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Vingt mille lieues sous les mers

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Conseil se jeta sur mon fusil. (Page 177.)
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Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contemplation de notre trésor, et je me promettais bien d'en enrichir le Muséum, quand une pierre, malencontreusement lancée par un indigène, vint briser le précieux objet dans la main de Conseil.

Je poussai un cri de désespoir! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa un sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui. Je voulus l'arrêter, mais son coup partit et brisa le bracelet d'amulettes qui pendait au bras de l'indigène.

«Conseil, m'écriai-je, Conseil!

—Eh quoi! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commencé l'attaque?

—Une coquille ne vaut pas la vie d'un homme! lui dis-je.

—Ah! le gueux! s'écria Conseil, j'aurais mieux aimé qu'il m'eût cassé l'épaule!»

Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situation avait changé depuis quelques instants, et nous ne nous en étions pas aperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces pirogues, creusées dans des troncs d'arbre, longues, étroites, bien combinées pour la marche, s'équilibraient au moyen d'un double balancier en bambous qui flottait à la surface de l'eau. Elles étaient manœuvrées par d'adroits pagayeurs à demi-nus, et je ne les vis pas s'avancer sans inquiétude.

Il était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec les Européens, et qu'ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient-ils en penser? Rien de bon, car ils s'en étaient d'abord tenus à distance respectueuse. Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu à peu confiance, et cherchaient à se familiariser avec lui. Or, c'était précisément cette familiarité qu'il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles la détonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effet médiocre sur ces indigènes, qui n'ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l'éclair, non dans le bruit.

En ce moment, les pirogues s'approchèrent plus près du Nautilus, et une nuée de flèches s'abattit sur lui.

«Diable! il grêle! dit Conseil, et peut-être une grêle empoisonnée!

—Il faut prévenir le capitaine Nemo,» dis-je en rentrant par le panneau.

Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai à frapper à la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine.

Un «entrez» me répondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongé dans un calcul où les x et autres signes algébriques ne manquaient pas.

«Je vous dérange? dis-je par politesse.

—En effet, monsieur Aronnax, me répondit le Capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir?

—Très-sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages.

—Ah! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs pirogues?

—Oui, monsieur.

—Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.

—Précisément, et je venais vous dire...

—Rien n'est plus facile,» dit le capitaine Nemo.

Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au poste de l'équipage.

«Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelques instants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas, j'imagine, que ces messieurs défoncent des murailles que les boulets de votre frégate n'ont pu entamer?

—Non, capitaine, mais il existe encore un danger.

—Lequel, monsieur?

—C'est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler l'air du Nautilus...

—Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire à la manière des cétacés.

—Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empêcher d'entrer.

—Alors, monsieur, vous supposez qu'ils monteront à bord?

—J'en suis certain.

—Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en empêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite à l'île Gueboroar coûte la vie à un seul de ces malheureux!»

Cela dit, j'allais me retirer; mais le capitaine Nemo me retint et m'invita à m'asseoir près de lui. Il me questionna avec intérêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situation du Nautilus, précisément échoué dans ce détroit, où Dumont-d'Urville fut sur le point de se perdre. Puis à ce propos:

«Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs que ce d'Urville! C'est votre capitaine Cook, à vous autres, Français. Infortuné savant! Avoir bravé les banquises du pôle Sud, les coraux de l'Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périr misérablement dans un train de chemin de fer! Si cet homme énergique a pu réfléchir pendant les dernières secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées!»

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je porte cette émotion à son actif.

Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur français, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud qui amena la découverte des terres Adélie et Louis-Philippe, enfin ses levés hydrographiques des principales îles de l'Océanie.

«Ce que votre d'Urville a fait à la surface des mers, me dit le capitaine Nemo, je l'ai fait à l'intérieur de l'Océan, et plus facilement, plus complétement que lui. L'Astrolabe et la Zélée, incessamment ballotées par les ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail, et véritablement sédentaire au milieu des eaux!

—Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les corvettes de Dumont d'Urville et le Nautilus.

—Lequel, monsieur?

—C'est que le Nautilus s'est échoué comme elles!

—Le Nautilus ne s'est pas échoué, monsieur, me répondit froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les pénibles travaux, les manœuvres qu'imposa à d'Urville le renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L'Astrolabe et la Zélée ont failli périr, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, à l'heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra sa navigation à travers les mers.

—Capitaine, dis-je, je ne doute pas...

—Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à deux heures quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le détroit de Torrès.»

Ces paroles prononcées d'un ton très-bref, le capitaine Nemo s'inclina légèrement. C'était me donner congé, et je rentrai dans ma chambre.

Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat de mon entrevue avec le capitaine.

«Mon garçon, répondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croire que son Nautilus était menacé par les naturels de la Papouasie, le capitaine m'a répondu très-ironiquement. Je n'ai donc qu'une chose à te dire: Aie confiance en lui, et va dormir en paix.

—Monsieur n'a pas besoin de mes services?

—Non, mon ami. Que fait Ned Land?

—Que monsieur m'excuse, répondit Conseil, mais l'ami Ned confectionne un pâté de kangaroo qui sera une merveille!»

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J'entendais le bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l'équipage sortît de son inertie habituelle. Il ne s'inquiétait pas plus de la présence de ces cannibales que les soldats d'un fort blindé ne se préoccupent des fourmis qui courent sur son blindage.

A six heures du matin, je me levai. Les panneaux n'avaient pas été ouverts. L'air ne fut donc pas renouvelé à l'intérieur, mais les réservoirs, chargés à toute occurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent quelques mètres cubes d'oxygène dans l'atmosphère appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu'à midi, sans avoir vu, même un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun préparatif de départ.

J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avait point fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatement dégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu'il pût quitter son lit de corail.

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientôt sentir dans la coque du bateau. J'entendis grincer sur son bordage les aspérités calcaires du fond corallien.

A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.

«Nous allons partir, dit-il.

—Ah! fis-je.

—J'ai donné l'ordre d'ouvrir les panneaux.

—Et les Papouas?

—Les Papouas? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement les épaules.

—Ne vont-ils pas pénétrer à l'intérieur du Nautilus?

—Et comment?

—En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

—Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on n'entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, même quand ils sont ouverts.»

Je regardai le capitaine.

«Vous ne comprenez pas? me dit-il.

—Aucunement.

—Eh bien! venez et vous verrez.»

Je me dirigeai vers l'escalier central. Là, Ned Land et Conseil, très-intrigués, regardaient quelques hommes de l'équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d'épouvantables vociférations résonnaient au dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la rampe de l'escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force invisible, s'enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort.

Conseil était dans l'extase. Ned Land, emporté par ses instincts violents, s'élança sur l'escalier. Mais, dès qu'il eut saisi la rampe à deux mains, il fut renversé à son tour.

«Mille diables! s'écria-t-il. Je suis foudroyé!»

Ce mot m'expliqua tout. Ce n'était plus une rampe, mais un câble de métal, tout chargé de l'électricité du bord, qui aboutissait à la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse,—et cette secousse eût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout le courant de ses appareils! On peut réellement dire, qu'entre ses assaillants et lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne pouvait impunément franchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu en retraite, affolés de terreur. Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernières ondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement fixée par le capitaine. Son hélice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s'accrut peu à peu, et, naviguant à la surface de l'Océan, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

Dix de ses compagnons eurent le même sort. (Page 182.)
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CHAPITRE XXIII
ÆGRI SOMNIA.

