Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque: Fatra - Tatra - Matra
CHAPITRE III
LA HONGRIE DES KARPATHES
Les Beskides.—Le château de Budatin.—La vallée de la Vaag.— Zsolna.—Le tableau de Litava.—Les ruines de Strecno et d'Ovar.—Le Fatra.—La passe de Strecno.—Villages en bois.—La passe de Hradiska.—Rozsahegy.—Les Slovaques.—Le czimballom.—La vallée de Stijavnica.—Le plateau de la Haute-Forêt.—Le lac Csorba.—Les Yeux de la Mer.—Les monts Tatra.—Les trésors du Tatra.—Poprad.—Les Zips.—Les bains de Schmek.—La grotte de glace de Dobsina.—Les Karpathes de Gömor, d'Abauj et de Torna.—Le château de Kraznahorka.—Pelsöcz.—Le pays des cavernes.—La grotte de stalactites d'Aggtelek.—La Forêt Rouge.
Pendant que nous emporte l'auto, qui tressaille et qui bourdonne comme une grosse mouche, nous contemplons l'horizon du sud où se dressent orgueilleuses les cimes des Karpathes. Nous interrogeons curieusement ces montagnes déchirées et sauvages qui lancent vers le ciel une infinité de pics aigus comme autant de dards menaçants.
Ce sont les grandes Karpathes, le haut Tatra, là est le but principal de notre voyage.
La chaîne des Karpathes est en quelque sorte le prolongement oriental des Alpes. Les Karpathes sont les Alpes transdanubiennes. C'est un immense fer à cheval qui encercle, protège, limite la Hongrie d'au delà du Danube. Parties du Danube à Presbourg, elles reviennent au Danube aux Portes de Fer après avoir décrit dans le Nord leur courbe géante. Sans prétendre à la majesté des grandes Alpes, les Karpathes n'en arrivent pas moins au troisième rang parmi les montagnes européennes. Moins hautes que les Alpes [51], elles sont cependant plus sauvages, bien moins connues, encore très boisées, peu habitées; certaines de leurs parties ont vu l'homme si rarement qu'elles apparaissent encore telles qu'elles sortirent des mains de la Nature.
Ces montagnes ne ressemblent pas à nos Alpes. Rien ne saurait rendre l'âpreté, la sauvagerie, je dirai presque la férocité de leur aspect. La neige éternelle ne leur apporte point son irradiante beauté; leurs flancs sont tellement abrupts, tellement glissants, que les neiges et les glaces ne s'y peuvent accrocher et disparaissent aux premiers beaux jours bien que leurs têtes altières atteignent la région du froid éternel. Les sommets ont le gris uniforme et rude de la roche à nu. Les flancs se perdent au sein de forêts noires, noires comme l'encre, sinistres!
Nous avons quitté Cracovie ce matin de bonne heure et nous nous dirigeons au sud par Wadowice et Andrychau, deux petites villes industrielles situées dans une vaste plaine. De ce côté, la campagne polonaise n'a plus l'aspect misérable des rives de la Vistule; les champs semblent bien cultivés, les fermes ont perdu leurs toits de chaume, les villages sont bien construits, déjà quasi propres, on n'y rencontre presque plus de Juifs.
Au delà d'Audrychau la route s'engage dans les montagnes. Ce sont les Beskides, premiers contreforts septentrionaux des Karpathes. On s'élève parmi les sapins, dans une forêt noire d'où l'on a parfois de très belles échappées sur la grande vallée qui va s'élargissant à mesure qu'on monte et au milieu de laquelle la ville d'Andrychau fait une grosse tache blanche. On arrive ainsi au sommet d'un col [52] d'où la vue s'étend libre et admirable; nous nous sommes arrêtés là et longtemps nous avons regardé la vallée verte et les montagnes noires.
Les forêts que nous traversons sont l'objet d'une exploitation régulière qui paraît fort bien comprise: chaque coupe est suivie d'un reboisement méthodique. On voit ainsi des portions de bois de tous âges et de toutes tailles depuis les sapins minuscules qui viennent d'être plantés, alignés, grêles, d'un vert tendre, jusqu'aux ancêtres colossaux et noirs qu'atteindra bientôt la hache du bûcheron.
Dans une sorte de carrefour où aboutissent plusieurs vallées, où confluent plusieurs rivières, nous trouvâmes la petite ville de Saybusch. Nous y déjeunâmes en une hôtellerie où le patron nous accueillit en nous demandant ce que nous voulions pour le «boulot». On nous servit du potage indigène aux carottes rouges, sorte de brouet couleur lie de vin au goût de sucre et de vinaigre, du poulet au paprika et des palatzchinken. Voilà bien la quinzième fois que nous mangeons des palatzchinken; j'admets qu'on les prépare admirablement dans l'empire de François-Joseph, surtout quand on y ajoute quelque savoureuse confiture, mais n'empêche que je commence à trouver que celui de nos amis qui est chargé de l'ordonnance de nos menus abuse un peu du penchant bien caractérisé qu'il a pour ce plat que Guignol appelle tout simplement des matefains.
Nous suivons maintenant une vallée assez large où coule le Sola. A côté de la route, le chemin de fer qui nous a rejoint depuis Saybusch; on procède à des réparations à la voie: seules des femmes s'occupent à ces pénibles travaux, nous les voyons piocher, rejeter la terre avec de lourdes pelles, charrier du gravier dans des brouettes, déplacer de grosses traverses pendant que des hommes en habits des dimanches viennent les regarder travailler en faisant la causette.
Un peu plus loin la route est occupée par une bande d'oies qui nous considèrent gravement. Celles-ci sont grises, un peu plus petites que les oies domestiques qu'on rencontre habituellement, leur ressemblance avec les oies sauvages est frappante, ce sont cependant bien des bêtes domestiquées car elles sortent d'une ferme; mais leur civilisation ne remonte certainement par au delà d'un grand nombre de générations car les voilà qui s'envolent à tire-d'ailes, qui s'envolent haut, qui piquent droit dans le ciel. Dans ces âpres montagnes les animaux domestiques eux-mêmes sont encore à demi sauvages.
La route grimpe maintenant en pleine montagne, dans un désert. Voici le sommet d'un nouveau col [53] des Beskides, on devrait trouver là un village, si j'en crois la carte, mais de village point, caché sans doute dans quelque creux, on ne voit que l'immensité désertique, le chaos des monts, les grands bois de sapins, les prairies accidentées, des cailloux, le silence. Seul un grand aigle, qui plane majestueusement dans le ciel bleu, représente avec nous la vie en ces lieux.
Sur l'autre versant du col c'est la Hongrie. Adieu, Pologne! Nous voici dans le royaume de saint Etienne.
La route avait été passable depuis Cracovie, dès qu'elle devient hongroise elle change à son désavantage, elle se fait mauvaise, elle est à peine entretenue, l'herbe y pousse comme dans un pré.
Un peu avant Csacza nous atteignons la vallée de la Kisucza, étroite et sauvage. Les montagnes, très rapprochées, sont entièrement boisées de chênes, d'ormes et de charmilles dans le bas, de sapins dans le haut; la rivière coule limpide dans cette verdure, son lit est lui-même souvent parsemé d'îlots de sable où croissent des aulnes.
Une tribu errante de tziganes nous croisa sur le chemin. Jamais je n'avais vu des faciès aussi typiques. On dirait presque des nègres tellement hommes, femmes et enfants sont noirs. Les cheveux de ceux-là sont crépus. Les hommes sont grands et bien faits, les femmes ont de beaux traits, hélas! déjà fanés par la misère; les enfants, à demi nus, beaux dans leur impudeur, semblent des statues de bronze.
Au milieu de la vallée, non pas sur la pointe d'un roc escarpé comme c'est l'usage, mais au niveau même de la rivière, on voit se dresser l'énorme tour du château de Budatin. C'est le premier de ces vieux châteaux forts des Karpathes dont nous allons rencontrer un si grand nombre dans la vallée de la Vaag, tous anciens repaires de nobles brigands aux mœurs sanguinaires et sauvages qui furent si longtemps maîtres de ces gorges reculées. Tous ont leur histoire sinistre, le château de Budatin comme les autres.
Il y a plusieurs siècles,—c'était sous le règne du roi Mathias Corvin,—le seigneur de Budatin, Gaspard Szunyogh, avait une fille qu'on appelait la charmante Catherine. Elle était fiancée à un brave chevalier nommé François Forgach; tous deux s'aimaient, ils allaient bientôt se voir unis par les liens du mariage, lorsqu'un puissant seigneur des environs, Jean Jakusich de Löwenstein, étant tombé amoureux d'elle, demanda sa main à son père. Le vieux Gaspard Szunyogh, ébloui par le riche parti qui s'offrait pour sa fille, ne craignit point de trahir la foi qu'il avait jurée à François Forgach, et malgré les supplications et les larmes de sa fille, lui intima l'ordre de devenir la femme de Jean Jakusich de Löwenstein. Les deux amoureux, voyant qu'ils ne pouvaient triompher de l'avarice du vieux seigneur, résolurent de s'enfuir. Mais, trahis par un serviteur, ils se virent surpris au moment de leur fuite et le cruel seigneur, courroucé de voir que sa fille osait lui résister, eut la barbarie de la condamner à mort, il poussa même la cruauté jusqu'à la faire murer vivante dans un caveau du château. Heureusement son amant survint à la tête d'une troupe armée pour la sauver; il envahit le château et eut la joie de délivrer sa bien-aimée. Tous deux pensaient qu'ils avaient enfin gagné leur droit au bonheur; ils avaient oublié le seigneur de Löwenstein, qui n'avait nullement renoncé à son amour. Celui-ci se présente à Budatin, provoque Forgach et après un combat acharné, le tue. La charmante Catherine tombe morte sur le cadavre de son amant. Le vieux Gaspard Szunyogh devient fou. Le seigneur de Löwenstein, terrifié par ce triple malheur dont il est la cause, s'écrie:
—Je vous ai séparés dans la vie, je veux vous réunir dans la mort!
Et il leur fit lui-même de somptueuses funérailles, il les fit enterrer côte à côte dans un caveau de Budatin où ils reposent encore aujourd'hui [54].
A côté de Budatin, la Kisucza se jette dans la Vaag. Le vieux château, placé au confluent, au beau milieu de la vallée, était bien réellement la sentinelle vigilante qui barrait l'accès de cet important carrefour et pouvait rançonner à loisir qui voulait passer d'une vallée dans l'autre.
De l'autre côté de la Vaag se trouve Zsolna où nous fîmes notre entrée au milieu de l'émoi causé par un vaste incendie. Comme nous arrivions, les pompiers finissaient à peine d'ajuster leurs boyaux, l'eau ne jaillissait pas encore, mais il y avait déjà quelque chose comme sept ou huit maisons entièrement consumées. L'intérêt est quelque chose d'éminemment relatif, celui que provoquait l'incendie parmi les indigènes de Zsolna n'était rien auprès de celui que déchaîna l'apparition de notre automobile. Les autos doivent être chose fort rare en ce pays perdu. Dans un instant la foule lâcha les pompiers, leurs pompes et leurs tuyaux et roula comme une vague autour de nous; je crois même me souvenir que les pompiers accoururent avec elle.
Zsolna [55] est une petite ville adorablement située dans le beau décor de la vallée de la Vaag, qui serait assez coquette sans l'incurie toute hongroise qui laisse ses rues se transformer en bourbiers infects dans lesquels les voitures ont toutes les peines du monde à circuler.
Nous y avons passé la nuit [56] dans un hôtel tout neuf, très confortablement, très luxueusement aménagé, un hôtel qui ne doit être terminé que depuis quelques mois et qui est déjà aussi sale que possible. Décidément nous sommes bien en Hongrie, le pays d'avant-garde d'Orient où le fatalisme contemplatif lutte avantageusement contre le réalisme occidental.
Suivant la mode magyare, un orchestre de tziganes faisait entendre sa musique endiablée pendant que nous dînions. Il n'est personne aujourd'hui qui n'ait entendu des musiciens tziganes, ornements obligés de nos villes d'eaux; mais chez nous leur musique, comme leurs personnes, semble s'être quelque peu imprégnée de nos mœurs, elle a perdu de son originalité, de son éclat et surtout de sa sauvagerie. En Hongrie ils sont franchement eux-mêmes, des artistes brillants mais indisciplinés, des virtuoses incomparables, mieux, de véritables gymnastes de la musique. Ceux que nous entendîmes à Zsolna savaient tirer de leurs instruments d'extraordinaires effets, des accents qui nous allaient à l'âme, des accords sauvages, sauvages et terribles comme les gorges sinistres de leurs montagnes. Ces gens ne sont point des musiciens mercenaires qui, pour de l'argent, raclent un instrument comme d'autres scieraient du bois; pour de l'argent, certes, les tziganes jouent d'un bout de l'année à l'autre, mais on peut bien dire que mieux qu'aucun autre exemple, ils sont adaptés à leur profession; ces tziganes sont nés musiciens comme l'oiseau est né pour voler ou le poisson pour nager. Ah! non, ils ne jouent point en vulgaires mercenaires, ils jouent pour l'art autant que pour l'argent, leur être tout entier participe à leur jeu et vibre avec leur instrument. L'âme du virtuose semble passer dans les cordes de son violon; il appuie son oreille contre l'instrument comme s'il voulait écouter un mystérieux écho, comme si le violon parlait, répondait à son âme d'artiste. Et sur sa mobile figure se reflètent et se succèdent toutes les sensations que traduit son archet.
