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Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque: Fatra - Tatra - Matra

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CHAPITRE II
POLOGNE

SILÉSIE: Teschen.—GALICIE: la Plaine de la Vistule.—Oswiecim.—Les Juifs polonais.—Les polaques d'eau.—Cracovie.—Le Rynek.—La Halle aux draps.—Panna Marja.—Le Burg du Wawel.—L'ancienne Pologne.—Le Panthéon polonais.—Les joyaux de la couronne.—Le duc d'Anjou.—Le Kazimierz.—L'Église des Dominicains.—Restaurant polonais.—L'Université.—La Porte Saint-Florian.—La frontière russe.—Le curé de Modlnica.—Les salines de Wieliczka.—La légende du sel.

Friedek, première ville silésienne de notre itinéraire, est exactement en face de Mistek, sur la rive droite de l'Ostrawitza. Là, pas plus qu'à Mistek, nous ne trouvâmes de la place dans les hôtels bondés d'officiers autrichiens.

Nous n'avions qu'une ressource: pousser jusqu'à Teschen.

Nous arrivâmes dans cette ville [24] à minuit passé; fort heureusement les manœuvres ne sévissaient point ici et nous nous étendîmes avec délices dans des lits moelleux que nous offrit l'hôtel Austria.

Teschen est la ville principale de la Silésie autrichienne. Située au croisement des diverses routes qui relient ensemble la Pologne, la Hongrie, la Prusse, la Moravie, la Russie, elle fut au moyen âge, elle était hier encore, le lieu de dépôt, de transit et d'échange des produits de ces différents pays. Avec l'ère des chemins de fer son importance commerciale a quelque peu décru car c'est maintenant à Oderberg, à côté de la frontière prussienne, au bord de l'Oder, que le nœud du transit s'est trouvé reporté.

C'est une coquette petite ville, moitié ancienne avec ses pittoresques vieilles petites maisons, moitié moderne avec ses constructions neuves banalement semblables à celles des autres pays. Elle est étagée sur une colline dominant l'Olsa, aux eaux rousses. Sa rue principale grimpe en pente très raide entre deux rangées de maisons, vieilles, aux faces grimaçantes, mais toutes gaies, comme de vieilles bonnes femmes joviales. Les gens y circulent nombreux: citadins et campagnards, en costumes archaïques, entrent dans ses magasins, dans ses bierhalle, ses weinstube, les attelages descendent en glissant ou montent péniblement.

L'hôtel Austria a l'air simple, on y est bien, ses gens sont complaisants et serviables. J'eus une peine infinie à me faire comprendre d'une petite femme de chambre polonaise, qui ne parlait pas l'allemand et encore moins le français, et à laquelle je demandai un édredon, car les nuits sont très froides en ces pays; à grand renfort de gestes nous finîmes par faire luire en son brave petit cerveau l'éclair de la compréhension, elle s'esquiva et bientôt après nous la vîmes revenir, apportant la couverture de plumes qu'elle déposa sur mon lit et toute souriante elle prononça le nom qu'elle croyait français: blumeau.

Au delà de Teschen la route remonte légèrement au nord suivant une ligne à peu près droite, montant et descendant sans cesse au gré de très nombreuses collines.

Nous croisâmes plusieurs détachements de troupes autrichiennes. De petits fantassins habillés de gris, sales, nonchalants, des uhlans en uniformes rouges, coiffés du schapska, montés sur de petits chevaux, avec de grands airs, des airs d'opéra comique et des artilleurs avec des canons de bronze, oui, de bronze... les Autrichiens nous ont parus loin, très loin de l'armée allemande.

A Skotschau on traverse la Vistule [25] qui roule tranquille et verdâtre, encore peu importante.

L'horizon de droite s'agrémente de silhouettes montagneuses, les Karpathes, dont les derniers contreforts viennent se perdre autour de nous. Le pays regagne en intérêt comme toutes les fois que réapparaissent les montagnes et les bois. Les champs cultivés alternent avec les forêts, les couleurs s'étagent en contrastes harmoniques, des prairies vertes encerclées de noires sapinières succèdent à l'or des chaumes et à l'ocre des terres labourées.

Sur les bords de la Biala on trouve deux villes qui se font face: Bielitz sur la rive gauche, Biala sur la rive droite. La rivière sert aussi de frontière entre la Silésie et la Galicie, les deux agglomérations ne forment qu'une même ville et cependant l'une est silésienne et l'autre galicienne tout comme sur les rives de l'Ostrawitza hier nous avons vu Mistek la Morave regardant Friedek la silésienne.


Bielitz et Biala sont deux villes propres et modernes qui paraissent être des centres commerciaux et industriels importants [26].

Après Biala nous suivîmes quelques kilomètres le cours de la rivière-frontière, puis nous obliquâmes sensiblement à droite à partir de Komorowice, hameau composé de maisons éparses, misérables et sales.

Depuis Teschen la route avait été continuellement bonne, nous abordons désormais des chemins défoncés qui n'ont de route que le nom, bourbiers infects où l'on enfonce, ou amas de cailloux qui impriment à la voiture de pénibles trépidations et aux pneus de douloureuses entailles.

C'est que nous roulons maintenant en Pologne, dans la vaste lande misérable. Une plaine infinie, marécageuse, que les eaux de la Vistule recouvrent à la moindre inondation et où elles séjournent ensuite indéfiniment en flaques vaseuses, des terres pauvres, peu cultivées et sur lesquelles les plantes sont chétives, comme anémiées par la crainte perpétuelle de l'eau; des villages clairsemés, aux maisons croulantes, couvertes de chaume. Quel triste pays! c'est le domaine de la tristesse et de la pauvreté.

Notre route longe la frontière prussienne, marquée par le cours de la Vistule; à Jawiszowice nous nous en approchons de moins d'un kilomètre.

Rajsko est un village de misère dont les toits de paille verdie se cachent sous des arbres de marécages, saules, peupliers, aulnes. Les maisons sont d'une saleté repoussante, leurs murs en pisé de terre sont noircis et lézardés, elles sont basses, et tellement basses sont leurs portes qu'on doit se courber pour y entrer. Une boue infecte et liquide, épaisse d'au moins vingt centimètres, recouvre la route et les rues du village, elle pénètre comme une inondation dans les pauvres maisons, par la porte! Les habitants sont aussi misérables que leurs demeures, ils sont sales au delà de toute expression, vêtus de haillons, l'air souffreteux.

Enfin voici une ville! Oswiecim. Ville sale, presque entièrement peuplée de Juifs. Ah! voilà qui est vraiment curieux! Tous les habitants semblent porter un uniforme: l'antique costume juif, à peine modifié par le temps. Très peu de femmes dans les rues. Les hommes ont tous la grande lévite noire à col montant, le chapeau haute-forme, pantalon large et bottes. Ces habits, tous semblables, produisent un bien bizarre effet. Mais ce qui est plus bizarre encore ce sont leurs cheveux, leurs longs cheveux noirs, blonds ou roux qui descendent sur le col et les deux tire-bouchons soigneusement frisés et pommadés qui tombent en se tortillant, qui tombent de leurs tempes, en avant des oreilles, qui tombent sur leurs joues, quelquefois jusque sur leurs épaules!

Cette population juive est misérable et sordide. L'uniforme ci-dessus ne serait que curieux s'il était propre! Il est encore repoussant de saleté. Qu'on se représente ces lévites noires que le temps a verdies, que l'usure a lustrées, que la graisse a émaillées, ces cheveux sales et ces tire-bouchons graisseux qui frictionnent sans cesse les cols et les habits, ces chapeaux haute-forme dont tous les poils se hérissent de désespoir en se voyant sur ces têtes sales, se hérissent tellement qu'ils finissent par tomber par plaques, ces barbes de fleuve qui font reluire les boutons des lévites par un continuel frottement! Et ces faces, et ces mains qui, par leur seul aspect protestent de leur violente horreur de l'eau! Ces malheureux semblent se complaire en un état qui est certainement le summum de la malpropreté. L'un de mes compagnons de voyage les a peints d'un seul trait en déclarant que le Juif polonais était un chapeau haute-forme au-dessus d'un paquet de crasse.

Au delà le pays est toujours aussi triste, la route aussi mauvaise, les habitants aussi misérables. Si les Juifs d'Oswiecim semblent avoir atteint les dernières limites de la saleté, les Polonais des campagnes paraissent représenter la misère dans sa plus complète acception. Tout est chétif, malingre, souffreteux: les hommes, les femmes, les enfants, les animaux eux-mêmes. Le bétail qui paît dans les champs est de taille minuscule; bœufs, moutons, chèvres et chiens sont d'une maigreur effrayante.

Monowice, Zator, Spytkowice, Jaskowice, sont des villages toujours aussi pauvres et aussi boueux.

A partir d'Oswiecim nous avons pris la direction ouest-est, qui nous conduit vers Cracovie.

