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Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 2 of 2)

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The Project Gutenberg eBook of Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 2 of 2)

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Title: Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 2 of 2)

Author: Hippolyte Mazier du Heaume

Release date: June 19, 2011 [eBook #36469]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS (VOL. 2 OF 2) ***

Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed

Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS

Par M. Hippolyte MAZIER DU HEAUME,

Auteur des Observations d'un Français sur l'enlèvement des chefs-d'oeuvre du Muséum de Paris, en réponse à la lettre du duc de Wellington au lord Castelreagh, en 1815.

TOME SECOND.

À PARIS, CHEZ Fr. LOUIS, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1824.

     Qu'Athènes du tombeau renaisse à votre voix!
     Rendez-lui ses talens, ses vertus et ses lois.

VOLTAIRE.

TABLE DES CHAPITRES.

TOME I.
CHAPITRE PREMIER.

Philoménor, né à Rhodes, fait ses études à Athènes.—M. Fauvel.—Le jeune grec quitte l'Achaïe.—Il se retire à Parga.—Il abandonne la Grèce.—Il fait voile pour l'Italie.—Il parcourt les états de cette presqu'île; il se rend en Hollande et en Angleterre.—Il arrive en France et s'y fixe.—Son enthousiasme pour ce beau royaume.—Abus nombreux qui détruisent son enchantement.—Son indignation.—Ses reproches très-fondés.

CHAPITRE II.

Philoménor assiste à une séance publique de l'Institut.—Ses idées sur les salles intérieures de ce monument.—Ses questions.—Mes conseils.—Pensée de Platon.—Piron.—Façades extérieures.—Réflexions de Philoménor à ce sujet.—Société des Amis des arts.

CHAPITRE III.

Sur le bien que la Société des Amis des arts peut produire en étendant les premières attributions de sa destination.—Palais.—Hospices.—Mendicité.—Fondation d'un hôtel des Invalides religieux et d'un hôtel des Invalides civils.—Vers de Gilbert.

CHAPITRE IV.

Moyens faciles d'embellir Paris et d'en faire disparaître les plus ignobles quartiers, tout en conservant les monumens les plus remarquables.—Indication sommaire des principales antiquités de Paris.—Plaintes fondées sur la destruction des plus beaux édifices de France.—Château de Chambord.—Comment on peut préserver les édifices célèbres des ravages du vandalisme.—Fontaines de Paris.—Purification des eaux.—Projet du docteur Doé.—Nouvel édifice thermal.—Tableau de Paris, en suivant les plans de l'auteur.

CHAPITRE V.

Il faut être constant dans l'exécution des plans mûrement réfléchis et arrêtés.—Puérilité des décors employés dans les fêtes et cérémonies d'apparat.—Moyen d'y remédier.—Rétablir quelques réglemens de l'ancienne Académie.—Combien il est dangereux de laisser sortir de France des chefs-d'oeuvre introuvables.—Regrets de l'auteur sur leur disparition et leur sortie de France.—Exemples frappans.—Collection Fesch.—Magnifique Paul-Potter.—Armure du chevalier La Hire.—Introduction en France d'une loi romaine conservatrice.—Non-seulement il faut conserver, mais faire encore de nouvelles acquisitions.—Anathême lancé sur certains artistes.—Moyens de se procurer de nouvelles richesses en antiques.—Voyages en Grèce, en Italie, d'un homme célèbre.—Espérances trompées des amateurs des arts.—Facilité de découvrir de nouveaux monumens.—Pêche monumentale du Tibre.

CHAPITRE VI.

Corps législatif.—Observations de Philoménor sur ce palais.—Fameuse pétition relative aux émigrés.—Vues diverses de l'auteur à ce sujet.—Légère rétribution.—Domaines en Corse.—Statues de la salle du palais.—Anecdote inédite sur le buste de Louis XVII.—Voeux de l'auteur.

CHAPITRE VII.

Penchant des décorateurs pour les colifichets qui se renouvellent souvent.—Bas-relief de Louis XIV à Versailles.—Bas-relief du même monarque au Musée détruit des Petits-Augustins.—Morceaux intéressans qui s'y détériorent d'un jour à l'autre.—Nécessité d'un nouveau répertoire de ces objets précieux.—Musée d'architecture.—Critique du projet d'un architecte.—Recréer l'ancien Musée français avec les débris non replacés.—Nécessité d'un répertoire nouveau de ces objets précieux.—Fondation d'un Musée de sculpture moderne.—Établissement d'un Musée universel statuaire en modèles de plâtre.—Musée des copies des plus excellens tableaux que nous avons perdus ou que nous n'avons jamais possédés.—Réponses péremptoires aux objections que l'on ferait à ce sujet.

CHAPITRE VIII.

De l'usage malheureusement trop commun des compositions fragiles.—Fronton du Corps législatif et des Invalides.—Chapelle expiatoire de la Conciergerie.—Église Sainte-Élisabeth.—Val-de-Grâce.—Tombeau du cardinal Du Belloy.—Carrières des marbres de France.—Caveaux des deux premières races à Saint-Denis.

CHAPITRE IX.

Il ne faut se servir dans les monumens publics que de matières solides.—Passage extrait du voyage de Kamgki, par M. le duc de Lévis.—Faire moins et faire bien.—Imiter ses ancêtres.—Mosaïques des Invalides et du Musée.—Nos modes contribuent à leur destruction.—Peintures à fresque.—La Mosaïque doit être plus particulièrement encouragée.—Musée royal.—Mouleurs en plâtres ou réparateurs des statues.—Dissertation historique sur la Vénus de Milo.—Rapprochemens singuliers entre cette Vénus du Musée français et une autre Vénus du British Muséum.—Zodiaque de Denderah.—Anecdote sur l'aiguille de Cléopâtre.—Lacune presque continuelle dans les tableaux du grand Musée.—Moyens d'y suppléer.—Projet d'un complément conservateur de ce monument.—Musée du Luxembourg.—Lacunes essentielles à remplir.

CHAPITRE X.

Manufacture des Gobelins.—Critique des bâtimens de cet établissement.—Plan et moyen de restauration.—Notice historique.—Ouvriers, tentures, expositions.—Améliorations, encouragemens.—Musée des arts et métiers.—Maison des Jeunes-Aveugles.—Leur admirable industrie.

CHAPITRE XI.

Marchés publics.—Abus.—Réformes possibles.—Bazars, leur agrément.—Bibliothèque royale, son histoire abrégée.—Bibliothécaires.—Cabinet des médailles.—Anecdotes curieuses et importantes sur l'enlèvement forcé de quelques objets de cette collection.—Cabinet des gravures.—Galeries des manuscrits.—Histoire du vol d'Aimon.—Hôtel de ville.—Sa bibliothèque.—Réparer ce monument municipal; indication des moyens.

CHAPITRE XII.

Cathédrale.—Préparatifs pour la fête du baptême du duc de Bordeaux.—Décors peu analogues avec la vieille métropole.—Ornemens plus en rapport avec l'architecture gothique.—Avantages qui en eussent résulté.—Note remarquable.—Philoménor assiste à la cérémonie du baptême.—Pièce de vers.—Présages anecdotiques sur le duc de Bordeaux.

CHAPITRE XIII.

Suite du même sujet.—Description du choeur de Notre-Dame.—État déplorable des autres parties de cette basilique.—Continuelles mutilations qu'elle éprouve.—Ornemens mesquins.—Voeux de l'auteur pour cet édifice et les autres églises qui sont à construire et à réparer.—Obstacles qui doivent contrarier ses plans.—Il est nécessaire d'agrandir la place de la cathédrale.—Éloigner l'Hôtel-Dieu de cette enceinte.—Motifs de cette mesure.—Emplacement favorable pour cet établissement.

CHAPITRE XIV.

Le pays latin.—Lecteurs ambulans.—Les arts ont singulièrement gagné dans la classe des riches bourgeois de Paris, et même dans celle des artisans.

CHAPITRE XV.

Montagne Sainte-Geneviève.—Bibliothèque.—Leçon d'un professeur du collège de France.—Étonnement du jeune, Grec sur l'emploi du local.—Anecdote prussienne.—La Sorbonne et sa restauration.

CHAPITRE XVI.

La Sainte-Chapelle.—Le Palais.—Incohérence de ses différentes parties.—Cheminées, tuyaux.—Procédé anglais pour absorber et utiliser la vapeur des poêles.—Embellissemens possibles pour le tribunal suprême.—Terre-plein du Pont-Neuf.—Échafaudage monstrueux près d'un des plus beaux monumens de Paris.—Chambre de cassation.—Statues de d'Aguesseau et de l'Hôpital.—Monument Malesherbes.—Galeries du Palais telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être.

CHAPITRE XVII.

Fête publique.

CHAPITRE XVIII.

Inauguration de la statue de Louis-le-Grand sur la place des
Victoires.—Description de la cérémonie.—Pièce de vers.

CHAPITRE XIX.

De l'ancienne salle de l'Opéra.—Translation des acteurs au théâtre Favart.—Nécessité sentie d'une salle provisoire.—La salle de la rue Richelieu ne doit pas être regrettée.—Quel emploi convenable on eût pu faire de cet édifice.—Quelques mots sur Monseigneur le duc de Berri.—Anecdotes et rapprochemens singuliers.—De la nouvelle salle.—Censure piquante et naïve d'un homme du peuple.—Mot heureux d'un littérateur très-connu.—Pourquoi l'on a choisi et préféré l'hôtel Choiseul pour y mettre l'Opéra.—Facilité de mieux placer ce théâtre.—À quel édifice de Paris ressemble la façade de la nouvelle Académie de musique.—Façade latérale de la rue Pinon.—Quelques abus détruits, d'autres conservés.—Intérieur de la salle.—Usage accidentel des cinquièmes loges.—Grandes loges.—Parterre très-commode.—Lustre magnifique.—Foyer.

CHAPITRE XX.

La salle d'Opéra provisoire rend indispensable un théâtre solide et durable.—La France est lasse de colifichets.—Quelles sont les raisons de ce dégoût?—Colysée antique.—Les obstacles à l'érection d'un opéra permanent doivent être nuls.—Singularité.—Projets.—Panoramas de la scène perfectionnés.—Vaucanson modernes.—Moyen d'assainir la salle.—Illusions en tout genre.—Théâtre de Bologne, de Milan, de Parme.—Il est à craindre que le provisoire ne soit incommutable.—Concours, non des élèves architectes, mais des artistes maîtres pour une salle définitive.

CHAPITRE XXI.

Emplacement d'un théâtre durable.—Projets du prince de Ligne, magnifiques, mais impossibles.—Notice sur cet amateur des arts.—Quartier superbe de Paris, si l'on eût suivi ses plans.—Arc de triomphe de l'Étoile, l'achever et le consacrer à la paix.—Champs-Élysées.—Comment les embellir.—Planter des jardins d'hiver, qui manquent à Paris.—Jardins d'hiver de Vienne et de Pétersbourg.—Description de ceux qui se trouvent dans cette dernière ville.—Espérances de l'auteur.—Réfutation du plan d'un homme de grand mérite.—Monument de la Bourse.

CHAPITRE XXII.

Philoménor au spectacle de l'Opéra.—Ses nombreuses questions.—Acteurs, actrices.—MM. Dérivis, Bonnel, La Feuillade, Nourrit, Adolphe, Laïs, Dabadie, Lecomte.—Anecdote sur Lavigne.—Mmes Branchu, Grassari, Javareck.—Les doublures jouent plus souvent que les premières cantatrices.—Admirable talent de Mme Albert, qui, depuis sa rentrée, n'a pas eu de rôle dans les pièces nouvelles.—Résultat fâcheux du congé sec donné à Mme Fay.—Traité aussi ridicule que désavantageux entre la direction du théâtre de Londres et celle de l'Opéra de Paris.—Chef d'orchestre.—Les instrumens couvrent beaucoup trop les voix.—Récompense proposée pour une ingénieuse découverte.—Pirouettes.—MM. Paul, Albert.—Danse grave.—Singuliers contrastes.

CHAPITRE XXIII.

Art mimique.—Son origine.—Rhume d'Andronicus.—Système admirable des immortels abbés de l'Épée et Sicard.—Réflexions d'un encyclopédiste.—Mmes Heinel, Guimard, Gardel et Clotilde.—On doit la perfection de la pantomime à Mlle Bigottini.—Portrait de cette actrice dans le ballet de Clari.—Mmes Courtin, Fanny Bias, Anatole, Marinette.—MM. Albert, Montjoie, Ferdinand.—Pantomimes de MM. Franconi dans leurs tournois.

CHAPITRE XXIV.

Promenades nouvelles de Philoménor dans certains quartiers de Paris.—Étrange malpropreté.—Chantiers de la capitale.—Ponts sans cesse obstrués.—Abus toujours renaissans malgré les ordonnances.—Reléguer strictement certaines professions dans des marchés communs.—Raisons de cette mesure.—Fontaine de Grenelle.—Colonnade du Louvre.—Intérieur et cour du même palais.—Guinguettes et magasins de plâtres-modèles.—Carrousel.—Salle de réunion des trois pouvoirs.—Plan de ce temple des lois.—Faire disparaître les ménageries de ce quartier, et pourquoi.

CHAPITRE XXV.

Quelques réflexions sur les fondateurs de nos principaux monumens.—École Militaire.—Quelle pourrait être sa destination.—Champ de Mars.—Y élever des amphithéâtres.—En entretenir et en planter les terrasses.—Utilité de ces réparations.—Mot très-vrai de M. de Lacretelle sur nos fêtes publiques.—On doit conserver les édifices élevés pendant la révolution.—Il faut leur imprimer des formes royales.—Colonne de la Place Vendôme.—Arc de Triomphe du Carrousel.—Tuileries.—Étonnement très-fondé de Philoménor.—Statues des niches et portiques du Palais, des Jardins et Bosquets.—Réaliser un projet de M. le duc de Lévis.—Surveillance trop peu sévère au Carrousel, et en quoi.—Jours de revue.—Saint-Cloud.—Versailles.—Dévastations non réprimées dans les parcs et parterres de ces résidences.—Bains d'Apollon violés.—Rocailles et ornemens des bosquets fermés et publics.—Colonnades du Château.—Les vrais moyens de restauration n'ont point été employés dans les bois détruits en 1815.—Accidens arrivés aux monumens de Paris.

CHAPITRE XXVI.

Guichets des Tuileries.—Passages infectés par des immondices.—L'invention de M. Dufour, perfectionnée par de nouveaux essais, devrait être généralisée dans tout Paris.—Éclairage mesquin du Palais, les jours de réception.—Projet plus digne de la majesté du lieu.

CHAPITRE XXVII.

Philoménor se rend à Feydeau.—La scène de ce théâtre a trop peu de profondeur.—Les pièces anciennes devraient être remontées à neuf.—Découvertes de M. Paul.—Opéra d'Aline.—Projet de véritables illusions.—Foyer.—Actrices.—Mmes Lemonnier, Boulanger, Paul, Leclerc, Casimir, Pradher, Rigaut, Letellier, Desbrosses, Belmont.—Regrets sur Mme Duret.—Mme Lemonnier et M. Martin, dans les Voitures versées.—Mme Boulanger dans Emma, et Mme Pradher dans le Solitaire.—Tableau très-édifiant de ce théâtre.—Note sur les moeurs de l'époque.—En dépit de Huet, Visentini, Ponchard, Alexis et Darancourt, on s'aperçoit qu'il y manque un Elleviou.—École mutuelle de chant.—Ses avantages, ses inconvéniens.—De belles voix ne suffisent pas à ce théâtre.—Acteurs propres à remplacer Elleviou.—Anecdote sur Lecomte.—Notice sur Elleviou.—Goûts de nos grands acteurs pour la vie champêtre.—Description de la maison de campagne de Larive.—Quelques mots sur les jardins de Talma.—Anecdote singulière sur Larive.

CHAPITRE XXVIII.

Palais-Royal.—Passages vitrés.—Musée des rues.—Enseigne.

SUITE DU PALAIS-ROYAL.

Souterrains anciens et modernes.—Maisons de jeu.—Embellissemens, jardins suspendus.

TOME II.
CHAPITRE XXX.

Premier Théâtre-Français.—Mot du prince de Ligne et de Voltaire.—Ancienne salle.—Abus.—Salle nouvelle.—Anecdotes.—Examen critique des décors.—Acteurs, actrices.—Moyen nouveau de recruter des sujets.—Foyer.—Récompense à décerner.—Régulus.—Clytemnestre.—Sylla.

CHAPITRE XXXI.

Filles publiques du Palais-Royal, des boulevards de Gand et des
Variétés.

CHAPITRE XXXII.

Les Catacombes.—Grotte sacrée.—Cimetière du Père Lachaise.—Abus révoltant.—Constructions nécessaires.—Plantations et réparations convenables.—Fête funèbre.—Anecdote.—Pièce de vers.

CHAPITRE XXXIII.

Place Royale.—Fossés de la Bastille.—Greniers d'abondance.—Leur incontestable utilité.

CHAPITRE XXXIV.

Jardin royal des plantes.—Lacune remarquable.—Projet utile à la botanique.—Serpent à sonnettes.—Anecdote.

CHAPITRE XXXV.

Suite du même sujet.—Vallée suisse.—Réflexions philosophiques.—Montagnes.—Belvéder.—Projet d'hommage aux amateurs de la nature.—Améliorations possibles.—Un jardin de Kew en France.

CHAPITRE XXXVI.

Hôtel Bazancourt.—Marché aux vins.—Quelques réflexions sur les travaux publics.

CHAPITRE XXXVII.

Marché aux fleurs.—Fabriques nécessaires.—Plantations exotiques.—Avantages qui en résulteraient.

CHAPITRE XXXVIII.

Café Procope.—Odéon.—Boutiques.—Échoppes.—Anecdote anglaise.—Artistes usurpateurs.—École de Médecine.—Étalages ambulans.

CHAPITRE XXXIX.

Affiches, placards.—Mot de Mercier.—Plaisans contrastes.—Création de compagnies de police, et d'un nouvel inspecteur des monumens.—Fosses inodores; gaz hydrogène.—Preuves de ses inconvéniens.—Avantages et dangers des nouvelles découvertes.

CHAPITRE XL.

Salle de l'Odéon.—Mesquinerie des décors.—Acteurs tragiques.—Vêpres
Siciliennes.
—Mlle Georges.—Victor.—Mlle Anaïs.—Perrier.—Mlle
Millen.—Marivaudage.

CHAPITRE XLI.

Embarras de Philoménor au sortir du spectacle.—Quinquets réflecteurs.—Nouveaux anathèmes contre certaines expériences.—Moyens de faire disparaître les abus.—De la voierie de Paris.—Nouvelles attributions de l'inspecteur des monumens et des compagnies à ses ordres.—Leur formation, leur organisation, leur traitement, leur occupation journalière.—Extinction de la mendicité en France.

CHAPITRE XLII.

Description d'un des cafés de Paris.—Limonadiers.—Garçons servans.—Les cristaux, la brillante argenterie, les moellons de sucre ne doivent pas séduire.—Cafés lyriques.—Ce genre a peu de succès à Paris.—Café Italien.—Tortoni, sa prospérité.

CHAPITRE XLIII.

Obstacles qui s'opposent aux succès des cafés chantans.—Sociétés.—Théâtre Italien.—Vaudeville. Salle, décorations, actionnaires.—Acteurs.—Raison de la décadence de ce théâtre.—Gonthier.—M. Désaugiers.—Gravelures.—Claqueurs soldés.

CHAPITRE XLIV.

Théâtre des Variétés.—Acteurs.—Potier, Vernet, Tiercelin,
Bosquier-Gavaudan, Le Peintre, Mmes Flore, Gonthier, Pauline,
Jenny-Vertpré.—Façade grecque.—Intérieur de la
salle.—Pièces.—Réforme.—Claqueurs.

CHAPITRE XLV.

Mélodrames de la Porte Saint-Martin, de la Gaîté et de l'Ambigu-Comique.—Franconi.—Gymnase.—Panorama-Dramatique.

CHAPITRE XLVI.

Panorama.—Diorama.—Vie délicieuse d'un amateur des arts à Paris.—Fêtes champêtres.—Maisons de campagne.—Maisons de santé.—Jardins publics.—Anecdote.—Abus à réformer.

CHAPITRE XLVII.

Fête de la Rosière.

CHAPITRE XLVIII.

Domestiques.—Grands restaurans.—Les gastronomes.—Dîner de jeunes gens.—Cuisines en plein air.—Restaurans de la moyenne propriété.—Tailleurs à la mode.—Demoiselles de salle.—Leurs caquets.—Leurs habitudes.

CHAPITRE XLIX.

Société de Paris.—Philoménor est introduit chez une Mme de Valmont.—Son attachement pour cette dame.—Caractère du jeune Grec.—Ses succès dans le monde.—Fête donnée chez Mme de Valmont.—Présens et pièce de vers.—Description d'un hôtel.—Une séance royale.—Espérances de Philoménor pour le bonheur de sa patrie.—Note critique sur des usages de la cour en France.

CHAPITRE L.

Discussion sur la cause des Grecs et des Turcs.—Légitimité des Ottomans.—MM. de Bonald, Condorcet.—Bacon.—Les Comnènes.—Droits des Bourbons au trône de Constantinople.—L'intérêt politique et l'intérêt mercantile reconnaissent seuls la légitimité turque.—Mesures du gouvernement anglais relatives aux Sept îles.—Défense de l'Angleterre.—Conquête de l'Inde, facile pour la Russie.—Motifs de l'insurrection grecque.—Les Grecs ne sont point des carbonari.—L'équilibre de l'Europe, détruit, peut être aisément rétabli; moyens.—Selon certains Anglais, les Grecs ne sont propres qu'à l'esclavage.—Réclamation de Mme de Valmont à ce sujet.—Peinture du sérail actuel de Constantinople, d'après le fidèle récit d'un des médecins de Sa Hautesse.

CHAPITRE LI.

Reproches peu fondés faits aux Grecs anciens, et réplique décisive à ce sujet.—Comparaison entre les arts de l'Égypte et ceux de la Grèce.—Les Grecs modernes ne sont point étrangers aux connaissances utiles, aux sciences et aux lettres.—De leur littérature.—Cause de l'insurrection de la Grèce.—Avantages dont ils jouissaient avant la révolution.—Nouvelle accusation relative à leurs privilèges.—Leur défense.—Ali.

CHAPITRE LII.

La politique échauffe de plus en plus les têtes.—Mme de Valmont interrompt brusquement la conversation.—Abus dans les spectacles.—Déclamation.—Costumes, décorations, jeux de scène.—Le Kain.—Les réformes qu'il a introduites pour la tragédie doivent avoir lieu pour la comédie.—Outrage sacrilège fait impunément par les acteurs aux pièces de nos grands maîtres.—Coutre-sens complet dans certaines représentations.—Concerts spirituels, devenus, avec les courses de Longchamp, les jeux olympiques de la France.—Obligation à imposer à MM. les comédiens du Roi.—Invraisemblances notables sur la scène.—Quelques avis à MM. les acteurs et actrices.—Mlle Mars.—Joanny.—Mlle Duchesnois.—Mlle Georges.—Absence de la musique aux représentations extraordinaires.—Répertoire musical.—Abus difficiles à faire disparaître, et pourquoi.—Moyens d'y remédier.—Organisation nouvelle des théâtres royaux, favorable aux auteurs, aux acteurs, et au public.—Mot de Francklin.

CHAPITRE LIII.

Bal.—La passion du jeu l'emporte sur celle de la danse.—Peinture générale de la société des salons.—Certains usages ont disparu et fait place à d'autres.—L'écarté fait fureur.—Les charades en action passées de mode.—Les comédies et petits opéras très-en vogue sur les théâtres de campagne.—Charme des sociétés de la capitale.—Des Album.

CHAPITRE LIV.

Au milieu de la fête, Philoménor reçoit des dépêches de la Grèce.—Il veut quitter la France.—Son dévouement à son pays.—Affreux malheurs de la Grèce.—Reproches que mérite l'Europe à ce sujet.—Philoménor réclame pour sa patrie l'appui de la France.—Avantages qui en résulteraient pour elle.—Voeux du jeune Grec.—Ses touchans adieux.

VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS.

CHAPITRE XXX.

Premier Théâtre-Français.—Mot du prince de Ligne et de Voltaire.—Ancienne salle.—Abus.—Salle nouvelle.—Anecdotes.—Examen critique des décors.—Acteurs actrices.—Moyen nouveau de recruter des sujets.—Foyer.—Récompense à décerner.—Régulus.—Clytemnestre.—Sylla.

Philoménor, qui n'avait point encore visité le premier Théâtre-Français, depuis les réparations faites à cet édifice, vit avec plaisir que les baraques, placées naguère sous les portiques, avaient en partie disparu[1], mais il remarqua avec douleur et une sorte de pitié que les embasemens des colonnes, vraiment dégoûtantes par leur saleté, n'avaient point subi la restauration commune. «Était-il donc indispensable, dis-je à mon Grec, de substituer à ces échoppes des espèces de cages où chaque soir le public est pour ainsi dire véritablement parqué, et dont les grillages, enchaînés aux murailles pendant le jour, donnent un air de prison[2] ou de garde-meuble aux parvis du temple de Thalie et de Melpomène? Si le bon ordre et la sûreté personnelle rendent ces barrières utiles, n'eût-on pas dû les dessiner sur un modèle plus gracieux, plus léger, et leur donner la couleur du fer ou du bronze? Oh! que le prince de Ligne, me disait Philoménor, avait bien raison lorsqu'il écrivait à ce sujet: «Que l'économie n'aurait point dû arrêter sa décoration intérieure, et que le spectacle de la nation aurait dû être traité autrement qu'un magasin à bombes.»