Zsolna n'occupa pas toujours son actuel emplacement au bord de la Vaag. Jadis la ville était située un peu plus au sud, dans la vallée de la Rajczanka, non loin du château de Litava. Lorsque la vague tartare déferla sur le pays [57], la ville florissante et le fier château succombèrent dans les flammes et dans le sang. Après le départ des musulmans on vit la cité et le château renaître de leurs cendres, mais les habitants de la vieille ville que les lieux du carnage remplissaient encore d'épouvante allèrent plus loin édifier la nouvelle Zsolna, tandis que le château de Litava se relevait fièrement à la même place. Dans la chapelle du château reconstruit, à la place d'honneur, sur le maître-autel, un tableau représentait un épisode merveilleux de la sanglante invasion. La horde tartare qui s'était emparée du château de Litava y avait amené avec elle des prisonniers dont elle s'était emparée dans un village voisin, c'étaient tous de pauvres vieillards, des enfants, des femmes qui s'étaient réfugiés dans l'église du village sous la protection de leur vieux curé et que les barbares avaient capturés sans peine et sans gloire. Les murs du château s'élèvent au-dessus d'une falaise à pic: les musulmans imaginèrent de ficher en terre, juste au-dessous des remparts, une série de deux pieux aigus et donnèrent à choisir à leurs malheureux prisonniers entre la religion de Mahomet et la chute dans le précipice agrémenté de pieux. Le vieux curé protesta hautement que ni lui ni aucun de ses paroissiens ne consentiraient à renier Dieu, et malgré l'horreur du supplice qu'on leur préparait, il harangua ses frères pour les engager à mourir chrétiennement. Ils furent donc traînés au bord du gouffre. Un Tartare, s'adressant au vieux prêtre qui devait mourir le premier, lui dit:
—Voyons si ton Dieu sera capable de te sauver!
A ces mots, il le précipite dans l'abîme. Miracle! Le curé tournoya dans le vide puis disparut comme enlevé par une main invisible. Les Tartares épouvantés par cette disparition qu'ils croyaient surnaturelle, s'enfuirent pour ne plus revenir. Les prisonniers ainsi délivrés retrouvèrent leur vieux curé accroché par ses vêtements à une arête du roc et dissimulé à la vue par un épais fourré d'arbustes qui croissaient à mi-hauteur du précipice. Tel est l'événement que représentait le tableau [58] de la chapelle seigneuriale et que la légende, fidèlement transmise à travers les siècles, nous a aussi rapporté [59].
Lorsque nous partîmes de Zsolna, les rues, la route étaient un marécage aux piétons impraticable. Je compris alors pourquoi les Hongrois des campagnes et des petites villes, les femmes aussi bien que les hommes, portent tous d'immenses bottes sans lesquelles ils ne pourraient affronter leurs chemins. Il avait plu toute la nuit, non pas d'une de ces pluies banales durant lesquelles l'eau tombe tranquillement du ciel, non, en ce pays tout est sauvage, même la pluie, et celle-ci s'était ruée avec rage sur la vallée pendant douze heures, si bien qu'au matin, lorsque enfin le soleil dissipa les nuages, tout n'était plus qu'eau et boue dans la vallée.
Pour sortir de Zsolna nous dûmes prendre un chemin où la boue était si épaisse qu'elle atteignait aux moyeux des roues; vingt fois je crus que nous allions rester dans cette fondrière où l'auto se débattait en projetant au loin des gerbes de marmelade noirâtre et visqueuse.
Nous remontons la si pittoresque vallée de la Vaag, sauvage et sombre couloir où le mystère du moyen âge semble planer encore, la vallée des vieux châteaux des Karpathes, aires d'aigles juchées au sommet des abruptes montagnes, se succédant à chaque pas, surplombant chaque coude de la rivière, à l'affût de chaque passage difficile et d'où les féroces seigneurs fondaient sur les voyageurs qui osaient s'aventurer dans la gorge, les rançonnant, les pillant, les massacrant.
Voici un premier coude brusque de la rivière et voici un château embusqué sur un mamelon, entre des hauteurs qui ne le laissent voir que lorsqu'il est trop tard pour le fuir. C'est le château de Strecno, dont les ruines imposantes, un haut donjon, des murailles percées de grandes fenêtres gothiques, disent assez quelle fut son importance. Ce château commandait non seulement la vallée de la Vaag, mais aussi celle de la Varinka, qui débouche juste en face.
Quelques pas plus loin, nouveau coude brusque et, tout au sommet d'une haute falaise, nouvelles ruines qui se découpent sinistrement sur l'azur du ciel, les ruines du château d'Ovar. Il paraît qu'en cet endroit la rivière, étranglée et mugissante, est fort dangereuse et fort redoutée par les bateliers. Les brigands qui avaient construit Ovar avaient soigneusement choisi leur endroit: aucun bateau, aucun train de bois ne pouvait s'aventurer sur ces rapides sans s'être au préalable délesté suffisamment entre les mains des châtelains qui, on le voit, accomplissaient là une besogne éminemment philanthropique!
A Strecno commence un véritable défilé où la rivière, la route et la voie ferrée trouvent à peine place. C'est une gorge sauvage et d'un pittoresque achevé, c'est un étroit passage que la Vaag s'est creusé de vive force. Une quantité de bois flottés donnent au cours d'eau un aspect bizarre: les troncs roux communiquent une teinte de rouille aux eaux si vertes dans lesquelles se réfléchissent les verts des deux rives boisées, des deux rives qui sont des montagnes qu'escaladent des forêts de sapins.
Nous avons pénétré maintenant en plein massif des Grandes Karpathes. Ces montagnes élevées qui se dressent en face de nous sur la rive droite, ce sont les monts du Fatra.
Le Fatra est un massif nettement distinct au milieu des Grandes Karpathes, qui a sa physionomie propre, son allure et même sa végétation particulières. En effet, tandis que le reste de cette partie de la chaîne est de nature calcaire, le Fatra est un grand bloc granitique qui se trouve là comme une île au milieu des formations plus récentes.
La route traverse parfois de petits villages slovaques, aux maisons entièrement de bois, mais propres et coquets. L'un d'eux vient d'être la proie d'un incendie, tout a flambé, il ne reste qu'une seule maison que sa bonne étoile ou peut-être que la prévoyance de son propriétaire avait placée suffisamment loin des autres et que les flammes n'ont pu atteindre. Nous voyons les habitants qui reconstruisent leurs pauvres maisons: hélas! l'expérience ne leur a guère profité: ils reconstruisent tout en bois, bien que la pierre ne soit pas chose inconnue ici, et groupent leurs maisons aussi près, quoique le terrain ne doive pas être cher en ce pays, de sorte qu'au premier incendie tout flambera encore, mais ils reconstruiront de même et ainsi de suite. On raconte que certains de ces villages de bois ont brûlé en entier jusqu'à cinq et six fois en dix ans!
Un peu avant d'atteindre le village de Ruttka, on sort de l'étroite gorge, les montagnes s'écartent, l'horizon s'agrandit et l'on peut apercevoir dans les airs les hauts sommets du Fatra [60]. On se trouve dans une vallée en forme d'ellipse, entièrement close de hautes montagnes, au milieu de laquelle la Vaag serpente tranquille et silencieuse. Le sol est marécageux. N'était la passe de Strecno que nous avons suivie et par laquelle s'écoule la rivière, celle-ci formerait ici un grand lac sans issue. Et de fait, il est démontré qu'autrefois toute la vallée se trouvait sous les eaux. La légende rapporte qu'un puissant roi des Quades, nommé Trudin, creusa la roche pour faire écouler ces eaux, créa la passe de Strecno et à la place du lac donna à ses peuples une vallée large et fertile. Il est certain que cette légende est apocryphe, car un roi barbare, aussi puissant qu'il ait pu être, n'aurait jamais pu faire creuser la tranchée formidable par laquelle s'échappe aujourd'hui la Vaag. Mais ce que l'homme n'a pu produire, les forces de la nature l'ont accompli et il est certain que la rivière, jadis prisonnière, poursuit à présent son cours à travers la montagne et que le lac d'autrefois a fait place à la vallée que nous traversons.
Turan se trouve vers l'autre bout de la vallée. C'est un village aux petites maisons blanches, basses, sans étages,—nous n'en verrons plus d'autres dans tous les villages de Hongrie,—quelques-unes de pisé, la plupart en bois, toutes recouvertes de petites tuiles de bois; ces maisons se ressemblent toutes, sont presque toutes de mêmes dimensions, sont alignées dans un ordre géométrique parfait, régulièrement espacées les unes des autres, sans doute à cause du feu, mais trop rapprochées cependant pour que la précaution puisse être efficace.
Mais voilà que peu à peu les montagnes se sont rapprochées de nouveau, la riante vallée lacustre a pris fin et de nouvelles gorges s'ouvrent devant nous. Ce défilé, appelé passe de Hradiska, est moins sauvage que l'autre, la rivière plus calme coule sur un lit de sable fin, elle ne gronde pas comme là-bas, son chant n'est qu'un murmure. Les eaux se sont frayé ici un plus facile passage, car au granit du Fatra ont succédé des calcaires; nous pénétrons dans les Karpathes de Lipto [61], massif avant-coureur du terrible Tatra.
Au milieu de la passe, les falaises de la rive droite de la Vaag sont brusquement tranchées par une brèche, débouché de la pittoresque vallée d'Arva.
Après que la vallée s'est à nouveau élargie, on arrive bientôt dans la petite ville de Rozsahegy [62], située au confluent de la Vaag et de la Revucza et que semblent menacer encore les ruines majestueuses du vieux château de Likava.
Rozsahegy aurait été fondée par une colonie allemande de mineurs [63], mais elle est aujourd'hui entièrement slave.
Les Slaves des Karpathes sont assez différents des Ruthènes que nous vîmes en Pologne; ils sont un peu plus éloignés de la grande famille russe. On les appelle Slovaques; ce sont, en grande partie, les descendants des Tchèques de la grande principauté de Moravie qu'abattirent les Magyars d'Arpad au moment de leur arrivée en Hongrie.
Le mouvement ethnographique de cette partie des Karpathes est fort curieux; je demande qu'il me soit permis d'en dire quelques mots.
Sans remonter jusqu'aux Quades, peuplade sarmate qui habitait ces lieux aux temps primitifs, sans parler des Romains qui s'emparèrent de la contrée comme de toute la Pannonie et qui exploitèrent ses richesses minières déjà connues des Quades, sans m'arrêter aux diverses nations barbares qui traversèrent ces montagnes au temps des grandes invasions, je dirai qu'au dixième siècle toute la région était peuplée de Slaves faisant partie de la principauté appelée Grande Moravie. En 905, les Hongrois qui venaient de pénétrer en Europe, défirent Svatopluck, prince de la Grande Moravie et s'emparèrent d'une partie de ses Etats. Les Slaves moraves des Karpathes se fondirent bientôt avec leurs conquérants au point qu'au bout de quelques siècles on ne pouvait guère discerner les uns des autres. Alors commença dans les Karpathes un mouvement de germanisation qui alla peu à peu en s'accentuant, les Allemands s'infiltrèrent de plus en plus dans ces riches régions,—et l'on sait combien les Allemands possèdent l'art de s'infiltrer...—et en auraient chassé complètement les Slaves si ceux-ci, presque subitement, n'étaient revenus à la charge et si vigoureusement qu'ils arrêtèrent le mouvement de leurs adversaires et chassèrent peu à peu les Germains du pays où l'on n'en retrouve plus maintenant que quelques îlots épars et noyés dans le grand lac slave. Ce retour des Slaves eut lieu au quinzième siècle: le grand mouvement des hussites de Bohême eut jusqu'ici sa répercussion, les bandes de Jean Giska envahirent les Karpathes, pillèrent le pays, mais s'y fixèrent en grande partie, y laissant tout au moins un noyau slave qui allait désormais appeler constamment à lui des frères moraves. Dès lors, le mouvement de reslavisation des Karpathes était commencé, il s'est poursuivi sans trêve jusqu'à nos jours, au grand préjudice des Allemands qui ont maintenant à peu près disparu.
Les Slovaques, quoique descendant des anciens possesseurs du sol qu'ils habitent aujourd'hui, sont donc de venue toute récente, ils sont revenus par ricochet. Ceux de leurs frères qui étaient restés ne sont plus leurs frères, ce sont plutôt des Hongrois que des Slaves, ce ne sont pas eux qu'on appelle Slovaques, mais bien les derniers venus qui rapportèrent avec eux les caractéristiques de leur race.
Pour donner une idée de la réussite du mouvement moderne de slavisation des Karpathes, je citerai les chiffres suivants qui indiquent le pourcentage de l'élément slave dans les principaux comitats [64] de cette région:
| Comitat d'Arva | 93% de Slovaques. |
| — de Trentschin | 91% — |
| — de Lipto | 90% — |
| — de Thurocz | 74%, — |
| — de Nyitra | 71% — |
| — de Saros | 69% — |
| — de Szepes | 55% — |
| — de Gömor | 44% — [65]. |
Les Slovaques de Hongrie, comme les Ruthènes de Pologne, appartiennent à l'Eglise grecque.
Nous avons déjeuné à Rozsahegy. En dehors de la ville, de l'autre côté de la Vaag, nous trouvâmes une auberge, une vraie auberge hongroise, simple et patriarcale, où l'on nous servit des truites délicieuses, du guliasch [66] et du vin mousseux de Transylvanie, sorte de champagne discret. Nous eûmes aussi notre concert tzigane. Un seul exécutant jouait du czimbalom avec une dextérité, une rage telles qu'on eût cru entendre un orchestre complet.
Le czimbalom est un instrument essentiellement hongrois: c'est une sorte de lyre à nombreuses cordes tendues horizontalement sur une table et sur lesquelles le tzigane frappe avec deux petits marteaux de bois garnis d'ouate.
Notre czigany tirait de son czimbalom des effets extraordinaires, passant du grave à l'aigu, du triste au gai, du lent et du lascif aux mouvements les plus impétueux, se laissant emporter sur les ailes de son imagination en une improvisation brillante avec une virtuosité infinie. Avec leur science innée de leur art, les tziganes peuvent aborder n'importe quelle musique, mais ils préfèrent jouer de mémoire et improvisent presque constamment, même lorsqu'ils jouent plusieurs ensemble. La musique est l'écho de leur âme, c'est la plainte amère des siècles de misère, c'est le rire perlé de cette race insouciante, c'est le chant âpre et sauvage de ce peuple indompté, le chant des anciens dids hongrois dont ils descendent peut-être.