A Skawina, nous ne sommes plus qu'à quelques kilomètres de la vieille capitale. Le paysage change dès lors d'aspect: il s'accidente et se boise, il perd de son aspect misérable, la route devient un peu moins mauvaise.

La circulation se fait plus active, nous croisons de nombreux paysans qui viennent de la grande ville: les hommes ont une allure rendue lourde par les grosses bottes qui les protègent de la boue, les femmes trottent insouciamment, pieds nus dans la fange liquide. On est peiné de voir ces figures émaciées, maigres, portant l'empreinte de souffrances et de privations. Les Allemands appellent cette partie des Polonais qui vivent dans les marais de la Vistule des Polaques d'eau, et, de fait, ce sont bien des êtres aquatiques qui passent toute leur existence dans l'eau et dans les marécages.

La nuit était venue lorsque nous atteignîmes Cracovie [27].

Des fortifications, une muraille d'enceinte toute percée de meurtrières, une porte crénelée marquent qu'on va pénétrer dans une ville forte.

On traverse Podgorze, faubourg situé sur la rive droite de la Vistule. Nous arrivâmes là au moment où l'on exécutait des travaux de canalisation, les terres fraîchement remuées, une forte pluie tombée dans la journée et l'état d'incurie de ces pays avaient transformé la rue principale du faubourg en une fondrière terrible où vingt fois nous nous embourbâmes et d'où je crus un instant ne pouvoir jamais sortir. On franchit la Vistule sur le pont François-Joseph et l'on est dans Cracovie.

C'est d'abord le quartier du Kasimierz, le quartier juif, le ghetto, puis nous distinguâmes vaguement sur notre gauche la masse confuse de l'ancien château des rois de Pologne; une belle rue large et fort longue nous conduisit ensuite sur la place principale, le Rynek [28], assez bien éclairée et d'une très grande étendue. A l'angle nord de cette place s'ouvre la ulica Slawkovska [29], autre grande artère dans laquelle est le Grand-Hôtel où, après un rapide repas, nous trouvâmes un sommeil justifié par les fatigues de cette journée.


Cracovie, que les Allemands appellent Krakau, mais dont le nom polonais est Krakowa, est une ville toute particulière, toute différente des autres villes européennes, et par suite, extrêmement curieuse. Les Français vont peu à Cracovie, un très petit nombre d'entre eux l'ont vue; ceux de nos compatriotes qui vont en Autriche visitent surtout Vienne et Buda-Pesth, deux villes admirables, mais modernes comme nos villes de France, et négligent l'ancienne capitale de la Pologne, qui les intéresserait bien autrement.

Elle a conservé à la fois son caractère polonais et son air ancien. Les siècles ont marché, la Pologne n'est plus, Cracovie est cependant restée la capitale de la Pologne. Tout s'est modernisé autour d'elle. Cracovie est restée la ville, la ville des rois chevaleresques et des seigneurs vêtus de soie ou bardés d'acier et d'or.

Elle n'a pas gardé son air propre seulement par les pierres de ses monuments. Une partie de sa population, les Juifs, circule encore dans ses rues avec les mœurs, les coutumes, les habits qu'elle avait jadis.

Ses habitants ont conservé intact leur patriotisme. Soumis à la domination autrichienne, ils n'ont nullement oublié qu'ils furent libres, qu'ils constituèrent jadis un grand peuple. Leur inébranlable attachement à leur langue, à leurs coutumes, à leurs grands hommes sont autant de preuves qu'ils espèrent encore.

Un vieux proverbe polonais dit: «Si Rome n'était pas Rome, Cracovie le serait.» En faisant la part de l'exagération nationale il faut reconnaître que Cracovie fut l'une des plus belles cités du moyen âge; ce fut aussi l'une des villes les plus riches en églises [30].

Cracovie fut la résidence des rois de Pologne depuis l'année 1320; elle était capitale du royaume, ville sainte, ville du couronnement. En 1610, sous Sigismond III, elle cessa d'occuper le rang de capitale par suite du transfert de la résidence royale à Varsovie, mais elle conserva jusqu'à la fin du royaume la qualité de ville du couronnement et de nécropole des rois.

La ville est bâtie dans une vaste plaine, elle est à moitié enserrée par une boucle de la Vistule [31]. Elle est peuplée d'environ 100 000 habitants, dont un bon tiers sont juifs. Ses maisons sont généralement basses et petites, ses rues larges, ce qui fait qu'elle occupe une très vaste étendue malgré son chiffre relativement faible de population. J'ai rarement parcouru une ville qui m'ait autant produit l'impression d'immensité.

Son Rynek est, je l'ai dit, une très vaste place située au centre de la ville. Il est entouré de maisons anciennes et curieuses qui sont pour la plupart contemporaines du temps de sa fortune. Certaines, larges, somptueuses, ornées de vieilles sculptures, sont d'anciens palais de la noblesse. La majeure partie au contraire ont d'étroites façades sur lesquelles, uniformément, on ne compte jamais plus de trois fenêtres par étage: c'étaient les maisons des anciens bourgeois; il y avait en effet une loi qui réservait autrefois aux seuls nobles le privilège d'édifier et d'habiter des maisons ayant plus de trois fenêtres sur la largeur.

La place, qui a la forme d'un grand rectangle, est plantée d'arbres, elle est toujours fort animée et presque continuellement le siège d'un marché en plein air où l'on peut voir encore des costumes polonais venus des environs: vestes à brandebourgs, chapeaux garnis de fleurs, pantalons bouffants et fortes bottes pour les hommes, corsages rouges et fichus noués sur la tête pour les femmes.

Seul reste de l'ancien hôtel de ville, la Tour gothique est une grande construction carrée, surmontée d'un petit dôme de métal, qui s'élève solitaire à l'un des angles du Rynek. C'était le beffroi de la maison des échevins qui sonne encore aujourd'hui comme au temps des rois.

Un grand bâtiment fort bizarre s'allonge au milieu de la place qu'il partage en deux parties suivant sa longueur. C'est la Halle aux Draps, les Sukiennice. Cette halle, qui remonte au treizième siècle, est d'une architecture élégante et sobre, mais douée d'un cachet vraiment spécial, particulier, polonais. Le Rynek doit en grande partie son air original à cette grande construction. Extérieurement, c'est un rectangle très allongé percé de chaque côté d'arcades romanes se suivant sur toute la longueur. A l'intérieur, c'est un très long couloir, bordé d'une infinité de boutiques, qui rappellent singulièrement les bazars orientaux tant par la diversité des choses que l'on y vend que par l'odeur désagréable qui s'en dégage et que par l'importunité des marchands qui vous racolent avec effronterie et insistance. Le premier étage est occupé par le Musée national polonais. Il y a des salles de peinture où brillent surtout les œuvres des artistes polonais, Matejko, Siemiradzki, des salles de sculpture, des anciennes armes et de vieux uniformes polonais, il y a surtout une salle entièrement remplie de souvenirs, autographes et autres de Mickiewicz, le poète national, il y a enfin les vieux instruments de musique de Chopin.

Sur le Rynek est encore l'église Sainte-Marie (Panna Marja) dont les clochetons de métal, les deux tours carrées, la flèche élancée ceinte d'une couronne royale évoquent nettement à l'esprit les silhouettes des villes polonaises représentées sur les vieilles estampes. Cette église date du treizième siècle; bien que souvent restaurée, elle apparaît très vieille avec sa façade de briques et son air ogival. L'intérieur est composé de trois nefs gothiques fort bien venues, entièrement recouvertes de fresques. Malgré que la décoration y soit trop abondante,—puisque nulle part la pierre n'apparaît nue,—l'harmonie des couleurs et des lignes y est telle que l'ensemble produit un effet très beau et nullement choquant. A l'entrée il y a une plaque tumulaire en bronze de Petrus Vischer et dans le chœur un colossal crucifix de Veit Stoss, qui, encore empreints de cette gaucherie et de ces hésitations qui caractérisent les commencements de la Renaissance allemande, sont cependant de véritables chefs-d'œuvre. Petrus Vischer et Veit Stoss, voilà deux noms que nous retrouverons à chaque pas en visitant Cracovie, ces deux artistes ont fait autant à eux seuls pour l'embellissement de l'antique capitale de Pologne que tous les autres réunis. On ne peut moins faire que de remarquer aussi des fonts baptismaux en bronze d'une archaïque beauté. Enfin la curiosité principale de l'église est son maître-autel, colossal chef-d'œuvre de Veit Stoss, dont les panneaux immenses sont des reproductions sculpturales sur bois, naïves et charmantes, de différentes scènes de la vie de Jésus-Christ.

Le Rynek, entouré des anciens palais des nobles, des maisons à trois fenêtres des bourgeois, avec sa vieille tour des échevins, sa vaste Halle aux Draps, son église de Panna Marja, toutes constructions de formes et de lignes inhabituelles, d'allure bien polonaise, avec son marché où se voient encore d'anciens costumes, où se voient des humains d'une race encore caractérisée, parlant une langue à nous inconnue, le Rynek est le cœur de cette cité si spéciale, de cette Cracovie où nous sommes venus chercher le souvenir de la Pologne disparue, souvenir si bien conservé pour la plus grande satisfaction de notre curiosité.


