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Vingt mille lieues sous les mers

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J'étais prêt à partir. (Page 120.)
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La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à la main, j'étais prêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné dans ces lourds vêtements et cloué au tillac par mes semelles de plomb, il m'eût été impossible de faire un pas.

Paysage sous-marin de l'île Crespo.
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Mais ce cas était prévu, car je sentis que l'on me poussait dans une petite chambre contiguë au vestiaire. Mes compagnons, également remorqués, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscurité nous enveloppa.

Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poitrine. Évidemment, de l'intérieur du bateau on avait, par un robinet, donné entrée à l'eau extérieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientôt remplie. Une seconde porte, percée dans le flanc du Nautilus, s'ouvrit alors. Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos pieds foulaient le fond de la mer.

Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m'a laissées cette promenade sous les eaux? Les mots sont impuissants à raconter de telles merveilles! Quand le pinceau lui-même est inhabile à rendre les effets particuliers à l'élément liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait à quelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l'un près de l'autre, comme si un échange de paroles eût été possible à travers nos carapaces métalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements, de mes chaussures, de mon réservoir d'air, ni le poids de cette épaisse sphère, au milieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plongés dans l'eau, perdaient une partie de leur poids égale à celui du liquide déplacé, et je me trouvais très-bien de cette loi physique reconnue par Archimède. Je n'étais plus une masse inerte, et j'avais une liberté de mouvement relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu'à trente pieds au-dessous de la surface de l'Océan, m'étonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets à une distance de cent mètres. Au delà, les fonds se nuançaient des fines dégradations de l'outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s'effaçaient au milieu d'une vague obscurité. Véritablement, cette eau qui m'entourait n'était qu'une sorte d'air, plus dense que l'atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j'apercevais la calme surface de la mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable réflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. De là, cette immense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides. Serai-je cru si j'affirme, qu'à cette profondeur de trente pieds, j'y voyais comme en plein jour?

Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, semé d'une impalpable poussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée comme un long écueil, disparaissait peu à peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, en projetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendre pour qui n'a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussière dont l'air est saturé leur donne l'apparence d'un brouillard lumineux; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques se transmettent avec une incomparable pureté.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait être sans bornes. J'écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derrière moi, et la trace de mes pas s'effaçait soudain sous la pression de l'eau.

Bientôt, quelques formes d'objets, à peine estompées dans l'éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout d'abord frappé d'un effet spécial à ce milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C'était une merveille, une fête des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d'un coloriste enragé! Que ne pouvais-je communiquer à Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d'interjections admiratives! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus! Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi-même, je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s'était arrêté comme moi. Évidemment, le digne garçon, en présence de ces échantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et échinodermes abondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires qui vivent isolément, des touffes d'oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de «corail blanc», les fongies hérissées en forme de champignons, les anémones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette de tentacules azurés, d'étoiles de mer qui constellaient le sable, et d'astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par la main des naïades, dont les festons se balançaient aux faibles ondulations provoquées par notre marche. C'était un véritable chagrin pour moi d'écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d'ange, les aphysies, et tant d'autres produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter à la traîne, des méduses dont l'ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d'un liston d'azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui, dans l'obscurité, eussent semé notre chemin de lueurs phosphorescentes!

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'un quart de mille, m'arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d'un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succéda une couche de vase visqueuse que les Américains nomment «oaze», uniquement composée de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d'algues, plantes pélagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par la main des hommes. Mais, en même temps que la verdure s'étalait sous nos pas, elle n'abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantes marines, classées dans cette exubérante famille des algues, dont on connaît plus de deux mille espèces, se croisait à la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies, des cladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènes palmés, semblables à des éventails de cactus. J'observai que les plantes vertes se maintenaient plus près de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculées de l'Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car de même qu'on a compté quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq cents mètres.

Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il était près de midi. Je m'en aperçus à la perpendiculaire des rayons solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et les nuances de l'émeraude et du saphir s'effacèrent de notre firmament. Nous marchions d'un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une intensité étonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse à laquelle l'oreille n'est pas habituée sur la terre. En effet, l'eau est pour le son un meilleur véhicule que l'air, et il s'y propage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcée. La lumière prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres, subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtement de scaphandre était établi dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gêne aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à disparaître. Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j'avais si peu l'habitude, elle était nulle. Mes mouvements, aidés par l'eau, se produisaient avec une surprenante facilité.

Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé un crépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment à nous conduire, et il n'était pas encore nécessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s'arrêta. Il attendit que je l'eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s'accusaient dans l'ombre à une petite distance.

«C'est la forêt de l'île Crespo,» pensai-je, et je ne me trompais pas.

CHAPITRE XVII
UNE FORÊT SOUS-MARINE.

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doute l'une des plus belles de l'immense domaine du capitaine Nemo. Il la considérait comme étant sienne, et s'attribuait sur elle les mêmes droits qu'avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde. D'ailleurs, qui lui eût disputé la possession de cette propriété sous-marine? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache à la main, en défricher les sombres taillis?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès que nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout d'abord frappés d'une singulière disposition de leurs ramures,—disposition que je n'avais pas encore observée jusqu'alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s'étendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l'Océan. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densité de l'élément qui les avait produits. Immobiles, d'ailleurs, lorsque je les écartais de la main, ces plantes reprenaient aussitôt leur position première. C'était ici le règne de la verticalité.

Bientôt, je m'habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu'à l'obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m'y parut être assez complète, plus riche même qu'elle ne l'eût été sous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s'y fût pas trompé? La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin!

J'observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au sol que par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la vitalité. Ces plantes ne procèdent que d'elles-mêmes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l'olivâtre, le fauve et le brun. Je revis là, mais non plus desséchées comme les échantillons du Nautilus, des padines-paons, déployées en éventails qui semblaient solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes et fluxueuses, qui s'épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, des bouquets d'acétabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d'autres plantes pélagiennes, toutes dépourvues de fleurs. «Curieuse anomalie, bizarre élément, a dit un spirituel naturaliste, où le règne animal fleurit, et où le règne végétal ne fleurit pas!»

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones tempérées, et sous leur ombre humide, se massaient de véritables buissons à fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s'épanouissaient des méandrines zébrées de sillons tortueux, des cariophylles jaunâtres à tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires,—et pour compléter l'illusion,—les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, des dactyloptères et des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables à une troupe de bécassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J'en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nous étendîmes sous un berceau d'alariées, dont les longues lanières amincies se dressaient comme des flèches.

Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de répondre. J'approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe de satisfaction, il s'agita dans sa carapace de l'air le plus comique du monde.

Après quatre heures de cette promenade, je fus très-étonné de ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition de l'estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j'éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu'il arrive à tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du sommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cet assoupissement, je ne pus l'évaluer; mais lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleil s'abaissait vers l'horizon. Le capitaine Nemo s'était déjà relevé, et je commençais à me détirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds.