Près de Rozsahegy se trouve la station d'eaux minérales de Koritnicza, très courue et connue depuis fort longtemps. Je ne cite cette station que parce que c'est l'une des principales, car il est bon d'ajouter que les Grandes Karpathes sont extrêmement riches en eaux minérales, il n'y a guère de vallée où l'on ne rencontre quelque source.
Enfin, de l'autre côté de la Vaag, les archéologues et les ethnographes vont visiter la grotte de Liszkova, qui est, paraît-il, un spécimen très curieux d'habitation préhistorique. On a trouvé dans cette grotte des ossements d'hommes et d'animaux, des ustensiles de pierre, de terre, d'or, qui ont permis aux savants d'affirmer que ceux de nos ancêtres préhistoriques qui habitèrent là furent d'immondes anthropophages.
A mesure qu'on s'éloigne de Rozsahegy, la vallée de la Vaag va s'élargissant de sorte que la vue se dégage de plus en plus sur l'adorable panorama des Karpathes. Aux divers points où le regard peut se poser on aperçoit des sommets pointus dresser vers le ciel leurs têtes fières; ce ne sont point encore les géants du Tatra, mais ce sont déjà de hautes montagnes que ces Karpathes de Lipto [67]!
Cette ville aux maisons blanches qui s'alignent au milieu de la plaine comme les tentes d'un camp, c'est Lipto Saint-Miklos, le chef-lieu du comitat de Lipto.
Non loin de la petite ville, dans une sombre gorge où gronde la Demenova, s'ouvre béant l'antre de glace de Demenfalva. C'est une grotte remplie de glace éternelle. Ces phénomènes glaciaires, dont l'origine n'est pas très clairement expliquée, sont assez fréquents dans les Karpathes; j'aurai l'occasion d'en parler plus longuement à propos de la merveille des merveilles, de la glacière de Dobsina.
Mais suivons notre route car l'auto nous emporte.
Les humains que nous apercevons ont d'originales allures. D'immenses chapeaux qui n'en finissent plus, des chapeaux aussi grands que des parapluies, couvrent des têtes aux faces graves, toutes rasées, aux longs cheveux tombant sur les épaules, on dirait des poètes, des bardes: ce sont des Slovaques.
Et les cochons! Les cochons qui sont tout poilus, poilus d'un poil noir et hirsute, avec une crinière rigide sur le dos, avec de petites oreilles toutes droites, une tête énorme, un arrière-train court et bas, un dos voûté, de très hautes épaules, on croirait voir des sangliers... encore des animaux à moitié sauvages!
On nous a dit que la vallée de Stijavnica contenait d'intéressantes choses: allons voir. Nous abandonnons la grande route pour quelques instants malgré les protestations indignées de l'un de nos compagnons qui n'admet que la ligne droite et nous nous engageons dans un mauvais sentier tout au plus digne des cochons de tout à l'heure, où l'auto saute de roche en roche comme font ces intéressants quadrupèdes quand ils s'enfuient en grognant.
Ainsi donc, après des sauts multiples et quelques kilomètres, nous sommes parvenus à un petit village appelé Saint-Ivany. Comme en a convenu le plus gracieusement du monde notre ami qui récalcitrait tout à l'heure, nous n'avions pas perdu notre temps, car nous avons trouvé ici une foule de choses curieuses.
C'est d'abord le château de Saint-Ivany, vieux castel simplet, fort bien conservé puisqu'il est encore habité. Il domine le village du haut d'un petit mamelon, il appartient encore à la famille Szentivanyi, les seigneurs du pays dont les ancêtres reposent dans l'église qu'on voit tout à côté. Il y a là une seigneurie moyen âge qui subsiste à peu près intacte, comme cela se rencontre encore souvent en Hongrie: les châtelains, le château, l'église seigneuriale avec ses tombeaux, et tout autour, en contre-bas, comme il convient à la hiérarchie féodale, les pauvres maisons du village qui se groupent craintives.
L'église et ses tombeaux ne sont pas ce qu'il y a de moins curieux dans ce curieux village. Cette petite église remonterait à l'année 1327; c'est un curieux échantillon de ces temples fortifiés comme il en existait tant au moyen âge; les murs qui l'entourent sont fort bien conservés et donnent une très juste idée des défenses qu'on était obligé d'accumuler pour protéger même les lieux saints en ces temps de tourmente. Les morts qui dorment depuis tant de siècles dans les caveaux des Szentivanyi semblent bien réellement dormir encore, car ils n'ont pas connu la décomposition fatale. On les voit conservés comme si, hier, ils respiraient encore; leurs faces, à peine jaunies, reflètent les sentiments qui les animaient au moment de leur mort, des sentiments archiséculaires! Leurs vêtements eux-mêmes, leurs oripeaux magnifiques, accoutrements du moyen âge oriental, semblent neufs.
Non loin de l'église et du château, dans le lit de la rivière, nous allâmes voir une source que les gens du pays appellent la Fontaine du Poison. On voit parmi l'eau qui sourd des trous du rocher, de gros bouillonnements d'où s'échappent des gaz nauséabonds: ce sont d'intenses dégagements d'acide carbonique et d'hydrogène sulfuré, tellement intenses que les malheureux oiseaux, les insectes mêmes, qui s'aventurent trop près de la fontaine empoisonnée, tombent aussitôt foudroyés.
C'est par cette source d'acide carbonique, dont les émanations vont certainement jusqu'aux caveaux qu'il faut expliquer l'extraordinaire conservation des morts de la vieille église.
Revenus dans la vallée de la Vaag, nos regards ont été aussitôt frappés par une espèce de monticule, trop régulier pour être naturel, qui s'élève tout à côté de la route. Renseignements pris, il paraît qu'il s'agirait là d'un autel où venaient célébrer leurs cérémonies païennes les populations qui habitaient cette partie des Karpathes au septième siècle.
Plus on avance, plus la terre se couvre de forêts, plus le pays devient encore sauvage. Je n'aurais pas cru qu'on puisse trouver en Europe, au vingtième siècle, des régions aussi attardées, rappelant autant les farouches forêts des siècles barbares.
Après Lipto Ujvar, petite ville qui se trouve dans les forêts et qui vit des forêts [68], le paysage s'accentue encore et devient sublime à force d'être sauvage. Dans l'azur, jusqu'au ciel, des monts pointus dressent une infinité de cimes déchiquetées, menaçantes, hargneuses, des cimes de pierre nue que n'adoucit aucune végétation, des crêtes en dents de scie qu'on prendrait pour les créneaux de fortifications titanesques, des têtes déchirées que le feu du ciel doit frapper sans cesse et qui sans cesse se dressent menaçantes vers le ciel.
C'est le Tatra [69].
Salut, Tatra! Montagnes mystérieuses qui font battre nos cœurs de touristes curieux. Forêts obscures de sapins noirs où bondissent le chevreuil et le sanglier, prairies escarpées, émaillées de pins minuscules, où le coq de bruyère s'envole avec un bruit d'artillerie, lacs lumineux qui semblent des yeux au clair regard, landes arides des sommets où ne croissent plus que de rares lichens, où l'on ne perçoit plus que le sifflement aigu des marmottes, éboulis sauvages, grottes obscures au fond desquelles l'ours fait encore entendre ses grondements, champs de neige immaculée et éternelle...
Mais poursuivons notre route, si nous voulons ce soir coucher au lac de Csorba.
Au bord de la Vaag encore un vieux château en ruines. C'est le château de Hradek; son gros donjon délabré surveille toujours la vallée, aujourd'hui silencieuse, mais où jadis passaient de nombreuses et bruyantes caravanes. Au moyen âge la vallée de la Vaag était l'une des principales voies de communication entre l'Orient et l'Occident: d'immenses convois de marchandises, des caravanes importantes s'y succédaient continuellement. Voilà pourquoi tant de vieux châteaux sont embusqués dans ses noirs défilés, tant de châteaux où les seigneurs pillards étaient aux aguets.
La rivière maintenant se sépare en deux: la Vaag Noire et la Vaag Blanche; nous suivons la seconde qui s'élève vers le nord-est. Et la route monte parmi les noirs sapins, elle monte sans cesse, elle monte à l'assaut du plateau couvert de forêts sur lequel les Vaag prennent leur source. Nous pénétrons dans la contrée la plus farouche de tout le Tatra: on croirait volontiers que l'homme n'a pas encore pris possession de ce coin de la terre, il ne s'en est, en tous cas, qu'imparfaitement emparé, car, hormis la route, on parcourt parfois des kilomètres entiers sans trouver de traces de son passage.
Sur le plateau où nous sommes parvenus nous roulons dans une forêt immense et déserte. Des deux côtés du chemin les sapins rigides, étroitement pressés, forment un écran que l'œil ne peut traverser, c'est tout de suite l'obscurité des sous-bois, insondable et mystérieuse. L'impression angoissante—je dirai presque l'effroi—qu'on ressent en ces lieux si sauvages est augmentée encore par la couleur sinistre des bois: le vert des sapins est tellement foncé qu'il paraît noir... l'obscurité et le noir, voilà une grande forêt du Tatra! Comme un serpent jaunâtre qui se traînerait parmi les herbes, la route seule fait une trouée claire dans l'obscur; par cette faible tranchée on voit un mince ruban de ciel bleu où se découpent les monts farouches. Parfois, du sommet d'une hauteur où nous amènent les hasards du chemin, on sort pendant un court instant de l'obsédant mystère des bois, nos yeux découvrent alors le pays: mais jusqu'à l'horizon on n'aperçoit que la forêt infinie, que la forêt noire et immobile qui couvre tout le plateau et qui monte à l'assaut des montagnes; la Vaag elle-même, ici faible ruisselet, a disparu sous les arbres, les géants du Tatra seuls ont résisté à la noire horde qui s'essaye vainement à dépasser le milieu de leurs flancs décharnés.
Cette région si boisée s'appelle le plateau de la Haute-Forêt; c'est une espèce d'isthme de terres élevées [70] qui, au pied de l'énorme massif du Tatra, forme l'une des plus importantes lignes de partage des eaux de l'Europe. Chose curieuse, les rivières qui descendent de la Haute-Forêt s'enfuient en tournant le dos à la mer qui les absorbera: les eaux du versant occidental iront à la mer Noire [71] tandis que celles du versant oriental se rendront à la mer Baltique [72].
Voilà cependant un village, un pauvre petit village slovaque, en bois, rien qu'en bois. Les maisons sont de petits dés proprets, rangés avec ordre et symétrie sur la terre; quelques-unes sont de bois brut, d'autres sont peintes en blanc ou en bleu clair. Elles s'alignent le long de la route dans un ordre parfait qui surprend nos yeux habitués à l'irrégularité des villages français, elles sont séparées par de petites rues rigoureusement droites; chaque maison est séparée de ses voisines afin d'éviter la contagion du feu, les bouches d'eau sont nombreuses, et cependant comme toutes ces pauvres petites maisonnettes flambent bien lorsque le feu se met dans quelque coin du village! Combien de villages semblables n'avons-nous pas vus en Hongrie qui n'étaient plus qu'informes débris noircis par le feu!
Sur les portes, des paysannes aux jupes rouges, le cou entouré de larges colliers faits de monnaies de cuivre, nous regardent passer en souriant. Les hommes, grands cheveux, grands chapeaux, grandes pipes, grandes bottes, nous considèrent gravement, leurs figures rasées sont figées par l'impassibilité slave et leurs longues chemises blanches flottent par-dessus leurs culottes, au gré du vent.
Nous arrivâmes à Csorba au déclin du jour. Les montagnes étaient alors baignées de lueurs roses qui faisaient paraître encore plus noires les forêts du plateau.
Ayant décidé d'aller coucher en pleine montagne, au bord du lac de Csorba, nous n'avions pas pensé un seul instant que notre automobile ne pourrait nous y conduire. On nous apprit ici qu'il y a bien un chemin qui grimpe à Csorber-See, mais qu'il y a aussi un funiculaire et que depuis l'ouverture du second le premier est devenu absolument impraticable.
Un funiculaire dans la forêt sauvage! Eh bien, soit, nous prendrons cet anachronisme!
Nous eûmes des peines infinies pour trouver la gare. Je crus même quelque temps qu'elle n'existait que dans l'imagination du grave Slovaque qui nous avait renseigné et que cet homme facétieux avait voulu s'amuser aux dépens de pauvres étrangers ignorants, mon cœur eut un instant d'espoir, je crus que ma forêt ne connaissait point encore la honte du rail moderne, mais, hélas! nos recherches nous ayant conduit à six kilomètres du village, j'eus la douleur de me trouver tout à coup en face de la locomotive à crémaillère qui devait nous emporter [73].
Nous laissâmes l'auto à la gare [74], et nous empilâmes nos nombreux bagages dans l'unique et inconfortable wagon où nos personnes durent ensuite se contenter de la place qui restait, car ce petit chemin de fer ignore encore l'emploi des fourgons à bagages.
Nous allions donc gravir ces monts mystérieux que nous sommes venus chercher si loin. Derrière nous, l'immense plateau et sa noire forêt, devant nous le haut Tatra.
Imaginez-vous un énorme massif aux parois presque à pic qui se dresse d'un seul bloc au-dessus du pays, que ne masque aucun contrefort et qui écrase tout de sa formidable majesté. Les pieds du colosse reposent sur des montagnes dont l'altitude approche déjà de mille mètres, ils disparaissent sous les forêts; ses flancs se sont fait un manteau de sapins, ses épaules sont couvertes de verdure parsemée de plaques de neige, sur sa tête rien, rien qu'un diadème de rochers pointus.