Au bord de la Vistule, sur une minuscule colline pompeusement décorée du nom de Mont-Wawel, entouré de murailles de briques, s'élève depuis des siècles et des siècles, le Burg de Cracovie. Ainsi que dans la plupart des capitales de l'Europe centrale, le Burg est formé par une agglomération de bâtiments féodaux groupés autour du château royal et de la cathédrale dont ils sont les dépendances.

Des berges de la Vistule qui, tapissées de verdure, viennent doucement se perdre,—en l'absence de quais,—dans les eaux jaunâtres du fleuve, on a une vue pittoresque du Wawel et de ses murs crénelés, et de ses bâtiments irréguliers et de la masse élancée de sa cathédrale qui se découpent avec netteté sur le ciel bleu.

Le château des rois de Pologne fut reconstruit maintes fois sur le Wawel. Les bâtiments que nous voyons aujourd'hui datent du seizième siècle. C'est là que les anciens rois, célèbres par le faste de leur cour, magnifiques comme des souverains à moitié orientaux qu'ils étaient, recevaient dans l'or et dans la soie les ambassadeurs que tous les royaumes connus adressaient à la Toute-puissante et Sérénissime République.

Car la Pologne, en effet, fut à la fois un royaume et une république. Le roi, élu par la Diète, n'était à vrai dire que le premier magistrat d'un Etat qui, dans les actes officiels, se qualifiait de sérénissime république. Ah! c'était un organisme politique bizarre, compliqué, hybride! Le roi de Pologne ne pouvait promulguer des lois, établir des impôts nouveaux, décider de la paix ou de la guerre qu'avec l'assentiment de la Diète, sorte de congrès composé du Sénat et des députés, dans laquelle la noblesse était toute-puissante, plus puissante que le roi, puisque le veto d'un seul noble suffisait à empêcher le vote d'une loi.

Au seizième siècle, la République se composait des éléments suivants:

1o Les possessions de la couronne constituant le royaume de Pologne proprement dit.

2o Le grand-duché de Lithuanie, réuni à la Pologne au quatorzième siècle.

3o Les provinces slaves du sud,—dont la principale était l'Ukraine,—peuplées de Cosaques [32].

En 1610 les rois transportèrent leur résidence à Varsovie; dès lors Cracovie ira en déclinant, son château ne connaîtra plus que très rarement la magnificence des réceptions royales... aujourd'hui l'Autriche en a fait une caserne et un hôpital pour ses soldats!

Durant plusieurs siècles la Pologne fut le rempart de la chrétienté contre l'Islam envahisseur L'Europe alors finissait à la Pologne; au delà, c'était le désert du steppe, les champs sauvages, puis au delà encore les hordes musulmanes toujours bouillonnantes, toujours prêtes à déborder sur le pays des Lakhs [33]. Chaque année les armées de la République devaient aller au milieu du steppe infini combattre les hordes de Tatars féroces; ses régiments bardés de fer durent souvent pousser jusqu'aux bouches du Dnieper, où, parmi les îlots du grand fleuve, les Cosaques zaporogues étaient en état d'effervescence perpétuelle: ces sauvages enfants du désert étaient les gardiens des confins extrêmes de la Pologne, mais souvent révoltés, ils faisaient alors cause commune avec le Tatar voisin. Combien de guerres la Pologne ne dut-elle pas soutenir contre les Khans tatars des bords de la mer Noire? Combien de fois les territoires de la sérénissime République ne furent-ils pas envahis par les armées innombrables du padischah de Constantinople?

Qui n'a pas lu les romans d'Henryk Sienkiewicz, le chantre moderne de la Pologne défunte? Sa trilogie [34] est la peinture de la lutte héroïque et sanglante que, sous son roi Jean-Casimir, la Pologne eut à soutenir contre les Cosaques révoltés et contre les musulmans, Tatars et Turcs.

La Pologne ne vint-elle pas elle-même au secours de Vienne assiégée par les Turcs, et son valeureux roi Jean Sobieski ne contraignit-il pas ceux-ci après une mémorable bataille à lever le siège et à s'enfuir honteusement, sauvant ainsi la capitale de l'Autriche?... Pauvre Pologne! Jadis soldat de l'Europe, depuis asservie, démembrée par ceux-là même que tu protégeas naguère! Cracovie avait envoyé la fleur de sa chevalerie pour sauver Vienne du joug ottoman, Vienne aujourd'hui la courbe sous son joug!

La Pologne fut un Etat immense. Au dix-septième siècle, elle était trois ou quatre fois plus grande que notre France; le territoire de la République comprenait non seulement la Pologne proprement dite [35] mais encore une grande partie de la Russie [36] et une très grande partie de la Prusse [37]. La ruine est venue tout d'un coup pour ce malheureux pays. Son système politique déplorable en fut certainement l'une des principales causes. Un roi impuissant, peu écouté, sans pouvoirs, une noblesse turbulente, orgueilleuse, jalouse, alternativement en rébellion contre les pouvoirs publics ou adonnée aux intrigues les plus passionnées pour obtenir de grasses charges ou de hautes fonctions, un peuple courbé sous le joug du plus dur servage, mais frémissant sans cesse et souvent se révoltant, tel était l'état normal de cette nation dont l'existence fut un long déchirement.

En 1772, la Pologne, déjà beaucoup diminuée, ruinée par une série de guerres funestes et par l'invasion des Suédois et des Russes, ébranlée par ses luttes intestines, n'était plus qu'un squelette vacillant, un fantôme d'Etat anarchique et abattu qui devait appartenir à qui voudrait le prendre. Ils étaient trois: la Russie, la Prusse et l'Autriche, trois larrons, Catherine II, Frédéric II et Marie-Thérèse, qui guettaient cette proie. En trois partages, célèbres à jamais, trois partages successifs effectués en une vingtaine d'années, ces souverains,—que servirent admirablement les circonstances,—purent escamoter au bénéfice de leurs royaumes les immenses territoires de la République.

Le partage de 1772 diminua la Pologne d'un bon tiers, supprima ses frontières, mit ses trois capitales, Varsovie, Cracovie, Vilna, à quelques kilomètres de ses voraces ennemis. En 1793, nouveau partage qui enlève un nouveau tiers à la domination de la République. Enfin, en 1795, troisième et dernier partage... c'était la fin... la Pologne était rayée de la carte du monde!

Le troisième partage donna Cracovie à l'Autriche; elle resta autrichienne jusqu'en 1809, époque à laquelle Napoléon Ier la rattacha au grand-duché de Varsovie, résurrection éphémère de la Pologne, éphémère comme l'épopée napoléonienne! Après la chute de Napoléon, des contestations s'étant élevées entre l'Autriche et la Russie au sujet du partage du grand-duché de Varsovie, on imagina de faire de Cracovie et d'un étroit territoire alentour une espèce d'Etat tampon: Cracovie et son territoire furent alors érigés en république soi-disant indépendante, mais sous le protectorat des trois larrons, toujours les mêmes: Autriche, Prusse, Russie. Mais l'Autriche ne pouvait se consoler de voir l'antique capitale des Polonais échapper à sa domination. A la suite de troubles qu'elle sut habilement fomenter dans la petite république, elle réussit à arracher à ses alliées l'autorisation d'occuper militairement Cracovie. Une fois installée, elle imagina, pour y rester, de susciter de nouveaux troubles; mettant à profit la haine séculaire des paysans polonais contre leurs seigneurs, elle provoqua une émeute qui fit couler des torrents de sang et dont elle portera éternellement le honteux opprobre [38]. Et elle y resta: en 1846, sous prétexte de mettre fin aux massacres qu'elle avait provoqués, l'Autriche annexa de nouveau Cracovie et son territoire.

Cracovie est restée autrichienne depuis; elle fait partie de la province de Galicie, dont elle n'est même pas la capitale [39]!


On pénètre dans le burg par une porte située juste en face de l'entrée de la cathédrale.

Sur le parvis du sanctuaire catholique des bandes de Juifs demandent l'aumône!

La cathédrale de Cracovie s'élève sur l'emplacement d'une ancienne église romane; elle fut achevée au quatorzième siècle, mais subit depuis plusieurs restaurations et embellissements, aux seizième et dix-huitième siècles. Elle possède une crypte très ancienne, contemporaine de l'église romane disparue.

C'est ici la nécropole des rois, c'est aussi le Panthéon de la Pologne. Là sont enterrés les nombreux souverains qui étaient venus se faire couronner à Cracovie, depuis Wladimir le Bref au quatorzième siècle jusqu'à Auguste II au dix-huitième. Là reposent du sommeil dernier la plupart des Polonais illustres.