La critique de cet écrivain, injuste pour l'Odéon, Favart et quelques petits théâtres secondaires, me semble subsister ici dans toute sa force. Aussi un homme plus célèbre encore, Voltaire, reprochait à notre nation de ne s'assembler que dans des salles de spectacle sans goût, sans proportion, sans ornemens solides, et aussi défectueuses dans l'emplacement que dans la construction.

Aux réflexions un peu sévères du philosophe de Ferney, j'ajouterai avec franchise que peu de spectacles étaient naguère aussi mal tenus que celui de la rue Richelieu. Comme au temps d'Augias, cette salle réclamait les travaux d'un nouvel Hercule pour nettoyer ses portiques, son vestibule, son foyer, ses loges, son parterre, dont les banquettes salies, rapetassées, annonçaient presque l'indigence dans un lieu où tout doit respirer la richesse et un luxe national. Que vous dirai-je encore de ces misérables tréteaux où se vendaient les rafraîchissemens! Il est peu de tavernes qui n'offrent des buffets plus décens à Paris. On eût presque cru qu'il n'y avait point de budget pour les dépenses urgentes.

Quant à l'architecture intérieure, point de grandiose: que signifiaient pour le premier théâtre du monde civilisé, quelques ornemens en bois marbré, peint ou doré, lorsque partout dans la capitale, les glaces, les stucs, les mosaïques, le porphyre, les statues de marbre, de bronze et d'albâtre décorent les hôtels, les magasins, les boutiques, même celles des herboristes, et se trouvent prodigués dans tous les cafés.

Cependant nous savions que le prince propriétaire de ce théâtre, avait accordé quatre cent mille francs pour le réparer et l'embellir. Des personnes dignes de foi nous avaient assuré que son altesse sérénissime eût même donné une somme plus forte si on l'eût demandée et jugée nécessaire. Nous devions nous attendre à des merveilles: c'était la volonté du prince, c'était le voeu de Talma; nous étions donc entièrement préparés à nous extasier sur des décorations monumentales, parfaitement en harmonie avec nos chefs-d'oeuvre dramatiques. Philoménor était persuadé d'ailleurs que l'élévation du génie de Corneille et de Racine avait pénétré l'architecte d'un noble enthousiasme; et les vers de vos poètes, ajoutait-il, auront inspiré des idées sublimes, des idées dignes de ces hommes immortels.

Cependant je m'aperçus que la foule grossissait et se pressait autour des portes qui s'ouvraient. «Entrons, dis-je à mon ami, nous n'en disserterons que plus à notre aise.»

Le vestibule nous parut aussi bien orné, que le plafond, écrasé par la masse de l'édifice, semblait le permettre. Après avoir admiré un des chefs-d'oeuvre de Houdon, je veux dire la statue de Voltaire en marbre qui nous parut placée là tout exprès pour y recevoir les admirateurs de son beau talent, et y narguer ses ennemis par un rire véritablement sardonique, nous prîmes possession de deux places à l'orchestre, d'où nous pouvions parfaitement tout voir, tout entendre, et nous communiquer mutuellement nos observations. Nos yeux avaient parcouru l'ensemble et les détails: notre étonnement fut grand; des colonnes de bois, assez mesquines, avaient été abattues et remplacées par de petits cylindres dorés, cent fois plus mesquins encore. «Que ne prenait-on un moyen terme, me dit tout bas le jeune Grec? Si quelques colonnes gênaient la vue du spectacle, il fallait en réduire le nombre, les diminuer de grosseur, les revêtir de stuc, mais non les détruire entièrement. Quelle idée singulière ont eu les architectes en soutenant ces galeries par des fuseaux de fer doré[3]!» «Pas tant ridicule, lui répondis-je, c'est peut-être une espièglerie des artistes; n'auraient-ils point voulu représenter le caractère distinctif de la société de ce théâtre, dont l'autorité occulte, l'autorité despotique est tombée depuis si long-temps en quenouille. À quelle époque sera-t-il plus urgent de mettre en vigueur la loi salique? Voici une anecdote, nous dit un de ces hommes que l'on appelle furets de coulisse, et que le hasard avait placé à côté de moi: Voici une anecdote qui prouve bien ce que vous venez d'avancer. Un de mes amis, auteur d'une comédie moderne, fut informé que sa pièce avait été reçue à l'unanimité, mais qu'aucune époque n'avait été fixée pour la mise en scène, et conséquemment pour la représentation. Heureux sous un rapport, et pourtant désespéré, il se rend chez une de nos meilleures comédiennes, lui conte sa mésaventure, et surtout lui lit avec chaleur le rôle qu'il avait fait exprès pour elle, un rôle tout à la fois gai, naïf, touchant, ingénu, et dans lequel la célèbre virtuose crut apercevoir sur-le-champ tous les élémens du plus brillant succès. Lorsque le poète eut achevé sa lecture, l'excellente actrice lui dit: Rassurez-vous, votre affaire ira bien, je m'en charge; j'en réponds; vous serez joué, et sous peu. Quelques momens après elle monte dans sa voiture, se rend au comité français alors réuni, et sans autre préambule, demande quel jour on devait distribuer les rôles de la comédie, de M. D***, qu'elle venait d'entendre réciter et dont elle était encore émerveillée.—Il serait assez difficile, Mademoiselle, lui répondirent quelques importans personnages du sanhédrin comique, il serait assez difficile de vous donner à ce sujet une réponse bien certaine et bien précise. Vous ne l'ignorez pas, la tragédie de M. S***, le drame de M. P***, la comédie de M. G***, doivent par ordre de date passer nécessairement avant la pièce du jeune auteur auquel vous prenez un si vif intérêt. À dieu ne plaise! nous ne sommes pas ici dans l'usage de faire de passe-droits à qui que ce soit.—J'admire vos scrupules, repartit en riant Mlle ***; je vous crois sur parole; je dirai plus, je suis très-persuadée qu'aucun auteur n'oserait à juste titre vous démentir sur un point aussi délicat. Mais songez donc, je vous prie, que la comédie de M. D*** est véritablement charmante; songez qu'elle a le mérite de l'à-propos; c'est tout à Paris: il y aurait plus que de la sottise à n'en pas profiter; et puis mon rôle, oh! oui, mon rôle est délicieux; enfin, je vous l'annonce très-positivement, si la pièce n'est pas mise à l'étude lundi prochain, le jour même, comptez sur ma démission, j'y suis parfaitement décidée.

À cette déclaration aussi inattendue que foudroyante, tous les auditeurs sont justement consternés. Le trésorier croit voir sa caisse vide ou renversée. On se tait; on ne trouve pas la plus petite objection à présenter contre des argumens aussi forts qu'irrésistibles. À l'instant même les rôles sont distribués; et en moins de quelques semaines la comédie de M. D*** fut apprise, jouée et applaudie à tout rompre.

Ce fait n'est pas sans exception, reprit un de mes amis, qui, m'ayant aperçu, était venu se mêler à notre conversation. Quelle finesse aussi, Messieurs, n'a pas été obligée d'employer la jolie Mlle *** pour vaincre tous les obstacles qui s'opposaient à ses débuts, et pour se soustraire à ce joug que s'est laissé imposer si bénévolement la troupe du premier théâtre.

Au sortir du conservatoire, dont elle était élève, elle commença par prendre des leçons de déclamation d'un de nos plus célèbres acteurs, chez lequel elle se rendait chaque jour. Insensiblement, en formant son écolière, le maître ressentit pour elle un sentiment plus vif que l'amitié, une affection qui ressemblait beaucoup à celle du tendre Abeilard pour la nièce du chanoine Fulbert. Mais, hélas! il ne rencontra pas dans Mlle *** une Héloïse. Sans rebuter précisément un homme qu'elle avait tant d'intérêt à ménager, Mlle ***, coquette et prude tour à tour, éludait, par des réponses évasives, de souscrire à des avances qu'elle ne voulait pas écouter. Tout en récitant les vers du Misanthrope de Molière, elle saisit si complètement dans ses relations avec son pédagogue dramatique, le caractère de la coquette, tracé par le poète, que cette habile Célimène parvint facilement à tromper ce crédule Alceste. Les progrès de Mlle *** devinrent surprenans. Elle s'en aperçut, et désira débuter: le maître promit; à l'entendre, il menait tout le comité, presqu'entièrement composé, disait-il, de femmes dont l'autorité se bornait à des caquets, qu'il avait le secret de faire taire par quelques soins délicats, et quelques attentions recherchées.

Cependant le jour du début n'arrivait point; Mlle *** s'aperçut que les espérances que lui donnait son professeur n'étaient pas aussi solides qu'il avait désiré le lui faire croire. Toutefois, elle ne voulut pas rompre brusquement avec lui; en fille prudente, ses visites devinrent plus rares; et probablement quand elle se crut appuyée par des protecteurs plus puissans, les visites cessèrent tout-à-fait; le maître s'en étonna; à la surprise succéda le mécontentement. Un jour, bien conseillée sans doute, Mlle *** écrivit à Messieurs les sociétaires une requête humble et polie dans laquelle elle demandait à débuter. L'aréopage comique connaissait son talent; la réponse fut un refus, qu'on pouvait regarder presque comme absolu. On daigna l'adoucir en le motivant «Il y en avait tant d'autres avant elle; on ne pouvait tout au plus lui donner qu'un jeudi, et encore ce jour était si rapproché, que la représentation de faveur qu'on semblait vouloir bien lui accorder devait être regardée comme illusoire.» D'après cette réponse Mlle *** écrit un second placet dans lequel elle sollicite une audience. Cette fois sa demande fut octroyée. Parée de sa jeunesse, de sa beauté, de ses grâces, encore embellie par la toilette la plus recherchée, la belle aspirante se rend au théâtre dans l'équipage le plus élégant. Des domestiques richement vêtus, qui l'avaient accompagnée, ouvrent la portière, et lui aident à descendre; l'un se charge de son cachemire, l'autre de son ombrelle; suivie de ce cortège imposant, elle reçoit avec grâce, sous le péristyle, la main d'un sociétaire, qu'un heureux hasard avait conduit sous les portiques de la salle.

Mlle **** est introduite; à sa vue, les acteurs sont éblouis; quelques actrices froncent le sourcil, ou montrent un sentiment d'humeur mal dissimulé, lorsque la modeste pétitionnaire adresse à l'assemblée un petit discours le plus adroitement tourné, dans lequel tous les amours-propres sont flattés, caressés, adulés avec un art et surtout un débit parfait. Elle finissait par témoigner aux sociétaires le regret profond qu'elle ressentait d'avoir pour ainsi dire perdu l'espoir d'entrer dans une société dont les membres étaient aussi remarquables par les plus rares talens que par les qualités du coeur et de l'esprit.

Elle ne voulait pas, disait-elle, les contraindre, quoiqu'elle possédât entre ses mains une pièce qui semblait lui en donner le droit. Elle ajouta qu'elle était décidée à n'en pas abuser. Et au même instant, elle tire de son sac, et présente au comité un ordre de début, signé du ministre.

Le précieux papier passe ou plutôt vole de main en main; on peut à peine en croire ses yeux. On lit, on relit l'ordre de début; l'embarras est général; on se regarde, on étudie chaque physionomie, on s'interroge réciproquement des yeux; et l'on finit par ne rien décider.

Témoin de cette singulière irrésolution, Mlle *** est prête à se retirer. Tout-à-coup, elle reprend l'arrêté du ministre qu'examinait encore un acteur, et le déchire en mille morceaux. À cette scène imprévue tous les visages s'épanouissent. L'honorable société se croit débarrassée de la fausse position où elle se voyait réduite, et que tout était fini. Combien ne fut-elle pas désappointée quand la fine postulante déclara qu'elle acceptait néanmoins avec reconnaissance, la proposition de début que les sociétaires lui ont faite pour le jeudi suivant.

À peine Mlle *** est-elle sortie, à peine a-t-elle regagné sa voiture, que la séance devient extrêmement orageuse. On délibère. On cherche un biais pour revenir sur une décision qu'on n'avait regardée jusque-là que comme un refus civil et honnête.

On se détermine donc à lui répondre, que le début promis pour le jour suivant ne pouvait avoir lieu; qu'une répétition d'ensemble, absolument indispensable, était impossible, attendu que les lundi, mardi et mercredi étaient pris pour les soins qu'exigeait une pièce depuis long-temps à l'étude.

Nouvelle réplique de Mlle *** où elle déclarait qu'elle était tellement pénétrée de son rôle, qu'une répétition d'ensemble était superflue, et qu'elle comptait définitivement sur les offres du comité. Cette fois sa lettre n'était pas adressée à la société, mais bien à l'un des coryphées les plus influens, à son ancien maître, qu'elle qualifiait de président en chef du comité; et cette dernière épître fut expédiée sans être cachetée.

À la réception de cette curieuse missive, le président prétendu était absent: d'abord la suscription déplut à tous. Ensuite puisque la lettre n'était point cachetée, on arrêta unanimement qu'aucune convenance n'empêchait d'en faire sur le champ la lecture. Si l'adresse avait déplu, le contenu parut bien plus difficile à digérer: Mlle *** a une mémoire très-fidèle. En écrivant donc à l'ancien directeur de ses études, la jeune élève était étonnée des difficultés qu'elle éprouvait; et surtout d'être éconduite d'une manière aussi peu d'accord avec la puissance qu'il s'était vanté d'exercer sur le comité, composé presque entièrement de femmes, qu'il devait si facilement réduire au silence en faisant des avances à celle-ci, en prodiguant des promesses à celle-là, quelques douceurs à cette autre; et tous ces mots étaient soulignés.

Sur ces entrefaites, lorsque l'indignation était à son comble, l'acteur auquel la lettre avait été spécialement écrite, arrive. Les reproches les plus vifs et les plus amers lui sont adressés. Et d'abord, il n'y avait point de président dans une société où il ne devait se trouver que des égaux. Que signifiaient d'ailleurs les expressions soulignées?

Les explications données par le sociétaire inculpé, ne paraissant pas satisfaisantes, plusieurs de ces dames lui firent vivement sentir combien les expressions relatées dans la lettre, leur étaient sensibles et blessaient leur extrême délicatesse.

Enfin, tout bien calculé, les sociétaires, un peu remis d'une première émotion, ne pouvant revenir décemment sur leurs pas, prirent le parti de se résigner, et de jouer dans les pièces que Mlle *** avait choisies pour son début. Le sacrifice était grand, mais pour tempérer la joie qu'un succès eût pu causer à la débutante, on mit en réquisition le ban et l'arrière-ban de tous les claqueurs à la solde, qui furent mandés, non pour l'applaudir, mais pour la siffler à toute outrance. Ces prudentes mesures furent déjouées. La vue de Mlle *** que les claqueurs ne connaissaient pas, excita leur admiration. Dès les premières scènes, elle eut le secret de capter leur bienveillance; et ce point capital obtenu, au lieu de siffler, ils se joignirent au public pour lui prodiguer des applaudissemens mérités.

On assure que, le soir même, l'ancien maître de la débutante donna sa démission, et qu'il reçut le lendemain l'invitation de se rendre aux Menus-Plaisirs; non seulement il y trouva M. l'intendant, mais un sage ministre qui lui rappela toutes les bontés dont il avait été comblé par le gouvernement, et lui déclara que si sous vingt-quatre heures il ne réparait pas la faute de la veille, il serait aussitôt privé de ses pensions, et même de celle de retraite. Cet excellent acteur fit à ce sujet de mûres réflexions; et fort heureusement pour les sociétaires, il se décida à recevoir encore long-temps les applaudissemens d'un public qui sait si bien apprécier son beau talent.

«Cette anecdote est très-piquante, lui dis-je; mais reprenons le fil de nos observations qui nous ont procuré le plaisir de l'entendre. Décidément, je crois que nos architectes conserveront éternellement le goût des colifichets. Partout on est forcé de le répéter. Nous ne les verrons jamais revenir à ce beau réel qui résulte de l'étude des convenances, méditées et réfléchies.

«Les lois immuables de ce beau, reprit Philoménor, sont pourtant écrites sur tous les monumens de l'antiquité. Le laps des siècles ne les a point altérées; tous les ans le gouvernement envoye des élèves à ses frais pour les étudier sur la terre classique des arts. Mais à quoi bon? si le fruit qu'on se promet de ces utiles voyages se dessèche et tombe avorté. Pour nous, mon cher ami, sans cesse nous les admirons ces lois immortelles qui ont guidé dans leurs travaux les Vitruves français à Sainte-Geneviève et au Val-de-Grace, au Louvre et au Luxembourg, à Trianon et à Versailles. Pourquoi certains hommes ont-ils les yeux fermés?

«Le rideau amarante est d'un grand effet; ses plis onduleux sont parfaitement calqués, et semblent céder au poids des broderies et des crépines d'or. Mais comment ne pas rire de l'espèce d'arlequinade qu'offre le coup d'oeil général de la salle, et qui n'est que le résultat de tant de nuances bizarrement assorties, et surtout très-défavorables pour la toilette des femmes?

«N'est-il pas étonnant, me disait encore Philoménor, que l'on ait exilé de leur sanctuaire Thalie et Melpomène[4]? Quoi! ces deux muses n'y ont pas leurs attributs les plus remarquables! N'eût-on pas dû, en conscience, sacrifier une vingtaine de mille francs, pour y placer dignement ces deux soeurs d'Apollon avec les trophées de leur gloire? Que dites-vous encore de ces magots grisâtres si pesants et si laids, et que pourtant l'on appelle des Amours? N'était-il pas encore facile de ménager au-dessus des loges un asile pour les bustes de nos principaux poètes? On les avait tout sculptés; en les ôtant du foyer, ils eussent pu être remplacés par ceux des auteurs plus modernes, tels que La Harpe, Chénier, Beaumarchais qui les ont suivis dans la même carrière, et qui pourtant ne s'y trouvent pas. Les images des pères de la scène française, transportées ainsi au milieu des spectateurs, eussent en quelque sorte paru jouir de leurs triomphes et s'associer à nos plaisirs. Je ne me trompe point, les peintures du plafond me semblent faites sur papier[5]; au devant des galeries du haut et du centre de la salle, on croit retrouver du papier; on en remarque même dans l'intérieur des loges; il faut pourtant excepter celle du propriétaire, qui me paraît très élégamment décorée. Pour ne point blesser le ton d'uniformité, n'eût-on pas dû disposer toutes les premières sur le même modèle, et draper les secondes et troisièmes avec des tissus moins riches, mais plus solides.»

«Avec cinquante mille francs, et beaucoup moins, je me serais chargé de les faire tapisser toutes d'après votre plan, nous dit un inconnu qui avait écouté notre conversation, et que je pris pour un négociant de la capitale; voyez, Messieurs, ajouta-t-il, comme cet or est grossièrement appliqué; je crains bien que son éclat ne soit pas plus durable que tout le clinquant de l'Odéon et de l'Opéra provisoire.» «Pour moi, reprit Philoménor, je crois vos architectes entièrement brouillés avec les sculpteurs pour les statues et bas-reliefs en marbre et les fondeurs en bronze, dont ces messieurs font si peu d'usage; et je suis convaincu qu'ils ont de plus une antipathie très-marquée pour les marchands d'étoffes en laine, coton et soieries, dont ils se servent le moins possible.» «En revanche, reprit notre voisin en souriant, je soupçonne fort qu'ils ont fait à la sourdine un arrangement exclusif avec les plâtreurs, barbouilleurs et fabricans de papiers peints; peut-être ma présomption n'est-elle pas dénuée de vraisemblance.» «Mais supposez, répliquait Philoménor, un étranger aussi passionné que moi pour l'art dramatique; supposez un étranger qui, pour se rendre plus tôt à Paris, courrait toujours la poste sans s'arrêter dans aucune des villes où sont vos plus célèbres ateliers et vos plus florissantes manufactures; supposez encore que cet Italien, ce Russe, ce Polonais se fasse dès le soir même de son arrivée conduire de suite au premier théâtre, au théâtre Français par excellence, et que son Cicerone l'introduise par un des escaliers latéraux dans l'enceinte intérieure de la salle; quelle idée se fera-t-il de la France et de son industrie? Oh! bien certainement, en apercevant les plus riches substances de la nature et les produits réels des arts, imités uniquement à coups de pinceau, il doutera si vous avez les talens nécessaires pour sculpter les matières dures; et si dans vos départemens vous possédez la plus petite carrière de granit. Vous croira-t-il même initiés à ces procédés utiles qui marmorisent les pierres gypseuses, ou qui déguisent, sous une couche de stuc, des murs grossiers ou de frêles colonnes en bois, lorsqu'il ne verra nulle part l'emploi brillant de ces incrustations savantes et de ce précieux mastic? Ne se persuadera-t-il pas que vous éprouvez une affreuse disette d'étoffes précieuses et même communes, en réfléchissant avec quelle parcimonieuse économie on les a mises en oeuvre dans vos décors? Et, quand la toile sera levée, il se figurera être placé dans un magasin de couleurs, devenu le péristyle d'un palais.»

«Plaisanterie à part, lui dis-je, mon cher Grec, ce théâtre eût été très-convenable pour les Variétés ou l'Ambigu-Comique; mais il n'a pas cette gravité qu'exige la première scène tragique du monde civilisé. La petitesse raccourcie du plan, et son insignifiante restauration, auraient dû décider le directeur des travaux à mettre au concours la restauration de cette salle; et on eût été pour lors à l'abri de ces gauches et sottes méprises. Cet édifice était, ce me semble, assez important pour rendre cette mesure indispensable.»

On était prêt de commencer la pièce: il se fit un grand silence. Philoménor m'entendit soupirer bien bas ces mots: Ô France! ô ma chère patrie! quel usage fait-on de tes arts! ne seraient-ils réservés que pour décorer les palais et les monumens de l'étranger[6] ou les magasins de tes artistes[7]? Le rideau avait disparu. Philoménor, immobile, craignait, pour ainsi dire, de respirer, dans la crainte de perdre un hémistiche de la pièce; mais je le vis plus d'une fois frapper du pied, et se courroucer, d'une manière très-sérieuse, contre ces éternels habitués dont le catarrhe inguérissable sert mieux que les sifflets, l'antipathie ou l'esprit de parti dont ils sont animés. Les deux pièces étaient finies, et le jeu parfait de nos grands acteurs tragiques ou comiques, qui presque tous avaient paru sur la scène, avait rempli le jeune Grec d'étonnement. «Vous avez pu vous convaincre, mon cher ami, lui dis-je, que les bons acteurs ne sont pas aussi rares au premier théâtre que voudraient le faire croire certains prôneurs du temps passé. Selon ces messieurs, les grands talens étaient alors si communs, qu'on avait sifflé jusqu'à Larive, Fleury et Mlle Raucourt, artistes devenus depuis l'objet de leur éternelle admiration et de leurs inconsolables regrets. Nous avons été à portée d'apprécier la valeur de ces touchantes élégies. Quand Talma, Lafont[8], Michelot, Firmin, Desmousseaux nous restent; quand nous avons Mmes Duchesnois, Paradol, Bourgoin, pour la tragédie; quand Damas, Armand, Cartigny, Faure, Baptiste, Monrose, Stoklet[9], Menjaud, Mmes Mars, Leverd, Demerson, Dupuis, Dupont, Hervey, brillent dans les salons de la comédie française; quand plusieurs de ces acteurs, de ces actrices, ont un égal succès dans les deux genres, doit-on crier que tout est perdu? quand enfin Mlle Mante apparaît subitement comme un météore qui doit un jour éclipser toutes ses rivales, on doit être parfaitement rassuré. Mais l'autorité ne devrait-elle point empêcher qu'on suivît à son égard le système d'Harpagon pour son cher trésor? MM. les sociétaires se contenteront-ils de la posséder comme une belle médaille nouvellement frappée, que l'on conserve dans un coffre-fort bien fermé, qu'on montre, suivant le caprice, aux curieux, mais qu'on ne met point en circulation? Afin de démentir complètement les lamentables et sinistres prédictions sur la ruine prochaine du premier théâtre, pourquoi ne pas adopter Bernard de Bruxelles, et Lagardère, Mmes Gros et Valmonzey, dont les débuts ont été si heureux? Pourquoi ne pas recevoir comme des enfans prodigues échappés de la maison paternelle, Saint-Eugène et Victor, qui marchent de triomphe en triomphe dans les pays étrangers et les départemens? Pourquoi ne pas rappeler Michot, dont le jeu rond et plein de franchise plaisait universellement, et qui n'a quitté la scène qu'au moment où il était en possession de la faveur publique? S'il joue à Rouen et ailleurs, qui l'empêche de jouer à Paris?