La petite locomotive grimpa péniblement sur la pente raide; perdue dans les sapins, allant à peine aussi vite qu'un homme au pas, vingt fois, je crus que son asthme incurable allait nous planter là; enfin, après avoir toussé, craché, éternué, elle nous amena à Csorber-See comme il faisait nuit noire.
Un vaste hôtel répandait la lumière par d'innombrables fenêtres. Nous fûmes ahuris de trouver là un Palace-Hôtel de la Compagnie des Wagons-lits, splendide et luxueux. Il faut bien croire que malgré ses airs farouches le Tatra n'a pu se garder intact de notre envahissante civilisation... dont nous avons voluptueusement profité ce soir-là.
Y a-t-il une meilleure manière d'apprécier toute la beauté d'un paysage que de voir celui-ci nous apparaître brusquement sans que rien ait pu nous le faire soupçonner auparavant? Celui qu'on contemple de la terrasse du Csorber-See Hôtel peut être classé parmi les plus beaux entre tous ceux que la nature semble avoir fait pour le plaisir des yeux humains. Arrivés ici en pleine nuit, nous n'avions rien vu. Notre réveil fut un véritable enchantement, une vision soudaine du plus beau, du plus grandiose de tous les panoramas.
Le Palace-Hôtel est construit sur une étroite bande de terre, entre le lac et le précipice. En avant la vision infinie sur le chaos de plaines et de monts que recouvre la forêt. En arrière le lac Csorba et les monts Tatra.
La terrasse qui est située devant l'hôtel borde la pente des montagnes, pente si abrupte qu'on la croirait verticale et qu'ainsi l'on se trouve comme sur un balcon, un balcon qui surplomberait de plus de quatre cents mètres au-dessus de l'adorable panorama qui se déroule à vos pieds [75]. Nous sommes encore ici dans la région des forêts, les sapins nous entourent et les parois que nous voyons descendre dans le vide sont entièrement tapissées de conifères; c'est toujours la grande forêt d'hier qui monte jusqu'ici et que nous voyons en bas noyant tout sous son voile sombre. Tout près de nous, là sur la droite, la Vaag Blanche prend sa source, dissimulée sous les sapins, elle dévale la pente rapide et va former au loin la vallée que nous avons suivie hier et que nous apercevons tout là-bas. A gauche de nous, mais par un large ravin, le Popper descend dans la vallée des Zips où nous pouvons distinguer les premières petites villes allemandes. Dans les vallées, la forêt quelquefois fait trêve, des carrés de terre cultivée forment des taches d'or, mais les sapins victorieux reprennent bientôt leur empire, et la forêt continue loin, loin, on la voit recouvrir au bout de l'horizon les Karpathes de Gömör, d'Abauj et de Torna.
Sur la face postérieure de l'hôtel, autre terrasse où le spectacle quoique moins étendu n'en est pas moins beau: le lac de Csorba arrondit élégamment son pur contour comme une coupe d'émeraude. Dans son eau tranquille, qui vient jusqu'à nos pieds, les sapins qui se penchent réfléchissent leurs silhouettes et marquent de nuances sombres son beau vert transparent. De coquettes villas sont disséminées alentour, toutes blanches; elles jettent des notes de lumière dans sa couronne de sapins noirs. Derrière le lac, la forêt qui continue, mais en arrière, quelques sommets du Tatra dressent leurs têtes pointues comme s'ils voulaient se mirer, eux aussi, dans les eaux.
Le lac est dans une cuvette qui n'est séparée de l'abîme que par l'étroite arête sur laquelle on a construit le Palace-Hôtel. Si une cause quelconque faisait céder ce frêle obstacle, les eaux se précipiteraient d'un seul bond d'une hauteur de quatre cents mètres sur le plateau de la Haute-Forêt et de là dans les vallées où elles causeraient d'incalculables ravages. Un grand nombre de lacs du Tatra sont ainsi placés derrière de faibles parois; il paraît qu'il y en avait plus encore autrefois et que certains ont disparu de cette façon.
Le Haut-Tatra est parsemé d'une infinité de lacs: on en compte plus de cent [76]. Les uns sont d'un calme reposant et doux, d'autres au contraire sont sauvages et tristes. Tous sont situés dans des sites grandioses comme tous les paysages qu'on voit dans ces si pittoresques montagnes. Les habitants du pays les ont poétiquement appelés les Yeux de la Mer, et, en effet, ne dirait-on pas que la mer a prolongé souterrainement ses eaux pour venir jusqu'au milieu du Tatra en admirer les merveilles?
Tous ces lacs sont de forme circulaire ou tout au moins arrondie. Ils sont contenus dans des cuvettes de granit qui s'étagent les unes au-dessus des autres tout le long de la pente des montagnes; leur eau, dont la couleur varie suivant la nature du fond, est toujours d'une pureté et d'une limpidité admirables, elle réfléchit sans cesse les chefs-d'œuvre dont la nature s'est montrée si prodigue en ces lieux.
Grands ou petits, on en rencontre à chaque pas en parcourant les montagnes et leur aspect change suivant leur altitude. On en trouve à toutes les hauteurs, depuis le lac Csorba, qui, à treize cent cinquante mètres, est encore enfoui dans la forêt, jusqu'à ceux qui, comme le Langensee, sont au-dessus de toute végétation dans les éboulis et dans les neiges; quelques-uns même sont éternellement glacés [77].
Bâton ferré à la main, molletières aux jambes, la traditionnelle pèlerine verte sur les épaules, nous grimpons joyeusement sous les sapins, dans un petit sentier bordé de mousses et de fougères; nous respirons avec délices l'air pur des montagnes, les senteurs des grands bois nous enivrent et le soleil nous lance des traits de lumière à travers les branches.
Partis de grand matin de l'hôtel de Csorber-See, nous parcourons les montagnes. Nous avons décidé de consacrer cette journée entière à l'alpinisme, d'aller déjeuner au bord du lac Popper, et puis, si le temps le permet, de faire l'ascension de la Pointe de l'Œil de la Mer [78].
Pour aller du lac Csorba au lac Popper, le sentier monte sans cesse dans la forêt. Il côtoie longuement le ravin profond au fond duquel coule le Popper, la rivière qui prend sa source au lac du même nom et qui court dans la haute plaine arroser la vallée où vivent les Zips. On arrive jusqu'auprès du petit lac sans le voir: on le découvre tout à coup, resplendissant de lumière, au fond d'une impasse de montagnes.
Le lac Popper est tout petit, puisqu'il mesure à peine sept hectares, mais c'est à juste raison qu'on l'a surnommé la Perle des lacs du Tatra. Rien ne peut rendre le charme calme et grandiose qui se dégage de ses eaux limpides aux reflets verts, de ses eaux qui lancent mille feux du fond de sa cuvette de rochers. Telle une énorme émeraude enchâssée dans sa monture, son cristal glauque scintille dans une mince couronne de sapins; son éclat est rendu plus vif encore par l'entonnoir chaotique de rocs grisâtres au fond duquel il brille et qui concentre vers lui les regards azurés du ciel.
Une gracieuse cascade trace son sillon blanc sur les rochers qui forment le fond du tableau: un torrent impétueux s'élance du haut d'une falaise et se précipite en bouillonnant dans le lac sans pouvoir cependant troubler le calme de son miroir uni.
Les truites abondent dans les eaux claires du lac Popper; on nous en servit d'exquises dans un petit chalet de bois où l'on déjeune au bord de l'eau avec la vue entière de l'adorable panorama.
Une demi-douzaine de touristes allemands prenaient leur repas à une table voisine de la nôtre. Ils avaient l'accoutrement et l'allure obligatoires: inévitable chapeau vert surmonté de la fatale plume, pèlerine verte, bissac vert qui se fixe sur les omoplates au moyen de courroies entrecroisées; les femmes, épaisses et blondes, ressemblaient à des hommes; les hommes, épais et blonds, avaient d'énormes figures rouges qui débordaient de toutes parts hors des immenses verres de leurs lunettes d'or. Ces gens comprennent le sport et le pratiquent avec recueillement: pendant tout leur repas nous ne les entendîmes pas prononcer une seule parole.
On trouve ici des guides,—revêtus du pittoresque costume des montagnards du Tatra,—qui vous conduisent à l'assaut des différents sommets. Beaucoup d'ascensions sont fort difficiles: les pics de ces montagnes sont tellement escarpés, leurs flancs sont si abrupts, qu'une bonne part d'entre eux exigent une escalade difficile et périlleuse réservée aux seuls virtuoses de l'alpinisme. Certains sommets, farouchement inaccessibles, n'ont point encore été gravis.
Pendant que nous déjeunions, de longs nuages blancs étaient venus troubler la pureté du ciel: les cimes des montagnes commencent à s'estomper de brumes et cela nous contrarie fort, car nous devrons renoncer à notre ascension au Meerauge Spitz, si de là-haut de malencontreux nuages doivent nous masquer toute vue.
Nous repartons cependant.
Nous suivons une piste à peine visible dans les mousses. Le lac Popper, situé à 1513 mètres au-dessus du niveau de la mer, est à la limite de la grande forêt, à peine s'est-on élevé quelque peu au-dessus de lui qu'on voit le voile de sapins s'éclaircir, les arbres devenir plus petits à mesure qu'on monte et bientôt ne former que des bouquets vert sombre entourés de fougères et de pins nains à la couleur plus claire.
Plus haut on traverse d'inextricables fourrés de pins nains [79] dont les bois convulsés, contournés, semblent se tordre sous l'étreinte d'une immense souffrance. On circule avec peine dans ce labyrinthe de végétaux entrelacés; à chaque pas nous perdons la trace du sentier que nous ne pouvons retrouver qu'au prix de recherches minutieuses. Des sapins émergent encore du fourré, de loin en loin, isolés, mais tous sont morts, dépouillés de leurs feuilles, ils dressent lamentablement au ciel leurs squelettes décharnés. Dans ces régions élevées,—1700 mètres,—le sapin ne pousse plus en ces montagnes, mais ceux-ci n'ont cependant pas été apportés ici, il a bien fallu qu'ils naissent et se développent, ils se sont même fort développés car certains d'entre eux sont de très grande taille, et pourquoi depuis sont-ils tous morts?
La végétation du versant méridional du haut Tatra suit à peu près la gradation suivante: jusqu'à 1600 mètres la grande forêt de sapins, de 1600 à 1800 mètres, les fougères et les fourrés de pins nains, et au-dessus de 1800 mètres de maigres prairies où s'épanouit cependant la collection des si charmantes fleurs alpestres, mais surtout les éboulis et les rochers nus sur lesquels ne s'accrochent plus que de rares lichens.
Pendant que nous montions parmi les pins tordus, les cimes s'étaient de plus en plus embrumées, le Meerauge avait pris un capuchon de nuages... il nous fallut renoncer à en faire l'ascension. Pour nous dédommager nous résolûmes alors d'aller voir le lac Hinzen.
Nous avions dépassé la région des pins nains, nous montâmes parmi les fougères touffues, jusqu'à un endroit où la petite vallée que nous suivions s'arrêtait brusquement au pied d'un mur de rochers éboulés; il nous fallut alors escalader, escalader sans trêve, monter, monter toujours, mais à mesure que nous montions, notre vue allait s'élargissant sur un panorama de montagnes vraiment sublime. A chaque crête de rocs que nous franchissions, nous pensions voir apparaître le lac Hinzen et chaque fois de nouvelles crêtes succédaient aux précédentes, nous finissions par croire que ce lac était un mythe et que jamais nous ne le pourrions atteindre. Nous parvînmes enfin au sommet de l'éboulis, dans une vaste prairie au milieu de laquelle s'évasait un petit lac, un tout petit lac, à peu près à sec.
Au bord de cette flaque d'eau, les touristes allemands que nous vîmes déjeuner silencieusement au lac Popper contemplaient avec une conviction attendrie ce qu'ils prenaient pour le lac Hinzen. Comment ces gros hommes et ces lourdes femmes avaient-ils fait pour se hisser jusqu'ici? Au surplus ils étaient unanimement harassés et ruisselants. Ils ne tarissaient pas d'éloges pour ces quelques litres d'eau croupie qui leur avaient coûté tant de mal à conquérir:
—Hinzen See! Hinzen See! nous expliqua le plus humide d'entre eux.
—Choli, choli, atmiraple! daigna s'écrier en français la plus rubiconde d'entre elles.
—Atmiraple! reprit en chœur la bande qui, satisfaite, s'éloigna et se mit à redescendre.
Mais nous ne pouvions croire que ce petit étang était le lac Hinzen, le plus grand des lacs de l'altitude de deux mille mètres, qui a une superficie de dix-neuf hectares. Le terrain continuait à monter, mais la pente était plus douce et l'ascension moins pénible, car on marchait sur la terre molle et sur les herbes. Nous montâmes encore parmi les gentianes, nous montâmes longtemps, puis, tout à coup, entre nous et la montagne abrupte, une fosse profonde s'ouvrit et dans le fond, vaste ellipse d'eau limpide, le lac Hinzen apparut, le vrai, le grand lac Hinzen!
Entouré d'éboulis arides et dénudés, adossé à une falaise à pic, lisse comme un mur, le lac Hinzen se montre dans le paysage le plus désolé, le plus sauvage qui se puisse concevoir. Son eau cristalline miroite dans le fond d'une poche entre des montagnes au arêtes dures et déchiquetées qui semblent les murailles d'un château fort en ruines, d'un château de Titans. Aucune végétation n'apparaît dans le cadre, tout est roc, tout est gris, c'est le spectacle de la tristesse de la nature dans ce qu'elle a de plus sublime.
Seuls quelques champs de neige éternelle, tapissant des pentes abritées, tranchent sur l'uniformité du gris qui entoure le lac. Il semble que son eau ne pourra séjourner dans ces rochers épars, qu'elle vient à peine de tomber du ciel, telle une larme, une larme des dieux, qui tremble et qui va se dissoudre.
