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Voyage aux montagnes Rocheuses: Chez les tribus indiennes du vaste territoire de l'Orégon dépendant des Etats-Unis d'Amérique

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O Dieu, par quelle route inconnue aux mortels
Ta sagesse conduit tes desseins éternels!

Le 30 avril, j’arrivai à West-Port, ville frontière de l’ouest des Etats-Unis. De Saint-Louis, nous avions mis sept jours pour faire en bateau à vapeur ce trajet de cinq cents milles; ce qui peut donner la mesure des difficultés que présente la navigation sur le Missouri au sortir de l’hiver. Alors, il est vrai, les glaces sont fondues; mais l’eau est encore si basse, les bancs de sable si rapprochés, les chicots si nombreux, que les bateaux ne peuvent avancer qu’avec les plus grandes précautions. Ces mêmes difficultés se représentent à la fin de l’automne. Je reviendrai plus tard sur la description géographique de cette rivière.

Nous débarquâmes sur la rive droite. Il y avait là une petite cabane abandonnée, tout à fait semblable aux demeures de nos pauvres campagnards belges, et où quelques jours auparavant une pauvre sauvagesse était morte. C’est dans ce réduit, si semblable à celui qui mérita la préférence du Sauveur naissant, que nous nous casâmes avec empressement; car nous n’allions plus avoir, pour des mois entiers, d’autre abri qu’une tente au milieu d’un désert immense. Une voiture brûlée sur le bateau, un cheval qui s’est échappé en débarquant pour ne plus revenir, un autre cheval malade à devoir laisser en route, bien des choses qui demandaient supplément et réparation, nous arrêtèrent en cet endroit jusqu’au 10 mai.

Nous partîmes donc le 10 de West-Port, et après avoir passé par les terres des Shwanées et des Delawares, où nous ne vîmes de remarquable qu’un collége de méthodistes bâti au milieu des meilleures terres du pays, nous arrivâmes après cinq jours de marche sur les bords de la belle rivière des Kants, où nous trouvâmes ceux de nos gens qui nous avaient précédés par eau avec une partie de notre bagage. Deux parents du grand chef des Kants étaient venus à notre rencontre à plus de vingt milles de là; pendant que l’un d’eux aidait nos bêtes de somme à passer la rivière en nageant devant elles, l’autre annonçait notre arrivée aux premiers de la peuplade qui nous attendait sur l’autre rive, et le bagage, les voitures et les hommes traversaient l’eau dans une grande pirogue ou tronc d’arbre creux, qui de loin avait l’apparence de ces gondoles qu’on voit flotter dans les rues de Venise. Aussitôt que les Kants, accourus à notre rencontre, eurent appris que nous allions camper sur les bords de la Rivière-aux-Soldats, qui n’est qu’à six milles de leurs village, ils se séparèrent de la caravane au grand galop et disparurent bientôt au milieu d’un nuage de poussière. A peine notre tente était-elle dressée, que le grand chef lui-même arriva avec six de ses plus braves soldats pour nous offrir ses civilités sauvages. Après m’avoir fait asseoir sur une natte qu’il fit étendre par terre, il tira solennellement de sa poche un portefeuille et me présenta les titres honorables qu’il tenait du Congrès américain. J’en pris lecture, et après que je lui eus procuré de quoi fumer le calumet, à son tour, en homme qui connaissait les convenances, il me fit accepter pour notre garde les deux braves qui étaient venus à notre rencontre. Tous deux étaient armés en guerre: l’un portait la lance et le bouclier; l’autre avait un arc, des flèches, un sabre nu et un collier composé des griffes de quatre ours qu’il avait tués de sa propre main. Ces deux braves restèrent fidèles à leur poste, c’est-à-dire à l’entrée de notre tente, pendant les trois jours et les trois nuits qu’il nous fallut attendre après les retardataires de la caravane. En les quittant, nous leur fîmes présent de quelques bagatelles, qui achevèrent de nous gagner leur affection.

Le 19, nous continuâmes notre route, au nombre d’environ soixante-dix personnes, dont plus de cinquante étaient en état de se servir de la carabine, nombre plus que suffisant pour entreprendre avec prudence la longue course qui nous restait à fournir. Pendant que le gros de la troupe s’avançait vers l’ouest, le P. Point, un jeune Anglais et moi, nous déclinâmes sur la gauche pour visiter le premier village de nos hôtes. Arrivés à quelque distance de leurs loges, nous fûmes frappés de la ressemblance qu’elles ont avec ces larges meules de froment qui couvrent nos guérets après la moisson. Il n’y en avait guère qu’une vingtaine groupées sans ordre à quelque distance les unes des autres; mais chacune d’elles couvrait un espace circulaire d’environ cent vingt pieds de circonférence, ce qui suffit pour abriter commodément de trente à quarante personnes. Tout le village nous parut devoir renfermer sept à huit cents âmes; approximation justifiée d’ailleurs par le chiffre total de la peuplade des Kants, qui est d’environ quinze cents, répartis en deux villages à une vingtaine de milles de distance l’un de l’autre. Ces loges, quoique humides, paraissent cependant réunir à la solidité la commodité et l’agrément. De la muraille circulaire, faite de terre, et qui s’élève perpendiculairement à hauteur d’homme, partent des perches courbées, aboutissant à une ouverture centrale, qui sert tout à la fois de fenêtre et de cheminée. La porte de l’édifice est une peau brute; elle s’ouvre du côté le plus abrité contre le vent; le foyer est placé au milieu de quatre poteaux ou colonnes destinées à soutenir la rotonde; les lits sont rangés en cercle autour de la muraille, et dans l’espace compris entre les lits et le foyer, se trouvent les habitués de la loge, les uns debout, les autres assis ou couchés sur des peaux ou sur des nattes de jonc; il paraît que ces dernières ont plus de valeur à leurs yeux, car entre les honneurs qu’on nous fit lorsque nous entrâmes dans la loge, on nous en présenta une de cette espèce.

Il me serait impossible de peindre tout ce que nous vîmes de curieux pendant la demi-heure que nous passâmes au milieu de ces figures étranges; bien certainement un Teniers y eût vu des trésors; ce qui me frappa davantage, c’était la physionomie vraiment à caractère de la plupart de ces personnages, le naturel de l’attitude, la vivacité de l’expression, la singularité des costumes, la variété des occupations.

Les femmes seules se livraient à un travail proprement dit: il semblait que la tâche de gagner le pain à la sueur de son front ne regardât qu’elles. Pour n’être point détournées de leurs travaux par le soin de ceux de leurs enfants qui ne marchent pas encore, elles les avaient attachés par les pieds et les mains à un morceau d’écorce ou à une planche d’assez grande dimension pour les préserver des blessures que pourraient leur causer les objets environnants, et avaient déposé ce meuble, que je n’oserais appeler berceau ni fauteuil, quoiqu’il réunisse les avantages de l’un et de l’autre, les unes sur un lit, d’autres à leurs pieds ou dans quelque coin. En voyage, elles s’en servent également, et le portent, tantôt sur le dos, à la façon des Egyptiennes ou diseuses de bonne aventure, quelquefois à leur côté, le plus souvent suspendu au pommeau de leur selle; tandis qu’en même temps elles traînent derrière elles ou qu’elles poussent en avant les bêtes de somme qui portent avec la tente le bagage et quelquefois les armes de leurs maris, elles galopent en cet équipage aussi vite qu’eux; et ces innocentes créatures paraissent comprendre que crier et pleurer ne les soulage pas, car c’est rare qu’on entende leurs sons plaintifs.

Mais revenons à notre loge. Que faisaient les hommes? Lorsque nous entrâmes, les uns causaient en attendant le repas (car manger est leur principale occupation lorsqu’ils ne dorment pas); d’autres fumaient, s’amusant à renvoyer la fumée par leurs narines; d’autres s’occupaient de leur toilette; et comme ils s’arrachaient soigneusement les poils de la barbe et des sourcils, j’eus l’occasion de remarquer que l’embellissement de la tête était le principal objet de leurs soins. Contre la coutume de la plupart des sauvages qui laissent croître leur chevelure (parmi les Corbeaux il y a un chef dont la chevelure est de onze pieds), les Kants se rasent entièrement, à la réserve d’un bouquet fortement crêpé, qu’ils laissent au sommet de la tête, pour recevoir le plus bel ornement, selon eux, dont une tête d’homme soit susceptible, je veux dire la plume d’une queue d’aigle, qu’ils regardent comme le symbole du guerrier. Cette plume, tantôt s’élève sur la tête et flotte en forme de panache, tantôt descend sur la nuque, quelquefois voltige autour des tempes. Pendant que nous fumions le calumet avec les principaux de la loge, je ne pouvais me lasser de considérer une espèce de dandy, qui se mirait sans cesse pour donner à son plumet la tournure la plus gracieuse, sans pouvoir atteindre au degré de perfection qu’il paraissait chercher. Le P. Point devint bientôt une objet d’attention et presque d’hilarité pour les enfants, à cause du peu de soin qu’il avait mis à se raser. Ainsi, à leurs yeux, menton sans barbe, yeux sans cils et sans sourcils, tête sans cheveux, voilà autant de conditions de beauté essentielles. Mais ce n’est là qu’une partie de leur parure, et les peines qu’ils se donnent pour arriver à la perfection du genre sont vraiment inconcevables. Imaginez-vous donc cette tête sans poil, surmontée d’un plumet; autour des yeux un cercle de vermillon; sur tout le visage des sillons blancs, noirs ou rouges qui serpentent dans tous les sens; aux oreilles, trouées du haut en bas, des pendants formés de morceaux de fer, d’étain, de faïence ou de porcelaine, qui se rabattent en grosses touffes et tintent sur les épaules; au cou un collier de fantaisie qui tombe en large demi-cercle sur la poitrine; au milieu de ce collier, un grand médaillon d’argent ou de cuivre; aux bras et aux poignets des bracelets de laiton, de fil de fer, de cuivre ou de fer-blanc; autour des reins une ceinture de couleur tranchante; à laquelle ils attachent d’un côté un sac garni de kennekenic (herbe qu’ils fument avec le tabac), et de l’autre une gaîne à coutelas; aux jambes des mitaines, et aux pieds des souliers brodés en porc-épic; et, par-dessus tout cela, en guise de manteau, une couverture, n’importe de quelle couleur, drapée autour du corps selon le caprice ou le besoin du porteur: imaginez-vous tout cela, et vous aurez l’idée d’un Kant enchanté de lui-même et de sa parure.

Pour le vêtement, les formes extérieures, le langage, la manière de prier et de faire la guerre, les Kants ressemblent beaucoup aux sauvages leurs voisins, avec qui d’ailleurs ils sont en relation d’amitié de temps immémorial. Leur taille est généralement haute et bien prise: leur physionomie, comme je l’ai déjà dit, a quelque chose de mâle; leur langage, saccadé et guttural, est encore remarquable par la longueur et la forte accentuation de ses désinences, ce qui n’empêche pas leur chant d’être on ne peut plus monotone; d’où l’on pourrait conclure que les eaux de leur rivière, quoique fort belles, n’ont cependant pas la vertu des eaux du Paraguay. Quant aux qualités qui distinguent l’homme de la brute, ils sont loin d’en être dépourvus: à la force du corps et au courage, ils ajoutent un bon sens et une adresse que n’ont pas tous les sauvages. Dans leurs guerres ou à la chasse, ils se servent, comme les blancs, de la carabine, ce qui leur donne sur leurs ennemis une grande supériorité.

Parmi les chefs de cette peuplade, il s’est rencontré des hommes vraiment distingués sous plus d’un rapport: le plus connu de tous, parce que Bonneville en parle dans ses mémoires, s’appelait la Plume-blanche. L’auteur de la conquête de Grenade nous le représente d’une forme et d’un caractère tout à fait chevaleresque; le fait est qu’il était doué d’une intelligence, d’une franchise, d’un courage et d’une générosité peu communs. Il avait connu particulièrement le révérend M. de la Croix, l’un des premiers missionnaires catholiques qui visitèrent cette partie de l’Ouest, et il avait conçu pour lui, et par suite de leurs entretiens, pour toutes les Robes-noires, une profonde vénération. Il n’en était pas de même des ministres protestants, il méprisait également leur personne et leur réforme. Un jour que l’un d’eux lui parlait de conversion, «Se convertir, lui répondit ce philosophe sauvage; oui, c’est bon, pourvu qu’on ne change sa religion que contre une meilleure. Pour moi, je n’en connais de bonne que celle qui est enseignée et pratiquée par les Robes-noires. Si donc tu veux me convertir, il faut d’abord que tu laisses là ta femme, puis que tu endosses l’habit que je vais te montrer; ensuite nous verrons.» Cet habit était une soutane, autrefois à l’usage du missionnaire, et qu’il y avait laissée avec le souvenir de ses vertus; elle fut bientôt apportée. Mais que fit ou que répondit M. le ministre? je suis encore à le savoir.

Bien que cette réponse fût un peu plaisante, il ne faudrait pas en conclure que ce sauvage parlât de la religion à la légère: loin de là: semblables en ce point à toutes les tribus indiennes, les Kants sont toujours sérieux quand ils parlent ou entendent parler de la religion. Pour peu qu’on les observe, on s’apercevra même que le sentiment le plus enraciné dans leur cœur et qu’ils expriment le plus souvent dans le détail de leurs actions, est l’esprit et le sentiment religieux. Jamais, par exemple, ils ne prendront le calumet sans en offrir les prémices à leur divinité tutélaire; jamais ils n’iront à l’ennemi sans avoir consulté le Grand-Esprit: au milieu des passions les plus fougueuses, ils lui adresseront leurs vœux; en assassinant une femme ou un enfant sans défense, ils invoqueront le Maître de la vie. Enlever beaucoup de chevelures à l’ennemi, lui voler beaucoup de chevaux, voilà l’objet de leurs vœux; c’est aussi celui de leurs plus ardentes prières: souvent ils y ajouteront les jeûnes, les macérations, le sacrifice. Dans le cours de l’hiver dernier, que ne firent-ils pas pour se rendre le Ciel propice? et pourquoi, pour obtenir la grâce de parvenir heureusement à massacrer, dans l’absence de leurs maris et de leurs pères, toutes les femmes et tous les enfants qu’ils trouveraient dans le premier village des Pawnées, leurs voisins. Et, en effet, ils enlevèrent la chevelure à quatre-vingt-dix victimes, et firent prisonniers ceux qu’ils jugèrent à propos de ne pas massacrer. C’est qu’à leurs yeux tout est permis à la vengeance; les massacres les plus horribles, loin d’être un crime, sont pour eux des actes de vertu religieuse, de la vertu par excellence des grandes âmes. Le Kant se venge, parce qu’à ses yeux il n’y a qu’une âme basse qui puisse pardonner des affronts, et il nourrit sa rancune, parce que sa vengeance seule peut lui faire oublier le poids d’infamie dont il se croit accablé par l’injure. Essayer, sans l’Evangile, de leur faire comprendre qu’il ne peut y avoir ni mérite ni gloire à massacrer un ennemi sans défense, ce serait peine perdue. Il n’y a qu’une exception à cette loi barbare, c’est quand l’ennemi vient de lui-même se réfugier dans leur village. Tant qu’il y demeure, son asile est inviolable, sa vie même y est plus en sûreté que dans sa propre loge: mais malheur à lui s’il s’en écarte d’un seul pas: à peine en est-il sorti, qu’il a rendu à ses hôtes tous les droits imaginaires que l’esprit de vengeance leur avait donnés sur lui.

Bien qu’ils soient cruels à l’égard de leurs ennemis, les Kants ne sont pas étrangers aux sentiments les plus tendres de la pitié, de l’amitié ou de la compassion. A la mort de leurs proches parents, ils sont quelquefois inconsolables, et laissent croître leur chevelure pour exprimer leur douleur. Le grand chef s’excusa devant nous de ce qu’il avait les cheveux longs, disant (ce qu’on aurait pu deviner à la tristesse de son visage), qu’il avait perdu son fils. Je voudrais encore pouvoir vous rendre le sentiment d’étonnement respectueux et de compassion douce qu’on vit se peindre sur le visage de trois Kants venus à notre petite chapelle de West-Port, lorsqu’on leur montra un Ecce Homo et une statue de Notre-Dame des Sept-Douleurs; surtout quand l’interprète leur eut fait comprendre que cette tête couronnée d’épines et qui versait de grosses larmes, était bien réellement l’image du Sauveur du monde, et que ce cœur percé de sept glaives était celui de sa Mère. Ces deux circonstances, jointes à ce que j’aurai occasion de rapporter plus tard, ne pourraient-elles pas venir à l’appui de cette belle pensée, que l’âme de l’homme est naturellement chrétienne, et que si l’on commençait à y jeter des germes de foi pure et d’amour de Dieu bien entendu, il serait facile, avec le secours d’en haut, qui ne manquerait pas alors, d’amener les cœurs les plus féroces à la plus tendre compassion pour leurs semblables. Qu’étaient les Iroquois avant leur conversion, et que ne sont-ils pas devenus depuis? Pourquoi les Kants, et tant d’autres sauvages réunis sur les confins de la civilisation américaine, sont-ils si différents de plusieurs peuplades du Far-West et conservent-ils cette férocité de mœurs? Pourquoi les dépenses faites en leur faveur par la philanthropie protestante n’amènent-elles aucun résultat satisfaisant? Pourquoi les germes de civilisation, répandus dans le sein de ces peuplades par la main de leurs sociétés savantes, sont-ils tous comme frappés de stérilité? Ah! il ne faut pas en douter, c’est que, pour humaniser, civiliser, convertir, surtout les sauvages, il faut autre chose que la politique humaine et le zèle du protestantisme. Puisse le Dieu de bonté, en qui seul nous mettons notre confiance, bénir notre entreprise, et prouver ainsi que les gouttes de nos sueurs ont besoin de la rosée du ciel pour féconder le sein de la terre et lui faire porter autre chose que des ronces et des épines!

Lorsque nous quittâmes le village des Kants, deux de leurs guerriers, l’un premier soldat de la nation, l’autre à qui l’on donnait le titre de capitaine, vinrent nous donner le pas de conduite. En quittant le premier village, nous traversâmes un grand champ dévasté, que les Etats-Unis avaient fait défricher et ensemencer pour eux quelques années auparavant; triste preuve de ce que je viens de dire des moyens de civilisation employés par les protestants.

Nos deux compagnons sont restés avec nous jusqu’au lendemain, et ils fussent demeurés beaucoup plus longtemps, s’ils n’avaient pas eu à craindre les plus terribles représailles de la part des Pawnées, à cause des massacres dont j’ai parlé plus haut. Ayant donc reçu de nous des remercîments et de quoi fumer le calumet pour la peine qu’ils avaient prise, ils s’en retournèrent à leur village par le plus court chemin; et bien leur en prit, car nous n’avions pas encore marché deux jours, que quelques-uns de nos gens rencontrèrent un parti de Pawnées, se dirigeant de leur côté et ne respirant que vengeance.

Les Pawnées sont divisés en quatre tribus, répandues dans les fertiles environs de la Plate et sur les fourches supérieures de la rivière des Kants. Quoique six fois plus nombreux que les Kants, ils ont presque toujours été battus par ceux-ci, parce qu’ils n’ont ni les armes, ni l’adresse, ni la force, ni le courage de leurs rivaux. Cependant, comme le parti en question paraissait avoir bien pris ses mesures, et que chez eux la passion de la vengeance était exaspérée au dernier point, par le souvenir encore récent du massacre de leurs mères, de leurs femmes et de leurs enfants, nous ne pouvions nous empêcher de craindre beaucoup pour les Kants; déjà même nous nous peignions les Pawnées se baignant dans le sang de leurs ennemis, lorsque deux jours après leur passage nous les vîmes revenir sur leurs pas. Les deux premiers qui s’approchèrent de nous se faisaient remarquer, l’un par une chevelure humaine pendu au mors de son cheval, l’autre par un drapeau américain drapé autour de son corps en guise de manteau: symbole de victoire qui nous firent mal augurer du sort de nos hôtes. Mais le chef de notre caravane les ayant interrogés par signes sur le résultat de leur expédition, nous apprîmes d’eux-mêmes qu’ils n’avaient pas même vu l’ennemi, et qu’ils avaient grande faim. On leur donna, ainsi qu’à une quinzaine d’autres qui les suivaient de près, non-seulement de quoi manger, mais encore de quoi fumer. Ils mangèrent beaucoup, mais ne fumèrent pas, et contre la coutume des sauvages, qui, après un repas en attendent presque toujours un autre, ils partirent d’un air qui annonçait qu’ils n’étaient pas contents. La brusquerie de ce départ, le calumet mis de côté, ce retour précipité de leur expédition, le voisinage rapproché de leurs peuplades, leur amour bien connu pour un pillage facile, tout contribuait à nous faire craindre de leur part quelques tentatives, sinon contre nos personnes, du moins contre nos chevaux et bagages; mais, grâce à Dieu, nos appréhensions furent vaines, ils partirent, et pas un ne reparut.

Quoique menteurs et voleurs, chose assez étonnante, les Pawnées sont presque vrais croyants au sujet de la vie à venir, et plus que pharisiens dans l’observance de leurs pratiques superstitieuses. La danse, la musique, aussi bien que le jeûne, la prière et le sacrifice, font partie essentielle de leur culte. Le plus ordinaire est celui qu’ils rendent à un oiseau empaillé, rempli d’herbes et de racines auxquelles ils attribuent une vertu surnaturelle. Ils disent que ce manitou a été envoyé à leurs ancêtres par l’étoile du matin, pour leur servir de médiateur quand ils auraient quelque grâce à demander au Ciel. Aussi, toutes les fois qu’il s’agit d’entreprendre quelque affaire importante, ou d’éloigner quelque fléau de la peuplade, l’oiseau médiateur est exposé à la vénération publique, et pour le rendre propice, ainsi que le grand manitou dont il n’est que l’envoyé, on fume le calumet, et la première fumée qui en sort est dirigée vers la partie du ciel où brille leur astre protecteur.

A l’oblation du calumet, les Pawnées, dans les occasions solennelles, joignent le sacrifice sanglant, et selon ce qu’ils disent avoir appris de l’oiseau et de l’étoile, l’holocauste le plus agréable au Grand-Esprit est celui d’un ennemi immolé de la manière la plus cruelle possible. On ne peut entendre sans horreur les circonstances qui accompagnèrent l’immolation d’une jeune Sciouse, dans le cours de l’année 1837. C’était au moment des semailles, et dans le but d’obtenir une bonne récolte. Voici en abrégé ce que j’en ai appris.

Cette enfant, car elle n’avait que quinze ans, après avoir été nourrie six mois dans l’idée qu’on lui préparait une fête pour le retour de la belle saison, se réjouissait en voyant s’enfuir les derniers jours de l’hiver. La veille du jour marqué pour la prétendue fête, on fit une coupe de bois dans la forêt, et l’on fit comprendre à la jeune fille qu’elle devait aider à abattre les arbres et à aiguiser les poteaux. Le lendemain, elle fut revêtue de ses plus beaux ornements, et placée au milieu des guerriers qui semblaient ne l’escorter que par honneur. Lorsque le cortège se mit en marche, chacun de ces guerriers, outre ses armes, qu’il tenait soigneusement cachées, portait deux pièces de bois qu’il avait reçues des mains de la victime. Celle-ci était elle-même chargée de trois poteaux; mais croyant marcher à un triomphe, et n’ayant dans l’imagination que des idées riantes, elle s’avançait vers le lieu de son sacrifice, dans la plus entière sécurité, pleine de ce mélange de timidité et de joie si naturelle à une enfant prévenue de tant d’hommages.

Pendant la marche, qui fut longue, le silence ne fut interrompu que par des chants religieux et des invocations réitérées au Maître de la vie; en sorte qu’à l’extérieur tout contribuait à entretenir l’illusion si flatteuse dont on l’avait bercée jusqu’alors. Mais lorsqu’on fut parvenu au terme, et qu’elle ne vit plus que des feux, des torches et des instruments de supplice, alors ses yeux commençant à s’ouvrir sur le véritable sort qui l’attendait, quelle ne fut pas sa surprise! et lorsqu’il ne lui fut plus possible de se faire illusion sur son sort, qui pourrait dire les déchirements de son âme? Des torrents de larmes coulèrent de ses yeux; son cœur se répandait en cris lamentables; ses mains suppliantes s’élevaient vers le ciel; puis elle priait, conjurait ses bourreaux d’avoir pitié de son innocence, de sa jeunesse, de ses parents; mais en vain: ni ses larmes, ni ses cris, ni ses prières, ni les promesses libérales d’un marchand qui se trouvait là, rien ne fut capable d’adoucir ces barbares. Malgré la résistance de la jeune fille, ils l’attachent impitoyablement aux branches de deux arbres et aux trois poteaux dont ses épaules avaient été chargées comme d’un trophée; ils lui brûlent ensuite les parties du corps les plus sensibles, avec des torches ardentes faites de ce même bois que ses propres mains avaient distribué aux guerriers de l’escorte. Après que son supplice eut duré aussi longtemps que la soif de la vengeance et la rage du fanatisme peuvent permettre à des cœurs féroces de jouir d’un si horrible spectacle, le grand chef lui décocha au cœur une flèche qui fut à l’instant suivie d’une grêle de traits, lesquels, après avoir été violemment tournés et retournés dans ses blessures, en furent arrachés de manière à ne faire de son corps qu’un amas de chairs meurtries d’où le sang ruisselait de toutes parts. Quand il eut cessé de couler, le grand sacrificateur, pour couronner dignement tant d’atrocités, s’approcha de la victime expirante, en arracha le cœur encore palpitant, et vomissant mille imprécations contre la nation sciouse, le porta à sa bouche et le dévora aux acclamations des guerriers, des femmes et des enfants de la tribu. Après avoir laissé le corps en proie aux bêtes féroces, et répandu le sang sur les semences pour les féconder, chacun se retira dans sa loge, content de soi-même et plein de l’espérance d’une bonne récolte.

De telles atrocités n’étaient propres qu’à attirer sur ces sauvages les plus cruelles représailles. Aussi à peine la nouvelle s’en fut-elle répandue, que les Scioux, brûlant de venger leur nation, jurèrent tous qu’ils ne seraient satisfaits que lorsqu’ils auraient massacré autant de Pawnées que leur victime avait de phalanges aux doigts et d’articulations dans chacun de ses membres. L’effet ne tarda pas à suivre la menace. Déjà plus de cent Pawnées sont tombés sous les coups de leurs ennemis; et le massacre de leurs femmes et de leurs enfants, commis l’hiver dernier par les Kants, a mis le comble à leur désolation.