«Il est donc aisé d'apercevoir qu'avec des acteurs aussi transcendans et les recrues que je propose, on pourrait se consoler de la disparition d'artistes aussi justement célèbres, que le temps ou l'amour de la retraite ont enlevés à nos plaisirs.» «Soit, pour le présent, reprit Philoménor; mais que deviendra votre premier théâtre, si vous ne songez pas plus à l'avenir? car enfin, malgré ce tribut d'éloges, très-mérité sans doute, au moins pour quelques sujets, permettez-moi de n'être pas entièrement de votre avis. Ne fût-ce qu'en raison de l'âge, il est malheureusement trop vrai que les rôles de jeunes premiers doivent être depuis long-temps vacans. On tomberait dans une grave erreur si l'on se figurait être éternellement propre à remplir le premier emploi, parce qu'on est parvenu à déclamer passablement des vers; et si l'on croyait qu'avec des traits ignobles ou communs, une taille grêle ou de portefaix, on doit exclusivement, et par droit d'ancienneté, représenter jusqu'à l'âge caduc, les marquis de Molière, les chevaliers à la mode et l'homme du jour.»

«Je vous comprends, lui répondis-je; vous voulez qu'on se souvienne qu'il est indispensable d'avoir été favorisé d'autres dons que de celui d'un bel organe, et qu'il faut avoir reçu une figure régulière, mobile et piquante, les formes, l'aisance, les grâces de certains élégans du jour. Vous joignez sans doute encore à ces avantages une mémoire imperturbable et d'heureuses dispositions pour saisir au besoin tous les tons, tous les airs, toutes les nuances des différens caractères. Avec ces qualités réunies, je le prédis, un pareil sujet comblera tous les voeux; il fera fureur; on se disputera les loges pour l'entendre, ne fût-ce même que pour le voir: que dis-je? elles seront retenues un mois d'avance pour quelque nouvelle pièce; la salle sera trop petite; elle ne pourra contenir les spectateurs, et surtout les spectatrices; on s'étouffera jusque dans les corridors. Mais ce merveilleux, cet incomparable acteur, éblouissant de jeunesse, de beauté et de talent, ce nouveau Molé, ce nouveau Talma, qui doit produire ce concours, cette affluence, où est-il? Quel heureux coin de la France le possède? serait-il introuvable dans une population de trente millions d'hommes? ou plutôt serait-il encore à naître?»

«Et pourtant, répliqua un des conteurs d'anecdotes, n'est-il pas souverainement ridicules de voir presque continuellement remplacer à ce théâtre les jeunes adolescens par des femmes travesties?» «Vous avez raison, repris-je; on met en réquisition des acteurs qui font prospérer un petit théâtre lyrique, pour les transplanter dans un spectacle où l'on ne chante point; je veux désigner Perlet. Certainement cet acteur prendrait avec plus d'avantage la route de Feydeau ou du Vaudeville, pour y faire valoir ses moyens comme musicien, qui ne lui seront presque d'aucun usage rue Richelieu. Pour une raison toute opposée, ne conviendrez-vous pas avec moi que Lemonnier, dont l'organe est si faible comme chanteur, mais dont la tenue dans certains rôles est si pleine de dignité, dont le physique est d'ailleurs très-agréable, ferait bien de postuler l'emploi de jeune premier au Théâtre-Français? Si ces transmigrations avaient lieu dans les grandes et petites académies de musique, lorsque les chanteurs et les cantatrices perdent leur voix sans cesser d'être des comédiens parfaits, que d'excellens acteurs ne conserverait-on pas à l'art dramatique! D'ici à longues années, Dérivis, Nourrit, Martin et Huet, Lepeintre et Tiercelin, Émile et Potier, et cent autres, ne parleraient de retraite absolue; ils passeraient seulement, pour ainsi dire, d'un trône à l'autre, et le temps seul les avertirait de léguer aux élèves qu'ils auraient formés, le sceptre de leur génie.»

Tout en faisant ces réflexions, nous allâmes respirer au foyer, où mon ami se complaisait à graver dans sa mémoire les fidèles images des auteurs dramatiques que la France a produits. «Les bustes de tant de grands hommes, lui dis-je, qui ont enrichi MM. les comédiens du Roi, doivent bien exiger chaque année les soins qu'on leur a dernièrement prodigués, et dont ils avaient tant besoin. D'autres, tels que La Fontaine et Quinault, mériteraient bien que la pierre fût métamorphosée en marbre.»

«Pourquoi, me dit Philoménor, ne trouvai-je pas dans ces salons les portraits des Lekain et des Dumenil, des Larive et des Clairon, des Préville et des Contat, des Raucourt et des Saint-Prix? quelle juste récompense pour ces acteurs! quel encouragement pour ceux qui leur ont succédé, quelle jouissance pour les étrangers et tous ceux qui ne les ont connus que par tradition! Une pareille galerie serait précieuse, si les portraits en étaient peints par les Robert Lefebvre, les Prud'hon, les Gérard et les Kinson. Un pareil usage, que nous avons déjà vu dans certains grands établissemens, tels qu'à l'École de Médecine, l'Académie[10] et malheureusement un peu trop tard à Feydeau, produirait mille heureux effets, s'il était suivi par tous les grands et petits théâtres, au moins pour les talens renommés.»

En nous quittant, nous formâmes le projet d'entendre successivement Régulus si fortement écrit, les beaux vers et les scènes si touchantes de Clytemnestre, sans oublier Sylla. «Attendez-vous à être encore vivement ému, dis-je à mon Grec. Le caractère de ce farouche dictateur est neuf au théâtre: Talma, il faut l'avouer, y développe un talent unique; vous verrez s'il n'y rend pas inimitablement la sombre profondeur d'un politique consommé dans les forfaits, et blasé sur les assassinats. Ce portrait, si ressemblant, serait intolérable si l'auteur n'en avait pas affaibli l'horrible teinte par des sentimens dignes de toute la fierté, de toute la grandeur d'une âme véritablement romaine. Cette pièce, comme celle de Clytemnestre est sans amour. Outre le mérite du style, des coups de théâtre multipliés captivent l'attention et soutiennent l'intérêt jusqu'au dénouement le plus inattendu. Indépendamment d'autres motifs, telle est je crois, la raison du prodigieux succès de cette tragédie.»

CHAPITRE XXXI.

Filles publiques du Palais-Royal, des boulevards de Gand et des
Variétés.

La soirée était belle; je proposai à mon ami de faire un tour de promenade dans le jardin du Palais-Royal, qui n'était pas encore fermé. À peine y étions nous descendus que mon Grec fut accosté par une jeune demoiselle, qui, malgré ses petites grâces, ses minauderies, la douceur ou la licence de ses propos et tout l'attirail de sa parure, eut le chagrin de se voir très-froidement rebutée. Tel était l'empire de la vertu sur Philoménor; le vice, à ses yeux, enlaidissait même jusqu'à la beauté et lui faisait perdre ses attraits. Ce jeune homme, ordinairement si touché des charmes de l'innocence et de la candeur, si profondément ému de tout ce qui était véritablement beau, éprouvait une répugnance invincible pour ces femmes avilies qui chaque jour se livrent sans choix au plus honteux des trafics. Il dédaignait d'ailleurs des plaisirs payés, et voulait être aimé, non pour sa bourse, mais pour lui-même; et comme nous le verrons, il eut au moins une fois en France ce rare bonheur.

«Je ne puis revenir, me disait-il, de la hardiesse de ces femmes, de la grossièreté de leurs avances, sous des vêtemens qui sembleraient annoncer la réserve et la retenue». «Elles sont effectivement plus décentes dans leur mise qu'elles ne l'étaient autrefois, repris-je; avant et depuis la révolution, elles se promenaient presque demi-nues. On les voyait prendre les costumes de toutes les nations, et principalement de quelques provinces de France; Provençales et Cauchoises, Alsaciennes et Gasconnes; Mauresques et Négresses, s'y trouvaient réunies; pour plaire, elles usurpaient même l'habit de notre sexe. Présentement cette espèce de saturnale n'est guère tolérée que pendant le carnaval. En 1814, les vieilles kadunes surintendantes des sérails qui nous entourent, décidèrent, dans leur haute sagesse, qu'il fallait se hâter de profiter d'une circonstance extraordinaire, et user d'un moyen de succès inventé jadis par la coquetterie[11], mais depuis long-temps abandonné.

Pendant quelques mois, on ne rencontrait plus que des toques à l'anglaise, des plumes de coq à la prussienne, et des coiffures russes ou tartares. Frais à demi perdus! ce petit stratagème réussit peu; souvent, en se promenant, on entendit ces mères abbesses se plaindre hautement en public de la parcimonieuse libéralité de ces étrangers, qu'elles avaient regardés comme des mines d'or inépuisables. Je vous ferai encore observer que le nombre des filles a diminué dans ce palais, au moins en apparence: la dernière classe, le rebut de ces maisons de débauche circule et se répand le soir dans les galeries de bois et le passage vitré: les plus élégantes semblent s'être adjugé exclusivement les allées du jardin et la galerie dite des Bons-Enfans. Le partage ainsi fait, les galeries de la Rotonde et du café de Foy semblent leur être interdites; au moins, on n'y en voit point. En été, d'autres occupent les boulevards de Gand et des Variétés; elles y attaquent peu, excepté dans les lieux sombres et ombragés. Leur isolement affecté, leur coup d'oeil, leur allure inquiète et précipitée, la bonne ou la duègne qui les accompagne, sont les indices qui les affichent suffisamment; car elles n'y paraissent aujourd'hui qu'avec la mise des femmes de bien et d'une haute vertu. La police, qui, je le présume, exige et prescrit ce grave maintien et cette pruderie très-louable, la police, dis-je, qui a d'ailleurs les yeux très-éveillés sur leur conduite, ne ferait peut-être pas mal de rendre cette mesure plus générale dans d'autres quartiers, où tant de jeunes enfans sans expérience sont le soir exposés à tous les genres de séduction.

CHAPITRE XXXII.

Catacombes.—Grotte sacrée.—Cimetière du Père Lachaise.—Abus révoltant.—Constructions nécessaires.—Plantations et réparations convenables.—Fête funèbre.—Anecdote.—Pièce de vers.

À son réveil, je trouvai le jeune Grec en proie aux plus tristes pensées, qu'un temps sombre et nébuleux rembrunissait encore. Son âme sensible avait été flétrie par l'impression profonde que lui avait fait éprouver la représentation d'Hamlet. Souvent notre propre situation nous identifie avec les personnages de la scène. Les souvenirs d'un père chéri, d'un père dont il s'était éloigné, et dont plus de cinq cents lieues le séparaient, avaient troublé son sommeil. «Non, mon cher ami, me dit-il, non, ne cherchez point à me distraire. La mélancolie a pour moi des charmes: aujourd'hui, pour un coeur tel que le mien, c'est un sentiment délicieux.»

«Eh bien! repris-je aussitôt, n'éloignons pas des idées où votre âme semble se complaire. Je n'ai point cette froide insensibilité, cette apathique indifférence qui ne sait point compâtir aux peines de l'amitié. Ne détruisons point, mon cher Philoménor, le prestige d'une jouissance qui semble avoir tant d'attraits pour vous. Je veux même entretenir, par des images plus fortes, des sensations que je partage.» «Je suis sensible, me dit mon Grec en me serrant la main, et en fixant sur moi des regards attendris, je suis sensible à cette preuve touchante de votre amitié. Dans mon voyage en Italie, je m'en souviens, je me trouvai dans une situation d'esprit à peu près semblable. J'étais à Rome; je me fis conduire dans ces profonds souterrains[12] où la charité chrétienne cacha, pendant une affreuse persécution, les corps sanglans des premiers martyrs du Christ; je me plaisais à errer sous les parois ténébreuses de cet immense tombeau. Non, jamais les pyramides sépulcrales de l'Égypte ne m'ont causé une impression plus profonde. À chaque pas, à chaque détour, je croyais voir les grandes ombres de ces héros magnanimes qui semblaient me rappeler toutes leurs vertus. Mon ami, vous ne me refuserez pas: partons, conduisez-moi aux catacombes de Paris.» «Ah! n'exigez pas de ma complaisance, mon cher Philoménor, répliquai-je aussitôt, que je descende avec vous dans ces souterrains funèbres, où, depuis trente années, nous avons déposé les restes de nos pères. Eh! qu'y verriez-vous? des sentiers vastes, sablonneux, quelquefois humectés par de faibles ruisseaux; et ces sentiers vous conduiraient, sous des voûtes retentissantes, a quelques autels expiatoires qu'éleva la religion et qu'entretient la piété. Hélas! sans les inscriptions consolantes des poètes sacrés et profanes, qu'une main bienfaisante grava sur les énormes piliers qui soutiennent ce temple de la mort, tout attesterait dans ces lieux l'empire du néant et l'absence de la vie. La pâle lueur des flambeaux qui servent de guide aux voyageurs ne s'y réfléchit que sur des murailles d'ossemens humains[13], tristes débris des générations de vingt siècles. Vous, mon cher Philoménor, dont l'âme est si pure, et si ennemie des sales voluptés, vous n'avez pas besoin de contempler les effets corrosifs des plaisirs effrénés, et des plus horribles infirmités qui puissent torturer l'espèce humaine. Apprenez donc, mon cher ami, que dans un antre secret, la morale tient sans cesse école ouverte, et qu'elle donne ici les leçons les plus pathétiques.

«Non, vous n'irez point comme moi frissonner d'horreur à la vue de ce voile sombre, dont je n'ai approché qu'avec un saint respect, voile sacré qui, tendu devant l'ouverture d'une grotte ensanglantée, cache et dérobe aux yeux les innombrables victimes des boucheries de septembre 1792; les victimes de cette révolution dont le poignard n'épargna ni la dignité des grandeurs, ni les trésors du savoir, ni les grâces de la jeunesse, ni les attraits de la beauté, ni la candeur de l'enfance, ni la majesté de la vieillesse, ni la simplicité de l'innocence, et pour qui ces priviléges mêmes de la nature furent de nouveaux titres à ses coups. Cependant, mon ami, que demandaient les provinces en 1789? la réforme de quelques abus, le paiement de la dette publique, la suppression de l'arbitraire, et la monarchie consolidée par des lois stables et justes pour tous. Oh! comme la plupart de nos commettans furent infidèles à leurs mandats! comme ils trompèrent nos voeux et nos espérances! Le déficit ne fut point comblé. De nouvelles, d'innombrables déprédations ruinèrent nos finances; la chute des antiques institutions entraîna celle du trône: à l'ordre succéda l'anarchie. La république naquit; son règne fut cimenté par des torrens de sang. Pour nous, spectateurs impuissans, persécutés, proscrits, nous vîmes nos fortunes séquestrées, nos monumens s'écrouler, nos arts disparaître, nos lumières s'éteindre, nos richesses en tout genre s'engloutir au milieu de la disette, de la famine et des massacres. Dans ces temps d'extermination, un orateur l'a dit, «le bonheur n'était nulle part» j'ajouterai pas même chez les bourreaux, car le bonheur n'habite pas sous le même toit que les remords. Les camps seuls étaient devenus l'asile de la gloire, et pas toujours de la sûreté personnelle; et le même courrier qui annonçait la victoire de tel général, annonçait souvent le supplice de ses proches. Pour surcroît à tant de maux divers, nous eûmes vingt-cinq années de combats, dont il ne reste aucun fruit; et nous subîmes deux invasions étrangères, source intarissable de tant de larmes, de tant de privations, de tant de calamités, qui ont fini par mettre pour ainsi dire la France sous le scalpel de l'Europe. Cessons de vous entretenir des causes et des effets d'une révolution qui précipita dans le gouffre des catacombes les restes palpitans de milliers d'infortunés. Fuyons, mon cher Philoménor, fuyons des lieux qui nous rappelleraient plus vivement tant d'horreurs. Mais si les artisans de ces catastrophes épouvantables respirent encore l'air d'une patrie dont ils ont déchiré le sein, eux seuls, mon ami, doivent descendre dans ces cavernes sombres. Ah! puissent leurs remords et leur désespoir, puissent les soupirs et les pleurs d'un repentir tardif, apaiser d'augustes mânes; et surtout une Providence suprême et terrible, qui semble quelquefois sommeiller, mais qui, tôt ou tard, inexorable, attend et saisit le criminel, parce que la garantie de son impérissable justice est dans son éternité.

«Sans vous ensevelir tout vivant, mon cher Grec, dans les entrailles de la terre, suivez-moi plutôt dans un lieu où tout vous inspirera des idées tristes, mais qui ne révolteront pas au moins toutes les facultés de votre âme. Allons dans ce lieu d'un repos éternel, dans cette solitude paisible, jadis l'humble maison de plaisance du confident[14] de l'un de nos plus grands rois[15], et là nous rêverons ensemble.»

Philoménor y consentit; après une course longue, monotone, à travers des rues désertes, nous découvrîmes enfin cet amphithéâtre des trophées de la mort, où tous les âges, tous les rangs, toutes les conditions sont confondus, anéantis; où la pyramide du maréchal de France s'élève fastueusement à côté de l'urne modeste de l'homme de lettres; où la statue consacrée par des enfans pieux à la mémoire d'une mère chérie, se rencontre tout près du bas-relief ciselé par la main de l'Amour, qui semble sans cesse l'arroser de ses pleurs; où les vertus et les talens sont seuls immortalisés par les soupirs de la reconnaissance, et les regrets inspirés par le respect et l'admiration.»

Déjà nous avions franchi le seuil redoutable. Déjà nous étions dans l'asile des tombeaux, dont une pluie avait rendu les abords très-difficiles. «Dans quel abîme m'avez-vous conduit? s'écria mon jeune Grec, dont la chute subite et peu dangereuse m'avait d'abord alarmé. On devrait bien consolider et paver plus soigneusement l'entrée de cette fatale enceinte; peut-être, ajouta-t-il, n'a-t-on pas les fonds nécessaires?» «Que dites-vous? repris-je aussitôt. Ici l'intérêt vend au poids de l'or la poussière des sépulcres. L'avarice y a placé ses ateliers et ses comptoirs. Les coups redoublés du marteau et les cris aigus de la scie y déchirent votre oreille, y troublent le silence des mausolées, y interrompent les prières de la piété, et semblent y insulter aux gémissemens des malheureux. Aurait-on oublié ce vers du plus célèbre de nos poètes modernes:

Malheur à qui des morts profane la poussière![16]

Un ordre supérieur et formel avait, si je me le rappelle, éloigné ces sacriléges établissemens. Pourquoi ce réglement est-il enfreint? on y a construit une chapelle: que la maison des ministres saints qui seront employés à la desservir, aurait bien une couleur locale, si elle eût pris les formes d'un antique monastère. Et, malheureusement, les matériaux, je veux dire les ruines, ne manqueraient pas. Où seraient mieux placés de pieux ermites? quel téméraire oserait ici insulter à leur barbe vénérable et à leur robe de bure? quelle sensation n'éprouverait-on pas en apercevant ces solitaires errer comme des ombres au milieu des tombeaux! en les considérant implorer l'éternelle miséricorde pour ceux qui ne sont plus! en entendant les sons religieux de la cloche argentine retentir au milieu de ces bois sauvages, de ces bois qu'on ne peut trop multiplier par de nouvelles plantations, pour masquer les longues murailles de cette nouvelle vallée de Josaphat, qui semblerait alors n'avoir d'autre terme que les seules barrières opposées par la nature!»

«J'admire, reprit Philoménor, j'admire ce site pittoresque disposé comme exprès par la nature pour son triste emploi; mais, chose étonnante! je cherche sur cette colline des sentiers doucement sinueux, des gazons frais, des arbustes vigoureux qui me rappellent à la pensée consolante de l'immortalité, et qui semblent me dire: Tout n'est pas mort ici; et, faute de soins assidus et journaliers, je n'y rencontre qu'une végétation affaiblie, que quelques touffes d'herbe, souvent desséchées, sur une terre jaunâtre et aride. À chaque pas, mon oeil est attristé par des arbres presque toujours aussi dépourvus de vie que les froides reliques qu'ils étaient destinés à couvrir de leur ombrage. Enfin, si je veux payer un juste tribut d'hommages à ces illustres ou touchantes victimes du sort, je ne puis quelquefois parvenir près d'elle, sans courir quelques dangers, tant les chemins y sont raboteux, inclinés, coupés de ravins et mal entretenus[17]. Du reste, pas une seule fontaine apparente pour les cérémonies expiatoires: pas un filet d'eau où le saule, ami des pleurs, puisse baigner ses rameaux mélancoliques. Quel est donc le gouffre où vont s'engloutir les trésors accumulés par le trépas? Que les impôts levés sur la douleur, sur l'amitié, sur la reconnaissance, seraient bien employés s'ils servaient uniquement à la conservation à l'entretien, à l'embellissement de ce lieu aussi fréquenté par les vivans que par les morts!»

«Abus déplorable! repris-je, mon cher ami, abus criant! je dirais presque sacrilège! les morts n'ont pas ici un asile incommutable. Ils n'y sont que pour un temps limité, si leurs héritiers n'ont pas acheté pour eux le droit d'y reposer éternellement.»

Philoménor gémissait, lorsqu'au milieu de ces tombeaux épars ou pressés les uns contre les autres, et que séparaient à peine quelques cyprès, nous remarquâmes, presqu'au sommet de la colline, un jeune homme d'une figure très-agréable; mais qui nous parut absorbé dans la plus sombre tristesse; sa tête était nue et penchée; ses habits simples et en désordre; il contemplait un petit espace de terre où commençait à naître un peu de verdure, défendue par une balustrade. À peine reconnut-il une inscription gravée sur la croix noire qui dominait l'extrémité du tertre, que nous le vîmes s'incliner, tomber à genoux, se prosterner et prier avec ferveur. Tantôt il levait au ciel, en soupirant, ses yeux mouillés de larmes; tantôt il tendait les bras vers la croix, comme s'il eût voulu serrer contre son coeur l'ami, le tendre ami dont un cruel trépas l'avait privé; tout-à-coup, il se lève précipitamment, cache furtivement un médaillon qu'il tenait à sa main, et se perd dans les massifs d'arbustes touffus d'où nous entendîmes quelques sons lugubres et mal articulés, qui ressemblaient aux accens d'un profond désespoir.

Ce spectacle inattendu, avait singulièrement piqué notre curiosité. Nous approchâmes de plus près, et nous lûmes distinctement sur le bois de la croix: Sicard. Dès-lors l'énigme était expliquée. Le jeune homme que nous avions surpris, était un sourd-muet qui venait payer à son digne instituteur le tribut de ses regrets et de sa piété filiale. «Quoi! me dit Philoménor, vivement ému de cette scène romantique, quoi! des hommes dont la mémoire obscure les a devancés dans le cercueil, des hommes dont la vie ne fut ni sans tache ni sans reproche, ont ici de fastueux mausolées! et le bienfaiteur de l'humanité, celui qui fut le second père d'enfans déshérités par la nature de ses dons les plus communs, celui qui, par des moyens nouveaux, découvrit à ses élèves des organes inconnus à la pensée, n'a pas même une pierre tumulaire, une pierre brute, qui transmette à la postérité le souvenir de ses talens, de ses bienfaits et de ses vertus! Oh! que ne puis-je recréer ici, pour la gloire de ce véritable grand homme, le prodige de la statue de Memnon! Que ne puis-je, aux premiers rayons de chaque aurore, faire redire à l'airain retentissant de son immortelle statue: Ici repose Sicard, dont l'art presque divin fit entendre les sourds et parler les muets. J'aime à le croire, ajouta mon Grec, votre gouvernement, juste appréciateur du vrai mérite, acquittera sans doute un jour la dette de la patrie et même de l'univers, en élevant une statue à cet excellent citoyen.»

Cependant nous étions descendus de la colline; Philoménor resserrait ses tablettes, sur lesquelles il avait copié les épitaphes les plus saillantes qu'il avait remarquées. «Comment laisse-t-on sans abri, s'écria-t-il, le seul monument gothique qui ait été transféré dans cette enceinte? La délicate architecture des tourelles funèbres du tombeau d'Héloïse et d'Abeilard résistera-t-elle à l'intempérie de votre climat rigoureux?» Tant d'édifices plus remarquables dépérissent ailleurs, faute de soins, que je sentis ma réponse expirer sur mes lèvres; et mon ami put lire dans mes yeux combien nos sentimens étaient en parfaite harmonie. Après quelques momens de silence: «J'aurais voulu, lui dis-je, que le hasard ou la curiosité vous eussent conduit ici le jour des morts, dans ce jour que la religion consacre aux regrets et aux voeux que nous formons pour nos proches, nos amis, qui nous furent si chers, pour ces amis, qu'hélas! nous ne reverrons jamais: ou plutôt que nous retrouverons sans doute dans ce moment terrible, où secouant ce manteau d'argile qui les enveloppe, nos âmes s'élanceront dans le sein de l'éternité, non comme Élie sur un char de feu, mais sur l'aile rapide de nos vertus! daignez excuser des expressions qui sortent du langage ordinaire, et qui semblent appartenir à la poésie: il ne m'est pas permis de parler d'aussi grands intérêts, sans l'enthousiasme de l'espérance. Ô mon cher Philoménor, comme votre coeur eût été vivement ému, si comme moi, vous eussiez été témoin de la touchante sensibilité des bons habitans de Paris! vous les eussiez vus arriver en foule, se disperser et chercher les endroits où gisent les restes mortels de leurs constantes affections: vous les eussiez vus ces Parisiens que l'on dit si légers, profondément recueillis auprès du marbre, dernier dépositaire des expressions de leur tendresse. Vous les eussiez contemplé embrassant ici la colonne funéraire; là ceignant de couronnes de roses et d'immortelles des urnes chéries. Dans cet enclos environné de cyprès, vous eussiez aperçu des enfans groupés en cercle autour du tombeau d'un père, d'une mère adorée; vous les eussiez entendus se rappeler avec ivresse le peu d'instans qu'ils passèrent avec eux, et retracer les soins et les bienfaits dont ils furent comblés. Vous les eussiez enfin entendu gémir sur l'instabilité d'un bonheur si court. Je m'arrête, mon cher grec; j'en ai dit assez sur cette lugubre cérémonie.»