Au milieu de la nef, sous un baldaquin, une châsse d'argent contient les reliques du patron de la Pologne, saint Stanislas. Ce saint était évêque de Cracovie, en 1079 il fut tué par le roi Boleslas II le Hardi sur les marches mêmes de l'autel, dans la vieille église romane qui précéda la cathédrale. Cela m'a rappelé le meurtre de saint Jean Népomucène, patron de la Bohême, que le roi Venceslas fit jeter dans la Moldau du haut du pont de Prague. Dans ces temps obscurs, rois et évêques n'étaient pas toujours bien d'accord, mais on voit que leurs querelles étaient promptement tranchées.

Je ne veux fatiguer personne ni remplir l'office de guide par une nomenclature longue et aride des monuments funéraires de la vieille nécropole. Je citerai seulement ceux qui ont retenu le plus notre attention tant par leur valeur artistique que par la célébrité de ceux qu'ils rappellent. J'ai vu un sarcophage du roi Kasimir IV Jagellon dont l'effigie couchée, due au ciseau de Veit Stoss, est frappante de vérité. A l'entrée de l'église on s'arrête devant une plaque tumulaire, en bronze, de Petrus Vischer. J'ai vu encore et admiré le monument du roi Kazimir le Grand, en marbre rouge, sous un baldaquin gothique, ce roi qui fit tant pour la Pologne et qui mérita bien le titre de grand; ce fut lui qui termina la cathédrale et créa l'Université de Cracovie; les monuments du roi Jean-Albert, du roi Sigismond III, du roi Ladislas IV, le mausolée des Sigismond avec trois sarcophages de marbre. Dans le chœur, autre plaque tumulaire de bronze par Petrus Vischer, toujours même facture naïve, un peu hésitante, mais combien gracieuse, pleine d'expression, parlante.

Derrière le maître-autel un monument très simple rappelle la mémoire du roi Jean III Sobieski dont le corps repose dans un caveau de la crypte.

Une porte grillée fait communiquer la cathédrale avec l'ancienne chapelle du château située dans les bâtiments royaux et où le roi venait entendre la messe en un trône de marbre rouge. Cette chapelle renferme le mausolée du roi Etienne Bathory.

Par un escalier étroit, on descend dans le saint des saints: une petite crypte dans laquelle, à part, le pieux patriotisme de ceux qui espèrent toujours a tenu à réunir pour les mieux vénérer les corps des trois plus valeureux Polonais: le roi Jean III Sobieski, vainqueur des Turcs, Joseph Poniatowski, qui, sous notre premier empire, paya de sa bravoure la résurrection éphémère de sa patrie, et Thadée Kosciusko, le héros qui, en 1794, faillit sauver la Pologne.

Enfin, si l'on pénètre dans la sacristie, des servants empressés vous font admirer en détail le fameux Trésor. Ceci est fort curieux. Le Trésor de la cathédrale de Cracovie contient, entre autres choses, les joyaux de la couronne de Pologne; bien que considérablement délabrés et défraîchis par le temps, tous ces objets, d'une richesse fabuleuse, donnent facilement une idée du luxe inouï, de la pompe tout orientale, que déployaient ces anciens rois.

Nous vîmes là le sceptre de Pologne, en or plein et littéralement couvert de pierres précieuses de toutes couleurs; entièrement d'or aussi et parsemé d'émeraudes et de rubis gros comme des noix [40] est le globe qui s'étale sur un coussin de velours cramoisi; le glaive ou mieux les glaives, car il y en a plusieurs, sont d'une richesse fabuleuse, poignées et fourreaux disparaissent sous les pierres étincelantes, sabres rappelant plutôt l'Asie par leur forme et par leur richesse; il y a plusieurs exemplaires de la couronne, tous d'or et de pierres précieuses énormes... il y a encore des reliquaires d'or et d'argent dont certains sont d'un travail exquis, des coupes, des poignards, des missels... il y a enfin les habits d'apparat d'or, de soie, de perles fines, de velours, de pierres précieuses...

De telles richesses évoquent autre chose que la mort. En effet, avant de venir chercher leur tombe dans la sainte nécropole, les rois de Pologne y avaient reçu la consécration officielle: le couronnement et le sacre avaient lieu dans la cathédrale de Cracovie.


C'est dans la cathédrale de Cracovie que le duc d'Anjou—depuis roi de France sous le nom d'Henri III—fut couronné roi de Pologne en l'an 1574. Catherine de Médicis voulait à tout prix une couronne pour son fils préféré; à défaut de celle de France qui ceignait le front de Charles IX, elle intrigua—et l'on sait qu'elle était passée maîtresse à ce jeu—pour lui faire obtenir celle de Pologne, alors vacante. Elle réussit. Le duc d'Anjou fut élu roi de Pologne par la Diète de Wola en 1573.

N'y a-t-il pas là une nouvelle manifestation du déplorable système politique qui régissait la Pologne, qui paralysait les efforts de ce noble peuple, qui le conduisit à sa perte? L'intrigue, voilà ce qui faisait les rois de Pologne. L'élu était rarement le plus digne, non, c'était le plus intrigant, le plus riche, celui qui savait s'assurer le plus grand nombre de suffrages. On voit que l'élection allait parfois chercher un prince étranger. Et puis quel germe de discordes entre ces nobles Polonais qui pouvaient tous prétendre à la couronne, qui ne cherchaient que l'agrandissement de leur maison afin de se rapprocher du but et sans se soucier de l'intérêt de la patrie. Voici ce qu'un romancier polonais moderne, connu pour l'amour intense qu'il porte à sa défunte patrie, fait dire à l'un de ses personnages: «Si nous autres, Radziwill, vivions quelque part en Suède, en France ou en Espagne, en ces pays où le fils succède au père sur le trône, nul doute que (hormis des événements extraordinaires, des guerres civiles, l'extinction de la dynastie) nous serions de fidèles serviteurs de nos rois, satisfaits des honneurs et dignités auxquels notre naissance, notre rang, notre fortune nous donnent accès. Mais ici, en cette république où la royauté ne découle que des libres suffrages de la noblesse, nous pouvons justement nous demander pourquoi la couronne appartiendrait plutôt aux Vasa qu'aux Radziwill... [41].» Tel était le raisonnement que se tenait chaque noble polonais puissant ou qui espérait devenir puissant; on comprend sans peine où pareil état d'esprit pouvait conduire la Pologne; on sait, hélas! où ça l'a menée.

Pour en revenir à notre duc d'Anjou, je dirai qu'il reçut la nouvelle officielle de son élection par une ambassade composée de cent quarante seigneurs polonais qui furent reçus en grande pompe à Paris, au palais du Louvre, par le roi Charles IX, et où ils déployèrent le luxe éblouissant des cours orientales au grand étonnement des Français, qui se représentaient les Polonais comme un peuple grossier vêtu de peaux de bêtes.

Le nouveau roi de Pologne avait tout d'abord été charmé par la fortune qui lui était échue. Mais bientôt la santé de son frère Charles IX, déjà chancelante, ayant encore baissé au point de faire craindre une fin prochaine, le duc d'Anjou se souvenant qu'il était l'héritier direct du trône de France, ne se crut plus aussi pressé d'aller s'asseoir dans celui de Pologne. Il retarda son départ tant qu'il put. Il fut cependant obligé de se mettre en route et quitta Paris en septembre 1573; il fit durer son voyage à tel point qu'il mit cinq mois à parcourir le trajet de Paris à Cracovie. Il fit son entrée solennelle dans cette dernière ville en février 1574... trois jours après avait lieu le couronnement en la cathédrale.

Le duc d'Anjou porta la couronne de Pologne pendant bien peu de jours. Il eut cependant le temps de scandaliser ses graves sujets par ses habitudes dissolues et par son horreur pour tout travail. Il avait amené avec lui ses mignons, qui lui valurent ensuite en France une triste célébrité, il vécut avec eux, ne voulant voir qu'eux, éloignant de lui tout ce qui était polonais.

Le 30 mai 1574, le roi de France Charles IX rendait le dernier soupir. Le roi de Pologne en fut avisé par un courrier de Catherine de Médicis qui ne mit que treize jours pour venir de Paris à Cracovie, un train qui n'avait rien de royal à ce qu'on voit. Rien ne pouvait plus retenir le duc d'Anjou à Cracovie, la couronne de Pologne n'avait plus d'attraits pour lui dès lors que celle de France l'attendait. Que dis-je: rien ne pouvait plus le retenir? Et les Polonais, les Polonais qui étaient allés si loin quérir un roi? Les Polonais firent bien tous leurs efforts pour le conserver. Dès que fut connue à Cracovie la nouvelle de la mort du roi de France, le duc d'Anjou fut mis en demeure de jurer qu'il consentait à rester roi de Pologne; il jura, il feignit même pour les seigneurs polonais un penchant qu'il n'avait jamais manifesté jusque-là, il invita tous les soirs à sa table ceux d'entre eux qui paraissaient le surveiller le plus, et une belle nuit, après les avoir grisés comme... des Polonais, il s'esquiva du château, déguisé, avec un bandeau qui lui cachait la moitié de la figure et, suivi seulement de ses quelques favoris français, il galopa éperdument vers la France.