A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d'un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête à s'élancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur. Conseil et le matelot du Nautilus s'éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à son compagnon le hideux crustacé, qu'un coup de crosse abattit aussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plus redoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protégerait pas contre leurs attaques. Je n'y avais pas songé jusqu'alors, et je résolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au Nautilus, le Capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.

Une monstrueuse araignée de mer. (Page 127.)
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Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous conduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près trois heures, quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à la perfection de nos appareils, nous dépassions ainsi de quatre-vingt-dix mètres la limite que la nature semblait avoir imposée jusqu'ici aux excursions sous-marines de l'homme.

Un geste du capitaine nous fit faire halte. (Page 130.)
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Je dis cent cinquante mètres, bien qu'aucun instrument ne me permît d'évaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient pénétrer plus avant. Or, précisément, l'obscurité devint profonde. Aucun objet n'était visible à dix pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller subitement une lumière blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil électrique en activité. Son compagnon l'imita. Conseil et moi nous suivîmes leur exemple. J'établis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, éclairée par nos quatre lanternes, s'illumina dans un rayon de vingt-cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans les obscures profondeurs de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus. J'observai que la vie végétale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu'un nombre prodigieux d'animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullulaient encore.

Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorff devait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s'ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s'arrêter et mettre son fusil en joue; puis, après quelques instants d'observation, il se relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creusée de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable. C'étaient les accores de l'île Crespo. C'était la terre.

Le capitaine Nemo s'arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m'arrêter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser. Au delà, c'était cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, très-raide, et par conséquent très-pénible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supérieures ne fut pas tellement subit que la décompression se fît trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des désordres graves, et déterminer ces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très-promptement, la lumière reparut et grandit, et, le soleil étant déjà bas sur l'horizon, la réfraction borda de nouveau les divers objets d'un anneau spectral.

A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d'un essaim de petits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup de fusil, ne s'était encore offert à nos regards.

En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas.

C'était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d'un mètre cinquante centimètres, devait avoir un très-grand prix. Sa peau, d'un brun marron en dessus, et argentée en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchées sur les marchés russes et chinois; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J'admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et ornée d'oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables à celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à la queue touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué par les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s'est principalement réfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement son espèce ne tardera pas à s'éteindre.

Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur son épaule, et l'on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elle remontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique, reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela près qu'elle marchait la tête en bas et les pieds en l'air.

Autre effet à noter. C'était le passage de nuages épais qui se formaient et s'évanouissaient rapidement; mais en réfléchissant, je compris que ces prétendus nuages n'étaient dus qu'à l'épaisseur variable des longues lames de fond, et j'apercevais même les «moutons» écumeux que leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il n'était pas jusqu'à l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement à la surface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l'un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. Un grand oiseau, à large envergure, très-nettement visible, s'approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu'il fut à quelques mètres seulement au-dessus des flots. L'animal tomba foudroyé, et sa chute l'entraîna jusqu'à la portée de l'adroit chasseur qui s'en empara. C'était un albatros de la plus belle espèce, admirable spécimen des oiseaux pélagiens.

Notre marche n'avait pas été interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n'en pouvais plus, quand j'aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi-mille, l'obscurité des eaux. C'était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions être à bord, et là, je respirerais à l'aise, car il me semblait que mon réservoir ne fournissait plus qu'un air très-pauvre en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivée.

J'étais resté d'une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba à terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d'abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait près de moi et demeurait immobile.

J'étais donc étendu sur le sol, et précisément à l'abri d'un buisson de varechs, quand, relevant la tête, j'aperçus d'énormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines! J'avais reconnu les formidables squales qui nous menaçaient. C'était un couple de tintoréas, requins terribles, à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matière phosphorescente par des trous percés autour de leur museau. Monstrueuses mouches à feu, qui broient un homme tout entier dans leurs mâchoires de fer! Je ne sais si Conseil s'occupait à les classer, mais pour mon compte, j'observais leur ventre argenté, leur gueule formidable, hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victime qu'en naturaliste.

Très-heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nous échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d'un tigre en pleine forêt.

Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignions le Nautilus. La porte extérieure était restée ouverte, et le capitaine Nemo la referma, dès que nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, il pressa un bouton. J'entendis manœuvrer les pompes au-dedans du navire, je sentis l'eau baisser autour de moi, et, en quelques instants, la cellule fut entièrement vidée. La porte intérieure s'ouvrit alors, et nous passâmes dans le vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, très-harassé, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout émerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers.

CHAPITRE XVIII
QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE.

Le lendemain matin, 18 novembre, j'étais parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment où le second du Nautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors à l'esprit qu'elle se rapportait à l'état de la mer, ou plutôt qu'elle signifiait: «Nous n'avons rien en vue.»

Et en effet, l'Océan était désert. Pas une voile à l'horizon. Les hauteurs de l'île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, à l'exception des rayons bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutes les directions et revêtait une admirable teinte d'indigo. Une moire, à larges raies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux.

J'admirais ce magnifique aspect de l'Océan, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma présence, et commença une série d'observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la surface de l'Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureux et bien constitués, étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appartenaient évidemment à des nations différentes, bien que le type européen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, des Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes étaient sobres de paroles, et n'employaient entre eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas même soupçonner l'origine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.

Les filets furent halés à bord. C'étaient des espèces de chaluts, semblables à ceux des côtes normandes, vastes poches qu'une vergue flottante et une chaîne transfilée dans les mailles inférieures tiennent entr'ouvertes. Ces poches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l'Océan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là, ils ramenèrent de curieux échantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d'histrions, des commersons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulés, entourés de bandelettes rouges, des tétrodons-croissants, dont le venin est extrêmement subtil, quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques, couverts d'écailles argentées, des trichiures, dont la puissance électrique est égale à celle du gymnote et de la torpille, des notoptères écailleux, à bandes brunes et transversales, des gades verdâtres, plusieurs variétés de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx à tête proéminente, long d'un mètre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrés de couleurs bleues et argentées, et trois magnifiques thons que la rapidité de leur marche n'avait pu sauver du chalut.

J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C'était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d'une excellente qualité, que la rapidité du Nautilus et l'attraction de sa lumière électrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par le panneau vers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les autres à être conservés.

La pêche finie, la provision d'air renouvelée, je pensais que le Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je me préparais à regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre préambule:

«Voyez cet océan, monsieur le professeur, n'est-il pas doué d'une vie réelle? N'a-t-il pas ses colères et ses tendresses? Hier, il s'est endormi comme nous, et le voilà qui se réveille après une nuit paisible!»

Ni bonjour, ni bonsoir! N'eût-on pas dit que cet étrange personnage continuait avec moi une conversation déjà commencée?

«Regardez, reprit-il, il s'éveille sous les caresses du soleil! Il va revivre de son existence diurne! C'est une intéressante étude que de suivre le jeu de son organisme. Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne raison à ce savant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelle que la circulation sanguine chez les animaux.»

Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi aucune réponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les «Évidemment,» les «A coup sûr,» et les «Vous avez raison.» Il se parlait plutôt à lui-même, prenant de longs temps entre chaque phrase. C'était une méditation à voix haute.