«Par un contraste singulier, je vous conterai une anecdote bien différente, et qui m'est personnelle. Il y a peu de temps, une dame, née précisément le 2 novembre, voulut d'après les usages anglais, dont elle était éprise, célébrer l'anniversaire de sa naissance par un bal et un concert; de plus elle exigea de ma part une pièce de vers sur la fête qu'elle devait donner à ce sujet. Vainement j'essayai de la guérir de son engouement pour les usages britaniques; vainement je lui représentai toutes les difficultés de l'espèce de thème qu'elle m'avait imposé. Ses volontés furent pour moi des ordres; comment en effet refuser une jeune beauté dont l'empire était fondé sur les vertus, les talens et les plus séduisans attraits. Je lui adressai donc ces vers que ma mémoire n'a pas oubliés:

     Ah combien j'ai senti la fatale influence
     De l'astre malfaisant dont les lugubres feux,
     Ont éclairé votre heureuse naissance;
     Et j'en atteste ici le pouvoir de vos yeux.
     Vos yeux… sont des tyrans, adorable Silvie,
     Où, plus d'un tendre ami croit lire son destin,
     Qu'au soir, un mot fit naître et périr au matin.
     Vos yeux ont-ils souri? je prends nouvelle vie:
     Si leur sévérité vient glacer mes transports,
     Et détruire à jamais l'illusion chérie;
     C'en est fait: j'ai vécu; je touche aux sombres bords.

CHAPITRE XXXIII.

Place Royale.—Fossés de la Bastille.—Greniers d'abondance.—Leur incontestable utilité.

Nous avions broyé assez de noir presque dès l'aurore; sortis de ce redoutable élysée où tant d'images funèbres avaient épuisé notre sensibilité, nos yeux se reposèrent plus doucement sur le riche spectacle que nous offrait la nature. Les vapeurs du matin fuyaient à l'horizon; l'air moins frais se pénétrait des feux du soleil; ses rayons qui se jouaient à travers les nuages, teignaient de pourpre et d'azur la rosée transparente qui couvrait les arbres, les buissons et jusqu'à la moindre fleur des nombreux vergers qui de temps à autre bordaient la route que nous suivions: Dieu! avec quelle reconnaissance nous saisissions le moindre bienfait du grand Être! avec quel sentiment de bonheur nos oreilles entendaient le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles. Insensiblement ce tableau vivant et champêtre rendit nos méditations moins sombres; tout nous promettait un beau jour, et je proposai à Philoménor de se rendre au jardin des plantes. Comme nous traversions la place royale, «espérons, lui dis-je, que sa tenue négligée disparaîtra lorsque la statue du noble fils d'Henri IV y sera replacée, et que vous ne serez plus offusqué par l'aspect de ces échoppes roulantes[18], de ces décombres et de cette étrange malpropreté. Cette place enfin, redeviendra ce quelle était jadis, un jardin dont les gazons et les autres ornemens seront respectés.»

Nous n'étions qu'à une petite distance des ruines de la bastille, Philoménor m'interrompit: «Comment avez-vous pu, me dit-il, laisser depuis trente ans, les débris de cette forteresse épars çà et là sur les places d'alentour et dans les fossés fangeux qui l'environnaient, au moins des voyageurs dignes de foi, et le Cicerone que j'ai lu ne m'ont point appris que vous ayez tiré parti de ces marécages si notoirement insalubres pour ce quartier de Paris. Pourquoi n'avez-vous pas comblé et affermi chaque année ces terrains vagues que vous eussiez rendus à la culture? Quoiqu'étranger, je ne l'ignore pas; cette opération a déjà été plus d'une fois pratiquée très-heureusement aux environs de la capitale, et la belle fontaine que l'on construit tout auprès vous eût donné les moyens de rendre ce lieu plus sain; rien ne vous eût empêché de conduire et de faire se précipiter en cascade une partie de ses eaux, et de féconder par un ruisseau, ces terres vierges que vos soins auraient rendues productives. Quelle inconcevable incurie!» «Calmez-vous, lui dis-je, mon cher Grec; sans le plaisir que je ressens, en voyant le vif intérêt que vous prenez à mon pays, je vous aurais arrêté plutôt dans le cours de vos censures. Vos projets eussent été excellens à suivre si l'on n'en eût pas adopté de meilleurs: approchons et vous serez convaincu qu'on a même été au delà de vos voeux. Considérez ces travaux immenses, ces voûtes profondes sous lesquelles resserrées dans un large canal, les eaux de l'Ourque couleront bientôt en abondance, en apportant au centre de Paris toutes les provisions nécessaires à sa consommation. Quelle vie nouvelle donneront à ce quartier, ces bateaux, ces galiotes, ces vaisseaux, ces bois flottés, ces mariniers, ces pêcheurs!» «Fort bien, reprit Philoménor; mais je voudrais qu'on construisît des quais dans les lieux les plus commodes et les plus accessibles, et que dans les endroits plus escarpés, on disposât les bords du canal en coteaux, en pentes douces où serpenteraient des sentiers ombragés par des arbustes odoriférans qui, en obéissant au moindre souffle, tiendraient l'atmosphère dans une perpétuelle action. Ces plantations aussi agréables que salutaires, achèveraient de purifier ces bas fonds, qui maintenant, je vous l'avoue, paraissent si dangereux et si infects.»

En nous détournant un peu du but de notre voyage, les greniers d'abondance fixèrent notre attention.

«Nous avons, mon cher Philoménor, profité de la sagesse des siècles passés. Les rudes épreuves où l'inclémence du ciel et la perversité humaine avaient réduit la France, nous en ont fait la loi. Comme autrefois en Égypte, on a pris de sages mesures pour contrebalancer ces divers fléaux. Peut-être ces greniers ne sont-ils pas assez multipliés, à moins qu'il ne soit bien constaté par de nouvelles expériences que les céréales se conservent mieux et plus intacts dans les magasins creusés sous terre que dans ces vastes bâtimens élevés à tant de frais sur le sol, et que sans aucun soin, sans aucune manipulation, les grains y soient préservés des insectes et autres ennemis plus malfaisans et plus consommateurs; l'humanité entière doit rendre grâces aux auteurs d'une découverte aussi précieuse qui, sous un gouvernement prévoyant et paternel, doit rendre la famine impossible. Une politique bien entendue doit, ce me semble, conseiller d'établir d'autres magasins[19] à Paris, et surtout dans les départemens ou des cantons immenses couverts de riches pâturages, ne rapportent pas un épi.

«Utile accapareur du superflu des récoltes, dans les années fertiles et abondantes, le pouvoir royal, par un juste équilibre dans le prix des subsistances, devient maître absolu des destinées du pays, assure à jamais la paix intérieure, et tient d'avance en bride toutes les factions, si jamais, comme dans les temps d'affreuse mémoire, elles voulaient se servir de cette arme à deux tranchans, pour saper l'autorité légitime».

Nous passions sur le pont autrefois appelé d'Austerlitz dont les arches en fer ne peuvent être trop admirées pour la hardiesse et la solidité de la construction, Philoménor s'étant aperçu que j'avais payé la rétribution d'usage me dit «puisque vous empruntez si souvent aux étrangers des découvertes utiles, vous devriez bien ne pas négliger de placer, à l'entrée des ponts où vous exigez un péage, ce mécanisme ingénieux que j'ai vu inventer en Angleterre pour le pont de Waterloo. Ce mécanisme indique de la manière la plus précise aux actionnaires, le nombre des personnes, qui ont passé et la somme dont le percepteur est redevable.» «Je connais ce moyen aussi sûr qu'économique répondis-je; ce sont les expressions d'un voyageur célèbre qui a pleinement sur ce point satisfait notre curiosité; non seulement cette machine[20] empêche la fraude, mais la ferait découvrir si le percepteur était assez imbécille pour s'en rendre coupable.

CHAPITRE XXXIV.

Jardin royal des plantes.—Lacune remarquable.—Projet utile à la botanique.—Serpent à sonnettes.—Anecdote.

En finissant ces mots: nous pénétrâmes dans ce jardin où sont réunies toutes les merveilles de la création, dans cette admirable enceinte où se trouvent presque tous les genres d'animaux vivans, toutes les espèces de végétaux connus; où l'art expérimental de les disposer soit pour la clôture ou l'embélissement des parcs est démontré par des modèles les plus variés; où des nouvelles expériences ont multiplié les miracles de la greffe et du mélange des séves, ainsi que les brillantes merveilles opérées par le mariage des fleurs et par des semis persévérans et nombreux, d'après l'ingénieux Desfontaines. J'avais fait remarquer à mon ami, que sans pendule artificielle, plusieurs fleurs pouvaient servir de cadran et même de baromètre. Nous crûmes cependant appercevoir une lacune dans ces différentes collections, qui, si elle était remplie, présenterait un grand intérêt pour la science. Je ne sache pas qu'il existe, dans ce vaste palais de la nature, un musée public pour les graines des végétaux, qui existent dans tous les pays de la terre. Je n'ai pas besoin d'en démontrer l'utilité; elle doit être facilement sentie. Si l'on y examine avec tant de plaisir les progrès de l'arbre le plus majestueux et de la moindre fleur, si l'on y épie avec un intérêt si marqué le travail du grand être, depuis l'embryon et l'oeuf, jusqu'au développement parfait des forces vitales, depuis la formation de l'or vierge et du diamant brut, jusqu'à l'instant où débarrassé par l'art de ses parties hétérogènes, il acquiert le plus admirable poli et l'éclat le plus radieux, n'est-il pas nécessaire aussi d'apprendre à connaître les formes, la couleur, les variétés, l'emploi des graines de plantes innombrables, abstraction faite de leur état de germination, de croissance et de culture, et l'on suivrait, pour le classement, le système de Linné ou de Jussieu».

«Je ferais encore une autre innovation; quoi! la cire modelée en cent façons, nous représente ici, comme au cabinet de l'école de Médecine, le corps humain dans les différentes phases de santé ou de maladie; il nous semblerait aussi important d'offrir au public par le même procédé, dans des salles préparées exprès, l'imitation des principaux végétaux connus, les différentes métamorphoses que subit la plante, le germe perçant son enveloppe, la naissance du bourgeon, le déployement des feuilles, le bouton de la fleur, son épanouissement, la formation, la maturité, et la décomposition du fruit.

Il ne faudrait pas même oublier de rendre scrupuleusement l'écorce du rameau souvent lisse, unie, marquetée ou couvertes d'aspérités et d'épines.

Ce plan n'est point chimérique; plusieurs voyageurs dans l'Inde l'attesteront comme moi: il a déjà reçu son exécution complète, au moins pour les arbres, arbrisseaux, arbustes, et plantes de l'île de France, de cette île chantée par le célèbre Bernardin-de-St.-Pierre. L'ingénieux auteur de cette invention pittoresque dont j'ai vu quelques échantillons, est un français, et doit sous peu enrichir sa patrie des richesses que nous devrons aux recherches les plus opiniâtres et au travail le plus assidu.»

Nous avions examiné avec le plus grand soin les trois règnes de la nature morte et vivante, et ses imitations les plus parfaites, soit en dedans soit au dehors, dans les enclos, dans les serres et dans les différentes salles de cet immense établissement. «Il y a quelques années, dis-je à mon ami, un étranger récemment arrivé à Paris, eut lieu de se repentir de son excessive confiance, et surtout d'avoir cédé ici au premier mouvement d'une curiosité très-excusable. Au moment où, comme nous, il étudiait les différentes parties de l'histoire naturelle, dans les longues galeries de ce musée, un inconnu, dont la mise, la tournure, le langage, les formes polies annonçaient l'éducation la plus soignée, s'approche, lui adresse la parole, et entame une conversation très-savante, sur les curiosités rassemblées dans ce lieu. Vous trouvez, Monsieur, disait-il au nouveau débarqué, vous trouvez donc cette collection admirable? Eh bien! le croiriez-vous? des objets très-intéressans y manquent, et entre autres, le serpent à sonnettes. En effet, reprit le provincial, je l'ai cherché long-temps sans avoir réussi à l'apercevoir; pourtant, je connais parfaitement ce reptile assez commun dans les bois de la Louisiane, et je me rappelle en avoir lu plusieurs fois la description dans les mémoires des plus célèbres voyageurs. «Malheur à celui qui en est piqué: d'abord la douleur se fait peu sentir, en quelques secondes une enflure accompagnée d'élancemens, se développe autour du membre blessé, gagne bientôt par tout le corps, et souvent au bout de quelques minutes, l'homme ou l'animal n'existent plus; aussi tous les animaux craignent le serpent de cette espèce, dont la présence est attestée par le bruit de ses grelots qui se font entendre, dit-on, à plus de soixante pas et par une odeur cadavereuse»[21]. Monsieur me paraît extrêmement versé dans l'histoire naturelle, reprit le flatteur intriguant (car c'en était un), et M. de Lacépède, ajouta-t-il en souriant, ne ferait pas dans ses leçons une peinture plus exacte et plus frappante. Votre description est véritablement un tableau de maître. Tenez, comme entre amateurs il faut mutuellement s'obliger, je ne puis résister à vous faire une confidence. Mon oncle, dont l'hôtel n'est pas éloigné, possède un individu de cet espèce, d'une beauté surprenante et d'une grosseur prodigieuse, qui lui a été dernièrement expédié de la Nouvelle Orléans. Mon oncle est incroyablement jaloux de son serpent, ne le veut céder à qui que ce soit, pas même au gouvernement, quoiqu'il lui en ait fait offrir une somme considérable. Si cependant, Monsieur, vous étiez curieux de voir ce monstrueux reptile, je me ferais un sensible plaisir de vous conduire chez mon parent, même en sortant du muséum. La proposition est acceptée par le crédule étranger.

Nos deux naturalistes montent dans le même coupé; et après avoir suivi plusieurs rues, la voiture s'arrête devant un magnifique hôtel. Mon oncle est-il chez lui? demande l'officieux personnage. Oui, Monsieur, répond un suisse en livrée, en ce cas descendons; on entre, on passe dans plusieurs antichambres; on traverse une longue file d'appartemens pour se rendre au cabinet qui renferme le merveilleux phénomène que le Musée royal ne possédait pas[22]. Une dernière porte s'ouvre: qu'aperçoit l'étranger? Un tapis vert, une roulette et une nombreuse société de joueurs. Où donc est le serpent à sonnettes? demande-t-il.—Le serpent, Monsieur, lui répondit l'introducteur, n'était qu'un prétexte pour vous attirer ici, et procurer à ces Messieurs l'honneur et l'avantage de faire leur partie avec un savant tel que vous. Le jeune homme aussi surpris de ce compliment ironique, que désolé de s'être laissé entraîner dans un pareil piége, s'excusa sur son ignorance et sur son antipathie pour les jeux de hasard; il suppose des affaires pressantes, et veut sortir; vains subterfuges, on s'y oppose; les portes sont fermées à double verrou; inutilement il résiste; les menaces succèdent aux feintes politesses, et il est contraint de hasarder quelques rouleaux d'or, que malheureusement il avait sur lui, ainsi que ses bagues, sa montre, ses chaînes et autres bijoux qu'il perdit en peu d'instans.

Après avoir ainsi joué au roi dépouillé, les portes s'ouvrirent, et on lui permit de s'esquiver sans bruit, par un escalier dérobé, qui conduisait dans la cour d'un autre hôtel. Arrivé là, on le força de monter dans une voiture qui l'y attendait, et dont les stores étaient baissés. Incertain du sort qu'on lui ménageait, livré pendant près de deux heures aux plus sombres pressentimens et aux plus vives inquiétudes, il fut déposé et abandonné par le cocher sur un boulevard désert; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que l'amateur de serpens à sonnettes parvint à s'orienter et à regagner l'hôtel qu'il habitait. Depuis, malgré ses recherches multipliées, et celles de la police à qui il avait porté plainte, il n'a jamais pu découvrir l'infâme tripot où ce guet-à-pens lui avait été dressé.

CHAPITRE XXXV.

Suite du même sujet.—Vallée Suisse.—Réflexions philosophiques.—Montagnes.—Belvéder.—Projet d'hommage aux amateurs de la nature.—Améliorations possibles.—Un jardin de Kew en France.

Nous étions prêts de quitter les sentiers de la délicieuse vallée suisse qui nous eût paru presqu'un nouvel Eden, si les fabriques nombreuses qui la décorent, n'eussent attesté une longue civilisation.

Tout en réfléchissant au sort de ces êtres, si doux, si paisibles, si familiers, qui y jouissent d'une juste liberté, tandis que les cruels tyrans du désert y sont renfermés dans d'étroits cachots, Philoménor ne put s'empêcher de me dire: «Me pardonnerez-vous encore une réflexion bien morale, mais bien naturelle? Les tigres, les lions et les panthères nous environnent comme la brebis et la colombe: près de ces animaux féroces, nous écoutons sans terreur leurs affreux rugissemens. Les lois observées dans cette agreste ménagerie ne vous semblent-elles pas celles d'un gouvernement parfait, où la libre sécurité des bons naît précisément du rigoureux esclavage des méchans? Tout en convenant de l'à-propos, et de la justesse de cette espèce d'apologue, l'aspect imposant de la montagne qui conduit au Belvéder, fit promptement oublier au jeune Grec les axiomes et les théories politiques, en faisant éclore une foule d'autres idées.

Chaque pas qu'il faisait réveillait mille souvenirs recueillis dans ses voyages d'Italie: «Que ne puis-je ici, me disait-il, dans ces bois, sur les rampes de ces longues allées et dans les différens détours de ce parc royal, que ne puis-je ici revoir, comme au Jardin des Plantes de Padoue, les bustes de ces hommes utiles qui ont écrit sur l'histoire naturelle!

«Si ma mémoire ne me trompe pas, j'y vis autrefois ceux de Salomon, de Dioscoride, de Prosper Alpin, de Fabius Columna et de Pont Édra; pour moi, je voudrais placer encore sous ces ombrages les statues d'Aristote, de Théophraste, de Pline, de Linné, de Pluche, de Valmont de Bomare, de Buffon, de Jussieu, de Rozier, de Mordant, de Launay, de Dumont-Courset, de Lucas, de Thouin, et successivement des naturalistes qui auraient enrichi la science par leurs découvertes ou leurs théories. Je n'oublierais pas non plus d'admettre dans la société de ces illustres savans, les poëtes qui ont chanté sur la flûte champêtre le bonheur rustique, et tous les charmes de l'agriculture. J'y placerais Théocrite à côté de Virgile; et j'entremêlerais les Rapin, les Gessner, les Racan et les Thomson avec les Delille, les Florian, les Léonard, les Campenon et les Bernardin de Saint-Pierre. Ces bosquets seraient véritablement devenus le Panthéon des amans de la nature.

«Je suis étonné, s'écriait mon ami, je suis étonné que les habiles botanistes qui dirigent les travaux de cet utile établissement n'aient pas couvert davantage ces collines des productions qui leur sont propres, et dérobé à nos yeux cette terre où la mousse croît à peine: je n'y vois ni le millepertuis, ni la pervenche, ni tous ces végétaux indigènes ou exotiques, qui se plaisent si bien sous les ombrages. Dans les sites plus élevés, n'eût-il pas été facile d'acclimater ces plantes méridionales qui bravent impunément les ardeurs du soleil, et croissent pour ainsi dire spontanément au milieu des plus âpres rochers.

«Pour soutenir la montagne, ménager des repos, je voudrais y transporter, y disséminer et faire en quelque sorte sortir à travers les arbustes, des blocs de marbre[23] et de granit tirés de tous les départemens de la France; sans quitter Paris, l'architecte paysagiste nous aurait, comme d'un coup de pinceau, rapproché sur ces collines les richesses des Alpes et des Pyrénées.

«En inscrivant sur chaque bloc le nom, l'espèce, la variété et le pays dont il serait extrait, l'homme le moins lettré qui a déjà trouvé en tout genre, dans cette capitale, tant de moyens d'instruction, pourrait chaque jour, et à toute heure, faire un cours de géologie française. L'originale disposition des jardins de Kew, que j'ai vus en Angleterre, a provoqué cette heureuse idée. Que n'est-il en mon pouvoir de vous inspirer une jalousie très-fondée et très-peu dangereuse à ce sujet? car enfin, vous n'avez pas en France un seul jardin Royal qui, pour l'étendue et la distribution, ressemble à ce lieu délicieux; un seul jardin, où les plantes des quatre parties du monde soient réunies et placées, suivant les sites et les terrains qui leur sont propres. Ah! sous le beau ciel de votre pays, qu'il vous serait pourtant facile de choisir un canton coupé de montagnes, de vallées, de rivières et de ruisseaux, qui pût effacer cette merveille de l'Angleterre!

«Trianon, quoique fort joli, est dessiné sur une trop petite échelle: la Malmaison, si remarquable d'ailleurs par de précieuses plantations, n'a que des eaux factices. L'essai d'un Kew français serait possible, je le présume, à Saint-Ouen, Ermenonville, Morfontaine, Chambord, Rosny ou Rambouillet.»

CHAPITRE XXXVI.

Hôtel Bazancourt.—Marché aux vins.—Quelques réflexions sur les travaux publics.

Nous nous étions reposés au joli kiosque dit le Belvéder, qui dans ce moment réclame une restauration, et de plus, un gardien. Nous descendîmes de la montagne dont les points de vues sont très-variés. En sortant du Jardin du Roi, je dis à mon Grec: «Vous apercevez, dans cet ancien hôtel de Bazancourt, deux établissemens vraiment paternels. Sans être confondus dans cette maison d'arrêt avec d'infâmes scélérats, des militaires négligens ou égarés y sont punis par une détention momentanée; lorsque tout à côté, des enfans incorrigibles y sont, avec la même mesure, insensiblement ramenés à la pratique de la vertu. Par ce double trait de saine politique, on a songé également à maintenir une sévère discipline pour le présent, sans oublier de l'assurer par de solides garanties pour l'avenir.»

«Cette institution est très-philantropique, me dit Philoménor, si, comme je le crois, les écarts de la jeunesse ou de l'âge mûr ne sont, après tout, que des maladies morales, épidémiques et contagieuses, qui cèdent très-souvent à l'isolement des sujets qui en sont attaqués, et aux remèdes curatifs qu'offriront toujours d'excellens principes, de salutaires conseils, et surtout de bons exemples.»

Il avait à peine achevé, que le dépôt des vins se présenta devant moi. La curiosité de mon ami fut piquée par la singularité de l'édifice. «Cette halle est admirable, me dit-il: sa situation, sa coupe, ses distributions seraient parfaites, si les loges construites par les locataires de ces magasins y étaient d'un meilleur goût, et si l'on exigeait dans tout l'ensemble une tenue véritablement hollandaise. Je voudrais voir encore, sur la place qui se trouve au centre de ces pavillons, un monument en bronze, relatif aux vendanges: par exemple, quel sujet plus moral, plus propre à préserver un père sage des excès du vin, que le groupe d'un Noé recevant de la main pieuse de son fils le pudique manteau qui devait le mettre à l'abri des railleries de ses autres enfans aussi pervers que dénaturés. Ce sujet vaudrait bien Silène Bacchus, s'il était exécuté par l'habile ciseau de Raggi, de Bosio, de Cartelier ou de Dupaty. Comme en Italie les différentes variétés de vignes que produit la France, devraient utilement s'enlacer autour de ces jeunes érables, et faire briller jusques à leurs sommets leurs grappes dorées ou vermeilles.» «On y songera peut-être un jour, repris-je aussitôt; il ne faut qu'une heureuse inspiration; mais hélas! on entreprend ici des travaux, et souvent pendant des années ils restent ébauchés et imparfaits. Je vous le dis avec douleur, la négligence détruit vite ce que le génie commence et ne finit pas. Vous avez vu les différentes barrières de Paris construites bien avant la révolution, elles ne sont pas encore absolument terminées. Quelques-unes, soit par suite d'une construction peu solide, soit par des accidens inséparables de la guerre, ont été fort endommagées; pourtant leurs formes monumentales très-variées, d'un genre très-pittoresque, nous paraissent bien mériter l'attention de l'administration municipale, et conséquemment des réparations et un achèvement complet. Peut-être jamais les travaux publics n'ont été moins actifs que dans les trois années qui viennent de s'écouler. Si j'en excepte l'Opéra très-provisoire, la Bourse, la Chapelle expiatoire de la rue d'Anjou, les Églises de la Madeleine, de Bonne-Nouvelle, de Notre-Dame de Lorette, et quelques réparations faites à Saint-Severin et à Saint-Germain-des-Prés, nous n'avons vu partout que des édifices interrompus. Les chantiers des Tuileries, du Louvre[24], de Notre-Dame, de la fontaine de l'Éléphant, de l'Hôtel du ministre des affaires étrangères, sont restés déserts. Nous pouvons ajouter que les échafauds vont pourrir en pure perte, si le nouveau ministère n'y met ordre; et que les murs à demi construits se détériorent d'une campagne à l'autre».