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer à moins de trente-cinq milles à l'heure. La rapidité de son hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, après avoir donné le mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encore contre les attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte à laquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon admiration n'avait plus de bornes, et de l'appareil, elle remontait aussitôt à l'ingénieur qui l'avait créé.

Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier, nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et 10° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs étaient encore nombreux, mais plus clair-semés, et relevés sur la carte avec une extrême précision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, et les récifs Victoria à tribord, placés par 130° de longitude, et sur ce dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans la mer de Timor, avait connaissance de l'île de ce nom par 122° de longitude. Cette île dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées est gouvernée par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-à-dire issus de la plus haute origine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l'île, et sont l'objet d'une vénération particulière. On les protége, on les gâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, et malheur à l'étranger qui porte la main sur ces lézards sacrés.

Mais le Nautilus n'eut rien à démêler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu'un instant, à midi, pendant que le second relevait sa position. Également, je ne fis qu'entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très-établie sur les marchés malais.

A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s'infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'océan Indien. Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner? Remonterait-il vers les côtes de l'Asie? Se rapprocherait-il des rivages de l'Europe? Résolutions peu probables de la part d'un homme qui fuyait les continents habités? Descendrait-il donc vers le sud? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis le cap Horn, et pousser au pôle antarctique? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante? L'avenir devait nous l'apprendre.

Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d'Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l'élément solide contre l'élément liquide, le 14 janvier, nous étions au delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus fut singulièrement ralentie, et, très-capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d'intéressantes expériences sur les diverses températures de la mer à des couches différentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s'obtiennent au moyen d'instruments assez compliqués, dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermométriques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la variation de résistance de métaux aux courants électriques. Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même chercher cette température dans les profondeurs de la mer, et son thermomètre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degré recherché.

Son œil restait fixé sur l'horizon. (Page 189.)
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C'est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit en descendant obliquement au moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la mer présentait une température permanente de quatre degrés et demi, à une profondeur de mille mètres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo y apportait une véritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Était-ce au profit de ses semblables? Ce n'était pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient périr avec lui dans quelque mer ignorée! A moins qu'il ne me destinât le résultat de ses expériences. Mais c'était admettre que mon étrange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l'apercevais pas encore.

Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit également connaître divers chiffres obtenus par lui et qui établissaient le rapport des densités de l'eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scientifique.

C'était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les différentes densités que présentent les eaux de la mer. Je lui répondis négativement, et j'ajoutai que la science manquait d'observations rigoureuses à ce sujet.

«Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer la certitude.

—Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un monde à part, et les secrets de ses savants n'arrivent pas jusqu'à la terre.

—Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, après quelques instants de silence. C'est un monde à part. Il est aussi étranger à la terre que les planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l'on ne connaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultat de mes observations.

—Je vous écoute, capitaine.

—Vous savez, monsieur le professeur, que l'eau de mer est plus dense que l'eau douce, mais cette densité n'est pas uniforme. En effet, si je représente par un la densité de l'eau douce, je trouve un vingt-huit millième pour les eaux de l'Atlantique, un vingt-six millième pour les eaux du Pacifique, un trente-millième pour les eaux de la Méditerranée...

—Ah! pensai-je, il s'aventure dans la Méditerranée?

—Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-neuf millième pour les eaux de l'Adriatique.»

Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentées de l'Europe, et j'en conclus qu'il nous ramènerait,—peut-être avant peu,—vers des continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land apprendrait cette particularité avec une satisfaction très-naturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences de toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à différentes profondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniosité qui ne fut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le Nautilus parut s'endormir à quelques mètres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques ne fonctionnaient pas, et son hélice immobile le laissait errer au gré des courants. Je supposai que l'équipage s'occupait de réparations intérieures, nécessitées par la violence des mouvements mécaniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d'un curieux spectacle. Les panneaux du salon étaient ouverts, et comme le fanal du Nautilus n'était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et couvert d'épais nuages ne donnait aux premières couches de l'Océan qu'une insuffisante clarté.

J'observais l'état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons ne m'apparaissaient plus que comme des ombres à peine figurées, quand le Nautilus se trouva subitement transporté en pleine lumière. Je crus d'abord que le fanal avait été rallumé, et qu'il projetait son éclat électrique dans la masse liquide. Je me trompais, et après une rapide observation, je reconnus mon erreur.

Le Nautilus flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriades d'animalcules lumineux, dont l'étincellement s'accroissait en glissant sur la coque métallique de l'appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rouge blanc; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non! ce n'était plus l'irradiation calme de notre éclairage habituel! Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites! Cette lumière, on la sentait vivante!

En effet, c'était une agglomération infinie d'infusoires pélagiens, de noctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus d'un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu'à vingt-cinq mille dans trente centimètres cubes d'eau. Et leur lumière était encore doublée par ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholades-dattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin des matières organiques décomposées par la mer, et peut-être du mucus sécrété par les poissons.

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s'accrut à voir les gros animaux marins s'y jouer comme des salamandres. Je vis là, au milieu de ce feu qui ne brûle pas, des marsouins élégants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de trois mètres, intelligents précurseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes variés, des scomberoïdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zébraient dans leur course la lumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle! Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-elle l'intensité de ce phénomène? Peut-être quelque orage se déchaînait-il à la surface des flots? Mais, à cette profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, ses mollusques, ses poissons. Les journées s'écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier l'ordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n'imaginions plus qu'il existât une vie différente à la surface du globe terrestre, quand un événement vint nous rappeler à l'étrangeté de notre situation.

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° de latitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.

J'étais monté sur la plate-forme au moment où le second prenait ses mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par une autre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigèrent vers l'horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait être en proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait froid. Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.

Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans la direction observée, sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne d'horizon d'une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extrémité à l'autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était assuré, mais moins régulier que d'habitude. Il s'arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines de milles de la côte la plus rapprochée!

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l'horizon, allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitation nerveuse.

D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima à l'hélice une rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué. Il l'observa longtemps. De mon côté, très-sérieusement intrigué, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie à l'avant de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute la ligne du ciel et de la mer.

Mais, mon œil ne s'était pas encore appliqué à l'oculaire, que l'instrument me fut vivement arraché des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son œil, brillant d'un feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient à demi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre les épaules, témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette, tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère? S'imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j'avais surpris quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus?

Non! cette haine, je n'en étais pas l'objet, car il ne me regardait pas, et son œil restait obstinément fixé sur l'impénétrable point de l'horizon.

Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, si profondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son second quelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.

«Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez impérieux, je réclame de vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient à moi.

—De quoi s'agit-il, capitaine?

—Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au moment où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.

—Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question?

—Aucune, monsieur.»

Sur ce mot, je n'avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute résistance eût été impossible.

Je descendis à la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment cette communication fut reçue par le Canadien. D'ailleurs, le temps manqua à toute explication. Quatre hommes de l'équipage attendaient à la porte, et ils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre première nuit à bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute réponse.

«Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie?» me demanda Conseil.

Je racontai à mes compagnons ce qui s'était passé. Ils furent aussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.

Cependant, j'étais plongé dans un abîme de réflexions, et l'étrange appréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensée. J'étais incapable d'accoupler deux idées logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de ma contention d'esprit par ces paroles de Ned Land:

«Tiens! le déjeuner est servi!»

En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo avait donné cet ordre en même temps qu'il faisait hâter la marche du Nautilus.

«Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation? me demanda Conseil.

—Oui, mon garçon, répondis-je.

—Eh bien! que monsieur déjeune. C'est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver.