A la vue de tant d’horreurs, qui pourrait ne pas reconnaître l’influence invisible de l’ennemi du genre humain, et être prêt à tout faire, pour donner à ces pauvres peuples la connaissance du vrai Médiateur et du véritable sacrifice, sans lesquels il est impossible d’apaiser la justice divine?

DEUXIÈME LETTRE

Rivière d’Eau-Sucrée, le 14 juillet 1841.

Voilà deux longs mois que nous sommes en route; mais enfin nous commençons à apercevoir ces chères montagnes, où nos vœux nous transportent depuis si longtemps. On les appelle Rocheuses, à cause de leur composition qui n’admet guère que le granit et le silex. La longueur, le cours et l’élévation de cette chaîne imposante lui ont fait donner le surnom d’Epine dorsale du Nouveau-Monde. Parcourant du nord au sud presque toute l’Amérique septentrionale, renfermant les sources des plus grands et des plus beaux fleuves de l’univers, elle a pour branche du côté de l’ouest, l’éperon des Cordilières, qui s’étendent dans le Mexique, et du côté du levant, les montagnes moins connues peut-être, mais non moins admirables, de la Rivière-aux-Vents. Ces dernières renferment les sources de plusieurs grandes rivières, dont les unes se déchargent dans la mer Pacifique, et les autres dans le grand fleuve qui porte le tribut de ses eaux à l’Atlantique. Les Côtes-Noires, les plaines élevées qui séparent les sources du haut Missouri de celles du Mississipi et qu’on appelle le Coteau des prairies, les montagnes Azark et les Massernes peuvent être considérées comme les ramifications des Montagnes Rocheuses.

D’après les observations faites au moyen du baromètre, d’accord avec les calculs de la trigonométrie, les mémoires de Bonneville portent la hauteur de quelques-uns de leurs pics à vingt-cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, élévation qui paraîtrait plus qu’exagérée si l’on s’en rapportait au seul témoignage des yeux; mais tout le monde sait que les montagnes placées au milieu d’une plaine immense ressemblent aux vaisseaux qui flottent sur la mer; elles paraissent toujours moins élevées qu’elles ne le sont en effet. Quoi qu’il en soit de leur plus ou moins d’élévation, c’est au pied de ces colosses de la création que nous avions l’espérance de trouver nos chers néophytes; mais un exprès envoyé pour leur annoncer notre arrivée prochaine vient de revenir avec la nouvelle que des sauvages qui y ont campé, il y a environ quinze jours, sont descendus vers le sud pour la chasse du buffle. Ces sauvages appartiennent-ils à la tribu des Têtes-plates ou à d’autres, nous n’en savons rien; un second messager va partir pour s’en informer; en attendant son retour, je continue ma relation.

L’extrême lenteur de notre marche, qui nous a permis de prendre de nombreuses notes sur les lieux, peut aussi en garantir l’exactitude, qualité d’autant plus désirable qu’elle ne se trouve pas toujours dans les récits publiés sur ces régions lointaines. Cependant, pour ne pas outrepasser les bornes d’une très-longue lettre, je ne dirai que quelques mots sur les perspectives, les fleurs, les oiseaux, les animaux, les sauvages et les aventures de notre route.

A l’exception des buttes qui courent parallèlement des deux côtés de la Plate jusqu’aux Côtes-Noires, et des Côtes-Noires elles-mêmes qui viennent se joindre aux Montagnes Rocheuses, on pourrait appeler un océan de prairies, les quinze cents milles que nous avons parcourues de West-Port aux sources de l’Eau sucrée; le terrain offre partout ce genre d’accidents qui ressemblent aux ondulations de la mer quand elle est agitée par quelque tourmente. Nous avons rencontré sur le sommet de quelques tertres, des pétrifications et des coquillages tels qu’il s’en trouve dans certaines montagnes de l’Europe. Je ne doute nullement que des géologues de bonne foi ne reconnaissent ici, comme ailleurs, des vestiges incontestables du déluge. Un fragment de pierre que je conserve me semble en renfermer plusieurs.

A mesure que, s’éloignant du Missouri, on s’enfonce dans les contrées de l’ouest, les forêts diminuent d’épaisseur, d’élévation et de profondeur, à peu près en raison directe de la moindre quantité d’eau qui les arrose. Bientôt sur les bords des torrents on ne voit plus qu’une lisière de bois assez étroite, où se trouvent rarement des arbres de haute futaie. Dans le voisinage des ruisseaux il ne croît guère que des buissons de saules, et là où l’eau manque, on chercherait en vain autre chose que de l’herbe; encore ne se montre-t-elle que dans les plaines fertiles qui s’étendent de West-Port jusqu’à la Plate. Cette liaison intime entre les eaux et les bois est si sensible à tous les yeux, que nos bêtes de somme n’avaient pas cheminé huit jours dans ce désert, que déjà on les voyait, surtout quand la marche avait été longue, tressaillir et doubler le pas, à la vue des arbres qui s’élevaient dans le lointain. Cette rareté de bois dans les contrées de l’ouest, si contraire à ce qui se faisait remarquer dans les autres parties de l’Amérique septentrionale, provient de deux causes principales: dans les plaines situées en deçà de la Plate, elle est le résultat de la coutume qu’ont les Indiens dans ces parages de brûler leurs prairies vers la fin de l’automne pour avoir de meilleurs pâturages au retour du printemps; et dans le Far-West, où les sauvages se gardent bien d’agir ainsi, soit pour ne pas éloigner les animaux nécessaires à leur subsistance, soit pour ne pas se laisser découvrir par les partis ennemis, cette rareté de bois provient de la nature du sol. En effet, le sol n’y est que de sable et de terre si légère et partout si aride, qu’à l’exception des éternelles absinthes qui couvrent les plaines et de la sombre verdure des arbres résineux qui ombragent les montagnes, toute la végétation est obligée, sous peine de mort, de chercher un refuge dans les sinuosités des rivières, ce qui rend les voyages du Far-West extraordinairement longs et ennuyeux.

De loin en loin, surtout dans la rivière des Kants et la Plate, on trouve des blocs de granit de différentes grandeurs et couleurs; le rosâtre ou le granit porphyre est le plus commun. On voit aussi dans quelques sites pierreux des Côtes-Noires une infinité de petits cailloux de mille nuances diverses; j’en ai vu de tellement coagulés ensemble qu’ils ne formaient plus qu’une seule masse; bien polis, ces blocs feraient de superbes mosaïques. La fameuse colonnade de la chambre du Congrès américain, qui passe pour une des plus riches qui existent, est de cette composition.

Le 29 juin, fête de saint Pierre, nous trouvâmes une carrière non moins curieuse, que nous prîmes d’abord pour du marbre blanc; mais bientôt nous nous aperçûmes que c’était quelque chose de mieux. Etonnés de la facilité avec laquelle se façonnait cette pierre, la plupart des voyageurs s’en firent des calumets; moi-même, j’en fis tailler plusieurs dans le dessein d’en faire présent aux chefs sauvages; en sorte que pendant deux jours on ne vit parmi nous que des lapidaires. Mais, hélas! incapable de résister à l’action du feu, tous nos calumets se brisèrent à la première épreuve; c’était une belle carrière d’albâtre.

Le premier rocher vraiment digne de ce nom que nous rencontrâmes, et comme le premier degré de cette fameuse chaîne que nous allions gravir, est le roc Indépendance. Il est de la même nature que les Montagnes Rocheuses. D’abord je crus que ce titre fastueux lui venait de son isolement des autres et de la force extraordinaire de son assiette; mais ensuite j’appris qu’il était ainsi appelé uniquement parce que les voyageurs qui eurent les premiers l’idée de lui donner un nom étaient arrivés dans son voisinage le jour même où les Etats-Unis célèbrent l’anniversaire de leur séparation d’avec l’Angleterre. Nous y arrivâmes le lendemain du même jour. Nous avions avec nous un jeune Anglais non moins jaloux que les Américains de la gloire de sa nation, raison de plus pour ne pas crier Vive l’Indépendance. Cependant, le jour suivant, pour qu’il ne fût pas dit que nous passions avec indifférence devant ce grand monument du désert, nous inscrivîmes nos noms sur le flanc du roc qui regarde le sud, à la suite du saint nom de Jésus (IHS), que nous voudrions avoir gravé partout, et à côté d’un grand nombre d’autres dont plusieurs peut-être ne devraient se trouver nulle part. A cause de ces noms et de toutes les dates qui les accompagnent, ainsi que des hiéroglyphes des guerriers sauvages, j’avais appelé ce roc, à mon premier voyage, le grand Registre du désert.

Un mot des buttes qui se trouvent dans le voisinage de la Plate. La plus curieuse de toutes, du moins la plus connue des voyageurs ordinaires, est celle qu’ils nomment la Cheminée. Elle est ainsi appelée à cause de sa forme extérieure; mais à ne consulter que la ressemblance, peut-être eût-il mieux valu l’appeler l’Entonnoir. En y comprenant le soubassement, la base et la colonne, sa hauteur ne serait guère que de quatre à cinq cents pieds; la Cheminée proprement dite n’en aurait même que cent trente à cent cinquante. Ce n’est donc pas dans la grandeur de ces dimensions que consiste le merveilleux; mais comment ce reste d’une montagne de sable et d’argile a-t-il pu, malgré les vents dont la violence est extrême dans ces contrées, subsister aussi longtemps sous cette forme? comment même la Cheminée a-t-elle pu se former ainsi? voilà ce qui est vraiment étonnant. Il est vrai que, comme toutes les buttes qui l’environnent, elle présente successivement dans sa composition des couches horizontales et perpendiculaires, et que toutes ces buttes ont à mi-côté une espèce de ceinture d’argile à l’état de pétrification ou qui tient de milieu entre la terre et la pierre. Si l’on pouvait conclure de ces deux faits qu’à une certaine hauteur, selon la portion horizontale et perpendiculaire de ses couches, cette espèce de terrain est susceptible de se durcir de manière à se rapprocher de la pierre, peut-être cela servirait-il un peu à expliquer l’étonnante formation de ce singulier monument; mais son existence n’en resterait pas moins un problème. Si quelque savant désire en donner la solution, qu’il se hâte de visiter la Cheminée; car une crevasse qui la sillonne dans le haut, et qui bientôt, je le pense, s’étendra jusqu’au pied, nous prédit que dans peu il n’en restera plus que le souvenir.

La Cheminée n’est pas la seule merveille qui se fasse remarquer dans cette vaste solitude. Parmi les plus curieuses, l’une est appelée la Maison, une autre le Château, une troisième le Fort, etc.; et vraiment, si l’on ne savait qu’on voyage dans un désert où il n’existe réellement d’autre édifice que la tente que l’on dresse le soir et qu’on enlève le matin, on dirait que toutes les buttes comprises dans un espace d’environ cinquante milles sont autant de vieilles forteresses et de châteaux gothiques; et avec un peu d’imagination et une teinture d’histoire, on se croirait transporté au milieu des antiques castels de la chevalerie errante. Ici, ce sont de larges fossés; là, de hautes murailles; ailleurs, des avenues, des jardins, des vergers; plus loin, le parc, les étangs, la haute futaie: vous croyez voir un de ces vieux manoirs du moyen âge. Aidez encore un peu à l’illusion, et le château va vous apparaître sur ses lointains créneaux; c’est bien lui, c’est sa voix que vous venez d’entendre dans le murmure confus des brises du désert... Mais approchez, et, au lieu de ces antiquités imaginaires, vous ne trouvez qu’une terre aride et crevassée en tous sens par la chute des eaux, un repaire où s’agite une infinité de serpents à sonnettes et d’autres reptiles venimeux.

Après le Missouri, qui est dans l’ouest ce que le Mississipi est du nord au sud, les plus belles rivières sont le Kanzas, la Plate, la Roche-jaune et l’Eau-sucrée. La première se décharge immédiatement dans le Missouri et se fait remarquer par un grand nombre de ses tributaires. Dans le seul espace qui la sépare de la Plate, nous en avons compté jusqu’à dix-huit, ce qui suppose un grand nombre de sources, conséquemment un sol compact; aussi l’herbe y croît partout. C’est le contraire dans le voisinage de la Plate: même sur les buttes qui courent parallèlement à quelque distance de chacune de ses rives, on ne rencontre ni sources ni ombrages, parce que le sol, qui n’est guère composé que de sable, est partout si poreux, que les eaux à peine tombées des nues coulent déjà dans le fond des vallées; aussi, en revanche, les prairies voisines sont d’une grande fertilité, parce que les eaux de la rivière, coulant toujours à pleins bords, y répandent constamment la fraîcheur. Dans le printemps surtout, elles sont fort belles, à cause de la grande variété de fleurs qu’elles produisent. La veille du Sacré-Cœur, nous n’en cueillîmes qu’une de chaque espèce, et il y en eut assez pour former une corbeille magnifique.

Je ne puis m’empêcher de revenir encore sur la description de la Plate, quoique j’en aie déjà parlé dans le récit de mon premier voyage. Si, malgré ses beautés, elle porte un nom si commun, qu’on se souvienne que la plus belle de ses buttes ne se nomme que la Cheminée; et qu’on le pardonne à de pauvres voyageurs qui, ne pouvant prendre pour terme de comparaison ce qu’ils ne connaissent pas, appellent les choses du premier nom qui leur paraît caractériser l’objet qu’ils ont devant les yeux. C’est ainsi qu’ils ont donné à cette rivière le nom de Plate, à cause de sa largeur, qui est souvent de six mille pieds, tandis qu’elle n’en a tout au plus qu’un à cinq ou six de profondeur. Ce peu de proportion lui fait perdre aux yeux du commerce plus des trois quarts de sa valeur; car il est inouï qu’on ait vu le moindre canot la remonter; et si des berges, partant du fort la Ramée, la descendent jusqu’à son embouchure, c’est que, de berges qu’elles sont, elles peuvent devenir et deviennent en effet souvent des traîneaux qu’on fait avancer à force de bras. Irwing, dans la définition qu’il en donne, corrige ce qu’il y aurait eu de peu noble ou d’exagéré dans une seule expression, en la nommant en même temps la plus magnifique et la plus inutile des rivières.

Ce côté défectueux une fois reconnu, qu’il soit permis de le dire, rien de plus magnifique ni de plus varié que la perspective offerte par la Plate, surtout vers le milieu de son cours. Vous ne voyez partout sur ses rives délicieuses, outre les fleurs de la plaine, que la rose des forêts avec toutes ses teintes imaginables, la vigne des prairies et la renoncule de nos jardins; la haute végétation a été obligée de chercher un refuge contre les feux de l’automne jusque dans le sein des îles qui couvrent la surface des fleuves. Ces îles sont si nombreuses et si capricieusement groupées, qu’elles forment, au milieu des flots, comme un labyrinthe de bosquets embellis de toutes les nuances qui flattent la vue. Tout respire un air de jeunesse. La souplesse des rameaux, qui obéissent au moindre souffle des brises, ajoute de la vie à la fraîcheur de l’ensemble. Aux ondulations si suaves de la rivière et de la verdure, joignez une distribution parfaite de jours et d’ombres qui varient à chaque instant, une harmonieuse profusion d’îles échelonnées les unes derrière les autres de manière à graduer la perspective, les coteaux de la rive opposée rendus si fuyants par la pureté de l’atmosphère, enfin le déplacement du spectateur qui dans sa marche saisit à chaque pas un point de vue nouveau, et vous aurez l’idée des sensations qu’éprouve le voyageur en parcourant ces bords enchantés. A leur aspect, on se croirait transporté au moment où la création venait de sortir des mains de son Dieu.

Sous ce climat tempéré, les beaux jours sont continuels; cependant il arrive de loin en loin que les nuages, en pressant leur course, ouvrent des courants d’une violence si grande, qu’ils glacent l’air subitement et produisent des grêles capables de tout détruire. J’ai vu de ces grêlons de la grosseur d’un œuf de dinde. Malheur alors à celui qui se trouve en rase campagne! Un Sheyenne renversé par ses grêlons demeura une heure entière sans mouvement. Un jour que ce fléau exerçait sa fureur à quelques pas de nous, un spectacle vraiment sublime s’offrit à nos yeux: nous vîmes tout à coup dans les airs, à peu de distance de nous, comme un vaste abîme se creuser en spirale, et dans son sein les nuages se poursuivre avec tant de rapidité, qu’ils attiraient à eux tous les objets d’alentour; d’autres nuages, trop éloignés ou trop grands pour subir cette influence, tournoyaient en sens inverse; un bruit épouvantable de tempête se faisait entendre; on eût dit que tous les vents étaient déchaînés à la fois de tous les points de l’horizon; et, ce qui est bien certain, s’ils se fussent rapprochés tant soit peu plus près de nous, la caravane entière, hommes, chevaux, bœufs, mulets, chariots et charrettes, eût fait une ascension dans les nuages; mais, comme aux flots de la mer, le Tout-Puissant leur avait dit: Vous n’irez que jusque-là. De dessus nos têtes, le tourbillon recula majestueusement vers le nord et s’arrêta sur le lit de la Plate. Alors nouveau spectacle: les eaux, attirées par son souffle puissant, se mirent à tourner avec un bruit affreux; toute la rivière bouillonnait, et en moins de temps qu’il n’en faut à une pluie d’orage pour tomber des nues, elle s’éleva vers le tourbillon sous la forme d’une immense corne d’abondance, dont les mouvements onduleux ressemblaient à l’action d’un serpent qui essaierait de se dresser vers le ciel. Sa hauteur n’était pas moindre d’un mille. La force des vents qui descendaient perpendiculairement était telle, que dans un clin d’œil les arbres étaient écrasés et tordus jusqu’à terre; les branches, arrachées des troncs, couvraient au loin l’espace de leurs débris. Mais ce qui est violent ne dure pas; au bout de quelques minutes, l’effrayante spirale cessa; le tourbillon ne pouvant plus en soutenir le poids, on la vit se fondre aussi rapidement qu’elle s’était formée. Bientôt le soleil reparut, le calme se rétablit, et nous continuâmes en paix notre route.

A mesure que nous remontions vers les sources de cette merveilleuse rivière, les teintes de la végétation devenaient plus sombres, la forme des collines plus sévère, le front des montagnes plus sourcilleux; tout paraissait offrir l’image, non de la caducité, mais de la vieillesse, ou plutôt de l’antiquité la plus vénérable. Jugez de notre joie, quand il nous fut permis de chanter notre cantique sur les Montagnes Rocheuses[2]:

Non, ce n’est plus une ombre vaine,
Dans l’azur d’un brillant lointain
Mes yeux out vu, j’en suis certain,
Des Monts Rocheux la haute chaîne.
J’ai vu la neige éblouissante
Blanchir leur front majestueux,
Et d’un beau jour les premiers feux
En dorer la masse imposante.
Comment de leurs cimes glacées
Descendent les fécondes eaux?
Et d’un miel pur les doux ruisseaux
Serpentent-ils dans leurs vallées?
C’est que sur la plus haute cime
Flotte l’étendard des élus,
Et que là le Roi des vertus
Place son pavillon sublime.
Salut roche majestueuse,
Futur asile du bonheur;
De ses trésors le divin Cœur
T’ouvre aujourd’hui la source heureuse.
Non, non, désormais plus d’alarmes;
De la paix j’entends les concerts,
Et les sauvages des déserts
En l’écoutant versent des larmes.
Bientôt de leur vive allégresse
L’écho redira les accents;
Et la bouche de leurs enfants
du Ciel publiera la tendresse.
Grand Dieu, qu’ils sont donc admirables
Les chemins par où ton amour
Appelle au céleste séjour
Des cœurs naguère si coupables!

Ayant parlé de la Plate, il faut bien que je dise un mot de l’Eau-bourbeuse ou du Missouri qui se grossit de ses eaux; toutefois je ne toucherai que quelques points géographiques qui le regardent. Le Missouri est le fleuve que je connais le mieux. Dans les quatre années qui viennent de s’écouler, je l’ai monté et descendu de toutes les manières, par eau, par terre, en berge, en canot de bois et de peau, en bateau à vapeur. J’ai parcouru les plaines de ses deux plus grands tributaires, à travers un espace de plus de huit cents milles. J’ai traversé presque toutes les fourches qui lui paient le tribut de leurs eaux, depuis la source de la Roche jaune, jusqu’à l’endroit où le Missouri, s’associant au Mississipi, va communiquer sa fougue au plus paisible des fleuves. J’ai bu des eaux limpides de ses sources; et à une distance de trois milles, j’ai goûté les eaux bourbeuses de son embouchure. Sa prodigieuse étendue, son volume d’eau, sa bourbe remarquable, son caractère variable, impétueux, sauvage et destructeur, arrachant souvent avec furie des arpents entiers de l’un de ses bords et déposant sa vase sur l’autre, engloutissant les belles forêts qui l’ombragent pour parsemer son sein d’écueils dangereux, changent à chaque instant la physionomie et le site de ses charmantes îles. Ce fleuve Furieux (c’est le nom que les Dacotahs lui donnent) semble, surtout dans un espace de six à sept milles (la basse plaine), se jouer de tous les obstacles qu’il rencontre; car là où il veut passer, il passe, rien n’a jamais pu l’arrêter. Les régions singulières qu’il traverse lui donnent un air de grandeur qui n’appartient qu’au sublime. Chaque fois qu’on le traverse, une espèce d’enthousiasme s’empare de l’imagination; on se transporte d’avance dans ces contrées lointaines, dans cet océan de prairies qu’il arrose, jusqu’aux pieds des colosses américains qui lui donnent naissance.

C’est donc du sein fécond des Montagnes Rocheuses que le Missouri sort, avec tant d’autres grands fleuves, l’Arkansas, la Rivière-Rouge, le Mississipi, qui tous s’entremêlent ensuite dans un seul réservoir, après avoir orné leurs deux bords, dans leurs immenses étendues, des riches débris arrachés aux montagnes.

Le Missouri proprement dit est formé par trois fourches considérables, qui s’unissent à l’entrée d’une gorge de l’une des principales chaînes des Montagnes Rocheuses. La fourche du nord s’appelle Gefferson; celle du milieu, le Madison, et celle du sud, le Gallatin. Chacune se divise en petites branches qui descendent des montagnes dans tous les sens, et entrelacent leurs eaux avec les fourches supérieures de la Columbie et du Rio-Colorado[3], qui coulent à l’ouest des montagnes. J’ai bu des fontaines des unes et des autres, à la distance de moins de cinquante verges, le même champ de neige fournissant des eaux au grand Océan et à la mer Pacifique. Après la jonction des trois fourches, le Missouri ne présente à une distance considérable qu’un torrent fougueux et écumant. Il s’étend ensuite dans un lit plus spacieux et par conséquent plus tranquille; on y rencontre de petites îles et des rochers noirâtres et escarpés qui s’élèvent jusqu’à la hauteur de mille pieds au-dessus de son courant. Les montagnes dont il lave les bases sont couvertes de térébenthines, telles que le pin, le sapin et le cèdre, et de toutes sortes de tamarins; on y voit beaucoup de grosses-cornes à une hauteur en apparence inaccessible. Bientôt ces montagnes prennent un aspect solitaire et offrent aux regards les masses les plus imposantes. Dans un parcours de dix-sept milles, la rivière est dans une rage éternelle, roulant et lançant ses ondes écumantes de cataracte avec des mugissements épouvantables dont tous les échos d’alentour retentissent. La première chute est de quatre-vingt-dix-huit pieds, la seconde de dix-neuf, la troisième de quarante-sept, et la quatrième de vingt-six. Le Missouri conserve la fougue et la rapidité de son cours assez loin au delà. Immédiatement après sa dernière chute, il reçoit la belle Rivière-à-Marie, qui vient paisiblement du nord. Plus bas, du côté opposé, entre le Déarn-Born et la Fantaisie, chacune par une embouchure de cent cinquante verges, les Manolles, la Grosse-Corne, la Coquille, toutes de cent verges; la Grande-Sèche de quatre cents verges, la Sèche de cent, et le Porc-épic de cent douze. Après ces rivières, on voit paraître la Roche-jaune, le second en grandeur de tous les tributaires du Missouri. Elle lui ressemble sous bien des rapports et prend sa source dans les mêmes montagnes; son lit est large, son courant rapide; aux deux cents derniers milles de son cours, ses deux bords sont bien boisés, et ses bas-fonds larges et fertiles. L’ours gris et l’ours noir, la biche, la grosse-corne, le chevreuil commun et le chevreuil à queue noire, la gazelle et le buffle, sont les animaux les plus communs de ces parages. Les mines de charbon et de fer y paraissent très-abondantes; lorsqu’on les exploitera, elles fourniront de l’emploi à une infinité de machines à vapeur. La Roche-jaune se décharge dans le Missouri par le sud, après un cours de seize cents milles; à son embouchure, qui est de huit cent cinquante verges, elle paraît plus large que le fleuve qui la reçoit.

Le Missouri, après sa jonction avec la Roche-jaune, commence à s’étendre dans des plaines et des bas-fonds, malheureusement dénués de bois, ce qui retardera encore longtemps la culture de ces riches terres. Il reçoit successivement par le nord la Rivière-de-la-terre-blanche, et par le sud la Rivière-à-l’oie, le Petit-Missouri, peu profond et très-rapide; la Rivière-aux-couteaux, près des villages des Mandans; la Rivière-aux-boulets, le Winnipentin, la Sewarzerna, la Sheyenne, navigable jusqu’à environ trois cents milles de son embouchure, qui est de quatre cents verges; son courant est très-rapide, et son eau très-bourbeuse; ensuite la Rivière-à-Tyber et la Rivière-blanche. Cette dernière tire son nom de la blancheur de ses eaux qui sont très-malsaines et resserrent le corps lorsqu’on en boit; les terres hautes qui l’avoisinent sont stériles et abondent en pétrification du règne animal et végétal; ses coteaux sont d’un aspect fantastique et singulier; son flux est rapide; depuis son embouchure, qui est de trois cents verges, on peut la remonter en bateau à la distance de trois cents milles. Le Poncas et l’Eau-qui-court entrent du même côté; du côté opposé on rencontre la petite Rivière-à-médecine, la Rivière-à-Jacques, qui est de temps immémorial un rendez-vous de chasseurs à castors; la Pierre-blanche, le Vermillon, la Sciouse qui possède une belle carrière rouge à calumets, la Petite-Sciouse, la Rivière-à-Floy, le Royer, le Maringouin, le Nishuebatlana, la Rivière-aux-tonneaux, le Torquios, le Nodowa.