«Ne dirait-on pas, s'écriait Philoménor, que le mal a des ailes, et que le bien a précisément l'allure de la tortue!»

CHAPITRE XXXVII.

Marché aux fleurs.—Fabriques nécessaires.—Plantations exotiques.—Avantages qui en résulteraient.

Tout en faisant route, nous traversions le marché aux fleurs, où étaient entassées pêle-mêle et très près l'une de l'autre les plantes de la belle saison.

«Cet emplacement est beaucoup trop petit, me disait le jeune Grec; jamais il ne fut en rapport avec les immenses richesses végétales que vous possédez. Vous avez planté dans ce marché quelques arbres communs et forestiers; vous y avez élevé des bassins grossièrement massifs, et fait couler quelques maigres filets d'eau, lorsque des génies, groupés avec grâce au centre des fontaines, devraient élancer dans les airs mille jets d'une onde pure et bienfaisante, comme pour rafraîchir les attraits de la jeune déité qui préside en ce lieu. Vous paraissez véritablement avoir oublié les ornemens qui accompagnent toujours le séjour qu'elle habite; point de jalousie entre Flore et Pomone. Le marché aux fleurs ne doit pas être plus maltraité que celui[25] des fruits et des plantes alimentaires.

«Mais non; vous avez disposé, en spéculateur mercantile, un lieu dans lequel un de vos poëtes eût, avec Horace, regardé nécessaire l'alliance de l'agréable et de l'utile. Et puis au lieu de ces frênes, de ces sycomores et autres plants rustiques, quelle raison vous aurait empêché d'y placer des arbres de choix qui vous eussent également donné une ombre hospitalière, et se fussent successivement couverts en différentes saisons, de fleurs et de fruits, ou même auraient conservé pendant l'automne et l'hiver une éternelle verdure[26].

«J'ajouterai que le public y eût chaque jour trouvé une source d'instruction continuelle, qui eût rendu plus populaire le goût de la botanique; et l'on sait assez que lorsqu'une fois cette science parvient à nous captiver, elle absorbe, presque malgré nous, toutes les facultés de l'âme, et nous garantit souvent de bien des vices, en nous procurant mille plaisirs innocens.

«Ces plantations eussent aussi très-bien accompagné quelques serres-chaudes ou tempérées et autres fabriques que j'aurais établies sur de nouveaux modèles, pour les plantes étrangères, trop peu acclimatées en France pour souffrir sans péril un transport journalier en plein air, et qui, même en été, redoutent la fatale influence d'une atmosphère trop inconstante. Des kiosques couverts sont d'autant plus urgens ici, que la plupart des plantes nouvelles de l'orangerie[27], malheureusement très-précoces, fleurissent dès les premiers beaux jours de nos faux printemps. Souvent j'ai vu un soleil trop ardent, une rosée inattendue, flétrir en peu d'instans la frêle beauté d'une plante superbe, dont le développement avait coûté plusieurs mois de culture à son infortuné propriétaire, tandis qu'un salutaire abri leur eût infailliblement conservé leur existence et leurs charmes. Ne vous étonnez point, mon cher ami, du zèle que je mets à défendre les intérêts des fleurs, et à leur accorder une protection spéciale. En Grèce, les fleurs étaient les odalisques de mon sérail; puissent les bazars conservateurs que je sollicite pour ces élégantes beautés, s'élever dans un pays où l'amitié et peut-être des affections plus douces doivent fixer mon séjour!»

CHAPITRE XXXVIII.

Café Procope.—Odéon.—Boutiques.—Echoppes.—Anecdote anglaise.—Artistes usurpateurs.—Ecole de Médecine.—Etalages ambulans.

Nous avions dîné délicieusement au petit Rocher de Cancale, établi nouvellement près du café Procope, un des plus anciens de Paris, et qui, dans le dernier siècle, était devenu une espèce de lycée où se rassemblaient les plus célèbres littérateurs du temps, attirés par la comédie française, qui se trouvait en face[28].

Après un léger trajet, l'Odéon s'offrit à nos regards, dans sa majestueuse simplicité. «C'est à votre patrie adoptive, mon cher Philoménor, que nous avons emprunté le nom antique que porte ce spectacle. Périclès avait ainsi appelé un théâtre que pendant sa longue administration, il fit bâtir dans la ville d'Athènes.

En réparant l'Odéon à neuf, en y déployant la magnificence des décors, en rendant cette salle plus belle qu'elle n'était auparavant, on assure qu'on a prévu tous les accidens qui pourraient occasioner de nouveaux malheurs, et pris de sûrs moyens pour en neutraliser les effets: des murs de séparation dans l'intérieur de la salle, des rideaux de fer, des toiles incombustibles, toutes ces mesures ont été sagement combinées, et cependant on laisse subsister d'autres foyers d'incendie[29], adossés même contre ce bel édifice; je veux parler de ces boutiques misérables, qui ôtent toute la grâce de ses portiques, boutiques dont les locataires couvrent les alentours de ce théâtre d'étalages multipliés, de paravens, de sales lambeaux, incompatibles avec la décence et la propreté. Enfin, l'enseigne d'une de ces échoppes, au tambour incendié, indique assez combien il serait urgent de faire disparaître entièrement à l'Odéon et à Feydeau, ces dangereuses boutiques qui risquent, d'un jour à l'autre, de compromettre la sûreté de ces théâtres. Qui ne gémirait sur des malheurs aussi terribles que ceux arrivés en 1816 au château de Bellevoir, en Angleterre, où le plus épouvantable incendie consuma les tableaux des Rubens et des Rembrand; on voulut sauver ces chefs-d'oeuvre, mais trop tard; ils furent presque tous la proie des flammes. Lors du dernier incendie de l'Odéon, on accusa la malveillance; on fit des recherches, des arrestations. Qui peut répondre que certains locataires ne deviendront pas un jour, soit par négligence, soit par des motifs plus coupables, les agens secrets des plus perfides combinaisons?» «Votre Potier, reprit Philoménor, eût pu dire dans le style propre à son genre de talent, des amateurs de loges grillées.» «Mauvais calembourg, repris-je aussitôt, sur un sujet aussi grave. Le goût de Paris commence malheureusement à vous gagner; pour moi, je vous le dis très-sérieusement, je suis convaincu que la faible rétribution, que la chambre des pairs et autres propriétaires retirent du loyer de ces boutiques, ne sera point un obstacle à la destruction totale de ces ignobles asiles de la misère et du mauvais goût, que doit nécessairement repousser l'élégance enchanteresse de quelques-uns de ces édifices. Devrait-on tolérer encore ces artistes de Savoye qui salissent les embasemens des portiques, non-seulement à l'Odéon mais aux Français? tous ces officieux de Paris, qui semblent s'être donné le mot pour s'installer sur les degrés de tous les monumens sacrés ou profanes, et y déposer les instrumens de leur profession? En thèse générale, la conservation des monumens exige qu'ils soient absolument isolés[30]. Avant ou après le spectacle, les théâtres ne devraient être habités que par les acteurs, les sentinelles et les concierges.»

«Eh! qui ne serait encore choqué, en voyant ces boutiques ou lanternes qui, récemment ou depuis plusieurs siècles, sont enchâssées dans les péristyles d'autres monumens aussi importans, boutiques qui ferment certaines arcades, masquent des parties essentielles d'architecture, et en détruisent toute la majesté?

«La construction des boutiques provisoires est une manie qui fait fureur dans ce siècle, où les règles du bon goût sont impitoyablement sacrifiées, pour se procurer quelques pièces d'or de plus[31]. Sans ce système prédominant, au lieu de permettre l'érection de ces nombreuses boutiques, nouvellement bâties en face de l'école de Médecine, on eût bien dû achever les ornemens de la fontaine, la seule de Paris qui forme cataracte. Maître du terrain occupé jadis par le couvent des cordeliers, on n'eût pas rétréci une place, déjà trop petite, pour bien détacher et faire ressortir convenablement un des plus beaux ouvrages de Louis XVI. Veut-on d'autres exemples? Remet-on à neuf un théâtre, une salle de concert, Favart ou Louvois, aussitôt les plus humbles artistes de la chaussure humaine des deux sexes s'en emparent, et couvrent de débris fétides les rians édifices consacrés aux plaisirs de l'opulence. Ce n'est pas seulement autour des bâtimens profanes qu'un aveugle intérêt a construit ces dégoûtantes échoppes. On les retrouve accolées aux temples les plus riches et les mieux dotés[32]. On a supprimé des boutiques construites sous les guichets des Tuileries, qui, malgré les préjugés du caractère français, assimilaient à un bazar l'entrée du principal séjour du monarque; à peine ont-elles disparu, qu'on a vu reparaître aussitôt des étalages nombreux mobiles ou permanens. Ces étalages ne devraient-ils pas être définitivement éloignés? Les marchands des rues adjacentes doivent assez fournir les comestibles pour la troupe et les jouets d'enfans. L'intérêt de quelques subalternes, qui peut-être tirent parti de ces abus, doit-il l'emporter sur les convenances de grandeur et de majesté, qu'il ne sera jamais permis de négliger dans le palais des rois?»

«Puisque vous êtes si délicat sur les convenances, reprit Philoménor, pourriez-vous m'apprendre qui a pu souffrir l'établissement d'une boutique de jouets d'enfans[33] dans l'enceinte même du jardin des Tuileries[34]? Autrefois, au moins, les girouettes et les moulins à vent ne se vendaient qu'en dehors de la grille; mais leur vente publique était proscrite à l'intérieur.» «Hélas! lui répondis-je, avec cette espèce de tolérance cupide qui s'introduit partout, espère-t-on donner au peuple un grand respect pour la résidence du souverain? Ignore-t-on qu'une chaîne, pour ainsi dire imperceptible, semble lier étroitement les petites choses aux plus grandes? Nos pères pensaient bien autrement, lorsqu'ils exigeaient même une toilette soignée[35], pour pouvoir se promener aux Tuileries. On doit se rappeler si, à cette époque, l'autorité était respectée: depuis, on sait assez que l'abandon de certaines étiquettes fut une des mille causes de la révolution française.» «Si ces usages incommodes sont abolis, me dit Philoménor, les fumeurs de cigares devraient-ils être tolérés dans les Tuileries? Je ne crois pas qu'il soit convenable que ce jardin devienne un estaminet en plein vent. On devrait n'accorder au limonadier des Tuileries la faveur de vendre dans le jardin ses liqueurs et son café, que sous la condition expresse d'y construire un kiosque solide et de bon goût, dont le dessin lui serait donné. La même mesure serait exigée de ces loueuses de journaux qui font, sur la nouvelle du jour, un commerce si lucratif; et on ne leur permettrait de placer leurs cabinets de lecture que dans des lieux où ils ne pourraient nuire à la beauté du jardin, comme, par exemple, exclusivement dans les deux futaies de marronniers.» «Le café et les cabinets seraient ainsi rapprochés, répliquai-je, des grands politiques de la Petite-Provence, gens toujours altérés, lorsque dans leurs curieuses conversations, ils ont débattu les intérêts de l'Espagne ou de la Turquie, et fixé les destinées des quatre parties du monde. Il est certain, mon cher ami, que ce café, ces boutiques, ces échoppes, qui gâtent entièrement le beau coup d'oeil de l'allée des orangers, seraient bien mieux remplacés par des palissades de lauriers, d'alaternes, de phylaria et autres arbustes à fleurs de toutes les saisons, qui finiraient par masquer, sans interruption, les gros murs qui soutiennent la terrasse des Feuillans.» «Je suis témoin reprit Philoménor, d'un abus bien incroyable. Me promenant un jour aux Tuileries, je vis un attroupement se former, et j'appris que trois jolies femmes, dont le costume était absolument pareil, en étaient la cause. Remarquées dès leur entrée dans le jardin, elles avaient été examinées de plus près par quelques jeunes gens qui s'étaient arrêtés tout court pour mieux les considérer. Aussitôt la multitude, toujours curieuse, toujours empressée, avait entouré les trois belles dames qui, en un clin-d'oeil, avaient été cernées. Leur embarras paraissait grand. Heureusement pour elles, les gardes du jardin leur offrirent de les protéger, en les priant toutefois très-poliment de sortir, pour se soustraire plus sûrement à ce genre d'affront, auquel peuvent être exposées les femmes les plus honnêtes et les plus respectables.

«L'urbanité française, ajouta le jeune Grec, ne découvrirait-elle point facilement les moyens de mettre un frein à une pareille licence, et de prévenir de semblables excès?

«Si les bicoques couvertes de toiles déchirées et de lambeaux, que l'on voit près la grille, dite du Pont-Tournant, et les Champs-Élysées, sont absolument nécessaires, ne vaudrait-il pas mieux y établir un petit nombre de pavillons élégans, réguliers et parallèles, qui serviront au même usage?

CHAPITRE XXXIX.

Affiches, placards.—Mot de Mercier.—Plaisans contrastes.—Création de compagnies de police, et d'un nouvel inspecteur des monumens.—Fosses inodores; gaz hydrogène.—Preuves de ses inconvéniens.—Avantages et dangers des nouvelles découvertes.

Six heures n'étaient pas encore sonnées, et les bureaux étant encore fermés, nous eûmes le temps de continuer nos observations critiques: «Voyez, me disait Philoménor; est-il possible que l'extérieur de l'Odéon soit aussi maussade et aussi bizarre? Ses colonnes ne sont pas même respectées; partout des affiches barbouillent les murs, et jusqu'aux voussures des arcades. Thalie et Melpomène applaudiraient sans doute à la disparition de tant de sottes et inconvenantes caricatures, que l'on expose, pour ainsi dire, dans leur sanctuaire.» «Dites-en autant, répliquai-je, de la salle de Feydeau dont le portique ressemble à l'entrée d'un théâtre de carton. Le granit factice y disparaît sous les placards de toutes couleurs. Qui n'aurait été choqué en lisant les annonces encadrées, saillantes, scellées en fer, naguère retenues même avec des chaînes, jusque sur les colonnes de Favart, dont le péristyle devrait, pour bien des raisons, être fermé avec des grilles[36].»

«Naguère! dites vous, reprit Philoménor; aujourd'hui même on en suspend effrontément entre les arcades de la rue Castiglione[37], dont elles défigurent les formes si belles et si pures. On en place même autour des superbes candélabres en bronze[38] du pont des Arts, et de ceux qui, sur les boulevards des Italiens, éclairent l'entrée des rues Grange-Batelière et Le Pelletier; et cependant avec des moyens peu dispendieux que j'indiquerai, on n'aurait pas lieu de gémir sur la tenue pitoyable des plus gracieux monumens de Paris. Des plaintes aussi raisonnables s'élèvent ailleurs, notamment lorsqu'on passe dans la rue des Colonnes, près Feydeau; vient-on de réparer ou de mettre à neuf une galerie, aussitôt des ouvriers y font peindre en toutes nuances les signes de leurs différens états, sans qu'aucune autorité exerce à ce sujet une utile censure; par respect pour le bon goût, sans froisser les priviléges de la propriété, le gouvernement, ce me semble, a bien le droit acquis de proscrire un semblable vandalisme. Abus vraiment déplorable qui ne se trouve peut-être qu'en France, mais qui, très-certainement, n'existe point à Rome, à Milan et à Londres[39]. L'imprimerie est devenue la lèpre de l'architecture! Excepté le Luxembourg, l'Élysée-Bourbon et quelques parties du palais du duc d'Orléans, il n'est pas un monument, une colonnade, un édifice public, qui ne soient offusqués par une quantité d'affiches, de placards, qui non seulement nuisent à la grâce de l'ensemble, mais qui sont encore, par leur objet, de l'indécence la plus révoltante; on en a vu même quelques-unes qui prêtaient au calembourg, et qui, probablement conseillées par les ennemis de la France, étaient une insulte directe à la majesté royale. L'étranger croira-t-il qu'aux Tuileries, contre les pilastres soutenant la grille, rue de Rivoli, côté du Carrousel, et côté du quai, depuis le pavillon de Flore jusqu'au jardin de l'Infante, l'étranger, dis-je, croira-t-il qu'il existe un si grand nombre d'affiches, qu'on se figurerait presque entrer dans un magasin[40]?

«L'affiche usurpatrice n'a pas même épargné la partie du Louvre nouvellement regrattée où se voit le buste de Louis XIV, où l'on est saisi de surprise et d'admiration en considérant la magnifique colonnade du médecin architecte[41]; et c'est précisément dans cet endroit que souvent les placards de toute nuance sont le plus multipliés. De temps en temps, je le sais, on les fait disparaître, mais jamais entièrement; et des lambeaux d'affiches à moitié détachés, y voltigent encore au moment où je vous parle; déjà les pilastres des nouvelles grilles en sont couverts; on vient même d'en placer plusieurs jusque dans l'intérieur du Louvre[42], sous les guichets.» «Quels sont donc les devoirs des conservateurs de vos palais, s'écria Philoménor? Sur quels objets s'étend leur surveillance?» «Oui, mon ami, repris-je, d'après des abus aussi crians, d'après une pareille audace, je suis étonné de ne pas voir ici, en grosses lettres, les annonces des nobles métiers que l'on exerce sur le pont voisin.» «Ne vous fâchez pas, me dit mon Grec: pour moi, lorsque je considère ces éternels placards, je me rappelle ce mot si plaisant de Mercier: «Jamais l'antiquité, ne connut le placard. Pauvre antiquité! nos descendans seront bien mieux endoctrinés. Le placard! il couvre, il colorie, il habille Paris, à l'époque où ces lignes sont tracées; et l'on pourrait dire Paris affiche, pour le distinguer par son costume le plus apparent, des autres cités de l'univers.»

«Mais cet outrage fait à nos monumens, s'est étendu plus loin que sur nos théâtres, les palais des grands, des ministres, des chambres et du garde-meuble de la couronne; il a gagné quelquefois jusque sur nos arcs de triomphe, jusque sur nos plus magnifiques établissemens, tels que l'hôtel de la Monnaie, l'Institut et ses galeries adjacentes, où des tentes, des bureaux, des étalages sans nombre dérobent en partie à l'oeil du spectateur, les façades de ces deux dépôts des richesses nationales, soit métalliques, soit intellectuelles. Cette monstruosité s'est encore glissée jusque sur les péristyles de nos églises[43], où le prospectus d'un Voltaire compacte se trouve quelquefois placardé à côté du mandement religieux; où les secrets du charlatanisme pour les infirmités les plus honteuses, se trouvent accolés à l'annonce d'une mission et d'une retraite; et plus d'une fois l'afficheur a collé sur les murs du même temple le nom du prédicateur de la station, tout près de l'annonce des pièces où devaient jouer Talma et Potier et contre l'adresse indiquant le changement de domicile du costumier fournisseur des bals de Paris.

«Faut-il tout dire? l'intérieur même des basiliques n'a pas été respecté[44]. En un mot cette gangrène monumentale a couvert grotesquement tous les endroits où l'architecture offre le coup d'oeil le plus imposant et le plus magnifique; mais comme il ne suffit pas de critiquer et de dénoncer des abus sans indiquer les remèdes, voici les moyens simples que je proposerais, si j'avais l'honneur de les communiquer à l'autorité jalouse de les faire cesser, et d'acquérir le titre de restaurateur de leur antique beauté. Je désirerais qu'on plaçât nuit et jour des gardes près des monumens qui n'en ont point, et que ces sentinelles fussent centuplées, lors des réunions publiques, pour empêcher et prévenir toute espèce de dégradations. Il faudrait défendre, sous peine d'une forte amende, de placarder contre aucun monument tel qu'églises, palais, hôtels, fontaines, colonnades[45], théâtres, ponts et tout autre lieu consacré au service public, en assignant pour les affiches de spectacles, un endroit unique[46], dans chaque local, qui n'ôte pas à la vue le plaisir de contempler le bel ensemble de ces murs. Il serait même beaucoup mieux de les placer, comme à Londres[47], dans un cadre mobile, et de ne jamais les coller contre les murs. Il faudrait ordonner que les affiches existantes seront enlevées avec soin, ainsi que ces ébauches insipides, ces grossières caricatures que les crayons de la malveillance ou de la sottise se complaisent à y tracer. Il serait même nécessaire d'exiger une amende de ceux qui violeraient la défense d'en appliquer de nouveau sur nos beaux monumens. Je regarderais comme urgent d'arrêter que les affiches, annonces et placards seront mis exclusivement à l'avenir près des cafés, des restaurateurs, marchands de vin, en un mot, aux seuls endroits fixés par la police dans les différens quartiers de Paris; ou mieux encore sur des colonnes[48] élevées exprès, lorsque la nécessité l'exigerait. On devrait créer enfin un inspecteur et restaurateur des monumens publics, qui ne se contentât pas d'en porter le titre, et surtout d'en toucher les émolumens, mais qui en remplît scrupuleusement les fonctions, et dont l'unique emploi, l'utile dictature, serait de censurer, de supprimer et de réformer les abus qui, malgré sa vigilance, s'introduiraient dans les différens quartiers de cette grande ville. On croira facilement qu'il serait indispensable de choisir cet inspecteur parmi les amis des arts les plus zélés, les plus actifs et surtout les plus éclairés, et de lui accorder des appointemens modérés, mais assez forts, pour qu'il pût se transporter facilement dans tous les endroits où son emploi l'appellerait continuellement. On n'hésiterait pas, d'après ces antécédens, à lui accorder une autorité assez illimitée, pour qu'il ne fût point contrarié dans ses plans par la routine et par de sordides intérêts. Cet inspecteur serait d'ailleurs sous la surveillance du ministre de la police, et aurait le droit de proposer, soit au ministre de l'intérieur et de la maison du roi, soit au préfet, soit au conseil municipal, les améliorations qu'il jugerait convenables. Enfin, je mettrais à sa disposition un nombre déterminé d'ouvriers, pris parmi ceux qui se trouvent sans ouvrage, pour nettoyer et entretenir l'intérieur et l'extérieur des bâtimens publics qui en auraient besoin; des fonds dont cet inspecteur deviendrait comptable, seraient affectés à ces travaux vraiment conservateurs.»

Les portes de l'Odéon s'ouvraient; Philoménor me fit encore observer qu'une grande partie des murs de ce théâtre n'avait pas été regrattée depuis sa restauration; ce qui produisait la bigarrure la plus choquante. «Quelle odeur! ajoutait le jeune Grec, en traversant le péristyle[49]! On a récemment inventé les fosses inodores, (qui ne le sont pas toujours) découverte bien intéressante pour la salubrité publique, et on néglige les moyens les plus simples de la conserver.» En disant ces mots, nous montâmes le magnifique escalier, et nous fûmes placés de manière à voir parfaitement l'ensemble de la salle, entièrement éclairée par le gaz hydrogène. Philoménor reprit bientôt le fil d'une conversation que notre entrée à l'orchestre avait momentanément interrompue. «S'il était permis, me disait-il, de confier à l'oreille de certains novateurs des vérités légèrement acerbes, mais trop justement méritées, que je leur tiendrais volontiers ce langage: hommes doctes, qui voyagez si commodément par terre et par eau, pour conquérir, en Angleterre, les sublimes découvertes du jury et du gaz hydrogène, de grâce, ne rejetez pas une supplique éminemment libérale, et qui vous est adressée par le patriotisme le plus pur. Sollicitez seulement un petit voyage en Belgique ou en Hollande; et tâchez de nous en rapporter ce système d'excellente police, de propreté rigoureuse et salubre, qui fait de Bruxelles et d'Amsterdam les plus belles et les plus saines villes de l'univers.» «Au moins, à leur retour, repris-je aussitôt, on n'aura pas lieu de leur reprocher des lumières aussi nauséabondes[50]. L'éclairage par le gaz[51] avait d'abord été abandonné au café de la place de l'hôtel de ville, et au passage des Panoramas, pour un très-grand inconvénient, une puanteur insupportable, qui chaque jour se fait sentir dans les corridors, les foyers, et jusque dans l'intérieur des salles de spectacle[52] éclairées par ce fluide pestilentiel; j'en ai pour garant le Miroir; et, certes, le Miroir ne doit pas être infidèle; on ne l'accusera pas d'être l'ennemi des brillantes lumières. Je me souviens d'avoir lu dans un de ses numéros (21 septembre 1822): «On avertit le directeur qu'une odeur fétide occasionée par les préparatifs du gaz anglais indispose tous les spectateurs;» et dans un autre plus récent, (décembre) il nous apprend: «que le gaz de l'Odéon a une odeur fâcheuse; que le gaz de l'Opéra exhale une odeur sulfureuse la plus désagréable; il a fait la même expérience aux Variétés, et chez les marchands qui avoisinent ce théâtre. On n'aurait rien écrit sur tout ceci, ajoute-t-il, si l'on n'avait eu à se plaindre que des éclipses du gaz[53], dont j'ai été témoin plusieurs fois à l'Opéra et dans tout le quartier que doit éclairer la compagnie royale; mais je ne puis supporter une odeur qui me suffoque, et qui me fait tousser encore.»