«Oui, dit-il, l'Océan possède une circulation véritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crée des densités différentes, qui amènent les courants et les contre-courants. L'évaporation, nulle aux régions hyperboréennes, très-active dans les zones équatoriales, constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l'Océan. J'ai vu la molécule d'eau de mer, échauffée à la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore, devenir plus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles, les conséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais se produire qu'à la surface des eaux!»

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais: «Le pôle! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque là!»

Cependant, le capitaine s'était tu, et regardait cet élément si complétement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant:

«Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe, formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu'à un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, et empêchent les vents de leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant, submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateur dans l'économie générale du globe!»

Le capitaine Nemo s'arrêta, se leva même, fit quelques pas sur la plateforme, et revint vers moi:

«Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d'animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rôle n'est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ils s'assimilent les éléments solides de l'eau, et, véritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrépores! Et alors la goutte d'eau, privée de son aliment minéral, s'allége, remonte à la surface, y absorbe les sels abandonnés par l'évaporation, s'alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux éléments à absorber. De là, un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubérante, plus infinie, s'épanouissant dans toutes les parties de cet océan, élément de mort pour l'homme, a-t-on dit, élément de vie pour des myriades d'animaux,—et pour moi!»

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire émotion.

Un grand oiseau s'approchait en planant. (Page 131.)
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«Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence! Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d'agglomérations de maisons sous-marines, qui, comme le Nautilus, reviendraient respirer chaque matin à la surface des mers, villes libres, s'il en fut, cités indépendantes! Et encore, qui sait si quelque despote...»

Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s'adressant directement à moi, comme pour chasser une pensée funeste:

«Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l'Océan?

—Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris.

On pouvait compter ces calmars par millions. (Page 139.)
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—Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle au besoin?

—En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent à la mémoire. Si je ne me trompe, on a trouvé une profondeur moyenne de huit mille deux cents mètres dans l'Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mètres dans la Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont été faites dans l'Atlantique sud, près du trente-cinquième degré, et elles ont donné douze mille mètres, quatorze mille quatre-vingt onze mètres, et quinze mille cent quarante-neuf mètres. En somme, on estime que si le fond de la mer était nivelé, sa profondeur moyenne serait de sept kilomètres environ.

—Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l'espère. Quant à la profondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement de quatre mille mètres.»

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par l'échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L'hélice se mit aussitôt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l'heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s'écoulèrent, le capitaine Nemo fut très-sobre de visites. Je ne le vis qu'à de rares intervalles. Son second faisait régulièrement le point que je trouvais reporté sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait raconté à son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnés. Mais j'espérais que l'occasion se représenterait de visiter les forêts océaniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères du monde sous-marin.

La direction générale du Nautilus était sud-est, et il se maintenait entre cent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen de ses plans inclinés, il atteignit les couches d'eau situées par deux mille mètres. Le thermomètre indiquait une température de 4,25 centigrades, température qui, sous cette profondeur, paraît être commune à toutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, où l'illustre Cook trouva la mort, le 14 février 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de départ. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme, j'aperçus, à deux milles sous le vent, Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisière cultivée, les diverses chaînes de montagnes qui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres échantillons de ces parages, les filets rapportèrent des flabellaires pavonées, polypes comprimés de forme gracieuse, et qui sont particuliers à cette partie de l'Océan.

La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l'Équateur, le 1er décembre, par 142° de longitude, et le 4 du même mois, après une rapide traversée que ne signala aucun incident, nous eûmes connaissance du groupe des Marquises. J'aperçus à trois milles, par 8° 57′ de latitude sud et 139° 32′ de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient à la France. Je vis seulement les montagnes boisées qui se dessinaient à l'horizon, car le capitaine Nemo n'aimait pas à rallier les terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènes aux nageoires azurées et à la queue d'or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvus d'écailles, mais d'un goût exquis, des ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d'être classés à l'office du bord.

Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon français, du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquée par la rencontre d'une immense troupe de calmars, curieux mollusques, très-voisins de la seiche. Les pêcheurs français les désignent sous le nom d'encornets, et ils appartiennent à la classe des céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particulièrement étudiés par les naturalistes de l'antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores aux orateurs de l'Agora, en même temps qu'un plat excellent à la table des riches citoyens, s'il faut en croire Athénée, médecin grec, qui vivait avant Galien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilus rencontra cette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zones plus chaudes, en suivant l'itinéraire des harengs et des sardines. Nous les regardions à travers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avec une extrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangés des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantés sur la tête, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d'animaux, et ses filets en ramenèrent une innombrable quantité, où je reconnus les neuf espèces que d'Orbigny a classées pour l'Océan Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait à l'infini. Elle changeait son décor et sa mise en scène pour le plaisir de nos yeux, et nous étions appelés non-seulement à contempler les œuvres du Créateur au milieu de l'élément liquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères de l'Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j'étais occupé à lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr'ouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peu habitée des Océans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, les Serviteurs de l'estomac, et j'en savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture.

«Monsieur veut-il venir un instant? me dit-il d'une voix singulière.

—Qu'y a-t-il donc, Conseil?

—Que monsieur regarde.»

Je me levai, j'allai m'accouder devant la vitre, et je regardai.

En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l'observai attentivement, cherchant à reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversa subitement mon esprit.

«Un navire! m'écriai-je.

—Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coulé à pic!»

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d'un navire, dont les haubans coupés pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque paraissait être en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, il s'était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont où quelques cadavres, amarrés par des cordes, gisaient encore! J'en comptai quatre,—quatre hommes, dont l'un se tenait debout, au gouvernail,—puis une femme, à demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune. Je pus reconnaître, vivement éclairés par les feux du Nautilus, ses traits que l'eau n'avait pas encore décomposés. Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa tête son enfant, pauvre petit être dont les bras enlaçaient le cou de sa mère! L'attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu'ils étaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s'arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants collés à son front, la main crispée à la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mâts naufragé à travers les profondeurs de l'Océan!

Quelle scène! Nous étions muets, le cœur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sa dernière minute! Et je voyais déjà s'avancer, l'œil en feu, d'énormes squales, attirés par cet appât de chair humaine!

Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du navire submergé, et, un instant, je pus lire sur son tableau d'arrière:

Florida, Sunderland.

CHAPITRE XIX
VANIKORO.

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes maritimes, que le Nautilus devait rencontrer sur sa route. Depuis qu'il suivait des mers plus fréquentées, nous apercevions souvent des coques naufragées qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, des canons, des boulets, des ancres, des chaînes, et mille autres objets de fer, que la rouille dévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vivions comme isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l'archipel des Pomotou, ancien «groupe dangereux» de Bougainville, qui s'étend sur un espace de cinq cents lieues de l'est-sud-est à l'ouest-nord-ouest, entre 13° 30′ et 23° 50′ de latitude sud, et 125° 30′ et 151° 30′ de longitude ouest, depuis l'île Ducie jusqu'à l'île Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrées, et il est formé d'une soixantaine de groupes d'îles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a imposé son protectorat. Ces îles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquième continent s'étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu'aux Marquises.

Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Nemo, il me répondit froidement:

«Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut à la terre, mais de nouveaux hommes!»

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautilus vers l'île Clermont-Tonnerre, l'une des plus curieuses du groupe, qui fut découvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étudier ce système madréporique auquel sont dues les îles de cet Océan.

Les madrépores, qu'il faut se garder de confondre avec les coraux, ont un tissu revêtu d'un encroûtement calcaire, et les modifications de sa structure ont amené M. Milne-Edwards, mon illustre maître, à les classer en cinq sections. Les petits animalcules qui sécrètent ce polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires qui deviennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou petit lac intérieur, que des brèches mettent en communication avec la mer. Là, ils figurent des barrières de récifs semblables à celles qui existent sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou. En d'autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ils élèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, près desquelles les profondeurs de l'Océan sont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l'île Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage gigantesque, accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces murailles étaient spécialement l'œuvre des madréporaires désignés par les noms de millepores, de porites, d'astrées et de méandrines. Ces polypes se développent particulièrement dans les couches agitées de la surface de la mer, et par conséquent, c'est par leur partie supérieure qu'ils commencent ces substructions, lesquelles s'enfoncent peu à peu avec les débris de sécrétions qui les supportent. Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls,—théorie supérieure, selon moi, à celle qui donne pour base aux travaux madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergés à quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très-près ces curieuses murailles, car, à leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mètres de profondeur, et nos nappes électriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.

Répondant à une question que me posa Conseil, sur la durée d'accroissement de ces barrières colossales, je l'étonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement à un huitième de pouce par siècle.

«Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu?...

—Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge singulièrement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la houille, c'est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plus considérable. Mais j'ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des époques et non l'intervalle qui s'écoule entre deux levers de soleil, car, d'après la Bible elle-même, le soleil ne date pas du premier jour de la création.»

Lorsque le Nautilus revint à la surface de l'Océan, je pus embrasser dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et boisée. Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés de poissons et de plantes marines qui formèrent l'humus végétal. Une noix de coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arrêta la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs œufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres. De cette façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité, l'homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, œuvres immenses d'animaux microscopiques.

Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'éloignement, et la route du Nautilus se modifia d'une manière sensible. Après avoir touché le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de longitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l'été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous de l'eau, la température ne s'élevait pas au-dessus de dix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l'est le séduisant archipel de la Société, et la gracieuse Taïti, la reine du Pacifique. J'aperçus le matin, à quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de mer nommé munérophis.

Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l'Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l'archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l'ami de La Pérouse. Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti, où les sauvages massacrèrent les matelots de l'Union et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l'Aimable-Joséphine.

Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est à l'ouest, est compris entre 6° et 2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d'un certain nombre d'îles, d'îlots et d'écueils, parmi lesquels on remarque les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l'année même où Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je laisse à penser lequel de ces faits fut le plus utile à l'humanité. Vinrent ensuite Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville, en 1827, débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautilus s'approcha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de La Pérouse.

Nous étions en présence d'un navire. (Page 140.)
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Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huîtres excellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir ouvertes sur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusques appartenaient à l'espèce connue sous le nom d'ostrea lamellosa, qui est très-commune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, et, certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomérations finiraient par combler les baies, puisque l'on compte jusqu'à deux millions d'œufs dans un seul individu.

L'île de Vanikoro. (Page 146.)
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Et si maître Ned Land n'eut pas à se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c'est que l'huître est le seul mets qui ne provoque jamais d'indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acéphales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotée, nécessaires à la nourriture quotidienne d'un seul homme.

Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l'archipel des Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmes assez près de l'île d'Aurou, qui, au moment des observations de midi, m'apparut comme une masse de bois verts, dominée par un pic d'une grande hauteur.

Ce jour-là, c'était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la célébration du «Christmas», la véritable fête de la famille, dont les protestants sont fanatiques.

Je n'avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l'air d'un homme qui vous a quitté depuis cinq minutes. J'étais occupé à reconnaître sur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaine s'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ce seul mot:

«Vanikoro.»

Ce nom fut magique. C'était le nom des îlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevai subitement.

«Le Nautilus nous porte à Vanikoro? demandai-je.

—Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.

—Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole et l'Astrolabe?

—Si cela vous plaît, monsieur le professeur.

—Quand serons-nous à Vanikoro?

—Nous y sommes, monsieur le professeur.»

Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la plate-forme, et de là, mes regards parcoururent avidement l'horizon.

Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d'inégale grandeur, entourées d'un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous étions en présence de l'île de Vanikoro proprement dite, à laquelle Dumont d'Urville imposa le nom d'île de la Recherche, et précisément devant le petit havre de Vanou, situé par 16° 4′ de latitude sud, et 164° 32′ de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu'aux sommets de l'intérieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.

Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par une étroite passe, se trouva en-dedans des brisants, où la mer avait une profondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des palétuviers, j'aperçus quelques sauvages qui montrèrent une extrême surprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s'avançant à fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaient se défier?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Pérouse.

«Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.

—Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde en sait? me demanda-t-il d'un ton un peu ironique.

—Très-facilement.»

Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont-d'Urville avaient fait connaître, travaux dont voici le résumé très-succinct.

La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la Boussole et l'Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deux corvettes, arma deux grandes flûtes, la Recherche et l'Espérance, qui quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux. Deux mois après, on apprenait par la déposition d'un certain Bowen, commandant l'Albermale, que des débris de navires naufragés avaient été vus sur les côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant cette communication,—assez incertaine, d'ailleurs,—se dirigea vers les îles de l'Amirauté, désignées dans un rapport du capitaine Hunter comme étant le lieu du naufrage de La Pérouse.

Ses recherches furent vaines, l'Espérance et la Recherche passèrent même devant Vanikoro sans s'y arrêter, et, en somme, ce voyage fut très-malheureux, car il coûta la vie à d'Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieurs marins de son équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick, passa près de l'île de Tikopia, l'une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l'ayant accosté dans une pirogue, lui vendit une poignée d'épée en argent qui portait l'empreinte de caractères gravés au burin. Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui appartenaient à des navires échoués depuis de longues années sur les récifs de l'île.

Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse, dont la disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage; mais les vents et les courants l'en empêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découverte la Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la Recherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagné d'un agent français.

La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.

Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des débris d'instruments d'astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription: «Bazin m'a fait», marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n'était donc plus possible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, où il fut très-sympathiquement accueilli par Charles X.

Mais, à ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un baleinier que des médailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.

Dumont d'Urville, commandant l'Astrolabe, avait donc pris la mer, et, deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de l'Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une île située par 8° 18′ de latitude sud et 156° 30′ de longitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages.

Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi à ces récits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se décida cependant à se lancer sur les traces de Dillon.

Le 10 février 1828, l'Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 février, prolongea ses récifs jusqu'au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.

Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'île, et rapportèrent quelques débris peu importants. Les naturels, adoptant un système de dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, très-louche, laissa croire qu'ils avaient maltraité les naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d'Urville ne fût venu venger La Pérouse et ses infortunés compagnons.

Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenant qu'ils n'avaient à craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.

Là, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les récifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empâtés dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la baleinière de l'Astrolabe furent dirigées vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs équipages parvinrent à retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.

Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Pérouse, après avoir perdu ses deux navires sur les récifs de l'île, avait construit un bâtiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois... Où? On ne savait.

Le commandant de l'Astrolabe fit alors élever, sous une touffe de mangliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui pût tenter la cupidité des naturels.

Puis, Dumont d'Urville voulut partir; mais ses équipages étaient minés par les fièvres de ces côtes malsaines, et, très-malade lui-même, il ne put appareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d'Urville ne fût pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro la corvette la Bayonnaise, commandée par Legoarant de Tromelin, qui était en station sur la côte ouest de l'Amérique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro, quelques mois après le départ de l'Astrolabe, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respecté le mausolée de La Pérouse.

Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.

«Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr ce troisième navire construit par les naufragés sur l'île de Vanikoro?

—On ne sait.»

Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le suivre au grand salon. Le Nautilus s'enfonça de quelques mètres au-dessous des flots, et les panneaux s'ouvrirent.

Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de coraux, revêtus de fongies, de syphonules, d'alcyons, de cariophyllées, à travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains débris que les dragues n'avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objets provenant des navires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine Nemo me dit d'une voix grave:

«Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avec ses navires la Boussole et l'Astrolabe. Il mouilla d'abord à Botany-Bay, visita l'archipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relâcha à Namouka, l'une des îles du groupe Hapaï. Puis, ses navires arrivèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, s'engagea sur la côte méridionale. L'Astrolabe vint à son secours et s'échoua de même. Le premier navire se détruisit presque immédiatement. Le second, engravé sous le vent, résista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufragés. Ceux-ci s'installèrent dans l'île, et construisirent un bâtiment plus petit avec les débris des deux grands. Quelques matelots restèrent volontairement à Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. Ils se dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens, sur la côte occidentale de l'île principale du groupe, entre les caps Déception et Satisfaction!

—Et comment le savez-vous? m'écriai-je.

—Voici ce que j'ai trouvé sur le lieu même de ce dernier naufrage!»

Le capitaine Nemo me montra une boîte de fer-blanc, estampillée aux armes de France, et toute corrodée par les eaux salines. Il l'ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.

C'étaient les instructions même du ministre de la marine au commandant La Pérouse, annotées en marge de la main de Louis XVI!

«Ah! c'est une belle mort pour un marin! dit alors le capitaine Nemo. C'est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n'en ayons jamais d'autre!»

CHAPITRE XX
LE DÉTROIT DE TORRÈS.

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent le groupe de La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.

Le 1er janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plateforme.

«Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne année?

—Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j'étais à Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J'accepte tes vœux et je t'en remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par «une bonne année,» dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l'année qui amènera la fin de notre emprisonnement, ou l'année qui verra se continuer cet étrange voyage?

—Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à monsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous n'avons pas eu le temps de nous ennuyer. La dernière merveille est toujours la plus étonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment cela finira. M'est avis que nous ne retrouverons jamais une occasion semblable.

—Jamais, Conseil.

—En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n'est pas plus gênant que s'il n'existait pas.

—Comme tu le dis, Conseil.

—Je pense donc, n'en déplaise à monsieur, qu'une bonne année serait une année qui nous permettrait de tout voir...

—De tout voir, Conseil? Ce serait peut-être long. Mais qu'en pense Ned Land?

—Ned Land pense exactement le contraire de moi, répondit Conseil. C'est un esprit positif et un estomac impérieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guère à un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n'effrayent guère!

—Pour mon compte, Conseil, ce n'est point là ce qui me tourmente, et je m'accommode très-bien du régime du bord.

—Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant à rester que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l'année qui commence n'est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette façon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à monsieur.

—Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre à plus tard la question des étrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne poignée de main. Je n'ai que cela sur moi.

Je vis une liasse de papiers jaunis. (Page 150.)
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—Monsieur n'a jamais été si généreux,» répondit Conseil.

Et là-dessus, le brave garçon s'en alla.

Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dans les mers du Japon. Devant l'éperon du Nautilus s'étendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la côte nord-est de l'Australie. Notre bateau prolongeait à une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bâtiment que montait Cook donna sur un roc, et s'il ne coula pas, ce fut grâce à cette circonstance que le morceau de corail, détaché au choc, resta engagé dans la coque entr'ouverte.

Le Nautilus venait de toucher. (Page 156.)
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J'aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de trois cent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensité formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinés du Nautilus nous entraînaient à une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus me contenter des divers échantillons de poissons rapportés par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, espèces de scombres grands comme des thons, aux flancs bleuâtres, et rayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent à notre table une chair excessivement délicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d'un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espèces d'alcyonnaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était représentée par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroïde, qui fut classée parmi les curiosités naturelles du musée.

Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous eûmes connaissance des côtes de la Papouasie. A cette occasion, le capitaine Nemo m'apprit que son intention était de gagner l'Océan Indien par le détroit de Torrès. Sa communication se borna là. Ned vit avec plaisir que cette route le rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dangereux par les écueils qui le hérissent que par les sauvages habitants qui fréquentent ses côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande île de la Papouasie, nommée aussi Nouvelle-Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, et une superficie de quarante mille lieues géographiques. Elle est située, en latitude, entre 0° 19′ et 10° 2′ sud, et en longitude, entre 128° 23′ et 146° 15′. A midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j'aperçus les sommets des monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par des pitons aigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en 1527, par le général espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le hollandais Schouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par d'Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d'Urville en 1827. «C'est le foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie,» a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que les hasards de cette navigation allaient me mettre en présence des redoutables Andamènes.

Le Nautilus se présenta donc à l'entrée du plus dangereux détroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent à peine à franchir, détroit que Louis Paz de Torrès affronta en revenant des mers du Sud dans la Mélanésie, et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de Dumont d'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-même, supérieur à tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire connaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstrué par une innombrable quantité d'îles, d'îlots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, le capitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant à fleur d'eau, s'avançait sous une allure modérée. Son hélice, comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.

Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plate-forme toujours déserte. Devant nous s'élevait la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait être là, dirigeant lui-même son Nautilus.

J'avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès levées et dressées par l'ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l'enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois,—maintenant amiral,—qui faisaient partie de l'état-major de Dumont-d'Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui débrouillent l'imbroglio de cet étroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention.

Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et là.

«Voilà une mauvaise mer! me dit Ned Land.

—Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guère à un bâtiment comme le Nautilus.

—Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit bien certain de sa route, car je vois là des pâtés de coraux qui mettraient sa coque en mille pièces, si elle les effleurait seulement!»

En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilus semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne suivait pas exactement la route de l'Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumont d'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'île Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu'il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, à travers une grande quantité d'îles et d'îlots peu connus, vers l'île Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'à la folie, voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deux corvettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit à l'ouest, il se dirigea vers l'île Gueboroar.

Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, la marée étant presque pleine. Le Nautilus s'approcha de cette île que je vois encore avec sa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deux milles.

Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre un écueil, et il demeura immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j'aperçus sur la plate-forme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, échangeant quelques mots dans leur incompréhensible idiome.

Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord, apparaissait l'île Gueboroar dont la côte s'arrondissait du nord à l'ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l'est se montraient déjà quelques têtes de coraux que le jusant laissait à découvert. Nous nous étions échoués au plein, et dans une de ces mers où les marées sont médiocres, circonstance fâcheuse pour le renflouage du Nautilus. Cependant, le navire n'avait aucunement souffert, tant sa coque était solidement liée. Mais s'il ne pouvait ni couler, ni s'ouvrir, il risquait fort d'être à jamais attaché sur ces écueils, et alors c'en était fait de l'appareil sous-marin du capitaine Nemo.

Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maître de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié, s'approcha:

«Un accident? lui dis-je.

—Non, un incident, me répondit-il.

—Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez!»

Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier, et fit un geste négatif. C'était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais à remettre les pieds sur un continent. Puis il dit:

«D'ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n'est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l'Océan. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne désire pas me priver si vite de l'honneur de votre compagnie.

—Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironique de cette phrase, le Nautilus s'est échoué au moment de la pleine mer. Or, les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez délester le Nautilus,—ce qui me paraît impossible,—je ne vois pas comment il sera renfloué.

—Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit de Torrès, on trouve encore une différence d'un mètre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien étonné si ce complaisant satellite ne soulève pas suffisamment ces masses d'eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu'à lui seul.»

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à l'intérieur du Nautilus. Quant au bâtiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile, comme si les polypes coralliens l'eussent déjà maçonné dans leur indestructible ciment.

«Eh bien, monsieur? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départ du capitaine.

—Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car il paraît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.

—Tout simplement?

—Tout simplement.

—Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler?

—Puisque la marée suffira!» répondit simplement Conseil.

Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C'était le marin qui parlait en lui.

«Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n'est bon qu'à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo.

—Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur les marées du Pacifique. D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait être opportun si nous étions en vue des côtes de l'Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose, et il sera toujours temps d'en venir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ce que je regarderais comme un événement grave.

—Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain? reprit Ned Land. Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres, des porteurs de côtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents.

—Ici, l'ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre l'habitude de fouler du pied les parties solides de notre planète?

—Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.

—Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à quoi nous en tenir sur l'amabilité du capitaine.»

A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grâce et d'empressement, sans même avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite à travers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été très-périlleuse, et je n'aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier à bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai même qu'aucun homme de l'équipage ne nous serait donné, et que Ned Land serait seul chargé de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la terre se trouvait à deux milles au plus, et ce n'était qu'un jeu pour le Canadien de conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grands navires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cette opération. Les avirons étaient dans l'embarcation, et nous n'avions plus qu'à y prendre place.

A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.

Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'était un prisonnier échappé de sa prison, et il ne songeait guère qu'il lui faudrait y rentrer.

«De la viande! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande! Du véritable gibier! Pas de pain, par exemple! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, variera agréablement notre ordinaire.

—Gourmand! répondait Conseil, il m'en fait venir l'eau à la bouche.

—Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n'y est pas de telle taille qu'il puisse lui-même chasser le chasseur.

—Bon! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents semblaient être affûtées comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l'aloyau de tigre, s'il n'y a pas d'autre quadrupède dans cette île.

—L'ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

—Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes sans plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué de mon premier coup de fusil.

—Bon! répondis-je, voilà les imprudences de maître Land qui vont recommencer!

—N'ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez ferme! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma façon.»

A huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s'échouer doucement sur une grève de sable, après avoir heureusement franchi l'anneau coralligène qui entourait l'île de Gueboroar.

CHAPITRE XXI
QUELQUES JOURS A TERRE.

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n'y avait pourtant que deux mois que nous étions, suivant l'expression du capitaine Nemo, les «passagers du Nautilus,» c'est-à-dire, en réalité, les prisonniers de son commandant.

En quelques minutes, nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le sol était presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrents desséchés, semés de débris granitiques, démontraient que cette île était due à une formation primordiale. Tout l'horizon se cachait derrière un rideau de forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l'un à l'autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berçait une brise légère. C'étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mélangés à profusion, et sous l'abri de leur voûte verdoyante, au pied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidées, des légumineuses et des fougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l'agréable pour l'utile. Il aperçut un cocotier, abattit quelques uns de ses fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait, nous mangeâmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l'ordinaire du Nautilus.

«Excellent! disait Ned Land.

—Exquis! répondait Conseil.

Tout l'horizon se cachait derrière un rideau de forêts. (Page 159.)
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—Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s'oppose à ce que nous introduisions une cargaison de cocos à son bord?

—Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n'y voudra pas goûter!

—Tant pis pour lui! dit Conseil.

—Et tant mieux pour nous! riposta Ned Land. Il en restera davantage.

—Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui se disposait à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d'en remplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l'île ne produit pas quelque substance non moins utile. Des légumes frais seraient bien reçus à l'office du Nautilus.

—Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de réserver trois places dans notre embarcation, l'une pour les fruits, l'autre pour les légumes, et la troisième pour la venaison, dont je n'ai pas encore entrevu le plus mince échantillon.

Ned Land prit sa hache. (Page 164.)
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—Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.

—Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l'œil aux aguets. Quoique l'île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier!

—Hé! hé! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très-significatif.

—Eh bien! Ned! s'écria Conseil.

—Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de l'anthropophagie!

—Ned! Ned! que dites-vous là! répliqua Conseil. Vous, anthropophage! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré?

—Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.

—Je ne m'y fie pas, répondit Conseil. En chasse! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l'un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir.»

Tandis que s'échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous les sombres voûtes de la forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes en tous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles, et l'un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment précieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l'arbre à pain, très-abondant dans l'île Gueboroar, et j'y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui porte en malais le nom de «Rima.»

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandes feuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d'un naturaliste cet «artocarpus» qui a été très-heureusement naturalisé aux îles Mascareignes. De sa masse de verdure se détachaient de gros fruits globuleux, larges d'un décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature a gratifié les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l'année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé pendant ses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n'y put tenir plus longtemps.

«Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peu de cette pâte de l'arbre à pain!

—Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire des expériences, faisons-les.

—Ce ne sera pas long,» répondit le Canadien.

Et, armé d'une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pétilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l'artocarpus. Quelques-uns n'avaient pas encore atteint un degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en très-grand nombre, jaunâtres et gélatineux, n'attendaient que le moment d'être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours:

«Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon!

—Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.

—Ce n'est même plus du pain, ajouta le Canadien. C'est une pâtisserie délicate. Vous n'en avez jamais mangé, monsieur?

—Non, Ned.

—Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente. Si vous n'y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs!»

Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut complétement charbonnée. A l'intérieur apparaissait une pâte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l'artichaut.

Il faut l'avouer, ce pain était excellent, et j'en mangeai avec grand plaisir.

«Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et il me paraît inutile d'en faire une provision pour le bord.

—Par exemple, monsieur! s'écria Ned Land. Vous parlez là comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une récolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

—Et comment les préparerez-vous? demandai-je au Canadien.

—En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se gardera indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l'employer, je la ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente.

—Alors, maître Ned, je vois qu'il ne manque rien à ce pain.

—Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques légumes!

—Cherchons les fruits et les légumes.»

Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pour compléter ce dîner «terrestre.»

Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone torride mûrissent pendant toute l'année, et les Malais, qui leur ont donné le nom de «pisang,» les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût est très-accusé, des mangues savoureuses, et des ananas d'une grosseur invraisemblable. Mais cette récolte prit une grande partie de notre temps, que, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de regretter.

Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d'une main sûre d'excellents fruits qui devaient compléter sa provision.

«Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned?

—Hum! fit le Canadien.

—Quoi! vous vous plaignez?

—Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned. C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Mais le potage? mais le rôti?

—En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes qui me semblent fort problématiques.

—Monsieur, répondit le Canadien, non-seulement la chasse n'est pas finie, mais elle n'est même pas commencée. Patience! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n'est pas en cet endroit, ce sera dans un autre...

—Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s'éloigner. Je propose même de revenir au canot.

—Quoi! déjà! s'écria Ned.

—Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.

—Mais quelle heure est-il donc? demanda le Canadien.

—Deux heures, au moins, répondit Conseil.

—Comme le temps passe sur ce sol ferme! s'écria maître Ned Land avec un soupir de regret.

—En route,» répondit Conseil.

Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre récolte en faisant une razzia de choux-palmistes qu'il fallut cueillir à la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour être les «abrou» des Malais, et d'ignames d'une qualité supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s'embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente pieds, qui appartenaient à l'espèce des palmiers. Ces arbres, aussi précieux que l'artocarpus, sont justement comptés parmi les plus utiles produits de la Malaisie.

C'étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture, se reproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôt couché sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité se reconnaissait à la poussière blanche qui saupoudrait leurs palmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les yeux d'un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc une bande d'écorce, épaisse d'un pouce, qui recouvrait un réseau de fibres allongées formant d'inextricables nœuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette farine, c'était le sagou, substance comestible qui sert principalement à l'alimentation des populations mélanaisiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux, comme il eût fait de bois à brûler, se réservant d'en extraire plus tard la farine, de la passer dans une étoffe afin de la séparer de ses ligaments fibreux, d'en faire évaporer l'humidité au soleil, et de la laisser durcir dans des moules.

Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l'île, et, une demi-heure après, nous accostions le Nautilus. Personne ne parut à notre arrivée. L'énorme cylindre de tôle semblait désert. Les provisions embarquées, je descendis à ma chambre. J'y trouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m'endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à l'intérieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le long du bord, à la place même où nous l'avions laissé. Nous résolûmes de retourner à l'île Gueboroar. Ned Land espérait être plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, et désirait visiter une autre partie de la forêt.

Au lever du soleil, nous étions en route. L'embarcation, enlevée par le flot qui portait à terre, atteignit l'île en peu d'instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter à l'instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes menaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l'ouest, puis, passant à gué quelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d'admirables forêts. Quelques martins-pêcheurs rôdaient le long des cours d'eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient à quoi s'en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j'en conclus que, si l'île n'était pas habitée, du moins, des êtres humains la fréquentaient.

Après avoir traversé une assez grasse prairie, nous arrivâmes à la lisière d'un petit bois qu'animaient le chant et le vol d'un grand nombre d'oiseaux.

«Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

—Mais il y en a qui se mangent! répondit le harponneur.

—Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simples perroquets.

—Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n'ont pas autre chose à manger.

—Et j'ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement préparé, vaut son coup de fourchette.»

En effet, sous l'épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n'attendant qu'une éducation plus soignée pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient méditer quelque problème philosophique, tandis que des loris d'un rouge éclatant passaient comme un morceau d'étamine emporté par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l'azur, et de toute une variété de volatiles charmants, mais généralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n'a jamais dépassé la limite des îles d'Arrou et des îles des Papouas, manquait à cette collection. Mais le sort me réservait de l'admirer avant peu.

Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s'enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait à se diriger contre le vent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n'eus pas de peine à les reconnaître.

«Des oiseaux de paradis! m'écriai-je.

—Ordre des passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.

—Famille des perdreaux? demanda Ned Land.

—Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale!

—On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitué à manier le harpon que le fusil.»

Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. Tantôt ils disposent des lacets au sommet des arbres élevés que les paradisiers habitent de préférence. Tantôt ils s'en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu'à empoisonner les fontaines où ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant à nous, nous étions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement une partie de nos munitions.

Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l'île était franchi, et nous n'avions encore rien tué. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s'étaient fiés au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Très-heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit un coup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces intéressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits de l'artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dévorés jusqu'aux os et déclarés excellents. La muscade, dont ils ont l'habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger délicieux.

«C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.

—Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il? demandai-je au Canadien.

—Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d'œuvre et amusettes de la bouche! Aussi, tant que je n'aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas content!

—Ni moi, Ned, si je n'attrape pas un paradisier.

—Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je pense qu'il vaut mieux regagner la région des forêts.»

C'était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure de marche, nous avions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier.

«Ah! bravo! Conseil, m'écriai-je.

—Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

—Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main!

—Si monsieur veut l'examiner de près, il verra que je n'ai pas eu grand mérite.

—Et pourquoi, Conseil?

—Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.

—Ivre?

—Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il dévorait sous le muscadier où je l'ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l'intempérance!

—Mille diables! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu de gin depuis deux mois, ce n'est pas la peine de me le reprocher!»

C'était le paradisier grand-émeraude. (Page 168.)
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Cependant, j'examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela m'inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l'on compte en Papouasie et dans les îles voisines. C'était le paradisier «grand-émeraude,» l'un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa tête était relativement petite, ses yeux placés près de l'ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable réunion de nuances, étant jaune de bec, brun de pieds et d'ongles, noisette aux ailes empourprées à leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrière du cou, couleur d'émeraude à la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s'élevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes très-légères, d'une finesse admirable, et ils complétaient l'ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquement appelé «l'oiseau du soleil.»

Ned Land se contenta d'une douzaine de kangaroos. (Page 170.)
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Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce superbe spécimen des paradisiers, afin d'en faire don au Jardin des Plantes, qui n'en possède pas un seul vivant.

«C'est donc bien rare? demanda le Canadien, du ton d'un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l'art.

—Très-rare, mon brave compagnon, et surtout très-difficile à prendre vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l'objet d'un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d'en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants.

—Quoi! s'écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis?

—Oui, Conseil.

—Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes?

—Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement à quelque pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l'oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d'Europe ces produits de leur singulière industrie.

—Bon! fit Ned Land, si ce n'est pas l'oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l'objet n'est pas destiné à être mangé, je n'y vois pas grand mal!»