Alors vient la Plate, la principale fourche du Missouri; elle prend sa source dans les mêmes chaînes des Montagnes Rocheuses, parcourt une étendue d’environ deux mille milles, et présente à son embouchure environ un mille de largeur, mais si peu de profondeur, qu’elle n’est pas navigable. Les deux Newahas entrent par le sud, la Petite-Plate par le nord; le Kanzas, par le sud, a un cours d’environ mille milles, navigable à une grande distance; l’Eau-bleue et trois autres petites rivières viennent du même côté. Du côté opposé viennent la Rivière-grande, large, profonde et navigable; les deux Charetons, la Bonne-femme et le Manitou. Au sud sont la Mine, la Salée et l’Osage, belle rivière et de grande importance, navigable jusqu’à six cents milles; vers sa source, ses eaux s’entrelacent avec celles de l’Arkansas. Trois autres, peu considérables, entrent du côté opposé, la Bourbeuse, la Houtre et le Cèdre. La Gasconnade est navigable à soixante-six milles; elle est importante, à cause de ses belles forêts de pins, qui pourvoient aux besoins de Saint-Louis et du pays adjacent. Avant d’arriver à cette ville, où le Missouri se décharge dans le Mississipi, on rencontre encore plusieurs autres rivières, telles que le Buffalo, le Saint-Jean, la Rivière-au-bois, le Bon-Homme, au sud, et la Charrette, la Femme, etc., au nord.

Je passe sous silence une infinité de petites rivières qui se déchargent immédiatement dans le Missouri: celles que je nomme suffiront pour donner une idée de l’immense volume d’eau que cette rivière charrie. Depuis ses sources jusqu’à l’embouchure de la Roche-jaune, elle a une étendue de huit cent quatre-vingts milles; depuis l’embouchure de la Roche-jaune jusqu’à sa jonction au Mississipi, deux mille deux cents milles.

Concluons de là quelle masse imposante d’eau doit offrir le Mississipi après sa jonction au Missouri. La plus grande fourche du haut Mississipi est la Rivière-Saint-Pierre, qui prend sa source dans les plaines du nord-ouest, et entre dans le grand fleuve en bas des chutes Saint-Antoine. Le Kaskaskias et la Rivière-des-Illinois le joignent ensuite après un cours de plusieurs centaines de milles. Vient alors le Missouri; puis l’Ohio, grand fleuve formé par la jonction de l’Alleghany et du Monongahela; la Rivière-blanche, qui parcourt une distance d’au delà de mille milles; plus bas l’Arkansas, qui descend des confins du Mexique. Le dernier grand tributaire du Mississipi est la Rivière-rouge, qui prend sa source dans le Mexique et parcourt une distance d’au delà de deux mille milles.

Le Père-des-eaux, après avoir ainsi rassemblé toutes les eaux d’une région d’un million trois cent mille milles carrés, a un lit de plusieurs milles de largeur et de plusieurs brasses de profondeur. Dans ses marées annuelles, en bas de l’Ohio, il se déborde et s’étend quelquefois de trente à quarante milles dans l’intérieur, couvrant, pour une partie de l’année, les prairies, les bas-fonds et les marais. Après la jonction de la Rivière-rouge, ce grand fleuve ne peut plus se contenir dans un seul lit; il se divise, et, comme le Nil, va se jeter dans l’Océan par différentes embouchures à une grande distance les unes des autres.

Un auteur récent, parlant des avantages que le Mississipi présente au commerce, fait la remarque suivante. Quatre berges peuvent partir des points les plus opposés de l’Amérique septentrionale: une du lac Chataque, dans l’Etat de New-York; une autre de l’intérieur de la Virginie; une troisième des lacs au Riz, où le Mississipi prend sa source principale, au 47ᵉ degré nord, et une quatrième des sources du Missouri aux Montagnes Rocheuses; et toutes se réuniront à l’embouchure de l’Ohio et descendront en compagnie jusqu’à l’Océan.

J’avais laissé la narration de mon voyage à l’endroit où, quittant la fourche nord de la Plate, nous traversâmes pendant deux jours des côtes arides pour arriver aux bords de l’Eau-sucrée. Mais il est temps de prendre un peu de repos. Aussi bien faut-il que je sois tout oreille pour entendre les bonnes nouvelles qu’on nous rapporte.

Fourches principales des grands tributaires du Missouri que j’ai vues et traversées dans mes différents voyages.

Fourches du Jefferson.—Tête au castor.
Fourche du grand trou.
L’eau qui pue.
 
Fourches de la Roche-jaune.— Rivière à la foudre
— à la langue.
— bouton de rose.
— grosse-corne.
— à Clark.
La Rocheuse.
Rivière à travers.
— à la loutre.
— des 25 verges.
— gallatine.
— au vent.
 
Fourches de l’Osage.—Grand os.
Jungar.
Palate.
Grande fourche.
 
Fourches du Kansas.— Rivière aux soldats.
Waggère-roussé.
Vermillon.
Vermillon noir.
Rivière malade.
— aux couteaux.
— de l’eau bleue.
 
Fourches de la Plate.— La Corne.
Rivière au loup.
Gros-bois.
Fourche du sud.
Fourche du nord.
Perche de loge.
Rivière aux chevaux.
Fourche la ramée.
Eau-sucrée.
 
Branche de la fourche du nord qui se
jette dans la Plate.—
Grande sableuse.
Fer à cheval.
Saint-Pierre.
Rivière-rouge.
Cotonnier.
Kennion.
Rivière aux chevreuils.
Le Torrent.

TROISIÈME LETTRE

Fort-Hall, 16 août 1841.

C’est hier soir, fête de l’Assomption, que nous avons rencontré l’avant garde des Têtes-plates; sous quels meilleurs auspices pouvait se faire cette rencontre? Aussi, que de joie de part et d’autre! La joie du sauvage n’est pas démonstrative; celle de nos chers néophytes était tranquille; mais à la sérénité de leurs regards, à la manière affectueuse dont ils nous serraient la main, il était facile de sentir qu’elle était profonde et réfléchie, comme celle qui a sa source dans la vertu. Que n’avaient-ils pas fait pour obtenir des Robes-noires? Depuis vingt ans, ils n’avaient cessé de faire des instances auprès du Père des miséricordes; pendant tout ce temps, d’après le conseil de quelques pauvres Iroquois qui s’étaient fixés parmi eux, ils s’étaient rapprochés, autant que possible, de nos croyances, de nos mœurs et même de nos pratiques religieuses. Le dimanche, par exemple, dans quelle paroisse catholique fut-il jamais plus religieusement observé? Mais je reviendrai plus tard sur ces points. Dans l’espace des dix dernières années, quatre députations, parties des bords de la Racine-amère, où ils se réunissent le plus ordinairement, avaient eu le courage d’aller jusqu’à Saint-Louis, c’est-à-dire de traverser plus de trois mille milles de vallées et de montagnes, presque toutes infestées de Pieds-noirs et d’autres ennemis. Les cinq Indiens qui composaient la troisième députation, partie en 1837, avaient été impitoyablement massacrés par les Scioux. En 1839, ils envoyèrent de nouveaux députés iroquois, nommés Pierre et le petit Ignace (pour le distinguer d’un autre appelé le grand Ignace), et les chargèrent de faire encore les plus vives instances pour obtenir enfin ce dont ils avaient un si grand besoin, une Robe-noire pour les conduire au ciel. Cette fois, leurs vœux furent exaucés et au delà de leurs espérances: un missionnaire fut chargé de les visiter, et on leur en promit plusieurs s’ils étaient nécessaires pour leur plus grand bien. Pendant que Pierre se hâtait de retourner vers la peuplade pour lui faire part du plein succès de sa mission, Ignace restait à West-Port pour servir de guide au missionnaire. J’eus le bonheur d’être choisi pour cette œuvre sainte; je les visitai, je pris connaissance de leurs besoins, de leurs dispositions, du besoin des peuplades voisines. Maintenant, après une absence qui avait duré près d’un an, je revenais au milieu d’eux, non plus seul comme l’année précédente, mais avec deux Pères, trois Frères, trois ouvriers et tout ce qu’il fallait pour faire plus que réaliser leurs espérances. De leur côté, ils avaient fait plus de trois cents milles pour venir au devant de nous. Nous étions enfin pleins de santé et d’espérance les uns en présence des autres. Quelle joie ne devaient pas éprouver ces bons sauvages! Ne sachant comment exprimer leur bonheur, ils restaient muets devant nous, et assurément leur silence ne venait ni d’un défaut d’intelligence ni d’un manque de sentiments. Les Têtes-plates sont très-sensibles, la plupart ont de l’esprit, et la députation était composée d’hommes d’élite; on en jugera par ce rapide dénombrement.

Le chef de la petite ambassade s’appelait Wittispô; il se peignit lui-même dans l’allocution suivante, qu’il adressa à ses compagnons quelques jours après, à la vue du plan de la première réduction: «Mes enfants, leur dit-il, je ne suis qu’un ignorant et un méchant; cependant je remercie le Grand-Esprit de ce qu’il a fait pour nous.» Et, entrant ici dans un détail admirable, il termina par ces paroles: «Oui, mes chers amis, mon cœur est content, et malgré ma méchanceté, je ne désespère pas de la bonté de Dieu. Je ne veux plus vivre que pour prier; jamais je n’abandonnerai la prière, je prierai jusqu’à la mort, et quand viendra ma dernière heure, je me remettrai entre les bras du Maître de la vie. S’il veut me perdre, je me soumettrai à ses ordres, car je l’ai mérité; s’il veut me sauver, je le bénirai toujours. Encore une fois, mon cœur est content. Que ferons-nous donc pour prouver à nos Pères que nous les aimons?...» Ici venaient les résolutions pratiques; mais je dois me borner.

Simon, le plus âgé de la nation tête-plate, Simon, si accablé sous le poids de la vieillesse, que même assis il avait besoin de son bâton pour se soutenir, était un des adultes que j’avais baptisés l’année dernière. A peine eut-il appris que nous étions en route, que, montant à cheval et se confondant avec les jeunes guerriers qui se disposaient à venir à notre rencontre, «Mes enfants, leur dit-il, je suis des vôtres; si je meurs en route, nos Pères du moins sauront pourquoi je suis mort.» Dans le cours du voyage, il répétait souvent: «Courage, mes enfants, souvenez-vous que nous allons au-devant de nos Pères.» Et, le fouet animant les coursiers, on faisait à sa suite jusqu’à cinquante milles par jour.

Francis, enfant de six à sept ans, petit-fils de Simon, orphelin dès le berceau, avait servi l’année dernière à l’autel; il voulut absolument accompagner son grand-père; son cœur lui disait qu’il allait retrouver auprès des Robes-noires le bonheur qu’il avait à peine eu le temps de goûter dans les bras de ses parents.

Ignace, qui avait conseillé la quatrième députation, qui en avait fait partie, qui avait réussi dans sa mission, qui avait introduit le premier la Robe-noire dans la peuplade, qui venait tout récemment encore de s’exposer à de nouveaux dangers pour faciliter notre retour, Ignace avait couru sans boire ni manger pendant quatre jours, afin de nous revoir plutôt.

Pilchimoë, compagnon d’Ignace et frère de l’un des martyrs de la troisième députation, était un jeune guerrier déjà réputé brave parmi les braves; l’année dernière, par sa présence d’esprit et son courage, il avait sauvé soixante-dix de ses frères d’armes de la fureur de près de quinze cents Pieds-noirs qui les enveloppaient.

François-Xavier était fils du grand Ignace, qui fut le chef de la seconde et de la troisième députation, et qui périt, avec cette dernière, victime de son dévouement pour la religion et pour ses frères. A l’âge de dix ans, ce jeune homme était venu à Saint-Louis, dans la compagnie de son courageux père, uniquement pour avoir le bonheur d’y recevoir le baptême. S’étant ensuite attaché sans réserve au service de la mission, il apportait chaque jour à notre table tous les fruits de sa pêche.

Gabriël, métis de naissance, mais enfant adoptif de la nation et interprète des missionnaires, fut le premier qui nous rejoignit sur les bords de la Rivière-verte; il mérita ainsi le titre de précurseur des Têtes-plates. Gabriël fut assez brave et assez zélé pour entreprendre trois fois à cause de nous de franchir un espace de quatre cents milles qui nous séparaient du grand camp.

Tels étaient les néophytes venus à noire rencontre, et qu’avaient-ils à nous apprendre? Laissons-les parler eux-mêmes. Ils nous dirent qu’ils n’avaient cessé de prier tous les jours pour m’obtenir du Ciel un heureux voyage et un prompt retour; que leurs frères étaient toujours dans les mêmes dispositions; que la plupart, même les vieillards et les petits enfants, savaient par cœur les prières que je leur avais enseignées l’année précédente; que deux fois les jours ordinaires et trois fois le dimanche, la peuplade réunie faisait les prières en commun; que la caisse d’ornements d’église laissée à leur garde était portée comme une arche de salut partout où l’on transportait le camp; que cinq ou six enfants, du nombre de ceux que j’avais baptisés, étaient allés au ciel pendant mon absence; que le lendemain de mon départ, un jeune guerrier que j’avais baptisé la veille, était mort des suites d’une blessure mortelle reçue des Pieds-noirs plus de trois mois auparavant; qu’un autre, qui m’avait accompagné jusqu’au fort des Corbeaux et qui n’était encore que catéchumène, était mort de maladie en revenant à la peuplade, mais dans de si bonnes dispositions, que sa mère était toute consolée de sa perte, dans la pensée qu’il était au ciel; qu’une petite fille de douze ans, se voyant sur le point de mourir, avait demandé le baptême avec instance, et que l’ayant reçu de Pierre l’Iroquois avec le nom de Marie, elle avait dit par trois fois aux témoins de son bonheur: Priez pour moi, priez pour moi, priez pour moi; qu’alors elle se mit à prier elle-même, et qu’après avoir chanté un cantique d’une voix plus forte que celle des assistants, elle s’écria sur le point d’expirer: «Oh! que c’est beau! je vois Marie, ma Mère! mon bonheur n’est pas sur cette terre, ce n’est qu’au ciel qu’il faut le chercher! Ecoutez les Robes-noires, parce que ceux-là disent la vérité.» Immédiatement après, elle rendit le dernier soupir.

Tant de faveurs du Ciel devaient exciter la jalousie de l’enfer; aussi plus d’une fois l’homme ennemi essaya-t-il de semer la zizanie parmi le bon grain, en insinuant aux principaux de la peuplade qu’il en serait de moi comme de tant d’autres, qu’une fois parti je ne reparaîtrais plus. Mais le grand chef osait toujours répondre: «Vous vous trompez, je connais notre Père, sa langue n’est pas fourchue, il nous a dit Je reviendrai; il reviendra, j’en suis sûr.» L’interprête ajouta que, dans cette conviction, le vénérable vieillard, malgré son grand âge, avait voulu se mettre à la tête du détachement de quarante hommes venu sur la Rivière-verte; qu’ils étaient arrivés au rendez-vous le jour fixé, c’est-à-dire le 1ᵉʳ juillet; qu’ils y étaient restés jusqu’au 16, et qu’ils y seraient encore si la disette de vivre ne les avait obligés de s’en éloigner; que d’ailleurs la peuplade entière était décidée à se réunir dans un lieu stable pour y bâtir une réduction; que dans cette vue on avait déjà fait choix de deux emplacements que l’on croyait convenables; que l’on n’attendait plus que notre présence pour prendre une dernière détermination, et que l’on comptait tellement sur notre arrivée prochaine, qu’en partant de la Rivière-verte le chef y avait laissé trois de ses gens pour nous attendre, en leur recommandant de tenir bon autant qu’ils pourraient.

Ici, que de choses à ajouter non moins édifiantes que curieuses! Mais avant de m’engager dans ce sujet intéressant, je dois prendre congé de mes compagnons de voyage qui nous quittèrent au Fort-Hall, et payer à M. Ermatinger, commandant du fort, le tribu de reconnaissance que nous lui devons. Quoique protestant de naissance, ce brave Anglais nous fit l’accueil le plus amical. Plusieurs fois il voulut nous avoir à sa table; non-seulement il nous remit au prix-coûtant, c’est-à-dire pour le tiers de leur valeur dans le pays, toutes les choses dont nous avions besoin, mais encore il y ajouta en pur don plusieurs objets qu’il croyait pouvoir nous faire plaisir. Il fit plus, il promit de nous recommander à la bienveillance du gouverneur de l’honorable Compagnie anglaise de la baie d’Hudson, déjà prévenue en notre faveur, et ce qui est encore plus digne d’éloges, de seconder notre ministère auprès de la nombreuse nation des Serpents, avec laquelle il était en relation. Tant de zèle et de générosité lui donnent droit à notre estime et à notre reconnaissance. Puisse le Ciel lui rendre au centuple le bien qu’il nous a fait!

C’est au Fort-Hall que nous nous séparâmes tout à fait de la colonie américaine, qui jusqu’alors avait fait la même route que nous depuis la rivière des Kants. Déjà, sur la Rivière-Verte, ceux qui n’étaient venus dans ces parages que pour leur instruction ou pour leur agrément, s’en étaient retournés avec quelques illusions de moins, au nombre de six, parmi lesquels se trouvait le jeune Anglais qui, depuis Saint-Louis, avait été notre commensal. En se séparant de nous, cet estimable jeune homme nous assura que si jamais la Providence nous réunissait encore, il nous reverrait avec le plus grand plaisir, et que partout où il nous rencontrerait, il se ferait un bonheur de nous être utile. Il était d’une bonne famille d’Angleterre, et comme la plupart des Anglais, grand amateur des voyages; il avait déjà vu les quatre parties du monde; mais il avait de si forts préjugés contre l’Eglise romaine, que malgré ses bons désirs, il nous fut impossible de lui être d’aucune utilité sous le rapport le plus essentiel. Nous le recommandâmes à nos amis. J’ai retenu de lui cette belle réflexion: «Il faut voyager dans le désert pour savoir combien la Providence est attentive aux besoins de l’homme.» Quant à ceux qui étaient partis uniquement dans le dessein d’aller chercher fortune en Californie, poursuivant leur entreprise avec la constance qui est le propre des Américains, il nous avaient quittés seulement quelques jours avant notre arrivée au Fort-Hall, dans les environs des sources d’eau chaude qui se jettent dans la Rivière-à-l’Ours.

Il ne restait plus avec nous que quelques-uns de leurs gens, venus au fort pour se ravitailler. Parmi ceux-ci était le colonel B..., conducteur de la colonie, et M. W..., soi-disant diacre méthodiste-épiscopalain; tous deux étaient d’un caractère fort paisible. Ils n’eurent pour nous que des égards; mais le premier, comme tant d’autres, fort indifférent en matière de religion, avait pour maxime: «que le meilleur était de n’en avoir aucune, ou bien de suivre celle du pays où l’on se trouvait;» et pour preuve de son paradoxe, il me citait, comme un texte de saint Paul, l’ancien proverbe: Si fueris Romæ, Romano vivito more. Le diacre était de son avis sur ce dernier point; mais il voulait une religion, et, bien entendu, la sienne était la meilleure; je dis la sienne, car il en avait une à lui, n’étant ni méthodiste, ni protestant, ni catholique, pas même chrétien, prétendant que les Juifs, les Turcs, les idolâtres pouvaient être aussi agréables aux yeux de Dieu que tout autre. Pour prouver sa thèse (qui le croirait?) il s’appuyait sur l’autorité de saint Paul, et en particulier sur ce texte: Unus Dominus, una fides, unum baptisma. C’est même avec ces paroles qu’il nous salua la première fois qu’il nous vit; il les avait aussi prises pour texte du long discours d’adieu qu’il fit dans l’une des succursales de West-Port, avant son départ pour sa mission de l’Ouest. Par qui était-il envoyé? Nous ne l’avons jamais su. Son zèle le portait souvent à s’aboucher avec nous; mais il n’était pas difficile de lui démontrer, qu’à l’exception d’une, ses idées n’étaient pas bien fixes; il en convenait lui-même; mais après avoir volé de branche en branche, il en revenait toujours à ce qui, dans son opinion, était la racine de toute vraie science: l’amour de Dieu est le premier des devoirs; et pour faire aimer Dieu, il faut être tolérant. C’était là son point d’appui le plus ferme, le fond de tous ses discours et l’aiguillon de son zèle. Le mot catholique, selon lui, signifiait amour et philanthropie. Les absurdités et les contradictions qui lui échappaient, excitaient souvent l’hilarité dans tout le camp. Sa naïveté était encore plus grande que sa tolérance; en voici une preuve: «Hier, me disait-il un jour, comme un des gens de ma religion me rendait un livre que je lui avais prêté, en lui faisant croire qu’il contenait l’exposition de la religion romaine: Qu’en pensez-vous? lui demandai-je, et il me répondit que le livre était rempli d’erreurs. Or, ajouta le ministre, c’étaient les principes méthodistes que contenait le livre. Voyez donc, reprenait-il avec emphase, ce que c’est pourtant que la prévention!»

Tous les jours, j’avais eu des conférences avec l’un ou l’autre de la caravane, souvent avec plusieurs à la fois; et quoique l’Américain soit lent à changer de religion, nous eûmes la consolation de voir s’éloigner nos compagnons de voyage, déchargés d’un fardeau pesant de préjugés contre la sainte Eglise. Ils partirent au contraire en donnant les plus grandes marques de respect et de vénération pour le catholicisme, dont plusieurs n’étaient pas éloignés; il ne manquait guère à ces derniers qu’un peu plus de courage pour vaincre le respect humain et en faire une profession publique. Ces controverses me préoccupaient tellement l’esprit, que j’arrivai presque sans le savoir sur les bords de la Rivière-aux-Serpents: Là nous attendaient un grand danger et une bonne leçon; mais, avant de parler des aventures du voyage, hâtons-nous de finir ce qui nous reste à raconter sur le pays parcouru.

Nous en étions restés sur les bords de l’Eau-sucrée. Cette rivière n’est qu’une des fourches de la Plate, mais c’en est une des plus belles; elle doit son nom à la pureté de ses flots comparée aux eaux bourbeuses et malsaines des environs. Ce qui la distingue aussi des autres rivières, ce sont les nombreuses sinuosités de son cours, preuve du peu d’inclination de son lit. Mais bientôt, changeant d’allure, on la voit ou plutôt on l’entend descendre avec rapidité à travers la longue crevasse d’une chaîne de rochers. Ces rochers, en harmonie avec le torrent, offrent les scènes les plus pittoresques. Les voyageurs ont nommé cette gorge Entrée-du-diable; ils eussent mieux fait, selon moi, de l’appeler Chemin-du-ciel; car si elle ressemble à l’enfer à cause du désordre et de l’horreur qui y règnent, ce n’est toutefois qu’un passage, et d’ailleurs elle représente bien mieux le chemin du ciel, par le terme délicieux où elle aboutit. Qu’on s’imagine, en effet, deux pans de rochers s’élevant à pic à une hauteur étonnante; au pied de ces murailles informes, un lit tortueux, encombré de troncs, de débris et de blocs de toute dimension; et au milieu de ce chaos d’obstacles, les ondes mugissantes s’ouvrant une issue, tantôt en se précipitant avec furie, tantôt en s’épanchant avec majesté, selon que dans leur cours elles trouvent un passage ou plus resserré ou plus large. Au-dessus de ces scènes tumultueuses et bruyantes, des masses sombres, ici éclairées par un jet de lumière, là rembrunies par le feuillage de quelques cèdres ou pins; enfin, dans l’enfoncement de cette suite de hautes galeries, une perspective de lointain, si douce à l’œil, qu’il serait impossible d’y reposer la vue sans avoir l’idée du bon: voilà ce que nous admirions dans la matinée du 6 juillet, à neuf ou dix milles du roc Indépendance. Je doute que la solitude de la Grande-Chartreuse, dont on dit tant de merveilles, puisse, du moins au premier abord, offrir plus d’attraits à celui que la grâce appelle à la vie contemplative. Pour moi, qui n’y suis point appelé exclusivement, après une demi-heure de ravissement bien naturel, je finis par comprendre le mot du chartreux, pulchrum transeuntibus, et je me hâtai de passer outre.

De là nous nous dirigeâmes de plus en plus vers les hauteurs du Far-West, jusqu’à ce qu’enfin nous atteignîmes les sommets, d’où l’on découvre un autre monde. Le 7 juillet, nous étions en vue de l’immense Orégon. On a fait de trop pompeuses descriptions du spectacle que nous avions sous les yeux, pour que j’ose entreprendre d’y rien ajouter. Je ne parlerai donc ni de la hauteur, ni du nombre, ni de la variété de ces pics éternellement couverts de neiges, ni des belles sources qui en descendent avec fracas, ni du changement subit de leur cours, ni de la plus grande raréfaction de l’air, ni des effets qui en résultent pour les objets susceptibles de contraction. Ce que je dirai à la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est le besoin que j’éprouvai de graver son saint nom sur un rocher qui dominait toutes ces grandeurs. Puisse ce nom à jamais adorable être pour tous les voyageurs qui nous suivront un monument de notre reconnaissance et un gage de salut!