Dès qu'il eut franchi la frontière de Pologne, le duc d'Anjou, dès lors Henri III, crut pouvoir reprendre son allure de roi. Il s'arrêta cinq jours à Vienne, neuf jours à Venise, faisant de courtes étapes, enfin, parti de Cracovie le 16 juin 1574, on ne le vit arriver à Lyon que le 6 septembre.

Telle est, rapidement esquissée d'après les historiens et chroniqueurs du temps [42], l'histoire du court passage de notre roi Henri III sur le trône de Pologne.


La terrasse de la cathédrale domine la Vistule au cours lent qui enserre la ville et qui semble un serpent, la vue plane sur la multitude des toits rouges ou gris et va se perdre au loin sur une petite colline verte aux contours réguliers, le mont Kosciuszko, montagne élevée par la main des hommes en l'honneur du héros polonais. Ce mont, œuvre pieuse d'un patriotisme inextinguible, rappelle d'antiques coutumes nationales... de l'autre côté du château, en se haussant un peu on découvre au loin le Krakusberg, autre petite montagne de verdure qui aurait été élevée jadis, il y a longtemps, longtemps, à Krakus, le fondateur problématique de Cracovie.

Tout près de la cathédrale est le Kazimierz, le vieux ghetto ou quartier juif. Il doit son nom à la mémoire du roi Kasimir III qui ouvrit aux Juifs les portes de la Pologne au moment où les autres pays de la chrétienté les chassaient. Depuis les temps reculés de leur arrivée dans ce pays, les Juifs se sont multipliés de telle façon qu'ils représentent à Cracovie et dans tout le nord-ouest de la Galicie, une part très importante de la population. Il est assez difficile de se rendre compte si l'accueil fait à cette race étrangère, et depuis, son développement, ont été un bien ou un mal pour la Pologne; ce qui est certain, c'est que les Juifs sont cordialement détestés par les Polonais qui ne les supportent que parce que ces descendants d'Israël ont su concentrer entre leurs mains habiles la presque totalité du commerce.

Les rues du Kazimierz sont grouillantes de population juive; nous retrouvâmes là le curieux aspect des rues d'Oswiecim; jeunes Eliacins, bruns Ephraïms, vieux Jacobs se croisent et se suivent en files continues, tous lents, graves, la canne à la main, les tire-bouchons aux oreilles, le haute-forme en tête, faces énigmatiques! Ici dans la grande ville, cependant tous n'ont pas la livrée sordide qui fit hier notre stupéfaction; certains, non pas peut-être les plus riches, mais les plus modernes, portent des lévites de satin ou de drap fin, des chapeaux soyeux aux reflets impeccables, des accroche-cœurs soigneusement frisés, mais je dois à la vérité de dire que ce ne sont là qu'exceptions et que la plupart sont aussi sales que ceux d'Oswiecim.

Le Juif polonais est l'expression la plus complète de la saleté humaine dans toute sa hideur. Et cependant que dire de cette race tenace et persévérante qui a su se grouper en ce pays quand tout se dissociait autour d'elle, qui a su progresser lorsque les Polonais voyaient le spectre de la décadence s'abattre sur leur malheureuse patrie!


Parmi les plus intéressantes il faut mentionner l'église des Dominicains, célèbre par son cloître. En entrant dans la nef on trouve encore une plaque tumulaire de Petrus Vischer. Lorsque nous visitâmes cette église, c'était pendant un office: le sanctuaire était entièrement rempli de fidèles qui, processionnellement, s'avançaient vers le maître-autel où un prêtre tenait en ses mains un reliquaire d'or qu'il leur faisait baiser tour à tour. Nous eûmes l'impression que la ferveur n'avait pas encore quitté les Polonais, pas encore certainement.

Le cloître, datant du treizième siècle, est vraiment beau... il renferme de très nombreuses pierres tumulaires.


Un matin, l'appétit fortement éveillé par des pérégrinations multiples et de nombreuses visites dans la ville curieuse, nous avons déjeuné au restaurant Hawelka, sur le Rynek. C'est un restaurant national, où l'on sert à la mode polonaise; c'est aussi une épicerie, fort bien tenue d'ailleurs. On entre par l'épicerie, on passe entre deux haies de fruits odorants et de conserves en boîtes multicolores, on pénètre dans un bar-restaurant à la moscovite où des chalands nombreux, debout devant un grand comptoir surchargé de zakowski [43], mangent les hors-d'œuvre russes en s'arrosant de bière blonde. On arrive enfin dans une salle où sont des tables et là on mange sans nappe et avec des serviettes en papier.

Ce même jour, après déjeuner, nous avons été voir l'Université. A travers les rues, grandes ou petites, nous ne cessions d'être frappés par le caractère exclusivement polonais de cette ville. Tous les noms des rues, les enseignes des magasins, les affiches, les avis officiels sont écrits, en polonais et rien qu'en polonais. L'absence de cafés—ceux-ci se cachent, se dissimulent dans d'étroites salles voûtées et obscures, dans des cours, aux étages des vieilles maisons—donne un aspect particulier à ces rues.

L'Université de Cracovie fut créée en 1349 par Kazimir le Grand. Polonaise elle est restée après la disparition de la république: les cours se font encore aujourd'hui en langue polonaise. Après quelques tentatives, l'Autriche semble avoir renoncé ici au système de germanisation qu'elle applique ailleurs,—avec assez peu de succès du reste. Dans les écoles même l'enseignement se fait toujours en langue polonaise.

La nouvelle Université est un monument tout moderne—il fut construit en 1887.

Une véritable merveille d'art gothique, du plus pur, du plus sobre, du gothique du meilleur goût, c'est le palais de l'ancienne Université, qui fut achevé en 1492. Un extérieur sobre, ogival; à l'intérieur une cour admirable avec galerie faisant tout le tour au premier étage, avant-toit à vieilles consoles de bois sculpté, haut-reliefs, en dessous ogives et colonnettes de pierre, l'aspect est celui d'un des plus beaux cloîtres gothique de France ou d'Italie. Le milieu de la cour est orné d'une statue moderne de Copernic qui choque un peu dans cet adorable décor moyen âge. L'ancienne Université renferme la bibliothèque Jagellonne où se trouvent réunis plus de trois cent mille ouvrages ou manuscrits polonais.

Encore un coin fort intéressant de Cracovie: la porte Saint-Florian, l'un des derniers restes des vieilles fortifications qui entouraient la capitale au temps des rois. En avant de la porte on voit une sorte de rotonde bizarre, en briques rouges, trouée de meurtrières, surmontée de poivrières et percée d'une porte gothique, c'est le Rondel. On dirait un fortin, une redoute. Cette construction servait d'avant-porte, car c'était ici l'entrée principale de la ville. Elle fut construite vers la fin du quinzième siècle.

Alentour, les anciens remparts ont été nivelés, les fossés comblés, on a fait du tout une très belle promenade plantée d'arbres et pour cela, sans doute, appelée les Plantations.

Non loin, est l'église Saint-Florian où nous retrouvons encore Veit Stoss par un retable, moins beau que ce que nous avions admiré de ce maître jusqu'ici.

Le palais Czartorizki est au bord des Plantations. Il renferme une belle collection d'armes, d'étoffes, de broderies, de meubles, de bijoux et surtout de tableaux de maîtres de tous pays, réunis là par l'heureuse initiative d'un magnat au goût sûr et éclairé.


Nous logeons en un palais: notre Grand-Hôtel est lui-même établi dans un palais Czartorizki et cependant point d'idées de grandeur ne viennent hanter nos rêves. Calmes ne sont pourtant nos nuits: un incendie s'était déclaré dans la chambre de l'un de nos amis qui eût péri dans les flammes sans la promptitude des secours!


La frontière de Russie n'est distante de Cracovie que de quelques kilomètres: si nous allions fouler le sol du tsar?

Par un clair soleil, un matin, de bonne heure, nous partons pour l'excursion projetée.

Dès qu'on s'est dégagé des faubourgs, on roule dans la campagne triste où vivent les Polaques d'eau. Nous traversons des villages sales, aux maisons de bois et de chaume disséminées sans ordre sous de grands arbres qui entretiennent une humidité perpétuelle, où nous revoyons des paysans chétifs et blêmes de misère et de fièvre; nous croisons de grands troupeaux d'oies qui défilent gravement dans la boue et nous regardent en marmottant des choses sérieuses.

La route n'est qu'une épouvantable fondrière.

Dans les champs, quelques moujiks s'emploient à divers travaux: ils ont sur leurs épaules des vestes du plus beau rouge... on dirait de gros coquelicots au milieu des prairies.

La frontière est au delà du petit village de Modlnica, à un kilomètre à peine. C'est d'abord la douane autrichienne dont la barrière habituelle obstrue le chemin [44]. L'auto est venue s'arrêter tout contre cet obstacle administratif. Au delà, à cent mètres environ, on aperçoit les bâtiments du poste russe qui garde la frontière.