Comme pour nous narguer, la Pointe de l'Œil de la Mer vient de quitter son capuchon de nuages, le ciel a repris toute sa pureté. Le lac resplendit de lumière, d'une lumière dure, crue, triste, que n'adoucit aucune teinte de verdure, qui exagère encore l'âpreté grise des rochers et des crêtes dentelées. On découvre un grand nombre des sommets du Haut-Tatra [80] qui se découpent dans l'azur en leur farouche majesté. Les voilà donc, ces terribles cimes, là, devant nous, tout près, ces pics effrayants qui nous impressionnèrent si fort hier quand nous les contemplâmes de la haute plaine.
En relisant les pages qui précèdent je me suis aperçu que je redis sans cesse l'émotion poignante, l'espèce d'effroi dont était faite notre admiration pour ces sauvages montagnes. Je demande humblement pardon pour ces répétitions. Elles sont cependant le reflet véritable de ce que nous ressentîmes au cours de nos excursions. C'est qu'à côté du Tatra nos Alpes paraissent arrivées au plus haut degré de la civilisation, ici est encore le règne de l'antique barbarie, ici tout est rude et farouche: les animaux, les arbres et les pierres.
L'aspect sauvage des monts du Tatra en éloigna longtemps la curiosité des hommes. Ce ne fut guère qu'au siècle dernier que les visiteurs commencèrent à se succéder avec quelque fréquence et qu'on connut les merveilles que la nature s'était plu à rassembler dans leur sein. Au dix-septième siècle, un auteur [81] écrivait que «cette montagne d'aspect farouche, s'élevant jusqu'aux nuages, dépasse de beaucoup en rudesse les montagnes de la France, de la Suisse et du Tyrol; aussi ne s'y risque-t-on guère».
On conçoit qu'une région réputée si longtemps impénétrable doit posséder une faune encore fort riche. En effet, renards, loups, sangliers, marmottes, daims, chamois y sont nombreux, on y rencontre aussi des lynx et même des ours; comme oiseaux, il y a des perdrix, des gélinottes, des tétras, des coqs de bruyère d'une espèce particulière au Tatra qu'on appelle auerhahn et des kaiservögeln ou oiseaux de l'empereur dont la chair parfumée est particulièrement savoureuse; il y a aussi plusieurs espèces de vautours et enfin l'aigle doré, roi de ces montagnes.
Le Tatra ne renferme pas de glaciers, seulement de grands champs de neige éblouissante dans les gorges abritées ou sur les pentes qui ne sont point trop abruptes. Mais d'imposantes moraines parsèment les vallées de leurs énormes blocs et montrent que les Karpathes, tout comme les Alpes, eurent autrefois leurs mers de glace.
Nous redescendîmes dans les rochers couverts de lichen, les rocs amoncelés dans lesquels chantent des ruisseaux et crient des cascades. Nous refîmes le chemin déjà parcouru dans les prés où fleurit la rouge belladone, parmi les fourrés de pins parsemés d'airelles, sous les sapins noirs au tronc roux, dans les fougères. La journée s'avançait, la vallée s'emplissait d'azur imprécis et les montagnes se rosissaient des derniers rayons du soleil. Pendant que nous marchions en file indienne dans l'étroit sentier, l'un de nous conta une légende des Karpathes.
D'après la croyance populaire, le Tatra renfermerait d'innombrables trésors cachés au fond de ses lacs brillants ou dans ses obscures cavernes. Ces richesses seraient gardées par de vigilants esprits qui les rendraient inaccessibles à la cupidité des hommes. Ceux-ci cependant, poussés par une incessante convoitise, cherchent, cherchent toujours depuis les temps les plus reculés, cherchent sans jamais se lasser.
Le gnome gardien de l'un de ces trésors, entendit un jour du fond de son antre, le pic des chercheurs retentir jusqu'à lui.
—Encore des humains insatiables, se dit-il, des fainéants qui ne pensent qu'à l'or et qu'aux plaisirs grossiers de la terre! Oh! combien je les plains de tant aimer ce vil métal qui ne peut que les mener à leur perte! Mais faisons une expérience et voyons quel usage ils sauront faire de l'or que je leur donnerai.
Par son pouvoir surnaturel, le génie guida la pioche de ces hommes. Ils étaient trois; il les laissa venir jusqu'à lui, il leur permit de contempler à leur aise les richesses fabuleuses qui l'entouraient et qui les éblouirent. Il leur donna autant d'or qu'ils purent en emporter, puis les ayant invités à revenir quand il leur en faudrait encore, il les congédia.
Quelques jours s'étaient à peine écoulés, le génie vit revenir l'un d'eux.
—Aurais-tu déjà gaspillé tout l'or que je t'avais remis? Enfin, dis-moi, je te prie, l'usage que tu en as fait.
—Oh! dit l'homme, j'ai conservé intact un si beau trésor. Je l'ai enfermé dans un coffre-fort solide et sûr. D'abord, j'avais eu l'idée de l'employer à me vêtir et à me nourrir convenablement, à aider mes parents pauvres, à secourir les misérables de mon village. Mais heureusement je me suis ravisé, j'ai gardé tout mon or et je viens t'en demander encore.
—Tu es un misérable! lui répondit le gnome. Fuis au plus vite si tu ne veux pas que je t'écrase. Mon or n'est point pour d'immondes avares comme toi.
Au bout de plusieurs mois, le second revint.
—Eh bien, qu'as-tu fait de tes richesses? s'enquit le génie.
—Puissant esprit, j'ai dépensé tout l'or que tu m'avais prodigué. Je l'ai employé à mettre à l'épreuve les hommes et leurs vertus si vantées. Grâce à mon or, j'ai vu souffrir les justes et triompher les méchants. J'ai vu des caractères tenus pour absolument sûrs se laisser corrompre; j'ai vu des hommes qu'on citait pour leur patriotisme devenir traîtres à leur pays. Par la vertu de mon or, j'ai vu l'amour se changer en haine, le fils renier son père, le frère tuer son frère. Il ne me reste plus rien de ce que tu m'avais donné, mais il faut que je poursuive l'œuvre que j'ai commencée et pour cela il me faut de l'or... je viens t'en demander encore.
—Sois maudit! s'écria le gnome, ôtes-toi de devant mes yeux et ne reparais jamais. Je ne veux pas que mes trésors concourent au triomphe du vice.
Ce ne fut qu'après plusieurs années que revint le troisième. Dès qu'il l'aperçut, le génie, sans même l'interroger, lui cria:
—Va-t'en. Je sais maintenant que l'or ne peut que corrompre l'homme à son contact maudit... Va-t'en, je ne t'en donnerai plus.
—Aussi ne venais-je point pour t'en redemander, dit l'homme. Bien au contraire, je te rapporte ce qui me reste de tes libéralités. Pauvre, je vivais heureux; riche, j'ai appris à détester mes semblables. Au moyen des richesses que tu m'avais données, j'ai voulu faire le bien autour de moi. J'ai dépensé l'or sans compter pour soulager les misères humaines. Que de larmes j'ai essuyées, que de souffrances j'ai calmées, que d'affamés j'ai rassasiés! Mais, hélas! mes bienfaits n'ont produit qu'ingratitude! Ma fortune a soulevé des haines jalouses! Mes libéralités ont fait naître des soupçons malveillants sur l'origine de mes richesses, mes obligés eux-mêmes, mes obligés surtout, élevèrent la voix, je fus accusé, bafoué, insulté, honni... Je dus fuir de mon pays. Dégoûté, je te rapporte ce qui me reste de ton or; pauvre, j'étais heureux, pauvre je veux rester!
—Voilà assez d'horreurs! s'écria le génie. A l'avenir, je le jure, j'empêcherai les hommes de se servir de mon or.
Au même moment la terre engloutit le gnome et ses richesses, qui, désormais, furent inaccessibles aux chercheurs de trésors [82].
Après notre journée entière de marche et d'ascensions, nous avons dormi bienheureusement dans les confortables chambres du luxueux hôtel.
Le Palace-Hôtel du lac Csorba développe sa grande masse au bord de l'abîme; à son faîte le drapeau national hongrois: rouge, blanc, vert, flotte fièrement. Mais spectacle vraiment curieux, ce matin le brouillard a supprimé la vue; jusqu'au niveau de la terrasse, il monte comme une mer blanche, une mer aux vagues lentes et silencieuses. Sur nos têtes le soleil et l'azur, à nos pieds l'immense étendue opaque sous laquelle se dissimule le panorama inoubliable que nous avons pu contempler hier.
Il nous faut redescendre dans la plaine. Le petit chemin de fer à crémaillère a plongé dans l'opacité grise; c'est à peine si par instants nous pouvons entrevoir quelques sapins ou la route défunte par laquelle on montait jadis au lac. Oh! cette route! Quel bel exemple de la nonchalance tout orientale des Hongrois! Voilà des gens qui se dépensent en efforts pour amener le flot des touristes dans leur beau Tatra et qui n'entretiennent même pas la seule route par laquelle les automobiles pourraient parvenir au cœur de la région la plus intéressante! Encore mieux: ils ont construit tout le long des montagnes, à mi-côte dans les sapins, une jolie route forestière, la Klotilden Weg, qui va du lac Csorba à Barlangliget, mais ils l'ont soigneusement interdite aux automobiles! Il est vrai que les autos ne fourmillent point par ici! Depuis notre départ de Vienne nous avons déjà parcouru un nombre respectable de kilomètres et nous n'avons rencontré que trois voitures automobiles.
Nous avons retrouvé avec une véritable joie notre brave cent-chevaux à la gare de Csorba. En quelques tours de roues elle nous a menés à Poprad [83]. Pendant ce court trajet un orage a crevé sur nous, un de ces orages comme on n'en voit que dans les montagnes, court, brusque et terrifiant, durant lesquels la nature semble prise de frénésie; la fureur des éléments s'est résolue en une cataracte qui a submergé la route en un instant.
Sur la foi des guides et de quelques récits de voyages, nous nous sommes établis à l'hôtel Parc Husz, où nous fîmes une fort humide entrée, sous la pluie torrentielle et dans la boue.
Parlant de cet hôtel, le guide que j'ai sous les yeux s'exprime ainsi: «Accueil cordial, logements d'une grande propreté, cuisine excellente, enfin tous les soins désirables, et cela à des conditions tout à fait raisonnables.»
Mes notes, elles, disent ceci: «Hôtes gracieux comme des ours du Tatra, chambres sales et dépourvues du strict nécessaire, cuisine déplorablement hongroise, service à peu près nul, écorchement réellement exagéré.»
On voit que notre appréciation personnelle diffère quelque peu de celle de nos devanciers. Le Parc Husz était le modèle des hôtels de tourisme, il y a longtemps, longtemps, il ne l'est plus aujourd'hui, bien certainement. Sont-ce les touristes qui sont devenus plus difficiles ou l'hôtel qui est devenu moins bon? Il y a peut-être bien des deux... J'adopterai cependant plus volontiers la seconde hypothèse.
Quoi qu'il en soit, nous fûmes très misérablement hébergés au Parc Husz de Poprad et je conseille vivement à ceux qui, visitant le Tatra, auront bien voulu me lire, d'aller établir leur gîte partout ailleurs.
Et cependant quel délicieux séjour ce pourrait être si l'hôtel était convenablement tenu! Quelle vue merveilleuse l'on découvre des fenêtres de ces baraques de planches avec les Karpathes géantes qui se dressent devant soi. Et ce parc charmant qui entoure l'hôtel, ce parc mystérieux où mes compagnons allèrent rêver dans la nuit, au milieu des bosquets, rêver avec les petites étoiles, où ils auraient, je crois, rêvé toute la nuit si la fraîcheur des montagnes n'était venue calmer leur crise poétique et ne les avait obligés à gagner leurs lits!
Nous avons eu ici un curieux exemple de la mentalité des Hongrois qui ne veulent à aucun prix reconnaître la suzeraineté de l'Autriche. Lorsque nous retirâmes notre courrier au guichet de la poste de Poprad nous remarquâmes que toutes les adresses de nos lettres portaient de larges ratures faites avec des crayons de couleurs: on nous avait écrit à Poprad-Felka (Autriche-Hongrie), l'employé hongrois, consciencieux et patriote, avait soigneusement rayé le mot Autriche afin de ne laisser subsister que le seul mot Hongrie. En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux les enveloppes ainsi raturées que j'ai conservées comme des documents intéressants et je m'aperçois que sur l'une d'elles l'employé a même ajouté le mot Magyar, afin qu'il ne puisse subsister aucun doute sur ses intentions séparatistes.
Poprad est une ville assez quelconque, sale et délabrée, comme toute petite ville hongroise qui tient à ses traditions. Sa principale curiosité est le Musée des Karpathes, où une initiative intelligente [84] a réuni tout ce qui a trait à ces pittoresques montagnes au milieu desquelles nous évoluons. Les collections de ce musée sont riches et bien choisies: minéraux, plantes, animaux, restes préhistoriques, cartes, plans en relief, costumes nationaux, etc.
Nous sommes dans le comitat de Zips, qui renferme un de ces rares îlots germaniques ayant résisté jusqu'ici aux flots slaves qui déferlent depuis des siècles sur les Karpathes pour y opérer leur reconquête—qu'on me pardonne cette expression castillane qui trouve ici sa place.