—Tu as raison, Conseil.

—Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que le menu du bord.

—Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le déjeuner avait manqué totalement!»

Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.

Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil «se força,» toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s'accota dans son coin.

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s'éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s'endormir, et, ce qui m'étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s'imprégner d'une épaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J'étais en proie à une hallucination douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de prendre! Ce n'était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil!

J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait-il donc quitté la surface de l'Océan? Était-il rentré dans la couche immobile des eaux?

Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d'hallucinations, s'empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrent dans un complet anéantissement.

CHAPITRE XXIV
LE ROYAUME DU CORAIL.

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. A ma grande surprise, j'étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient été réintégrés dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent aperçus plus que moi. Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils l'ignoraient comme je l'ignorais moi-même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre ou prisonnier? Libre entièrement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts. J'arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient été très-surpris de se retrouver dans leur cabine.

Chacun de nous s'accota. (Page 190.)
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Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblait changé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau à l'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par le vent, imprimaient à l'appareil un très-sensible roulis.

Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à une profondeur moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir promptement à la surface des flots. Opération qui, contre l'habitude, fut pratiquée plusieurs fois, pendant cette journée du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée retentissait à l'intérieur du navire.

Là, sur un lit, reposait un homme à figure énergique. (Page 194.)
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Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires.

Vers deux heures, j'étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis à mon travail, espérant qu'il me donnerait peut-être des explications sur les événements qui avaient marqué la nuit précédente. Il n'en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguée; ses yeux rougis n'avaient pas été rafraîchis par le sommeil; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l'abandonnait aussitôt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin, il vint vers moi et me dit:

«Êtes-vous médecin, monsieur Aronnax?»

Je m'attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque temps sans répondre.

«Êtes-vous médecin? répéta-t-il, Plusieurs de vos collègues ont fait leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.

—En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J'ai pratiqué pendant plusieurs années avant d'entrer au Muséum.

—Bien, monsieur.»

Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant où il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me réservant de répondre suivant les circonstances.

«Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vos soins à l'un de mes hommes?

—Vous avez un malade?

—Oui.

—Je suis prêt à vous suivre.

—Venez.»

J'avouerai que mon cœur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexité entre cette maladie d'un homme de l'équipage et les événements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant que le malade.

Le capitaine Nemo me conduisit à l'arrière du Nautilus, et me fit entrer dans une cabine située près du poste des matelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'années, à figure énergique, vrai type de l'anglo-saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade, c'était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans proférer une seule plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instrument contondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s'étaient formés dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du malade était lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasie cérébrale était complète et entraînait la paralysie du sentiment et du mouvement.

Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du corps se refroidissaient déjà, et je vis que la mort s'approchait, sans qu'il me parût possible de l'enrayer. Après avoir pansé ce malheureux, je rajustai les linges de sa tête, et je me retournai vers le capitaine Nemo.

«D'où vient cette blessure? lui demandai-je.

—Qu'importe! répondit évasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a brisé un des leviers de la machine, qui a frappé cet homme. Mais votre avis sur son état?»

J'hésitais à me prononcer.

«Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n'entend pas le français.»

Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis:

«Cet homme sera mort dans deux heures.

—Rien ne peut le sauver?

—Rien.»

La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissèrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.

Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourant dont la vie se retirait peu à peu. Sa pâleur s'accroissait encore sous l'éclat électrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tête intelligente, sillonnée de rides prématurées, que le malheur, la misère peut-être, avaient creusées depuis longtemps. Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans les dernières paroles échappées à ses lèvres!

«Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax,» me dit le capitaine Nemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre, très-ému de cette scène. Pendant toute la journée, je fus agité de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes fréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funèbre. Était-ce la prière des morts, murmurée dans cette langue que je ne savais comprendre?

Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m'y avait précédé. Dès qu'il m'aperçut, il vint à moi.

«Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire aujourd'hui une excursion sous-marine?

—Avec mes compagnons? demandai-je.

—Si cela leur plaît.

—Nous sommes à vos ordres, capitaine.

—Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres.»

Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis connaître la proposition du capitaine Nemo. Conseil s'empressa d'accepter, et, cette fois, le Canadien se montra très-disposé à nous suivre.

Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nous étions vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d'éclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnés du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de l'équipage, nous prenions pied à une profondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait le Nautilus.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond différait complétement de celui que j'avais visité pendant ma première excursion sous les eaux de l'Océan Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forêt pélagienne. Je reconnus immédiatement cette région merveilleuse dont, ce jour-là, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C'était le royaume du corail.

Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l'ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C'est à ce dernier qu'appartient le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea définitivement dans le règne animal.

Le corail est un ensemble d'animalcules, réunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout en participant à la vie commune. C'est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minéralise tout en s'arborisant, suivant la très-juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de visiter l'une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Ruhmkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l'Océan indien. La route était bordée d'inextricables buissons formés par l'enchevêtrement d'arbrisseaux que couvraient de petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, à l'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l'ondulation des eaux. J'étais tenté de cueillir leurs fraîches corolles ornées de délicats tentacules, les unes nouvellement épanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volées d'oiseaux. Mais, si ma main s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s'évanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m'avait mis là en présence des plus précieux échantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pêche dans la Méditerranée, sur les côtes de France, d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de fleur de sang et d'écume de sang que le commerce donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu'à cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière, souvent mélangée avec d'autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appelés «macciota,» et sur lesquels je remarquai d'admirables spécimens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations grandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longues travées d'une architecture fantaisiste s'ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s'engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit à une profondeur de cent mètres. La lumière de nos serpentins produisait parfois des effets magiques, en s'accrochant aux rugueuses aspérités de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposés comme des lustres, qu'elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j'observai d'autres polypes non moins curieux, des mélites, des iris aux ramifications articulées, puis quelques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, véritables algues encroûtées dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, après longues discussions, ont définitivement rangées dans le règne végétal. Mais, suivant la remarque d'un penseur, «c'est peut-être là le point réel où la vie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rude point de départ.»

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents mètres environ, c'est-à-dire la limite extrême sur laquelle le corail commence à se former. Mais là, ce n'était plus le buisson isolé, ni le modeste taillis de basse futaie. C'était la forêt immense, les grandes végétations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes d'élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l'ombre des flots, tandis qu'à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé de gemmes éblouissantes.

Quel indescriptible spectacle! Ah! que ne pouvions-nous communiquer nos sensations! Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce masque de métal et de verre! Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites de l'un à l'autre! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux!

Cependant, le capitaine Nemo s'était arrêté. Mes compagnons et moi nous suspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules un objet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit, le centre d'une vaste clairière, entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte de clarté crépusculaire qui allongeait démesurément les ombres sur le sol. A la limite de la clairière, l'obscurité redevenait profonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues par les vives arrêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vint à la pensée que j'allais assister à une scène étrange. En observant le sol, je vis qu'il était gonflé, en de certains points, par de légères extumescences encroûtées de dépôts calcaires, et disposées avec une régularité qui trahissait la main de l'homme.

Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossièrement entassés, se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras qu'on eût dit faits d'un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avança, et à quelques pieds de la croix, il commença à creuser un trou avec une pioche qu'il détacha de sa ceinture.

Je compris tout! Cette clairière c'était un cimetière, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Océan!

Non! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point! Jamais idées plus impressionnantes n'envahirent mon cerveau! Je ne voulais pas voir ce que voyaient mes yeux!

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient ça et là leur retraite troublée. J'entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s'allongeait, s'élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoir le corps.