Dès lors nous descendîmes vers la mer Pacifique, suivant d’abord, puis traversant la Petite et la Grande-Sableuse. Dans les environs de ce dernier torrent, notre guide ayant pris une direction pour une autre, la caravane erra trois jours à peu près à l’aventure; moi-même, un beau soir, je m’égarai plus que personne. Isolé du reste de la troupe, je me trouvai tout à fait perdu. Que faire? Je fis ce qu’eût fait à ma place tout bon croyant: je priai, et puis je fouettai mon cheval. De cette manière, j’avais parcouru plusieurs milles, quand l’idée me vint de rebrousser chemin, et bien m’en prit, car la caravane était loin derrière moi, déjà campée, mais toujours sans savoir où, et sur un sol si aride, que nos pauvres bêtes dûrent terminer par le jeûne les fatigues de la journée. Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas; deux jours après nous étions dans l’abondance, dans une grande joie, en grande compagnie, et sur les bords d’une rivière non moins connue des chasseurs de l’Ouest que les rives de la Plate. Cette rivière, que vous reconnaîtrez avant que je la nomme, se perd non loin de là dans des fentes de rochers qui, dit-on, n’ont pas moins de deux cents milles d’étendue, et où fourmillent des républiques entières de castors; mais jamais trappier (c’est le nom propre qu’on donne aux chasseurs de castors) n’y a mis le pied, tant l’entreprise paraît effrayante! Tous les ans, à une certaine époque, affluent de toute part sur ses bords, pour faire échange de leurs marchandises, les trappiers, les chasseurs et les sauvages de toutes nations; il n’y a guère que huit ans, les chars qui entreprirent les premiers de se frayer un chemin à travers les Montagnes Rocheuses, y rencontrèrent les colonnes d’Hercule. Cette rivière enfin, où nous trouvâmes le précurseur des Têtes-plates, dont j’ai déjà parlé, c’est le Rio-Colorado de l’Ouest, connu dans les montagnes sous le nom de Rivière-Verte. Nous nous y reposâmes deux jours, dans la compagnie du capitaine Frab et de plusieurs autres qui revenaient de la Californie. Ce qu’ils dirent de ce lointain pays fit tomber bien des illusions, et ceux de notre caravane qui voyageaient pour leur agrément, prirent aussitôt le parti de retourner chacun chez soi.

Le 26 juillet, nous songeâmes sérieusement à continuer notre route. Avec un train comme le nôtre, ce n’était pas une petite affaire. Le souvenir de l’expédition de Bonneville était encore récent; mais notre but nous encourageait. Quoique nous n’eussions avec nous que les objets de première nécessité, les charrettes seules pouvaient les transporter convenablement. Nous mîmes notre confiance en Dieu; les charretiers fouettèrent leurs mulets, les mulets firent leur devoir, et bientôt, la rivière passée, la file de nos charrettes se déroula de son mieux, serpentant, errant dans presque toutes les directions, au milieu d’un labyrinthe de vallées et de montagnes, obligée de s’ouvrir un passage tantôt au fond d’un ravin, tantôt sur le penchant d’une roche escarpée, souvent à travers les buissons; et pour cela il fallut ici dételer les mulets, là doubler les attelages; plus loin faire un appel à toutes les épaules, pour soutenir le convoi sur le bord incliné d’un abîme ou l’arrêter dans une descente trop rapide, pour éviter enfin ce qu’on n’évita pas toujours; car de combien de culbutes n’avons-nous pas été témoins! combien de fois surtout nos bons frères, devenus charretiers par nécessité beaucoup plus que par vocation, ne s’étonnèrent-ils pas de se voir, celui-ci sur la croupe, celui-là sur le cou, un autre entre les quatre fers de ses mulets, sans trop savoir comment ils y étaient venus, et toujours remerciant le Dieu des voyageurs d’en être quittes à si bon marché! Pour les cavaliers, même protection. Dans le cours du voyage, le P. Mengarini fit six chutes; le P. Point ne culbuta pas moins souvent; une fois, au grand galop, je passai par-dessus la tête de mon cheval qui était tombé; et, à nous tous, en ces diverses occurrences, pas la moindre égratignure. Mais revenons aux charrettes.

C’est ainsi qu’elles furent conduites pendant dix jours jusqu’à la Rivière-à-l’Ours, qui coule au milieu d’une large et belle vallée, environnée de montagnes en apparence inaccessibles, et interceptée de distance en distance par d’affreux rochers qui occasionnèrent de longs détours à nos charrettes. Cette rivière décrit dans sa course la figure d’un fer à cheval, et se jette dans le grand lac Salé, qui a environ trois cents milles de circonférence et n’offre aucun débouché vers la mer. Chemin faisant, nous rencontrâmes sur cette rivière plusieurs familles de Soshonies ou Serpents et de Soshocos ou Déterreurs de racines. Ils sont issus de la même souche, parlent la même langue, et se montrent amis des blancs. La seule différence que l’on puisse remarquer entre eux, c’est que les derniers sont les plus pauvres. Nous remarquâmes de temps en temps parmi eux ce véritable grotesque indien qu’on chercherait en vain ailleurs. Imaginez-vous une bande de chevaux, ou plutôt de misérables rosses, hors de proportions dans tous leurs contours; tâchez de vous les peindre empaquetés et comme enchâssés dans toutes sortes d’objets, de manière à leur donner une hauteur double, et alors surmontés par des êtres à forme humaine, vieux et jeunes, hommes et femmes, dans une variété de figures et de costumes telles que les pinceaux d’un Cruykland ou d’un Breugel auraient peine à les rendre avec fidélité. La charge de l’un de ces animaux, haut à peine de quatre pieds, était quatre gros ballots de viandes sèches, deux de chaque côté pour s’entre-balancer; au-dessus étaient attachés horizontalement d’autres paquets formant une plate-forme sur le dos de la bête; et sur le sommet de tout cet échafaudage, à une élévation quelque peu périlleuse, un personnage très-vieux, assis sur une peau d’ours et à la turque, fumant son calumet. A ses côtés, sur une pareille rossinante, on voyait une vieille borgnesse, apparemment sa femme, accroupie dans la même attitude au-dessus de ballots sur ballots contenant des racines amères, du messawia (racine noire), du kamath, des racines à biscuits, des cerises, des graines, des baies, le ménage enfin et toutes les productions qu’accordent à ces sauvages pour leur provision d’hiver leurs arides montagnes et leurs riantes vallées. Nous vîmes en différentes circonstances des familles entières sur un même cheval, nichées du cou jusqu’à la croupe, chacun selon son âge, les petits enfants et les femmes par-devant, et les hommes à l’arrière. En deux occasions diverses, je comptai cinq personnes ainsi montées dont deux, certes, paraissaient aussi capables, chacune à elle seule, de porter la pauvre bête, que le cheval était à même de supporter leur poids.

Plusieurs endroits sur la Rivière-à-l’Ours renferment de grandes curiosités en fait d’histoire naturelle. Une petite plaine de quelques arpents carrés présente une surface unie de terre blanche (terre à foulon) sans la moindre tache; elle ressemble à une pièce de marbre blanc ou à un champ couvert d’une neige éblouissante. Dans les environs se trouve un grand nombre de fontaines de grandeur et de température différentes; il y en a qui ont un petit goût de soude; ces dernières sont froides: les autres sont d’une chaleur douce, semblable à celle du lait qu’on vient de traire.

Une de ces fontaines est surtout remarquable; elle forme un petit monticule d’une substance mêlée de pierre et de souffre, et de la forme d’un chaudron renversé, ne laissant au sommet qu’une petite ouverture où l’on peut à peine passer la main; de ce trou s’échappe alternativement tantôt un jet d’eau, tantôt une vapeur. Ces eaux doivent être fort saines; peut-être ne seraient-elles pas inférieures aux célèbres eaux de Spa et de Chaudfontaines en Belgique. Tout ce que je sais, c’est qu’elles se trouvent entre les montagnes d’où nos charrettes ont eu tant de peine à se tirer; aussi n’inviterai-je à en venir faire l’essai ni les santés délabrées, ni même celles qui ne le sont pas. Le terrain, durant un certain espace, y résonne sous les pieds et effraie le voyageur solitaire qui le traverse.

C’est à cet endroit remarquable que nous quittâmes la Rivière-à-l’Ours. Le 14 août, nos charrettes, après avoir roulé dix heures sans s’arrêter, arrivèrent au bout d’un défilé qui parut le bout du monde; à droite et à gauche, des montagnes effrayantes; derrière nous, un chemin par où l’on n’était pas tenté de retourner; en face, un passage où se précipitait un torrent, mais si étroit qu’à peine le torrent seul paraissait y pouvoir passer. Les bêtes de somme étaient rendues. Pour la première fois il y eut des murmures contre le capitaine de la caravane; mais lui, imperturbable, et, selon sa coutume, ne reculant jamais devant une difficulté, s’avance pour reconnaître le terrain: bientôt il fait signe d’approcher. Une heure après, on était hors d’embarras, puisqu’on avait traversé la plus haute chaîne des Montagnes Rocheuses et qu’on se trouvait presque en vue du Fort-Hall.

La veille du départ des charrettes des fontaines à soude, je m’étais acheminé vers le fort, pour y prendre quelques arrangements nécessaires, accompagné seulement du jeune François Xavier. Nous fûmes bientôt engagés dans un labyrinthe de montagnes. Vers minuit, nous atteignîmes le sommet de la plus haute chaîne: mon pauvre guide, ne voyant à un faible clair de lune que des précipices affreux devant nous, se trouvait tellement embarrassé qu’il tournait sur lui-même comme une girouette et s’avouait perdu. Ce n’était ni l’endroit ni le moment d’errer à l’aventure; je pris donc le seul parti qui nous restait, celui de desseller mon cheval et d’attendre le soleil pour nous tirer d’embarras. M’étant d’abord recommandé à Dieu, puis enveloppé dans ma couverture, la selle me servait d’oreiller, je m’étendis sur le roc, et ne tardai pas à y faire un bon somme. Le lendemain, de grand matin, nous descendîmes entre deux rochers énormes par une petite crevasse que l’obscurité de la nuit avait dérobée à notre vue, et nous arrivâmes bientôt dans la plaine qu’arrose le Pont-Neuf, tributaire de la Rivière-aux-Serpents. La région que nous parcourûmes ce jour-là, au grand trot et au galop, présenta partout, dans un espace de cinquante milles de chemin, des restes évidents de convulsions volcaniques; nous y remarquâmes, dans toutes les directions, des monceaux de débris de lave. Dans toute sa longueur, la rivière offre une succession d’étangs à castors, l’un se vidant dans l’autre par une étroite ouverture creusée dans chaque digue et formant une cascade de trois à six pieds d’élévation. Toutes ces digues, ouvrage des eaux (selon les trappiers, l’ouvrage des castors), sont formées de la même matière, et offrent les mêmes accidents que les stalactites qu’on trouve dans quelques cavernes.

Nous arrivâmes le soir à un demi-mille du fort; mais n’y voyant plus et ne sachant où nous étions, nous campâmes cette nuit dans les broussailles, sur les bords d’un petit ruisseau et au milieu d’une nuée de maringoins[4].

QUATRIÈME LETTRE

Camp du Grand-Visage, 1ᵉʳ septembre 1841.

Ce n’est donc qu’environ quatre mois après notre départ de West-Port, que nous atteignîmes le gros de la peuplade vers laquelle nous étions spécialement envoyés. Là se trouvaient les principaux chefs. Quatre d’entre eux étaient venus au-devant de nous à une journée de chemin; ils nous rencontrèrent sur l’une des sources du Missouri, dite la Tête-au-Castor, où nous étions campés avec quelques Ranax, dont je parlerai plus tard. Le 30 août, sous la conduite de ces nouveaux guides, après avoir passé la petite rivière, nous nous avançâmes dans une grande plaine, à l’horizon de laquelle, vers l’ouest, se trouvait le camp des Têtes-plates. Nous ne l’aperçûmes distinctement que sur le soir; mais longtemps avant de le découvrir, nous avions rencontré de distance en distance de nombreux courriers qui nous annonçaient que nous n’en étions plus éloignés. A leur empressement, il était facile de discerner le contentement et la joie qui les animaient. Déjà le guerrier tête-plate, surnommé le Brave des braves, m’avait envoyé jusqu’au Fort-Hall son plus beau cheval, avec recommandation qu’il ne fût monté par personne avant de m’être présenté. Bientôt cet Indien apparut lui-même, accourant à toute bride; il se distinguait des autres par l’habileté avec laquelle il faisait caracoler son coursier lorsqu’il approcha de nous, et par le grand cordon rouge qu’il portait comme insigne de sa bravoure. C’est, comme guerrier, le plus sauvage que je connaisse.

Nous nous avancions au grand trot, et déjà nous n’étions qu’à deux ou trois milles du camp, lorsque nous aperçûmes dans le lointain un nouveau cavalier de haute stature; bientôt plusieurs voix se font entendre: Paul! Paul! Et en effet c’était Paul, le grand chef que l’on croyait absent, mais qui venait d’arriver, comme par une permission de Dieu, pour avoir la satisfaction de nous présenter lui-même à son petit peuple. Après les témoignages d’amitié bien cordiale donnés de part et d’autre, le bon vieillard voulut retourner vers les siens pour nous annoncer. Un quart d’heure après, tous les cœurs étaient réunis dans un seul sentiment; c’était comme un troupeau de brebis se pressant autour de leur pasteur. Combien les mères, en nous présentant leurs petits enfants, étaient émues? Nous l’étions aussi nous-mêmes à un tel point que nous avions peine à retenir nos larmes. Cette soirée fut assurément pour nous une des plus belles de notre vie. Il semblait que nous pouvions dire: Enfin nous voici arrivés au lieu de notre repos. Toutes les fatigues, tous les dangers, toutes les épreuves semblaient avoir disparu; une seule pensée, celle que nous allions revoir les beaux jours de la primitive Eglise, préoccupait tous les esprits. Nous ne songeâmes plus qu’à une seule chose, le fond de toutes nos conversations était: «Comment allons-nous faire pour ne pas manquer à notre grande vocation?» Je recommandai au P. Point, bon dessinateur et architecte, de tracer le plan des réductions futures. Dans mon esprit et surtout dans mon cœur, au plan matériel se rattachaient essentiellement le plan moral et le plan religieux. Rien ne paraissait plus beau que la relation de Muratori; nous en avons fait notre vade-mecum. Ce seront ces sortes de sujet qui nous occuperont à l’avenir, et nous laisserons de côté les belles perspectives, les arbres, les animaux, les fleurs, ou du moins nous n’y jetterons plus qu’un coup d’œil en passant.

Du Fort-Hall nous remontâmes la Rivière-aux-Serpents jusqu’à l’embouchure de la Fourche-à-Henry. Ce désert est sans contredit le plus aride des montagnes, couvert d’absinthes, de cactus et de toutes les herbes qui se plaisent le plus dans les mauvaises terres. Nous eûmes recours à la pêche pour notre subsistance; mais nos bêtes de somme eurent leurs nuits de misère et de jeûne, car à peine y trouva-t-on une bouchée de gazon pendant les huit jours que nous mîmes à le traverser. Dans le lointain nous apercevions les Montagnes Rocheuses. Les Trois-Tétons étaient à notre droite, à la distance d’environ cinquante milles, et les Trois-Buttes à notre gauche, à une trentaine de milles.

De l’embouchure de la Fourche-à-Henry, nous nous dirigeâmes vers la montagne, par une plaine sablonneuse, entrecoupée de ravins et parsemée de blocs de granit; nous y passâmes un jour et une nuit sans eau. Le lendemain, vers le soir, nous gagnâmes un petit ruisseau; mais telle est l’aridité de ce sol poreux, que nous le vîmes bientôt se perdre dans les sables, sans laisser le moindre vestige. Le troisième jour de cette traversée vraiment fatigante, nous arrivâmes dans un défilé arrosé par un large ruisseau, et où la verdure était encore belle et abondante. Nous appelâmes cet endroit le défilé des Pères, et le ruisseau qui n’avait point de nom, la rivière de Saint-François Xavier.

Du défilé des Pères jusqu’à notre destination, le pays est bien arrosé. Aux pieds des montagnes, nous trouvâmes partout des fontaines, de petits lacs et des fourches. Aucun pays au monde ne fournit une eau plus limpide et plus pure; n’importe la profondeur d’une rivière, on en voit toujours le fond comme si rien ne l’interceptait.

La fontaine la plus remarquable que nous ayons vue dans les montagnes est la Loge-aux-chevreuils. Elle se trouve sur les bords de la fourche principale de la Racine-amère, que j’ai appelée rivière Saint-Ignace. Cette fontaine est entourée d’un marais; elle jaillit d’un monticule très-régulier d’environ trente pieds d’élévation, accessible seulement d’un côté, et formé d’une croûte pierreuse à mesure que la fontaine s’est élevée. L’eau bouillonne sur le sommet, et s’échappe par un grand nombre d’issues à l’entour de la base, qui a cinquante à soixante pieds de circonférence. On y trouve des eaux froides, tièdes et chaudes, à quelques pieds de distance les unes des autres. Quelques-unes sont si chaudes qu’on peut y faire cuire la viande; nous en avons fait l’essai. Adieu.

CINQUIÈME LETTRE

A M. ROLLIER, AVOCAT À OPDORP, PRÈS DE TERMONDE

Rivière Saint-Ignace, 10 septembre 1841.

Sans autre préambule qu’une simple excuse de mon long silence, je viens vous offrir mes observations en fait d’histoire naturelle, sachant que les fleurs, les arbres, les animaux ne sont pas sans charmes pour vous.

Fleurs. Nous nous trouvions dans les environs de la Cheminée, lorsque le P. Point fit son beau bouquet en l’honneur du Sacré-Cœur. De là, en s’avançant vers les Côtes-noires, les fleurs deviennent plus rares; cependant, de loin en loin, nous en rencontrâmes que nous n’avions vu nulle part ailleurs. Parmi les doubles, les plus communes et les plus caractéristiques du sol où elles prennent naissance sont: en deçà de la Plate, les lupins roses; dans les plaines de la Plate jusqu’à la Cheminée, l’épinette des prairies, fleur jaune à cinq feuilles (plante médicinale); et au delà, dans le sol le plus stérile, trois espèces de cactus; elles sont connues, parmi les botanistes, sous le nom de cactus americana, et déjà naturalisées dans les parterres d’Europe. Je n’ai rien vu, même dans les plus belles roses, ni d’aussi pur ni d’aussi vif que l’incarnat de cette charmante fleur; toutes les nuances du rose et du vert décorent l’extérieur de son calice qui va s’évasant comme celui du lis; beaucoup mieux que la rose, elle paraît être l’emblème des plaisirs de ce bas monde; elle est environnée de beaucoup plus d’épines et ne s’élève pas à deux pouces de terre.

Parmi les fleurs simples, la plus élégante ressemble à la cloche bleue de nos parterres; mais elle la surpasse de beaucoup par l’agrément de ses formes et par la délicatesse de ses teintes, qui varient depuis le blanc pur jusqu’à l’azur sombre. L’aiguille d’Adam, qui ne croît que sur les côtes stériles, est la plus noble parmi les pyramidales; sa tige s’élève à plus de trois pieds; à mi-hauteur commence une pyramide de fleurs fort serrées les unes contre les autres, sous la forme d’un diadème renversé, nuancées légèrement de rouge, et diminuant de grosseur à mesure qu’elles approchent de leur commun sommet qui se termine en pointe. Sa base est défendue par une espèce de feuilles dures, fibrées, oblongues et aiguës; c’est ce qui lui a fait donner le nom d’aiguille. Sa racine, blanche et semblable dans sa forme à une carotte, a ordinairement six pouces de diamètre; les sauvages s’en nourrissent au besoin, et les Mexicains en fabriquent une espèce de savon.

Il est encore trois autres espèces de fleurs très-remarquables; elles sont rares, même en Amérique, et leurs noms sont inconnus du commun des voyageurs. La première, dont les feuilles bronzées sont disposées de manière à imiter le chapiteau corinthien, a reçu de nous le nom de corinthienne. La deuxième, couleur de paille, rappelle, par sa tige environnée de onze branches, comme d’autant de satellites, le fameux songe de Joseph; elle a été nommée la Joséphine. La troisième, la plus belle des reines-marguerites que j’aie vues, ayant autour d’un disque jaune, nuancé de noir et de rouge, sept à huit rayons dont chacun serait à lui seul une belle fleur, a été appelée la dominicale, non-seulement parce qu’elle nous a paru la maîtresse-fleur de ces parages, mais encore parce que nous l’avons rencontrée un dimanche.

ARBUSTES. Les arbustes qui portent des fruits sont en petit nombre. Les plus communs sont le groseillier, le cerisier, le cormier, le houx et le framboisier. Les groseilles, grosses et petites, sont, comme en Europe, de différentes couleurs, blanches, rouges, oranges, jaunes, noires; on les rencontre en grande quantité dans presque toutes les parties des montagnes, ainsi que dans les plaines, où elles sont meilleures, comme étant plus exposées au soleil. J’ai rangé les cerisiers et les cormiers parmi les arbustes, parce qu’en effet la tige qui les porte n’atteint jamais la hauteur commune d’un arbre. Le cormier, qui se présente sous la forme d’un buisson, porte un fruit excellent que les voyageurs appellent la poire des montagnes; mais il n’a rien de commun avec ce fruit et n’excède pas la grosseur d’une cerise commune. La cerise d’Amérique diffère de celle d’Europe en ce qu’elle forme des grappes sur la tige, à peu près comme nos groseilles noires, et qu’elle n’a que la grosseur de nos cerises des bois. La corme et la cerise forment en partie la nourriture des sauvages dans la saison, et ils les sèchent pour leurs provisions d’hiver. Les cénelles, fruit du houx, sont de deux sortes, blanches et rouges. Voyez à la fin de ma lettre la liste des fruits, plantes et racines qui croissent spontanément dans les différentes parties de l’Ouest, et qui, à défaut d’autre chose, tiennent lieu de nourriture.

Le lin est fort commun dans nos vallées; la même racine (ce qui est fort remarquable) est assez féconde pour pousser de nouveaux jets pendant un certain nombre d’années. Nous en avons eu la preuve sous les yeux, dans une racine à laquelle sont encore attachées une trentaine de tiges de différentes crues. Le chanvre est plus rare que le lin.

ARBRES. Comme nous avons presque toujours côtoyé les rivières, nous n’avons pu rencontrer une grande variété d’arbres. On n’y voit guère que des buissons, des saules, des bouleaux, ainsi que l’aune, le sureau, le cotonnier ou peuplier blanc dont l’écorce sert en hiver de nourriture aux chevaux, le tremble dont la feuille est toujours en mouvement; les Canadiens y attachent une idée superstitieuse: ils disent que c’est sur ce bois qu’on a crucifié Notre-Seigneur, et que depuis la feuille ne cesse de trembler. Sur les montagnes on ne trouve de haute futaie que le pin et le cèdre blanc et rouge; ce dernier est le plus en usage pour les meubles; c’est, après le cyprès, le bois le plus durable de l’Ouest. Il y a cinq espèces de pins: le pin de Norwége, le résineux, le blanc, le pin à goudron, et le pin élastique, dont les sauvages se servent pour faire des arcs. L’if, quoique rare, se trouve aux montagnes, ainsi que l’érable blanc; les tamarins y croissent en abondance. Vers les Côtes-noires, la violence des vents est telle que les cotonniers, qui y croissent à l’exclusion de presque tout autre arbre, revêtent les formes les plus étranges. J’en ai vu dont les branches, violemment tordues, rentraient dans le tronc principal, et finissaient par prendre de si singulières positions, qu’il eût été impossible à une certaine distance de dire quelle partie visible de l’arbre touchait immédiatement la racine.

OISEAUX. Les oiseaux ne sont pas moins variés que les fleurs: on en voit de toute forme, de toute grandeur et de tout plumage, depuis le pélican blanc et le cygne, jusqu’au roitelet et l’oiseau-mouche. Muratori, dans sa relation du Paraguay, fait chanter ce dernier comme un rossignol, et s’étonne à juste titre que d’un corps aussi petit il puisse sortir des sons aussi forts. A moins que l’oiseau-mouche de l’Amérique du Sud ne soit pas celui des Montagnes Rocheuses, ni même celui des Etats-Unis, on doit dire que c’est par erreur que le célèbre auteur a ajouté la beauté du chant à celle du plumage. Le seul son que l’on entende, lorsque cet oiseau voltige d’une fleur à une autre, est une espèce de bourdonnement semblable à celui de l’abeille, encore n’est-il produit que par la rapidité avec laquelle l’air est frappé de ses petites ailes. Le noutka est une nouvelle espèce d’oiseau-mouche propre à l’Orégon. Toute la partie supérieure de l’oiseau est rougeâtre; la tête tire sur le vert; le cou, cuivré et cramoisi, varie selon l’incidence de la lumière. Par la gorge, il ressemble à l’oiseau-mouche commun, connu à l’est des montagnes; mais il est plus riche dans ses couleurs, et ses plumes métalliques sont disposées en un large collier dans la partie inférieure du cou, au lieu de former une partie principale de tout le plumage.

INSECTES, REPTILES. Je ne ferai mention des reptiles que pour remercier Dieu de nous avoir servi contre eux, et contre le plus terrible de tous, le fameux serpent à sonnettes, le bouclier impénétrable à leurs dards. En effet, comment s’est-il fait que pas un homme de la caravane, ni même un cheval ou un mulet, n’ait été piqué une seule fois, lorsque, dans un seul jour, sans quitter la ligne droite de leurs charrettes, nos charretiers en tuaient jusqu’à douze à coups de fouet?

Il est un point controversé entre les naturalistes au sujet des fourmis: c’est de savoir si le grain qu’elles ramassent doit servir à leur nourriture d’hiver ou seulement à la construction de leurs cellules. Peut-être nos remarques pourront-elles servir à résoudre la difficulté. Il n’y a ici dans les fourmilières ni froment ni grain qui en tiennent lieu, par conséquent point de provision de bouche de cette nature; à leur place, ce sont de petits cailloux, que ces insectes laborieux élèvent en monceaux de trois ou quatre pieds de diamètre sur un pied de haut; d’où il est, ce semble, permis de conclure que le grain employé ailleurs au même usage que ces petits cailloux n’est point destiné à nourrir la fourmi, mais bien plutôt à lui bâtir une demeure.

Chose étonnante! la puce n’a pas encore fait son apparition dans les montagnes; la vermine, au contraire, ronge les pauvres sauvages; et ce qu’il y a de plus triste, c’est que, loin de songer à s’en débarrasser, ils l’entretiennent par leur malpropreté.