Le peuple des Zips a conservé la langue et les coutumes allemandes. Il descend des colons saxons, thuringiens, bavarois, qui vinrent au douzième siècle s'établir dans la haute vallée du Popper pour exploiter les richesses minières des Grandes Karpathes. Il arriva à un grand degré de prospérité et fut réellement puissant au moyen âge, suffisamment puissant pour obtenir de la couronne de Hongrie des franchises et un recueil de lois propres [85]. Les villes du pays des Zips s'étaient alors confédérées en une ligue qui contribua longtemps à leur prospérité. L'extension de cette colonisation allemande cessa dès le quinzième siècle et dès lors ce fut sa diminution progressive au profit de l'élément slave. En 1898, les Allemands du comitat de Zips n'étaient plus qu'au nombre de quarante-cinq mille [86], aujourd'hui ce nombre s'est encore restreint et l'on peut presque prévoir le jour où cette épave germanique aura entièrement disparu de la vallée karpathique qui vit jadis si florissant et si fier le petit peuple des Zips [87].
Poprad n'a pas conservé grand'chose du caractère allemand, mais la plupart des principales villes du comitat des Zips, comme Béla, Kesmark, Iglo, Locse, rappellent assez fidèlement les cités de Bavière ou de Franconie.
A peu près en face de Poprad, qui sommeille en sa vallée, là-bas dans la montagne, sont les Bains de Schmek, où l'on se rend par un court trajet et qui constituent un séjour de plus en plus fréquenté par les Hongrois.
Les Bains de Schmek sont, en somme, formés par trois stations distinctes, peu distantes les unes des autres: Tatra-Fured le Vieux (Alt-Schmek), Tatra-Fured le Neuf (Neu-Schmek) et Tatra-Fured le Bas (Unter-Schmek). Ces trois agglomérations sont à la fois des stations climatériques et des villes d'eaux; situées au flanc du Tatra, à mille mètres d'altitude, sur le versant méridional, très abritées, elles jouissent d'une température toujours égale, d'une vue admirable, sont pourvues d'hôtels confortables et de riantes villas.
Les stations de Schmek sont aussi des centres d'excursions nombreuses et toutes fort intéressantes dans la partie orientale de la chaîne. Au reste, toutes les villes ou villages qui avoisinent le haut Tatra sont des centres d'excursions, tellement ces pittoresques montagnes sont curieuses sur toute leur étendue. Avec ses innombrables lacs épars, ses sommets uniformément répartis, ses vallées, ses cascades, le Tatra présente un intérêt toujours égal de quelque côté qu'on l'aborde et il faudrait un volume entier si l'on voulait décrire, même succinctement les très nombreuses excursions qu'il offre à la curiosité du touriste.
Nous nous sommes mis en route de bon matin.
Adieu, montagnes du Tatra! Des hauteurs qui dominent Poprad au sud, nous jetons un dernier regard sur les géants des Karpathes. Il fait un ciel sans nuages, un temps radieux, l'imposant massif apparaît irrisé de soleil, coiffé de bleu, s'élevant de deux mille mètres au-dessus de la plaine, à pic, sans aucun contrefort qui diminue sa majesté de colosse, de colosse de deux kilomètres de haut! Adieu, Tatra!
Nous allons maintenant aborder une autre région des Karpathes, bien différente, moins imposante, mais non moins curieuse: les Karpathes de Dobsina, de Gomor et de Torna, qui s'étendent au sud de la chaîne principale.
Peu après Poprad, on franchit la vallée du Hernad, alors non loin de sa source, et au milieu de laquelle la route traverse le petit village de Grenicz. Le pays qui défile devant nos yeux est admirablement beau; la route semble errer au hasard de son caprice, tantôt au fond de gorges étroites, tantôt au milieu de verdoyantes vallées, elle passe d'un val à l'autre en serpentant sur des collines, en gravissant des montagnes. C'est une succession de tableaux enchanteurs: bois touffus, vertes prairies où coulent de clairs ruisseaux, rocs pittoresques qui grisaillent au milieu des bois sombres, là, c'est un pont de bois grossier qui franchit un torrent qui gronde et qui écume, là-haut dans la montagne un vieux château, ici, au milieu d'un tapis de verdure, une humble chaumière au toit de paille qui lance vers le ciel un mince fil de fumée bleue.
Et sur le chemin, l'inévitable tribu de tziganes qui déambule et qui tend la main. Le tzigane nomade est mendiant avant tout; il semble avoir élevé la mendicité à la hauteur d'un art; regardez ceux-là, rien n'est plus curieux que leur manège: ces êtres aux faces de bronze, aux têtes crêpelées et huileuses, s'appliquent à employer le geste, l'attitude les plus propres à émouvoir l'âme du naïf étranger; les jeunes femmes sourient, souvent fort gracieusement, et découvrent leurs dents blanches de louves, les vieilles—oh! les horribles sorcières!—geignent lamentablement; les hommes font les malades et leur grimace cherche à rendre l'impression d'atroce souffrance; les enfants crient, pleurent, sourient, tout à la fois, mais surtout exhibent d'un air comique leurs gros ventres de singes; tous sans exception tendent vers nous la main.
Voici la montagne de la Popova sur laquelle la route grimpe à plus de mille mètres, puis au bas d'une longue descente dans les sapins, Telgart où nous prenons à droite la route de Dobsina.
Des femmes slaves cheminent en frappant le sol du talon de leurs grandes bottes, leurs costumes de nuances vives, rouge ou bleu, tranchent et s'aperçoivent du plus loin. Les vieux Slovaques, avec leurs grands chapeaux, leurs vestes de drap blanc et surtout leurs longs cheveux, ont des airs d'autres siècles, ainsi devaient être les paysans français d'il y a deux cents ans. Les jeunes gens ont tenu à faire au modernisme le sacrifice de leur chevelure: les jeunes Slovaques portent les cheveux ras.
Depuis Poprad la route n'est pas trop bonne, étroite, inégale et poussiéreuse... mais elle sinue dans de si beaux paysages!
Nous venons de dépasser un szeker qui cahote au grand trot de deux maigres chevaux, au milieu d'un nuage de poussière. Le szeker est le chariot hongrois. Sa conformation est appropriée aux chemins invraisemblables du pays. Il est essentiellement composé de deux longues échelles accouplées en force de V, de deux essieux en bois sans ressorts, de quatre roues qui tournent en chantant et d'un interminable timon le long duquel se perdent deux minuscules chevaux, pas de sièges, pas de bancs, luxe superflu. Ces surprenants véhicules ont des souplesses de reptiles; leur structure se plie à toutes les déformations des chemins; ils passent partout. Combien de fois n'en avons-nous pas vu qui, pour fuir notre auto, abandonnaient la route, descendant dans les champs, franchissant des fossés, grimpant des talus sans souci de l'équilibre, leur long corps se tordait comme un serpent, leurs deux trains se plaçaient dans des plans perpendiculaires, ils ne versaient jamais, leurs nonchalants conducteurs n'avaient même pas l'air de s'émouvoir de leurs positions parfois acrobatiques.
Le szeker que nous venons de dépasser emportait la fortune de toute une troupe lyrique que nous avions vue à Poprad. Les acteurs, les actrices, leurs bagages et leurs instruments étaient entassés pêle-mêle entre les deux échelles, sur de la paille. C'étaient des artistes hongrois, à la fois chanteurs, instrumentistes et danseurs, dont les recettes devaient être bien maigres à en juger par leurs pauvres habits; les femmes, toutes jeunes, se cramponnaient énergiquement à leur oscillant véhicule; l'une d'elles nous sourit au passage avec de grands yeux de gazelle étonnée.
La matinée était encore peu avancée, lorsque nous atteignîmes l'hôtel de la Glacière, où l'on s'arrête pour aller visiter la fameuse grotte de glace de Dobsina.
Les Karpathes calcaires renferment d'assez nombreux échantillons de ces mystères géologiques que sont les grottes de glace: la grotte de Dobsina est la plus belle et la plus curieuse d'entre toutes [88].
L'antre s'ouvre à mi-hauteur au flanc d'une montagne [89]; on y parvient par un petit sentier qui serpente dans un bois de sapins au milieu des mousses et des fougères émaillées de jolies fleurs alpestres, on dirait d'un parc. Il y a devant l'entrée de la grotte un petit chalet où l'on vous oblige à séjourner assez longtemps afin de donner aux corps échauffés par l'ascension le temps de se refroidir, précaution salutaire sans laquelle on risquerait la fatale pneumonie en entrant dans le froid.
Le soleil déverse des torrents de chaleur sur un amas de rochers qui entourent un trou sombre; un courant d'air glacé s'échappe de cette ouverture; c'est l'entrée de la grotte. Avant de pénétrer, on aperçoit déjà la glace qui affleure en gros blocs. Quelle étrange impression l'on ressent! Grillés par le soleil au dehors, on se sent glacé par le froid [90] dès qu'on a franchi le seuil de la caverne mystérieuse.
Depuis fort longtemps, les habitants du pays connaissaient l'existence de l'antre du froid, l'orifice béant laissait apercevoir éternellement sa glace, énigme troublante en ces contrées où les étés sont si chauds; mais personne n'avait osé pénétrer son mystère. Ce ne fut qu'en 1870 que trois hommes courageux s'y risquèrent pour la première fois [91].
Aujourd'hui, la grotte est très convenablement aménagée pour la visite des touristes, des escaliers de bois conduisent à ses différents étages, des chemins sont tracés dans la glace et la lumière électrique éclaire ses moindres recoins.
Dès l'entrée, on se trouve dans la glace, on marche sur un pavé de glace, les parois de l'étroit corridor sont revêtues de glace. Un escalier d'une dizaine de marches nous conduit dans une vaste nef, qu'on appelle la salle Milan, la lumière électrique jaillit, c'est un mirifique éblouissement! Rien ne peut donner une idée de ce spectacle qui tient du merveilleux, on se croirait dans le palais enchanté de quelque fée. Cette salle a plus de quatre mille mètres carrés [92]; sa longueur est de cent vingt mètres, sa largeur varie de trente-cinq à soixante mètres, elle a plus de onze mètres de hauteur; le sol est formé par une épaisse couche de glace, unie et lisse comme un miroir, on croirait marcher sur du verre, les parois sont revêtues de glace laiteuse qui ressemble à des applications colossales du marbre le plus pur, trois énormes piliers de plus de deux mètres de diamètre, entièrement en glace, semblent supporter l'énorme nef et celle-ci est toute tapissée de glace, constellée de stalactites aux formes fantastiques, aux multiples paillettes resplendissantes, comme une infinité de diamants. Une cascade géante a fixé ses flots immobiles au milieu de la salle, la ressemblance avec une cascade liquide est tellement frappante qu'on se surprend à écouter et qu'on est étonné de ne pas entendre son fracas troubler le silence de ces lieux de mystère où tout est figé, même le bruit!
On dirait un colossal palais de verre, mieux, le verre lui-même serait impuissant à rendre les effets miraculeux qu'on admire ici, le verre n'a pas ces formations cristallines qui seules peuvent rivaliser avec le diamant. Cette glace est tantôt de la plus extrême transparence, tantôt d'un blanc laiteux opalin, tantôt lisse et polie comme l'acier, tantôt arrondie, tantôt hérissée de mille cristaux. Vous concevez l'effet que doit produire là dedans l'éclairage éblouissant de plusieurs lampes à arc voltaïque... ou plutôt non, vous ne pouvez vous en faire une idée... la plume est inapte à reproduire ce que nous vîmes, l'imagination ne peut enfanter un pareil tableau! Tout scintille, tout brille, tout resplendit!
La glace du sol est tellement polie qu'on ne peut y circuler en parfait équilibre et que les guides ont dû y établir des chemins au moyen de planches alignées.
Un autre escalier de bois conduit dans le corridor Ruffinyi qui a pour parois d'un côté le roc calcaire et de l'autre l'accumulation sans cesse augmentante de glace. Car la glace se forme sans relâche dans la grotte, il en fond bien un peu en été, mais la congélation va plus vite que la fonte et l'on peut prévoir un moment, heureusement éloigné, où toute l'énorme excavation sera remplie, où l'on ne pourra plus y pénétrer. L'accroissement est suffisamment rapide pour qu'on puisse en suivre aisément les progrès depuis que la grotte est ouverte à la curiosité publique: certains escaliers de bois ont été envahis par la glace et sont aujourd'hui impraticables, sur d'autres on suit la montée du flux solide par les bas échelons qui se sont peu à peu enlisés, enfin une lampe électrique est en train de disparaître, déjà à moitié enfouie dans l'impitoyable marée.
Sur la muraille verticale du corridor, placée comme une section vive, on peut lire les divers âges du dépôt glaciaire. J'ai cherché vainement en des livres spéciaux une explication satisfaisante de ces curieuses formations. Je dois avouer que dans une grande quantité de théories je n'ai pu en trouver aucune qui paraisse clairement adoptable. Parmi les explications invraisemblables, je ne citerai que celle qui professe gravement que la congélation est produite par l'action du vent qui s'engouffre par des interstices du rocher et qui ne pouvant s'échapper librement produit une pression favorable à la solidification. Que le vent s'engouffre dans la grotte cela est fort possible, mais qu'il produise une pression suffisante pour obtenir la congélation....
Une autre théorie admet que les calcaires poreux qui entourent la grotte sont constamment traversés par des infiltrations capillaires et que celles-ci arrivant à l'air libre s'évaporent brusquement pour une partie et produisent ainsi un abaissement de température suffisant pour congeler l'autre partie. Ceci est plus admissible.
Enfin d'aucuns prétendent que l'origine du dépôt glaciaire proviendrait d'un ancien glacier que des convulsions de terrain auraient emprisonné dans cette excavation et que depuis les eaux, qui traversent sans cesse la couche perméable des calcaires, se solidifieraient au fur et à mesure en atteignant la glace préexistante, déjà préparées à cette transformation par leur basse température résultant de phénomènes d'évaporation capillaire. On voit que cette théorie emprunte quelque chose à la précédente. Elle appuie assez logiquement son hypothèse sur l'examen des couches de l'amoncellement; en effet, celui-ci est composé de strates d'aspects bien différents: les couches de la base sont épaisses et formées d'une glace blanche et opaque comme celle des glaciers, elles sont brisées et disloquées comme à la suite d'un mouvement violent au cours duquel le glacier initial aurait été précipité dans la grotte, les couches médianes et supérieures au contraire sont horizontales et transparentes, elles sont minces, on voit qu'elles se sont formées telles qu'on les voit aujourd'hui, comme se forment encore actuellement celles qui augmentent tous les jours la hauteur du dépôt. C'est évidemment à cette dernière théorie que je croirais le plus volontiers, cependant est-elle bien certaine? Elle ne me paraît pas complètement satisfaisante.