«Cependant, puisque malgré le vice radical et presqu'irrémédiable d'une chaleur qui absorbe l'air le plus pur et le plus vital, puisque malgré le défaut très-marqué d'une lumière trop éblouissante[54], d'un éclat singulièrement inconstant, et par là, fatigant pour les acteurs et les spectateurs eux-mêmes, ce procédé est définitivement adopté pour deux grands théâtres et un petit, et bientôt pour l'École de Médecine, la Monnaie, l'Institut, enfin de proche en proche, pour nos plus somptueux établissemens, j'interrogerai les plus habiles chimistes; je leur demanderai la solution d'un double problème qui intéresse également la conservation des monumens et de ceux qui les fréquentent.

«Je demanderai donc si le gaz hydrogène ne doit pas noircir par ses exhalaisons, les dorures qui ont été prodiguées dans les salles où il est introduit; si cette nouveauté privilégiée ne doit pas ternir avant six mois les fraîches et brillantes décorations qui, en ne se servant que de l'éclairage ordinaire, auraient pu subsister quinze ans sans la moindre altération; enfin si la santé, l'existence même des spectateurs, ne sont pas exposées chaque jour au péril le plus imminent?» «Eh! mon cher ami, la chose n'est-elle pas démontrée par une bien fatale expérience! Les décors de l'Odéon sont en partie flétris: les dorures de la coupole, placées au-dessus du magnifique lustre du nouvel Opéra, ont déjà perdu leur éclat: vous doutez encore des suites funestes qu'entraîne après soi l'opiniâtre entêtement de nos amateurs anglomanes. Ignorez-vous donc qu'un jour les réservoirs du Luxembourg ont été subitement rompus, et que tout le quartier Saint-Germain fut horriblement infecté? Ignorez-vous que plusieurs personnes en sont mortes? Une fatale expérience n'a-t-elle pas prouvé que les eaux puisées à l'endroit où celles du gazomètre se déchargent, ont les qualités les plus délétères pour tout ce qui respire[55]? Et ces malheurs patens n'ont pas guéri les novateurs! La vie d'un homme n'est-elle pas cent fois plus précieuse que cette perfide découverte, dont plus d'une fois déjà on a eu lieu de regretter l'introduction en Angleterre? Et pour corroborer ce que j'avance, je vous citerai des faits qui m'ont été rapportés par un témoin oculaire. Il y a près de huit mois, un des conduits intérieurs du gaz se brisa par un effet de l'extrême chaleur dont les élancemens, comme je vous l'ai fait remarquer, sont perpétuellement variables et vacillans, et le feu prit au théâtre de Hay-Market pendant la représentation. On pensa être étouffé par l'odeur contagieuse dont on fut frappé; l'affreux danger, m'a-t-on assuré, ne fut bien connu, que lorsque la prompte évacuation de la salle, et des secours administrés avec une sage célérité, eurent préservé ceux qui assistaient à ce spectacle. Chez des chimistes très-connus à Londres, Savory et Moore, le feu prit dans une pharmacie, éclairée par les mêmes moyens; le dommage fut immense.

«Le 22 mars 1822, vers les quatre heures après midi, un gazomètre de Friars Street a éclaté avec une détonation terrible. C'est là qu'est le réservoir qui fournit le gaz à Black Friars Road et autres rues adjacentes; il contenait alors environ cent soixante tonneaux d'eau. On suppose que l'accident est provenu de ce que le gazomètre était trop chargé. M. William Morgan, ingénieur, fut jeté à dix-huit toises, par-dessus le faîte de la maison d'un M. Andrews dans Green Street, et tué roide… L'explosion causa beaucoup d'autres dommages dans les environs, et plusieurs personnes ont été grièvement blessées. M. Roper a manqué de périr, et le bâtiment où il fait bouillir des os a été détruit. Plusieurs autres bâtimens ont été endommagés; lorsque le gazomètre a éclaté, l'eau s'est élancée avec tant de force, qu'elle a renversé la maison de Mme Clarke, et emporté une petite fille à plus de cinquante verges. Enfin, le 27 octobre de l'année 1822, le quartier de l'Opéra de Londres éprouva les plus vives alarmes et la plus profonde terreur[56], en voyant un immense volume de flammes sortir des décombres de la façade de la Compagnie des Indes, qui venait de s'écrouler, par l'effet d'une explosion, dont le bruit ressemblait à celui d'une décharge de plusieurs grosses pièces d'artillerie. On ne peut comparer la secousse qu'à un violent tremblement de terre; il en sortait une odeur insupportable. Cette explosion provenait de l'inflammation du gaz qui s'était échappé des tuyaux souterrains, qu'on n'avait pas eu soin de tenir bien fermés. Plusieurs autres bâtimens en ont été endommagés, entre autres ceux de la compagnie de Westminster-Wine, qui renferment des celliers considérables; plusieurs personnes ont été plus ou moins brûlées; d'autres ont péri dans les flammes[57].»

«Le vertige est tel, que l'on s'endort sur d'autres périls. Vous le savez peut-être, avant et depuis la révolution, des éboulemens considérables ont eu lieu dans les vastes carrières sur lesquelles la moitié de Paris est bâtie. L'autorité fut alors vivement alarmée. On fit de grands travaux, on raffermit les immenses parois et les énormes piliers qui supportent les voûtes de ces souterrains; et dans ce moment, par suite des excavations, peu profondes il est vrai, mais incalculables, exécutées pour l'introduction du gaz, les entrepreneurs semblent oublier que les affreux résultats de dangers toujours menaçans, sont plus que triplés. Quel sera le sort d'une cité ainsi traversée en tous sens par des milliers de canaux putrides? Ne ressemblera-t-elle point à ce pestiféré qui, malgré ses plaintes et ses gémissemens, sent de plus en plus circuler dans ses veines un feu délétère qui doit tôt ou tard consumer sa vie? Que deviendrait Paris le jour d'un tremblement de terre, sans cesse possible et toujours imprévu? Que deviendrait Paris, si les convulsions de la nature brisaient en mille endroits les tuyaux conducteurs du fluide hydrogène; si les détonations de ce fluide phosphorique et enflammé se joignaient aux oscillations, aux secousses du globe et à des éruptions volcaniques? Sans parler des accidens causés par le défaut de surveillance, n'a-t-on pas lieu d'appréhender, dans un siècle de révolutions, qu'un chef de conspirateurs ne s'empare à l'improviste de l'un des réservoirs du gaz? N'est-il point à craindre que, maître d'arrêter l'échappement de cette pernicieuse lumière, il ne plonge tout un quartier dans l'obscurité la plus profonde, pour exécuter plus sûrement et avec impunité ses horribles complots? D'ailleurs enfin, indépendamment des calculs de la malice humaine, la suspension du principe lumineux sera toujours à craindre, presque toujours inévitable, toutes les fois qu'une réunion de personnes sera trop considérable, en raison du local[58].»

«Tout ceci est physiquement prouvé, me dit mon Grec, mais pourquoi glissez-vous si légèrement sur les suites que peut avoir la moindre inadvertance, lorsque le Miroir d'hier m'apprend, «qu'un incendie s'est manifesté dans un quartier très-populeux de Londres que cet accident a compromis pendant quelques heures. La négligence des préposés au gaz en était la cause[60].» «Le croiriez-vous, repris-je, mon cher ami? les partisans intéressés du gaz ont répondu: «L'hôtel du prince de Schwartzemberg vient de brûler; une bougie a mis le feu à la salle du bal, c'est la faute des fabricans de bougies.» Cette réponse, je n'ai pas besoin de vous le dire, est une absurdité, un pur sophisme. Lorsque l'affreux accident eut lieu, on ne dut s'en prendre, ni à la bougie, ni à celui qui l'avait fabriquée; mais bien à l'imprudence et à l'incurie de l'ordonnateur de la fête, qui plaça trop près des lustres des matières combustibles, des feuillages, des guirlandes de fleurs. On accusa la malveillance; sur ce dernier fait, les soupçons ne sont pas dissipés. D'ailleurs la comparaison entre les dangers d'un incendie ordinaire et ceux de l'inflammation du fluide étranger n'est pas supportable. Que la flamme d'une bougie atteigne un rideau, une draperie, ou tout autre objet, souvent on aperçoit l'ennemi avant qu'il ait fait des progrès; quelquefois le feu est lent à se développer; lorsqu'il agit sur certaines matières, il suffit de l'étouffer, pour l'éteindre. Ordinairement, en peu de temps, avec de l'eau, des pompes et des bras, on réussit à s'en rendre maître et à sauver ses trésors et sa vie. En est-il ainsi du gaz? Par quels moyens connus la sagesse humaine, toute prévoyante que vous la supposiez, arrêtera-t-elle l'éruption inattendue, subite, d'une force comprimée qui, en sortant de sa prison, soulève et renverse comme un volcan, les édifices les plus solides, qui brûle, asphyxie et donne la mort avec l'activité de la foudre?

«Voici quelque chose de plus positif: je tiens de physiciens très-célèbres une décision à ce sujet, qui doit jeter la terreur au milieu des plaisirs. Si, comme me l'ont certifié deux anciens élèves du premier médecin de Paris, si dans la salle de l'Odéon un des tuyaux propagateurs du gaz venait malheureusement à se rompre par une cause possible et imprévue, il n'y aurait pas un seul des spectateurs qui eût le temps d'échapper à l'explosion de cette vapeur mortelle; tous périraient misérablement dans l'instant le plus rapide que conçoive la pensée. Conséquemment, si cet accident arrivait le jour d'une représentation extraordinaire, plus de quatre mille personnes auraient à Paris le sort des habitans de Pompeïa et d'Herculanum!…[61]»

«Ô Providence! s'écria Philoménor, de modernes Érostrates seraient-ils les aveugles instrumens de vos impénétrables justices?»

«Pour vous citer un fait plus récent, répliquai-je, attendra-t-on que nos théâtres et nos autres édifices aient le sort de ceux de Munich[62]? Il est rare que l'on prévienne les accidens avant qu'ils arrivent. Ainsi l'on n'a songé à fonder à Rome une école d'architecture, que lorsque deux propriétaires, M. Simonnetti et son fils, ont été écrasés sous les décombres d'un édifice peu solidement construit; ce fâcheux événement a eu lieu en 1823. D'après les exemples cités et les oracles sortis de la bouche de deux hommes qu'un profond savoir a dégagés des préjugés d'outre-mer, persistera-t-on, par suite d'un engouement coupable à maintenir un système pitoyablement économique, qui peut d'un jour à l'autre, compromettre la vie d'un si grand nombre de Français; et, ce qui est bien moins précieux, la fraîcheur des décors de nos spectacles et la conservation des chefs-d'oeuvres de notre Musée moderne, auprès duquel sont si imprudemment établis les réservoirs infernaux de cette invention détestable? Je ne vous ai pas encore parlé d'inconvéniens plus minces encore; mais qui n'en feront pas moins jeter les hauts cris. Dans nos théâtres, l'air échauffé, épaissi, corrompu par les émanations du gaz, affecte la voix de nos acteurs et de nos actrices, les force de s'arrêter au milieu de la plus brillante roulade, et semble flétrir jusqu'à la beauté même[63].

«Quelques journaux, nous ont appris que la nouvelle salle de l'Opéra, déjà éclairée par le gaz, serait encore chauffée par la vapeur qui, comme l'on sait, introduite dans la marine marchande, a déjà englouti au fond des mers des cargaisons considérables[64], appartenant aux premières maisons de commerce.» «On n'en ira pas moins, me dit Philoménor, à ce spectacle. Le péril est un nouvel attrait pour ces femmes charmantes, ces élégans qui, malgré les malheurs arrivés presque sous leurs yeux, n'en prenaient pas moins l'an dernier, des bains d'air, en descendant les montagnes Beaujon. Quel philosophe ne dirait pas cependant, ici, avec votre bon La Fontaine:

Fi du plaisir que la crainte accompagne!»

«Hélas! mon cher ami, lui répliquai-je, les fléaux du ciel ne sont-ils pas assez nombreux? Le génie de l'avarice veut-il multiplier trois périls à la fois? je dis trois, et je compte bien. Malgré toutes les précautions et la vigilance la plus exacte, un incendie ordinaire n'a jamais cessé d'être possible dans une salle presque entièrement construite en bois. L'orgueil de certains économistes désappointés par le miroir de la vérité, que nous sommes à même de leur présenter sans voile et dans le plus grand jour, cet orgueil très-irritable nous condamnera-t-il à périr sous la coupole de nos théâtres, comme l'oiseau sous le dôme de verre de la machine pneumatique? Et après avoir été asphyxiés par le gaz[65], faudra-t-il, pour ménager leur-amour propre, sauter avec la chaudière à vapeur? Qu'on y réfléchisse donc sérieusement, avant de placer les amateurs de musique sur le cratère d'un pareil volcan.» «Cela serait un peu dur, me dit mon Grec; et cependant je le sais, un hôpital, un palais, quatre théâtres, un boulevard, des magasins sont éclairés par le gaz.» «Ah! repris-je, combien Paris ne devrait-il pas regretter les millions prodigués sans un prudent examen, pour introduire ce redoutable météore dans ces établissemens, et notamment à l'hôpital Saint-Louis? Ces asiles du malheur et des pauvres infirmes seront-ils long-temps exposés à tous les dangers dont nous avons prouvé l'existence? Seront-ils éternellement éclairés et réchauffés par une lumière aussi malsaine, aussi dangereuse, aussi contraire aux vrais intérêts de la patrie? Tranchons le mot: si comme sous Charles VI, les Anglais étaient maîtres en France, quel coup plus terrible, mon ami, pourraient-ils porter à nos propriétés rurales, à nos manufactures et à notre industrie[66]?»

«Mais, répliqua Philoménor, les frais déjà faits pour l'appareil sont énormes!» «Eh! que m'importe, mon cher Grec? L'intérêt particulier ne doit-il pas céder à l'intérêt général? La vie des hommes n'est-elle pas cent fois plus précieuse que des millions d'or dépensés sans réflexion, pour le plus insensé des systèmes?

«Depuis que, par un zèle anti-patriotique, cent machines étrangères ont remplacé les doigts de nos villageoises et les bras vigoureux de nos paysans, que de voix dans nos campagnes ont maudit ces inventions ennemies, qui ont réduit tant de familles laborieuses à la plus affreuse indigence.

«On a vu, sur une surface de plus de soixante lieues carrées, des mères de famille, de jeunes filles rayonnantes de santé, des femmes infirmes qui vivaient honorablement du produit de la filature de coton, mendier leur pain, faute d'ouvrage. Pour compléter ces désastres, qui n'ont guère atteint que le sexe le plus faible, il suffirait d'introduire en France des charrues mécaniques, pour la culture des terres, des semoirs mécaniques pour les bleds et les fourrages, des fléaux, des vans et des cribles mécaniques, pour le battage et l'épuration des grains; enfin des faucilles mécaniques, pour la coupe des prairies, et toute cette prétentaille d'instrumens rustiques, inventés chez une nation rivale, où les grands propriétaires semblent avoir tout fait pour avoir, le moins possible, besoin de la main-d'oeuvre de l'indigent. De pareilles inventions, excusables chez un peuple neuf et qui aurait de grands domaines à exploiter, conviendront-elles dans un pays anciennement cultivé, à une nation aussi nombreuse que la nôtre, dont les deux tiers des individus qui la composent, sont employés aux travaux de la campagne, et n'ont souvent, pour toute fortune, qu'un salaire acquis chaque jour par de pénibles efforts, et au prix de leurs sueurs.» «Je pense bien comme vous, reprit le jeune Grec; il est donc évident que les mécaniques de ce genre ne doivent être, pour des Français, que de simples objets de curiosité, propres à compléter votre musée d'arts et métiers; elles peuvent encore servir d'amusemens, mais rien de plus, à quelques agronomes économistes. Il serait absurde de chercher à prouver que l'usage de ces machines, adopté généralement en France, serait aussi immoral, aussi barbare, qu'impolitique. Les résultats d'une invention, quoique étrangère, sont-ils favorables à notre prospérité agricole ou municipale, n'hésitons pas à la naturaliser en France; mais si de fortes raisons ont prouvé que les avantages en sont balancés par des inconvéniens, d'abord inaperçus; si d'épouvantables malheurs ont déjà signalé leur inoculation dans le corps politique, mon ami, rejetons de dangereux procédés, de pernicieuses méthodes, avec l'indignation d'un peuple libre, d'un peuple fait, par la richesse de son sol et par ses propres lumières, pour donner le ton aux autres nations, et non pour le recevoir.»

CHAPITRE XL.

Salle de l'Odéon.—Mesquinerie des décors.—Acteurs tragiques.—Vêpres
Siciliennes.—Mlle Georges.—Victor.—Mlle Anaïs.—Perrier.—Mlle
Millen.—Marivaudage.

De notre dissertation sur le gaz hydrogène, nous passâmes à l'examen de la salle qui nous parut très-belle. «La loge du Roi, reprit Philoménor, serait mieux placée, si les cariatides qui la soutiennent eussent été mises plus en avant; elle eût été plus convenablement ornée, si l'on y eût ajouté de riches draperies, comme dans les autres spectacles royaux: des peintures dans l'intérieur ont un caractère trop mesquin; on serait obligé d'y suppléer, si le monarque honorait ce théâtre de sa présence.

«Je crois ne rien avancer de trop, en blâmant cet excès de dorures fausses, ternies comme je vous l'ai dit, par l'influence du fluide ennemi. Il eût mieux valu en mettre moins, et de plus solides. J'en dirai autant de ces ornemens, colifichets fort à leur place, s'ils étaient assez éloignés d'imprudens spectateurs, pour être conservés sans aucune mutilation; c'est un principe dont l'expérience a prouvé le mérite.

Dans les monumens très-fréquentés[67], et sujets par cela même à des accidens prévus, il est très-important que les décors soient plus solides que riches; peut-être donc il eût mieux valu ne pas employer ces bas-reliefs, ces cariatides de plâtre ou de carton doré, et y substituer un petit nombre de statues de marbre ou de bronze, et quelques colonnes en granit, en stuc, en toile moirée. Cela, j'en conviens, eût coûté un peu plus cher, eût offert au premier moment moins de clinquant, mais aurait duré des siècles, et vous eussiez utilement imité les nations antiques dont les glorieux travaux ont survécu à tant de révolutions diverses.»

Nous avions écouté la tragédie avec la plus scrupuleuse attention. «Déjà comme vous avez vu, mon cher ami, les acteurs du second théâtre Français ont abordé, avec le plus grand succès, les rôles de Saint-Prix, de Talma et de Lafon; et les Vêpres Siciliennes, cette tragédie éblouissante de fraîcheur et de jeunesse, a développé les talens les plus brillans. Joanny, Eric-Bernard ont été éminemment tragiques.» «Oui, j'en tombe d'accord avec vous, reprit Philoménor; mais si les acteurs ont laissé peu à désirer, en a-t-il été ainsi des actrices? Quelques-unes ont fait des efforts: de grands bras étendus, des convulsions, une mort subite, une résurrection plus soudaine, tout cela afflige et console un public bénévole et sensible; mais ne satisfait pas entièrement des connaisseurs sévères. Il faut des nuances marquées dans les transitions; je l'ai appris de vos grands maîtres: on doit sur la scène s'évanouir avec art; reprendre un peu plus lentement ses sens, et surtout après une défaillance simulée, un je me meurs désespérant, ménager davantage ses forces, et ne pas courir aussitôt sur le parquet comme une bacchante du mont Ida; enfin, la douleur, ce me semble, doit avoir une expression plus vive après la catastrophe qu'avant les événemens qui la précèdent. Des gémissemens, des cris même auraient été dans la nature, et auraient dû remplacer ce muet désespoir lorsqu'Amélie voit périr de la même épée son amant et l'époux auquel son frère expirant l'avait unie. Malgré les défauts indiqués et ces utiles censures, l'actrice chargée de ce rôle a néanmoins de la beauté, de l'intelligence, de l'énergie et du sentiment; et l'on doit, je crois, attribuer ces imperfections plutôt à l'inexpérience et au peu d'usage de la scène, qu'à l'absence des talens dramatiques.

«Que dire de l'immobile suivante dont les bras croisés, le regard bénin, la modeste et paisible contenance, faisaient un si plaisant contraste avec les évolutions théâtrales de la tragique princesse? La part de la critique faite, je finirai par convenir que cette suivante a passablement déclamé les récits semés dans la pièce. Ce théâtre est dans ce moment très-riche en princesses; et, il faut l'espérer, le deviendra davantage encore. Plusieurs, telles que Mlles George, Guérin, Dérudder, Petit, Wenzel, Gersay, ont ceint le diadême avec une distinction marquée.

«Pendant un temps, l'apparition d'une cantatrice du grand Opéra, Mlle Percillé[68], sur la scène du second théâtre Français, aurait dû rassurer par ses talens, les amateurs de l'art, sur l'existence de la nouvelle troupe. Seulement, j'eusse désiré que cette actrice eût eu un peu plus de fierté dans la position de sa tête, et que la dignité de ses attitudes secondât davantage son admirable organe; alors elle eût pu compter sur des applaudissemens mérités, si elle fût restée à ce théâtre. Malgré cette foule de jeunes rivales qui se disputent ici le sceptre tragique, je trouve que l'on a beaucoup trop tardé à séduire la belle reine de Messène ou de Babylone; et certes, la prospérité de ce théâtre exigeait que l'on tirât plus tôt cette souveraine fugitive de sa vie errante et proscrite, pour la placer sur le trône de l'Odéon. En supposant, comme on l'a dit, que cette princesse demandait des tributs exagérés, l'affluence des spectateurs eût bientôt dédommagé la direction des sacrifices qu'elle aurait faits. Félicitons-nous, puisque cette actrice transcendante a triomphé des obstacles que lui opposait l'envie et la crainte d'une dangereuse rivalité. Après avoir long-temps perdu l'espérance de revoir les grands talens des Dumesnil et des Clairon, soutenus par le prestige d'une beauté majestueuse et les accens les plus véritablement tragiques, cette précieuse acquisition donne à l'Odéon une Athalie, une Agrippine, une Zénobie, et peut-être une Monime, qu'on revoit si rarement au premier théâtre, rôle qui fit autrefois couler tant de pleurs, et qui sans doute aura pour le public toute la fraîcheur de la nouveauté.

«Depuis que l'Odéon a le bonheur de posséder une actrice aussi parfaite, comment l'administration a-t-elle pu laisser s'éloigner Victor, l'espoir de la scène, Victor qui avait écrit sur son art[69], et qui suivait si heureusement les traces de l'inimitable Talma? Excepté Eric-Bernard et Joanny, Victor est peut-être le seul de la troupe, qui ait, malgré la faiblesse de sa constitution, une figure véritablement tragique; on l'a remplacé par David; mais, malgré ses moyens et son énergie, le physique de David convient-il aux rôles remplis par Victor? et puis David restera-t-il? Ce n'était donc pas un renvoi sec, des reproches intempestifs, et, si l'on en croit certains bruits, une diminution de traitement, qu'il fallait signifier à cet intéressant acteur. On lui devait au contraire des encouragemens, ce qu'on appelle des feux, en termes de coulisses: il serait donc opportun de revenir promptement sur une décision aussi imprudente qu'irréfléchie, et de ne pas priver la capitale, par un exil volontaire en Belgique, d'un talent aussi utile que justement apprécié.»

Le rideau s'était majestueusement baissé; nous fûmes les derniers à quitter la salle et les foyers d'hiver et d'été. «Je suis très-content des acteurs de la comédie, me dit Philoménor, ils donnent les plus heureuses espérances.» «Parmi les jeunes amoureux, repris-je aussitôt, vous aurez cru, comme moi, deviner les talens, peu saillans encore, de quelque élégant Molé, ou de quelque sémillant Fleury, dont vous n'avez qu'entendu vanter le mérite, et que plus d'une fois j'ai eu le plaisir d'admirer. En dépit des tracasseries dont elle a été plusieurs fois la victime, Mlle Anaïs deviendra le diamant de l'Odéon, et sera très-bien doublée par Mlle Wenzel; et, comme ce théâtre doit être l'asile des talens persécutés, je suis étonné de n'y pas voir encore Mlle Valette, qui fut d'abord si lestement éconduite du premier théâtre, pour avoir eu l'impudence d'y obtenir quelques succès! On ne sait comment qualifier les suites d'une aussi sotte rivalité. Par leur jeu franc, naturel et mordant, Perrier, Dellemence, Lafargue, David, Samson, Mmes Dutertre et Milen, sont ici les dignes émules des Michelot, des Baptiste, des Monrose, des Leverd et des Demerson. Que ne sommes-nous en position, ajoutai-je, de hasarder quelques conseils au nouveau directeur? Il serait sage peut-être de ne pas abandonner toutes les pièces de l'ancien répertoire; et, si j'en fais l'observation, c'est parce qu'il me paraît qu'on en a mis beaucoup à l'écart. Au premier théâtre, on joue la Belle Fermière, les Trois Sultanes, pièces mêlées de musique et de couplets; quoi! certains vaudevilles, tels que la Maison en loterie, seraient-ils au-dessous de la dignité de l'Odéon? Les plaisirs de la scène seraient plus variés dans un quartier très-éloigné des spectacles lyriques. Par contre-coup, je connais un écueil important à signaler à l'administration: qu'on évite de jouer aussi souvent du marivaudage, que des talens consommés peuvent seuls faire valoir: vous m'entendez; si cet avis eût été donné et suivi, la salle de l'Odéon n'eût pas quelquefois retenti de ces sifflets aigus, l'effroi des auteurs et des artistes.