Nous laissons notre voiture sur la terre d'Autriche et nous allons à pied nous promener en Russie.

La frontière russe est nettement marquée par un talus précédé d'un petit fossé; elle paraît gardée avec un luxe de troupes que l'on ne remarque pas dans les autres pays d'Europe. Ce n'est pas ici une ligne conventionnelle, jalonnée de quelques bornes, la ligne est tracée tout le long, on la distingue parfaitement qui zigzague à travers la campagne et va se perdre au loin, comme un gigantesque serpent séparant les terres germaniques du monde slave. Derrière le talus des soldats russes montent sans cesse la garde: des fantassins, baïonnette au canon, se promènent face à l'Autriche et semblent épier les signes d'une agression fatale; des Cosaques, montés sur de petits chevaux aux yeux de feu et aux crinières de lions, vont, viennent, en incessantes patrouilles; à voir ces précautions, on croirait que l'Autriche et la Russie sont en état de guerre... En temps de paix cela me semble simplement enfantin et doit être surtout fort onéreux pour la Russie si toutes ses frontières sont ornées de tant de précautions.

Sur la route, on passe la frontière devant un Cosaque qui veille, revolver au poing. On est alors en face des bâtiments où vit tout ce monde de sentinelles: casernes, écuries, bureaux de la douane, de la police, maisons des officiers. Nous passons. Mais nous sommes bientôt arrêtés par un grand diable de soldat que vomit sur nous le bureau de la police et qui nous mène, tels des criminels, devant son chef. Celui-ci nous explique,—par gestes,—que nous ne pouvons passer outre sans nous prêter à toutes les formalités du visa de nos passeports. Par gestes également nous lui répondons que nous n'avons pas l'intention d'aller plus loin, que nous voulons seulement avoir l'honneur de poser nos pieds sur le noble sol de Russie, qu'il est par suite inutile de perdre une bonne heure à accomplir de longues formalités; nous faisons comprendre que nous sommes des amis, des Français, des alliés... A ce suprême argument, nous nous attendions à voir l'argousin s'incliner courtoisement et peut-être même nous faire les honneurs du territoire russe. Ah! bien oui! Si vous croyez que la Russie entretient tant de troupes au bord de sa frontière pour la laisser franchir par les premiers Français venus! On nous reconduisit poliment jusque de l'autre côté du fossé en nous faisant comprendre que sans passeports,—et surtout sans le versement qui accompagne le visa,—il était de mauvais goût d'insister, la Russie nous était interdite!

Au fond, ce mauvais accueil nous laissait assez froids, nous avions vu ce que nous voulions voir: la frontière; fait ce que nous voulions faire: pénétrer en Russie.

Quelque peu désabusés cependant par ce fait que notre qualité de Français ne nous avait pas valu plus de sympathies de la part des fonctionnaires russes, nous allâmes nous asseoir au bord de la route, entre le fossé russe et la barre autrichienne, dans cet espace neutre qui sépare les deux pays et là nous rêvâmes longuement, bercés par le chant plaintif de paysans slaves qui travaillaient dans les terres: des hommes avec de rouges vestes, des femmes avec deux longues tresses blondes qui pendaient sur leur dos.

Devant le poste des douaniers autrichiens, nous avons fait la connaissance du curé de Modlnica. Ce digne prêtre, un bon vieillard à la figure toute souriante, examinait attentivement notre voiture automobile: la stupéfaction, l'admiration étaient peintes dans ses yeux... jamais il n'avait vu de voiture sans chevaux et la première qui s'offrait à sa curiosité était un monstre de force et de vitesse. Il nous posa de multiples questions que nous ne pouvions, hélas! comprendre, car il parlait polonais; que de déception sur son honnête figure! Il aurait tant voulu savoir, s'instruire sur les merveilles de la locomotion nouvelle dont il n'avait qu'entendu parler jusque-là. Soudain, il s'avisa de répéter ses questions en latin; l'un de nos camarades parlait cette langue aussi purement que Virgile et le bon vieux prêtre constata enfin avec joie qu'on le comprenait et qu'on lui répondait. Nous fûmes nous-mêmes très heureux de pouvoir causer avec lui car sa conversation était intéressante et il nous apprit une foule de détails curieux sur ce vieux pays de Pologne et sur ces confins austro-russes.

Enfin nous avons mis le comble à sa joie en lui offrant de le ramener jusqu'à Modlnica en automobile. Pendant les quelques cents mètres qui séparent la douane du village notre vieux curé était à la fois suffoquant de bonheur et transi de peur: confortablement installé sur le siège d'arrière, son petit chien sur ses genoux, il ne tarissait d'exclamations laudatives. Cette courte promenade en auto aura été le gros événement de son année, de sa vie peut-être!

Nous le déposâmes devant la porte de son église qu'il nous fit visiter. Pauvre petite église de bois, toute de bois, qu'il soigne et embellit avec amour, du mieux de ses modestes moyens. Un peintre, un grand artiste, nous dit-il avec une naïveté touchante, vient de l'orner de fresques qui font son admiration et qui nous apparurent comme d'affreuses enluminures de guinguette. D'anciens seigneurs polonais sont inhumés en son église, dont il nous fit voir les tombeaux de pierre. En notre honneur, il écarta une draperie qui surmonte l'autel pour faire apparaître la sainte icône à nos yeux. On sentait que ce brave homme éprouvait une intense joie à nous faire visiter ce pauvre petit sanctuaire qui est l'objet de tout son amour, le but de sa vie, et il le faisait avec une candeur qui m'a touché jusqu'aux larmes!

Il tint ensuite à nous mener à son presbytère, jolie petite maison, propre et coquette, enfouie dans la verdure, où il nous offrit la liqueur de l'hospitalité. Suivant une coutume polonaise, un seul verre pour tout le monde, le curé le remplit, y trempa ses lèvres en portant notre santé, puis nous le passa et nous y bûmes tour à tour. Sa liqueur, au reste, était fort bonne: du schnaps parfumé, vieux et fort comme un fer rouge. Pendant que nous buvions à la ronde, le bon curé nous contait une vieille histoire du pays:

On sait que les Polonais ont toujours eu la réputation d'être de grands buveurs. Leur capacité bachique est étonnante, un verre d'alcool qui passe aux yeux des autres peuples pour une quantité respectable leur paraît insignifiant, un litre, qui ferait tomber raide tout autre, les fait à peine cligner des yeux. Un grand seigneur polonais des beaux temps de la république, se trouvant à Rome, fut reçu en audience par le pape, qui le retint à dîner. Notre Polonais, confus par tant d'honneur, remercia de son mieux le chef de l'Eglise, mais il se permit de lui avouer respectueusement qu'il lui serait impossible de prendre la moindre nourriture s'il ne pouvait boire auparavant quelque liqueur, suivant l'usage de son pays. Le pontife lui fit apporter du schnaps et un petit verre, un verre à liqueur, un verre comme on a coutume de s'en servir en Italie ou en France; à la vue du minuscule récipient le seigneur fit une grimace significative:

—Que Votre Sainteté me pardonne, dit-il, mais dans mon pays on a coutume de boire le schnaps dans de grands verres, de très grands verres, et non dans un dé à coudre.

Le pontife lui fit donc apporter un grand verre. Le seigneur polonais le remplit jusqu'au bord et l'avala d'un trait. Le pape épouvanté, s'attendant à le voir tomber raide, s'empressait de lui donner l'absolution, mais notre homme de s'écrier:

—Louange à Dieu! Je puis maintenant faire honneur comme il convient au repas de Votre Sainteté.

Et frais et rose, il s'assit à la table du Souverain Pontife ahuri.


Les mines de sel de Wieliczka constituent la principale curiosité des environs de Cracovie. Elles sont situées à 14 kilomètres de la vieille capitale.

Les salines de Wieliczka furent connues dès l'antiquité, mais ce n'est qu'à partir de l'année 1253 que des documents fournissent des renseignements certains concernant leur exploitation.

Le gisement est formé non pas de couches régulières, comme il semble que devrait être le dépôt résultant d'une mer disparue, mais d'énormes, de gigantesques blocs séparés et entourés d'argile; et cependant ce sel est bien d'origine marine ainsi que le prouvent les très nombreux fossiles dont il est mélangé. On y trouve des débris très bien conservés d'animaux marins (foraminifères, coraux, mollusques, crustacés) et de plantes de la mer (différentes espèces de varechs); il s'y rencontre aussi beaucoup de végétaux terrestres (hêtre, bouleau, palmier). Tous ces fossiles appartiennent à la formation méditerranéenne du bassin de Vienne.

C'est en somme une montagne de sel, une montagne souterraine. Et cette montagne, les hommes l'ont percée, trouée, perforée, criblée de puits, de galeries, de chambres, d'alvéoles comme une fourmilière dans laquelle s'agite une foule laborieuse, extrayant sans cesse le précieux minéral qui ira saler la moitié de toutes les saucisses, de tous les jambons, de toutes les charcuteries de l'Austro-Hongrie [45].