Laissant donc à d'autres le soin de résoudre ce problème, continuons notre promenade dans la grotte scintillante. On est surpris de voir les formes étranges que le hasard a produites au fur et à mesure de la congélation. Les plus curieuses sont celles qu'on a appelées la Tonnelle, à cause de capricieux stalactites qui imitent parfaitement les enroulements d'un cep de vigne et la Chapelle, dont la forme est en effet celle d'une nef gothique.
La partie la plus sauvage a été baptisée du nom d'Enfer, c'est un endroit dangereux où le sol est fortement incliné, rempli de crevasses obscures et d'éboulis monstrueux.
On regagne la salle Milan par un long escalier qui s'appuie sur une croupe transparente ressemblant à une énorme vague; la glace vient parfois se former jusque sur les marches où l'on glisse.
On ne visite pas l'étendue entière de la grotte de Dobsina; certaines parties en sont trop dangereuses, inaccessibles ou non aménagées encore. Sa superficie totale atteint huit mille huit cents mètres carrés, elle s'étend sur deux kilomètres de long, sa profondeur connue est de cent trente mètres. Par endroit la couche de glace atteint plus de cent mètres d'épaisseur!
Il faut environ deux heures pour visiter les parties de la caverne qui sont ouvertes au public; l'attrait de cette surprenante curiosité est si grand que ce temps passe comme quelques minutes.
Mais lorsqu'on se retrouve à la chaude lumière du soleil, on a comme une impression de libération, on croit sortir d'une tombe humide et glacée, mais d'une tombe en laquelle on aurait fait un rêve fantastique de féerie et de palais enchantés, comme ces palais de diamant que de puissants génies ont construits au sein de la terre pour y garder jalousement de belles prisonnières!
Comment voulez-vous que la Hongrie où la nature a accumulé tant de mystérieuses curiosités ne soit pas le pays des légendes!
On mange fort bien à l'hôtel de la Glacière, on y boit encore mieux. Nous y dégustâmes un tokay digne des dieux, si bon que l'un de nos compagnons et moi-même en achetâmes tout ce que l'hôte avait en cave pour nous le faire envoyer en France.
Nous reprîmes notre route par la vallée de Sztraczena, où coule la Göllnitz, labyrinthe pittoresque qui tourne dans les montagnes couvertes de forêts, couloir sauvage hérissé de rocs fantastiques. Certains endroits ont un aspect vraiment farouche; dans un tournant, un énorme pan de rocher obstrue la vallée, seule la rivière s'est aménagé un étroit passage et l'on a dû percer la roche d'un tunnel pour faire passer la route.
Le val désert s'anime tout à coup par l'apparition d'une exploitation minière qui paraît importante, ce sont des mines de cobalt et de nickel dont la contrée tire le plus clair de ses revenus. Puis, de nouveau, revient la solitude des grands bois, mais la route reste horriblement défoncée par le charroi des mines.
Une longue montée, toujours dans les bois, un col [93], et l'on a soudain une vue splendide sur une vaste étendue de pays: les Karpathes se montrent en un chaos sauvage et à nos pieds, dans une gracieuse vallée, la petite ville de Dobsina, qui a donné son nom à la grotte de glace, bien que celle-ci en soit distante de quatorze kilomètres.
Après mains lacets au flanc de la montagne, longue descente durant laquelle on cahote dans les ornières et la poussière, on atteint Dobsina. C'est une vieille petite cité dont l'origine se perd dans la nuit des temps, qui fut certainement créée pour l'exploitation des mines, qui en vit encore, ancien foyer de colonisation germanique, l'air très allemand, mais où, comme chez la plupart de ses sœurs des Karpathes, le Slave a presque complètement chassé le Germain.
Nous roulons ensuite dans une large vallée. Arrivant en un tout petit village, nous trouvons la population entière en fête: on célèbre un mariage. Nous nous arrêtons quelques instants. Aussitôt nous sommes entourés, assaillis par une foule en habits de fêtes,—les antiques costumes nationaux hongrois,—qui abandonne un festin commencé et déjà pompeusement arrosé pour venir manifester sa joie de nous voir en poussant des cris, des hurlements à nous rendre sourds... Tous, hommes, femmes et enfants ont à la main une énorme cuillère de bois qu'ils agitent au-dessus de leur tête. Les aurions-nous interrompus au moment où ils mangeaient le potage? ou bien cette cuillère serait-elle un emblème matrimonial? Insondable mystère que nos connaissance insuffisantes de la langue hongroise ne nous permirent pas d'approfondir. Ces indigènes sont Hongrois et non plus Slaves, c'est tout ce que nous pûmes apprendre.
Nous voici maintenant dans le val étroit où coule le Sajo et nous ne tardons pas à arriver à Rosnyo [94], vieille ville triste et silencieuse, et qui dort... ne la réveillons point... passons.
Mais tout là-haut, sur le mont, voyez-vous ce fier château? C'est Kraznahorka, l'un des vieux manoirs des Karpathes les mieux conservés. Il est, paraît-il, intact et tel qu'il fut édifié aux temps reculés du roi Béla. On y peut voir les meubles, les tentures, les tableaux qui ornent ses vastes salles depuis le moyen âge, les armures de ses anciens chevaliers y sont encore debout et luisantes, ses vieux canons continuent à monter leur garde de plus de six siècles. Depuis le seizième siècle, Kraznahorka est la propriété des Andrassy. C'est dans ce château que sont conservées les archives de la noble famille, l'une des plus puissantes et des plus anciennes de la Hongrie. C'est aussi à Kraznahorka que, pendant longtemps, ces riches magnats se firent inhumer. On y voit, en un cercueil de verre, dans un état de conservation parfaite, le corps de Sophie Andrassy, la martyre, la Dame blanche de Löcse [95].
Au commencement des temps obscurs du moyen âge, il arrivait souvent que de pauvres paysans devenaient subitement de grands seigneurs.... C'est du moins ce que prétendent les légendes.
Un jour, un berger appelé Bebek mangeait tristement son frugal repas; assis dans la prairie solitaire, perdu dans la montagne, n'ayant pour toute compagnie que ses moutons, il laissait rêveusement errer ses regards autour de lui. Son attention fut soudain attirée par une petite souris qui était venue s'ébattre dans l'herbe devant lui. Bebek lui jeta des miettes de son pain. L'intelligent petit animal emporta vivement l'aubaine imprévue au fond de son nid, mais pour en ressortir aussitôt et pour venir en demander encore. Quelle ne fut pas la surprise du berger en voyant la souris qui sortait de son trou ses poils luisant de poudre d'or; curieusement il fouilla la terre et découvrit un trésor d'une incroyable richesse. Subitement, par la seule intervention d'une toute petite souris, le berger misérable était devenu un opulent magnat. Ses richesses lui permirent d'aider son roi, qui l'anoblit. Avec son or, il construisit pour lui et pour ses fils sept châteaux forts: Kraznahorka, Pelsöcz, Torna, Szadvar, Csetnek, Berzete, Solyomkö. Du berger Bebek descendit une puissante famille de seigneurs qui régnèrent durant de longs siècles sur toute la contrée. Kraznahorka appartenait encore à un Bebek lorsqu'au seizième siècle l'antique manoir passa aux mains de la famille Andrassy.
Suivant le cours du Sajo, nous allons passer successivement auprès de la plupart des autres châteaux forts des Bebek dont les restes ne sont plus que ruines, mais qui se dressent encore fièrement sur leurs escarpements.
Devant nos yeux se déroulent les Karpathes de Torna, parois abruptes, plateaux de prairies. Ces montagnes sont formées de calcaires poreux aux entrailles pleines de surprises. C'est d'abord le plateau de Szillicz, qui renferme la grotte du même nom, remplie de glace. Plus loin, c'est le plateau de Pelsöcz [96], tout criblé d'excavations, farci de grottes, fissuré de crevasses; il est impossible de voir jamais la moindre trace d'eau sur ces plateaux dont le sol troué comme une écumoire, absorbe la pluie aussitôt et ne la rend jamais.
Nous arrivâmes à Pelsöcz [97] comme la nuit tombait.
C'est une petite ville hongroise, antique et vénérable, qui se targue de multiples quartiers de noblesse: sa fondation remonterait à Bors, l'un des lieutenants d'Arpad [98].
Notre caravane établit son campement dans une petite auberge du cru, simple et propre,—qui se serait attendu à cela en Hongrie?—dont l'hôte, accueillant, serviable et bon, se confondit en mille attentions délicates pour nous recevoir dignement.
Comme nous flânions sur la porte de l'auberge en attendant l'heure du dîner, il nous fut donné d'assister à un spectacle extraordinaire: le calme silence de la petite ville fut soudain troublé par un fracas terrifiant, le ciel s'obscurcit d'un nuage de poussière, une véritable trombe s'était précipitée sur le pays, envahissant les rues, une trombe d'où s'exhalaient des grognements rauques et brefs... puis tout était retombé dans le silence... mais le météore avait bien duré un bon quart d'heure. Nous venions d'assister à un défilé de cochons qui rentraient du pâturage et regagnaient leurs logis respectifs. Curieux exemple de communisme digne des âges futurs de l'humanité! Les cochons de ce pays vont au champ en commun, bien qu'appartenant à des propriétaires différents, le soir venu, ils reviennent tous ensemble, ils envahissent le village, ils rentrent comme rentrent des cochons, c'est-à-dire comme un ouragan, renversant tout ce qui se trouve sur leur passage, en masse compacte,—ceux-là étaient plus de cinq cents,—et sans arrêt, sans hésitation, ils s'engouffrent chacun dans son étable sans se tromper.
Parmi les innombrables grottes que renferment les montagnes de ce pays, il en est une, la Caverne Sonore [99], ainsi nommée à cause du puissant écho qui résonne en ses flancs, dont notre hôte nous conta la légende pendant que nous dînions.
Une jeune paysanne des environs de Torna était allée un jour dans la montagne pour cueillir des cornouilles. Sa récolte finie, son panier plein jusqu'au bord de rouges baies, elle rentrait gaiement, heureuse en pensant au plaisir que sa belle cueillette allait procurer à ses vieux parents. Comme elle passait devant le trou qui sert d'ouverture à la caverne sonore, elle entendit une voix qui semblait sortir de terre et cette voix l'appelait:
—Qui que vous soyez, passant, secourez-moi.
—Où êtes-vous et que désirez-vous? s'enquit la jeune fille.
—Je suis au fond de la grotte, répondit la voix. Tombé dans le trou depuis un jour et une nuit, je m'épuise en vains efforts pour en sortir et je meurs de faim.
La jeune paysanne avait le cœur bon. Sacrifiant ses fruits qu'elle avait eu grand mal à cueillir, elle fit parvenir son panier à l'inconnu qui put ainsi se repaître et reprendre des forces, puis elle l'aida, au péril de sa vie, à sortir du trou où il s'était laissé choir.
L'étranger reconnaissant, la remercia chaleureusement, et lui donna une bague de prix qu'il avait au doigt en lui disant ces mots:
—Acceptez cette bague en souvenir de votre bonne action, mon enfant, et souvenez-vous qu'un jour elle vous portera bonheur.
Et puis il s'en alla.
La jeune fille était rentrée chez ses parents sans ses cornouilles, cependant heureuse d'avoir fait le bien, et, coquette, elle s'était parée de la belle bague. Mais ce joyau avait fait naître au cœur du fiancé de la belle un affreux soupçon: il ne pouvait ajouter foi au cadeau magnifique de l'inconnu; bien qu'elle lui jurât qu'elle n'avait jamais cessé de lui être fidèle, malgré ses larmes et ses prières, le jeune paysan déclara qu'il partait pour ne plus revenir.
La pauvre éplorée ne voulut pas quitter son fiancé, elle le suivit malgré lui. Comme ils erraient dans les montagnes, les deux amants arrivèrent devant la caverne sonore:
—Noble étranger, s'écria la paysanne au désespoir, viens attester mon innocence.
Quelques instants après, l'homme mystérieux apparaissait. Ayant appris ce qui s'était passé, il eut un bienveillant sourire et persuasif, eut tôt fait de raccommoder nos amoureux.
Tous trois s'en retournèrent ensemble au village. A leur arrivée, les gros bonnets vinrent rendre hommage à l'inconnu, qui n'était autre que le roi lui-même.
On célébra aussitôt le mariage du jeune couple; le mari fut anobli et devint le père d'une race qui, durant des siècles, fut riche et puissante. Le roi se plaisait à répéter souvent à l'ancienne paysanne:
—Je vous avais bien dit que ma bague vous porterait bonheur!
Ce matin, la cour de l'auberge est pleine de monde: ce sont les habitants de Pelsöcz venus curieusement examiner notre voiture automobile. Cet engin cause leur étonnement, il ne s'en est encore jamais arrêté dans leur petite ville, jamais ils n'ont eu le loisir d'en contempler de près, c'est à peine si quatre ou cinq exemplaires ont traversé le pays, environnés de poussière, à moitié invisibles. Les poules, les chèvres et les cochons, aussi curieux que les gens, se sont mélangés à la foule et regardent gravement, tendant le cou.
Et quand nous partons, tous ces braves gens nous disent des adieux sympathiques. L'hôtelier nous remet mystérieusement un énorme paquet dont nous ignorons le contenu... nous l'ouvrirons un peu plus loin, sur la route, et nous nous apercevrons qu'il contient exclusivement du pain, de belles miches dorées. Quelle coutume surprenante!