CHAPITRE XLI.

Embarras de Philoménor au sortir du spectacle.—Quinquets réflecteurs.—Nouveaux anathèmes contre certaines expériences.—Moyens de faire disparaître les abus.—De la voierie de Paris.—Nouvelles attributions de l'inspecteur des monumens et des compagnies à ses ordres.—Leur formation, leur organisation, leur traitement, leur occupation journalière.—Extinction de la mendicité en France.

En descendant les marches du vestibule, nous eûmes lieu de nous repentir des délais que nous avions mis à sortir du spectacle; les nuages du matin s'étaient fondus le soir en une forte rosée; en un instant toutes les voitures avaient été mises en réquisition, et nous n'en trouvâmes plus, pour nous conduire à notre hôtel. Ce petit contre-temps était la suite d'une habitude contractée par Philoménor qui, pour mieux voir Paris[70], allait souvent à pied, et qui, ce jour-là, avait renvoyé son landau. Fatigué par une marche forcée, obligé de souffrir la pluie dont son costume oriental le garantissait peu, il se plaignait hautement de l'intempérie de la saison, et plus encore de la faible lumière qui éclairait sa marche. «Encore, si aux anciens réverbères, disait-il, on n'eût pas substitué ces quinquets nouveaux, ces quinquets prétendus économiques, Paris, dans certains quartiers, ne serait pas illuminé, comme l'est, dans un clair de lune, la forêt de Bondy. Pour moi, sans courir après une perfection imaginaire, qui n'existe, à parler vrai, que dans la tête des hommes à grands projets, je ferais volontiers un arrangement qui offrirait la plus heureuse compensation. Que les quinquets réflecteurs soient transportés dans l'intérieur de l'Odéon, où les demi-jours sont si précieux et si favorables pour certaines beautés, et que le gaz hydrogène proscrit de l'enceinte de ce théâtre, soit uniquement employé au-dehors. Dédaignerait-on les justes terreurs que j'ai voulu vous inspirer? s'obstinerait-on à conserver l'usage de ce fluide délétère? au moins l'air peu comprimé des rues et des places corrigerait, en cas d'accidens, ses perfides résultats.»

Philoménor finissait à peine, que son brodequin hellénique glissa sur un tas de sables et de décombres que l'obscurité l'avait empêché d'éviter: par bonheur il s'était appuyé sur mon bras qui le garantit d'une chute plus dangereuse que celle du matin. «C'est trop en un jour, lui dis-je en riant.» «Maudites soient les expériences! reprit le jeune Grec, lorsqu'elles sont aussi nuisibles à la sûreté individuelle!» «Cette sûreté, lui répondis-je, est pourtant plus sérieusement compromise depuis la suppression du guet à pied et à cheval, remplacé pendant long-temps par la garde nationale. À vrai dire, quelques escouades de gendarmerie, quelques patrouilles de troupes de ligne, trop peu nombreuses, représentent faiblement cette sage institution, au centre de la capitale et dans les rues où passent les approvisionnemens de Paris. Mais à peine en rencontre-t-on dans certains quartiers, déserts avant dix heures du soir, quartiers qui conséquemment exigeraient une surveillance plus sévère, tels que les faubourgs Saint-Germain, Poissonnière, Montmartre et de la Chaussée-d'Antin. Aussi n'est-il pas rare d'y voir les piétons arrêtés impunément, et les vols extrêmement fréquens: aussi les secours y sont-ils lents et tardifs, et quelquefois nuls, s'il survient une rixe, si un incendie se déclare: souvent les soldats du poste voisin accourent lorsque le bandit est échappé; souvent les pompes arrivent, lorsque le mobilier de tels petits propriétaires est à demi brûlé; malheurs qui certainement n'auraient pas lieu, en mettant plus de troupes en circulation pendant la nuit, et surtout en triplant le corps de gendarmerie, destiné à la garde intérieure de la ville. La mesure que je propose, mon cher ami, ne peut être rejetée par des motifs d'économie; elle ne peut déplaire qu'aux malfaiteurs et aux filous. Ils sont les seuls intéressés à croire suffisans les moyens de répression dont l'absence se fait remarquer en mille endroits différens.» «Vous avez bien raison, reprit Philoménor; mais pour compléter invariablement votre système, je voudrais que cet ami des arts, que cet inspecteur, chargé de la conservation de vos monumens, eût aussi dans ses attributions la haute police de la voierie de cette capitale. En effet, par suite de la plus mauvaise organisation, j'ai remarqué que le service des voitures de propreté, et le travail des ateliers préposés à l'enlèvement des neiges et des immondices, et en général au nettoyage des places et rues de Paris, étaient toujours imparfaits. On a pu même se convaincre que, long-temps après le départ des travailleurs, l'atmosphère est imprégnée de miasmes putrides qui s'exhalent des ruisseaux fangeux que les balayeurs remuent en les faisant écouler, inconvénient auquel il serait facile de remédier, en faisant suivre des pompes ou tonneaux pleins d'eau, qui, mises en jeu par un second atelier, perfectionneraient un travail à peine ébauché, dans les endroits où les bornes fontaines[71] ne sont pas encore établies. Pour entretenir donc invariablement une propreté non interrompue dans Paris, je voudrais, qu'en payant une légère rétribution, chaque propriétaire de maison et d'hôtel fût entièrement déchargé de tous soins à cet égard, et fût uniquement obligé de faire déposer, une seule fois chaque matin, à sa porte, tous les débris inutiles du ménage, qui seraient de suite ramassés et enlevés par une corporation divisée en douze compagnies, correspondantes aux douze arrondissemens de Paris, sous la conduite de sous-inspecteurs responsables, et surveillés par les commissaires de police. Ces sous-inspecteurs seraient susceptibles d'être cassés par l'inspecteur des monumens, dont ils dépendraient, si leur devoir n'était pas strictement rempli. Les douze compagnies, dont l'existence et le maintien seraient assurés par le modique impôt que j'ai proposé d'établir, se composeraient de tous les ouvriers indigens et sans ouvrage. En hiver, leur nombre augmenterait, suivant leurs besoins; mais ne serait jamais assez diminué pendant l'été, pour laisser en péril la salubrité publique, ou négliger, dans le moindre quartier, une propreté nécessaire dans toutes les saisons de l'année. Avec une pareille institution, nos places publiques ressembleraient enfin aux cours des Invalides, où jusqu'aux moindres herbes parasites, sont scrupuleusement extraites; on n'y verrait plus ces lisières de prairie, qui donnent aux quartiers les plus fréquentés[72] cet air d'abandon que l'on remarquait si tristement, pendant la révolution, dans quelques belles rues du faubourg Saint-Germain; et les gazons destinés à la décoration des places Louis XIII, Louis XV, sans cesse épurés, roulés, tondus, arrosés, conservés enfin par l'active vigilance des sous-inspecteurs de la compagnie, qui en feraient soigneusement entretenir les clôtures, aujourd'hui presque nulles, ne seront plus exposés à ces dégradations journalières, qui en ôtent tout l'agrément et la beauté[73].

«Par des moyens aussi simples et d'une exécution si facile, quel bien n'aurions-nous pas fait si nos projets étaient favorablement écoutés du gouvernement! surtout en supposant que les réglemens de cette corporation formée dans Paris fussent adoptés par les autres municipalités du royaume. Qu'on ne regarde pas mon plan comme chimérique, impraticable et peut-être hérissé de mille difficultés; l'essai en a déjà été fait dans de petites communes et avec le plus grand succès[74].»

«Naguère, reprit mon Grec, en proposant de multiplier les hospices et les hôpitaux pour les vieillards des deux sexes, ainsi que pour les pauvres infirmes[75], et d'organiser des travaux perpétuels dans nos grandes cités pour tous les indigens valides, nous aurons, à l'aide de cette double mesure, rendu le service le plus important à la société. Les indigens laborieux, et l'on n'en souffrira point d'oisifs, auront désormais une existence assurée, fondée sur la libéralité du riche, qui chaque jour, jouira du fruit des travaux qu'il aura si utilement payés; et, sous un autre aspect, nous aurons donné le coup de mort à la mendicité, cette hydre aux cent têtes, qui par l'oisiveté, mère de tous les vices, dont elle jouit, avilit non seulement l'homme jusqu'à ses propres yeux, mais le rend trop souvent éminemment propre à servir tous les excès, tous les crimes, toutes les factions. Oui, nous aurons anéanti la mendicité, ce fléau presque indestructible, cette maladie du corps politique, jusque là pour ainsi dire incurable, et qui peut cependant, si on le veut sérieusement, être facilement extirpée chez un peuple aussi bienfaisant qu'humain et sensible.

«Que le repos de la nuit, dis-je à mon ami, en nous séparant, que le repos de la nuit doit être doux lorsque, comme nous, on finit sa journée, par des plans et des voeux pour le soulagement des misérables. Ces projets, ne fussent-ils que des rêves, sont ceux de la vertu?»

CHAPITRE XLII.

Description d'un des cafés de Paris.—Limonadiers, garçons servans.—Les cristaux, la brillante argenterie, les moellons de sucre ne doivent pas séduire.—Cafés lyriques.—Ce genre a peu de succès à Paris.—Café Italien.—Tortoni, sa prospérité.

Quelques jours après, je rencontrai Philoménor dans un café, où je savais qu'il avait la constante habitude de déjeûner. Rien n'égalait les riches ornemens du salon; des colonnes légères, environnées de feuilles de chêne, y soutiennent des casques de toutes les armes. Des trophées militaires, en bas-reliefs dorés, y couvrent les lambris; les cuirasses et les boucliers, les trompettes et les glaives s'y croisent en faisceaux sur des couronnes de laurier. Tout y rappelle les triomphes de la victoire et le doux repos qui la suit. Tout y retrace de grands souvenirs, tout enfin y élève l'âme. À peine étais-je assis dans cette espèce de temple de Mars, que le moka d'Asie nous fut abondamment versé, avec la crème la plus exquise des environs de Paris. «Cet avantage doit être apprécié, dis-je à mon ami, car il est rare. Que de piéges sont tendus chaque jour à la curiosité, à ce penchant insatiable des Parisiens pour la nouveauté! Que ne fait-on pas pour s'attirer des pratiques? Celui-ci fait pompeusement annoncer dans les journaux ses pains de sucre de toutes nuances, les plus jolis du monde[76]; celui-là, son incomparable tableau, sa Vénus arrivée de Sicile[77]; l'un son escalier sans pareil[78]; cet autre le trône d'une ci-devant majesté[79]. Un plus rusé doit vous faire servir par Calypso et ses Nymphes, dont l'île se trouve au troisième étage d'un palais très-connu. Enfin, chez la plupart des limonadiers vous êtes frappé par un luxe recherché. L'or y est prodigué sans mesure; des arabesques de cent couleurs, des peintures rares, des granits précieux, des statues de marbre, des lustres étincelans, des buffets d'argenterie magnifiques y sont répétés dans des glaces sans nombre, qui maintenant ont remplacé toutes les antiques boiseries. Par dessus tout, et c'est le point essentiel, l'entrepreneur, si sa femme est laide ou vieille, a toujours grand soin de placer au comptoir une jeune et jolie personne pour attirer et fixer les curieux; à cet effet, indépendamment de forts appointemens, on lui fournit le négligé du matin et la brillante toilette du soir; et, comme ordinairement tout est d'emprunt, les habitués ne voient presque jamais cette nouvelle Hébé sous les mêmes atours. Tous les soins de cette beauté se bornent à recevoir l'argent avec un sourire gracieux, et à surveiller le service de jeunes garçons, attentifs à exécuter ses ordres, et à distribuer, dans d'élégantes soucoupes, des blocs énormes de sucre qui accompagnent la libation dont Mme de Sévigné croyait qu'on se dégoûterait promptement. Avec ces antécédens, le propriétaire est certain d'avoir tout préparé pour réussir. En peu de temps, il s'imagine faire la fortune la plus rapide, et l'époque de sa retraite est fixée d'avance. Cependant, quelquefois chez lui, le superflu abonde, et, par le calcul le plus mauvais et le plus absurde, on y voit manquer le nécessaire. Son café n'est souvent que de l'eau noire, dont la chicorée est la base; sa crême fine est un lait coupé d'eau et safrané par de secrètes préparations; son chocolat d'Espagne sent la fève de marais, la fécule de pomme de terre ou l'amende de Provence; et ses moellons de sucre des îles, sont le produit des betteraves indigènes, combinées avec une faible portion de canne des Antilles. Cependant, le palais du connaisseur exercé a trahi la fraude, a révélé la supercherie; il avait été alléché par un appât trompeur; honteux d'avoir été dupe d'un charlatanisme patent, petit à petit le public désabusé abandonne un salon qui bientôt n'est plus fréquenté que par les amis de la demoiselle du comptoir; et il finit par retourner, si je puis m'exprimer ainsi, à ses vieilles amours; il y retrouve moins de faste, moins de prodigalité apparente; on lui sert peu; mais, ce qui vaut mieux, on le lui donne bon. En effet, qu'importent ces porcelaines transparentes, fussent-elles peintes par madame Jacquotot, qu'importent ces bols de vermeil, ces flacons et ces petits verres de cristal de roche, fussent-ils sortis des ateliers de Cahier et des magasins de Désarnaud; qu'importe ce luxe fastueux au vulgaire des amateurs, qui ne demande que des vases d'une grande propreté, du café pur et bien choisi, des liqueurs naturelles, du Madère et du Porto, qui ne soient pas fabriqués par les chimistes de Paris. Conditions simples, qui eussent obtenu et conservé la confiance que la déloyauté fait perdre.» «Preuve sans réplique, me dit Philoménor, qu'on gagne toujours à mettre de la droiture dans toutes ses actions. Peut-être un entrepreneur réussirait-il mieux dans ses opérations en donnant à son local la coupe et les décors des cafés d'Italie, et en y réunissant, comme dans d'autres grandes villes, un concert perpétuel et un petit spectacle.»—«L'essai, mon cher Grec, en a été fait plusieurs fois à Paris et presque sans succès. Toutefois, remarquez bien, comme je vous l'ai déjà dit, qu'il y a peu de pays où la curiosité soit aussi vive, aussi facile à éveiller, et surtout où l'industrie s'occupe plus constamment à l'alimenter sans cesse. Eh bien! je puis vous assurer que les établissemens de ce genre n'ont guère eu de vogue que dans les faubourgs, et point au centre de la capitale; le fait est constant; j'en fus d'abord tout aussi surpris que vous. Près des Bains chinois, j'ai vu s'ouvrir un édifice pompeusement annoncé et distribué dans l'intérieur, sur le modèle des cafés les plus brillans de Florence et de Milan. On n'avait rien négligé pour amorcer la foule; l'escamoteur succédait au petit opéra, au petit opéra le concert exécuté par plus de trente musiciens, chanteurs et chanteuses. On avait fait venir une très-belle Italienne, que l'on n'apercevait qu'à travers des bouquets de fleurs et des candélabres d'or placés sur un bureau, chef-d'oeuvre de sculpture. Cette étrangère était resplendissante de diamans, et parée comme une reine sur son trône dans un jour de réception; les payens l'eussent prise pour une divinité. Presque tous les objets fournis étaient bons et d'un prix assez élevé pour éloigner, journellement au moins, les petits consommateurs: le beau monde s'y porta d'abord; aux jours de fête, le peuple y survint. Quelques filles s'y établirent; les femmes honnêtes ne voulurent plus y entrer; la bonne société prit insensiblement sa volée; Tortoni était plein; le café Italien désert. Escamoteurs, acteurs, musiciens étaient étonnés de jouer pour une demi douzaine d'auditeurs et même quelquefois pour les banquettes. Enfin, un certain jour, le propriétaire fut obligé de tout renvoyer et de fermer un salon que j'ai vu depuis se métamorphoser en entrepôt de curiosités et de raretés de toute espèce. Les bonnes moeurs gagneraient beaucoup, sans doute, si quelques cafés, réceptacles impurs de tout ce que Paris renferme d'intrigans et de femmes corrompues, avaient la même destinée et recevaient le même emploi.

CHAPITRE XLIII.

Obstacles qui s'opposent aux succès des cafés chantans.—Sociétés.—Théâtre Italien.—Vaudeville. Salle, décorations, actionnaires.—Acteurs.—Raison de la décadence de ce théâtre.—Gonthier.—M. Désaugiers.—Gravelures.—Claqueurs soldés.

«D'autres obstacles péremptoires empêcheront ce genre de réunion de prendre à Paris, ce sont les sociétés particulières où, dans les soirées d'hiver, les plaisirs se rencontrent avec plus de variété et d'agrément. Quand on aime les spectacles, on supporte ici difficilement la médiocrité: on veut du parfait; et nos petits théâtres laissent peu à désirer sur ce point. Veut-on de la bonne, de l'excellente musique, Louvois satisfait souvent les dilettanti les plus difficiles; aussi la salle, convenablement disposée pour des concerts, est-elle trop petite pour les nombreux amateurs. Il faut l'espérer, la salle de la rue Pelletier pourra servir un jour d'asile aux Orphées et aux syrènes de l'Italie, lorsqu'on aura construit pour la France une salle d'Opéra digne d'elle, une salle solide et véritablement nationale.

«Depuis le départ de l'incomparable cantatrice qui doit se fixer parmi nous, et nous faire entendre encore cette voix unique, cette voix céleste, cette voix qui seule valait un orchestre, le théâtre Italien a repris en détail ce degré de perfection qu'il avait sous le règne de ce tyran musical qui semblait écraser tout ce qui l'environnait, je veux parler de Mme Catalani. La troupe actuelle, par la réunion de MM. Pellégrini, Galli, Bordogni, Barilli, Le Vasseur, Garcia, et de Mmes Pasta, Cinti, Demeri, nous a rappelé pendant quelques momens ces beaux jours où Mme Barilli nous ravissait par ses accens toujours si justes, si purs et si brillans. Plaisirs, hélas! trop rapidement disparus! pourquoi sommes-nous condamnés à regretter toujours les acteurs les plus chéris du public? Nous avions perdu Porto, Mme de Beignis dont les sons étaient si doux, si veloutés; et dix-huit mois après, Naples nous ravit Mme Fodor, que ni Mlle Corri, ni Mme Bonini n'ont pu faire oublier. Si le Vésuve ne nous prive pas pour toujours de son talent, il ne manquerait plus à ce théâtre que quelques jeunes soprano[80] pour être au complet et devenir le premier de l'Europe.

«Veut-on se distraire d'occupations sérieuses par des scènes piquantes et pleines de gaîté, le Vaudeville, ce théâtre éminemment national, tel que l'a peint si ingénieusement le législateur du Parnasse[81], est, comme monument, un des plus commodes et des plus jolis de la capitale; il est fâcheux que cette salle n'ait pas un frontispice plus apparent, et soit placée sur deux rues si étroites, que sans l'indicateur et les affiches, l'étranger y chercherait long-temps ce petit spectacle. Cet inconvénient léger est balancé par d'agréables compensations; on descend à couvert; des trottoirs élevés garantissent les personnes à pied de tous les dangers causés souvent ailleurs par l'entrée ou la sortie des voitures. La coupe de l'intérieur de la salle est parfaite: les peintures sont d'un genre élégant et gracieux. On pourrait désirer que la scène fût plus profonde, que les décorations eussent plus approché de la nature et produit un effet plus magique[82]. Pour ne pas mériter à l'avenir ces reproches fondés, le Vaudeville employerait avec succès quelques-uns des moyens que nous avons indiqués pour Feydeau.

«Un vice très-marqué s'est introduit dans l'administration du Vaudeville, qui, sans la mesquine parcimonie des actionnaires, aurait eu constamment une société complète d'excellens acteurs. MM. Henri, Fontenay, Gonthier, Philippe, Joly, Guénée, Isambert, Mmes Bodin, Hervey, Perrin, Rivière, Minette, Bras, lorsqu'ils y étaient réunis, en ont été la preuve. Presque tous avaient, et même ont encore, un naturel exquis; et les griefs reprochés aux propriétaires de ce théâtre sont d'autant plus crians, que ces éloges sont mérités. A-t-on applaudi une jeune actrice dont le chant pur, l'excellent ton, font les délices des amateurs, et tout le monde désignera avec moi cette Perrin, qu'une mort prématurée a ravie depuis à l'art dramatique; on lui fait éprouver des dégoûts, on lui refuse des appointemens convenables, et on l'éconduit à l'improviste, malgré les regrets du public indigné. Gonthier sollicite une augmentation de pension, il est balloté pendant plusieurs jours, et tous deux vont soutenir et accréditer un théâtre rival, le Gymnase, par une célébrité justement méritée. Joly, l'inimitable Joly, n'avait, disait-on, plus de mémoire pour apprendre de nouveaux rôles; mais certes il n'avait pas oublié ceux qu'il savait et qu'il jouait si parfaitement; on l'a renvoyé, et il n'en a pas moins prouvé aux habitués d'Argyle Rooms, à Londres, dont il a fait les délices, qu'il avait parfaitement conservé cette faculté si précieuse. On ajoute même que le semi-Normand, devenu tout-à-coup docteur, a guéri du spleen six honorables gentlemen[83]. Heureusement, après une trop longue absence, Joly est remonté sur la scène de la rue de Chartres, et l'on peut regarder la rentrée de cet acteur comme une bonne fortune pour le Vaudeville qui, sans des renforts aussi puissans, toucherait à sa décadence. Ceux qui ne connaissent pas Paris, me croiront difficilement. De la conservation de Gonthier, d'un seul acteur, dépendait pourtant la destinée de ce petit théâtre; cela s'explique: l'ensemble a été long-temps manqué; avec ce jeune amoureux il était parfait. En vain a-t-on cherché et présenté au public des sujets pour le remplacer, jusqu'ici on n'a pu entièrement réussir. Malgré les couplets spirituels d'un Concert d'amateurs, de Pierre, Paul et Jean, de la Suite du Folliculaire de la Lanterne, de la Dame des Belles Cousines, de la Maison de Plaisance, de la Pauvre fille, malgré tout l'appareil des décors, la foule, appelée quelquefois par la curiosité, s'éclipse trop souvent, et rarement la caisse se remplit. Ajoutez encore que, sans cet acteur, beaucoup de pièces charmantes, telles que Une Visite à Bedlam, les Deux Edmon, la Somnambule, étant mal montées, n'attireront personne, et seront définitivement rayées du répertoire.

«Grande leçon pour les grands et petits théâtres! ce qui prouve combien il est intéressant pour eux de se ménager d'avance, pour les différens rôles, d'utiles remplaçans, et de ne jamais céder aux basses jalousies, aux rivalités puériles de certains chefs d'emploi, qui cherchent trop souvent à éloigner, par mille dégoûts, les doublures dont les jeunes talens les offusquent. Si en pareils cas les directeurs ne montrent pas une équitable fermeté, tôt ou tard ils n'échapperont que difficilement à la dépendance d'acteurs exigeans qui connaissent leur importance, et en abusent.

«Lorsqu'on vit à la tête de cette administration un auteur célèbre, qui avait tant de droits à l'estime et à l'admiration des gens de lettres, parmi lesquels il tient un des premiers rangs, les hommes d'un goût éprouvé regrettaient que M. Désaugiers n'eût qu'une seule voix dans le comité, et n'obtînt pas une influence plus directe pour l'admission des pièces. Avec le jugement sain que nous lui connaissons, et que nous avons été à même d'apprécier, les ouvrages dramatiques, choisis avec un tact plus sûr, y auraient éprouvé des chutes moins fréquentes, que certains auteurs doivent bien plutôt attribuer à la nullité d'intrigue[84] et à des bouffonneries cyniques et révoltantes, qu'à la malveillance et à l'esprit de parti.»

CHAPITRE XLIV.

Théâtre des Variétés.—Acteurs.—Potier, Vernet, Tiercelin,
Bosquier-Gavaudan, Le Peintre, Mmes Flore, Gonthier, Pauline,
Jenny-Vertpré.—Façade grecque.—Intérieur de la
salle.—Pièces.—Réforme.—Claqueurs.

«Les mêmes censures doivent être adressées aux administrateurs du théâtre des Variétés, mais avec plus de ménagement.