Huit puits conduisent à l'inextricable réseau qu'est cette mine, huit puits dont les principaux sont le puits François-Joseph Ier (profondeur 197 mètres), le puits Elisabeth (280 mètres), le puits Kronprinz Rodolphe, le puits Joseph II (300 mètres). La mine atteint sa plus grande profondeur à la cote de 426 mètres, soit à 171 mètres au-dessous du niveau de la mer.

A mesure qu'on descend dans les profondeurs de la mine, on voit la qualité du sel aller s'améliorant au point que celui-ci devient presque absolument pur lorsqu'on arrive aux couches les plus basses. On peut du reste diviser le sel extrait de Wieliczka en trois catégories:

1o Le sel vert, très impur, de couleur vert noirâtre, mélangé en forte proportion d'argile et de sable, qui provient de la partie supérieure du gisement.

2o Le spiza-salz [46], qu'on retire des couches moyennes et qui forme l'objet principal de l'exploitation. Il se présente sous l'aspect de cristaux vert gris, renferme des fossiles en grande quantité et répand au contact de l'air une odeur caractéristique rappelant les senteurs de la mer. Ce sel contient en outre du terreau, de l'argile, du sable, du gypse et divers sels.

3o Le tzibik, qu'on ne trouve que tout à fait au fond de la mine. Il est très pur, très blanc, translucide. On en fait des objets sculptés, coupes, presse-papiers, etc., qui sont vendus aux visiteurs.

Comme ses sœurs noires, cette mine renferme de terribles dangers. Elle connut de grands incendies,—dont celui de 1644, qui détruisit le boisage de plusieurs galeries et causa de nombreuses victimes,—de fréquents éboulements, qui provoquèrent l'effondrement de salles immenses, des inondations,—celle de 1868, qui résultait de la rupture des berges d'un lac souterrain faillit compromettre la mine tout entière,—elle connaît même le grisou ou tout au moins un gaz analogue, qui se répand en certaines parties de la mine que les ouvriers ne peuvent aborder qu'avec des lampes de sûreté et qui sont interdites aux visiteurs.

Et cependant, malgré cette insécurité de tous les instants, les ouvriers y travaillent nombreux et se contentent de salaires peu élevés.

Il y a 1000 ouvriers travaillant dans les galeries de Wieliczka; ils ont droit à une retraite après 35 ans de service et sont répartis en quatre classes suivant lesquelles varient leurs salaires:

  • 1re classe: de 2 couronnes 40 à 2 kr. 60 par jour [47];
  • 2e classe: de 2 kr. 10 à 2 kr. 30 par jour;
  • 3e classe: de 1 kr. 80 à 2 kr. par jour;
  • 4e classe: 1 kr. 44.

On voit que la main-d'œuvre y est très bon marché, surtout si l'on compare les salaires ci-dessus à ceux des mineurs français qui gagnent des journées quatre et cinq fois plus fortes.

La production des salines de Wieliczka a été, pour l'année 1903, de:

Quintaux
métriques
Sel de table 400 759
Sel de fabrique 483 313
  ————
Total 884 072

L'exploitation de ces mines rapporte annuellement au gouvernement autrichien la bagatelle de 20 millions environ de bénéfice net. On ne s'étonnera donc pas si l'Autriche,—dont l'esprit d'économie est bien connu,—crut devoir se réserver la propriété de Wieliczka lorsqu'au commencement du siècle dernier Cracovie et son territoire avaient été érigés en république indépendante.

Avant de nous autoriser à prendre place dans la benne qui devait nous enfoncer aux entrailles de la terre salée, on nous obligea à revêtir de longues blouses grises ainsi que des couvre-chefs bizarres destinés à préserver nos personnes de... je n'ai jamais bien su quoi. Nous avions de bien bonnes têtes, ainsi accoutrés tous quatre, nous ressemblions à autant de vieilles bonnes femmes qui se mirent à se rire au nez réciproquement.

L'ascenseur, très rapide, nous fit une impression d'effondrement dans un gouffre obscur, humide et froid [48] pendant qu'une senteur âcre et pénétrante, l'odeur de la saumure, nous prenait à la gorge.

En bas, les guides, qui s'éclairent eux-mêmes avec des torches, nous munissent chacun d'une bougie, et nous voilà partis les uns derrière les autres, un cierge éclairé à la main, tous semblables en nos cagoules grises, semblables à des pénitents en procession... il me prit alors une folle envie de psalmodier lentement quelque chant liturgique. Il fait noir, il fait sombre. A la vacillante lueur de nos bougies, c'est à peine si nous distinguons les parois d'une étroite galerie, que suit la procession. Le roc suinte l'humidité, je touche du doigt, je porte mon doigt à mes lèvres, c'est salé. Mais soudain des éclairs ont jailli, les guides viennent d'allumer des flammes de bengale et c'est un enchantement: la galerie de tout à l'heure a fait place à un décor de féerie, nous sommes maintenant en une chapelle ornée de colonnes élégantes, de grandes statues, d'autels monumentaux, et tout reluit, lance en éclairs les feux mille fois répétés, tout est transparent, le sol, les plafonds, les voûtes, les colonnes, les escaliers, les autels, les statues, tout est en sel!

C'est la chapelle de Saint-Antoine, que firent sortir telle quelle de la masse salée d'habiles ouvriers du dix-huitième siècle. Ces ouvriers étaient même des artistes: les détails architectoniques, l'allure des statues ne manquent ni de cachet ni même de réelle valeur. Cette chapelle se compose d'un autel principal et de petits autels latéraux taillés à même dans le sel; les ornements eux-mêmes, candélabres, cierges, tabernacle, vases sacrés sont de sel. Sur les marches du maître-autel deux moines agenouillées prient... ils sont en sel! Transparentes, grisâtres, de sel, les statues de la Vierge Marie, de saint Clément, de saint Stanislas, de saint Jean et de Marie-Magdeleine, du roi Auguste II. Deux grands crucifix, de larges colonnes... de sel toujours! C'est une chapelle monolithe. L'humidité qui perle sans cesse sur la matière grise qui se liquéfie, a poli tous les angles, arrondi toutes les aspérités, de sorte que les statues, qui pleurent depuis plus de cent ans, ont acquis des airs indécis et naïfs.

Après un autre cheminement dans l'obscurité d'un boyau, nouvel éclairage qui fait apparaître soudain la chambre Letow, gigantesque excavation qui doit son nom à un inspecteur des mines et qui date de l'année 1750. Souvarow en fit, en 1809, une salle de danse et en 1814 Alexandre Ier, empereur de Russie, y fut reçu au milieu d'une brillante fête: une estrade élevée supportait un nombreux orchestre et de grands lustres déversaient des flots de lumière; estrade et lustres subsistent encore.

Plus loin, on pénètre dans la chapelle de Sainte-Cunégonde, dédiée à la patronne des mineurs. C'est une véritable église qui a cinquante mètres de long, quatorze mètres de large et dix mètres de haut; elle renferme une chaire formée d'un seul bloc de sel. Dans la sacristie on voit une statue du Christ sous la croix qui est une véritable œuvre d'art. Cette excavation est située à l'étage du milieu de la mine, à quatre-vingt-dix mètres au-dessous de la lumière du jour.

Plus loin encore et plus profond voici la chambre Michalovice qui a vingt-huit mètres de long, dix-huit mètres de large et trente-six mètres de haut... son sommet se perd dans l'obscurité. Cet antre gigantesque fut produit par l'extraction du sel pendant les années qui s'écoulèrent de 1717 à 1761.

Cette mine est donc formée de très grandes excavations qui sont creusées pendant plusieurs années et qui croissent en dimension à mesure que s'avance l'exploitation. Lorsque les proportions de ces excavations sont devenues trop grandes, que les échafaudages se sont trop compliqués et que par suite l'exploitation revient à un prix trop élevé, elles sont abandonnées pour toujours et l'on commence à en creuser d'autres.

Pour passer d'une salle à l'autre, il faut se replonger dans les étroites galeries de communication, où l'on y voit à peine à la lueur des bougies tremblotantes, où l'on sent la voûte vous frôler la tête; on a comme une impression d'écrasement, d'étouffement; on monte interminablement, puis l'on descend sans fin et sans raison, on bute contre les rails d'un chemin de fer souterrain, on glisse dans de sournoises flaques d'eau saumâtre; là c'est un escalier aux marches glissantes, plus loin un petit pont de bois, une simple planche sur un cours d'eau infernal et l'on va toujours, poussé par une curiosité inassouvie.

La chambre de l'Empereur François a été baptisée en l'honneur de l'empereur qui la visita en 1817; elle a cinquante-huit mètres de long et trente-deux mètres de haut. On y remarque deux pyramides de sel qui y furent érigées en commémoration de l'archiduc Rodolphe et de la princesse Stéphanie.