On a souvent parlé des maringoins; ils m’ont tant tourmenté dans ce voyage que je peux bien contribuer pour ma part à publier leur méchanceté. Quand il s’agit de nuire à l’homme, il n’y a point d’animal qui l’emporte sur ces insectes. Au milieu de la journée, ils ne vous inquiéteront pas, mais à condition que vous quittiez l’ombre, et que vous alliez vous exposer aux ardeurs du soleil. Le soir, le matin, la nuit, leur bourdonnement aux oreilles ne cessent pas un instant; ils s’attachent avec avidité à la peau comme des sangsues, et enfoncent dans la chair leur dard empoisonné, contre lequel il n’y a point d’autre défense que de se cacher entièrement sous sa couverture, ou de s’envelopper la tête de quelque tissu impénétrable, au risque d’étouffer. C’est surtout pendant le repas qu’ils sont incommodes. Alors, pour s’en débarrasser, il faut produire, à l’aide de bois pourri ou d’herbes vertes, une épaisse fumée sans flamme. Ce remède est efficace: mais on ne l’emploie qu’en désespoir de cause; car on est presque suffoqué par les nuages épais qui vous environnent. On pourrait donner à ces sortes de repas le titre de festins à tristes figures: chacun y fait la grimace, et les plus insensibles même ont les larmes aux yeux. Tant que la fumée dure, ces petits trouble-tout voltigent à l’entour; mais aussitôt que l’atmosphère s’éclaircit, ils reviennent à la charge dans toutes les directions, et s’attachent aux parties du corps qui sont à découvert, jusqu’à ce qu’un autre tas de bois pourri, jeté sur les charbons, les mette de nouveau en fuite.

Les frappe-d’abord ou brûlots se trouvent par myriades au désert, et ne sont pas moins nuisibles que les maringoins. Comme ils sont si petits que l’œil peut à peine les apercevoir, ils attaquent aisément la peau, et se glissent jusque dans les yeux, les narines et les oreilles. Pour s’en débarrasser, on met des gants, et sur la tête un mouchoir qui couvre le front, le cou et les oreilles; on garantie le visage par la fumée d’une courte pipe.

Les mouches-à-feu ou vers luisants des montagnes ne sont pas nuisibles; leur grosseur est à peu près celle de l’abeille. Lorsqu’on les aperçoit en grand nombre le soir, c’est un signe certain de pluie; alors, n’importe l’obscurité de la nuit, sillonnant l’air comme autant d’étoiles errantes ou de feux follets, leurs belles formes phosphoriques vous rendent la route distincte et visible. Les sauvages s’en frottent parfois le visage, et par plaisanterie, pour faire peur aux enfants, ils se promènent le soir comme des météores dans les environs du village.

Comme le gibier a manqué rarement à nos chasseurs, nous n’avons guère eu recours à la pêche que pour les jours maigres. Il est cependant arrivé que, nos vivres, commençant à manquer, nous vîmes nos lignes plus heureuses que nos fusils. Les poissons que nous prîmes le plus souvent sont les mulets, deux espèces de truites; les carpes, et deux ou trois différentes espèces inconnues. Un jour, campé sur les bords de la Rivière-aux-Serpents, je pris à la ligne plus de cent poissons en moins d’une heure. L’anchois, l’esturgeon abondent dans un grand nombre de rivières de l’Orégon, ainsi que six différentes espèces de saumons. Ces derniers remontent les rivières vers la fin d’avril, pour ne plus les redescendre. Les jeunes descendent au mois de septembre vers l’Océan, et les sauvages croient qu’ils ne remontent que quatre ans après.

Nous avons vu les ouvrages des castors; le pays où nous sommes est leur pays par excellence. Tout le monde sait l’emploi qu’ils font de leurs dents et de leur queue; mais ce qu’on ignore peut-être, et ce qui nous a été assuré par les trappiers, c’est que pour faire tomber l’arbre qu’ils abattent du côté où ils veulent construire leur digue, ils choisissent parmi les arbres du rivage celui qui penche le plus sur l’eau; et s’il ne s’en trouve pas qui aient une inclinaison suffisante, ils attendent qu’un bon vent vienne à leur secours. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’une tribu indienne considère les castors comme une race dégradée d’êtres humains, dont les crimes et les vices, ayant irrité le Grand-Esprit, celui-ci, pour les punir, les réduisit pour un temps à la condition de brutes; mais tôt ou tard ils seront rendus à leur force primitive; et même, dans leur état actuel, ils ont une espèce de langage; car on les a vus, disent-ils, s’entretenir, se consulter, délibérer sur le sort d’un criminel de la communauté. Tous les trappiers nous assurent que les castors qui refusent de travailler sont chassés de la république à l’unanimité des voix et à coups de dents; que ces proscrits sont obligés de passer un hiver misérable, à moitié affamés, dans un trou abandonné d’une rivière, où on les prend facilement. Les trappiers les appellent castors paresseux, et disent que leur peau ne vaut pas la moitié de la peau de ceux que l’industrie persévérante et la prévoyance ont munis d’abondantes provisions et mis à l’abri des rigueurs de l’hiver. La chair du castor est grasse et délicate; on en sert la queue comme en Europe le beurre. Leur peau, si recherchée, se paie sur les lieux de neuf à dix piastres, mais en marchandises, ce qui ne revient pas à une piastre en argent; car une seule pinte de genièvre, par exemple, qui ne coûte pas dix sous aux vendeurs, se vend ici jusqu’à vingt francs. Est-il étonnant que ces gens fassent si facilement des fortunes colossales; tandis que des employés, à qui l’on donne jusqu’à neuf cents piastres par an, n’ont pas même une chemise à la fin de l’année? Dans cette catégorie de vendeurs n’est pas comprise l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson dans l’Orégon; la vente de toute liqueur y est strictement défendue.

La loutre, brune et noire, abonde dans les rivières de nos montagnes; mais comme le castor, elle est poursuivie avec avidité par les chasseurs.

A propos des amphibies, un mot de la grenouille. La plus ordinaire est celle que l’on voit en Europe; mais il y en a une autre qui en diffère du tout au tout, en ce qu’elle porte une queue et des cornes, et qu’elle ne se trouve que dans les sables arides. Des voyageurs donnent à cette espèce le nom de salamandre.

Le rat des bois, espèce de blaireau, est très-commun; on le trouve ordinairement dans les endroits marécageux, où il se nourrit de petites écrevisses. Voici le stratagème dont il se sert pour obtenir son met favori: placé sur le bord d’un étang, il laisse tomber dans l’eau sa longue queue dépourvue de poil; les écrevisses, avides d’un si bon morceau, s’en saisissent. Aussitôt que le rat sent leurs pinces acérées, il donne une forte secousse de sa queue; les écrevisses lâchent prise en quittant leur élément, et le rat s’en empare, les met en sûreté à une petite distance de l’eau, puis les dévore avec avidité. Il a toujours soin de les prendre par derrière, les tenant de travers pour garantir sa bouche de leurs pinces.

Le blaireau proprement dit habite dans toute l’étendue du désert, mais il ne se montre guère; il se tient toujours près de son gîte, et à l’approche du moindre danger, il y rentre au plus vite. Il est à peu près de la grosseur de la marmotte; sa couleur est un gris argenté; ses pattes sont courtes; sa force est prodigieuse. Un jour, nous en surprîmes un assez éloigné de son trou pour qu’on pût l’empêcher d’y rentrer; il se réfugia dans le creux d’un rocher; un Canadien le saisit aussitôt par la patte de derrière, mais il eut besoin de l’assistance d’un camarade pour l’en retirer.

D’où vient le nom qu’on a donné au chien-de-prairie? Personne n’a pu nous le dire. Pour la forme, la grosseur, la couleur, l’agilité, il ressemble à l’écureuil, et habite en communauté dans des villages qui ont parfois plusieurs milliers de loges; la terre répandue autour de chaque trou fait un tallus qui facilite l’écoulement de la pluie. A l’approche de l’homme, ce petit animal se hâte de rentrer dans son trou en jetant un cri perçant qui, répété de loge en loge, avertit la peuplade de se tenir sur ses gardes. Au bout de quelques minutes, on voit les plus hardis ou les plus curieux mettre le nez à la fenêtre; le chasseur, qui le guette, choisit ce moment pour tirer son coup, ce qui demande beaucoup d’adresse, vu qu’ils n’exposent à l’air que le sommet d’une tête fort petite et fort agitée. Quelquefois ils sortent tous ensemble; c’est, au dire des sauvages, pour s’assembler en conseil. Quel est alors l’objet de leurs délibérations? Il n’est pas facile de le deviner. Nos pareils sont des profanes dont ils évitent la présence; seulement, à en juger par les hôtes qu’ils reçoivent, on peut croire que la sagesse y préside. Les habitués du logis sont le pigeon, l’écureuil barré, le serpent à sonnettes; sympathie singulière qu’on ne peut guère expliquer que par la différence des appétits. Cet animal ne se nourrit, dit-on, que de rosée et de racine de gazon. Ce qui confirmerait cette opinion, c’est la position de leur village, toujours éloignée des eaux, et l’herbe menue qui en tapisse le sol.

Le mephitis-americana, ou la bête puante, est un gentil quadrupède de la grosseur d’un chat ordinaire, bigarré de différentes couleurs. Lorsqu’il est poursuivi, il dresse sa belle queue touffue, et lance à diverses reprises, à mesure qu’il s’éloigne, une décharge de fluide que la nature lui a donné pour sa défense; cette liqueur est si infecte, qu’il n’y a ni homme ni animal capable d’y résister.

Le bon P. Van Quickenborne en fit un jour l’expérience, lorsque nous étions ensemble à Saint-Louis. En revenant avec moi d’une excursion, il vit deux mephitis sur sa route; et comme c’était la première fois qu’il faisait une pareille rencontre, il crut avoir trouvé deux petits ours. L’envie lui prit de s’en rendre maître et de les emporter dans son grand chapeau; il descendit de cheval, s’approcha lentement et avec prudence pour s’assurer de la proie qu’il guettait; il n’avait plus qu’un pas à faire, il étendait déjà le bras et le chapeau; tout à coup la décharge du fluide eut lieu, il en fut inondé. Bien qu’il fût encore à cent verges de nous, déjà nous sentions cette insupportable odeur; pendant plusieurs jours il n’y eut presque pas moyen de l’approcher; toute la maison était infectée; à la fin on se vit obligé de détruire tous ses vêtements.

Le cabri, pour la forme et la grosseur, tient du chevreuil; seulement le bois du mâle est plus petit et n’a que deux branches. Son poil, imitant celui du cerf, est nuancé de blanc sur la croupe et sur le ventre; ses yeux sont grands et très-perçants. Quand il traverse le désert, son allure ordinaire est un petit galop fort élégant; de temps en temps il s’arrête tout court, se tourne et dresse la tête pour mieux voir; c’est le bon moment pour le chasseur. S’il manque son coup, le cabri part comme un trait; mais sa curiosité le porte à regarder encore; le chasseur connaît son faible, paraît s’amuser en agitant quelque objet de couleur tranchante; l’animal s’approche de plus près, mais son imprudence cause sa perte. Le cabri est la gazelle ou l’élan des naturalistes. La chair en est saine, mais de moindre qualité que celle du cerf ou du chevreuil. On ne le tue que lorsque le chevreuil, la grosse-corne, la biche, la vache du buffle manquent.

La grande chasse au cabri est très-remarquable; les sauvages en font un jour de réjouissance. Ils choisissent d’abord un carré de cinquante à quatre-vingts pieds qu’ils entourent de perches et de branches d’arbres, n’y laissant qu’une petite entrée de deux à trois pieds. Des deux bouts de cette entrée, comme du sommet d’un angle aigu, partent en ligne droite deux haies très-serrées, qu’ils forment avec des branches, et qu’ils continuent jusqu’à une distance de plusieurs milles. Alors de nombreux coureurs donnent la chasse aux cabris, et les poussent devant eux jusqu’à ce que, les ayant engagés entre les deux haies, ils les serrent de si près qu’ils sont obligés de se jeter pêle-mêle par la petite entrée de l’enclos préparé pour les recevoir. Là, les Indiens les assomment à coups de massue. On m’a assuré que souvent en une seule fois les sauvages tuent ainsi jusqu’à deux cents cabris et au delà.

La chair de la femelle du buffle est la plus saine et la plus délicate des viandes de l’Ouest, et en même temps si commune qu’on peut l’appeler le pain quotidien des sauvages; ils ne s’en dégoûtent jamais et se la procurent avec la plus grande facilité. Elle est bonne dans toute ses parties, mais pas également pour tous: les uns préfèrent la langue, d’autres la bosse ou les broches, d’autres les plats-côtés; chacun a son morceau favori. Pour conserver les viandes, on en fait des tranches assez minces qu’on sèche au soleil, ou bien une sorte de hachis qu’on pétrit avec la moelle des plus gros ossements, la plus esquise de toutes les graisses. Ce hachis, auquel on donne les singuliers noms de taureau et de fromage, se mange ordinairement cru; mais cuit, il est moins indigeste et de meilleur goût pour les bouches civilisées.

Les formes et la grosseur du buffle sont connues. Cette majesté du désert de l’Ouest aime la nombreuse compagnie; rarement on le rencontre seul. Très-souvent on en voit plusieurs milliers réunis, les mâles d’un côté, les femelles de l’autre, excepté pendant l’été, où le mélange a lieu. Dans le courant de juin, nous en vîmes aux environs de la Plate une si prodigieuse quantité, qu’elle devait surpasser, ce me semble (pour me servir encore de l’expression de ma lettre de l’année passée), le nombre des animaux réunis de toutes les foires de l’Europe. C’est en pareille circonstance qu’a lieu la grande chasse. Au signal donné, les chasseurs, tous montés sur des coursiers rapides, se précipitent vers le troupeau qui se disperse à l’instant; chacun choisit des yeux sa victime, c’est à qui l’abattra le premier; car, aux yeux du chasseur, avoir abattu le premier buffle, ou plutôt la première vache, plus estimée que le bœuf, c’est un coup de maître. Mais pour l’abattre plus sûrement, il doit caracoler autour de l’animal jusqu’à ce qu’il soit à portée de le blesser à mort. Malheur à lui si la blessure qu’il lui fait n’est pas mortelle! la crainte alors se changeant en fureur, le buffle se retourne brusquement et poursuit à outrance le chasseur. Un jour, nous fumes témoins d’un de ces revers de fortune qui faillit causer la mort à un jeune Américain. Il avait poussé l’imprudence jusqu’à se dépouiller de ses habits et passer la rivière à la nage sans armes, dans la pensée que son couteau lui suffirait pour achever une vache blessée. Mais à peine eut-il atteint le rivage que la vache, en l’apercevant, se retourne vers lui avec furie. Malgré sa prompte fuite, il se vit poursuivi de si près qu’il allait être la victime de sa témérité, lorsque le jeune Anglais qui nous accompagnait vint heureusement à son secours. Il ajusta l’animal de la rive opposée, et d’un coup de fusil l’étendit raide mort.

Quand un de ces fiers animaux est blessé, le comble de la gloire pour le chasseur, c’est de le conduire par une fuite simulée dans un endroit où il peut facilement s’en rendre maître. Le nôtre, nommé John Gray, était réputé le meilleur chasseur des montagnes; il avait donné plus d’une fois les preuves d’une adresse et d’un courage vraiment extraordinaires, jusqu’à attaquer cinq ours à la fois. Un jour, voulant nous régaler d’un plat de son métier, il se fit suivre, jusqu’au milieu de notre caravane, d’un buffle énorme qu’il avait blessé mortellement; cet animal essuya le feu de plus de cinquante fusils, plus de vingt balles l’atteignirent; trois fois il succomba: mais la fureur lui rendant de nouvelles forces, trois fois il se releva, menaçant des cornes le premier qui oserait s’en approcher.

La petite chasse se fait à pied. Un chasseur adroit et expérimenté affronte seul tout un troupeau. Pour s’en approcher suffisamment sans être aperçu, il faut qu’il prenne le dessous du vent; car le buffle a l’odorat si fin que, sans cette précaution, il est capable de sentir l’ennemi à plusieurs milles de distance. Il doit ensuite marcher lentement, courbé le plus possible, avec une casquette à poils sur la tête, de manière à ressembler de loin aux animaux qu’il poursuit. Enfin, lorsqu’il est arrivé à la portée du fusil, il doit s’embusquer dans quelque bas-fond ou derrière un objet quelconque, afin de rester inaperçu aussi longtemps que possible. C’est alors que le chasseur tire à coup sûr. La chute d’un buffle tué et le bruit de l’arme à feu ne font qu’étonner le reste du troupeau; le chasseur a le temps de recharger et de tirer successivement plusieurs coups, aussi longtemps que les buffles hésitent entre la surprise et la peur; de cette manière il en tue cinq, six, et quelquefois davantage, sans changer de place. Un de nos chasseurs en tua un jour jusqu’à treize. Les sauvages croient que chez les buffles, comme chez les abeilles, chaque troupeau a sa reine, et que lorsque la reine tombe tout le troupeau l’environne pour la secourir. Si le fait est vrai, on conçoit que le chasseur, assez heureux pour abattre la reine, a ensuite beau jeu avec la multitude de ses sujets. Quand l’animal est tué, on l’accommode, c’est-à-dire on le dépouille de sa peau, on le dépèce, on en prend les meilleurs morceaux, dont on charge sa monture; quelquefois on ne prend que la langue, et on abandonne le reste à la voracité des loups. Ceux-ci ne tardent pas à se rendre au festin qui leur est préparé, à moins qu’ils n’en soient empêchés par la proximité du camp; dans ce cas ils remettent la partie à la nuit close. Alors le voyageur novice doit renoncer au sommeil; leurs hurlements se font entendre sur tous les tons et presque sans interruption tant que dure le festin. A la longue on s’y habitue, et au milieu de tous les loups de la contrée on finit par dormir aussi tranquillement que si l’on était seul.

Il y a différentes espèces de loups, gris, noirs, blancs et bleus. Les loups gris sont les plus communs, du moins ceux qu’on voit le plus souvent. Le noir est très-grand et féroce; quelquefois il s’insinue dans un troupeau de buffles de l’air le plus paisible du monde; on ne s’aperçoit pas de sa présence; mais malheur au jeune veau qu’il rencontre éloigné de sa mère; il est aussitôt terrassé et mis en pièces. S’ils rencontrent dans le voisinage d’un précipice quelque vieil ours estropié, ils le fatiguent par leurs assauts réitérés, et le forcent à chercher son salut dans le gouffre, où ils n’ont pas de peine à l’achever. Les loups sont très-nombreux dans ces parages; la surface des plaines est remplie de trous où ils se retirent lorsque la nécessité ne les oblige pas à rôder. Ces trous, ordinairement profonds, sont pour eux des abris sûrs contre les chasseurs.

Un petit loup, surnommé le loup de médecine, passe pour une espèce de manitou parmi les sauvages; ils attachent une idée superstitieuse à son aboiement, qui se fait surtout entendre le soir et pendant la nuit. Leurs jongleurs prétendent comprendre les nouvelles qu’il vient leur annoncer; le nombre et la lenteur ou la rapidité de ses hurlements servent de règle à leurs interprétations. Ce sont, ou bien des amis qui approchent dans leur camp, ou des blancs qui se trouvent dans le voisinage, ou des ennemis aux aguets prêts à fondre sur eux. Et aussitôt chacun se règle en conséquence. Pour une nouvelle vraie que le loup annonce, les sauvages, comme toutes les dupes, en publieront cent autres controuvées.

Les montagnes renferment quatre espèces d’ours, le gris, le blanc, le noir et le brun. Les deux premiers sont ici les rois des animaux, comme le lion l’est en Asie; ils ne lui cèdent guère en force et en courage. Cette année, je me suis trouvé plusieurs fois en personne à la chasse aux ours; j’y ai même pris part, dans la compagnie de quatre chasseurs Têtes-plates qui couraient autour de la bête en jetant de hauts cris. Cette chasse est fort dangereuse, parce que l’ours blessé devient furieux comme le buffle et poursuit à toute outrance son agresseur. En moins d’un quart d’heure, j’en vis tomber deux sous les coups de mes camarades, mais si bien atteints qu’ils avaient perdu tout pouvoir de nuire.

Les capitaines Lewis et Clarke, dans la relation de leurs voyages aux sources du Missouri, donnent un exemple frappant de la force physique de cet animal. Un soir, les hommes du dernier canot découvrirent un ours couché dans la prairie, à peu près à trois cents verges de la rivière; six d’entre eux, tous chasseurs adroits, s’avancèrent pour lui livrer bataille. Cachés derrière une petite éminence, ils s’approchèrent à la distance de quarante pas sans être aperçus. Quatre lachèrent alors leur coup de fusil, et les quatre balles furent logées dans le corps de l’animal; deux passèrent à travers les poumons. L’ours, furieux, se leva en sursaut, et, la gueule béante, se précipita vers ses ennemis. Comme il approchait, les deux chasseurs, qui avaient réservé leur feu, lui firent deux nouvelles blessures, dont l’une, lui cassant l’épaule, retarda un instant ses mouvements; néanmoins, avant qu’ils eussent le temps de recharger leurs armes, il était déjà si près d’eux qu’ils furent obligés de courir à toutes jambes vers la rivière. Deux eurent le temps de se réfugier dans le canot, les quatre autres se séparèrent, et se cachant derrière les saules, tirèrent coup sur coup aussi vite qu’ils purent recharger. Toutes ces blessures ne firent que l’exaspérer davantage; à la fin, il en poursuivit deux de si près, qu’ils cherchèrent leur salut dans la rivière en s’élançant d’une hauteur d’environ vingt pieds. L’ours plongea après eux; il ne se trouvait plus qu’à quelques pieds du dernier, lorsqu’un des chasseurs, sorti des saules, lui tira dans la tête un coup qui l’acheva. Ils le traînèrent ensuite sur le bord de la rivière; huit balles l’avaient percé de part en part.

Tous les sauvages des montagnes confirment l’opinion qu’en hiver l’ours suce sa patte et vit de sa propre graisse; les Indiens ajoutent qu’avant d’entrer dans ses quartiers d’hiver, c’est-à-dire dans le creux d’un rocher ou d’un arbre, ou dans quelque trou souterrain, il se purge, puis se remplit de semences sèches qu’il ne digère point. Alors il reste couché pendant plusieurs semaines sur le même côté, le talon d’une patte toujours dans la gueule; puis il se retourne, ce qu’il ne fait que quatre fois de tout l’hiver.

Les tigres sont très-nombreux dans les parages d’où j’écris; mais il paraît que la peur de l’homme ne les domine pas moins que les autres animaux. Il n’y a que quelques jours un chasseur indien revenait au camp avec trois belles peaux de tigres de huit à neuf pieds de long depuis l’extrémité de la queue jusqu’au nez. Il avait aperçu leurs traces, et quoiqu’il ne fût armé que d’arc et de flèches, et accompagné seulement de deux petits chiens, il s’était mis hardiment à leur poursuite, jusqu’à ce que, les ayant aperçus dans un arbre, il réussit à les tuer à coups de flèches. Les tigres ont une force extraordinaire dans la queue, et s’en servent adroitement pour étrangler les chevreuils, les grosses-cornes, les cerfs et les autres animaux dont la chair leur sert de nourriture.

Ci-joint, vous trouverez la liste des animaux, poissons, oiseaux, arbres, arbustes, fleurs et fruits que nous avons vus pendant notre voyage.

ARBRES.
Aune.
Bouleau.
Cèdres (rouge et blanc).
Chêne.
Cotonniers (trois espèces).
Cyprès.
Frêne. Erable blanc.
Hêtre.
Mûrier.
Noyers (de différentes espèces).
Rabajapières.
Sapin et pin (cinq espèces).
Saule.
Sureau.
Tremble.
ARBUSTES ET PLANTES.
Absynthe.
Raume.
Cerisier.
Cormier.
Epinette.
Framboisier.
Genévrier.
Groseillier.
Herbe à la puce.
Houblon.
Houx.
If.
Kinnekenic.
Menthe.
Salsepareille.
Tamarin.
Vigne (fruit rouge).
FRUITS.
Aiguille d’Adam.
Biscuit (racine).
Cactus americana.
Cerise.
Champignon.
Cotonnier.
Ecorce de sapin.
Framboise.
Fruit de kinnekenic.
Gadelles.
Plantain.
Pomme de sapin.
Pomme blanche.
Poire.
Pois.
Prune de prairie.
Gland d’églantier.
Graine de buffle.
Graine blanche.
Graine du bois gris.
Grappe.
Groseille.
Kamath.
Mûres.
Ognons doux.
Patate.
Racine amère.
Racine du charbon.
Tabac.
Tournesol.
Vigne.
FLEURS.
Aiguille d’Adam.
Cactus (trois espèces).
Campanule.
Chanvre.
Chardon (trois espèces).
Corinthienne.
Dominicale.
Eléphantine.
Epinette.
Fleur bleu d’azur.
Fleur bleue de kamath.
Gueule de lion.
Iris (trois espèces).
Joséphine.
Lin.
Lupins (œillet).
Lynchnis.
Lis rose.
Lis Saint-Jean.
Marguerites.
Marianne.
Ognon doux.
Racine amère.
Renoncule.
Sonnette.
Tournesol.

ANIMAUX.
Blaireau (deux espèces).
Buffle.
Cabri.
Carcajou.
Cerf de biche.
Chat sauvage.
Chat souris.
Cheval sauvage.
Chevreuil à mulet.
Chevreuil à queue noire.   
Chevreuil commun.
Chien de prairie.
Chien sauvage.
Cochon de terre.
Ecureuil (dix espèces).
Grosse-corne.
Lapin.
Lièvre.
Loup (cinq espèces).
Marte.
Mephitis americana.
Mouton blanc.
Original.
Ours (quatre espèces).
Porc-épic.
Rat des bois.
Renard (quatre espèces).
Renne.
Taupe.
Tigre rouge.
OISEAUX.
Aigle noir.
Aigle nonne.
Alouette.
Avocette.
Bec à l’envers.
Bécassine.
Bois-pourri.
Butor.
Canard.
Caracro.
Cardinal.
Coq des plaines.
Corbeaux.
Cormoran.
Dindon.
Epervier.
Etourneau.
Faisan.
Geai.
Grue.
Hibou.
Hirondelle.
Mangeur des maringoins.   
Martin-pêcheur.
Moqueur.
Noutka.
Oie.
Oiseau-bleu.
Oiseau-buffle.
Oiseau-jaune.
Oiseau-mouche.
Oiseau-noir.
Oiseau-rouge.
Outarde.
Pélican.
Perroquet.
Pie.
Pique-bois.
Pivert.
Pluvier.

Poule des prairies.
Robin.
Roitelet.
Rossignol.
Sarcelle.
Tourterelle.
AMPHIBIES.
Castor.
Crapaud.
Grenouille à queue.
Grenouille commune.
Loutre.
Rat musqué.
Salamandre.
Tortue.
POISSONS.
Anchois.
Carpe.
Esturgeon.   
Mulet.
Saumon (six espèces).
Truites (trois espèces).

