve, sur la splendeur des forêts vierges, dans un nouveau monde déjà bien vieux pour le commun des hommes, sinon pour toi, il n’était pas besoin à ton amour des magnificences d’aller, avec le vain espoir de changer de cœur, au delà des mers, sous un autre ciel. Le ciel « est aussi en bas », a dit le Juif batave, précis à l’égal d’un rouage de montre et clairvoyant comme les verres de lunettes qu’il polissait par métier. Je me couche dans le pré, j’enfouis mon visage dans le foin déjà haut, je me réduis à la taille de mon héros, je m’imagine des yeux à facettes, et aussitôt un infini de songe et de féerie est réalisé.
Le décor est apparemment plat et sans perspective, à tous les coins de l’horizon, que contient dans son ensemble le double miroir savant et compliqué ; les couleurs sont innombrables et juxtaposées, sans qu’aucune dénomination humaine d’elles soit raisonnablement possible ; les formes sont comme tangibles et d’une amplitude que nous ne pouvons même pas imaginer. Alors, se produit le phénomène somptueux, pour un être plus vieux et plus évolué que nous, de vivre les meilleurs jours de sa vie au milieu de la jeunesse renouvelée du monde, dans une atmosphère chaleureuse et humide, luxuriante, gorgée de sèves, saturée d’une lumière intimement mélangée à de l’ombre, lumière diffuse, violente et douce, qui éclaire actuellement sans doute les jours de la planète Vénus et qui aurait étourdi et flatté nos sens, si l’humanité avait existé sur la Terre durant la période secondaire. Je n’irai pas enfantinement mesurer la stature de Grillon et la hauteur de l’herbe où il se cache : nos sens, encore une fois, n’ont pas de communes mesures, et, à propos des herbes qui l’entourent, il serait vain de parler d’arbres dépassant d’une hauteur de plus de quatre-vingts mètres notre stature… Ce n’en est pas moins au centre d’un paysage et sous un climat infiniment jeunes, préhumains, que la vie de Grillon va s’achever, dans une telle perfection de l’être qu’il semblerait indécent que la nouveauté partiellement reconstituée de notre monde manquât d’y participer, de la provoquer ou de l’embellir encore.
J’ai la face dans l’herbe, qui dépasse mes épaules ; mon nez s’appuie presque contre le sol, je vous dis… Et je rêve et divague peut-être… N’importe ! Laissez-moi divaguer et rêver. Ces plantes diverses qui composent la denrée que nous appellerons « du foin » quand elles seront mortes, ont des noms dont certains sont jolis. Mais qu’un autre vous les énumère à nouveau ; je ne me sens plus en cet instant le cœur et les ambitions d’un herboriste… Une vapeur embaumée emplit mon cerveau, un miroitement glauque s’appuie sur mes yeux et chatoie à leur surface, sans risquer de s’enfoncer jusqu’aux profondeurs sombres de l’esprit, un peu comme fait du liège sur de l’eau ; la terre sent la terre, mais de façon si intense qu’une musique au-dessous de mes oreilles ou qui dépasse leurs facultés, semble se mélanger à cette odeur : et c’est comme si je percevais, moi aussi, le monde avec des antennes. Devant leur respectif domicile net et strict de bourgeois d’hier, le chanteur arrogant et la silencieuse amoureuse, rassurés par mon immobilité, ont recommencé à vivre comme si je n’existais pas. Mais est-ce que j’ai le droit de dire que j’existe, moi, être humain, moi, si jeune et si vieux à la fois devant le renouvellement annuel d’un monde ?… O inanité, ô mensonge de ce que, nous autres hommes, nous appelons secondes ou siècles et contenons, sans nous donner d’entorses à l’imaginative, sous la dénomination générale de TEMPS !