La chambre Drozdowice, qui a vingt-huit mètres de hauteur est en pleine exploitation. Les échafaudages y sont multiples, un amas de blocs épars va s'élargissant sous chaque point où le pic des ouvriers attaque encore les parois.

Dans la chambre de l'Archiduc Frédéric, haute de trente mètres, on remarque un portrait de l'archange Saint-Michel datant de l'an 1691.

Ces salles immenses vous font une fort étrange impression. Ce ne sont point ici les galeries basses qu'on a coutume de voir dans les mines de houille; imaginez-vous l'effet que peuvent produire des voûtes géantes, hautes d'une trentaine de mètres, dont le sommet va se perdre dans une obscurité mystérieuse, des piliers colossaux de matière à demi transparente, de murailles scintillantes de cristaux irisés. Les torches des guides répandent une lumière vague, leur flamme, qui a peine à trouer le noir, s'entoure d'un halo sanglant. L'obscurité des entrailles de la terre est si dense qu'elle semble s'être matérialisée, on dirait du brouillard, lourd, épais, qui vous presse et qui vous étreint. Les visiteurs disséminés dans les chambres paraissent tout petits dans cette architecture de géants, ils ressemblent à des pygmées qui s'agiteraient vainement.

La chambre Walczyn ou gare du Comte Goluchowski, à cent trente-cinq mètres sous terre, reçut sa seconde appellation en 1864 en l'honneur du célèbre homme d'Etat. Elle est, paraît-il, très intéressante, car elle sert de point de jonction aux galeries provenant de plusieurs puits; malheureusement on ne la laisse plus visiter car elle n'est plus très sûre.

Cette marche dans l'obscurité et dans le silence finit par fatiguer, on se sent peu à peu envahir par des idées de tristesse et de peur.

Les grottes du Kronprinz Rodolphe et de la princesse Stéphanie sont réunies ensemble par un long tunnel rempli d'eau. On parcourt ce fleuve infernal sur une barque qui glisse silencieusement pendant que la blafarde lueur des torches se reflète dans les eaux mortes. L'air humide vous pénètre, il fait froid, il fait sombre, la nuit sans étoiles vous entoure, on a peur! N'est-ce point réellement ici l'entrée des enfers, et ce fleuve n'est-il pas l'Achéron? Où allons-nous ainsi toujours plus loin dans les entrailles de la terre? Une véritable angoisse m'étreint en me sentant emporté dans le noir sur ces eaux mystérieuses. Ah! que ne donnerais-je pas à cet instant pour revoir subitement la lumière du jour! Le guide qui manœuvre les rames a une sombre mine de démon; je vois ses yeux qui brillent dans l'ombre... horreur! c'est le démon Caron, aux yeux de braise, Caron, le sombre nocher des marais livides [49].


Il est une vieille légende polonaise sur le sel que j'ai entendu conter; elle est ici de circonstance. Laissez-moi vous la dire.

Un vieux roi avait trois filles, belles comme le jour, et prêtes à marier. En son égoïsme sénile, il leur demanda un jour combien et comment elles l'aimaient.

—Comme l'oiseau aime l'air, dit l'aînée.

—Je vous aime autant que les fleurs aiment le soleil, dit la seconde.

—Mon père, dit à son tour la cadette, je vous aime aussi fort que vous aimez le sel.

Le vieillard ne comprit point la puissance de cette comparaison naïve, il n'en vit que la vulgarité et se fâcha tout rouge, comme devaient se fâcher les rois de ces temps reculés:

—Tu insultes ton père, fille dénaturée! Tu n'es plus digne de moi. Je te déshérite et je te chasse.

Et malgré ses tendres supplications, malgré ses larmes, la malheureuse princesse Hélène,—elle s'appelait ainsi,—fut obligée de quitter le royaume de son père.

Mais l'intendant que le roi avait chargé de l'accompagner jusqu'à la frontière avait bon cœur. Il l'habilla en paysanne, cacha ses beaux habits de princesse dans un sac qu'ils emportèrent avec eux et alla la placer comme gardeuse de dindons chez de braves paysans qui habitaient auprès du château du roi voisin:

—Ici, lui dit-il, vous serez bien cachée et bien traitée par ces bonnes gens. Lorsque le roi votre père regrettera ce qu'il a fait, je reviendrai vous chercher.

La princesse Hélène vécut d'abord tranquille dans l'humble demeure. Mais voici que vint le temps du carnaval avec ses fêtes. Chaque soir on voyait un fastueux cortège de seigneurs et de belles dames accourir au château royal où, dans les lumières et dans la joie, le bal se prolongeait jusqu'au lever du jour. La pauvre petite princesse regretta le temps où elle aussi dansait dans un autre château. Mais que fit-elle? Un soir, elle feignit d'aller se coucher et, dans sa chambrette, ouvrit mystérieusement le sac qui contenait ses beaux habits. Elle se revêtit d'une robe couleur du ciel, se para de ses bijoux et se rendit hardiment au château royal.

Son apparition dans la salle du bal produisit une énorme sensation; son étincelante beauté éclipsa les plus belles. Le fils du roi vint lui offrir son poing. Il était beau comme elle était belle; durant toute la nuit ils dansèrent ensemble et leurs deux cœurs battaient à l'unisson. Mais un peu avant l'aurore, elle s'enfuit légère et le jour la retrouva vêtue de bure et gardant humblement ses dindons.

Le fils du roi, allant à la chasse, passa auprès d'elle et se dit:

—Quelle ressemblance frappante! Si cette paysanne n'était pas si pauvrement vêtue, je jurerais que c'est l'incomparable beauté que je fis danser cette nuit et qui disparut subitement.

Le soir, elle feignit encore d'aller se coucher et quand tout dormit dans la masure des paysans, se couvrit d'une robe couleur de la lune et se rendit au bal où sa beauté fit disparaître toutes les autres ainsi que disparaissent les étoiles lorsque apparaît le soleil.

Le troisième soir, elle vint encore au bal revêtue d'une robe couleur du soleil. Encore le fils du roi s'enivra de l'éclat de ses beaux yeux! Mais lorsqu'un peu avant l'aurore, fugitive et légère elle s'enfuyait, elle perdit un de ses souliers, un tout petit soulier de satin rouge orné de rubis.

Le fils du roi qui recherchait sa belle, disparue soudain comme les autres nuits, trouva le soulier. Dès le point du jour, il fit publier qu'il ferait sa femme de la demoiselle qui pourrait chausser le petit soulier. Toutes les nobles filles, le cœur ému, le pied frémissant, espérant être reine, accoururent au château pour essayer le soulier; mais aucune d'entre elles ne parvint à le chausser, toutes avaient trop grand pied, aucune non plus ne rappelait au fils du roi les traits aimés de la belle inconnue.

Le prince eut soudain une inspiration du ciel en songeant à la belle paysanne qu'il avait rencontrée quelques jours auparavant:

—Qu'on aille, dit-il, me quérir la gardeuse de dindons.

Et la princesse Hélène vint; elle avait remis sa robe couleur du soleil, il lui manquait un soulier, son petit pied se glissa sans peine dans la chaussure à tant d'autres rebelles.

La noce eut lieu quelques jours après.

Le roi étant mort au bout de peu de temps, voici que le prince monta sur le trône et que la petite princesse ceignit la couronne de reine.

Mais la pauvrette songeait toujours à son vieux père; elle apprit au roi son mari comment elle était devenue gardeuse de dindons, alors celui-ci lui dit:

—Comptez sur moi pour vous réconcilier avec votre père. Non seulement vous aurez encore le plaisir de le serrer sur votre cœur, mais je veux qu'il vous rende pleine et entière justice.

Et tout aussitôt il envoya au vieux roi, son voisin, un ambassadeur pour l'inviter à venir dîner en son château.

Le père de la princesse accepta. Il arriva bientôt dans un carrosse doré attelé de six chevaux blancs comme la neige.

Les deux rois se mirent à table. Le service comprenait une infinité de plats somptueux contenant des mets qui auraient dû être délicieux, mais aucun d'eux n'avait été salé. Le vieux roi goûtait de tous et les repoussait tour à tour. A la fin, n'y tenant plus, il s'écria:

—Y a-t-il longtemps que la mode s'est introduite dans votre royaume de manger tous les plats sans sel?

—Mais c'est moi qui ai donné l'ordre de ne saler aucun des mets qu'on nous sert aujourd'hui. On m'avait assuré que vous n'aimiez pas le sel, je croyais ainsi vous être réellement agréable.

—C'est une erreur, une grossière erreur, j'aime au contraire beaucoup le sel que je considère comme absolument indispensable à la vie des hommes. Mais qui donc a pu vous affirmer une chose pareille?

—C'est votre fille...

A ce moment une porte s'ouvrit et la princesse Hélène, tout émue, vint tomber dans les bras de son père ravi, qui comprit alors combien il avait eu tort et combien de sagesse contenait la réponse de sa fille cadette dont il s'était jadis si fort offensé [50].

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