Nous nous dirigeons vers la célèbre grotte d'Aggtelek, qui est la reine des grottes de stalactites comme celle de Dobsina est la reine des grottes de glace.
Le chemin qui va de Pelsöcz à Aggtelek mérite à peine le nom de sentier. Il a plu une partie de la nuit et cela nous vaut la joie de faire connaissance avec la boue hongroise. Ah! je conserverai toujours le souvenir de ce chemin! Le sol y était un mélange de boue argileuse et de rochers glissants; l'auto errait là-dessus comme prise d'ivresse, la direction était folle, les roues tournaient sur place à tel point qu'aux moindres montées et malgré les antidérapants tout le monde devait mettre pied à terre et pousser énergiquement. Nous avancions à l'allure d'un homme au pas: la distance qui sépare Pelsöcz de la grotte d'Aggtelek est de treize kilomètres, nous avons mis exactement une heure trois quarts pour la parcourir... avec une cent-chevaux!
Invisible aux yeux non prévenus, l'entrée de la Grotte se dissimule au fond d'une dépression, derrière quelques touffes d'arbustes. Un tout petit trou noir au pied d'une falaise gris de plomb, voilà l'entrée.
La grotte d'Aggtelek, ou plutôt les grottes, car c'est, en réalité, une succession de grottes affectant la forme du cours d'un fleuve et de ses affluents, a une longueur totale de huit kilomètres sept cents mètres; c'est la plus grande du monde après la grotte américaine du Mammouth [100]. Il faut seize heures pour visiter en entier ces méandres souterrains. Je serai cru sans peine en disant qu'il n'entrait nullement dans nos intentions de faire une visite complète et aussi copieuse, il aurait fallu pour cela que nous fussions chauves-souris ou géologues.
Connues depuis les temps préhistoriques, ces grottes servirent de sépultures, elles furent même habitées par des humains durant les périodes paléolithique et néolithique [101] ainsi que le démontrent, paraît-il, les débris qu'on y a découvert: squelettes humains, ossements d'ours des cavernes, de rhinocéros, instruments de pierre et d'os, débris de poteries. Elles furent encore habitées aux époques du bronze et du fer. Elles servirent de lieu de refuge aux temps troublés des grandes invasions. Enfin des moines y auraient établi pendant un certain nombre d'années leur pieux commerce.
Bien que leur existence n'ait jamais été oubliée dans les temps modernes, elles restèrent longtemps inexplorées. Ce ne fut qu'au commencement du dix-neuvième siècle [102] que de sérieuses investigations furent accomplies dans l'antre obscur. Depuis, l'on a poursuivi l'aménagement des grottes et aujourd'hui elles sont affermées à la Société des Karpathes qui a cependant encore beaucoup à faire si elle veut les produire avec avantage aux yeux des touristes.
C'est bien ici le séjour de la nuit et du silence. On a à peine parcouru quelques mètres dans ce labyrinthe mortel qu'on se sent oppressé d'angoisse, étouffé par la nuit, effrayé par le silence. Et cependant ces grottes immenses ne sont que successions de merveilles; la nature a produit là par milliers, de véritables chefs-d'œuvre. Stalactites et stalagmites forment un entre-croisement de colonnes, de fûts, de voûtes, d'ogives, de cintres, sculptures, dentelles, chapiteaux, polis, luisants comme le marbre; c'est une série de palais fantastiques, de nefs grandioses, de basiliques colossales que l'imagination rend plus surprenants encore, mais que la nuit fait lugubres. Le guide qui nous accompagne s'éclaire au moyen d'une torche fumeuse; chacun de nous porte à la main une bougie dont la lueur ne peut percer les ténèbres à un mètre; on soupçonne les merveilles dans lesquelles on évolue mais on ne les voit pas. Aux endroits les plus curieux le guide illumine la grotte d'un éclair de magnésium, on a comme un aperçu fabuleux d'un palais magique, on est surtout ébloui par la lumière subite et, hélas! on ne voit guère mieux qu'à la lueur de la torche et des bougies. Ah! si l'on avait ici l'éclairage électrique de la grotte de Dobsina, je m'imagine qu'on jouirait d'un spectacle inouï!
Chaque grotte a son nom, chaque formation de la nature a reçu une appellation fantaisiste. Il y a la Grande Eglise, le Paradis, le Parnasse, la Montagne de Diamant, le Harem, le Lit de repos du sultan, les Jardins suspendus de Sémiramis, et combien d'autres noms qui vous font venir l'eau à la bouche pendant que les yeux se tuent à vouloir percer les ténèbres; mais il y a aussi l'Ossuaire, où coule le fleuve Achéron, la Caverne des chauves-souris, le fleuve Styx, le Temple juif, la Porte de Fer, l'Enfer... brr... ces noms ajoutent à notre effroi, il nous tarde de sortir de cette atmosphère noire, épaisse, humide et froide [103].
On a depuis peu percé une seconde ouverture au milieu de la grotte afin de permettre aux touristes qui ne veulent pas aller jusqu'au bout de sortir sans revenir sur leurs pas... notre état d'oppression était tel que nous n'allâmes même pas jusque-là et que nous rebroussâmes chemin avant d'avoir atteint cette sortie.
On explique la formation de ces grottes par l'action des eaux du plateau de Szillicz [104] qui, s'engouffrant dans les multiples crevasses dont il est émaillé, créèrent de véritables rivières souterraines et des vallées d'érosion. Voilà pour les excavations. Quant aux stalactites, celles-ci sont produites par des causes purement chimiques: l'acide carbonique dissout dans l'eau des pluies permet la solubilisation des calcaires qui peuvent se transporter ainsi aux points d'infiltration où ils se solidifient à nouveau par évaporation de l'eau. Les formations calcaires se poursuivent donc sans cesse, sans cesse la nature procède à l'ornementation de la Baradla [105].
Nous retrouvâmes la lumière du soleil avec une joie réelle. Notre souterraine promenade nous avait fait gagner un solide appétit, aussi saluâmes-nous avec une joie au moins aussi grande la maison du gardien de la grotte, où le Guide des Karpathes nous annonçait que nous trouverions à déjeuner. Hélas! vain espoir, fallacieuse promesse d'un Guide dont Parc Husz aurait dû nous apprendre à nous défier: la maison du gardien existait bien, le gardien aussi, mais celui-ci déclara piteusement qu'il n'avait rien, absolument rien pour nous faire déjeuner! Ah! comme nous comprîmes alors toute la délicatesse du procédé de notre hôte de Pelsöcz, qui n'avait pas voulu nous laisser partir ce matin sans nous munir au moins d'une ample provision de pain; il savait bien ce qui nous attendait ici, le brave homme!
Les coffres de l'auto contiennent heureusement toujours un abondant approvisionnement de conserves et nous pûmes cependant composer un déjeuner somptueux que nous encadrâmes avec le pain de l'hôte de Pelsöcz auquel nous envoyâmes nos pensées attendries.
Le gardien des grottes est un vieux brave homme qui fait son métier consciencieusement et qui tient une statistique soigneuse des étrangers qui visitent son domaine. Il nous fut ainsi donné de constater combien peu les Français viennent admirer les curiosité de la Hongrie; qu'on en juge par les chiffres ci-après que j'ai relevés sur la comptabilité de la société des Karpathes:
Français venus visiter la grotte d'Aggtelek:
| En 1890 | 1 |
| — 1891 | 0 |
| — 1892 | 0 |
| — 1893 | 1 |
| — 1894 | 0 |
| — 1895 | 0 |
| — 1896 | 2 |
| — 1897 | 0 |
| — 1898 | 2 |
| — 1899 | 2 |
| — 1900 | 0 |
| — 1901 | 5 |
| — 1902 | 2 |
| — 1903 | 1 |
| — 1904 | 0 |
| — 1905 | 3 |
| — 1906 | 0 |
| — 1907 | 1 |
En 1908, il n'était encore venu jusqu'ici qu'un seul Français, mais grâce à nous cinq, cette année battra tous les records avec six visiteurs de notre pays de France.
Nous repartîmes, poursuivant dans le sud, afin d'aller plus loin rejoindre la grande route. Le chemin est toujours aussi mauvais: l'auto a repris ses divagations et ses glissades. Le petit village d'Aggtelek se montre bientôt sur la gauche, au pied des montagnes qui renferment la grotte, chétif amas de maisons à l'air pauvre, craintivement groupées autour d'un clocher pointu.
Dans l'antiquité lointaine une grande ville florissait là, à la place du village actuel, et, sur la hauteur de la Baradla se dressait un imposant château dont les toits d'or étincelaient au loin. Le roi qui l'habitait commandait une armée importante avec laquelle il allait constamment piller les pays environnants; il entassait d'immenses trésors dans son château et dans la grotte qui se trouvait au-dessous.
Au cours de ses incursions, il avait vu la fille d'un autre roi, son voisin, et en était tombé éperdument amoureux: elle était belle comme le ciel! La jeune princesse était déjà fiancée, elle repoussa dédaigneusement le cœur du roi pillard, son cœur et ses fabuleuses richesses. Le souverain de la Baradla, fort habitué à prendre ce qu'on ne voulait lui donner, enleva la princesse et l'emmena dans son château. Il la garda prisonnière: il se flattait que la captivité briserait l'énergie de la jeune fille et que ses trésors aidant, ses trésors qu'il lui faisait souvent contempler en la promenant dans la grotte, elle finirait par lui accorder sa main.
Mais le fiancé de la princesse, armé d'une baguette magique, accompagné d'une nombreuse troupe de fidèles, se présenta devant le château pour réclamer son amante. Le roi ne daigna même pas lui répondre; il s'enferma dans la grotte avec sa captive et tous ses hommes d'armes; là, il se croyait inexpugnable. Par la vertu de la baguette magique, le roi, ses trésors et tous ses soldats furent changés en stalactites et la jeune princesse fut délivrée [106].
C'est ainsi que le commun du peuple croit expliquer la formation des stalactites de la grotte, explication merveilleuse et toute poétique, et combien plus attrayante que l'autre, celle des savants, vous savez bien, la chimique!
En face du village d'Aggtelek, on rejoint le chemin de Tornalja, qui, sans être bien fameux, est cependant acceptable et fait retrouver quelque tranquillité aux passagers de l'auto, qu'avaient un peu ému les dérapages de la matinée.
Nous roulons dans une superbe forêt de chênes dont le sol, d'argile ferrugineuse, est coloré de rouge. On dit dans le pays que c'est le diable qui teignit de son sang la terre de la forêt. Voici en effet le conte singulier que les paysans hongrois narrent au coin du feu durant les longues veillées d'hiver.
Au milieu de la forêt Rouge s'élèvent deux rochers escarpés dont l'un est surmonté d'une croix. Par une sombre nuit d'hiver, alors que l'ouragan déchaîné courbait les arbres de la forêt, un ange divin et un noir démon se rencontrèrent, l'un assis au pied de la croix, le second juché au sommet de l'autre roc.
—Que viens-tu faire en ces lieux, démon? dit l'envoyé de Dieu, pourquoi poursuivre ainsi ton œuvre mauvaise sans trêve ni repos?
—Moi, fit ironiquement le diable, je n'ai pas besoin de repos. Mais toi-même, frêle et chétif, ne crains-tu pas de t'exposer comme cela aux morsures de la tempête glaciale?
—Dieu m'a recommandé de répandre la foi ici-bas, de consoler ceux qui pleurent, de soulager ceux qui souffrent.
—Et moi, repartit l'ange mauvais, j'ai ordre de tendre sans cesse aux hommes des embûches et de les attirer sur la route fleurie du vice.
Le blanc messager du ciel, qui avait frémi à ces paroles, s'écria:
—Malheureux, écoute-moi! La joie malsaine que tu éprouves en faisant le mal n'est rien auprès des félicités suprêmes dont on jouit en soulageant les malheureux. Ecoute-moi, démon! Si ton âme endurcie est encore capable de faire une bonne action, une seule, les larmes que tu auras essuyées éteindront le feu qui te brûle.
—Ton éloquence m'a converti, lui répondit le fourbe, qui ruminait déjà le tour qu'il pourrait bien jouer à son adversaire, voyons, dis-moi ce qu'il faut faire.
L'ange, qui l'avait attentivement examiné pendant qu'il parlait, lui dit:
—Vois-tu, là-bas, dans la neige amoncelée, ce voyageur que le froid a saisi, qui ne peut plus avancer, qui se meurt? Sauve-le, tiens: voici un paquet contenant du feu, cours le lui porter. Et là, que vois-tu? Un pauvre homme qui meurt de faim. Voici un paquet dans lequel est du pain. Tiens, prends-le et cours le sauver aussi.
Et l'esprit céleste remit au diable deux paquets en lui expliquant soigneusement lequel contenait le feu, lequel renfermait du pain. Le démon s'en saisit, vola vers l'homme qui mourait de froid et lui lança le pain, et vers l'homme qui avait faim et lui remit le feu; puis, comme le vent, revint se percher sur son rocher où, éclatant de rire, il s'écria:
—Eh bien! Que dis-tu de cela? Vous voilà trompés tous trois. Je viens de faire un coup de maître qui excitera la jalousie de tous les diables de l'enfer!
—Ne triomphe pas si vite, dit l'ange qui riait, regarde plutôt: le voyageur qui se mourait de froid se chauffe maintenant auprès d'un bon feu et celui qui avait faim mange le pain que tu lui as porté. J'avais prévu ta sinistre malice et j'avais interverti les paquets. Tu as fait le bien malgré toi. Grâce à toi les deux hommes sont maintenant sauvés!
Le démon, honteusement joué, devint ivre de fureur, il poussa un sifflement sinistre et se précipita sur l'ange. Mais celui-ci, s'armant d'un glaive de feu, frappa le malin, il le frappa si fort et si longtemps que le sang du diable coula et qu'il teignit de rouge le sol de la forêt tout entière [107].