«En vain de jeunes acteurs ont essayé de doubler les rôles créés par l'inimitable Potier; quoiqu'ils montrent beaucoup de talent dans d'autres pièces, ils ne sont que la caricature du farceur par excellence; il semble que le privilége de copier certains personnages lui soit exclusivement accordé. Ce théâtre est donc sa vraie place, parce qu'il s'y trouve éminemment favorisé par les alentours; et son émigration lui est aussi préjudiciable qu'à ses anciens camarades. Loin de Potier, Brunet pâlit; et sa spirituelle niaiserie fait beaucoup moins rire qu'autrefois. Tiercelin et Bosquier-Gavaudan n'ont jamais, il est vrai, déserté la scène; et leur jeu, lorsqu'ils descendent même aux plus bas étages de la société, ressemble à ces peintures où la nature est prise sur le fait. Où trouvera-t-on un intrigant, un babillard plus vif, plus pétillant, plus actif que Lepeintre? Des écailleuses, des Savoyardes, des Marie-Jobard, des Reinette, et des cuisinières plus originales et plus plaisantes que Mmes Flore, Gonthier, et Chaldos? des ingénues, des amoureuses plus vraies, plus naïves que Mlles Pauline et Jenny-Vertpré? De jeunes sujets, je l'ai déjà fait entrevoir, donnent beaucoup d'espérances. Vernet se métamorphose et se grime à ravir. Il se montre tour-à-tour l'amoureux le plus tendre et le plus aimable; dans d'autres pièces, c'est un vieillard cacochime et grondeur, ou quelquefois un bossu chagrin et maussade. Je lui conseillerais seulement de mettre dans son air, dans sa tenue, dans sa diction un peu plus de dignité, un peu plus de noblesse lorsqu'il représente les grands seigneurs ou les élégans de la haute société.

«La façade de la salle des Variétés et son péristyle grec sont dans le meilleur genre. Ses décors intérieurs sont d'une élégance séduisante; mais depuis sa restauration l'on se plaint d'être mal à son aise dans les loges, par suite du mauvais système de vouloir toujours multiplier les places et conséquemment les recettes, aux dépens de la commodité publique. Ajoutons quelques conseils dont pourront également profiter les théâtres du premier ordre. Il serait bon que partout messieurs les directeurs se fissent un devoir d'élaguer de leurs pièces ces gravelures qui les déparent, et qui souvent, même aujourd'hui, sont sifflées au théâtre.»

«J'en suis témoin, reprit Philoménor; malgré la gaze qui les couvre, elles n'en sont pas moins aperçues. Et d'ailleurs un mot grivois, eût-il tout le sel attique, c'est toujours obtenir une gloire frivole et honteuse, quand on l'achète aux dépens des moeurs, comme l'a dit un de vos poètes que je me plais à vous citer:

     J'aime sur le théâtre un agréable auteur,
     Qui sans se diffamer aux yeux du spectateur,
     Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque;
     Mais pour un faux plaisant à grossière équivoque,
     Qui pour me divertir n'a que la saleté,
     Qu'il s'en aille, s'il veut, sur deux tréteaux monté,
     Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
     Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.

Art poétique, chant 3.

D'ailleurs enfin, d'après le ton qui règne dans vos meilleures sociétés de Paris, je garantis aux auteurs pudiques un succès plus parfait.»

«Je crois encore, repris-je, qu'il serait bien temps de mettre un terme à ces applaudissemens salariés dont quelques étrangers sont les seules dupes. Si cette observation est juste, ne devrait-on pas réformer ces flatteurs à gages, dont les battoirs sont au plus offrant, et dont les claques intempestives assourdissent les spectateurs, qu'ils empêchent de jouir, en silence, d'une belle tirade, d'un couplet ou d'un pas charmant? Que MM. les auteurs et acteurs en soient bien avertis; souvent le zèle imprudent de ces auxiliaires inconsidérés a plus d'une fois veillé l'envie qui semblait sommeiller, et compromis leurs plus chers intérêts. Il est donc très-important que MM. les claqueurs, ces courtisans intrépides des coulisses, daignent au moins, si on les conserve, ajourner leurs bruyans suffrages à la fin de la pièce; personne n'aura lieu de se plaindre; l'unanimité rendra le triomphe des acteurs plus éclatant, et l'amour-propre des auteurs n'y perdra aucun de ses droits.

«Vous ne connaissez peut-être pas, mon cher Philoménor, quelques vers ingénieux qu'un de nos poètes a composés sur cet intolérable abus; ma mémoire me les rappelle:

     «Vive la claquomanie!
     C'est par elle que tout va,
     Depuis la ventriloquie,
     Jusqu'au sublime Opéra;
            * * * * *
     Auteurs, acteurs, figurans,
     Là chacun a ses agens.
            * * * * *
            * * * * *
     Aussi depuis cet abus,
     On dit qu'on n'y dort plus.
     À cette vile manoeuvre
     Les Français même ont recours,
     Quoiqu'ils aient plus d'un chef-d'oeuvre
     Qui marche bien sans ce secours.»

CHAPITRE XLV.

Mélodrames de la Porte Saint-Martin, de la Gaîté et de l'Ambigu-Comique.—Franconi.—Gymnase.—Panorama-Dramatique.

«On remarque beaucoup moins d'abus, mon cher ami, dans les théâtres des boulevards que dans ceux de première classe; tout y est plus soigné, mieux ordonné et mieux tenu. On n'y lésine point sur les dépenses que nécessitent les costumes et les décorations; et si l'on sème l'or, pour ainsi dire, en montant une pièce, il est rare qu'on ne recueille pas au centuple. Une louable émulation se fait remarquer, surtout entre deux théâtres rivaux. Dernièrement, le même jour, le Solitaire du Mont-Sauvage, l'Homme de l'adversité sautait à la Gaîté au milieu d'une explosion épouvantable, tandis que Charles-le-Téméraire était, à la Porte Saint-Martin, précipité par la foudre dans un torrent ensanglanté.

«Les acteurs transfuges qu'un intérêt mal entendu a laissés s'échapper des spectacles voisins, y sont parfaitement accueillis, reçus et payés. Et s'il fallait en citer un trait frappant, malgré la solidité de nos réflexions critiques à ce sujet, la Porte Saint-Martin n'a pas moins lieu de s'applaudir d'avoir richement doté l'incomparable Potier, sous le masque du Père sournois ou du Cuisinier de Buffon, que de Jenny-Vertpré[85] sous les traits de l'Amour. Il serait bon d'exhorter les chefs de ces établissemens à ne plus révolter le bon peuple Français par ces tableaux dégoûtans qui ressemblent à ceux de la Grève, et qui accoutumeraient la génération actuelle à voir de sang-froid des atrocités que Londres tolère et applaudit, et que Paris doit siffler avec dédain et rejeter avec horreur. Je ne crois pas enfin qu'il soit nécessaire que l'Ambigu-Comique et la Gaîté ressemblent, pendant la représentation, à des tabagies. On y boit, on y mange; la pipe seule y manque.

«Lorsque je vous ai parlé de la pantomime, je vous ai dit quelque chose des acteurs du Cirque Olympique. Malheureusement, le monument ne répond pas à la grandeur des sujets qui y sont représentés; point d'entrée remarquable; tout y semble provisoire. Que MM. Franconi apprécient mieux l'utilité de leurs exercices. L'admiration que leur dextérité chevaleresque inspire à leurs compatriotes, ainsi qu'aux étrangers, doit les engager à bâtir une arène, qui nous donne une idée des amphithéâtres de Nîmes.» «Ou d'Olympie, reprit Philoménor qui n'oubliait jamais les souvenirs glorieux à sa patrie; mais comment, dans vos observations sur les spectacles, semblez-vous oublier le Gymnase, cette pépinière féconde où les autres théâtres ont le privilège de choisir des remplaçans.» «C'est le but de son institution, répondis-je; je crois cependant qu'il faut user de ce droit avec un discernement profond et une grande circonspection. Déjà la Comédie française a réclamé un des plus fermes soutiens de cette école dramatique, Perlet: ce déplacement aurait nui aux plaisirs du public. La voix de cet acteur qui sait prendre tous les tons, et aborder la gamme de tous les âges, le rendrait, selon moi, bien plus utile au Vaudeville et même à Feydeau. Ces deux scènes musicales sont sa véritable place, s'il abandonne décidément le Gymnase, où la foule ne se portait guère que pour lui et pour Léontine: et vous saurez que cette actrice précoce chante étonnamment les morceaux les plus difficiles, et surpasse même les espérances qu'on avait conçues de son talent. Mme Perrin, un des soutiens du théâtre, a succombé à une maladie mortelle; un dépit, légitimé par une injuste condescendance, a privé le boulevard Bonne-Nouvelle de Mlle Anaïs. Que deviendra le Gymnase pendant les absences de la petite merveille et les voyages de Gonthier? Quant au monument, sa simple architecture a bien le caractère convenable à ce spectacle, et les grands théâtres peuvent y rendre des leçons d'excellente tenue. Les emblèmes qui décorent l'intérieur sont aussi vrais que bien exécutés. Les murs et les attributs divers peints au-dessus du rideau, expliquent mieux qu'une inscription le genre véritable de cet établissement. L'Amour ici caressant un lion, et là monté sur une panthère, présente au plafond une moralité souvent trop exacte. Des guirlandes de roses autour des loges, des camées, et plus que tout cela, des scènes entières, tirées des pièces les plus célèbres des grands maîtres de l'art, représentées sur le devant de la première galerie, nous parurent un ornement très-analogue à ce théâtre. La facture énergique des deux premiers tableaux de l'avant-scène nous fit reconnaître facilement la touche hardie de l'illustre Vernet: il est fâcheux que quelques peintures, telles que celles du Tableau parlant, ne soient pas d'une main plus exercée et plus habile. Lorsque nous irons à ce spectacle, vous verrez avec regret qu'on cherche en vain à découvrir ses connaissances, que la détestable construction des loges voisines empêche d'apercevoir; et vous sentez, mon cher Philoménor, que pour certaines femmes qui ne vont pas au spectacle dans la seule intention de s'y amuser des pièces qu'on y joue, il est triste de perdre tous les frais d'une mode nouvelle ou d'une parure recherchée, et combien il est désolant de ne voir ni d'être vues. Cet hiver, on s'y plaignait du froid; il fallait toujours conserver son cachemire; et, sans risquer de s'enrhumer, on n'y pouvait venir avec une robe à la Marie Stuart; au printemps, pleuvait-il, c'était bien d'autres plaintes; ou MM. les actionnaires ne se sont pas montrés assez galans, ou ils ont été contrariés par la police qui ne l'est pas toujours, puisque, faute d'une tente assez vaste et assez prolongée, j'ai vu plus d'une merveilleuse, plus d'une élégante, jeter les hauts cris: l'horreur! Dans la traversée du vestibule à la voiture, la chaussure délicate était mouillée; les marabouts courbaient sous la rosée. Je les ai entendues ces femmes charmantes, et que le directeur en prenne note, je les ai entendues menacer de n'y plus revenir!… Il me reste à vous parler du Panorama-Dramatique.

«Imaginez-vous un joli péristyle orné de statues, sans perron qui exhausse et détache l'édifice, une entrée beaucoup trop basse, une salle dont le rideau tout en glace double en les répétant, l'élégante architecture et les attitudes variées des nombreux spectateurs, et vous aurez une idée assez complète de ce petit spectacle qu'il faudra pourtant juger par vous même lorsqu'il sera ouvert.

«Son rideau, inconstante et fidèle peinture des objets qu'il réfléchit, produirait un effet bien plus singulier, si la multitude qui remplit les loges, les galeries et le parterre immobile d'abord de surprise et d'admiration, était mise en mouvement par un incident quelconque. L'Académie des arts ne devrait-elle pas s'emparer de cette invention merveilleuse? L'idée première, il est vrai, arriverait des boulevards; et peut-être cette réflexion est-elle un obstacle? Le Panorama-Dramatique remplissait assez les engagemens que son titre promettait, par l'illusion que présentaient de magnifiques décorations, illusion beaucoup plus sensible dans les palais et fabriques intérieures que dans l'imitation des beaux sites et accidens de la nature, dont le point de perspective m'a paru quelquefois trop rapproché de l'orchestre. J'en excepte le paysage du second acte des Deux Fermiers; les costumes y sont aussi riches que d'accord avec les temps et les lieux où se passe l'action. Quelques jeunes acteurs promettaient; surtout un[86], que vulgairement l'on appelle le Talma du Panorama-Dramatique. Une ou deux actrices s'y montraient pénétrées de leur rôle; c'est assez dire que la troupe avait besoin de se recruter encore de nouveaux auxiliaires. Je ne veux pas négliger, mon cher ami, de vous faire une observation assez importante pour que les directeurs y fassent une sérieuse attention. Serait-ce pour compléter les prestiges de la salle, qu'une douce ondée se filtre quelquefois imperceptiblement au moment où l'on s'y attend le moins, et tombe goutte à goutte, du parquet des hautes galeries, sur les personnes qui occupent les premières loges, et leur font regretter (je les ai entendues) de ne pouvoir, vu l'exiguité du lieu, y déployer un parapluie. Ce prodige, tolérable en été, ne serait pas supportable en hiver. Et si ce théâtre est jamais rendu à sa primitive destination, il est très-essentiel que messieurs les directeurs fassent appliquer dans les galeries élevées un mastic imperméable pour empêcher les habitués d'y prendre tant de libertés grandes. Tout le monde applaudira si l'on prend des mesures de prévoyance pour les empêcher à l'avenir, d'y faire comme Mathieu Laensberg, la pluie, la grêle et le tonnerre; et si l'on peut les contraindre de se tenir au beau fixe, et, conséquemment, au très-sec.»

«Que vos spectacles de Paris sont nombreux et variés! s'écriait Philoménor.» «Il est bien pardonnable à un étranger d'en être surpris, lui dis-je; et cependant je n'ai point fait entrer en ligne de compte une foule de théâtres d'amateurs, disséminés en cent endroits. Dans ces spectacles on ne paie aucune rétribution; seulement les acteurs font les frais des costumes, jouent pour le plaisir du succès, et d'y réciter les beaux vers de nos poètes, ou d'y chanter les jolis airs de nos musiciens. Ces scènes domestiques deviennent souvent l'arène où s'exercent les élèves du Conservatoire, et quelquefois la pépinière où les grands et petits théâtres viennent enrôler les sujets les plus distingués.

«Vous êtes las du tumulte de la grande ville; vous voulez respirer, en été, un air plus pur, moins étouffé, moins épais; en un mot, vous sortez de Paris. Aux barrières, et dans la banlieue, vous retrouverez encore des théâtres secondaires, à Charenton, au Mont-Parnasse, aux Thermes du Roule, à la barrière des Martyrs et à Saint-Cloud.»

CHAPITRE XLVI.

Panorama.—Diorama.—Vie délicieuse d'un amateur des arts à Paris.—Fêtes champêtres.—Maisons de campagne.—Maisons de santé.—Jardins publics.—Anecdote.—Abus à réformer.

«Avant que j'eusse le bonheur de vous connaître, mon cher Philoménor, vous avez vu les Panorama de Rome, de Jérusalem, de Londres et d'Athènes. Le fidèle tableau des sites et des monumens de cette dernière ville (vous me l'avez avoué), émut profondément votre âme. Mais depuis, l'art des Bouton et des Daguère s'est perfectionné; il vient de créer des merveilles cent fois plus surprenantes; et le pinceau, sous leurs doigts savans, semble être le talisman d'Aladin. Au Diorama vous croyez réellement pénétrer sous les voûtes de cette cathédrale, où les reflets de la lumière sont si artistement distribués. Dans ce paysage, les nuages marchent, se grossissent, que dis-je, ils volent. On sent, comme malgré soi, le désir d'errer lentement sur les vertes pelouses de cette belle vallée, où la fraîcheur des eaux courantes semble vous attirer. Voilà des découvertes qu'il faudrait réaliser le plutôt possible sur notre premier théâtre lyrique, lorsqu'affranchis des monumens provisoires, nous aurons un édifice en rapport avec les progrès de nos lumières.

«Cependant, qui l'ignore? indépendamment de cette nouveauté[87], un étranger opulent, un oisif par état, ne le sera jamais entièrement s'il veut employer, même en s'amusant, tous les instans de sa journée; et je le dis positivement, le sot, oui, le sot, a seul, dans cet heureux pays, le privilège exclusif de l'ennui. L'éprouvera-t-il jamais celui qui, sans donner dans aucun travers, sait user des facultés de son âme? qui sait tour à tour passer de la promenade du matin, si délicieuse dans les jardins des Tuileries ou du Luxembourg, aux cafés politiques; de là aux bibliothèques royales; de ces riches dépôts de l'esprit humain, aux Musées des Arts[88]; du temple des Phidias et des Apelle, au restaurant des Wefour ou des Robert; des salons de la gastronomie, au théâtre; des spectacles, dans les sociétés, où les conversations sont si riantes, si variées, si pleines d'aisance; où le concert et le bal sont aussi subitement improvisés que la partie d'impériale ou d'écarté, où l'on gagne, où l'on perd si lestement et si gaîment son argent, au son de la flûte et du forté.»

«Où, reprit vivement le jeune Grec en m'interrompant, la vie s'écoule avec tant de rapidité, et s'enfuit comme un songe.»

«Ajoutez, repris-je, à tant de plaisirs qui semblent former une chaîne non interrompue, les fêtes champêtres des villages voisins, tels qu'Auteuil, Sceaux, le Ranelagh, fêtes charmantes qui n'ont, il est vrai, de mérite, qu'autant qu'elles sont favorisées par un beau ciel et une douce température; car, en été, la plupart des Parisiens abandonnent les affaires, une ou deux fois par semaine, pour se rendre à leur maison de campagne; il est du bon genre d'en avoir une; et vous saurez que souvent on appelle ainsi un joli pavillon accompagné d'une cour, d'un potager et d'un jardin anglais; encore y a-t-il des particuliers riches qui se contentent de louer un appartement dans un château, dont le parc et les dehors sont en commun; et toutes ces personnes n'en disent pas moins: Je vais à ma campagne, à ma terre. D'autres enfin, et très-ordinairement ce sont des garçons, de jeunes veuves, ou de vieilles douairières, prétextent une indisposition, s'ils n'en ont pas de réelles, et passent une partie de la belle saison dans une maison de santé.»

«À quoi bon cette imposture, s'écria Philoménor?» «Vous en sentirez aisément les avantages, lui répondis-je; là, d'abord, pour une pension légère, vous êtes absolument dégagé des embarras du ménage; tous les premiers besoins y sont satisfaits: vous avez un appartement commode et bien situé, une table frugale, mais saine et abondante; comment cela serait-il autrement? Vous ne mangez, pour ainsi dire, que par ordonnance; et qui, mieux qu'un docteur, sait diriger le menu d'un dîner? ensuite il n'est pas rare de rencontrer dans ces établissemens une société choisie, que l'état présumé de malade vous permet de voir ou de fuir à volonté. Par la même raison, rien n'est plus aisé que de s'y soustraire à l'oeil curieux des importuns ou des indiscrets. Aime-t-on la dissipation, au salon, dans le petit bois, on fait d'heureuses connaissances qu'une pareille situation rend indispensables. Presque toujours une femme solitaire, malheureuse et sensible, y trouve d'aimables consolateurs. En un mot, avec plus d'aisance et moins d'étiquette, on y réunit tous les agrémens de la ville, sans en éprouver la gêne et les inconvéniens. On n'y a pas, j'en conviens, les grands spectacles de Paris; mais en revanche on y a ceux de la nature. D'ailleurs les spectacles de la ville sont beaucoup moins fréquentés à cette époque de l'année, que les jardins publics, même par cette classe d'individus si parfaitement indifférens aux attraits de la vie des champs, et qui, fixés invariablement à Paris, n'en sortent jamais. Ces jardins, il est vrai, sont des lieux de délices où se multiplient cent amusemens divers. Sous ces arbres touffus, sur ces gazons fleuris, nos guerriers se nourrissent de souvenirs glorieux: sans courir aucun danger, au son des tambours, des fanfares, des coups de canon, nos femmes les moins aguerries voient sans effroi les bombes tracer une ellipse sur leurs têtes; elles sont témoins de toutes les évolutions militaires, de combats, d'assauts, de prise de forts, de citadelles, et cependant, pas une goutte de sang n'a coulé; on a cru voir tomber et périr beaucoup de soldats, et ces soldats, précipités des tours, n'étaient heureusement que des mannequins habillés en Prussiens ou en Anglais. Bientôt la scène change; des symphonies plus douces se font entendre, et dans une immense avenue, nouvelle Iris, l'intrépide acrobate descend du haut des airs, au milieu des flammes du Bengale, tandis que l'audacieuse aéronaute, assise dans une élégante gondole, s'élève avec grâce, plane, et bientôt se perd dans les nuages; ici, dans des chars rapides comme l'éclair, vous roulez sur le penchant de montagnes colossales[89]; là vous traversez en courant des grottes enchantées[90]; ailleurs vous faites le saut périlleux du Niagara; tout près, vous vous lancez sur l'escarpolette; ou, sur un lac, vous disputez le prix de la course dans des barques légères[91]; plus loin, placés dans un tilbury, ou montés sur des chevaux plus vites que les vents, vous remportez des prix dans de champêtres hippodromes[92]. Au milieu de ces bosquets, ces théâtres vous offrent encore un Sosie parfait de nos plus aimables acteurs. Sous cette tente, un nouveau Comus vous étonne par son agilité et les expériences d'une physique dont chaque jour voit déchirer un voile et deviner un secret. Enfin des bals, des concerts, des feux d'artifice, des illuminations en verres de couleur, sont devenus les accessoires obligés des fêtes de Tivoli, Beaujon, Marboeuf, Belleville et du Delta. Toutefois je dois vous faire observer que la bonne société y danse peu, ou n'y danse point du tout: on se contente d'y jouir de la promenade, de la musique et des prodiges de la pyrotechnie; on y dîne quelquefois; mais, à vrai dire, le beau monde y joue un rôle presqu'absolument passif.» «Vous m'étonnez, me dit Philoménor.» «Rien n'est plus exact, répliquai-je: cependant l'observateur y trouve des tableaux dont il sait enrichir son portefeuille; souvent il est témoin d'aventures qui tiennent du roman, et que l'auteur de Gilblas n'eût pas dédaigné de placer dans son livre. Je ne vous en conterai qu'une seule: c'est une espièglerie que la jeunesse seule de son auteur peut rendre excusable, et que je ne puis m'empêcher de blâmer, parce qu'elle me paraît s'éloigner trop de la galanterie française.

«Dernièrement, à Tivoli, un de mes amis fut accosté par trois jeunes beautés; son accent étranger, sa bonne mine et un grand air d'opulence les avaient probablement séduites. Quelque temps après, lorsque la conversation se fut un peu animée, elles feignirent d'éprouver un grand besoin de se rafraîchir, et proposèrent à celui qu'elles prenaient pour un novice, d'entrer dans un berceau voisin. Le jeune homme accepte; mais il a l'adresse de les engager à donner leurs ordres; ces demoiselles aussitôt se font servir des glaces, des sorbets et un punch qu'elles demandent elles-mêmes au garçon du restaurateur du jardin, bien persuadées que le galant étranger payera tout sans la moindre difficulté. À peine avaient-elles mis le feu au punch, à peine la flamme bleuâtre voltigeait sur la liqueur parfumée, que tout-à-coup le jeune espiègle prétexte une affaire importante. On le croit sur parole: comment concevoir la moindre défiance? Il paraissait si franchement épris de l'une d'elles; il semble éprouver tant de regrets de les quitter, tant de crainte de ne plus les retrouver, de ne plus les revoir; il part; il s'éclipse; il doit revenir à l'instant. Une demi-heure s'écoule, et l'amoureux prétendu ne revient pas; cependant une de ces demoiselles veut aller à la découverte, tandis que les deux autres se moquent de cette espèce de provincial, dupe toute faite pour payer un goûter auquel il n'aurait pas touché. Ce fut inutilement qu'on l'attendit; et il fallut finir par se décider à boire sans lui le punch presque froid. Mais, qu'était devenu cet infidèle, ce traître, ce perfide? Qu'était-il devenu? Caché tout près dans un massif d'arbustes, d'où, sans être vu, il pouvait tout entendre et tout apercevoir, notre rusé Normand, car c'en était un, riait en tapinois du bon tour qu'il avait joué, et surtout il jouissait délicieusement du désappointement, de l'impatience, de la colère, ou, pour parler plus juste, de l'inexprimable fureur des trois nymphes, lorsque le garçon qui les avait servies vint exiger le prix des objets qu'elles avaient consommés. Elles eurent beau réclamer, jurer sur leur honneur, que le jeune homme qui était il y a peu d'instans avec elles allait revenir et solderait la carte; comme elles avaient tout ordonné, le restaurateur craignit de perdre ses avances; et sans autre délai, il menaça de les faire arrêter, si elles ne donnaient des arrhes convenables, ou ne se résignaient à payer une dépense qu'elles avaient espéré mettre sur le compte de celui qui, avec tant de finesse et d'astuce, s'était échappé de leurs filets.

«Je vous ferai une dernière observation: il est fâcheux que dans un jour de fête quelques-uns des bosquets ressemblent à certaines loges grillées de nos petits spectacles; le moraliste sévère désirerait les voir plus éclairés; les femmes honnêtes s'y promèneraient sans craindre d'être blessées par des scènes dignes du pinceau de Tenières et de l'Arétin.

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