SIXIÈME LETTRE

A MADAME ROSALIE VAN MOSSEVELDE, A TERMONDE

Porte de l’Enfer, 21 septembre 1841.

«Il faut voyager dans le désert pour voir combien la Providence est attentive aux besoins de l’homme.» Je répète avec plaisir cette pensée du jeune Anglais dont j’ai parlé dans mes lettres à Charles et à François, parce que cette vérité si consolante est mise dans tout son jour dans le récit que j’ai commencé, et de plus encore dans ce qui me reste à ajouter. Aujourd’hui je me bornerai à quelques détails sur les dangers que j’ai courus depuis mon entrée sur le territoire des sauvages.

Quand je ne dirais qu’un mot sur chaque passage des rivières, l’énumération serait encore longue; puisque dans l’espace de cinq jours seulement nous en avons traversé dix-huit, et jusqu’à cinq fois la même en cinq quarts d’heure. Je ne parlerai donc que de ceux qui nous ont présenté le plus de difficultés. Le premier passage vraiment difficile fut celui de la fourche du sud de la Plate; mais comme nous étions avertis depuis longtemps des difficultés qu’il offrait, nous avions pris nos précautions d’avance, et nos jeunes Canadiens en explorèrent si bien le fond, que nous le traversâmes, sinon sans tumulte et grande peine, du moins sans grave accident. Les chiens de la caravane eurent à faire le plus d’efforts; laissés sans bateau sur l’autre rive, il fallut à ces pauvres bêtes une bien grande fidélité à leurs maîtres pour les déterminer à passer à la nage une rivière de près d’un mille de large, et dont le courant est si rapide qu’il eût emporté les charrettes, si on ne les eût soutenues de tous les côtés pendant que les mulets tiraient de toutes leurs forces pour les faire avancer. Aussi nos chiens ne la traversèrent-ils que lorsqu’ils eurent vu qu’il n’y avait pour eux d’autre alternative que de vaincre les flots ou de perdre leurs maîtres. Comme nous ils furent heureux dans leur traversée. Ordinairement on passe cette fourche en bulbooat (c’est le nom qu’on donne à des bateaux construits sur les lieux avec des peaux de buffle crues); quand l’eau est grosse et qu’on ne trouve pas de gué, leur emploi est absolument nécessaire; il ne le fut pour nous, ni dans cette occasion, ni dans d’autres semblables.

Le second passage est celui de la fourche du nord de la Plate, moins large, mais plus rapide et plus profonde que celle du sud. Nous avions passé celle-ci dans nos charrettes; devenus un peu plus hardis, nous résolûmes de passer l’autre à cheval. Ce qui nous détermina à cette tentative, ce fut l’exemple de notre chasseur qui, portant sur son dos une petite fille d’un an, chassait encore devant lui un autre cheval sur lequel était sa femme, et se faisait suivre d’un petit poulain dont on ne voyait que la tête lorsqu’il se dressait dans les flots. Reculer en pareille conjoncture eût été honteux pour des missionnaires. Nous nous avançâmes donc, les Frères dans leurs charrettes, les PP. Point, Mangarini et moi sur nos coursiers. Après la traversée, des voyageurs nous dirent qu’ils nous avaient vu pâlir au plus fort du courant, et je le crois sans peine; toutefois nous en fûmes quittes pour la peur, et après avoir nagé quelque temps sur nos montures, nous arrivâmes au rivage, n’ayant de mouillé que les jambes, et pour être témoin de la scène du monde la plus risible, si elle n’avait été plus sérieuse. Dans un même instant, nous vîmes le plus grand wagon emporté par le courant malgré les efforts, les cris, enfin tout ce que peut dire ou faire un attelage, un char et un charretier qui pensent se noyer; une autre charrette renversée de fond en comble; un mulet n’ayant hors de l’eau que les quatre pieds; d’autres allant à la dérive embarrassés dans leurs traits: ici un colonel américain, les bras étendus et criant au secours; là un petit voyageur allemand et sa faible monture disparaissant ensemble pour se montrer, un moment après, l’un à droite et l’autre à gauche; ailleurs un cheval abordant seul au rivage; plus loin deux cavaliers ensemble sur un autre cheval; enfin le bon frère Joseph et son cheval faisant un plongeon; le P. Mangarini faisant chose une et indivisible avec le cou du sien; et au milieu de la bagarre, un seul mulet de noyé. Il appartenait à celui de nous tous qui avait montré le plus de dévouement pour sauver et montures et cavaliers. En reconnaissance, la caravane, s’étant cotisée, lui fit présent d’un autre cheval.

Vous vous rappellerez que dans une de mes lettres précédentes, parlant de notre arrivée sur les bords de la Rivière-aux-Serpents[5], je disais que là nous attendaient un grand danger et une bonne leçon; je pourrais ajouter, et de beaux exemples. Cette rivière, beaucoup moins large et, au gué que nous traversions, moins profonde que la Plate, ne pouvait être dangereuse que pour des gens inattentifs. Ses eaux étaient si limpides, que partout on pouvait en voir le fond; il n’y avait donc rien de plus facile que d’éviter les encombres; mais soit inadvertance ou distraction, soit désobéissance de l’attelage, la charrette du frère Charles se trouva sur la pente d’un roc et déjà trop avancée pour pouvoir reculer: mulets, voiture et voiturier, tout fit la culbute, et malheureusement dans un trou assez profond pour ne laisser aucune espérance de salut, si d’un côté notre chasseur ne se fût jeté à la nage au risque de sa vie, pour aller tirer au fond de sa voiture le pauvre frère qui s’y tenait blotti dans un coin, tandis que de l’autre toutes les Têtes-plates présentes plongeaient pour sauver la voiture, le bagage et les mulets. Le bagage, à peu de chose près, fut sauvé. A force d’efforts, on était parvenu à relever la charrette, lorsqu’un pauvre sauvage, qui seul la soutenait en ce moment, s’écria, n’en pouvant plus: «Je me noie.» De son côté, le chasseur, chargé du poids du Frère, qui faisait sans cesse des efforts pour se tenir sur l’eau, était sur le point de périr victime de son dévouement. Enfin tous ceux qui savaient nager, hommes, femmes, enfants, ayant fait des prodiges pour nous donner des preuves de leur attachement, il se trouva que nous n’eûmes à regretter personne; l’attelage seul périt, lui qui paraissait avoir dû se sauver de lui-même, puisque l’on avait pris la précaution de couper les traits; mais les mulets, dit-on, une fois les oreilles dans l’eau, ne s’en tirent plus. La perte de ces trois mulets, les plus beaux de la caravane, quoique considérables, fut bientôt réparée. Pendant qu’on s’occupait à faire sécher le bagage, je retournai au Fort-Hall, où, retrouvant dans M. Ermatinger la même sympathie et la même générosité qu’il m’avait toujours témoignées, je fis l’acquisition de trois autres mulets, pour une somme modique en comparaison de ce que j’eusse dû payer si j’avais eu à faire à des gens capables de profiter de la circonstance. Voilà le danger évité; voici la leçon. On fit la remarque que ce jour avait été le seul dans tout le cours de notre voyage où, à cause de l’embarras du départ et des adieux que nous faisions à nos amis, nous nous étions mis en marche sans songer à réciter l’itinéraire.

Dangers d’une autre nature, encore évités par la grâce de Dieu, je n’en doute nullement. Nous cheminions tranquillement sur les bords de la Plate. Malgré les avis du capitaine Fitz-Patrick qui dirigeait la caravane, plusieurs jeunes gens s’étaient écartés de la bande, pendant que le capitaine, le P. Point et moi nous avions pris les devants pour chercher un endroit propre à asseoir le camp. Nous venions précisément de le relever et de desseller nos chevaux, lorsque tout à coup nous entendîmes le terrible cri d’alarme: Les Indiens! les Indiens! Et, en effet, nous vîmes dans le lointain un grand nombre de sauvages se grouper d’abord, puis se diriger vers nous à toute bride. Sur ces entrefaites arrive à la caravane un jeune Américain à pied et sans armes; il s’était laissé surprendre par les sauvages, qui lui avait tout enlevé. Pendant qu’il se lamente de la perte qu’il vient de faire, et surtout qu’il s’indigne des coups qu’il a reçus, il saisit brusquement la carabine chargée de l’un de ses amis et déclare qu’il retourne à l’ennemi pour tirer de l’offense une vengeance éclatante. A cette vue, tout le monde s’émeut; la jeunesse américaine veut se battre: le colonel, en sa qualité d’homme de guerre, range les wagons sur deux lignes et fait placer au milieu tout ce qui peut courir ailleurs quelque risque; tout se prépare pour une action d’éclat. De son côté, l’escadron sauvage, considérablement grossi, s’avance fièrement, présentant un large front de bataille, comme s’ils avaient l’intention d’envelopper notre phalange; mais à notre bonne contenance, et à la vue du capitaine qui s’avance vers eux, bientôt ils ralentissent le pas et finissent par s’arrêter. On parlemente, et le résultat de la négociation ayant été qu’on rendrait au jeune Américain tout ce qu’on lui avait pris, à condition que lui ne rendrait pas les coups qu’il avait reçus, tout s’apaisa, et on convint de part et d’autre de fumer le calumet. Ces sauvages étaient un parti d’environ quatre-vingts Sheyennes; leur tribu passe pour la plus brave de la prairie. Ils suivirent notre camp deux ou trois jours, leurs chefs furent admis à notre table, et tout se passa à la satisfaction générale.

Une autre fois, comme nous étions avec l’avant-garde des Têtes-plates, mais acculés dans une gorge de montagnes, après avoir marché inutilement une journée entière, nous fûmes obligés de retourner sur nos pas. Le soir, on s’aperçut qu’il y avait dans les environs un parti de Ranax, sauvages qui encore cette année ont tué plusieurs blancs; trois ou quatre de leurs loges étaient dressées dans le voisinage. Mais il paraît qu’ils avaient plus peur que nous; avant le jour, ils avaient disparu.

Quelques jours seulement après la réception de cette nouvelle, nous pensâmes un instant que nous allions avoir à nous défendre nous-mêmes contre un grand parti de Pieds-noirs. Nous étions sur les terres que leurs guerriers infestent le plus souvent; déjà on croyait les avoir vus en grand nombre derrière la montagne en face de nous. Mais, incapables de s’effrayer à la vue des Pieds-noirs, eussent-ils été cent fois plus nombreux, nos braves Têtes-plates, dont le courage était centuplé par le désir de nous introduire chez eux, se montrèrent tout disposés à se défendre. Pilchimoe, élevant en l’air sa carabine, part comme un éclair, se dirige droit vers le lieu où il suppose l’ennemi, escalade la montagne et disparaît à nos yeux, suivi de loin de trois ou quatre de ses camarades. Cependant le camp se préparait à soutenir l’assaut; les chevaux étaient attachés, les armes prêtes, lorsque nous vîmes descendre de la montagne, non des Pieds-noirs, mais nos braves Indiens suivis d’une douzaine de Ranax. Un parti de ces sauvages se trouvait dans les environs. En nous apercevant dans le lointain, ils s’étaient rassemblés, beaucoup plus pour fuir que pour nous attaquer. Il y avait parmi eux un chef qui nous parut avoir les meilleures dispositions en faveur de la religion. J’eus avec lui une longue conférence, dans laquelle je reçus de lui la promesse que tous ses efforts tendraient à inspirer à ses gens les sentiments que je lui inculquais. Il nous quitta avec sa suite, le lendemain du jour où les quatre chefs des Têtes-plates arrivèrent pour nous féliciter de l’heureuse issue de notre voyage.

Nous vîmes en cette occasion combien la raison sait rendre un sauvage maître de lui-même. Ce chef ranax était le frère d’un Ranax tué par l’un des chefs têtes-plates qui venaient d’arriver. Ils se saluèrent devant nous en se voyant, et se séparèrent au départ, comme l’eussent fait deux nobles chevaliers chrétiens qui n’ont d’animosité contre l’ennemi que sur le champ de bataille. Cependant les Têtes-plates ne fumèrent pas avec les Ranax, qui les avaient indignement trahis en plusieurs circonstances. Je pense qu’il ne nous sera pas difficile de les réconcilier enfin une bonne fois. Les Têtes-plates feront assurément ce qui leur sera conseillé, et je suis sûr que les autres n’en exigeront pas davantage.

Je me recommande à votre bon souvenir, particulièrement dans vos prières.

SEPTIÈME LETTRE

AUX RELIGIEUSES THÉRÉSIENNES DE TERMONDE

Racine-amère, de l’emplacement choisi pour
la 1ᵉʳ réduction, 26 octobre 1841.

Vous qui priez tant pour nous et pour nos pauvres sauvages, vous méritez sans doute une longue lettre de notre part. Je prends d’autant plus volontiers la plume, que je sais que les nouvelles que j’ai à vous communiquer ne contribueront pas peu à vous entretenir dans vos bons propos, et à augmenter, s’il se peut, la ferveur et l’assiduité de vos prières.

Après un voyage à cheval de quatre mois et demi dans le désert, et malgré la privation continuelle de pain, de vin, de fruits, de café, de tout ce que le monde appelle les douceurs de la vie, nous nous sentons plus forts, plus dispos et plus encouragés que jamais à travailler à la conversion de ces pauvres âmes que la divine miséricorde nous adresse de toutes parts. Après celui qui est l’Auteur de tout bien, grâces en soient rendues à Celle que l’Eglise nous permet d’appeler notre vie, notre douceur et notre espoir, puisqu’il a plu à la divine bonté que les grandes consolations nous vinssent les jours de ses fêtes. C’est le jour de sa glorieuse assomption dans le ciel que nous avons rencontré l’avant-garde de nos chers néophytes, et que pour la première fois nous avons assisté à leur pieuse réunion. C’est le dimanche de l’octave que nous avons célébré tous les trois au milieu d’eux les saints mystères. C’est huit jours après que ces bons sauvages se consacrèrent, eux et leurs enfants, au Cœur immaculé de Marie. C’est le jour où l’Eglise célèbre la fête de son saint Nom que le camp du grand chef renouvela cette consécration au nom de toute la peuplade. C’est le 24 septembre, fête de Notre-Dame de la Merci, que nous arrivâmes sur le bord de la rivière qui est encore appelée la Racine-amère, mais où doit bientôt couler le lait et le miel. C’est le premier dimanche d’octobre, fête du saint Rosaire, que nous nous sommes fixés dans la terre promise, en plantant une grande croix sur le sol destiné à la première réduction, circonstance qu’on m’assure avoir été prédite par une petite fille de douze ans, baptisée et morte pendant mon absence, comme je l’ai rapporté dans une autre lettre (p. 114). Que de motifs d’encouragement vint encore nous donner le deuxième dimanche du même mois! Ce jour, l’Evangile offre à nos espérances la belle parole du festin; ce jour, 10 octobre, un grand protecteur (saint François de Borgia) nous bénit du haut du ciel; ce jour enfin, fête de la Maternité divine, que ne nous promet pas la Vierge qui a donné son Fils pour le salut du monde! Quinze jours après, le quatrième dimanche d’octobre, fête du Patronage de la sainte Vierge, nous lui offrions, comme prémices de la première réduction maternelle, la première chambre de notre résidence; vingt-cinq petits sauvages recevaient le baptême; des représentants de vingt-cinq nations différentes assistaient aux instructions; et pour tant de faveurs reçues par l’entremise de Marie, tous, d’une voix unanime, nous la proclamions Reine de la réduction naissante, en donnant à cette dernière le nom de Sainte-Marie.

Peut-être certains esprits-forts souriraient-ils en lisant ces remarques; mais il me semble que les âmes pieusement éclairées conviendront volontiers que la réunion de ces circonstances, jointe à la manière dont nous avons été appelés, envoyés et amenés dans ces parages, jointe surtout aux dispositions de nos bons Indiens en faveur de notre religion, que tout cela, dis-je, est bien propre à nous fortifier dans l’espérance que nous avions conçue depuis si longtemps, de revoir bientôt ici ce qui s’est vu de si admirable dans les réductions du Paraguay! Aussi est-ce là maintenant l’unique pensée qui nous occupe le jour, le rêve de nos nuits; et ce qui me prouve que ce beau idéal n’est pas seulement un rêve, c’est qu’au moment où j’écris ces lignes, les voix bruyantes de nos charpentiers, le forgeron qui fait résonner le marteau sur l’enclume, m’annoncent qu’il est question, non plus de poser les fondements, mais bien d’élever le comble de la maison de prières (église); c’est qu’aujourd’hui même trois sauvages députés de la tribu des Cœurs-d’alènes, qu’attire ici la nouvelle du bonheur futur des Têtes-plates, sont venus nous conjurer d’avoir aussi pitié de leurs compatriotes. «Père, me disait l’un d’eux, nous sommes vraiment dignes de pitié, nous désirons servir le Grand-Esprit, mais nous ne savons que faire pour cela; nous avons besoin de quelqu’un pour nous l’apprendre, voilà pourquoi nous nous adressons à vous.»

Et le jour de la plantation de la Croix au milieu du camp, que j’eusse voulu que nos Pères et Frères d’Europe, et vous aussi, mes Sœurs, vous eussiez été présents à la cérémonie qui eut lieu vers le soir. Combien tous les cœurs n’eussent-ils pas été émus en voyant s’élever dans les airs le signe auguste de notre salut, au milieu d’un peuple, petit il est vrai, si l’on n’envisage que le nombre, mais bien grand pour le zèle d’un missionnaire qui peut trouver parmi eux des apôtres et des martyrs de la cause sacrée! Vous eussiez vu avec quels sentiments de foi et d’amour tous ceux qui étaient présents, depuis le grand chef jusqu’aux plus petits enfants, venaient se prosterner aux pieds de l’arbre des élus et coller leurs lèvres sur le bois qui a sauvé le monde; avec quel dévouement ils prenaient à haute voix le saint engagement de souffrir plutôt mille morts que de jamais abandonner la prière!

Si nous étions en nombre encore quelques années, que de nouvelles provinces ne viendraient pas s’adjoindre au royaume de notre Seigneur! Je n’en doute pas, deux cent mille âmes seraient sauvées. Les Têtes-plates et les Cœurs-d’alènes ne sont pas nombreux, il est vrai; mais les Pends-d’oreilles forment une tribu trois fois plus nombreuse et non moins bien disposée. L’année dernière, j’ai baptisé plus de deux cent cinquante de leurs enfants. Le grand chef, déjà baptisé et nommé Pierre, est un véritable apôtre, et ils ne sont éloignés de nous que de quatre à six journées de chemin. Viendront ensuite six cents Shlishatkumche, huit cents Stiet-Shoi, trois cents Zingomènes, deux cents Shaistche, trois cents Shuyelpi, cinq cents Tchilsolomi, quatre cents Sim-poils, deux cents cinquante Zinabsoti, trois cents Yinkaeêous, mille Yejakomi, tous de la même souche, et parlant à peu près la même langue. Les Spokanes, leurs voisins, ne tarderaient pas à suivre leur exemple; les Nez-percés, déjà envahis par les ministres protestants, se dégoûtent de leurs prêches et nous tendent les bras. Les Ranax, dont le chef s’est montré si bien disposé, les Serpents et les Corbeaux que j’ai visités l’année dernière, les Sheyennes que j’ai rencontrés deux fois sur les bords de la Plate, la nombreuse nation des Scioux, les Mandans avec les Arikaras et les Gros-Ventres ou Minatares (trois tribus réunies, ensemble trois mille âmes) qui m’ont reçu avec tant de marques d’estime et d’amitié, les Omathas, d’autres nations encore qu’il serait trop long d’énumérer, ne sont pas éloignés du royaume des cieux.

Il n’y a que les Pieds-noirs dont on aurait lieu de désespérer, si les pensées de Dieu ressemblaient toujours aux pensées des hommes. Ce sont des assassins, des voleurs, des traîtres, pis que cela encore. Mais qu’étaient primitivement, dans l’Amérique du Nord, les Chiquites, les Chiriganes, les Hurons et les Iroquois? et avec le temps et le secours d’en haut que ne sont-ils pas devenus? N’est-ce pas à ces derniers que les Têtes-plates sont redevables des germes de bien qui produisent aujourd’hui sous nos yeux de si beaux fruits? D’ailleurs les Pieds-noirs n’en veulent pas aux Robes-noires; loin de là, les autres Indiens nous assurent que, si nous nous présentions en cette qualité, nous n’aurions rien à craindre d’eux. C’est même en cette qualité que, l’année dernière, étant tombé entre les mains d’un de leurs partis, je fus conduit comme en triomphe à leur village, porté par douze guerriers sur un manteau de peaux de buffle, et invité à un festin auquel assistaient tous les braves du camp, et au commencement duquel je fus émerveillé de les voir, tandis que je récitais le Benedicite, frapper d’une main la terre et lever l’autre vers le ciel, pour signifier que tout bien vient d’en haut tandis que la terre n’enfante que le mal.

Vous prierez beaucoup, mes Sœurs, pour que le bon Dieu inspire à nos supérieurs de nous envoyer des ouvriers; j’en ai demandé de tous les points du globe. Mais pour la plus grande gloire de Dieu, pour le salut d’un si grand nombre d’âmes, qu’on pèse en Europe ce que j’ai encore à dire; je ne dirai rien que d’exact.

Au jugement des PP. Mengarini et Point qui m’accompagnent, au témoignage de tous les voyageurs de l’Ouest que j’ai vu (et j’en ai vu beaucoup qui ont parcouru toutes ces contrées et logé longtemps sous les loges des Têtes-plates en particulier), enfin d’après toutes les observations que j’ai pu faire moi-même dans mes deux voyages, les Têtes-plates sont d’une simplicité, d’une droiture, d’une docilité d’enfant, à tel point que de mauvais plaisants, abusant de ces aimables qualités, les portèrent plus d’une fois à faire des choses que nous-mêmes aurions peine à croire, si elles ne nous étaient attestées par des témoins dignes de foi, comme de les faire danser jusqu’à l’entier épuisement de leurs forces, sous prétexte de détourner de prétendus fléaux dont ces imposteurs assuraient qu’ils étaient menacés à cause de leurs péchés.

Mais s’ils sont des enfants pour leur simplicité, on peut dire aussi qu’ils sont des héros pour le courage. Jamais ils n’attaquent personne, mais malheur à qui les provoque injustement! On a vu des poignées de leurs braves attendre de pied ferme des forces vingt fois plus nombreuses que les leurs, en soutenir le choc sans plier, et, en les mettant bientôt en pleine déroute, les faire repentir de leur injuste agression. Quelques semaines seulement avant ma première arrivée aux montagnes, soixante-dix Têtes-plates se voyant forcés d’en venir aux mains avec les Pieds-noirs d’environ cinq cents loges (ce qui suppose à peu près quinze cents guerriers,) résolurent d’en soutenir l’attaque en hommes déterminés à mourir plutôt qu’à lâcher pied. Déjà l’ennemi fondait sur eux, qu’ils étaient encore à genoux, adressant au Grand-Esprit toutes les prières qu’ils savaient; car le chef avait dit: «Qu’on ne se relève pas qu’on n’ait bien prié.» Leur invocation finie, ils se relèvent pleins de confiance, supportent sans reculer le choc de l’ennemi, et bientôt l’obligent à douter de la victoire. Le combat commencé, laissé et repris plusieurs fois, dura cinq jours de suite, c’est-à-dire jusqu’à ce que les Pieds-noirs, effrayés d’une audace qui tenait du prodige, se virent contraints de battre en retraite, abandonnant sur le champ de bataille un grand nombre de morts et de blessés; et, chose vraiment étonnante! du côté des Têtes-plates, dont chacun avait vingt adversaires à combattre, pas un mort, pas un prisonnier; un seul mourut des suites d’une blessure, mais seulement plusieurs mois après l’action, et le lendemain du jour où je l’eus baptisé, quoique la pointe d’une flèche lui fût restée tout entière dans la cervelle.

C’est dans cette affaire que le brave Pilchimoe, dont j’ai parlé plusieurs fois dans mes lettres, sauva ses frères par son dévouement. Les chevaux de toute la troupe passaient isolés dans la prairie; tout à coup arrive de loin au grand galop une bande de Pieds-noirs dans le dessein de s’en emparer. Pilchimoe voit le danger; il était à pied, mais près de lui se trouvait une femme à cheval, courir aux autres chevaux, les rassembler et les ramener au camp; tout cela fut pour lui l’affaire de quelques minutes.

Un autre guerrier, nommé Sechelmela, voyant un Pied-noir isolé des autres, s’apprêtait à l’attaquer, lorsque celui-ci, le prenant pour un des siens, le pria en grâce de le laisser monter en croupe sur son cheval. Le Pied-noir avait une carabine, la Tête-plate n’avait que son arc. Aussitôt il conçoit le dessein de s’emparer de cette arme; avant de se découvrir, il laisse monter son ennemi derrière lui, chevauche quelque temps dans la prairie, et tout à coup, lorsque l’autre s’y attendait le moins, il saisit avec force la carabine et s’écrie: «Pied-noir, je suis Tête-plate, lâche ton arme.» A ces mots, plus mort que vif, le Pied-noir lâche prise, et Sechelmela, désormais bien armé, se met à la poursuite d’autres ennemis.

Mais voici un trait beaucoup plus beau, ce me semble; il est de Pierre, le grand chef que j’ai déjà nommé; il y a aujourd’hui quinze jours, un Pied-noir, grand voleur de chevaux, venait d’être surpris par nos gens en flagrant délit; c’était pendant la nuit, il faisait fort obscur. Quoique blessé, ou plutôt parce qu’il était blessé, il n’en était que plus redoutable, ayant encore à la main son fusil, dont il menaçait de faire usage contre le premier qui se mettrait à sa portée. Personne n’osait avancer; Pierre, petit de taille et âgé d’environ quatre-vingts ans, sentit se ranimer son courage. «Quoi donc, s’écrie-t-il, vous avez peur? laissez-moi faire.» Et courant droit à l’ennemi, il l’achève d’un coup de lance. Aussitôt il se jette à genoux, tourne les yeux vers le ciel, et fait à haute voix sa prière à peu près en ces termes: «Grand-Esprit, vous savez pourquoi j’ai tué ce Pied-noir, ce n’était pas par vengeance, il le fallait bien pour faire un exemple qui rendît les autres plus sages. Ah! je vous en supplie, faites-lui miséricorde dans l’autre vie, nous lui pardonnons de bien bon cœur le mal qu’il a voulu nous faire, et pour vous prouver que je dis la vérité, je vais le couvrir de mon habit.» En disant ces paroles, il se dépouilla de son manteau, et ne se retira qu’après en avoir revêtu le cadavre.