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l'étaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent «bari-outang». L'animal venait à propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land se montra très-glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balle électrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore être marquée par les exploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques. Mais ces animaux ne s'enfuirent pas si rapidement que la capsule électrique ne pût les arrêter dans leur course.

«Ah! monsieur le professeur, s'écria Ned Land que la rage du chasseur prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l'étuvée surtout! Quel approvisionnement pour le Nautilus! Deux! trois! cinq à terre! Et quand je pense que nous dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles du bord n'en aurons pas miette!»

Je crois que, dans l'excès de sa joie, le Canadien, s'il n'avait pas tant parlé, aurait massacré toute la bande! Mais il se contenta d'une douzaine de ces intéressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifères aplacentaires,—nous dit Conseil.

Ces animaux étaient de petite taille. C'était une espèce de ces «kangaroos-lapins,» qui gîtent habituellement dans le creux des arbres, et dont la vélocité est extrême; mais s'ils sont de médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimée.

Nous étions très-satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu'il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans les événements.

A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot était échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil, émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affaire du dîner. Il s'entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de «bari-outang,» grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuse odeur qui parfuma l'atmosphère!...

Mais je m'aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais! Que l'on me pardonne, comme j'ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs!

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menu extraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l'artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d'ananas, et la liqueur fermentée de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois même que les idées de mes dignes compagnons n'avaient pas toute la netteté désirable.

«Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus? dit Conseil.

—Si nous n'y retournions jamais?» ajouta Ned Land.

En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupa court à la proposition du harponneur.

CHAPITRE XXII
LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO.

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, ma main s'arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office.

«Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mérite le nom d'aérolithe.»

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids à son observation.

Levés tous les trois, le fusil à l'épaule, nous étions prêts à répondre à toute attaque.

«Sont-ce des singes? s'écria Ned Land.

—A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.

—Au canot!» dis-je en me dirigeant vers la mer.

Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armés d'arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisière d'un taillis, qui masquait l'horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.

Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les démonstrations les plus hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.

Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgré l'imminence du danger, son cochon d'un côté, ses kangaroos de l'autre, il détalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagné deux encâblures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture. Je regardai si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus. Mais non. L'énorme engin, couché au large, demeurait absolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaient ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l'intérieur du Nautilus.

Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelques accords. Le capitaine Nemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase musicale.

«Capitaine!» lui dis-je.

Il ne m'entendit pas.

«Capitaine!» repris-je en le touchant de la main.

Il frissonna, et se retournant:

«Ah! c'est vous, monsieur le professeur? me dit-il. Eh bien! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisé avec succès?

—Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons malheureusement ramené une troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

—Quels bipèdes?

—Des sauvages.

—Des sauvages! répondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages? Des sauvages, où n'y en a-t-il pas? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages?

—Mais, capitaine...

—Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontré partout.

—Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques précautions.

—Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas là de quoi se préoccuper.

—Mais ces naturels sont nombreux.

—Combien en avez-vous compté?

—Une centaine, au moins.

—Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts s'étaient replacés sur les touches de l'orgue, quand tous les indigènes de la Papouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n'aurait rien à craindre de leurs attaques!»

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument, et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je n'aperçus plus que confusément l'île Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumés sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant à ces indigènes,—mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable confiance du capitaine me gagnait,—tantôt les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait vers la France, à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient l'éclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je pensai alors que ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après demain, à cette même place, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout était tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m'endormis paisiblement.

La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échoué dans la baie, car les panneaux, restés ouverts, leur eussent offert un accès facile à l'intérieur du Nautilus.

A six heures du matin,—8 janvier,—je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L'île montra bientôt, à travers les brumes dissipées, ses plages d'abord, ses sommets ensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille,—cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse, s'étaient avancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encâblures du Nautilus. Je les distinguai facilement. C'étaient bien de véritables Papouas, à taille athlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages étaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées, des hanches au genou, d'une véritable crinoline d'herbes que soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d'un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armés d'arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l'examinait avec attention. Ce devait être un «mado» de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelée sur ses bords et relevée d'éclatantes couleurs.

J'aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait à petite portée; mais je crus qu'il valait mieux attendre des démonstrations véritablement hostiles. Entre Européens et sauvages, il convient que les Européens ripostent et n'attaquent pas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près du Nautilus, mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot «assai,» et à leurs gestes je compris qu'ils m'invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir décliner.

Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au grand déplaisir de maître Land qui ne put compléter ses provisions. Cet adroit Canadien employa son temps à préparer les viandes et farines qu'il avait rapportées de l'île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers onze heures du matin, dès que les têtes de corail commencèrent à disparaître sous le flot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s'accroître considérablement sur la plage. Il était probable qu'ils venaient des îles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n'avais pas aperçu une seule pirogue indigène.

N'ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, des zoophytes et des plantes pélagiennes. C'était, d'ailleurs, la dernière journée que le Nautilus allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait à la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.

J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague légère, à peu près semblable à celles qui servent à pêcher les huîtres.

«Et ces sauvages? me demanda Conseil. N'en déplaise à monsieur, ils ne me semblent pas très-méchants!

—Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.

—On peut être anthropophage et brave homme, répondit Conseil, comme on peut être gourmand et honnête. L'un n'exclut pas l'autre.

—Bon! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnêtes anthropophages, et qu'ils dévorent honnêtement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas à être dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution. Et maintenant à l'ouvrage.»

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune rareté. La drague s'emplissait d'oreilles de Midas, de harpes, de mélanies, et particulièrement des plus beaux marteaux que j'eusse vu jusqu'à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies, des huîtres perlières, et une douzaine de petites tortues qui furent réservées pour l'office du bord.

Mais, au moment où je m'y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très-rare à rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d'un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c'est-à-dire le cri le plus perçant que puisse produire un gosier humain.

«Eh! qu'a donc monsieur? demanda Conseil, très-surpris. Monsieur a-t-il été mordu?

—Non, mon garçon, et cependant, j'eusse volontiers payé d'un doigt ma découverte!

—Quelle découverte?

—Cette coquille, dis-je en montrant l'objet de mon triomphe.

—Mais c'est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches, classe des gastéropodes, embranchement des mollusques...

—Oui, Conseil, mais au lieu d'être enroulée de droite à gauche, cette olive tourne de gauche à droite!

—Est-il possible! s'écria Conseil.

Ces indigènes rôdèrent près du Nautilus. (Page 174.)
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—Oui, mon garçon, c'est une coquille sénestre!

—Une coquille sénestre! répétait Conseil, le cœur palpitant.

—Regarde sa spire!

—Ah! monsieur peut m'en croire, dit Conseil en prenant la précieuse coquille d'une main tremblante, mais je n'ai jamais éprouvé une émotion pareille!»

Et il y avait de quoi être ému! On sait, en effet, comme l'ont fait observer les naturalistes, que la dextrosité est une loi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite à gauche. L'homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combinés de manière à être employés de droite à gauche. Or, la nature a généralement suivi cette loi pour l'enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, à de rares exceptions, et quand, par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs les payent au poids de l'or.

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