Alors, les porteurs s'approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimés s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deux compagnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent un léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent; puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous étendirent leur main en signe de suprême adieu...

Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail et toujours montant.

Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida jusqu'au Nautilus. A une heure, nous étions de retour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme, et, en proie à une terrible obsession d'idées, j'allai m'asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis:

«Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit?

—Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.

—Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière de corail?

—Oui, oubliés de tous, mais non de nous! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'éternité!»

Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispées, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta:

«C'est là notre paisible cimetière, à quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots!

Tous s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière. (Page 199.)
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—Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l'atteinte des requins!

—Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes!»

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER
L'OCÉAN INDIEN.

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La première s'est terminée sur cette émouvante scène du cimetière de corail qui a laissé dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il n'était pas jusqu'à sa tombe qu'il n'eût préparée dans le plus impénétrable de ses abîmes. Là, pas un des monstres de l'Océan ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis, rivés les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie! «Nul homme, non plus!» avait ajouté le capitaine.

Toujours cette même défiance, farouche, implacable, envers les sociétés humaines!

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans le commandant du Nautilus qu'un de ces savants méconnus qui rendent à l'humanité mépris pour indifférence. C'était encore pour lui un génie incompris qui, las des déceptions de la terre, avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu où ses instincts s'exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèse n'expliquait qu'un des côtés du capitaine Nemo.

En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle nous avions été enchaînés dans la prison et le sommeil, la précaution si violemment prise par le capitaine d'arracher de mes yeux la lunette prête à parcourir l'horizon, la blessure mortelle de cet homme due à un choc inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes! Son formidable appareil servait non-seulement ses instincts de liberté, mais peut-être aussi les intérêts de je ne sais quelles terribles représailles.

En ce moment, rien n'est évident pour moi, je n'entrevois encore dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi dire, sous la dictée des événements.

D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'échapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole. Aucun engagement d'honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d'hôtes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renoncé à l'espoir de recouvrer sa liberté. Il est certain qu'il profitera de la première occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce que la générosité du capitaine nous aura laissé pénétrer des mystères du Nautilus! Car enfin, faut-il haïr cet homme ou l'admirer? Est-ce une victime ou un bourreau? Et puis, pour être franc, je voudrais, avant de l'abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé la complète série des merveilles entassées sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d'apprendre! Qu'ai-je découvert jusqu'ici? Rien, ou presque rien, puisque nous n'avons encore parcouru que six mille lieues à travers le Pacifique!

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, et que, si quelque chance de salut s'offre à nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons à ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle jamais? L'homme privé par la force de son libre arbitre la désire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute.

Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis l'opération. Il me parut évident que cet homme ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eût comprises, mais il resta impassible et muet.

Pendant qu'il observait au moyen du sextant, un des matelots du Nautilus,—cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notre première excursion sous-marine à l'île Crespo,—vint nettoyer les vitres du fanal. J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la puissance était centuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électrique était combinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait à la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se développe l'arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveler aisément. Mais, dans ces conditions, leur usure était presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnée directement à l'ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l'océan Indien, vaste plaine liquide d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige à qui se penche à leur surface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l'air vivifiant de l'Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothèque, la rédaction de mes mémoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d'ennui.

Notre santé à tous se maintenait dans un état très-satisfaisant. Le régime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passé des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s'ingéniait à y apporter. De plus, dans cette température constante, il n'y avait pas même un rhume à craindre. D'ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée, connu en Provence sous le nom de «Fenouil de mer,» et dont il existait une certaine réserve à bord, eût fourni avec la chair fondante de ses polypes une pâte excellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d'oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goëlands. Quelques-uns furent adroitement tués, et, préparés d'une certaine façon, ils fournirent un gibier d'eau très-acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j'aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d'âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes. La famille des totipalmes était représentée par des frégates rapides qui pêchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaéton à brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes.

Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, à dos bombé, et dont l'écaille est très-estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau en fermant la soupape charnue située à l'orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on les prit, dormaient encore dans leur carapace, à l'abri des animaux marins. La chair de ces tortues était généralement médiocre, mais leurs œufs formaient un régal excellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu'il ne m'avait pas été donné d'observer jusqu'alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge, à la mer des Indes et à cette partie de l'Océan qui baigne les côtes de l'Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacés, sont protégés par une cuirasse qui n'est ni crétacée, ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme d'un solide triangulaire, tantôt la forme d'un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un demi-décimètre, d'une chair salubre, d'un goût exquis, bruns à la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l'acclimatation même dans les eaux douces, auxquelles d'ailleurs un certain nombre de poissons de mer s'accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires, surmontés sur le dos de quatre gros tubercules; des ostracions mouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps, qui s'apprivoisent comme des oiseaux; des trigones, pourvus d'aiguillons formés par la prolongation de leur croûte osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de «cochons de mer»; puis des dromadaires à grosses bosses en forme de cône, dont la chair est dure et coriace.

Albatros, frégates et phaétons. (Page 204.)
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Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maître Conseil certains poissons du genre tétrodons, particuliers à ces mers, des spenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de sept pouces, parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillons d'autres genres, des ovoïdes semblables à un œuf d'un brun noir, sillonnés de bandelettes blanches et dépourvus de queue; des diodons, véritables porcs-épics de la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler de manière à former une pelote hérissée de dards; des hippocampes communs à tous les océans; des pégases volants, à museau allongé, auxquels leurs nageoires pectorales, très-étendues et disposées en forme d'ailes, permettent sinon de voler, du moins de s'élancer dans les airs; des pigeons spatulés, dont la queue est couverte de nombreux anneaux écailleux; des macrognathes à longue mâchoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimètres et brillants des plus agréables couleurs; des calliomores livides, dont la tête est rugueuse; des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant à la surface des eaux avec une prodigieuse vélocité; de délicieux vélifères, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles déployées aux courants favorables; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué le jaune, le bleu céleste, l'argent et l'or; des trichoptères, dont les ailes sont formées de filaments; des cottes, toujours maculées de limon, qui produisent un certain bruissement; des trygles, dont le foie est considéré comme poison; des bodians, qui portent sur les yeux une œillère mobile; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobes-mouches de l'Océan, armés d'un fusil que n'ont prévu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d'une simple goutte d'eau.

Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classés par Lacépède, qui appartient à la seconde sous-classe des osseux, caractérisés par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpene, dont la tête est garnie d'aiguillons et qui ne possède qu'une seule nageoire dorsale; ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des échantillons de dydactyles longs de trois à quatre décimètres, rayés de jaune, mais dont la tête est d'un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens de ce poisson bizarre justement surnommé «crapaud de mer,» poisson à tête grande, tantôt creusée de sinus profonds, tantôt boursouflée de protubérances; hérissé d'aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornes irrégulières et hideuses; son corps et sa queue sont garnis de callosités; ses piquants font des blessures dangereuses; il est répugnant et horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles à l'heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés de poissons, c'est que ceux-ci, attirés par l'éclat électrique, cherchaient à nous accompagner; la plupart, distancés par cette vitesse, restaient bientôt en arrière; quelques-uns cependant parvenaient à se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12° 5′ de latitude sud et 94° 33′ de longitude, nous eûmes connaissance de l'île Keeling, soulèvement madréporique planté de magnifiques cocos, et qui fut visitée par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette île déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux échantillons de polypes et d'échinodermes, et des tests curieux de l'embranchement des mollusques. Quelques précieux produits de l'espèce des dauphinules accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé sur une coquille.