Ne le perdons pas de vue, Pierre était l’année passée à la tête de la peuplade nombreuse des Pends-d’oreilles qui demande des Robes-noires; Pierre baptisé est maintenant un véritable apôtre. Avant son baptême, il pouvait déjà se rendre cet heureux témoignage: «Si jamais j’ai fait le mal, ce n’a été que par ignorance; tout ce que j’ai cru bon, j’ai toujours tâché de le faire.» Rapporter toutes ses bonnes œuvres serait une chose impossible. Tous les jours, de grand matin, il parcourt le village, adressant à chaque loge soit des encouragements, soit de simples avis, soit des réprimandes, selon qu’il le juge à propos pour le bien de ceux à qui il s’adresse. Son cheval, qui se distingue par deux cornes de bœuf attachées entre les deux oreilles, est si habitué à ce manége, que sans être stimulé ni retenu, il s’arrête lorsque l’exhortation du cavalier commence, et se remet en marche dès qu’elle est finie.

J’ai parlé de la simplicité et du courage des Têtes-plates; que vous dirai-je encore? Qu’ils ne ressemblent nullement à la plupart des autres sauvages; qu’ils ne sont ni grossiers, ni importuns, ni imprévoyants, ni inconstants, encore moins cruels; qu’ils sont d’un désintéressement, d’une générosité, d’un dévouement rares envers leurs frères et leurs amis; que du côté de la probité et des mœurs publiques, ils sont irréprochables et même exemplaires; que les querelles, les injures, les divisions, les inimitiés, les rixes leur sont inconnues. L’année dernière, pendant un séjour de plusieurs mois au milieu d’une grande partie de la peuplade, jamais je n’ai pu observer le moindre dérèglement; que si quelques enfants vont nus, usage qu’il serait facile d’abolir, personne ne paraissait avoir l’air de s’en apercevoir.

J’ajouterai que toutes leurs bonnes qualités sont déjà surnaturalisées par des vues de foi, et par leur grand zèle pour pratiquer ce que commande et éviter ce que défend notre sainte religion; qu’on ne rencontre plus chez eux aucun vestige de superstition; que leur confiance en nous est telle, qu’il ne leur vient pas même à la pensée que nous puissions être ni trompés ni trompeurs; qu’ils croient sans la moindre difficulté les mystères les plus profonds, aussitôt qu’ils leur sont proposés. J’ai dit ailleurs ce qu’ils avaient fait pour obtenir des Robes-noires, les dangers courus, les voyages entrepris, les maladies, les morts, les massacres qui en ont été la suite. Ce qu’ils ont fait pendant mon absence, et jusqu’à notre retour parmi eux, rend également témoignage de la droiture de leurs intentions. Maintenant quelle exactitude à se rendre aux offices! quel recueillement à la chapelle! quelle attention au catéchisme! quelle modestie! quelle piété! quelle ferveur dans leurs prières! quelle humilité! quelle simplicité dans ce qu’ils racontent de leur ancien aveuglement ou des actions qui peuvent leur faire honneur! En les entendant sur ce dernier article, on dirait qu’ils parlent de tout autre que d’eux-mêmes ou de choses qui leur sont absolument étrangères. Je ne connais pas de simplicité religieuse qui surpasse la leur. «Père, disent-ils ordinairement en baissant modestement les yeux et le ton de la voix, ce que je vous dis, je ne l’ai jamais dit, et je ne le dirai à nul autre qu’à vous; mais je vous le dis, parce que vous me le demandez et que vous avez droit de le savoir.»

Les chefs, qui seraient mieux appelés les pères de la peuplade, dont les ordres, se bornant presque à l’expression d’un désir, sont cependant toujours écoutés, ne se distinguent pas moins par leur docilité à notre égard que par leur ascendant sur la tribu.

Le plus influent d’entre eux, surnommé le Petit-Chef, à cause de l’exiguïté de sa taille, considéré comme guerrier et comme chrétien, serait comparable aux plus beaux caractères de l’antique chevalerie. Un jour, lui septième, il soutint l’assaut de tout un village de Ranax qui attaquait injustement ses compagnons. Une autre fois, il ne se signale pas moins contre les mêmes Ranax qui venaient de se rendre coupables envers lui de la plus noire trahison; il marche contre eux avec dix fois moins de guerriers qu’ils n’en avaient. Ces braves, se croyant invincibles sous sa conduite et sous la protection du Ciel qu’ils invoquaient, se précipitent sur les traîtres, les mettent en déroute, en tuent neuf, et en eussent tué un nombre plus considérable, si, au plus fort de la poursuite, le petit-chef ne se fût souvenu que ce jour-là était un dimanche, et n’eût arrêté ses compagnons en leur criant: «Mes amis, c’est l’heure de la prière, hâtez-vous de retourner au camp!» A sa voix, ils abandonnent les fuyards, retournent sur leurs pas, et à peine sont-ils arrivés au camp, que sans même songer à panser leurs blessures, ils tombent à genoux dans la poussière, pour rendre au Dieu des armées tout l’honneur de la victoire. Le petit-chef atteint d’une balle au travers de la main droite, en avait perdu entièrement l’usage; mais voyant deux de ses compagnons blessés plus grièvement que lui, il banda leurs plaies avec la main qui lui restait libre, et prit soin d’eux pendant toute la nuit de cette glorieuse journée.

Dans mainte autre occasion, il ne s’est montré ni moins courageux ni moins prudent; aussi plusieurs fois les Nez-percés, nation beaucoup plus nombreuse que les Têtes-plates, lui ont-ils offert la dignité de grand-chef, s’il voulait passer dans leurs rangs. Il aurait pu le faire sans blesser les droits de personne, tout sauvage étant libre de quitter un chef pour passer sous un autre quand bon lui semble, à plus forte raison quand il s’agit de devenir soi-même grand-chef. Mais le petit-chef, content du poste que lui avait assigné la Providence, repoussa toujours des offres si honorables, sans jamais donner d’autre raison de son refus que celle-ci: «Le Maître de la vie m’a fait naître chez les Têtes-plates, c’est au milieu des Têtes-plates que je dois mourir.» Amour de la patrie bien recommandable sans doute, mais ce qui l’est peut-être encore plus dans un guerrier, c’est la vraie humilité dont toutes ses paroles sont empreintes: «Avant de connaître le vrai Dieu, me disait-il un jour, hélas! que nous étions aveugles! on priait, mais à qui adressait-on ses prières?.... Vraiment, je ne sais comment ni pourquoi le Grand-Esprit nous a soufferts si longtemps...» Aujourd’hui, non content d’être le premier à tous les offices qui se font à la chapelle, il est toujours le dernier qui cesse de prier ou de chanter dans sa loge, et le matin, avant le point du jour, ses chants et ses prières ont déjà recommencé.

Le fond de son caractère est la douceur, ce qui ne l’empêche pas de s’armer d’une sainte sévérité lorsqu’il voit quelque chose d’inconvenant. En voici une preuve. Quelques jours avant notre arrivée, une jeune personne s’étant absentée de la prière pour une raison qui ne lui semblait pas légitime, il prit un fouet, et reprochant à cette fille légère de se trouver où elle ne devait pas être et de n’être pas où elle devait se trouver, il la flagella en public de manière à donner un exemple dont on se souvînt dans la suite. La pauvre sauvagesse reçut cette correction en toute humilité et promit de se corriger.

Les Têtes-plates aiment à prier. Après la prière du soir, faite en commun, ils prient encore en famille, ou bien ils chantent des cantiques. Ces pieux exercices se prolongent quelquefois bien avant dans la nuit, et pendant le sommeil, quand quelqu’un s’éveille, il se met encore à prier. Le bon vieux Simon a pris l’habitude avant de se coucher, de rassembler les braises de son foyer; puis il fait dévotement sa prière, fume son calumet et se couche. Toutes les fois qu’il se réveille, il recommence les mêmes opérations, pour l’ordinaire, trois ou quatre fois chaque nuit. Il y eut même un temps où celui qui s’éveillait le premier dans chaque loge se chargeait d’éveiller les autres pour leur faire recommencer la prière en commun. Ce pieux excès provenait d’un petit avis que je leur avais donné dans ma première visite: que quand on s’éveillait la nuit, il était bon d’élever son cœur à Dieu. On leur a expliqué depuis comment il fallait entendre la chose.

La nuit du 24 au 25, les chants et les prières n’ont pas cessé. Hier mourut une jeune femme, baptisée quatre jours auparavant. A cette occasion nous leur expliquâmes la doctrine de l’Eglise sur le purgatoire, en leur recommandant de prier pour le repos de son âme. En ce moment on dépose les restes de la défunte au pied du calvaire planté au milieu des loges; on peut écrire en toute confiance sur la croix de sa tombe: In spem resurrectionis. Bientôt nous célébrerons la commémoration des fidèles trépassés; elle nous fournira l’occasion d’établir la coutume si chrétienne et si touchante d’aller prier sur les tombeaux.

Les dimanches, les pieuses pratiques, quelques longues et multipliées qu’elles soient, ne sont jamais trouvées fatigantes. On sent ici que le bonheur des petits et des humbles est de parler au Père céleste, et que nulle maison ne leur offre tant d’attraits que la maison du Seigneur. Ici encore, le repos du dimanche est si religieusement observé, que même, avant notre arrivée, le cerf le plus timide eût pu se promener en toute sécurité au milieu de la peuplade, lors même que, faute de nourriture, elle eût été réduite au jeûne le plus rigoureux; car à leurs yeux l’action de prendre son arc et de tirer une flèche en ce saint jour n’eût pas été moins répréhensible que ne l’était chez le peuple de Dieu l’action de ramasser du bois. Depuis qu’ils ont une idée plus juste de la loi de grâce, ils sont moins esclaves de la lettre qui tue, mais non moins attachés au fond des choses. Ils font mieux: avant de rien faire qui puisse avoir l’apparence d’une œuvre servile, ils viennent éclaircir leurs doutes, ou solliciter en esprit de foi et d’humilité la permission dont ils croient avoir besoin.

Le grand chef se nomme le Grand-visage, à cause de la forme un peu allongée de sa figure; on pourrait plus noblement l’appeler l’Ancien du désert; car chez lui l’âge, la taille, la sagesse, tout est grand et patriarcal. Dès sa plus tendre enfance, avant même qu’il eût pu connaître ses parents, il avait eu le malheur de les perdre. Lorsque son père mourut, par compassion du pauvre orphelin déjà privé de sa mère, quelqu’un proposa de l’enterrer dans la même tombe; ce qui donne une idée des épaisses ténèbres où était alors assise cette pauvre peuplade. Mais Dieu, qui avait d’autres desseins, toucha si bien en sa faveur le cœur d’une pauvre femme, qu’elle s’offrit à lui servir de mère. Le Ciel bénit la généreuse tendresse de son cœur; bientôt elle eut la consolation de voir son fils adoptif se distinguer entre tous les autres enfants par son intelligence précoce et ses bonnes qualités. Il était reconnaissant, docile, charitable, et si naturellement pieux, que faute de connaître le vrai Dieu, il mit plus d’une fois sa confiance dans ce qui n’en était que l’ouvrage. Un jour, perdu dans une forêt et réduit à la dernière nécessité, il se mit à embrasser un gros arbre, le conjurant d’avoir pitié de lui. Il n’y a pas deux mois encore, ayant perdu d’un seul coup quatre grands calumets, perte considérable pour un Indien, il retourna bien loin sur ses pas, et pour intéresser le Ciel en sa faveur, il fit à Dieu cette prière: «Grand-Esprit, vous qui voyez et pouvez tout, je vous en prie, faites que je trouve ce que je cherche; cependant, que votre volonté soit faite.» Cette prière devait être agréable à Dieu. Il ne retrouva pas ses calumets, mais il avait reçu mieux, les dons du Saint-Esprit par lesquels il se distingue, simplicité, piété, sagesse, patience, courage et sang-froid. Telles sont les qualités qui l’ont fait élever, par les suffrages de toute sa tribu, à la première dignité où puisse parvenir un sauvage, et qui, désormais sanctifiée par la foi et la charité, l’élèvera un jour, je l’espère, à une éminente dignité dans le ciel. Plus heureux que Moïse, ce nouveau conducteur d’un autre peuple de Dieu, après avoir erré dans le désert plus longtemps que le premier, a fini enfin par introduire ses enfants dans la terre promise. Il a été baptisé le premier de sa grande famille, se nomme Paul, et comme saint Paul, il n’ouvre la bouche que pour amener ses nombreux enfants à la connaissance et à l’amour de Notre-Seigneur.

Vous vous êtes offertes, dans une de vos lettres, à servir, en quelque sorte, de marraines à nos nouveaux convertis; je vous exhorte donc beaucoup à prier sans cesse pour eux, car chacune de vous aura bientôt à répondre pour une centaine de filleuls; aux cinq cents que j’ai eu le bonheur de baptiser l’année passée, nous en ajouterons, avec la grâce de Dieu, encore six ou sept cents avant la fin de l’an 1841.

Me recommandant à Dieu dans vos bonnes prières, j’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, etc.

HUITIÈME LETTRE

A UN PÈRE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

Sainte-Marie des Montagnes Rocheuses,
26 octobre 1841.

Cette lettre est la conséquence pratique de ce qui est contenu dans mes lettres antérieures; conséquence qui sera, j’en suis sûr, bien consolante pour toutes les personnes bien pensantes, et surtout pour celles qui, tout en s’intéressant beaucoup au progrès de notre sainte religion, veulent des faits bien prouvés avant d’asseoir leur jugement.

De tout ce que j’ai écrit sur ma mission, il me semble que nous pouvons conclure que la petite peuplade des Têtes-plates est un peuple d’élus; qu’il est facile d’en faire un peuple modèle, la semence d’une chrétienté qui ne le cède pas en ferveur à celle du Paraguay, et que nous avons, pour parvenir à un but si désirable, plus de facilité que n’en avaient nos Pères, et un concours de circonstances aussi heureux que nous puissions le souhaiter. Permettez-moi de les énumérer.

Eloignement des nations corrompues, aversion pour les sectes, horreur de l’idolâtrie, sympathie pour les blancs, pour les catholiques, particulièrement pour les Robes-noires, dont le nom seul, dans leur esprit, par suite de l’idée favorable que leur ont donné les Iroquois, est synonyme de bon, de savant, de catholique. De plus, position centrale, emplacement assez vaste pour plusieurs réductions, terrain fertile et environné de hautes montagnes et d’une large barrière de stérilité; indépendante de toute autre autorité que de celle de Dieu et de ceux qui le représentent le plus immédiatement; point de tribut à payer que celui de leurs prières; expérience déjà sentie des avantages de la vie civilisée sur la vie sauvage; enfin conviction profonde et tout à la fois persuasion bien douce que, sans la religion qui leur est prêchée, on ne peut être heureux ni en cette vie ni en l’autre.

Tout cela supposé vrai (et personne de nous n’en doute), nous devons conclure ensuite: que la meilleure fin que nous puissions nous proposer est celle que nos Pères ont eue en vue au Paraguay, et que les meilleurs moyens pour parvenir à cette fin sont ceux qu’ils ont employés; ces moyens et cette fin ayant été approuvés par les autorités les plus respectables, couronnés d’un succès éclatant, admirés même de nos ennemis.

Etant tous d’accord sur ce principe, il ne doit plus être question que de nous faire une idée nette de la fin que nos Pères du Paraguay se sont proposée, c’est-à-dire de l’espèce de culture qu’ils ont cru devoir donner à l’esprit et au cœur de leurs néophytes, et du degré de perfection où ils ont cru possible de les amener avec le temps. Après avoir fait une étude sérieuse de ce qui est rapporté dans la relation de Muratorie, il nous a semblé que l’on pouvait se tenir aux points suivants:

A l’égard de Dieu, foi simple, vive, ferme, éclairée pour tout ce qui est de nécessité de moyen et de précepte.

* Profond respect pour la seule vraie religion et pour tout ce qui s’y rapporte.

* Piété tendre et respectueuse envers la sainte Vierge et les autres saints.

* Esprit de prosélytisme et * courage des martyrs.

A l’égard du prochain, * respect pour l’autorité, pour la vieillesse, pour les parents.

* Justice, charité, générosité à l’égard de tous.

A l’égard de soi-même, humilité, modestie, discrétion, douceur, pureté de mœurs, * amour du travail.

En insistant particulièrement sur les points marqués d’un astérisque.

1º Sur le profond respect pour la seule vraie religion, à cause des sectes, qui maintenant, pour faire tomber le reproche que leur ont fait autrefois Muratori, et de nos jours le célèbre Wiseman, font tous leurs efforts pour avoir l’air d’être désintéressées et vraiment zélées dans leurs prédications.

2º Sur l’esprit de prosélytisme, à cause des desseins que semble avoir la Providence sur notre petit peuple. A sa grande cérémonie d’avant-hier, nous avons vu réunis dans notre petite chapelle, faite de branches et de paille, des représentants de vingt-cinq nations différentes.

3º Sur le courage des martyrs, parce que sans ce courage, vu le voisinage des Pieds-noirs, il leur est moralement impossible de ne pas perdre soit la vie du corps, soit celle de l’âme.

4º Sur le respect de toute autorité légitime, afin de préserver leur esprit de la contagion des malheureux principes qui désolent à présent tant de nations prétendûment civilisées.

Enfin, sur l’amour du travail, parce que la paresse est le défaut dominant de tous les sauvages et même celui des Têtes-plates; ou si ce n’est pas la paresse proprement dite chez ces derniers, c’est du moins une grande inaptitude au travail des mains, qu’il faut tâcher de faire disparaître à force d’exercice et de patience.

Quant aux moyens, voici ceux auxquels nous croyons pouvoir nous arrêter:

MOYENS NÉGATIFS:

1º L’éloignement de toute funeste influence. Nous sommes ici éloignés, non-seulement de la corruption du siècle, mais de tout ce que l’Evangile appelle le monde; il s’agit de conserver ce précieux avantage, en prenant les plus grandes précautions dans les rapports immédiats des sauvages avec les blancs, même avec les ouvriers que nous n’avons que pour la nécessité; parce que, bien qu’ils ne soient pas mauvais, ils sont loin d’être aussi bons qu’il le faudrait pour servir de modèles à des hommes qui ont assez d’humilité pour ne se croire bons qu’autant qu’ils se rapprochent des blancs.

2º L’intelligence de la langue maternelle seule, en se bornant dans des écoles (je parle pour l’avenir) à leur apprendre à lire et à écrire dans leur langue, puis le calcul et le chant musical. Des exceptions à cette règle ne pourraient avoir lieu qu’en faveur de ceux en qui l’on verrait des dispositions extraordinaires, et qui feraient concevoir l’espérance fondée de les voir devenir un jour des auxiliaires pour le bien de la religion. Un enseignement qui irait plus loin me semblerait fort préjudiciable à la simplicité de ces bons Indiens; simplicité, je l’avoue, sur laquelle on pourrait greffer bien des erreurs, qu’il faudrait même éclairer du flambeau des sciences humaines, si elle se trouvait dans le voisinage des prétendues lumières, mais qui est la source de toutes les vérités et de toutes les vertus, quand elle peut n’être éclairée que du flambeau de la foi. C’est en quoi Laharpe lui-même fait consister la perfection de notre ministère auprès des sauvages, en parlant des apôtres de notre Compagnie:

Eclairant par la foi l’ignorance sauvage.

MOYENS POSITIFS:

1º Emplacement de la première réduction, plan du village, nature des constructions, division de terre. Tous ces points ont été longtemps pesés et discutés. Maintenant l’emplacement est définitivement arrêté; je vous envoie ci-joint le plan du village. Les bâtisses que nous avons jugées nécessaires ou utiles sont, comme dans les réductions du Paraguay: une église de cent pieds de long sur cinquante de large, des écoles, des ateliers, des magasins, des champs publics, etc.

2º Règlement concernant le culte, les exercices religieux, le chant, la musique, les instructions et catéchismes, l’administration des sacrements, les congrégations. Dans toutes ces dispositions, nous tâcherons de nous conformer, autant que possible, à ce qui se faisait au Paraguay.

Telles sont les résolutions que nous avons prises, en attendant qu’elles soient approuvées, amendées ou modifiées par les bons conseils que nous désirons tous recevoir de tous ceux qui ont à cœur l’avancement de l’œuvre de Dieu, et qui par leur position ont grâce d’état pour nous communiquer le véritable esprit de la Compagnie.

Me recommandant à vos saints sacrifices et prières, j’ai l’honneur d’être, etc., etc.

P.J. de Smet, S. J.

P. S. Noms de dix-huit nations sauvages et de sept nations civilisées, dont les représentants assistaient avant hier à nos instructions:

Arikaras.
Chawanous.
Chippeways.
Cœurs-d’alène.
Corbeaux.
Grees.
Iroquois.
Kootenays.
Nez-percés.
Payots.
Pends-d’oreilles.
Pieds-noirs.
Ranax.
Sauks.
Serpents.
Spokanes.
Têtes-plates.
Yoots.
Allemands.
Américains des Etats-Unis.
Belges.
Canadiens.
Français.
Irlandais.
Italiens.

NEUVIÈME LETTRE

A UN PÈRE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

Sainte-Marie des Montagnes-Rocheuses,
28 décembre 1841.

Je viens de terminer un petit voyage jusqu’au fort Corville, sur le fort Columble, à environ trois cent vingt milles de notre établissement.

Quoique la saison fût très-avancée, deux raisons me déterminèrent à partir: d’abord la nécessité; il nous fallait des provisions pour l’hiver, des semences pour le printemps, des outils pour les sauvages si bien disposés au travail, des bœufs, des vaches, enfin tout ce qu’exige le premier établissement d’une réduction. Le second motif était de visiter les Pends-d’oreilles ou Calispels, qui, pour la plupart, se tiennent pendant l’automne sur la Rivière-à-Clarck.

La veille de mon départ, je fis connaître mon projet aux Têtes-plates, et leur demandai quelques chevaux de charge et une escorte en cas de rencontre des Pieds-noirs. Ils m’amenèrent dix-sept chevaux et dix jeunes guerriers. Ces dix braves, dont plusieurs avaient été criblés de balles et de flèches dans différentes escarmouches, m’ont montré, pendant tout le voyage, un dévouement, une docilité et une complaisance au-dessus de tout éloge, s’efforçant de deviner et de prévenir jusqu’à mes moindres besoins.

Nous nous mîmes en route dans l’après-dinée du 28 octobre, et fîmes environ quatre milles en descendant la vallée de la Racine-amère. Le premier jour nous ne rencontrâmes qu’un chasseur solitaire, chargé d’un gros chevreuil dont il nous offrit généreusement la moitié. Le lendemain, nous eûmes à supporter la neige qui tombait à gros flocons; chemin faisant nous prîmes un écureuil d’une nouvelle espèce; il avait la grandeur d’un rat ordinaire, les sourcils blancs, les oreilles rondes, le dos et la queue d’un gris obscur mêlé de rouge. Nous traversâmes un beau ruisseau, sans nom, le même que deux célèbres navigateurs, Lewis et Clarck, avaient remonté en 1805 pour se rendre dans le pays des Nez-percés ou Sapetans; je l’appelai le ruisseau de Saint-François de Borgia. Six milles plus bas nous arrivâmes à l’embouchure de la belle rivière de Saint-Ignace que nous traversâmes aussi. Elle entre dans la vallée de Sainte-Marie ou de la Racine-amère par un beau défilé appelé communément par les montagnards ou chasseurs canadiens, je ne sais trop pourquoi, la porte de l’enfer. Ces messieurs ont habituellement les mots de diable et d’enfer à la bouche, et je suis porté à croire qu’il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces sortes d’appellations qu’on rencontre si souvent dans le pays. Aussi j’ai examiné le Passage-du-diable, j’ai vogué sur la Course-de-Satan, je me suis trouvé entre les dents du Rateau de l’abîme infernal. Le Rateau et la Course, sur le Missouri, méritent réellement un nom qui exprime l’horreur, car l’un et l’autre sont des écueils très-dangereux. Le lit du premier est une forêt entière d’arbres et de chicots engloutis, qui ont leurs racines dans la vase, et contre lesquels les flots poussés par un courant impétueux, font un fracas épouvantable; le second, outre les mêmes difficultés, a de plus une pente si rapide que le plus habile pilote ne l’aborde qu’en tremblant. Deux fois le brave Iroquois qui conduisait mon canot, lors de mon passage en cet endroit dangereux, s’écria: «Père, nous sommes perdus.» Et moi: «Courage, Jean, confiance en Dieu; et nous sortîmes, sinon sans peur, du moins sans accident.

Le soir du second jour, nous dressâmes notre loge sur le bord d’un petit ruisseau, au pied de la montagne que nous avions à traverser le lendemain. Trois familles de la tribu de Stiet-Shoi ou Cœur-d’alène s’y joignirent à nous, pour faire ensemble une partie du voyage. J’eus le loisir de les entretenir longtemps sur des matières religieuses, et leur trouvai un caractère doux, poli, affable, et les meilleures dispositions pour la doctrine évangélique; avant de me quitter, ils me prièrent avec instance de venir instruire leur peuplade. Pendant la prière du soir, trois Kalispels arrivèrent au même endroit, et s’arrêtèrent tout court à la distance d’une centaine de pas, pour ne pas nous troubler dans nos exercices de piété. Un de nos chasseurs nous apporta un beau chevreuil, un autre deux faisans; ces derniers sont très-nombreux ici, et se laissent souvent tuer à coups de pierres; leur chair est blanche et très-délicate.