Bientôt l'île Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut donnée au nord-ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

«Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land. Cela vaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l'on rencontre plus de sauvages que de chevreuils! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein! est-ce que le moment n'est pas venu de brûler la politesse au capitaine Nemo?

—Non, Ned, non, répondis-je d'un ton très-déterminé. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habités. Il revient vers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois arrivés dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d'aller chasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forêts de la Nouvelle-Guinée.

—Eh bien! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission?»

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j'avais à cœur d'épuiser jusqu'au bout les hasards de la destinée qui m'avait jeté à bord du Nautilus.

A partir de l'île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviers intérieurs pouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu'à deux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mètres n'ont pas pu atteindre. Quant à la température des basses couches, le thermomètre indiqua toujours invariablement quatre degrés au-dessus de zéro. J'observai seulement que, dans les nappes supérieures, l'eau était toujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer.

Le 25 janvier, l'Océan étant absolument désert, le Nautilus passa la journée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisant rejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eût-on pas pris pour un cétacé gigantesque? Je passai les trois quarts de cette journée sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien à l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest à contre-bord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale qui fait le service de l'île de Ceyland à Sydney, en touchant à la pointe du roi Georges et à Melbourne.

A cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par un curieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et de l'Italie. Ils l'appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n'a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d'Argonaute.

Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon que l'embranchement des mollusques se divise en cinq classes; que la première classe, celle des céphalopodes dont les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches; que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l'argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tétrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile. Si après cette nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l'argonaute, qui est acétabulifère, c'est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c'est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.

Or, c'était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la surface de l'Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient à l'espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l'Inde.

Les argonautes. (Page 209.)
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Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspirée. De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l'eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l'animal qui l'a sécrété, sans que l'animal y adhère.

«L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais.

—Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C'est pourquoi il eût mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute

Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitement amenées; les bras se replièrent, les corps se contractèrent, les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et jamais navires d'une escadre ne manœuvrèrent avec plus d'ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevées par la brise, s'allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Équateur sur le quatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dans l'hémisphère boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fit cortége. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C'étaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchâtre, armés de onze rangées de dents, des squales œillés dont le cou est marqué d'une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un œil, des squales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il voulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme une mosaïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec une insistance toute particulière. Mais bientôt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces requins.

Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre! des cadavres qui flottaient à la surface des flots. C'étaient les morts des villes indiennes, charriés par le Gange jusqu'à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n'avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funèbre besogne.

Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi-immergé navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Océan semblait être lactifié. Était-ce l'effet des rayons lunaires? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j'étais en mesure de lui répondre.

«C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtes d'Amboine et dans ces parages.

—Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause produit un pareil effet, car cette eau ne s'est pas changée en lait, je suppose!

—Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'à la présence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gélatineux et incolore, de l'épaisseur d'un cheveu, et dont la longueur ne dépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l'espace de plusieurs lieues.

—Plusieurs lieues! s'écria Conseil.

—Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de ces infusoires! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles.»

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluer combien quarante milles carrés contiennent de cinquièmes de millimètres. Pour moi, je continuai d'observer le phénomène. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eût flotté dans ces remous d'écume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrière nous, jusqu'aux limites de l'horizon, le ciel, réfléchissant la blancheur des flots, sembla longtemps imprégné des vagues lueurs d'une aurore boréale.

CHAPITRE II
UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO.

Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la mer, par 9° 4′ de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait à huit milles dans l'ouest. J'observai tout d'abord une agglomération de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient très-capricieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon, et lorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnus que nous étions en présence de l'île de Ceyland, cette perle qui pend au lobe inférieur de la péninsule indienne.

J'allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif à cette île, l'une des plus fertiles du globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr H. C., esq., intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai d'abord les relèvements de Ceyland, à laquelle l'antiquité avait prodigué tant de noms divers. Sa situation était entre 5° 55′ et 9° 49′ de latitude nord, et entre 79° 42′ et 82° 4′ de longitude à l'est du méridien de Greenwich; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles; sa largeur maximum, cent cinquante milles; sa circonférence, neuf cents milles; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c'est-à-dire un peu inférieure à celle de l'Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.

Le capitaine jeta un coup d'œil sur la carte. Puis, se retournant vers moi:

«L'île de Ceyland, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheries de perles. Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiter l'une de ses pêcheries?

—Sans aucun doute, capitaine.

—Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L'exploitation annuelle n'est pas encore commencée. N'importe. Je vais donner l'ordre de rallier le golfe de Manaar, où nous arriverons dans la nuit.»

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans son liquide élément, et le manomètre indiqua qu'il s'y tenait à une profondeur de trente pieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceyland. Il était formé par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceyland.

«Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie; mais c'est à Ceyland que cette pêche obtient les plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternativement et descendent à une profondeur de douze mètres au moyen d'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au bateau.

—Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage?

—Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traité d'Amiens les a cédées en 1802.

—Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez, rendrait de grands services dans une telle opération.

—Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyage à Ceyland, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter à la surface, mais le fait me paraît peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'à cinquante-sept secondes, et de très-habiles jusqu'à quatre-vingt-sept; toutefois ils sont rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent d'entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu'ils arrachent; mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux; leur vue s'affaiblit; des ulcérations se déclarent à leurs yeux; des plaies se forment sur leur corps, et souvent même ils sont frappés d'apoplexie au fond de la mer.

—Oui, dis-je, c'est un triste métier, et qui ne sert qu'à la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantité d'huîtres peut pêcher un bateau dans sa journée?

—Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu'en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journées de travail, rapportèrent soixante-seize millions d'huîtres.

—Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisamment rétribués?

—A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huître qui renferme une perle, et combien en ramènent-ils qui n'en contiennent pas!

—Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres! C'est odieux.

—Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pêcheur hâtif s'y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.

—C'est convenu, capitaine.

—A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins?

—Des requins?» m'écriai-je.

Cette question me parut, pour le moins, très-oiseuse.

«Eh bien? reprit le capitaine Nemo.

—Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très-familiarisé avec ce genre de poissons.

—Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C'est une chasse intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin.»

Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.

On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez: «Très-bien! demain nous irons chasser l'ours.» On vous inviterait à chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez: «Ah! ah! il paraît que nous allons chasser le tigre ou le lion!» Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d'accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes de sueur froide.

«Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forêts de l'île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est à peu près certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose! Je sais bien que dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègres n'hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants! D'ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de ma part ne serait pas déplacée.»

Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâchoires armées de multiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation! N'eût-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif?

«Bon! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine.»

Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sa sagesse. Un péril, si grand qu'il fût, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

«Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo,—que le diable emporte!—vient de nous faire une très-aimable proposition.

—Ah! dis-je, vous savez...

—N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en véritable gentleman.

—Il ne vous a rien dit de plus?

—Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parlé de cette petite promenade.

—En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...

—Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai?

—Moi... sans doute! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.

—Oui! c'est curieux, très-curieux.

—Dangereux peut-être! ajoutai-je d'un ton insinuant.

—Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'huîtres!»

Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveiller l'idée de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un œil troublé, et comme s'il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre.

«Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des perles?

—Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui...

—Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le connaître.

—Eh bien! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'anglais Sirr vient de m'apprendre à moi-même.»

Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien me dit:

«Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle?

—Mon brave Ned, répondis-je, pour le poëte, la perle est une larme de la mer; pour les Orientaux, c'est une goutte de rosée solidifiée; pour les dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un éclat hyalin, d'une matière nacrée, qu'elles portent au doigt, au cou ou à l'oreille; pour le chimiste, c'est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple sécrétion maladive de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

Des cadavres flottaient. (Page 210.)
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—Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales, ordre des testacés.

—Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre, c'est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse l'intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles.

Nous prîmes place à l'arrière du canot. (Page 222.)
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—Les moules aussi? demanda le Canadien.

—Oui! les moules de certains cours d'eau de l'Écosse, du pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Bohême, de la France.

—Bon! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.

—Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c'est l'huître perlière, la méléagrina Margaritifera, la précieuse pintadine. La perle n'est qu'une concrétion nacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l'huître, ou elle s'incruste dans les plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adhérente; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement et par couches minces et concentriques.

—Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître? demanda Conseil.

—Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.

—Cent cinquante requins! s'écria Ned Land.

—Ai-je dit requins? m'écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n'aurait aucun sens.

—En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles?

—On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans de vastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D'abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de bâtarde noire, qui sont livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l'huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites perles.

—Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur? demanda Conseil.

—Non-seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c'est-à-dire leur couleur, et selon leur orient, c'est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes à l'œil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou paragons; elles se forment isolément dans le tissu du mollusque; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline, et le plus communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment les bracelets; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille de l'huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter des broderies sur les ornements d'église.

—Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.

—Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percés d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s'échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l'on emploie les tamis percés de neuf cents à mille trous forment la semence.

—C'est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s'opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l'exploitation des bancs d'huîtres perlières?

—A s'en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries de Ceyland sont affermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.

—De francs! reprit Conseil.

—Oui, de francs! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles-Quint, produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement général de l'exploitation des perles.

—Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pas quelques perles célèbres qui ont été cotées à un très-haut prix?

—Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia une perle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.

—J'ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu'une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

—Cléopâtre, riposta Conseil.

—Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.

—Détestable, ami Ned, répondit Conseil; mais un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c'est d'un joli prix.

—Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien en manœuvrant son bras d'un air peu rassurant.

—Ned Land l'époux de Cléopâtre! s'écria Conseil.

—Mais j'ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien, et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pas réussi. J'avais même acheté un collier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui, d'ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier ne m'avait pas coûté plus d'un dollar et demi, et cependant,—monsieur le professeur voudra bien me croire,—les perles qui le composaient n'auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

—Mon brave Ned, répondis-je en riant, c'étaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits à l'intérieur d'essence d'Orient.

—Eh! cette essence d'Orient, répondit le Canadien, cela doit coûter cher.

—Si peu que rien! Ce n'est autre chose que la substance argentée de l'écaille de l'ablette, recueillie dans l'eau et conservée dans l'ammoniaque. Elle n'a aucune valeur.

—C'est peut-être pour cela que Kat Tender en a épousé un autre, répondit philosophiquement maître Land.

—Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaine Nemo.

—Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous sa vitrine.

—Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de...

—Francs! dit vivement Conseil.

—Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute, elle n'aura coûté au capitaine que la peine de la ramasser.

—Eh! s'écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille!

—Bah! fit Conseil.

—Et pourquoi pas?

—A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nautilus?

—A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.

—Oh! ailleurs! fit Conseil en secouant la tête.

—Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins qui donnera une grande authenticité, et, en même temps, un grand prix au récit de nos aventures.

—Je le crois, dit le Canadien.

—Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses, est-ce que cette pêche des perles est dangereuse?

—Non, répondis-je vivement, surtout si l'on prend certaines précautions.

—Que risque-t-on dans ce métier? dit Ned Land: d'avaler quelques gorgées d'eau de mer!

—Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned?

—Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession! C'est mon métier de me moquer d'eux!

—Il ne s'agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, de les hisser sur le pont d'un navire, de leur couper la queue à coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le cœur et de le jeter à la mer!

—Alors, il s'agit de...?

—Oui, précisément.

—Dans l'eau?

—Dans l'eau.

—Ma foi, avec un bon harpon! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu'elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps...»

Ned Land avait une manière de prononcer le mot «happer» qui donnait froid dans le dos.

«Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales?

—Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

—A la bonne heure, pensai-je.

—Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui!»

CHAPITRE III
UNE PERLE DE DIX MILLIONS.

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouèrent un rôle important dans mes rêves, et je trouvai très-juste et très-injuste à la fois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot «requiem.»

Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par le stewart que le capitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. Je me levai rapidement, je m'habillai et je passai dans le salon.

Le capitaine Nemo m'y attendait.

«Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir?

—Je suis prêt.

—Veuillez me suivre.

—Et mes compagnons, capitaine?

—Ils sont prévenus et nous attendent.

—N'allons-nous pas revêtir nos scaphandres? demandai-je.

—Pas encore. Je n'ai pas laissé le Nautilus approcher de trop près cette côte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar; mais j'ai fait parer le canot qui nous conduira au point précis de débarquement et nous épargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revêtirons au moment où commencera cette exploration sous-marine.»

Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central, dont les marches aboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantés de «la partie de plaisir» qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons armés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossé contre le bord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes yeux du côté de la terre, mais je ne vis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l'ouest de la baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l'île de Manaar. Là, sous les sombres eaux, s'étendait le banc de pintadines, inépuisable champ de perles dont la longueur dépasse vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prîmes place à l'arrière du canot. Le patron de l'embarcation se mit à la barre; ses quatre compagnons appuyèrent sur leurs avirons; la bosse fut larguée et nous débordâmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J'observai que leurs coups d'aviron, vigoureusement engagés sous l'eau, ne se succédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthode généralement usitée dans les marines de guerre. Tandis que l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques crêtes de lames clapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo? Peut-être à cette terre dont il s'approchait, et qu'il trouvait trop près de lui, contrairement à l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il était là en simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l'horizon accusèrent plus nettement la ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l'avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôt dans ces parages.

A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidité particulière aux régions tropicales, qui ne connaissent ni l'aurore ni le crépuscule. Les rayons solaires percèrent le rideau de nuages amoncelés sur l'horizon oriental, et l'astre radieux s'éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çà et là.

Le canot s'avança vers l'île de Manaar, qui s'arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s'était levé de son banc et observait la mer.

Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillée, et la chaîne courut à peine, car le fond n'était pas à plus d'un mètre, et il formait en cet endroit l'un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui portait au large.

«Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrée. C'est ici même que dans un mois se réuniront les nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus forts, et la mer n'y est jamais très-houleuse, circonstance très-favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade.»

Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aidé des matelots de l'embarcation, je commençai à revêtir mon lourd vêtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion.

Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu'au cou dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n'en était pas question. Avant d'introduire ma tête dans sa capsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine.

«Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nous n'irons pas à de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront à éclairer notre marche. D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces eaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quelque dangereux habitant de ces parages.»

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté leur tête dans la calotte métallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni répondre.

Ned Land brandissait son énorme harpon. (Page 224.)
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Une dernière question me restait à adresser au capitaine Nemo:

«Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils?

—Des fusils! à quoi bon? Vos montagnards n'attaquent-ils pas l'ours un poignard à la main, et l'acier n'est-il pas plus sûr que le plomb? Voici une lame solide. Passez-la à votre ceinture et partons.»

Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu'il avait déposé dans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs à air furent immédiatement mis en activité.

Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. (Page 228.)
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Un instant après, les matelots de l'embarcation nous débarquaient les uns après les autres, et, par un mètre et demi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m'abandonnèrent. Je redevins étonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance, et l'étrangeté du spectacle captiva mon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous étions par cinq mètres d'eau, et le terrain devenait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, se levaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide, que l'on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatées, dont le corps est très-comprimé et ovale, j'observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade; puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d'une cuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l'élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait une véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d'un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placènes à valves minces et inégales, sorte d'ostracées particulières à la mer Rouge et à l'océan Indien, des lucines orangées à coquille orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimètres, qui se dressaient sous les flots comme des mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérissées d'épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marchés de l'Hindoustan, des pélagies panopyres, légèrement lumineuses, et enfin d'admirables oculines flabelliformes, magnifiques éventails qui forment l'une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d'hydrophytes couraient de gauches légions d'articulés, particulièrement des ranines dentées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birgues spéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dont l'aspect répugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donné l'instinct et la force nécessaire pour se nourrir de noix de cocos; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l'ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de cette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement entre les roches ébranlées.

Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent par millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sont inférieures aux moules elles-mêmes, auxquelles la nature n'a pas refusé toute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu près égales, se présente sous la forme d'une coquille arrondie, aux épaisses parois, très-rugueuses à l'extérieur. Quelques-unes de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu'à quinze centimètres de largeur.

Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine était véritablement inépuisable, car la force créatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif de l'homme. Ned Land, fidèle à cet instinct, se hâtait d'emplir des plus beaux mollusques un filet qu'il portait à son côté.

Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j'élevais, dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides, qui allongeaient démesurément leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D'abord, cette grotte me parut profondément obscure. Les rayons solaires semblaient s'y éteindre par dégradations successives. Sa vague transparence n'était plus que de la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s'accoutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai les retombées si capricieusement contournées de la voûte que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l'architecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nous entraînait-il au fond de cette crypte sous-marine? J'allais le savoir avant peu.

Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulèrent le fond d'une sorte de puits circulaire. Là, le capitaine Nemo s'arrêta, et de la main il nous indiqua un objet que je n'avais pas encore aperçu.

C'était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bénitier qui eût contenu un lac d'eau sainte, une vasque dont la largeur dépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus.

Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhérait à une table de granit, et là il se développait isolément dans les eaux calmes de la grotte. J'estimai le poids de cette tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait l'estomac d'un Gargantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait évidemment l'existence de ce bivalve. Ce n'était pas la première fois qu'il le visitait, et je pensais qu'en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosité naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier à constater l'état actuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque étaient entr'ouvertes. Le capitaine s'approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empêcher de se rabattre; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangée sur ses bords qui formait le manteau de l'animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la grosseur égalait celle d'une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d'un inestimable prix. Emporté par la curiosité, j'étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper! Mais le capitaine m'arrêta, fit un signe négatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s'accroître insensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où «mûrissait» cet admirable fruit de la nature: seul il l'élevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son précieux musée. Peut-être même, suivant l'exemple des Chinois et des Indiens, avait-il déterminé la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de métal, qui s'était peu à peu recouverte de la matière nacrée. En tout cas, comparant cette perle à celles que je connaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j'estimai sa valeur à dix millions de francs au moins. Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles féminines auraient pu la supporter.

La visite à l'opulente tridacne était terminée. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s'arrêtant ou s'éloignant au gré de sa fantaisie. Pour mon compte, je n'avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt par un mètre d'eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt nous fumes rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s'arrêtait soudain. Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D'un geste, il nous ordonna de nous blottir près de lui au fond d'une large anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.

A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'inquiétante idée des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n'avions pas affaire aux monstres de l'Océan.

C'était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pêcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la récolte. J'apercevais les fonds de son canot mouillé à quelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la rattachait à son bateau, lui servait à descendre plus rapidement au fond de la mer. C'était là tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de profondeur environ, il se précipitait à genoux et remplissait son sac de pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération qui ne durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nous dérobait à ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposé que des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements, ne perdant aucun détail de sa pêche!

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait pas plus d'une dizaine de pintadines à chaque plongée, car il fallait les arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie!

Je l'observais avec une attention profonde. Sa manœuvre se faisait régulièrement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêche intéressante, quand, tout d'un coup, à un moment où l'Indien était agenouillé sur le sol, je lui vis faire un geste d'effroi, se relever et prendre son élan pour remonter à la surface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C'était un requin de grande taille qui s'avançait diagonalement, l'œil en feu, les mâchoires ouvertes!

J'étais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement.

Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire, s'élança vers l'Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant à la poitrine, l'étendit sur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s'apprêtait à couper l'Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, posté près de moi, se lever subitement. Puis, son poignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corps avec lui.

Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n'était pas dit. Un combat terrible s'engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien, jusqu'au moment où, dans une éclaircie, j'aperçus l'audacieux capitaine, cramponné à l'une des nageoires de l'animal, luttant corps à corps avec le monstre, labourant de coups de poignards le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c'est-à-dire l'atteindre en plein cœur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menaçait de me renverser.

J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloué par l'horreur, je ne pouvais remuer.

Je regardais, l'œil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur lui. Puis, les mâchoires du requin s'ouvrirent démesurément comme une cisaille d'usine, et c'en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l'eût frappé de sa terrible pointe.

Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang. Ils s'agitèrent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n'avait pas manqué son but. C'était le râle du monstre. Frappé au cœur, il se débattait dans des spasmes épouvantables, dont le contre-coup renversa Conseil.

Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, relevé sans blessures, alla droit à l'Indien, coupa vivement la corde qui le liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, d'un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface de la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauvés, nous atteignions l'embarcation du pêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la vie. Je ne savais s'il réussirait. Je l'espérais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pas été longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l'avoir frappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut être sa surprise, son épouvante même, à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se penchaient sur lui!

Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d'une poche de son vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main? Cette magnifique aumône de l'homme des eaux au pauvre Indien de Ceyland fut acceptée par celui-ci d'une main tremblante. Ses yeux effarés indiquaient du reste qu'il ne savait à quels êtres surhumains il devait à la fois la fortune et la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pintadines, et, suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous rencontrions l'ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l'aide des matelots, se débarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.

«Merci, maître Land, lui dit-il.

—C'est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous devais cela.»

Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.

«Au Nautilus,» dit-il.

L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.

Un combat terrible s'engagea. (Page 230.)
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A la couleur noire marquant l'extrémité de ses nageoires, je reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l'espèce des requins proprement dits. Sa longueur dépassait vingt-cinq pieds; sa bouche énorme occupait le tiers de son corps. C'était un adulte, ce qui se voyait aux six rangées de dents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoire supérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûr qu'il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens à branchies fixes, famille des sélaciens, genre des squales.

Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces mélanoptères apparut tout d'un coup autour de l'embarcation; mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrent sur le cadavre et s'en disputèrent les lambeaux.

Des pans de rochers recouverts d'une fourrure d'algues. (Page 237.)
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A huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.

Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s'en dégageaient inévitablement. L'une, portant sur l'audace sans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur son dévouement pour un être humain, l'un des représentants de cette race qu'il fuyait sous les mers. Quoi qu'il en dît, cet homme étrange n'était pas parvenu encore à tuer son cœur tout entier.

Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d'un ton légèrement ému:

«Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des opprimés, et je suis encore, et, jusqu'à mon dernier souffle, je serai de ce pays-là!»

CHAPITRE IV
LA MER ROUGE.

Pendant la journée du 29 janvier, l'île de Ceyland disparut sous l'horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles à l'heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui séparent les Maledives des Laquedives. Il rangea même l'île Kittan, terre d'origine madréporique, découverte par Vasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principales îles de cet archipel des Laquedives, situé entre 10° et 14°30′ de latitude nord, et 69° et 50° 72′ de longitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.

Le lendemain,—30 janvier,—lorsque le Nautilus remonta à la surface de l'Océan, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusée entre l'Arabie et la péninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.

C'était évidemment une impasse, sans issue possible. Où nous conduisait donc le capitaine Nemo? Je n'aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demanda où nous allions.

«Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie du capitaine.

—Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guère à revenir sur nos pas.

—Eh bien! nous reviendrons, maître Land, et si après le golfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrer passage.

—Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque l'isthme de Suez n'est pas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupés d'écluses. Donc, la mer Rouge n'est pas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.

—Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.

—Que supposez-vous donc?

—Je suppose qu'après avoir visité ces curieux parages de l'Arabie et de l'Égypte, le Nautilus redescendra l'Océan indien, peut-être à travers le canal de Mozambique, peut-être au large des Mascareignes, de manière à gagner le cap de Bonne-Espérance.

—Et une fois au cap de Bonne-Espérance? demanda le Canadien avec une insistance toute particulière.

—Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah çà! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varié des merveilles sous-marines? Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépit finir ce voyage qu'il aura été donné à si peu d'hommes de faire.

—Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, que voilà bientôt trois mois que nous sommes emprisonnés à bord de ce Nautilus?

—Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures.

—Mais la conclusion?

—La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs, nous n'y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned: «Une chance d'évasion nous est offerte,» je la discuterais avec vous. Mais tel n'est pas le cas et, à vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les mers européennes.»

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus, j'étais incarné dans la peau de son commandant.

Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue: «Tout cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de la gêne, il n'y a plus de plaisir.»

Pendant quatre jours, jusqu'au 3 février, le Nautilus visita la mer d'Oman, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s'il eût hésité sur la route à suivre, mais il ne dépassa jamais le tropique du Cancer.

En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d'Oman. J'admirai son aspect étrange, au milieu des noirs rochers qui l'entourent et sur lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses forts. J'aperçus le dôme arrondi de ses mosquées, la pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu'une vision, et le Nautilus s'enfonça bientôt sous les flots sombres de ces parages.

Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtes arabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée de quelques ruines anciennes. Le 5 février, nous donnions enfin dans le golfe d'Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d'Aden, perché sur un promontoire qu'un isthme étroit réunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, après s'en être emparés en 1839. J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l'entrepôt le plus riche et le plus commerçant de la côte, au dire de l'historien Edrisi.

Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait revenir en arrière; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n'en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe: «la porte des Larmes.» Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'une heure à peine. Mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont le gouvernement britannique a fortifié la position d'Aden. Trop de steamers anglais ou français des lignes de Suez à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que le Nautilus tentât de s'y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.

La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraîchissent guère, qu'aucun fleuve important n'arrose, qu'une excessive évaporation pompe incessamment et qui perd chaque année une tranche liquide haute d'un mètre et demi! Singulier golfe, qui, fermé et dans les conditions d'un lac, serait peut-être entièrement desséché; inférieur en ceci à ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulement baissé jusqu'au point où leur évaporation a précisément égalé la somme des eaux reçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées et des empereurs romains, elle fut la grande artère commerciale du monde, et le percement de l'isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe. Mais j'approuvai sans réserve le Nautilus d'y être entré. Il prit une allure moyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôt plongeant pour éviter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinée, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu'abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante, autrefois, qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle ses murs, défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomètres.

Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deux eaux d'une limpidité de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d'admirables buissons de coraux éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus d'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l'arasement de ces écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côte lybienne! Mais où ces arborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alors non-seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se déroulaient à dix brasses au-dessus; ceux-ci plus capricieux, mais moins colorés que ceux-là dont l'humide vitalité des eaux entretenait la fraîcheur.

Que d'heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon! Que d'échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j'admirai sous l'éclat de notre fanal électrique! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisée, entre autres le thalassianthus aster, des tubipores disposés comme des flûtes et n'attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particulières à cette mer, qui s'établissent dans les excavations madréporiques et dont la base est contournée en courte spirale, et enfin mille spécimens d'un polypier que je n'avais pas observé encore, la vulgaire éponge.

La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a été précisément créée par ce curieux produit dont l'utilité est incontestable. L'éponge n'est point un végétal comme l'admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à celui du corail. Son animalité n'est pas douteuse, et on ne peut même adopter l'opinion des anciens qui la regardaient comme un être intermédiaire entre la plante et l'animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'éponge. Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Edwards, c'est un individu isolé et unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains cours d'eau où elles ont reçu le nom de «fluviatiles.» Mais leurs eaux de prédilection sont celles de la Méditerranée, de l'archipel grec, de la côte de Syrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces éponges fines-douces dont la valeur s'élève jusqu'à cent cinquante francs, l'éponge blonde de Syrie, l'éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais espérer d'étudier ces zoophytes dans les échelles du Levant, dont nous étions séparés par l'infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge.

J'appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées, foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d'élan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribué les pêcheurs, plus poëtes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d'une substance gélatineuse à demi-fluide, s'échappaient incessamment de petits filets d'eau, qui après avoir porté la vie dans chaque cellule, en étaient expulsés par un mouvement contractile. Cette substance disparaît après la mort du polype, et se putréfie en dégageant de l'ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l'éponge domestique, qui prend une teinte roussâtre,et qui s'emploie à des usages divers, selon son degré d'élasticité, de perméabilité ou de résistance à la macération.

Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des mollusques et même aux tiges d'hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuosités, les uns s'étalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligènes. J'appris à Conseil que ces éponges se pêchaient de deux manières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernière méthode qui nécessite l'emploi des plongeurs, est préférable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur très-supérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires, consistaient principalement en méduses d'une espèce très-élégante; les mollusques étaient représentés par des variétés de calmars, qui, d'après d'Orbigny, sont spéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre des Chélonées, qui fournirent à notre table un mets sain et délicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plus fréquemment à bord: des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps semé d'inégales taches bleues et reconnaissables à leur double aiguillon dentelé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques à la queue pointillée, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbé, long d'un pied et demi, des ophidies, véritables murènes à la queue argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d'un liseré gris, des fiatoles, espèces de stromatées, zébrés d'étroites raies d'or et parés des trois couleurs de la France, des blémies-garamits, longs de quatre décimètres, de superbes caranx, décorés de sept bandes transversales d'un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'écailles d'or et d'argent, des centropodes, des mulles auriflammes à tête jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux Océans que nous avions déjà traversés.

Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah sur la côte est, sur un diamètre de cent quatre-vingt dix milles.

Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo monta sur la plateforme où je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l'avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dès qu'il m'aperçut, m'offrit gracieusement un cigare et me dit:

«Eh bien! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaît-elle? Avez-vous suffisamment observé les merveilles qu'elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d'éponges et ses forêts de corail? Avez-vous entrevu les villes jetées sur ses bords?

—Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s'est merveilleusement prêté à toute cette étude. Ah! c'est un intelligent bateau!

—Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable! Il ne redoute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses écueils.

—En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommée était détestable.

—Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n'en parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu'elle est particulièrement dure à l'époque des vents Etésiens et de la saison des pluies. L'arabe Edrisi qui la dépeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires périssaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait à y naviguer la nuit. C'est, prétend-il, une mer sujette à d'affreux ouragans, semée d'îles inhospitalières, et «qui n'offre rien de bon» ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle est l'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.

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