La vallée de Sainte-Marie a une étendue de cent cinquante à deux cents milles en longueur, sur quatre à sept milles de large; elle est bornée des deux côtés par des amas de rochers entassés les uns sur les autres à une hauteur considérable, presque inaccessible à cause des débris qui en encombrent le pied, et couverts en plusieurs endroits d’une légère couche de terre d’où s’élèvent jusqu’aux nues d’épaisses forêts de pins. Ces forêts sont peuplées de toutes sortes d’animaux, particulièrement de chevreuils, de biches, de grosses-cornes, de moutons d’une laine blanche comme la neige et fine comme la soie, d’ours et de loups de toute espèce, de panthères, de tigres, de chats-tigres et de chats sauvages, de carcajoux, animal à pattes courtes, long d’environ quatre pieds et d’une force extraordinaire; lorsqu’il a tué sa proie, chevreuil, cabri on grosse-corne, il enlève une partie de la peau assez spacieuse pour y passer la tête en forme de capuchon, et l’entraîne ainsi tout entière à son antre. On y trouve aussi le siffleur, espèce de marmotte, et l’original, qu’on ne parvient guère à tuer; il est si vigilant, qu’au moindre bruit, par exemple, d’une branche qui se rompt, il cesse de manger, regarde de tous côtés avec inquiétude, et ne recommence à paître que long-*temps après.

Dans la vallée, la terre végétale est en général légère; elle offre cependant de beaux pâturages. La rivière, dans presque toute son étendue, est bien boisée, particulièrement de pins, de sapins, de cotonniers, de bouleaux, d’aulnes et de saules. Parmi les oiseaux les plus remarquables, on y distingue l’aigle-nonne, ainsi appelé par les voyageurs à cause de sa couleur noire, excepté la tête qui est blanche; l’aigle noir, l’oiseau puant, l’épervier, la poule et la caille.

Le 30, trois chevaux s’étant éloignés de la bande pendant qu’ils paissaient librement la nuit (liberté dont il est rare qu’ils abusent), nous ne pûmes continuer notre route qu’à onze heures du matin. Nous escaladâmes bientôt une crevasse de rocher garnie de pins dont toutes les branches étaient couvertes d’une mousse noire et fine, en forme de festons ou de guirlandes de deuil; et nous grimpâmes ainsi l’espace d’environ six milles, guidés par un petit sentier où à chaque instant nous étions arrêtés par de gros blocs de pierre et des troncs d’arbres placés comme à dessein pour en rendre le passage impraticable. Arrivés enfin au sommet de la montagne, nous traversâmes une jolie petite plaine appelée la prairie de Kamath; c’est là que les Têtes-plates viennent chaque année au printemps déterrer la racine du même nom qui, avec la viande sèche du buffle, fait leur principale nourriture à Sainte-Marie. Nous descendîmes ensuite dans une belle prairie, d’environ dix milles d’étendue, arrosée par deux ruisseaux, qui s’y unissent pour se jeter plus loin dans la Rivière-à-Clark. Pendant qu’on dressait la loge pour y passer la nuit, je vis un Pied-noir qui se cachait dans les environs; je n’eus garde d’en parler à mes jeunes braves, qui n’auraient pas manqué de l’attaquer; mais le soir je pris la précaution de faire faire bonne garde autour des chevaux.

Le lendemain était un dimanche; je célébrai le saint sacrifice de la Messe, et je baptisai trois petits enfants des Cœurs-d’alène qui m’accompagnaient; le reste de la journée se passa en prières et en instructions; Técousten, le chef de mon escorte, en fit deux à ses camarades et parla avec beaucoup de force et de précision sur différents points de la religion qu’il avait déjà entendu expliquer.

Le lundi, fête de la Toussaint, après avoir célébré le saint sacrifice, je fis lever le camp, et nous nous rendîmes, par un défilé d’environ six milles, au pied de la Rivière-à-Clark.

Nous y étions attendus par deux camps de Kalispels; avertis de notre arrivée, hommes, femmes et enfants accoururent pour me donner la main, avec toutes les démonstrations de la joie la plus sincère. Le chef du premier camp s’appelait Chalax; je baptisai dans sa petite peuplade vingt-quatre enfants et une jeune Kootenaise moribonde. Comme le pays que nous avions à parcourir n’offrait que peu de ressources, il nous procura six ballots de viande de buffle.

Le chef du second camp, nommé Koytilpo, avait trente loges sous ses ordres; je résolus de passer la nuit avec eux. Je fus agréablement surpris en les entendant réciter fort bien les prières que j’avais enseignées aux Têtes-plates lors de ma première visite. Voici le mot de l’énigme: ayant appris que je reviendrais aux montagnes l’année suivante, ils envoyèrent chez les Têtes-plates un jeune homme intelligent et doué d’une bonne mémoire, qui, en peu de temps, apprit et retint les prières, les cantiques et les points essentiels au salut. Rentré dans son village, il employa tout l’hiver à les enseigner à ses compatriotes, et y réussit si bien, que je les trouvai parfaitement instruits. La même ardeur s’était communiquée aux autres petits camps avec le même succès. Ce fut une grande consolation pour moi de voir faire le signe de la croix et d’entendre prier et chanter les louanges de Dieu dans un désert de près de trois cent milles d’étendue, où jamais prêtre catholique n’avait encore mis le pied. Ces bons Indiens étaient au comble de la joie en apprenant que j’espérais bientôt pouvoir laisser un Père au milieu d’eux. Ils avaient déjà fait un premier essai de la vie civilisée en cultivant les patates; ils m’en offrirent plusieurs plats; ce fut les premières que je vis depuis mon départ des Etats-Unis. Leurs loges sont faites en nattes de jonc, comme celles des Potowatomies, à l’est des Montagnes. Avant de se coucher, ils assistèrent encore à des instructions que leur firent Técousten et un autre chef. Quelle admirable leçon pour les Européens! Tous les soirs, l’un des chefs fait une instruction ou donne quelques avis salutaires à sa peuplade, et tous y assistent avec tant de respect, de modestie et de recueillement, qu’à les voir on les prendrait plutôt pour des religieux que pour des sauvages. Lorsque le chef finit, tous répondent Koey! mot qui correspond à notre Amen. Le lendemain, avant mon départ, je baptisai vingt-sept de leurs petits enfants.

Dans la matinée, nous traversâmes une montagne et entrâmes dans la grande plaine de Kamath. Les loups y sont très-nombreux et féroces; au printemps dernier ils ont enlevé aux Kalispels et dévoré plus de quarante chevaux. Une fontaine d’eau bouillante se trouve à peu de distance du nord-est. Un défilé montagneux d’environ dix milles nous conduisit de cette plaine dans la belle prairie aux chevaux. Là, quinze loges de Kalispels nous reçurent avec les mêmes démonstrations d’amitié que leurs compatriotes de la veille. Le chef, qui avait fait plusieurs milles pour venir à ma rencontre, m’avoua franchement que des ministres américains, qu’il avait rencontrés pendant l’été, lui avaient rendu ma prière (religion) fort suspecte: «Mon cœur se trouve divisé, ajouta-t-il, et j’ignore à quoi m’en tenir.» Je n’eus point de peine à lui faire comprendre la différence entre ces messieurs et les prêtres, et les motifs de leurs calomnies contre la véritable Eglise de Jésus-Christ.

A l’entrée de la prairie aux chevaux se trouve un beau petit lac d’environ six milles de circonférence, entouré de hautes montagnes. A cause de la fête que célébrait l’Eglise en ce jour, je l’appelai le lac des Ames.

Le 3 novembre, après avoir dit les prières de grand matin et donné une instruction à tous les sauvages réunis, nous continuâmes notre marche sur les bords de la Rivière-à-Clark, que nous devions côtoyer pendant huit jours, nous fûmes une grande partie de la journée sur le penchant d’une haute montagne, gravissant un rocher raboteux et brisé de quatre à cinq cents pieds d’élévation. J’avais vu de bien mauvais passages, mais aucun ne m’avait encore paru si dangereux; le monter à cheval était impossible; à pied j’allais m’épuiser de fatigue avant d’être au bout. Je me rappelai que nous avions à notre suite une vieille mule assez prudente et pas trop vicieuse; je m’attachai à sa queue et tins ferme; au moyen de quelques cris et coups de fouet, la bonne bête me traîna fort patiemment jusqu’au sommet. Là nous jouîmes un instant du plus beau coup d’œil qu’on puisse s’imaginer: au bas, la rivière et ses environs; au-dessus de nos têtes des rochers s’élevant graduellement en amphithéâtre; en face, dans le lointain, des montagnes à perte de vue couvertes de pins jusqu’aux sommets. En descendant je changeai de position, je m’accrochai à la bride de ma mule, qui, continuant sa route pas à pas, me déposa sain et sauf au pied du mauvais rocher (c’est le nom que lui donnent les sauvages).

La Rivière-à-Clarck passe ici entre deux hautes montagnes escarpées. Cette belle rivière présente successivement toutes les phases capables d’enchanter le voyageur; tantôt ses eaux coulent majestueusement avec un doux murmure entre deux rives ombragées d’arbres de toute espèce; tantôt elle s’élargit dans un lit plus spacieux, et se transforme en une surface large, calme, unie et resplendissante comme un cristal. Bientôt des rochers la rétrécissent ou l’interceptent; alors elle s’élance en courants impétueux où l’eau s’échappe, comme un éclair, en chutes et en cascades et le mugissement des ondes imite le fracas des tourbillons que la tempête excite dans la forêt. En un mot, rien de plus varié que son cours, rien de plus pittoresque que ses rives. J’y ai surtout remarqué les différentes espèces de tamarins et de lichnis, plante médicinale dont parle Charlevoix dans son Histoire du Canada.

Nous ne rencontrâmes ce jour qu’une seule famille de Kalispels. Tandis que les vieilles femmes montaient la rivière dans leur léger canot d’écorces d’épinettes, qui portaient en même temps leurs petits enfants et tout leur ménage, les hommes marchaient à pied, le long de la rive, armés d’arcs et de fusils pour la chasse du gibier. Dans tous les petits prés ou marécages que nous traversâmes, nous vîmes un grand nombre de chevaux que les sauvages y laissent sans gardiens souvent pendant plusieurs mois; c’est ce qu’ils appellent mettre les chevaux en cage; en effet, il est rare qu’ils s’en éloignent à une grande distance.

Nous entrâmes, le 4, dans une forêt de cèdres et de pins, si épaisse, que dans presque toute son étendue nous pouvions à peine voir à la distance de vingt verges. Nos bêtes de somme souffrirent beaucoup du manque d’herbe pendant les trois jours que nous mîmes à la traverser. C’était un véritable labyrinthe; du matin au soir on n’y faisait que tourner dans tous les sens pour éviter les milliers d’arbres que les feux, les tempêtes ou l’âge avaient abattus. Enfin nous en sortîmes, et nos yeux purent s’étendre sur toute la surface du grand lac des Kalispels ou Pends-d’oreilles, sur ses îlots boisés de pins, sur ses haies, sur les collines qui, partant de ses bords s’élèvent par terrasses ou couches graduelles jusqu’à ce qu’elles se perdent dans les hautes montagnes couvertes de neige. Le lac a environ trente milles en longueur, et quatre à sept en largeur.

Un autre spectacle plus magnifique encore, nous avait frappés avant d’arriver au lac. La partie de la forêt qui l’avoisine est dans son genre une véritable merveille; les sauvages disent que c’est la plus belle de l’Orégon. Il serait, en effet, difficile de trouver ailleurs des arbres aux proportions plus gigantesques. Du milieu des bouleaux, des aulnes et des hêtres, qui n’y ont pas moins de deux brasses de circonférence, le cèdre dresse sa tête altière et les surpasse tous en grandeur. J’en ai mesuré un qui avait quarante-deux pieds de périmètre; un autre, qui se trouvait à terre, offrait deux cents pieds de long, sur quatre brasses de grosseur. Les branches de ces colosses s’entrelacent au-dessus des hêtres et des bouleaux, et leur beau feuillage forment une voûte si touffue que les rayons du soleil ne pénètrent jamais à leur base tapissée de lychnis et d’autres plantes vertes; à voir sous ce dôme toujours vert les troncs s’élancer par milliers comme autant de colonnes majestueuses, on dirait un temple immense élevé par la nature à la gloire de son Auteur.

Nous entrâmes sous ce dôme magnifique, épuisés de fatigue; pendant une demi-journée nous avions escaladé dans la forêt les flancs d’une haute montagne par un sentier si affreux, que plusieurs fois je crus toucher à ma dernière heure. Une fois surtout, je m’étais écarté de mon escorte, et me trouvais seul sur une de ces projections de rochers, si fréquentes sur les Montagnes Rocheuses que je n’y faisais pas attention. Quels furent ma surprise et mon effroi, lorsque je me vis sur une pointe de deux pieds de large seulement, ayant en face un abîme, à ma gauche un rocher perpendiculaire, à ma droite un précipice d’environ mille pieds! mon unique ressource était un parapet un peu plus large, à trois pieds verticalement au-dessous de moi; mais il fallait y descendre d’un saut; ma mule s’arrêtait devant la descente, et le plus léger caprice de la bête pouvait nous précipiter dans l’abîme. N’ayant pas de temps à perdre, je me recommandai à Dieu et donnai de l’éperon; le saut de ma bête fut heureux, et je me trouvai hors de danger. Ces récits trouveront peut-être des incrédules? Eh bien! dites-leur que je les invite à venir partager mes travaux; je leur promets d’avance qu’il admireront avec moi les merveilles de la nature et qu’ils auront comme moi leurs moments d’admiration et de crainte.

Je ne puis passer sous silence la bonne rencontre que je fis dans la forêt. Me trouvant sur le penchant d’une haute colline, je découvris une petite loge de joncs placée sur le bord de la rivière. J’appelai quelque temps, mais point de réponse. Je me sentis comme entraîné à la visiter et me fis accompagner par mon interprète. Nous y trouvâmes une vieille femme, seule, aveugle et bien malade. Je lui parlai du Grand-Esprit et des vérités les plus essentielles au salut. L’exemple de l’apôtre saint Philippe nous apprend qu’il est des circonstances où toutes les dispositions requises peuvent se trouver implicitement dans un acte de foi et dans un désir sincère de ne vouloir entrer au ciel que par la bonne porte. Toutes les réponses de la pauvre vieille exprimaient le désir de connaître et d’aimer Dieu. «Oui, me disait-elle, j’aime Dieu de tout mon cœur; il m’a fait tant de grâces pendant ma vie! Oui, je veux être son enfant et me réunir à lui pour toujours.» Aussitôt elle se mit à genoux et me demanda le baptême. Je la nommai Marie, et lui mis au cou une médaille miraculeuse de la sainte Vierge. En la quittant, je l’entendis encore remercier Dieu de cette heureuse rencontre.

A peine avais-je regagné mon petit sentier, que je rencontrai le mari de la vieille, courbé sous le poids de l’âge et des infirmités, il pouvait à peine se traîner. Il venait de tendre un piége aux chevreuils dans la forêt, lorsqu’informé de mon approche par mes gens, il hâta le pas, et d’aussi loin qu’il m’aperçut, il se mit à crier d’une voix tremblante: «O que j’ai le cœur content!» et le bon vieillard me serra affectueusement la main, répétant toujours les mêmes paroles. Les larmes m’échappaient en voyant l’affection de ce brave homme, et je fus quelques minutes sans pouvoir lui parler. Enfin je lui annonçai que je sortais à l’instant même de sa loge, et que j’avais baptisé sa femme. «J’ai appris, me répondit-il, votre arrivée aux Montagnes l’année dernière; j’ai su que vous y avez baptisé beaucoup de nos gens. Je suis pauvre et vieux, je n’espérais pas avoir le bonheur de vous voir, Robe-noire, rendez-moi aussi heureux que ma femme; moi aussi je veux appartenir à Dieu, et nous l’aimerons toujours.» Je le conduisis au bord d’un torrent tout proche et lui donnai le baptême avec le nom de Simon. En me voyant partir, le bon vieillard ne cessait de crier et de répéter: «Oh! que Dieu est bon! je vous remercie, Robe-noire, du bonheur que vous m’avez procuré! J’ai le cœur si content! Oui, j’aimerai toujours Dieu! Oh! que Dieu est bon! que Dieu est bon!»

Ces petites rencontres sont nos consolations. Je n’aurais voulu changer en ce moment ma situation pour aucune autre sur la terre. J’ai la ferme conviction qu’une telle rencontre vaut seule un voyage aux Montagnes. Ah! bons et chers Pères d’Europe, je vous en conjure au nom de Jésus-Christ le Sauveur du monde, ne balancez pas de venir dans cette vigne; la moisson y est mûre et abondante. Le Seigneur ne nous dit-il pas: Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur? C’est parmi les pauvres sauvages de ces montagnes isolées que le feu de la grâce divine s’allume partout. Parlez-leur des choses du ciel, aussitôt leurs cœurs s’embrasent de l’amour divin, et ils mettent la main à l’œuvre. Nuit et jour ils sont à nos côtés, insatiables du pain de la parole de vie. Combien de fois les ai-je entendus s’écrier: «Ce sont nos péchés sans doute qui nous ont rendus si longtemps indignes de connaître ces paroles consolantes.» J’ajouterai qu’il n’y a pas de sauvages au monde plus avides de connaître la voie du salut et chez qui il y ait si peu d’empêchements à l’introduction de l’Evangile. Ils n’ont ni idoles ni sacrifices; il ne reste plus parmi eux aucun vestige de superstition; ils n’ont aucune distinction de caste, et le voisinage des blancs avec le cortége de vices qui l’accompagnent, ne s’y fait pas encore sentir.

Sans doute qu’on rencontre des désagréments et des peines; mais doivent-elles arrêter le zèle d’un missionnaire? Le désert à traverser est immense et monotone, mais on en voit la fin et on s’y prépare à l’apostolat; les bêtes féroces le remplissent, mais elles fuient à l’approche de l’homme. Si quelquefois on y est condamné à un jeûne d’un ou deux jours, ce qui arrive, on en gagne meilleur appétit pour les jours suivants; si une nuit orageuse ou les hurlements d’un loup vous empêchent de serrer l’œil, on en dort mieux la nuit suivante; si la route qu’on se fraie, les sauvages ennemis qu’on rencontre, mettent la vie en danger, ces contre-temps nous apprennent à ne mettre notre confiance qu’en Dieu, à bien prier, à tenir nos comptes toujours en règle, et à la crainte d’un instant succèdent une joie et une reconnaissance durables.

Je dois avouer que je ne sais pas encore ce que c’est que de souffrir des privations pour le doux nom de Jésus. Au contraire, je rencontre ici partout l’heureuse application du texte si consolant de l’Evangile: Jugum meum suave est, et onus meum leve. On trouvera au dernier jour que le nom du Sauveur a fait des merveilles parmi ces pauvres peuples, car l’empressement pour venir entendre sa sainte parole y tient du prodige. De tous côtés ils accourent d’une grande distance sur mon passage, m’offrant avec empressement tous leurs petits enfants à baptiser. Plusieurs m’ont suivi des journées entières uniquement pour assister aux instructions. Partout les personnes âgées demandent la régénération avec instance. Ah! vraiment les entrailles se dessèchent à la vue de tant d’âmes exposées à périr faute de secours. C’est ici qu’on doit s’écrier avec l’Evangéliste: Messis quidem multa, operarii verò pauci. Où est le Père de la Compagnie dont le cœur ne s’enflamme en entendant ces nouvelles? où est le chrétien qui refuserait son obole pour coopérer à une œuvre comme celle de la Propagation de la Foi; l’œuvre la plus catholique et la plus glorieuse de notre siècle, puisqu’elle procure le salut de tant de milliers d’âmes qui, sans son secours, resteraient ensevelies dans les ombres de la mort?

Pour ne pas revenir trop souvent sur les mêmes points, je dirai ici que pendant ce voyage de quarante-deux jours, j’ai baptisé cent quatre-vingt-dix personnes, dont vingt-six adultes vieux ou malades, et j’ai prêché à plus de deux mille Indiens, venus exprès des différentes parties de ces montagnes pour entendre la parole de Dieu. J’ose espérer que, conduits par une grâce et une providence si visibles, ils ne tarderont pas à se ranger tous sous l’étendard de leur divin Chef Notre-Seigneur Jésus-Christ.

J’ai trouvé parmi ces Indiens plusieurs petits enfants baptisés par le révérend et zélé M. de Mers, prêtre canadien, qui demeure à Wallamette, non loin de l’océan Pacifique, et qui a fait plusieurs excursions jusqu’au fort Colville.

Nous passâmes le dimanche 7 novembre en pratiques de dévotion auprès de trois familles de Kalispels, sur le bord du lac de ce nom, où nous étions arrivés la veille, comme je l’ai dit plus haut. Deux chaloupes chargées de marchandises et conduites par huit métis engagés à la Compagnie de la baie d’Hudson, y arrivèrent à temps pour assister aux offices divins. Parmi eux se trouvait Charles, interprète tête-plate qui m’avait rendu, l’année dernière, de si grands services. Je rendis grâces à Dieu de cette heureuse rencontre; il était en route pour venir me rejoindre encore cette année. Je dois cet excellent interprète au digne et respectable gouverneur de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, M. Mac Lauchlin, au service duquel Charles était engagé.

Il nous fallut trois jours pour nous rendre à la traverse des Kalispels. Le long de la rivière, nous rencontrâmes, de distance en distance, un grand nombre de petits camps sauvages de quatre à six loges. Ces pauvres gens sont obligés de s’éparpiller en hiver pour trouver de quoi vivre par la pêche et par la chasse. Dans une pauvre petite hutte de jonc, je trouvai cinq vieillards presque octogénaires, dont trois aveugles et deux borgnes. C’était une image frappante de la misère humaine. Je leur parlai longtemps des moyens de salut et du bonheur de la vie future; leurs réponses édifiantes m’attendrirent jusqu’aux larmes: «O Dieu, disaient-ils, quel bonheur nous vient dans nos vieux jours! Nous vous aimerons, ô notre Dieu! oui, nous vous aimerons jusqu’à la mort.» Dès qu’ils eurent compris la nécessité du baptême, ils se jetèrent à genoux pour le recevoir. Je n’ai encore jamais rencontré parmi ces gens, je ne dirai pas de l’opposition, mais pas même la moindre marque de froideur ou d’indifférence.

La traverse des Pends-d’oreilles offre un bel emplacement pour une réduction. La prairie est grande et fertile, le bois ne manquera jamais, la rivière est très-poissonneuse. Au fond de la prairie est un petit lac ou marais d’environ six milles de circonférence, véritable rendez-vous de toute espèce d’oiseaux aquatiques. On y serait à proximité d’un grand nombre de tribus sauvages; les Cœurs-d’alène, les Spoknanes, les Chaudières, les Simpoils, les Kooteneys, les Gens-du-Lac, les Nez-percés, et plusieurs autres, ne sont guère qu’à deux ou trois journées de marche de là. Enfin le Fort Colville n’en étant qu’à une forte journée, on aurait la plus grande facilité de s’y pourvoir de vivres, d’outils et d’objets d’habillement.

Le 13, nous mîmes huit heures à traverser une haute montagne couverte de neige. Le soir, à peine étions-nous campés sur un petit ruisseau qui se jette dans le fleuve Columbie, que nous reçûmes la visite de plusieurs Kalispels. Je fus agréablement surpris de la permission que l’un d’eux me demanda: «J’arrive de la chasse, me dit-il, où j’ai tué un chevreuil; il est maintenant trop tard pour aller le chercher, et demain c’est le jour du Grand-Esprit (dimanche); me permettriez-vous, Robe-noire, de l’emporter chez moi demain, car mes petits enfants sont à jeun?» Leçon admirable pour les chrétiens d’Europe! Ce sauvage n’avait vu un prêtre qu’une seule fois en sa vie! Un autre me fit présent d’une oie qu’il avait tuée; un troisième me présenta un petit panier rempli de Kamath. Je passai le dimanche avec eux à leur grande satisfaction.

Le lendemain, dans l’après-dînée, nous nous rendîmes au fort. Nous y passâmes trois jours pour arranger nos selles et emballer nos vivres et nos semences. Partout où l’on rencontre les Messieurs de la Compagnie de la baie d’Hudson, on est sûr d’un bon accueil; ils ne s’arrêtent pas seulement aux démonstrations de la politesse et de l’affabilité, ils préviennent vos désirs pour vous rendre service. Dans cette circonstance, le commandant du fort, M. Macdonald, Ecossais de nation, alla si loin, qu’il fit préparer par sa dame et mettre à mon insu parmi nos provisions toutes sortes de petites douceurs, telles que sucre, café, thé, chocolat, beurre, biscuits, farines, volailles, jambons et chandelles. Outre les instructions que j’adressai pendant la messe aux Canadiens engagés au service du fort, j’eus plusieurs conférences avec le chef des Shuyelpi ou Chaudières, homme intelligent, qui m’invita à venir évangéliser sa nation.

Nous quittâmes le fort le 18. Il ne se passa rien de bien remarquable pendant notre retour, si ce n’est un fait que je veux raconter pour l’instruction de ceux qui pourraient faire la même route que nous; il ne prouve que trop combien il est utile d’être quelquefois méfiant, et que partout on retrouve des enfants d’Eve. Nous avions laissé à la traverse des Pends-d’oreilles cinq ballots de viandes sèches; à notre retour, n’en trouvant plus que deux, je demandai au chef ce que les autres étaient devenus: «J’ai honte, Robe-noire, me répondit-il, j’ai peur de vous parler. Vous savez que j’étais absent lorsque vous avez mis vos ballots dans ma loge. Ma femme les a ouverts pour voir si la viande n’était pas moisie; les dépouilles (c’est-à-dire la graisse) lui parurent si belles et si bonnes qu’elle en goûta! Quand je rentrai, elle m’en offrit ainsi qu’à mes enfants; le bruit s’en répandit dans le village, les voisins sont venus, et nous en avons mangé tous ensemble.» Deux ou trois jours plus tard, nous n’aurions plus rien retrouvé du tout. Si ce brave homme avait voulu imiter l’histoire de nos premiers parents, il n’aurait pu mieux jouer son rôle. Cette aventure me fournit l’occasion de les instruire de cette première prévarication et de ses tristes suites. Le chef prit ensuite la parole, et après avoir bien grondé sa femme, il protesta au nom de tous que cela n’arriverait plus à l’avenir. Ces pauvres gens tâchèrent de nous dédommager de leur mieux, et nous offrirent deux sacs de racines sauvages et un panier remplis de pâtés de mousse de pin aussi durs que la colle forte. La nécessité nous força d’accepter ces pâtés de nouvelle espèce; on les prépare en les mettant dans de l’eau bouillante; ils forment alors une soupe épaisse et élastique qui a l’apparence et le goût du savon, et qui, assaisonnée d’une bonne faim et d’une grande disette d’autre nourriture, se laisse manger.

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